Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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LES C H E R C H E U R S DE

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QUINQUINAS

accoutumés à un hiver à peu près perpétuel, ils redoutent extrêmement le climat humide et chaud des vallées et s'imaginent qu'en traversant les Andes ils marchent à la mort. De là, au moment du départ, une tristesse et des pleurs auxquels les parents et amis s'associent d'autant mieux qu'un sort pareil les attend tôt ou tard. Le terme de leur exil arrivé, ces Indiens rentrent dans leurs foyers plus besogneux encore qu'ils n'en étaient sortis. Leur petit champ est tombé en friche; leurs animaux sont morts ou dispersés; les dernières neiges ont effondré leur toit de chaume; ils n'ont plus ni provisions ni habits. Le pécule même qu'ils auraient dû rapporter est absorbé depuis longtemps par le crédit que les hacenderos leur ouvrent avec un empressement rapace. Ces maîtres du moment tiennent chez eux des boutiques où leurs péons et leurs péonnes sont tenus de s'approvisionner, et où ils leur vendent à un prix absolument arbitraire le tabac, la coca, les rassades, les bijoux de cuivre, les étoffes de laine ou de coton dont ils s'habillent ou se parent, et surtout les liqueurs fortes dont ils font, à titre de consolation, un usage excessif. Un compte est ouvert à chaque travailleur jusqu'à concurrence de la somme qui lui revient ou pourra lui revenir, le travail terminé. Loin de contrarier les goûts de l'indigène pour l'eau-de-vie et les jeux de hasard, l'hacendero leur donne au contraire plein essort. La journée finie, tous ces gens peuvent danser, jouer, s'enivrer toute la nuit, avec une liberté poussée jusqu'à l'extrême licence. Par suite de cette spéculation, basée sur des vices réciproques, les engagés, une fois leur temps d'exil fini et leur compte réglé, touchent à peine une maigre solde. Nombre d'entre eux ne touchent rien; parmi ceux-ci se placent naturellement ceux qui meurent dans les vallées, ce qui arrive dans la proportion d'un sur trois. Souvent, au moment des récoltes, les péons attendus font défaut ou n'arrivent qu'en nombre insuffisant, ou bien la fièvre les couche sur leur grabat, à moins que ce ne soit la petite vérole qui les décime. Le propriétaire en est réduit alors, pour se procurer des gens valides, à payer à son correspondant ecclésiastique ou séculier une nouvelle prime. Quant aux fonctionnaires supérieurs qui se trouvent possesseurs d'exploitations , c'est mieux encore : il leur suffit d'user de leur pouvoir discrétionnaire pour se procurer les bras nécessaires aux travaux de leurs fermes. Sur un avis de leur majordome, — car les propriétaires viennent à peine une fois par an visiter leur domaine, — une troupe de travailleurs des deux sexes prend aussitôt le chemin des vallées avec la chance de ne recevoir, la plupart du temps, aucune rétribution, et la certitude, s'ils rechignent, d'être accablés de coups et jetés en prison. Il ne fallut rien moins que la promesse d'un gros salaire pour décider les indigènes de Canamari à aller s'enfoncer dans la région redoutée 5


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