Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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L E S C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

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Cependant cette nouvelle orgie ne tarda pas, cette fois, à faire sentir son poids même aux plus robustes ; la soirée commençait à peine, que le village entier était ivre-mort. Les feux s'éteignaient, les couis retombaient vides, la force même d'aller les remplir manquant à tous ces sauvages. Une tribu ennemie survenant à ce moment eût pu mettre à mort jusqu'au dernier habitant du village, sans qu'un seul bras se fût levé pour la défense, tant l'abrutissement était complet. On s'imagine l'épouvante dans laquelle de tels spectacles pouvaient plonger Belesmore et le dernier péon, seuls survivants de ces horribles massacres. Néanmoins, en se prolongeant, l'orgie allongeait les instants qui leur restaient à vivre, et une vague espérance de ne point être sacrifiés ce jour-là naquit dans l'esprit des deux malheureux; puis, quand ils virent leurs bourreaux tous tombés dans l'anéantissement le plus complet, ils se félicitèrent de cette circonstance, se croyant déjà libres et à l'abri de tout danger. Qu'ils étaient loin cependant de la réalisation d'un tel rêve ! Des liens atrocement serrés leur rendaient impossible toute tentative d'évasion. En supposant même qu'ils pussent s'échapper, de quel côté se dirigeraient-ils? La rivière leur était inconnue; l'avance qu'ils pourraient prendre dans cette direction serait bien vite rattrapée par les Jumas lancés à leur poursuite. Ils étaient sûrs d'être repris s'ils s'enfonçaient dans la forêt; se lancer à travers les campos serait presque aussi dangereux : privés de nourriture depuis près de trois jours, secoués par des émotions indicibles, leur faiblesse était extrême, ils ne pourraient aller loin. Il fallait se résigner, sous peine d'aggraver encore, si cela se pouvait, le sort qu'on leur réservait. Tandis que son compagnon se lamentait ainsi, Belesmore cherchait à lui rendre quelque courage; résolu à tout tenter pour fuir, il se démenait de corps et d'esprit pour trouver quelque moyen de délivrance. « Sortons d'abord d'ici, disait-il à son compagnon; nous verrons ensuite. Toutefois je crois nos chances meilleures du côté des campos que du côté des bois ou de la rivière. Nous laisserons moins de traces en suivant les coulées du gibier et nous y trouverons les moyens de vivre. » Tout en parlant ainsi et malgré sa faiblesse, le coureur de bois s'agitait et tirait sur ses liens dans l'espérance, vaine, hélas! de s'en débarrasser. Néanmoins, à force de mouvements et de tension, il sentit qu'un des liens de ses mains se relâchait un peu. Redoublant alors d'efforts et d'adresse, en se tordant les mains avec des fatigues inouïes, il put défaire un des nœuds qui serraient l'autre main. Ce premier succès obtenu, il dégagea l'autre membre; bientôt il se trouva libre, ainsi que son compagnon. Alors, enjambant avec précaution les corps étendus dans l'obscurité, les deux fugitifs cherchèrent si des vivres se trouvaient à leur portée.


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