Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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LES C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

La soirée se passa dans ces épouvantables réjouissances; mais, quand le dernier morceau de chair humaine eut été absorbé, une nouvelle poussée de cannibalisme inassouvi se fit jour. Un des guerriers, se levant après un semblant de conciliabule, se dirigea vers le groupe des prisonniers ; puis, allongeant la main au hasard, il attira à lui un des péons péruviens et le poussa dans le cercle des mangeurs. Le pauvre diable n'eut même pas les honneurs de ses devanciers; il fut dépecé séance tenante ; ses camarades purent entendre sa chair grésiller sur les charbons, en attendant que leur tour arrivât, si les cannibales n'étaient pas assouvis. Ils purent les voir ainsi plonger leurs mains dans la cervelle fumante de la victime et en dévorer avidement la substance, ensuite s'amuser férocement à faire jouer les muscles des mains et des pieds. Cependant la nuit s'avançait et l'orgie se prolongeait; mais de temps à autre quelque Juma, gorgé de chair humaine et de chicha, roulait sur le sol, assommé par l'ivresse; les tambours ne battaient plus qu'irrégulièrement, les flûtes se taisaient; les femmes elles-mêmes, affreuses furies ou mégères décharnées, après avoir pris leur part de l'orgie générale, s'en allaient dans quelque hutte reprendre des forces pour pouvoir recommencer le lendemain. Le jour se leva sur ces écœurantes scènes, alors qu'une demi-douzaine de guerriers seulement, plus résistants à l'ivresse, demeuraient encore debout, buvant, se disputant, menaçant d'en venir aux mains. Alors les premiers tombés sous l'ivresse se relevèrent à leur tour et, apercevant à la fois des auges encore pleines de chicha et les autres prisonniers, se mirent en posture de recommencer le festin de la veille. Pablo et le dernier Moxo furent à leur tour tirés du tambo comme des moutons hors de la bergerie ; on les coucha sur une auge à chicha, et la tête fut séparée du tronc à coups de machete. Comme les victimes de la veille, après avoir été insultées et mutilées par les cannibales, qu'un tel spectacle réveillait de leur bestial assoupissement, ces deux nouvelles proies furent tailladées et englouties sans que rien échappât à l'appétit féroce des cannibales ; la tête, les mains, la peau, les intestins, rien, absolument rien ne demeura. Il faillit même se passer une scène plus horrible encore, si c'était possible, que les scènes précédentes : les femmes, plus féroces, plus ivres encore que les hommes de sang et de carnage, sortant pour un moment de leur rôle habituel d'esclaves, exigeaient que les prisonniers restants leur fussent livrés pour en faire leur jouet, puis les égorger et les transformer ensuite en mets hautement assaisonnés. Sur le refus des hommes, qui voyaient en de tels projets une réduction de leurs propres jouissances, elles bondirent sur les armes de leurs époux et pères et se jetèrent à la fois sur les guerriers et sur les prisonniers. On eut toutes les peines du monde à désarmer ces abominables créatures et à les renvoyer, à grand renfort de coups et d'injures, à la confection de nouvelle chicha, car la provision s'épuisait.


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