Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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où l'on s'entassa, emmenant avec soi les prisonniers et le singulier appareil qu'on venait de confectionner. La rivière fut remontée pendant à peu près une heure jusqu'à un lac d'assez petites dimensions, carrefour aquatique auquel des canaux aboutissaient de diverses directions. Une pirogue se rapprocha de celle qui contenait Guttierez; quand les deux embarcations furent bord à bord, le prisonnier fut couché et attaché ou plutôt ficelé tout le long du cylindre de bois-trompette, de façon telle qu'il lui devenait impossible de faire le moindre mouvement. L'infortuné ne soupçonnait pas où ses ennemis voulaient en venir avec tous ces apprêts ; mais leurs regards chargés de haine féroce disaient assez qu'ils lui préparaient quelque supplice atroce, comme peut seul en concevoir le cerveau d'un Indien, enivré par avance des tortures infligées à un blanc. Guttierez avait montré jusque-là un courage remarquable et soutenu le moral de ses compagnons atterrés ; mais, quand il se sentit ainsi garrotté, une terreur insurmontable s'empara de lui; il se mit à pousser des hurlements affolés auxquels se joignirent les gémissements et les cris de ses compagnons. Cela n'eut d'autre effet que d'exciter davantage la rage des bourreaux et de faire plonger dans l'eau quelques caïmans étendus paresseusement au soleil. Lorsque les apprêts furent terminés, les deux pirogues s'écartèrent, laissant simplement tomber à l'eau Guttierez fixé à son radeau. Sa forme cylindrique rendait l'appareil singulièrement mobile, tandis que le poids du supplicié tendait à maintenir son corps à moitié immergé ; d'autre part, les secousses violentes qu'il imprimait à l'appareil en essayant de surnager pour humer un peu d'air eurent bientôt causé un certain mouvement à la surface tranquille du petit lac. Tandis que les embarcations se rangeaient vers le bord et que les bourreaux jouissaient des angoisses de leur victime, une tête de caïman glissa sournoisement entre deux vagues, à peu de distance ; une seconde, puis une troisième, apparurent bientôt, observant avec une certaine méfiance la cause de ce mouvement des eaux ; elles disparurent momentanément. Au bout de quelques secondes ce fut une dizaine de ces horribles bêtes qu'on put voir, formant le cercle autour de Guttierez se débattant désespérément ; l'éclat de leurs yeux montrait toute leur convoitise, mais leur lâcheté naturelle les faisait hésiter encore à se jeter sur cette proie inconnue. A la fin, l'un d'eux, plongeant, saisit du bout de la mâchoire un des membres du malheureux ; l'appareil reçut une brusque secousse qui fit plonger la victime et étouffa son cri d'angoisse. Les liens étaient solides, le caïman ne put emporter la proie tout entière : il dut se contenter d'un lambeau de chair. Ce fut comme un signal ; toute l'horrible meute se rua en un commun élan, et pendant un moment la victime et son radeau disparurent dans


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