Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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L E S C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

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Ce fut avec des larmes dans les yeux que Charles prit place sur l'égaritea de Garupé. En quittant le père Jacopo, il éprouvait la même douleur qu'en quittant un vieil ami. L'importance du service et la bonne grâce avec laquelle il avait été offert avaient pénétré Charles d'un sentiment inexprimable. Debout, à l'arrière de l'embarcation, il faisait au missionnaire des signes d'adieu quand la flottille reprit sa marche, et, tant qu'il put l'apercevoir ou que San Pedro resta en vue, il ne les quitta pas du regard. Autant Garupé avait fait de difficultés pour recevoir ses nouveaux compagnons de route, autant il leur fit bon accueil une fois qu'ils se trouvèrent mêlés à ses hommes. Le traitement fut le même pour tous, et bientôt une certaine intimité ne tarda pas à régner entre les anciens équipages et leurs recrues, qui, prenant leur part de fatigues, recevaient également leur part de vivres. Pour Charles et Guttierez, auxquels leur qualité de blanc interdisait de participer au travail commun, l'existence à bord ne laissait pas que d'être singulièrement fastidieuse. L'ardeur du soleil, qui alternait avec des bourrasques mêlées d'averses, les obligeait à se tenir enfermés sous la toiture en peau de bœuf qui recouvrait l'arrière de leur embarcation. Un silence de mort planait sur le miroir poli des ondes qui scintillaient aux rayons du midi ; des deux côtés, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, la verdure de la forêt vierge se dressait comme une muraille épaisse et continue, échancrée par l'embouchure de quelques tributaires venant refouler les eaux jaunes de la Madeira. Depuis deux jours que l'on naviguait de nouveau, la seule distraction de ce paysage monotone avait été la rencontre d'une humble cabane de seringueiro, à laquelle on ne s'était même pas arrêté. L'existence, à bord de ces flottilles de Moxos, a d'ailleurs la régularité, la monotonie d'une existence monacale. Au premier crépuscule, avant même que le soleil ait dissipé le linceul vaporeux étendu sur les eaux, le pilote appelle l'équipage aux embarcations. Les grandes marmites, les tentes vivement repliées, les hamacs et les peaux de bœufs qui servent à gîter, tout cela est porté à bord. Vigoureusement et en cadence, les pagaies plongent dans l'eau et les embarcations s'ébranlent. On va ainsi, d'un mouvement égal, pendant trois ou quatre heures, jusqu'à ce qu'on trouve un endroit où l'atterrissage soit facile, le terrain sec et muni de bois à brûler. Là, on prépare le déjeuner, dont l'invariable menu est une bouillie de manioc ou de maïs, avec des poissons frais ou séchés et un morceau de jacaré, c'est-à-dire d'alligator; car les Indiens de Bolivie sont très friands de cette horrible viande. Ceux que leur rôle ne transforme pas en cuisiniers occupent ce temps de repos à se confectionner des cascaras ou à tisser des chapeaux, des nattes, des paniers et de menus ouvrages de ce genre, dont la vente grossit leur petit pécule.


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