Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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LES C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

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Rien n'est étrange comme le spectacle offert par ces animaux, qui arrivent de tous les points du fleuve en bataillons serrés. Par une nuit calme qu'on croirait avoir été marquée d'avance, toutes ces bêtes se mettent en route remontant ou descendant la rivière, se bâtant vers leur destination, ne connaissant aucun obstacle, oubliant toute prudence. Lorsqu'on aperçoit alors ces longues files de bêtes cuirassées, escaladant comme à l'assaut les tertres sablonneux de la plage, on ne peut se défendre d'un sentiment de terreur et de dégoût. Il y en a de toutes les tailles, quelquesunes parfois colossales, et de toutes les nuances. Sans souci des dangers, ces animaux, si timides d'ordinaire, n'ont plus d'yeux ni d'oreilles que pour le dépôt qu'elles viennent confier au sable échauffé de la plage. Avec une prestesse étonnante, elles creusent avec leurs pattes et font des trous d'un demi-mètre en tous sens, puis elles se tournent la face au dehors de la fosse et y laissent tomber de trente à quarante œufs qu'elles recouvrent ensuite de sable. Ce soin accompli, elles retournent à leur cantonnement habituel, laissant à la chaleur du sable et du soleil combinées la charge d'amener à bien leur postérité. Mais il s'en faut extrêmement que les choses évoluent paisiblement suivant les lois de la nature. Les indigènes et tous les riverains, fort avides de la chair de la tortue, connaissant cette migration périodique, se rendent en grand nombre près de la « plage du grand fourmilier » ; une multitude d'ajoupas couvre alors les rives de la Madeira, et tant que dure la ponte, les chasseurs se mettent chaque nuit à l'affût et profitent de la préoccupation des animaux pour s'en emparer. Celles des tortues que leur poids empêche d'emporter de suite sont retournées sur le dos et mises ainsi dans l'impossibilité de fuir jusqu'à ce qu'on revienne les chercher. Alors, autour de chaque petit campement, le sol est jonché de bêtes immobiles, renversées, parquées ainsi jusqu'au moment où la pirogue de l'Indien, chargée jusqu'à fleur d'eau, les rapportera au tambo pour être consommées plus tard. Parmi les tortues ainsi pourchassées, il en est de grande taille, — de plus d'un mètre de diamètre, — qui sont recherchées durant toute l'année. Au moment de la montée, les Indiens se contentent de guetter de la rive leurs troupeaux en marche ; dès qu'ils apparaissent, ils dardent en l'air leurs arcs armés d'une flèche spéciale : le coup est si bien calculé, que l'arme retombe droit sur un des animaux, dont elle perfore le test écailleux. En plongeant subitement, par l'effet de la douleur, l'animal détache la hampe qui est retenue au dard par un mince fil d'ananas ; elle forme ainsi un léger flotteur qui permet au chasseur de suivre son gibier avec sa pirogue et de s'en emparer. La chasse, si productive qu'elle soit, ne suffirait pas à attirer cette foule sur la « plage du grand fourmilier». Les œufs, que les tortues donnent en si grand nombre, sont le produit principalement recherché par tout ce monde, dans le but d'en extraire une graisse qui, dans


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