Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

Page 19

L E S C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

19

A la vue de ces beaux coups, don Juan ressentait toutes les émotions du joueur, mais il ne se laissait pas entraîner par la passion du jeu. Des personnes bien informées affirmaient à ceux qui s'étonnaient de tant de retenue chez un tel homme qu'il n'en avait pas toujours été ainsi, et que Juan de Choquehanta était un démenti vivant donné à cette opinion générale qu'un joueur était incorrigible. Elles donnaient à entendre qu'un terrible drame de famille, survenu pendant sa jeunesse, lui avait inspiré la sagesse qu'on admirait tant et déterminé son genre d'existence. En quelques mots nous pouvons mettre nos lecteurs au courant de la situation. Don Juan n'avait encore que dix-neuf ans et promettait déjà par ses prouesses de joueur de ne se montrer inférieur à aucun de ses congénères, lorsque son père, alors gouverneur de la province d'Arequipa, riche propriétaire et grand importateur de vins de France, l'envoya surveiller à Islay, port le plus proche, un arrivage important. Il s'agissait, en réalité, beaucoup moins de présider à la mise en sûreté de la précieuse marchandise que de traiter aux conditions les plus avantageuses avec le directeur de la douane d'Islay pour échapper aux droits onéreux perçus au profit du trésor péruvien. Qu'on ne se récrie pas trop. Ces mœurs, moins communes aujourd'hui, du moins très atténuées par une sévère surveillance des côtes, étaient à cette époque parfaitement admises et tolérées dans tous les pays hispano-américains. Tel haut personnage, même du gouvernement, qui se fût indigné de sentir peser le moindre doute sur sa délicatesse, ne se faisait aucun scrupule d'appliquer toute son intelligence, de déployer toutes les ressources de sa diplomatie, de son ingéniosité, à frustrer les caisses publiques en partageant avec les agents de l'État les bénéfices ainsi réalisés. Cette manière d'agir ne pouvait, on le conçoit, que développer et maintenir la vénalité des fonctionnaires, qui est toujours une des plaies saignantes de ces pays. Quoi qu'il en soit, Juan de Choquehanta, muni des instructions paternelles, s'abouchant avec le digne señor Perez Veragno, lui annonça l'arrivée prochaine d'un trois-mâts attendu avec un millier de barriques de vin. Il lui faisait en même temps la proposition avantageuse de ne voir débarquer que trois cents barriques, sous la condition que le reste acquitterait par barrique un droit d'un sol , versé dans la caisse... personnelle du chef des douanes. Celui-ci, trouvant le profit inférieur à ses espérances et pensant avoir aisément raison d'un jeune homme à ses débuts comme négociant, s'indigna hautement qu'on eût conçu la blessante combinaison qui lui était 1

1

Le sol de dix dineros a une valeur de cinq francs.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.