Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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de l'animal au moment qu'il jugea favorable. Mal lui en prit; le taureau, devenu adroit à ses dépens, feignit de ne pas le voir et, le laissant approcher, le saisit brusquement avec ses cornes. L'homme se trouva lancé dans les airs, et alla s'aplatir contre la palissade avec un craquement d'os épouvantable. La fête ne fut pas troublée pour si peu. Pour un combattant qui manquait, il s'en précipita trois autres, plus hardis encore ou plus enragés. L'ignoble jeu continua ainsi jusqu'à ce que l'animal, épuisé, tomba enfin haletant, l'œil éteint, perdant le souffle avec des flots de sang. Tandis qu'il expirait ainsi, abandonné au milieu même de l'arène, un autre animal était amené près de son compagnon. Cette fois ce fut absolument terrible. Le taureau, pressentant en quelque sorte son sort, déployait une vigueur effrayante ; la vue de son camarade, mugissant de douleur et d'effroi, avait surexcité sa rage au plus haut point. Aussi les Indiens, plus circonspects, étudiaient davantage leur attaque; mais à peine eurent-ils réussi à porter le premier coup que l'animal, se retournant avec la rapidité de la foudre, cloua sur le sol un des malheureux ; une corne de la bête l'avait transpercé à la hauteur des côtes. On vit alors cette scène affreuse : l'animal regardant fièrement ses agresseurs, la tête haute, portant comme un trophée ce corps humain littéralement embroché sur une de ses cornes. Loin de décourager les Indiens, ce dégoûtant spectacle ne fit qu'enflammer de plus belle leur ardeur. Dix hommes se précipitèrent à la fois, et d'un commun accord donnèrent l'assaut à la bête tandis qu'on emportait sa victime. En un instant le taureau ne fut plus qu'une masse sanglante, beuglant de fureur et de douleur. Alors, n'y tenant plus d'ivresse, surexcitée, la foule franchit les barrières dans l'espoir d'arracher encore un lambeau de chair à l'animal affaibli par la perte de son sang. Des femmes même, l'œil allumé, la face en feu, s'élançaient à la conquête de ces hideux trophées. Enfin quelqu'un trancha les tendons des pieds de derrière, et l'on vit s'affaisser, hurlant et gémissant, masse de chair sanglante et informe, le fier ruminant qui tout à l'heure piétinait le sol avec une fierté impatiente. Un cri d'inénarrable allégresse, une fanfare sonore des bajones, saluèrent cette défaite. Puis, les chefs du pueblo s'étant levés, la foule entreprit le dépècement sur place des victimes encore palpitantes. Ce fut absolument hideux. Chacun se rua sur cette proie, et quand il eut conquis, le couteau à la main, quelque lambeau encore fumant, il courut s'enfermer dans sa hutte pour dévorer son butin en l'arrosant de nouveaux flots de chicha. Mais tout a une fin, et du fond de la cabane où, redoutant l'effervescence de la foule, Charles avait conduit ses compagnons, les voyageurs purent entendre l'orgie atteindre son paroxysme ; puis les bruits s'atté-


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