Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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LES C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

Ils surent ainsi qu'après la fête religieuse aurait lieu la fête païenne. La journée devait se terminer par une course de taureaux. En effet, vers la fin des heures chaudes, au moment où les querelles et les libations semblaient à leur apogée, des décharges de pétards, un carillon de cloches éclatèrent tout à coup et, prenant un mouvement de plus en plus accentué, eurent bientôt dominé tous les autres bruits. Ce tapage eut le don de suspendre subitement les luttes entamées et d'amener les champions avec le reste de la population tout autour de la place transformée en arène. Le gouverneur, le curé, les principaux du pueblo, ainsi que les femmes et les enfants, s'étaient installés aux galeries surmontant les vérandas de la place. Les violons, les flûtes et les bajones du matin, groupés convenablement, faisaient rage en épuisant leur répertoire. Au signal donné par le corrégidor, on amena la bête tenue au lasso. C'était un taureau sauvage des campos, dont on avait fait la capture pour ce divertissement. Une fois qu'il fut dans le cirque, on ferma soigneusement toutes les issues. Débarrassé de ses liens, l'animal se mit tout d'abord à chercher d'un air farouche une issue pour sortir; il se heurtait partout à une rangée de palissades derrière lesquelles se tenait une foule hurlante, dont les cris ne faisaient qu'augmenter son effarement. Tous, depuis le chef du village jusqu'au dernier peau-rouge, aspiraient à se régaler des suprêmes convulsions du terrible animal. Aux sourds mugissements du taureau répondaient des hurlements de triomphe ; les violons et les bajones résonnaient à l'unisson; la chicha et le tafia circulaient à la ronde, enflammant les courages. Les pieux néophytes du matin, pareils à des démons déchaînés, se provoquaient mutuellement à braver la bête sauvage. A ce moment le délire de l'enthousiasme avait atteint son point culminant ; c'était le moment psychologique pour commencer la tuerie. Deux Indiens, rendus à moitié frénétiques par l'ambition du triomphe et les spiritueux absorbés, franchirent avec une agilité féline un coin de la palissade, et, un long couteau à la main, s'avancèrent vers le taureau. Celui-ci, mis en fureur par mille tracasseries, labourait le sol de ses cornes; puis, se précipitant, il donna tête baissée contre un des assaillants. Au même instant l'autre Indien, d'un coup de son lourd coutelas, lui fit par derrière une béante blessure; comme la bête, affolée de douleur, tournait la tête, le premier agresseur à, son tour lui enleva littéralement un morceau de chair du croupion. Alors la foule de trépigner de joie, de battre des mains, et la musique d'entonner un air d'allégresse pour célébrer un si beau coup. Rendu plus furieux que jamais par son horrible blessure, le taureau opposait une vigilance extrême aux attaques de ses adversaires, qui souvent n'évitaient qu'à un cheveu près ses terribles estocades. Cependant, piqué au jeu, l'un des Indiens, voulant réduire l'adversaire, s'approcha


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