Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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à vous faire sauter la cervelle au premier signe de révolte ou d'insubordination. » Le délai expiré : « Eh bien! à quoi vous décidez-vous? — Nous resterons, » déclarèrent ces deux hommes, épouvantés par la perspective de l'isolement et l'insuffisance des ressources qu'on leur accordait. Charles saisit l'occasion pour faire comprendre à tous ces malheureux que, perdus dans des régions inconnues, la soumission et l'accord le plus complet pouvaient seuls les aider à se tirer de leur situation difficile; que lui et ses compagnons blancs dépenseraient toutes leurs forces et leur intelligence dans l'intérêt commun. Cet incident vidé, Charles tomba à genoux sur la tombe de son père et lui adressa un dernier adieu; puis, se redressant avec énergie, détournant la tête en dévorant ses sanglots, il donna d'une voix ferme l'ordre du départ définitif. La caravane se dirigeait vers le sud-est, à travers une contrée largement ondulée, laissant vers sa droite les llomas des dernières Cordillères, coupant en quelque sorte au plus court, pour essayer de rejoindre le Béni ou, comme nous l'avons dit, un de ses affluents. L'aspect du pays indiquait qu'on ne l'atteindrait pas sans une suite de marches prolongées, car tout prouvait que la plaine allait bientôt succéder à la montagne. Au loin s'étendaient, comme une gigantesque houle de verdure, des collines sans fin dont le peu d'élévation laissait deviner le large espacement. D'immenses bouquets d'arbres magnifiques se détachaient de la forêt et se montraient encadrés dans de vastes parterres d'arbustes; puis les bois devenaient des buissons, rétrécis, étranglés de plus en plus par une mer envahissante d'herbes, apparaissant à l'horizon, à peine coupée par quelques touffes de grands végétaux. On approchait d'une suite de campos, dont nul parmi les voyageurs ne pouvait préciser les limites, mais dont chacun appréciait les ressources. En effet, ces vastes étendues sont comme des oasis de pâturages au milieu des immensités désertes de la forêt vierge. Là vivent des animaux qui manquent aux grands bois: les daims, les cerfs, les agoutis et une foule de sujets variés, qui fournissent au chasseur une proie plus certaine que la forêt. Aux temps éloignés où des missions prospéraient au delà des Cordillères, les jésuites portugais arrivant du Brésil ainsi que ceux d'Espagne venus par le Pérou avaient introduit la race bovine dans ces immenses pâturages naturels; elle s'y était multipliée au point d'avoir peuplé tout l'intérieur du continent de troupeaux innombrables. Quand survint la ruine de tous ces établissements, lorsque le soulèvement des naturels eut amené la destruction de tout ce centre de civilisation, les troupeaux eux-mêmes disparurent. Traqués de toutes parts, ils furent enfermés et brûlés dans


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