Les chercheurs de quinquinas : des vallées de Caravaya à l'Amazone

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L E S C H E R C H E U R S DE Q U I N Q U I N A S

de manifester leur étonnement de voir un blanc secourir un Indien. Quant à Telesphore, il n'avait rien dit ; mais son regard s'était longuement fixé sur Duret et paraissait contenir une foule de pensées impuissantes à se faire jour. L'Indien est ainsi fait : il lui faut de bruyantes manifestations de ses impressions et il garde en même temps sa pensée strictement renfermée en lui. S'il subit un mauvais traitement, il y paraît insensible ; mais, le jour où, froissé dans les intérêts qui lui tiennent le plus à cœur, le sentiment de la vengeance se fait jour en lui, il devient un être des plus dangereux. Il amassera silencieusement sa rancune jusqu'au moment où il croira pouvoir se venger avec certitude; il attendra des jours, des mois et des années, puis, lorsqu'il jugera l'occasion favorable, rien ne le retiendra; sa vengeance sera terrible et d'autant plus épouvantable, qu'il aura plus longtemps attendu pour l'assouvir. Par contre, il est susceptible de reconnaissance et fait très bien la différence des bons et des mauvais maîtres. Il ne manifestera pas plus son sentiment que quand il a été froissé; mais, il est capable de se dévouer à l'occasion, sans phrases et sans forfanterie. En répondant : « J'irai, » quoiqu'on lui signalât le danger, Telesphore connaissait la difficulté de son entreprise ; mais il estimait que le moment était venu de payer sa dette à Duret. Sur ses indications, on choisit une liane flexible et légère; puis, courant le long de la rivière pour prendre sur le radeau l'avance nécessaire, Telesphore attacha l'amarre autour de son corps, et, se lançant à l'eau, il se mit à nager avec vigueur en biaisant pour amortir la force du courant. La rapidité du courant pouvait faire douter du succès ; mais Telesphore nageait d'une façon si aisée, que l'espérance renaissait à chacun de ses mouvements. Néanmoins il y avait encore loin du nageur au radeau qui s'approchait de lui et allait le dépasser. Tout à coup Telesphore disparut aux regards; on le crut noyé, saisi par une crampe ou enveloppé par quelque tourbillon. Il reparut bientôt, émergeant à quelques mètres du radeau emporté. Ménageant ses forces pour ce dernier exploit, il avait plongé au moment opportun et filé entre deux eaux pendant un temps assez long pour qu'on le crût disparu en accomplissant la fin du trajet. Quelques vigoureuses brassées le mirent à portée des naufragés, qui l'aidèrent à grimper auprès d'eux. Un cri de triomphe, parti de la rive, accueillit ce succès, et bientôt la liane servant d'amarre se tendit de façon à retenir le radeau. On remorqua doucement, chacun tirant de son côté. Déjà le radeau était assez rapproché pour que Duret pût échanger clairement quelques mots avec ses amis, lorsque l'amarre se rompit brusquement, et la frêle plate-forme repartit au gré du courant. Une profonde angoisse étreignit toutes les poitrines; Charles, désespéré, voulait se jeter à son tour au secours


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