Les photos d'Afrique, ou Rimbaud à contresens

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Jacques Desse

Rimbaud retouché : LES PHOTOS D’AFRIQUE, ou RIMBAUD A CONTRESENS

« Ceci est seulement pour rappeler ma figure (…) » « Notre Mère est de plus en plus soucieuse sur cette guerre continuelle qui nous est faite avec toutes ces photos. » 1

Rimbaud « dans un jardin de bananes », 1883 Photographie originale, tirage d’époque par Rimbaud (BnF) / Reproduction la plus souvent publiée

En mars 1883, Rimbaud repartit d’Aden vers Harar, en Ethiopie, enfin muni du matériel photographique qu’il avait mis deux ans à se procurer. Le 6 mai 1883, il envoya à sa famille trois photographies, en les décrivant ainsi : Ci inclus 2 [sic] photographies de moi-même par moi-même […]. Ces photographies me représentent l'une debout sur une terrasse de la maison, l'autre debout ds un jardin de café, une autre les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver. Mais je vais faire de meilleur travail dans la suite. Ceci est seulement pour rappeler ma figure et vous donner une idée des paysages d'ici. 2

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Marie du Sacré-Cœur, 1924, à propos des photographies de sa sœur Thérèse de Lisieux et des altérations incontrôlées qu’elles subissaient (http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/marie-du-sacree-coeur/15438). 2

Sauf mention particulière, les lettres sont citées d’après les volumes de correspondance établis par M. Jean-Jacques Lefrère et publiés chez Fayard. Je remercie toutes les personnes qui ont contribué à cette longue enquête en m’adressant des informations ou en me faisant part de leurs observations. 1


Ces trois images appartiennent à « l’œuvre photographique » de Rimbaud, c’està-dire, en tout et pour tout, huit clichés qui nous sont parvenus 3. Ces photos ont été réalisées mais aussi tirées par Rimbaud, et celles que nous connaissons sont celles qu’il a choisi de diffuser, en les envoyant à sa famille et à son patron, Alfred Bardey 4. On remarquera au passage qu’elles sont d’un format assez grand, ayant été réalisées sur des négatifs verre de 13 x 18 cm, plus coûteux et plus encombrants que les plaques « basiques » au format 6 x 9. Jusqu’à ces dernières années, les trois autoportraits ont été les seules photographies accessibles de Rimbaud dans sa « deuxième vie ». Et même les seules véritables représentations de Rimbaud adulte, puisque les dessins que réalisa sa sœur Isabelle sont en réalité des œuvres d’imagination, posthumes 5. Les deux photographies de Rimbaud à Aden ont été reproduites « brutes », ce qui n’est pas le cas, malheureusement, des autoportraits. Intéressant paradoxe : les reproductions de photos présumées sont authentiques, tandis que la plupart des reproductions des photographies attestées sont très altérées, voire trafiquées... Les autoportraits sont d’ailleurs assez problématiques, car ils ont été réalisés au même moment (mais non le même jour, puisque les vêtements sont différents). Il y a moins d’un mois d’écart, au maximum, entre le premier et le dernier. Pourtant ils montrent trois visages fort différents, d’un personnage – ou de personnages - qui ne paraît/paraissent pas avoir le même âge. Et il faudrait être devin pour y reconnaître Rimbaud, si l’on ne savait pas que « c’est lui »...

Visages inconnus ? Détails contrastés des trois autoportraits (BnF / Musée Rimbaud)

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Les négatifs ont disparu, ce qui suggère que Rimbaud ne les avait pas conservés, pas plus qu’il n’avait conservé des tirages de ses clichés (dans la malle qu’il ramena de Harar jusqu’à Marseille, se trouvaient de nombreux objets et documents qu’il avait soigneusement gardés, en particulier les correspondances reçues lors de son long exil - sauf celles de sa famille). D’autres photographies sont attribuées à Rimbaud par certains chercheurs, de manière totalement infondée et fantaisiste (cf. J. Desse, « Le portrait de Mariam, la compagne abyssine de Rimbaud », pp. 19-21 - http://issuu.com/libraires-associes/docs/rimbaud_retouch__mariam). 4

Le cheminement de ces images est un peu flou : Rimbaud en envoya en 1883 certaines à son patron Alfred Bardey (portrait de Sotiro, portrait du cavalier Ahmed Ouady et autres vues de Harar, dont certaines « un peu brouillées »). Bardey les adressa ensuite à Paterne Berrichon, qui, probablement, les garda (lettre du 6 juin 1898 : « J’ai conservé les photographies que Rimbaud m’envoya à la fin de 1883. J’étais en Algérie d’où je les communiquai à la Société de géographie. Je vous les envoye [sic] sous pli séparé & recommandé. »). Parallèlement, Rimbaud avait expédié les trois autoportraits à sa famille, qui les possédait toujours dans les années 1890 (Isabelle Rimbaud écrivit à Pierquin, le 4 février 1893 : « J’ai bien quelques photographies [représentant Arthur] ; les unes ont été faites par lui-même, au Harar, mais, lavées dans de mauvaises eaux, elles sont tellement brouilleuses qu’un graveur ne pourrait pas, je crois, s’en servir. »). Donc, selon toute vraisemblance, les épreuves n’ont été diffusées qu’à un seul exemplaire chacune : les autoportraits pour la famille, les vues pour Bardey. 5

J. Desse, « Fantasmes biographiques : les portraits de Rimbaud par sa sœur Isabelle », Histoires littéraires, XV, 57, 1er trimestre 2014. 2


Dans ces trois clichés, Rimbaud a 29 ans. Il se trouve qu’il apparaît dans une autre photographie réalisée à la même époque, sans doute trois mois avant, en janvier 1883.

A gauche : Rimbaud à Sheik-Othman, détail contrasté – Musée Arthur Rimbaud

Il n’est pas évident de retrouver une véritable concordance anatomique entre ces différentes images. Cela en dit long sur la variabilité d’aspect du visage humain, et plus encore sur la relativité du portrait photographique, surtout quand on rapproche les autoportraits des photos de Carjat, réalisées en 1871, à peine douze ans plus tôt…6

Autoportrait, 1883 / « Carjat 1 », 1871 – Musée Arthur Rimbaud

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En revanche ces clichés confirment tel ou tel détail de la physionomie de Rimbaud, se retrouvant dans les meilleures reproductions des documents authentiques, entre autres la tignasse remarquablement dense, le menton plutôt allongé, le front pas très haut, avec un renflement sus-orbitaire assez marqué, les grandes oreilles un peu décollées, au large lobe, les yeux devenus tombants et creusés, le regard paraissant sombre en dépit de la clarté des yeux, les narines assez étroites et rapprochées, le bout du nez rond, l’arrête un peu écrasée, et déviée à droite par rapport à l’axe du visage, la racine large… 7

Photo de Carjat : détail reproduit d’après le contretype positif sur verre du musée Rimbaud. 3


Loin d’être anecdotiques, ces petites histoires d’images nous plongent au cœur même de « l’énigme Rimbaud » : son avant-après. Ces portraits ex-posent le problème qui agite les rimbaldiens depuis toujours : « c’est le même homme » / « est-ce le même homme ? ». En vérité, on explique mal Rimbaud, la transformation de Rimbaud, d’aventurier de l’esprit en aventurier du monde, de ‘voyant’ en ‘voyeur’, si l’on ne regarde pas comparativement ses photographies — celle du ‘Casanova gosse’ et celle du négociant abyssin qui se photographie luimême sur la nudité pierreuse du désert, si, butant sur le ‘Je est un autre’, on ne réussit pas à superposer les traits du fripon campagnard de 16 ans et ceux de l’homme desséché, tondu, dont les pommettes percent la peau jaune pour dessiner la grimace du désespoir ricanant, les yeux pervers et perçants du jeune Bacchus aux lèvres roses qui débauche Verlaine et ceux, non pas éteints, comme le dit André Breton, mais immergés dans la brume intérieure, de l’homme déjà taraudé par la mort. 8

Tandis que les deux photographies de Carjat paraissent parfaitement lisibles, voire dangereusement « transparentes », on ne connaît des autoportraits que des reproductions confuses, ou des versions entièrement retouchées, voire les deux à la fois. Ils sont dans un tel état que deux d’entre eux sont difficilement reproductibles par l’imprimerie, même aujourd’hui, sans une intervention sur l’image. Comme l’écrivait Isabelle Rimbaud à Pierquin en 1893 : « J’avais pensé à vous offrir sa photographie, mais celles que j’ai de lui ne sont vraiment pas présentables »… Une partie des reproductions que l’on trouvera ci-dessous, aussi exactes que possible, sont inédites (au sens où elles n’ont jamais été reproduites, ou du moins jamais en haute définition) 9.

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Jean Rousselot, « Rimbaud fait éclater le bronze de son buste », L’Âge nouveau, janvier 1935. Le texte de Breton auquel fait allusion Rousselot se trouve dans l’Anthologie de l’humour noir (1940, p. 127) : « L’expression physique de Rimbaud que révèle la photographie de Carjat ou celles d’Ethiopie suffirait à exclure toute espèce de doute à ce sujet [sur son humour]. Le regard filtrant du visionnaire, presque éteint de l’aventurier, ne laisse rien percer de la profonde malice (…) des humoristes-nés (…). Nous négligeons la seconde [partie de sa vie] où la marionnette a pris le dessus, où un assez lamentable polichinelle fait sonner à tout bout de champ sa ceinture d’’or, pour ne considérer que le Rimbaud de 1871-72, véritable dieu de la puberté comme il en manquait à toutes les mythologies. » Dans l’album de photographies de célébrités qu’avait constitué Breton figurait une reproduction de la photographie célèbre de Carjat. 9

Je remercie M. Alain Tourneux, conservateur du Musée Arthur Rimbaud (Charleville-Mézières), qui a eu l’amabilité de me donner accès aux reproductions de grande qualité réalisées par le musée. 4


AUTOPORTRAIT AUX PIEDS NUS, DANS LE « JARDIN DE CAFE » (dit « aux éboulis ») Cette dernière photographie terrible où on le voit tout noir, les pieds et la tête nus, en costume comme de forçat, les pieds nus aux rives de ce fleuve d’Abyssinie. (On m’a montré son portrait à demie effacé là-bas la face noire près de ce fleuve d’Éthiopie.) 10

A l’automne 1896, Paterne Berrichon et Ernest Delahaye envisagèrent de publier l’un de ces portraits d’Afrique 11. Deux options furent envisagées : Berrichon voulait en faire réaliser un retirage contrasté, par l’un des meilleurs laboratoires existants, et en tirer une gravure ; Delahaye pour sa part envisageait « une retouche légère » sur le cliché ainsi obtenu, pour « rendre la chose au moins plus présentable » (il emploie en effet le même mot - « présentable » - qu’Isabelle Rimbaud). Gravure ou retouche, dans les deux hypothèses il était exclu de pouvoir reproduire un tel cliché brut, compte-tenu des moyens techniques de l’époque, et dans les deux cas il apparaissait nécessaire de réaliser d’abord un contretype (une photographie de la photographie). On remarque dans ces échanges, comme dans tous les autres relatifs aux photos de Rimbaud à cette époque, que les protagonistes cherchent seulement à obtenir des documents lisibles et reproductibles, et ne manifestent aucune intention de les altérer pour modifier l’apparence du « monstre » : De la photographie d’Arthur au Harrar, voici quel parti je me propose d’en tirer, avec votre assentiment : dès demain, j’irai au laboratoire de M. Lippmann, de l’Académie des Sciences et inventeur de la photographie des couleurs, et lui demanderai s’il n’est pas possible d’en ramener, sur un nouveau cliché, l’intensité. Si oui, nous verrons à faire opérer cette reproduction. Alors, comme cette photographie s’arrange assez bien, une gravure pourrait en être faite. (Paterne Berrichon à Isabelle Rimbaud, 25 septembre 1896). J’ai pensé qu’en somme, on pourrait peut-être essayer de photographier simplement la photographie faite par ‘le monstre’, puisque nous avons la chance de l’avoir : ce serait toujours un document, et on pourrait peut-être, après tout, essayer sur le cliché obtenu, d’une retouche légère qui rendrait la chose au moins plus présentable. (Ernest Delahaye à Paterne Berrichon, 6 octobre 1896).

Les résultats ne furent sans doute pas concluants, puisque Berrichon et Delahaye ne publièrent et ne diffusèrent pas ce cliché 12. 10

Paul Claudel, Journal, 2 juillet 1912 / La Messe là-bas, NRF Gallimard, 1919. En 2009, sur le forum Rimbaud, un subtil exégète fit une interprétation littérale de cette observation : « Comme le remarquait Claudel, Rimbaud est noir sur cette photo [sic]. C’est curieux. Reprendre l’historique de la découverte de la photo de Rimbaud aux pieds nus n’est pas inutile. On ne sait jamais » ; « on a peut-être attribué à Rimbaud une photo qui ne le représentait pas » (« Rimbaud nègre », soit, mais Rimbaud noir, quand même… !). 11

Paterne Berrichon, beau-frère posthume du poète suite à son mariage avec Isabelle, fut, sous le contrôle de son épouse, le grand ordonnateur du mythe Rimbaud. Delahaye, ami d’enfance de Rimbaud, fut l’un des deux grands témoins de la jeunesse d’Arthur. Ses compétences en matière de photographie furent mises à profit par Berrichon afin de tenter d’obtenir une iconographie publiable. 12

Le 22 octobre, Berrichon écrivit à Isabelle Rimbaud : « Je pense avoir une épreuve d’un cliché nouveau de la photographie Harar, la semaine prochaine. Je vous l’enverrai en même temps que l’originale d’Arthur, et l’épreuve Carjat. » La suite de ces correspondances n’est pas connue. En revanche, on sait que Berrichon fera de nouveau appel aux compétences photographiques de Delahaye début 1898 pour essayer d’obtenir un bon contretype d’une photo de Coin de table de Fantin-Latour (lettre de Delahaye, 5 mars 1898 et agenda d’Isabelle Rimbaud, 6 mars). De même, Delahaye publiera pour la première fois, en 1905, le second portrait de Rimbaud par Carjat, dans une version grossièrement retouchée réalisée à partir d’un contretype de l’exemplaire très abimé appartenant à la famille Rimbaud. En 1912, Berrichon essaiera également de faire réaliser une gravure (et non une photo retouchée) pour la Carjat aujourd’hui célèbre, que devait publier la NRf dans une édition de luxe des œuvres de Rimbaud. Mais c’est une photo retouchée qui y figurera finalement, lorsque le projet sera repris et publié par les éditions de la Banderole, en 1922. 5


Le voici tel qu’il apparaît aujourd’hui, dans des reproductions récentes réalisées par le Musée Arthur Rimbaud :

Cliché entier (« brut »). Tirage sur papier albuminé (18 x 13 cm) d’après négatif verre au gélatino-bromure d’argent.

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Détail retravaillé pour faire ressortir le contraste (Musée Rimbaud)

Cette photo fut publiée pour la première fois en 1922, année de la mort de Berrichon, dans l’édition des œuvres de Rimbaud à La Banderole. Ainsi que l’a souligné François Ruchon dès 1946, cette version est entièrement (et très soigneusement) « toilettée » et retouchée. Elle est très souvent reproduite, même de nos jours (par exemple dans le catalogue de l’exposition Arthur Rimbaud au Musée d’Orsay 13).

Autoportrait (contrasté) / Version publiée, La Banderole (ici reproduits en noir et blanc) 13

Hélène Dufour et André Guyaux, Arthur Rimbaud – Portraits, dessins, manuscrits, Dossiers du Musée d’Orsay, 1991, p. 31. 7


Version de La Banderole

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Deuxième publication de la photographie dans un livre (version La Banderole, recadrée) Enid Starkie, Rimbaud en Abyssinie, Payot, 1939 14

La reproduction de La Banderole présentée à l’exposition First Papers of Surrealism, organisée à New York en 1942 par André Breton et Marcel Duchamp 15.

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Mme Starkie précise : « La photographie de la couverture, qui représente Rimbaud à Harrar, nous a été aimablement communiquée par Monsieur Georges Hugnet ». Or il est hautement improbable qu’Hugnet ait eu accès à la photographie originale, et ce qu’il a transmis à la biographe, c’est la reproduction de La Banderole (pouvait-elle l’ignorer ?). 15

Cette image a également pu être fournie par Hugnet, qui à cette époque avait rompu avec Breton mais était lié à Duchamp, auquel il consacra une monographie en 1941. 9


Pour l’édition de La Banderole, c’est finalement la solution prônée par Delahaye qui avait été retenue : Rimbaud avait été rendu « plus présentable », comme dans les autres photos reproduites dans cet ouvrage, à commencer par la plus célèbre, celle de Carjat, qui y était également publiée pour la première fois 16. Il existe des dérivés de cette version, reprises de la planche de La Banderole, mal reproduits et/ou recadrés et re-retouchés… Ainsi, l’image ci-dessous à droite a été présentée comme étant celle publiée dans La Banderole 17 mais il s’agit en réalité d’un détail reproduit dans un autre livre. Ces deux images sont assez dissemblables, au point que le regard de Rimbaud ne semble pas être orienté dans la même direction…

A gauche : Edition de La Banderole / A droite : source inconnue (blog Rimbaud ivre)

Il existe également une version ancienne différente (reproduite page suivante), qui pourrait provenir de chez Berrichon (l’inscription est similaire à celle que l’on trouve sur de très nombreux documents rimbaldiens issus de la succession RimbaudBerrichon). Si cet autoportrait est bien celui dont Berrichon et Delahaye ont essayé d’obtenir une reproduction améliorée, on peut imaginer qu’il s’agisse là du résultat du travail de Delahaye. Le cadrage est strictement identique à celui de La Banderole. L’image est retouchée, mais un peu moins que celle de La Banderole. Il est même possible que la reproduction de la Banderole ait été réalisée d’après cette version. Elle serait en ce cas la version retouchée pour publication d’une image de départ déjà retouchée, mais jugée par l’éditeur pas assez « propre » et lisible. Comme toute intervention ou reproduction, celle-ci a introduit un « bruit » : le visage paraît différent, tout comme l’orientation du regard. Dans la version de La Banderole, l’homme apparaît plus jeune, plus beau, et plus renfrogné. Rimbaud y ressemble à sa photo, plus précisément à la « Carjat 1 ».

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Contrairement aux assertions aussi gratuites qu’obsessionnelles de M. Bienvenu, rien ne permet de dire, jusqu’à plus ample informé, que Berrichon fut le responsable de cette édition et de son iconographie. Autant Berrichon et sa femme ont truqué les informations biographiques et la correspondance, autant Berrichon a été fidèle, et même remarquablement fidèle, aux images. Il s’est contenté de contrôler et d’enrichir l’iconographie, parfois de documents qu’il savait douteux (dessins d’Isabelle…), mais il n’existe pas le moindre début de preuve ou d’indice qu’il ait cherché à altérer les photographies. 17

http://rimbaudivre.blogspot.fr/2011/02/les-retouches-de-berrichon-par-jacques.html

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Version retouchée

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Détail de la version ci-dessus / Version La Banderole 18

Je remercie M. B. de m’avoir transmis ce document. 11


Plus curieux, une récente vente aux enchères a révélé un contretype ancien, annoté au dos par Léon Deffoux : « Photographie de Rimbaud en Abyssinie. Publiée, d'après une photographie appartenant à M. François Ruchon, par L'Intransigeant du 9 mars 1931 ».

A gauche, contretype ancien, 17,8 x 12,9 cm – Ader, 26 novembre 2015 A droite : Edition de La Banderole

Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une reproduction de l’épreuve originale, mais une fois de plus de la version de La Banderole, vraisemblablement photographiée dans le livre (on remarque la déperdition de détails, typique des contretypes). Pas plus que Starkie ou Hugnet, Ruchon n’avait alors accès l’original. Mais il est amusant de voir ce chercheur qui est à l’origine du mythe « complotiste » des « retouches-de-Berrichon » diffuser une version trafiquée de cette photographie… Par ailleurs, on remarque que cette version est fortement recadrée, plus que celle de La Banderole, ce qui recentre le sujet et élimine une grande partie du paysage.

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Ci-dessous, dĂŠtail du contretype Deffoux-Ruchon (Variante de la version de La Banderole)

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En 1931, cette dernière version fut publiée dans la presse, re-remaniée pour pouvoir être reproduite, dévoilant un nouvel et improbable Rimbaud, arborant une tête de négociant aux colonies...

Raymond Clauzel, « Une Saison en enfer et Arthur Rimbaud », L’Intransigeant, 9 mars 1931 (reproduit d’après la version numérisée sur Gallica)

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Dans l’Album Rimbaud de La Pléiade, réalisé en 1967 par Pierre Petitfils et Henri Matarasso, l’image est également entièrement retouchée, et le résultat y est catastrophique (si jamais c’était Berrichon qui avait retouché l’image de La Banderole, il faudrait reconnaître qu’il était moins mauvais maquilleur que ses modernes émules !). C’est la deuxième grande version retouchée de cette photographie, qui a été reprise, mais a connu beaucoup moins de succès que la première.

Version publiée dans l’Album Rimbaud de La Pléiade

Ce Rimbaud recoiffé a été « repiqué » par divers biographes. L’image de la Pléiade ayant été clichée puis réimprimée, en offset, elle a perdu au passage en contraste et définition, tandis que ses marges ont été rognées : Rimbaud a été « rapproché ». Et, accessoirement, saccagé.

Cl. Jeancolas, Les voyages de Rimbaud, Balland, 1991, p. 14 (Crédit photo : « Musée Rimbaud » - sic) 19 19

M. Jeancolas a reproduit la véritable image (seulement un peu rognée, et teintée) dans Passion Rimbaud, Textuel, 1998. 15


Il a pourtant existé, au XXe siècle, quelques publications dans laquelle l’image n’était pas trop truquée. Elles semblent découler de celle publiée par Ruchon en 194620. L’une figure dans une des éditions françaises du célèbre Rimbaud d’Enid Starkie (Flammarion, 1982). L’autre se trouve dans un ouvrage grand public, publié en 1968 : l’image y est retouchée, légèrement recadrée, mais pas altérée comme dans les autres livres 21. A notre connaissance, ces versions n’ont jamais été reproduites ailleurs. Les biographes semblent lui avoir préféré les versions maquillées de La Banderole et de La Pléiade, qui étaient plus accessibles, ou plus séduisantes…

A gauche, « Génies et réalités » (la trace de pliure est effacée) / A droite, Starkie, édition 1982

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Rimbaud, documents iconographiques, planche XX. La photo y est présentée comme « non retouchée » ; il aurait été plus exact de dire « pas trop retouchée ». 21

Collectif, Arthur Rimbaud, Génies et Réalités, Hachette, p. 257. 16


Pour l’anecdote, signalons que Ruchon a publié un dessin assez laid inspiré par cette photo, qu’il dit être de Berrichon, et dont la localisation paraît être inconnue. Cette attribution nous surprend un peu : les œuvres picturales de Berrichon valent ce qu’elles valent, mais il savait quand même dessiner. Il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un véritable dessin de Berrichon mais remanié par Ruchon, comme il le fit pour d’autres documents 22.

Dessin attribué à Berrichon, publié par Ruchon

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A tout prendre, les versions attribuées à Berrichon sont plutôt plus fidèles à l’original que ne l’est celle de La Pléiade :

Banderole

« Berrichon »

Original (contrasté)

Pléiade / Jeancolas

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Cf. J. Desse, « Rimbaud retouché : le poète en Joconde, ou les aléas d’un ‘portrait d’Arthur Rimbaud’ » (http://issuu.com/libraires-associes/docs/rimbaud-en-joconde). 23

L’existence du dessin est attestée, il semble avoir été reproduit dans l’article de Tzara sur Rimbaud (Labyrinthe, 20, juin 1946, cité par Petitfils, L’œuvre et le visage d’A.R., p. 288, cf. p. 272), puis présenté à l’exposition du centenaire à la Bibliothèque nationale en 1954 (« 482. Rimbaud au Harar. Dessin par Paterne Berrichon, d'après une photo de Rimbaud par lui-même. — A M. Matarasso »). 17


Ci-dessous, deux versions de l’agence Roger-Viollet, également diffusées par l’AFP :

(Crédité à la BN, ce document ne figure pas, ou plus, dans la base d’images de la BnF)

Version La Banderole, « repeinte »

En effet, les plus grandes agences d’images continuent à diffuser, dans des versions plus ou moins altérées, et avec des légendes plus ou moins fausses, le rugueux visage de Rimbaud créé par les éditions de La Banderole.

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The Bridgeman Art Library Title: Portrait of Arthur Rimbaud (1854-1891) at Harar, Ethiopia (b/w photo) Primary creator: French School, (19th century) Nationality: French Location: Archives Larousse, Paris, France Credit: Giraudon Medium: black and white photograph [sic] Date: 19th (C19th)

Getty Images French poet Arthur Rimbaud in Harar Abyssinia (Ethiopia) in 1883 (Photo by Apic/Getty Images [sic])

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Après près d’un siècle, la version de La Banderole poursuit son chemin, et d’abord pour une bonne raison : c’est la seule qui soit lisible et facilement reproductible.

Illustration d’un des volets de « Rimbaud en mille morceaux », France culture, 2015

On la retrouve également, par exemple, en couverture d’un ouvrage publié en 2003, en cadrage rapproché, et colorisée :

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Elle a inspiré des œuvres picturales, comme celle qui figure en couverture de l’édition de poche d’Un sieur Rimbaud (1989).

C’est aussi une interprétation recadrée de ce Rimbaud au visage tuméfié que propose Sidney Nolan, peintre contemporain renommé dont l’œuvre est fortement inspirée par Rimbaud. Le corps n’est plus « en biais », comme en retrait, et l’image est transformée en photo d’identité, à moins qu’elle n’évoque un insecte épinglé dans un cadre d’entomologiste (ce en quoi elle a une certaine pertinence).

Sidney Nolan « Rimbaud at Harar »

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Point commun à toutes ces versions, l’image est « réimposée » : aucune ne respecte le cadrage initial (que le format choisi soit vertical ou horizontal, rectangulaire ou carré), et toutes rapprochent le personnage. Cette image est aussi le plus « intolérable » des portraits de Rimbaud connus au XXe siècle. Ce Rimbaud « noir » à l’allure d’un « bagnard », terriblement solitaire, a choqué la plupart des commentateurs. Et ce personnage à la tête vieille est difficile à accepter, s’agissant de l’emblème de la jeunesse qu’est devenu Rimbaud. Cette photographie est ainsi la symétrique inverse de celle de Carjat, la figure mythique du Rimbaud « damné », ange déchu vivant sa saison en enfer. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si certains sont allés jusqu’à émettre des doutes – fantaisistes - sur son authenticité… 24

Reproduction contrastée – Musée Rimbaud

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24

Ce soupçon inédit a été émis par M. David Ducoffre, suivi par M. J. Bienvenu sur son blog « Rimbaud ivre ». Rappelons que ce document est conservé par les musées nationaux. 25

Image malheureusement un peu rognée sur le côté gauche. 22


L’AUTOPORTRAIT A LA BALUSTRADE

François Ruchon a publié pour la première fois un second autoportrait, en précisant que sa reproduction était « sans retouches ». Il a juste omis de dire qu’elle était fortement recadrée, et qu’une tache noire, sur la joue droite de Rimbaud, avait été atténuée. Ce cliché a été réalisé sur le toit de la maison qu’occupait Rimbaud à Harar ; l’aventurier espérait sans doute que l’on y verrait en fond le paysage.

Ruchon, Documents iconographiques, pl. XXI

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L’Album Rimbaud de La Pléiade nous gratifiera ensuite d’une version « remasterisée » dans laquelle Rimbaud, rajeuni, a une tête de poupée de porcelaine :

Version de l’Album Rimbaud de La Pléiade

C’est la version reprise, légèrement recadrée, dans Un sieur Rimbaud d’Alain Borer :

Album Rimbaud de La Pléiade / A. Borer, Un sieur Rimbaud 24


Nous ne résistons pas au plaisir de rappeler la croquignolesque version qui figura à la une du Figaro littéraire en 1953 26. On se demande comment un tel portrait a pu être fabriqué, faisant à Rimbaud une bonne tête de littérateur français catholique méditatif, à la Mauriac, Bernanos ou Claudel...

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Reproduite d’après Cl. Jeancolas, catalogue de l’exposition Rimbaudmania, Textuel, 2010, p. 159. 25


D’aucuns ont même trouvé la solution pour que Rimbaud ressemble à ce qu’il est censé être, en montant la tête d’adolescent photographié par Carjat sur ce corps au visage indéchiffrable…

« Rimbaud ad Harar, 1883 » - Wikimédia

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27

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rimbaud_Harar_3.jpg 26


Cette photographie est elle aussi désormais accessible dans une reproduction de qualité réalisée par le Musée Rimbaud. Comme pour la précédente, il s’avère qu’on n’y distingue pas grand-chose, sinon un visage carrément différent et plus juvénile que dans les deux autres…

Photo Musée Arthur-Rimbaud (ci-dessous : contrastée) Tirage sur papier albuminé (18 x 13 cm) d’après négatif verre au gélatino-bromure d’argent

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Détail fortement contrasté du document authentique

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28

Il semble que l’on puisse discerner l’œil gauche, très sombre (mais non le blanc de l’œil : c’est une illusion, créée par la présence de la trame du papier, qui apparait sous l’aspect de filaments brillants). 28


On remarque sur cette épreuve de petites taches noires, qui sont sans doute des touches d’encre. Elles ont un nom : ce sont des « repiques ». Il s’agissait de combler des manques ou des zones indéfinies du cliché. A l’époque, ces interventions très communes ne se remarquaient guère ; elles sont devenues manifestes, l’encre ayant moins pâli que l’épreuve albuminée elle-même. Elles étaient apposées par l’atelier du photographe, en l’occurrence, selon toute vraisemblance, par Rimbaud lui-même, qui s’est comporté en technicien soigneux - même si ses repiques sont grossières -, et a suivi les recommandations des manuels techniques 29.

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On sait que Rimbaud possédait un tel manuel (« J’ai un traité de Photographie ds mon bagage » - lettre du 15 janvier 1883). En revanche, il n’y a guère de repiques évidentes sur les deux autres autoportraits, ce qui suggère qu’ils présentaient à l’origine moins de défauts que celui-ci. Dans le processus normal de la réalisation d’images photographiques à cette époque figurait aussi l’étape de la retouche sur le négatif verre, décrite dans les manuels. Il est peu vraisemblable que le débutant Rimbaud se soit risqué à cette opération très délicate, mais on ne peut l’exclure totalement. 29


Une très bonne reproduction avait été publiée peu après celle de Ruchon, en frontispice de la traduction française du Rimbaud d’Henry Miller. Malheureusement, elle était inversée…

Miller, Rimbaud, éditions Rencontre, Lausanne, 1952

30


L’AUTOPORTRAIT AUX BRAS CROISES (dans le « jardin de bananes »)

Le troisième autoportrait de 1883 est le mieux conservé, il se trouve aujourd’hui au Département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de france 30.

Autoportrait dans le « jardin de bananes » - BnF Tirage sur papier albuminé (18 x 13 cm) d’après négatif verre au gélatino-bromure d’argent

31

30

Préempté à Drouot en 1969, lors de la vente de la collection Alexandrine de Rothschild, en même temps que la photo de première communion. Ce document provient de chez les époux Rimbaud-Berrichon ; il porte une mention manuscrite au dos, sans doute de la main d’Isabelle Rimbaud. Il fut présenté en 1936 lors de l’exposition du cinquantenaire du Symbolisme (il appartenait encore à la seconde épouse et veuve de P. Berrichon). Longtemps inaccessible, il ne fut reproduit pour la première fois qu’en 1972 (alors que les autres autoportraits étaient connus de longue date). 31

Le cadre, qui n’est pas d’origine, masque une petite partie des marges (voir, pour la marge supérieure, Arthur Rimbaud, Dossiers du musée d’Orsay, p. 80). 31


Détail d’une reproduction en très haute définition réalisée par la BnF

32


Image contrastée

32

32

Travail réalisé par un laboratoire de police scientifique (mes remerciements à A. B.). Il semble que l’on distingue ici les yeux, mais le résultat est globalement assez décevant. Cela suggère que, en dépit des progrès techniques, il demeurera très difficile d’obtenir une image plus nette de ces épreuves. 33


Cette photographie a très probablement servi de modèle à un « portrait » de Rimbaud peu avant sa mort par sa sœur Isabelle. En réalité, ce dessin très populaire et souvent reproduit a été réalisé au moins cinq ans après la disparition de Rimbaud (il serait d’ailleurs étrange que Rimbaud à Marseille en 1891 ait arboré le même calot qu’à Harar en 1883…). Dans cette maladroite « interprétation », Isabelle s’est contentée d’agrandir un peu le front de son génie de frère, et de lui donner l’air mélancolique qui convient à un grand malade… 33

Au centre : reproduction diffusée par la BnF

34

33

Quant à la curieuse fossette en biais sur le menton, Isabelle l’a probablement remarquée dans des dessins inspirés par la photographie de Carjat (détail introduit par Luque dans son portrait charge pour la seconde édition des Poètes maudits, en 1888, et repris par Vallotton en 1896). 34

Sous le titre « Rimbaud quelques jours avant sa mort », avec « 1891 » comme date de réalisation (le dessin original ne figure pas dans les collections de la BnF). 34


Cette photographie présente l’avantage d’être reproductible par l’imprimerie sans trop de difficulté ; elle a figuré dans maintes publications, depuis les années 1970, sans y être retouchée. Mais les biographes ont parfois fait preuve de négligence ou de légèreté, puisqu’ils l’ont régulièrement reproduit inversé, comme sur la couverture et en pages intérieures du célèbre Un sieur Rimbaud… d’Alain Borer 35. Cet ouvrage, qui connut le succès que l’on sait, faisait une part inédite à l’image et aux documents photographiques, pour une évocation biographique.

Autre registre, dans ses attaques contre la photographie de l’Hôtel de l’Univers, M. Bienvenu a recouru à un argument visuel choc : le rapprochement entre les visages apparaissant sur cette photo et celle d’Aden, qui réfuterait l’idée que l’homme de l’Hôtel de l’Univers soit Rimbaud.

Articles de M. Bienvenu, Revue des ressources, 22 et 24 mai 2010

36

35

Dans son ouvrage Borer remercie P. Petitfils pour cette image, qu’il aurait été le premier à publier (mais selon Face à Rimbaud c’est à Lidia Herling Croce que l’on doit cette première publication, dans Etudes rimbaldiennes, 3, 1972). Dans Rimbaud en Abyssinie, publié ultérieurement par le même auteur, cette photo figure à nouveau en couverture, mais dans le bon sens cette foi. 36

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1669 35


Article de M. Bienvenu, Revue des ressources, 22 avril 2010

37

Malheureusement, cette version de « l’autoportrait authentique » est inversée ; le spécialiste s’était contenté d’emprunter une reproduction provenant d’un livre 38 ; il devait ignorer que la véritable photographie se présente dans l’autre sens…

Comparaison des véritables documents (reproduits en noir et blanc)

37

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1651

38

Peut-être le Rimbaud de P. Petitfils (Julliard, 1982), à moins qu’il ne s’agisse du Rimbaud au Harar de Jean-Jacques Lefrère, Pierre Leroy et Jean-Hugues Berrou (2002)... De même, M. Bienvenu a utilisé une reproduction fautive de l’autoportrait aux pieds nus, malencontreusement empruntée à Face à Rimbaud, sans mention de source (http://bit.ly/Z3XFGj). 36


Rimbaud au Harar, 2002

39

Dans d’autres cas, en particulier dans l’édition numérique, c’est manifestement un dédain absolu pour les sources et la vérité historique qui conduit à déformer un peu plus les images (« empruntées » à droite ou à gauche) ou leurs légendes.

A droite : « Arthur Rimbaud à Harar vers [sic] 1883, auteur inconnu [sic] »

40

On voit que la simple inversion d’un cliché peut avoir plusieurs causes ou motifs. En changeant l’orientation du corps et la direction du regard, elle change aussi l’impression donnée au spectateur. Cela constitue un véritable contresens.

39

Elle est également présentée inversée dans la biographie de Rimbaud publiée en 2001 par Jean-Jacques Lefrère. Après avoir fait le point sur l’iconographie de Rimbaud, M. Lefrère la reproduira dans le bon sens (Face à Rimbaud, 2006). 40

http://clpav.fr/poemes-audio/rimbaud-verlaine.htm 37


Ainsi, l’une des singularités de Coin de table de Fantin-Latour, est la position excentrique et éminemment symbolique de Rimbaud : il tourne le dos aux autres participants ; il est tourné vers Verlaine mais ne le regarde pas, de même qu’il ignore les spectateurs. Dans des reproductions récentes, l’image de Rimbaud est parfois inversée. L’image change de sens : Rimbaud nous regarde, et pose à l’artiste…

Le détail de Coin de table reproduit inversé

A gauche : Le Point, 26 mai 2011 / A droite, illustration d’un article de Bernard Vassor 41

41

http://autourduperetanguy.blogspirit.com/archive/2007/06/27/paul-verlaine-biographie-sommaire.html 38


Une version du fonds Roger-Viollet, également diffusée par l’AFP

Dans cette dernière version, on pourrait croire que le poète barbu, Léon Valade, est tourné vers Rimbaud. Or il n’en n’est rien, bien sûr, et le fait que chacun des personnages de ce panthéon des jeunes poètes soit « sur son quant à soi » est la principale et très particulière caractéristique du tableau, qui se présente comme une sorte de photomontage...

« Coin de table », 1872 – Musée d’Orsay 39


De même, il existe deux versions de la photographie de Carjat dite « Carjat 1 », qui sont inversées l’une par rapport à l’autre :

Positif verre, vers 1900 (Musée Arthur-Rimbaud) / Tirage d’époque de la photo (vers 1871)

En fait la seconde est un tirage positif sur verre, qui reproduit le négatif sans redresser l’image, et donc inverse l’image de départ. Il n’y a pas doute possible, c’est l’image de gauche qui est inversée. S’il s’agit de reproduire le positif verre en tant que document, il faut le montrer tel que. En revanche, s’il s’agit de montrer Rimbaud (« Rimbaud par Carjat »), il devrait être reproduit redressé. Jusqu’à ces tous derniers temps, personne, parmi les spécialistes de Rimbaud, ne se « mouillait » sur le fait que cette image soit à l’envers ou pas, et la plupart ne se posaient pas la question : ils reproduisaient souvent les deux images, comme s’il s’agissait de deux photographies et non de la même, modifiée par une simple contrainte technique. Rimbaud à l’envers

A droite : Wikipédia, notice Rimbaud

42

/ Version colorisée et retouchée

43

42

http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rimbaud_2.jpg

43

http://autourduperetanguy.blogspirit.com/archive/2007/06/01/rimbaud-paul-fort-paul-ranson-paul-serusier-et-la-representa.html

40


Cet exemple n’est pas unique, puisque, par exemple, Balzac a été victime de la même mésaventure : son portrait en daguerréotype n’a longtemps été connu qu’au travers de contretypes inversés. Ainsi, « l'image fondatrice de l'iconographie du romancier est ‘à l'envers’, présentant Balzac gaucher »… 44 Et le geste n’a pas exactement le même sens, puisque dans l’original Balzac avait la main droite sur le cœur…

A gauche : détail du daguerréotype original (Bisson, 1842) A droite : Photo RMN-Grand Palais (Institut de France) - Gérard Blot 45 Ci-dessous : dérivés figurant dans La Grande encyclopédie Larousse et dans Le Monde (1er avril 1994)

44

« Cette inversion est attestée par la "bague d'Ève" qu'il portait au petit doigt de la main droite. » Nicolas Derville, « Honoré de Balzac : une autre image », Études photographiques, 6, mai 1999 (https://etudesphotographiques.revues.org/193). 45

Cette version est présentée dans une page à vocation didactique (intitulée « L’histoire par l’image »), comme exemple de daguerréotype célèbre… http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=651&oe_zoom=1127&id_sel=1127

41


Quelques dérivés du contretype inversé : Nadar, contretype et portraits charge Paul Nadar, contretype / Larousse universel Marquet / Picasso / Cocteau / Masson

42


L’inversion d’un portrait en change le sens, et peut par exemple donner une expression différente au personnage (le regard tourné vers la droite ou vers la gauche, vers « l’intérieur » ou vers « l’extérieur », n’a pas pas la même connotation symbolique).

Cette altération est une sorte de dés-information, ce qui permet par exemple des manipulations politiques.

A droite, photographie inversée

46

46

Alain Korkos, « Le jour où Valeurs Actuelles retourna Hollande...», Arrêt sur images, 3 décembre 2013. http://www.arretsurimages.net/chroniques/2013-12-03/Le-jour-ou-Valeurs-Actuelles-retourna-Hollandeid6345 43


La célèbre photographie par Carjat est, elle aussi, parfois présentée inversée. On peut prévoir qu’elle le sera beaucoup plus souvent à l’avenir. En effet, le besoin d’images est devenu tel qu’il faut trouver – ou fabriquer - des variantes, pour éviter de répéter ad nauseam le même archétype. De plus, l’intervention sur l’image peut permettre de camoufler de petits larcins, cette photographie étant parfois « empruntée » à des livres, théoriquement protégés par un copyright.

Au final, ces images, basées sur des reproductions retouchées de retirages retouchés d’une photographie retouchée dont l’original est aujourd’hui inconnu, ne sont pas ce qu’indique leur légende, « Rimbaud par Carjat ». Dire que c’est Rimbaud qui y apparaît est presque aussi fondé historiquement que de penser que les portraits de la Vierge représentent la femme qui donna le jour à Jésus de Nazareth… Nous avons réalisé un petit test, à titre purement indicatif : en recherchant « Rimbaud » sur Google images, la « Carjat 1 » (dérivés compris) est apparue quatorze fois dans la première page. Sur ces quatorze reproductions, cinq donnaient l’image à l’envers (soit 35 %). L’autoportrait aux bras croisés est lui sorti cinq fois : les cinq fois, il était à l’envers… Cela n’a pas une grande importance en soi, mis à part que cela exerce une influence, d’autant que ces images déformées sont proposées par des médias influents (tel Wikipédia, qui donne les deux images à l’envers…) et sont prises comme références par ceux qui veulent se faire une idée de l’apparence de Rimbaud, voire utilisées par des publications à prétention objective ou savante…

44


Début de la première page de Google images °Rimbaud (février 2013)

Dans la même page de résultats, on remarque six occurrences de la photo de communion des frères Rimbaud : les trois premières (dont celle de Wikipédia, une fois de plus), reproduisent (sans le signaler) la version retouchée publiée en 1922 par La Banderole, dans laquelle Frédéric, le frère d’Arthur, a été effacé. Une seule reproduit l’image dans son intégralité, et il ne s’agit que d’une version en noir et blanc, dans laquelle Arthur est redressé (elle provient d’un livre publié en 1930) 47.

Les quatre premières occurrences de la photo de première communion dans la première page de Google images, °Rimbaud

47

C’est cette reproduction appartenant à Mme Méléra, présentée comme la véritable photographie, qui figura dans l’importante exposition du cinquantenaire du Symbolisme, à la Bibliothèque nationale en 1936. 45


Photo authentique (BnF) / Image la plus souvent reproduite (et présentée au Musée Rimbaud)

Détail de la photographie originale / La Banderole (repr. d’après Ruchon)

De même, M. Jeancolas a publié une autre version de cette image, en 1998 dans Passion Rimbaud, et en 1999 dans sa biographie du poète. Cette reproduction ancienne est recadrée afin d’isoler Arthur, et l’on y distingue nettement les traces de la retouche qui a éliminé le coude de Frédéric 48. D’autres exemplaires de cette reproduction imprimée se trouvaient chez Gide et chez Claudel, où elle figurait dans un cadre, à l’honneur dans son bureau.

48

Ici encore, il est pour le moins abusif d’attribuer cette retouche au grand méchant Berrichon. A ce stade des recherches, il est bien plus vraisemblable qu’elle ait été réalisée par les éditions Gallimard, pour l’édition de luxe des Illuminations, qui fut finalement éditée par La Banderole. 46


Jeancolas, Passion Rimbaud, 1998, p. 26 / Jeancolas, Dictionnaire Rimbaud, 1999 49 / Cadre de Paul Claudel (Indivision Paul Claudel) / Exemplaire de Gide (Musée Rimbaud)

Agence Roger Viollet - La version retouchée, ici colorisée

Ce type de retouche rappelle bien sûr les procédés totalitaires, il a cependant toujours existé et existe toujours. Il n’intervient pas n’importe quand : l’élimination d’un personnage dans une image implique que celui-ci ait été jugé in-digne d’apparaître dans le cliché diffusé. Cet acte d’une grande violence est une sorte d’élimination symbolique, qui coïncide souvent avec une éradication mémorielle, et parfois physique.

49

Dans le premier livre de M. Jeancolas, le document est crédité à une collection particulière, dans le second… au Musée Rimbaud. Nous reviendrons sur le destin romanesque de cette version… 47


Staline. Version successives d’une même photographie - Collection David King

Iejov éliminé de l’image après son exécution - Collection David King 48


Régime maoïste : photo publiée (1977) et photo originale (1927)

50

Le gouvernement israélien en 2009 : en bas, la photo publiée dans un quotidien ultra-orthodoxe : les deux femmes ministres ont été éliminées 51 50 51

http://fr.globalvoicesonline.org/2013/02/01/136772/ http://thelede.blogs.nytimes.com/2009/04/03/setbacks-for-women-in-israel-pakistan-and-afghanistan/?hp

49


Les femmes effacées dans un catalogue Ikea, édition pour l’Arabie saoudite

52

Dans la photographie familiale ci-dessous, la nourrice n’a pas été jugée digne de figurer sur l’image finale.

Elimination d’un personnage par retouche sur le négatif verre d’une photo des années 1900

52

53

http://next.liberation.fr/design/2012/10/01/ikea-censure-les-femmes-de-son-catalogue-saoudien_850121

53

http://memoirephotographiquechampenoise.org/bebe.et.fonds.poyet.htm Sur les mères et nurses masquées dans les portraits de bébés au XIXe siècle, cf. la compilation de Linda Fregni Nagler, The Hidden Mother, 2013. 50


Ci-dessous, suppression par retouche d’un personnage « superflu » (garde du corps) sur des photos de Nicolas Sarkozy (Le Parisien magazine, juillet 2015) 54

Avant et après retouche, Mussolini, 1942

54

http://www.marianne.net/sarkozy-n-aime-pas-les-eternels-seconds-100235494.html 51


Mao, images originales / versions retouchées et colorisées - Zhang Dali, A Second History, 2010

Image originale / Version retouchée et colorisée / Couverture d’un livre publié en 2011

52


L’élimination de Frédéric Rimbaud n’est donc pas tout à fait anecdotique : il ne s’agit pas seulement de reproduire un détail centré sur le personnage principal, Arthur, et ce n’est pas un hasard si cette image retouchée est devenue de fait un portrait officiel, mis à l’honneur sur Wikipédia et exposé en permanence au Musée Rimbaud. D’une part, Frédéric Rimbaud était le « vilain petit canard » de la famille. Quasiment banni par sa mère et méprisé par son frère, il a fait l’objet d’une sorte de damnatio memoriae 55. D’autre part, dans le cliché originel, Arthur apparaît comme écrasé par son grand frère (comme d’ailleurs dans l’autre photo d’enfance, celle de l’institution Rossat). Cela est un peu gênant : Arthur Rimbaud est l’incarnation du génie, tandis que son frère est une figure de « looser ». Il est donc embêtant, voire intolérable, que Frédéric vole la vedette à Arthur dans l’image. Dans l’autre version célèbre de cette photographie, celle publiée en 1930 et toujours reproduite depuis, l’image est légèrement redressée : Frédéric n’est pas éliminé, mais Arthur paraît moins dominé… (Frédéric semble même faire escorte à son frère assis, plutôt que le bousculer).

Version des années 1930 - Musée Arthur Rimbaud

/ Original (en noir et blanc) - BnF

55

Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Damnatio_memoriae. Souvenirs de Thérèse Vimont (1954), communiqués par sa fille, Mme Priou-Vimont : « Madame Rimbaud appelait ses petits-enfants ‘les enfants du crime’. Frédéric avait épousé une servante de sa mère, et elle ne lui avait jamais pardonné. Leur mère étant morte, les trois enfants furent placés dans des orphelinats. Jamais leur grand-mère ne voulut les voir […]. Je me souviens bien d’avoir vu Frédéric, leur père, complètement déchu. On le rencontrait les jambes pendantes sur sa charrette (il était camionneur à la gare), le crâne au soleil, toujours à moitié ivre. Dans le petit bourg d’Attigny, il était au bas de l’échelle sociale. » 53


Un portrait de Rimbaud par Cocteau d’après la photographie de première communion relève presque du lapsus révélateur : Frédéric est éliminé, tandis que l’on peut lire : « Je a fui les ignobles », « je a foudroyé la sottise »… Et à la place de Frédéric, on trouve le « je » de Cocteau : le profil emblème dont il agrémentait très souvent sa propre signature…56 Frédéric est ici symboliquement remplacé par Cocteau lui-même, qui pose au « frère » ou au « double » d’Arthur, à la manière des riches donateurs du Moyen-Age qui se faisaient représenter aux pieds de la Vierge, dans les tableaux qu’ils commanditaient… 57 De plus, Cocteau a changé la posture du jeune homme : résolu, il semble prêt à se lever et à régler son compte à la médiocrité…

56

Exemple, cet envoi autographe (collection Nick Harvill libraries) :

57

Cocteau fut l’un des grands idolâtres du poète : il « emprunta » dans les locaux de la NRf une reproduction de la photo de Carjat, et se l’appropria. Il était très fier de la montrer à ses invités. Mais son adoration de Rimbaud semble avoir surtout été soumise à sa propre vanité. Dans une lettre de 1955, il n’hésitait à prétendre qu’une lettre de Radiguet, à lui adressée, était « aussi importante » que la Lettre du voyant (« la fameuse lettre que m’écrivit Radiguet et qui se trouve reproduite dans le Jean Cocteau belge. [...] C’est sa profession de foi. Lettre aussi importante que la célèbre lettre de Rimbaud »)... 54


Dans les deux photos d’enfance, comme dans les trois autoportraits, comme dans les deux photos de groupe à Aden, Rimbaud apparaît toujours avec un air emprunté, qui « détonne » un peu. Il a toujours un pied ou un bras en retrait, et très souvent un bras qui vient devant le torse, comme dans un réflexe d’autoprotection. Il paraît mal à l’aise, regard d’en dessous, air de défi ou tête de timide renfrogné (et les deux à la fois dans la photo de Carjat la moins célèbre) 58. Ces particularités, qui suggèrent quelque chose du personnage, sont effacées ou masquées dès lors que les images sont altérées.

Ci-dessus : groupe dans les environs d’Aden (Sheik-Othman) [G. Révoil ? 1883] Ancien fonds Tian, musée Arthur Rimbaud Ci-dessous : groupe sur le perron de l’hôtel de l’univers à Aden [G. Révoil ? 1880] Ancien fonds Suel, collection privée

58

On peut faire la même observation à propos de nombre de représentations picturales (dessins de Forain, Régamey…). Dans le Coin de table de Fantin, singulièrement, Rimbaud paraît très à l’aise, voire désinvolte. Mais on remarque que, comme d’habitude, l’un de ses bras vient se placer devant le corps. 55


Rimbaud a aussi été « exfiltré » du tableau de groupe par Fantin-Latour. Le tableau fut reproduit à partir de 1897 ; dès avril 1898, Paterne Berrichon publia un « portrait par Fantin-Latour », reproduction d’un détail de la toile 59. Ce « portrait de Rimbaud » correspond, avec de petites différences, à une copie tardive attribuée à Fantin-Latour.

Frontispice de 1898 / Dessin original (Ancienne collection Berrichon, Morgan Library)

L’important, c’était d’obtenir un « portrait de Rimbaud » par Fantin. Il y avait une « demande » pour une telle représentation, et « la gouache » apparut pour pallier ce manque. En revanche, aucun extrait du tableau ne fut réalisé pour les sept autres personnages y figurant : la plupart n’étaient pas assez célèbres pour motiver une telle « extraction » ; Verlaine l’était, mais on disposait pour lui d’une très abondante iconographie ; enfin, et sans doute surtout, Rimbaud inscrit dans un groupe, cela ne collait pas vraiment avec la singularité du poète. Il fallait le sortir de cet assemblage de littérateurs, décontextualiser ce portrait, pour qu’il puisse correspondre au mythe, et l’incarner. Georges Duhamel écrira : « Chaque jour je contemple cette image. C’est le plus sûr et le plus révélateur des documents iconographiques laissés par les gens de ce temps. » 60. Ou bien le plus révélateur du culte des icônes rimbaldiennes… Comble de malchance, ce « portrait » déjà douteux et curieusement mièvre, est parfois reproduit inversé…

« Rimbaud by Fantin-Latour--From Thaw Collection now at Morgan Library. Photo: ©Morgan Library/2002. » 61

59

« En tête de l’édition des Œuvres de Jean-Arthur Rimbaud (Paris, 1898, Mercure de France), figure le portrait de Rimbaud seul, extrait de la toile de Fantin-Latour » (Charles Houin, « Iconographie d’Arthur Rimbaud », Revue d’Ardenne et d’Argonne, septembre 1901). Cf. de même, Petitfils, L’œuvre et le visage d’Arthur Rimbaud, Nizet, 1949, p. 39 ; Ruchon, Rimbaud, documents iconographiques, 1946, p. 210. 60

C’est à partir du moment où cette image a commencé à être largement diffusée que le mensonge sur son origine est apparu (« esquisse » pour laquelle Rimbaud aurait « posé deux heures », etc.). La décontextualisation de l’image a permis – voire rendu nécessaire - l’invention d’une légende, aux deux sens du terme. 61

http://www.nymuseums.com/lm02113t.htm 56


L’histoire de l’iconographie de Rimbaud n’est pas sans analogies étonnantes avec celle, qui lui est contemporaine, de sainte Thérèse de Lisieux 62. Ses images sont principalement basées sur les clichés mis en scène, réalisés et retouchés par sa sœur Céline (sœur Geneviève de la Sainte Face), de 1894 à 1897, ainsi que sur quelques photographies d’enfance retouchées par Céline. C’est également Céline qui créa, à partir des photographies et en accord avec l’Eglise, les dessins dont allait découler toute l’imagerie de la sainte, au travers de milliers de variantes, diffusées à des millions d’exemplaires 63.

Thérèse de Lisieux, variantes de la même photo figurant sur Internet

64

Cette même photographie a servi de base à la réalisation du premier portrait officiel, posthume (dit « Thérèse ovale »), qui a depuis connu d’innombrables déclinaisons.

Fusain de Céline, publié en 1899 en frontispice de l’Histoire d’une âme – Carmel de Lisieux

65

62

Entre autres parce que l’instauration de ces deux cultes coïncide avec l’avènement de la photographie imprimée (autour de 1900), qui déclencha un « besoin d’images » comparable à celui que notre civilisation allait connaître un siècle plus tard avec l’apparition d’Internet. 63

Le carmel indiquait : « De Juillet 1909 à juillet 1910, on nous a demandé 183.348 images et 36.612 souvenirs [de Thérèse] ». Le point sur ces photographies et les retouches qu’elles ont subies a été fait dès 1961 (François de Sainte-Marie, Visage de Thérèse de Lisieux). Le remarquable site des archives du Carmel de Lisieux poursuit ce travail d’inventaire et de mise à disposition des documents. Il existe au moins un des négatifs réalisés par Céline Martin dans lequel une des sœurs figurant aux côtés de Thérèse avait été effacée par retouche. 64

La dernière à droite est un photomontage.

65

Cette image fut diffusée avec la mention « Portrait authentique ». L’évêque de Lisieux la défendit dans un article en 1915 : « Nous n’hésitons pas à reconnaître dans cette image un portrait vrai et authentique ». http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/component/fwgallery/image/856-fusain-therese-ovale

57


Exemples de dérivés du fusain de 1899

Cette image était manifestement inspirée par une autre, provenant l’iconographie classique de « l’ancêtre » carmélite, sainte Thérèse d’Avila :

de

En 1912, Céline réalisa une nouvelle version, celle-ci évidemment inspirée par l’image sulpicienne de la Vierge, qui allait connaître un succès invraisemblable dans la dévotion dite populaire : « Thérèse aux roses » 66.

67

66

http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/copies-sans-fin-des-oeuvres-de-c%C3%A9line/images-deth%C3%A9r%C3%A8se-aux-roses-1 67

Céline avait également consulté, bien sûr, l’ensemble de l’iconographie dont elle disposait, comme le firent Isabelle Rimbaud puis Berrichon pour leurs portraits imaginaires ou reconstitués de Rimbaud http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/component/fwgallery/image/867 Version de 1925 : http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/tableaux-et-fusains-dessins-parc%C3%A9line-et-autres/tableaux-repr%C3%A9sentant-th/888

58


Quelques exemples de dérivés de « Thérèse aux roses »

En réalité, l’ensemble de ces images découle, au départ, d’une photographie de groupe, qui est fort différente…

Photo de novembre 1894, négatif verre (ici reproduit en positif) – Carmel de Lisieux

68

68

Cette image n’a quasiment jamais été reproduite, nous ne l’avons vue en ligne que sur le site des archives du carmel. http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/les-photos-de-th%C3%A9r%C3%A8se-prises-par-c%C3%A9line

59


Un détail d’une autre photographie par Céline, dans laquelle Thérèse arbore une expression « inspirée », est souvent reproduit de nos jours, dans une version retouchée (cette fois pas par Céline) 69.

Négatif original, avril 1895 – Carmel de Lisieux

70

Reproduction de la photographie sur Internet

Et en couverture de livres modernes

69

On distingue à l’œil nu des traces de pinceau dans les plis du vêtement sous la tête, et le visage a été un peu « lifté ». Une autre image de la même série n’a pas connu la même fortune : http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/les-photos-de-th%C3%A9r%C3%A8se-prises-parc%C3%A9line/photo-16 70

http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/les-photos-de-th%C3%A9r%C3%A8se-prises-parc%C3%A9line/photo-17

60


Dernier exemple, cette photographie, qui ne fut exploitée qu’à partir des années 1970 et également très reproduite de nos jours dans un « extrait » retouché où Thérèse arbore une tête de femme simple, modeste, déterminée mais espiègle, au faux-air de Madone.

Photo initiale, 1895 (négatif verre, reproduit en positif) – Carmel de Lisieux

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A gauche, détail [retouché] actuellement présenté sur le site des archives du carmel A droite, version redressée et retouchée (par Céline), diffusée en 1972 72

Versions circulant sur Internet

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http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/les-photos-de-th%C3%A9r%C3%A8se-prises-parc%C3%A9line/photo-18 72

A en juger par l’exemple de Rimbaud, les commémorations - comme ici le centenaire de la naissance de Thérèse – sont des moments particulièrement propices à la fabrication d’images fallacieuses. D’une part parce ces cérémonies exigent un « matériel de communication » nouveau ; d’autre part parce qu’elles peuvent être l’occasion de réorienter l’image générale du disparu. 61


Plus le plan est resserré, plus le contexte est éloigné, et plus le visage paraît proche, y compris temporellement (plus moderne). On remarque que des interventions légères (contraste, teinte et coloris, cadrage, mise en page) suffisent à changer la perception de l’image (en particulier, ici, l’air d’humilité plus ou moins appuyé).

Et parfois, le détail sera reproduit inversé, infime nuance qui suffit à changer subtilement l’expression du visage (un regard légèrement dirigé vers la droite n’a pas la même valeur « symbolique » que vers la gauche, de même que le fait que le coin droit ou bien le coin gauche de la bouche soit un peu relevé)73.

A gauche, image inversée

/

A droite, image « initiale » (de 1972)

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L’inversion des portraits de Thérèse a été régulièrement dénoncée, ses fidèles déplorant cette altération de ses traits (cf. en particulier Abbé Combes, Sainte Thérèse de Lisieux et la souffrance, 1948, pp. 10-13). Lettre de la mère Agnès, 1924 : le portrait « où "Thérèse" est avec une croix à genoux la montre du côté opposé où elle a été prise, ce qui déforme son visage. C'est un "cliché détourné". Mme Besnier n'a pas su faire mieux et je me rappelle la contrariété que j'en ai éprouvée ; le portrait où elle tient les 2 images, c'est la même chose (…). Ecris à notre "Marie" que les portraits sont enlevés elle en sera si contente ! Cela la taquine. Nous les remplacerons par de belles photographies ou gravures des mêmes portraits qui y sont mais bien réussis. »… 62


Ce n’est sans doute pas un hasard si le catholicisme, particulièrement sous l’égide d’Isabelle Rimbaud et de personnalités comme Verlaine puis Paul Claudel, a exercé une influence considérable dans l’établissement de l’image visuelle de Rimbaud (plus encore que pour son image intellectuelle ou morale). De la même manière, la construction de sainte Thérèse s’appuya, dès son entrée au couvent, sur la fabrication d’images, qui jouèrent un grand rôle lors du procès en béatification (« Thérèse aux roses » fut ainsi créé pour l’occasion 74). Mgr Louis Gaucher écrivait, il y a quelques années : « Au cours des dix-huit ans que j'ai passés à Lisieux, j'ai pu constater, maintes fois, l'impact étonnant que peuvent avoir les photos de Thérèse. Je pourrais citer de nombreux cas de conversions suscités par la contemplation de ces photos » 75. Mais les images peuvent être dangereuses : en avril 1897, l’immense mystificateur Leo Taxil projeta l’une de ces édifiantes photographies durant la conférence où il révéla avoir dupé l’Eglise. Thérèse en fut très affectée et, déjà malade, ne s’en serait jamais remise 76.

Céline (à gauche) et Thérèse costumée en Jeanne d’Arc Détail de la photographie (retouchée par Céline puis par la mère Agnès) projetée par Taxil

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74

Notes de Céline : « C'est le portrait de fond, le portrait de ‘la Sainte’ édité partout. Lorsque la Cause [de la béatification] eut pris son essor et que le Procès suivait son cours, Mgr de Teil, Vice Postulateur dit qu’il était nécessaire d'avoir un portrait de Soeur Thérèse autre qu'un simple buste comme était le ‘portrait ovale’ […]. Nous avions bien ‘Thérèse à la harpe’, mais son attribution ne nous sembla pas de nature à être vulgarisée » (http://bit.ly/1LBv2Ix). Céline répond ici aux désirs de Mgr de Teil comme Isabelle Rimbaud avait répondu aux désirs de Vanier et de Berrichon, en leur fabriquant des portraits dessinés de Rimbaud, propres à être diffusés. 75

http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/apres-1897/les-editions-critiques-apres-1956

76

Peu de temps après, début juin, Céline réalisa la série « Thérèse aux images », dans laquelle Thérèse arbore une reproduction de la « Sainte Face », et qui compte parmi les dernières photos réalisées avant sa disparition. Thérèse et sa sœur étaient en effet vouées à la Sainte face de Jésus, c’est-à-dire à la « vera imago », obtenue par contact direct entre le visage et un voile. Claudel écrivit à propos du Saint-suaire, cette véronique par excellence : « Plus qu'une image, c'est une présence ! Plus qu'une présence, c'est une photographie, quelque chose d'imprimé et d'inaltérable. […] C'est Lui ! C'est Son visage ! […] Il nous est permis tant que nous voulons de considérer le Fils de Dieu face à face ! Car une photographie, ce n'est pas un portrait fait de main d'homme. Entre ce visage et nous il n'y a pas eu d'intermédiaire humain. C'est lui matériellement qui a imprégné cette plaque, et c'est cette plaque à son tour qui vient prendre possession de notre esprit. » Parallèlement à son travail sur les images de Thérèse, Céline créa en 1905 l’image de la Sainte face, à partir de la photo du suaire de Turin, qui fut adoptée avec enthousiasme par le pape (http://www.diocese-frejus-toulon.com/Saint-Pie-X-la-Sainte-Face-sainte.html). Cette image avait été adressée à une poignée de personnalités. http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/img-02 Négatif original : http://www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/index.php/les-photos-de-th%C3%A9r%C3%A8se77

prises-par-c%C3%A9line/photo-14

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Ces aléas sont loin de concerner uniquement une imagerie sulpicienne, destinée à une dévotion explicitement religieuse. Dans les versions altérées de la photographie de première communion, Rimbaud est isolé, mais aussi redressé ; l’icône de Che Guevara, photographie la plus reproduite au XXe siècle (à partir de 1968) a connu une altération similaire. Dans la version la plus connue, recadrée, le buste est redressé.

Photographie originale, par Alberto Korda, 1960 / Version la plus populaire

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Quant à la photographie du XIXe siècle la plus célèbre au monde, c’est-à-dire le portrait iconique de Rimbaud par Carjat, elle a aussi été réorientée, mais dans l’autre sens : elle a été légèrement tournée pour que Rimbaud ait un air plus romantique et rêveur, les yeux perdus dans le ciel.

Reproduction la plus authentique accessible au XXe s. / Version presque toujours reproduite de nos jours Musée Arthur Rimbaud (à gauche : contretype NRf/Cocteau/Gid, vers 1910)

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Voir la riche notice de Wikipédia (http://en.wikipedia.org/wiki/Guerrillero_Heroico), et, en particulier, le film de Jean-Hugues Berrou, Che Guevara, la fabrique d’une icône (2014). 64


Sans aller jusqu’à des manipulations de même type que celles des propagandes, la simple inversion ou le recadrage des autoportraits transforme leur sens. Cela ne signifie pas, bien évidemment, que l’on ne puisse reproduire le document autrement que brut et entier, ce qui serait un fétichisme absurde, mais qu’il faudrait, dans l’idéal, en être conscient, le signaler, et ne jamais oublier que toute glose fondée sur un document altéré est vaine et illusoire, comme le rappelle Anne-Marie Garat : Notons au passage la désinvolture chronique envers la reproduction photographique d’originaux, leur traitement négligé, sans respect le plus souvent pour leur monochromie originale ; ainsi la très médiocre publication de l’Album Rimbaud de la Pléiade, hélas. Il est rarissime que les photos soient, au moins approximativement datées, attribuées, que soient signalée leur source, comme pour tous autres documents, ni même leur format original (contact ou agrandissement), ni leur technique de tirage… Sans parler des recadrages abusifs, bords rognés, une constante. Menacer l’intégrité d’une image compromet gravement sa signification. Ainsi qu’il en a été fait scrupuleusement pour l’histoire de chaque lettre dans la publication des correspondances par Jean-Jacques Lefrère, on rêve qu’il en soit de même pour les photos [de Rimbaud], une à une ; elles aussi ont une histoire, source de bien d’indications décisives… » 79

Ce qui frappe dans les autoportraits de Rimbaud, c’est le sentiment qui s’en dégage d’éloignement du sujet. La position frontale suggère que le personnage s’y montre, mais la place donnée au fond et le décentrage de deux des trois autoportraits laisse surtout une immense place au vide : Rimbaud se dérobe. En effet, un occidental parcourt instinctivement une image comme un texte, de gauche à droite, sauf si un élément iconique fort attire premièrement le regard vers un autre point. Dans les deux autoportraits décentrés notre oeil rencontre d’abord le personnage, puis ne trouve plus que le vide (et la ligne de fuite de la balustrade). Dans l’autoportrait aux pieds nus, le regard se fixe d’abord au centre, sur le personnage, puis il erre autour, ne trouvant pas grand-chose à quoi s’accrocher, et ne peut que rebondir sur le bout de tronc, dans l’angle supérieur (dont on a presque envie de chercher le reste, caché en dehors de l’image), et le rocher dans l’angle inférieur gauche, qui tiennent lieu de premier plan. « Je est ailleurs »… 80

Autoportraits de 1883 (contrastés)

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« A propos de la photo retrouvée de Rimbaud à l’hôtel de l’Univers d’Aden », avril 2010 (http://www.anne-

marie-garat.com/pdf/un-nouveau-portrait-de-rimbaud.pdf). 80

Anne-Marie Garat a relevé (pp. 11-12) que Rimbaud apparaît tout aussi « décalé », géométriquement et socialement, dans les photos de Sheik-Othman et de l’hôtel de l’Univers. 65


De même, dans l’autoportrait à la balustrade, le paysage arrivait à peu près à la hauteur de la tête du portraituré. Tout le haut de l’image, soit environ 40 % de la surface du cliché était occupé par le ciel (ciel que la technique photographique courante de l’époque était à peu près incapable de faire apparaître autrement que sous l’aspect d’une zone « blanche », indéfinie).

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Il y a des gens qui se photographient devant la Tour Eiffel, devant un baobab, etc. De nos jours, la vogue du « selfie » illustre de manière toujours plus caricaturale cette petite vanité humaine (« J’étais là, je participe de l’aura de cet événement, de ce lieu ou de cette célébrité »). Rimbaud, lui, s’est photographié à côté de deux troncs et d’une balustrade. Dans l’autoportrait aux bras croisés on dirait même que c’est ce tronc, très quelconque, qui est le sujet principal de la photographie, parfaitement placé au centre de l’image… On remarque également que toutes les reproductions publiées de l’autoportrait aux pieds nus (toutes sauf une, à notre connaissance), sont recadrées, faisant disparaître le tronc d’arbre qui apparaît dans le cadre en haut à gauche 81. Or, s’il s’agit d’un autoportrait, c’est Rimbaud lui-même qui a choisi le lieu, la pose et le cadrage. De plus les épreuves de Rimbaud mesurent 13 x 18 cm (pour celles dont le format est connu), c’est-à-dire qu’elles sont à la dimension exacte des négatifs, et n’ont fait l’objet d’aucun recadrage. Il conviendrait donc, avant de gloser sur cette image, comme l’ont fait des dizaines de spécialistes, de partir du véritable document, celui qu’a voulu et réalisé Rimbaud. Le fait qu’il ait choisi de faire entrer ce tronc dans la composition n’est pas neutre. De fait, cela créée une succession de plans, qui est absente dans les versions reproduites jusqu’ici (sauf, un tout petit peu, dans la version originale de La Banderole). Rimbaud se trouve bien au centre de la composition, mais très lointain… De fait, on oublie le projet explicite de Rimbaud : « Ceci est seulement pour rappeler ma figure et vous donner une idée des paysages d'ici ». Autrement dit, ces photographies ne sont pas seulement des autoportraits, mais aussi des vues : le sujet, c’est la « figure » de l’auteur et « les paysages d’ici ». « Du Harar je vous enverrai des vues des paysages et des types », écrivait-il aussi, le 15 janvier 1883. Or, comme l’ont noté différents commentateurs, le paysage est précisément le grand absent des écrits « africains » de Rimbaud. Il lui arrive de le mentionner, mais il ne le décrit jamais 82. La volonté de montrer, par l’image, « les paysages d’ici », n’est pas neutre, y compris dans son rapport à l’écriture à cette époque (un écrivain - ou ex-écrivain – qui ne souhaite pas décrire ce qu’il voit mais veut le montrer, par l’image photographique…). On passe complètement à côté de ce projet si l’on recadre les images pour en faire de simples portraits.

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La reproduction par J.-J. Lefrère dans Face à Rimbaud en 2006 est l’une des très rares qui ne découle pas des versions trafiquées de La Banderole et de l’Album de La Pléiade ; elle est cependant légèrement rognée et retouchée, l’éditeur ayant essayé de redonner de la lisibilité à l’image. C’est, semble-t-il, la seule image qui soit altérée dans cet ouvrage, ce qui est pour le moins inhabituel dans l’immense production consacrée à Rimbaud ! 82

Mis à part ces deux occurrences, il semble qu’on ne trouve que deux fois le mot « paysage » dans les écrits connus de Rimbaud durant sa période « africaine » : « des routes horribles rappelant l’horreur présumée des paysages lunaires » ; « les paysages les plus affreux de ce côté de l’Afrique » (l’usage de tels mots pour décrire le paysage a été étudié par Claire Engel : Ces monts affreux… et ces monts sublimes, 1934-36). Le mot « vues » apparaît quatre fois dans les textes de Rimbaud à cette époque, toujours à propos de son projet de réaliser des photographies de la région : « Nous faisons venir un appareil photographique et je vous enverrai des vues du pays et des gens » (15 janvier 1881) ; « Je viens de commander à Lyon un appareil photographique qui me permettra d’intercaler dans cet ouvrage des vues de ces étranges contrées » (18 janvier 1882, à Delahaye) ; « je rapporterai des vues de ces régions inconnues » (18 janvier 1882). A propos d’Aden, il écrivit en 1885 : « On n’y voit […] absolument que des laves et du sable ». En revanche, dans la célèbre et très atypique lettre décrivant l’ascension du SaintGothard (17 novembre 1878, son Golgotha à lui), Rimbaud employait quatre fois l’expression « on voit », jusqu’au moment où il s’y retrouvait à ne plus rien voir d’autre que la neige (« un Pierrot dans l’embêtement blanc », selon sa fameuse et réjouissante formule). 67


De plus, on observe les mêmes caractéristiques dans d’autres portraits réalisés par Rimbaud : Sotiro est décentré, comme pour ne pas cacher le paysage (cela rappelle les autoportraits dans le jardin de bananes et sur le toit de la maison) ; le portrait du fabriquant de daboulas est simultanément une « vue du magasin de manutention » : centré, il laisse la plus large part à l’espace, au décor, ou au vide (dispositif similaire à celui de l’autoportrait dans le jardin de café).

A gauche : Sotiro dans les jardins de Raouf Pacha A droite : « Vue du magasin de manutention. Fabriquant de daboulas [sacs de cuir] à l’heure du Kât » Musée Arthur Rimbaud

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Décentrement 83

Légende inscrite au dos, recopiant probablement l’annotation initiale de Rimbaud. Ce local est probablement la factorerie où Rimbaud travaillait et vivait (à l’étage). L’autoportrait à la balustrade aurait été pris sur le toit de cette maison (J.-M. Cornu de Lenclos, in Bardey, Barr-Adjam, 2010, p. 52). 68


Place au vide

Suppression du vide : Photographie originale / Wikimédia (dérivé de la version de La Banderole)

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Les autoportraits de Rimbaud respectent globalement les règles du portrait bourgeois : le sujet s’y expose fièrement sur fond de décor supposé évocateur. Mais ils n’ont rien à voir avec les mises en scène, médiatiques avant l’heure, de certaines des connaissances de Rimbaud comme Soleillet et Borelli, qui, eux, avaient à « vendre » leur image d’explorateurs. Rien à voir non plus avec l’académisme de la célèbre photo par Carjat, qui est similaire à des milliers d’autres clichés produits à la même époque.

Autoportrait de Borelli (vers 1885-88)

Soleillet par Bidault de Glatigné (1882) - BnF – Société de Géographie 70


En 1892, année suivant la mort de Rimbaud, Verlaine fut photographié par Dornac, qui préparait une série intitulée Nos contemporains chez eux, écho direct à la Galerie contemporaine, dont la publication venait de s’achever. Cette image est une mise en scène, voulue ou à tout le moins acceptée par le Pauvre Lélian. C’est à la fois une action de communication à destination du public, comme les portraits de Borelli et Soleillet, en même temps qu’une espèce de mise à nu et de confession. Verlaine y apparaît lointain, chassé par la ligne de fuite et du canapé, acculé dans l’angle des deux murs, se confondant avec le décor (clair en haut et sombre en bas), et ne cherchant pas notre regard. Cette image allait devenir célèbre, mais elle est presque toujours reproduite recadrée, parce qu’autrement le sujet est presque invisible. Un coup d’œil rapide peut même donner l’impression que la pièce est vide : la face fusionne avec le fond. Or nous n’aimons pas que celui qui s’exhibe échappe à notre regard, et cette photographie est presque toujours reproduite de manière à rapprocher et rendre plus visible le personnage.

Cliché original, archives Dornac (vente Piasa, 2011, expert Yves Di Maria)

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Image publiée à l’époque

Image diffusée par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

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Reproductions dans des livres

84

http://www.mons2015.eu/public/uploaded/grandes_expos/Verlaine_Bibliotheque_litteraire_Jacques_Doucet.jpg

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De même, dans les versions recadrées ou inversées des autoportraits de Rimbaud, la singularité disparaît. Rimbaud est rapproché, approprié 85. Proche ou lointain ?

Ruchon

/

Album de La Pléiade

/ Carte postale (Musée Rimbaud, années 1980 ?) / Original (Musée Rimbaud)

86

Version du Rimbaud de Miller / Original (contrasté - Musée Rimbaud) 85

Nous nous sommes heurtés aux mêmes problèmes lors de la diffusion de la photo de l’Hôtel de l’Univers. D’une part, l’agence à laquelle nous avions confié la diffusion a cru bien faire en prenant l’initiative de « nettoyer » un peu la photo (en comblant par retouche deux ou trois petits trous qui s’y trouvaient). C’est un réflexe presque pavlovien chez les professionnels de la photographie : on diffuse un cliché achevé, propre (même Bertillon eut à se battre contre les photographes judiciaires qui ne pouvaient se retenir de retoucher les portraits qu’ils réalisaient…). D’autre part, nous avons tenu à diffuser simultanément le portrait dans son ensemble et le détail centré sur Rimbaud. Comme l’a relevé par la suite Anne-Marie Garat, la diffusion du détail seul donne l’impression qu’il s’agit d’un portrait individuel, alors qu’il s’agit d’un portrait de groupe, ce qui n’a pas les mêmes implications ni le même sens (position au sein du groupe, interaction avec les autres personnages, etc.) : http://www.anne-marie-garat.com/pdf/un-nouveau-portrait-derimbaud.pdf 86

Images reproduites en nuances de gris pour faciliter la comparaison. 73


Version publiée par A. Borer / Original, ici en noir et blanc (BnF)

L’image recadrée, recentrée, en couverture d’un livre récent / Original

« Somebody else »… On pourrait lire ce titre au second degré : l’homme décidé qui apparaît sur la couverture de ce livre n’est pas vraiment Rimbaud. Du moins, cette image n’est pas une représentation, et encore moins un autoportrait de Rimbaud. En effet, les altérations, fussent-elles minimes, apportées aux photos d’Afrique et à la photo de première communion ont tendance à converger vers le même résultat : montrer un homme plus résolu, solide et libre. Elles gomment la part de vulnérabilité, et même d’effacement, que suggèrent les images authentiques. Rimbaud ne saurait être qu’un héros ; son imagerie est rendue conforme à ce statut. On imagine les biographes, journalistes ou éditeurs choisissant la version de la photographie qu’ils vont publier : « Ah oui, celle-là est bien, c’est la mieux ». Mais « bien » par rapport à quoi ? Sinon à leur préjugé, à l’image mentale latente qu’ils ont du personnage en question...

74


La position décentrée de Rimbaud dans cette image semble avoir gêné depuis longtemps. On voit sur l’épreuve originale une bande verticale à droite (et une autre plus petite en haut) qui est plus claire. Une griffure rectiligne marque la séparation entre les deux parties. En d’autres termes, le cliché a été longtemps exposé, anciennement, avec cette partie masquée : Rimbaud apparaissait ainsi recentré, et l’image devenait ainsi plus équilibrée et conventionnelle 87.

Coin supérieur droit : traces de l’ancien encadrement

Original (contrasté) / Partie qui a été exposée 87

On pourrait s’attendre à ce que la partie non-exposée soit moins pâlie que la partie qui a subi la lumière, or c’est ici le contraire. Peut-être, tout simplement, parce que la partie exposée est un peu empoussiérée, par rapport à celle qui a été protégée. Les deux autres autoportraits présentent également une trace verticale à droite, mais il est difficile d’en déterminer la cause. Contrairement aux deux précédentes, cette épreuve n’a pas été pliée ; cela suggère qu’elle a été la seule à être encadrée. 75


Inversement, dans un ouvrage qui se présente comme une « non-biographie », un dessin inspiré par cette photo rejette Rimbaud dans la marge. Cette interprétation nous paraît, paradoxalement, plus fidèle à l’original que bien des reproductions de la photographie.

De telles petites altérations, qui aboutissent à une déformation complète de la réalité, voire à des contresens radicaux, n’ont rien d’exceptionnel. Peut-être sont-elles même consubstantielles à la constitution d’une photographie en icône, comme le suggèrent de passionnantes études consacrées ces dernières années aux « portraits du Prophète » diffusés en Iran (qui étaient à l’origine une photo érotico-colonialiste réalisée par Lehnert et Landrock), aux photos emblématiques du 11 septembre 2001, et surtout à celles des camps d’extermination 88. Comme s’il fallait que l’image soit muette (oubli ou suppression des informations qui lui sont attachées : contexte, format etc.), pour pouvoir devenir emblématique ou fantasmatique 89. Les études rimbaldiennes sont à cet égard particulièrement « exemplaires » : en général les biographes reproduisent des images « empruntées » à leurs prédécesseurs, sans source ni remise en contexte, bien au contraire. Les légendes indiquent par exemple « Rimbaud en 1883 » ou « Rimbaud par Carjat », alors qu’il s’agit en réalité de « Rimbaud revu en 1922 par La Banderole », de « Rimbaud selon Ruchon », etc. Pourtant, l’information existe : ne pas la reproduire est un choix. Il y a pire : les photographies anciennes diffusées par les banques d’images, y compris les plus sérieuses, y compris celles qui, désormais, ont une vocation monopolistique (Getty…), sont présentées hors contexte : reproductions authentiques ou atrocement trafiquées sont allègrement mêlées, sous des légendes inexactes ou erronées, quand elles ne sont pas complètement absurdes. Là aussi, il ne s’agit pas simplement d’un manque de sérieux, d’une absence de souci du respect de l’histoire ou de la biographie. On ne fabrique pas de l’erreur à une telle échelle industrielle par 88

Ilsen About et Clément Chéroux, « L'histoire par la photographie », Études photographiques, 10 novembre 2001 (http://etudesphotographiques.revues.org/index261.html) ; Clément Chéroux, « Le déjà-vu du 11Septembre », Études photographiques , 20 juin 2007 (http://etudesphotographiques.revues.org/index998.html) ; Pierre Centlivres et Micheline Centlivres-Demont, « Une étrange rencontre », Études photographiques , 17 novembre 2005 (http://etudesphotographiques.revues.org/index747.html). 89

André Gunthert a attiré l’attention sur ce phénomène de décontextualisation dans ses différents aspects : « Notes sur la décontextualisation », L’Atelier des icônes, avril 2013 (http://culturevisuelle.org/icones/2720). 76


simple laisser-aller, mais également parce que cela correspond à une nécessité, à un besoin du « marché ». De telles pratiques seraient inconcevables, de la part de sources présumées fiables, concernant des textes et non des images. Mais elles seraient aussi impossibles à propos d’images contemporaines, et inadmissibles à propos d’œuvres d’art. Cela suggère que les photographies anciennes – fussent-elles célèbres et partout reproduites – n’ont pas exactement le même statut et le même usage que les autres images. De la même manière, la Bibliothèque nationale et le Musée Rimbaud ont diffusé durant des décennies la photo de Rimbaud par Carjat… alors que ces institutions n’en détenaient pas d’exemplaire, pas même en copie ancienne. Les images qu’elles proposaient étaient des reproductions modernes, amplement retouchées. La BnF diffuse toujours sa copie, avec une légende doublement erronée 90. La perte d’identité de telles photographies, préalable à leur sanctification, n’est pas seulement pas due à la négligence de ceux qui les reproduisent, commentent ou diffusent. Elle en fait des sortes de « signifiants flottants » qui peuvent être investis à volonté 91. Elle est structurellement nécessaire, et arrange « tout le monde » - sauf bien sûr la vérité historique -. Rimbaud n’imaginait sans doute pas que ses fidèles feraient de son « je » non seulement un autre, mais plein d’autres, à leur propre image...

1

2

3

4

1 : Reproduction photographique (vers 1912) du tirage d’époque, publiée pour la première fois en 2014 (Archives Paul Claudel) 92. 2 : Reproduction la plus authentique disponible dans la seconde moitié du XXe siècle (Musée Rimbaud, copie des années 1900). Publiée deux fois, à notre connaissance (en 1984 et 2006). 3 : Reproduction BnF (d’après une copie en noir et blanc d’une copie des années 1900), très souvent reproduite. 4 : Reproduction la plus à la mode de nos jours, figurant dans des dizaines d’ouvrages (d’après une copie en noir et blanc retouchée, vers 1950, d’un contretype des années 1900 – Musée Rimbaud).

90

« Légende : Portrait d'Arthur Rimbaud (photographie) - Date du document ou du recueil : 1872Auteur(s) : Carjat, Étienne (1828-1906). » En réalité ce n’est pas un document du XIXe siècle (mais une reproduction des années 1950, d’après une copie des années 1900), et l’original ne datait pas de « 1872 », mais, jusqu’à plus ample informé, de 1871. 91

A ce titre, ces photos célèbres ne sont pas très différentes des photos de famille abandonnées : on ne sait pas qui y apparaît, quel est leur contexte, qu’elle est l’histoire de la personne, et on peut s’amuser à inventer cette histoire, à créer leur légende, d’après quelques indices, et en fonction de nos propres fantasmes, dont elles deviennent l’écran. 92

J. Desse, « Claudel et les visages de Rimbaud. Des photographies inconnues », Histoires littéraires, XV, 57, dossier « Visages de Rimbaud ». 77


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