"Figures mobiles" et "moving pictures"

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"Figures mobiles" et "Moving pictures" : Les livres pour la jeunesse et la naissance de l’image animée Jacques Desse

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Le Motographe (2e édition, avec la couverture illustrée par Toulouse-Lautrec)

Le Motographe, « album d’images animées », fut publié en 1898, au moment où étaient déposés des dizaines de brevets relatifs aux « photographies animées », c’est-à-dire au cinématographe 2. Ce livre explorait les possibilités d’animation cinétique par une feuille de « moiré » transparent, système d’illusion d’optique qui n’allait pas avoir énormément de descendants, même s’il est redevenu populaire plus d’un siècle plus tard, dans les années 2010 3. Cet album était en effet une sorte d’ « OVNI », important l’animation par illusion d’optique à 1

Une première version de cette étude a été publiée dans la revue Avant/Après, 3, Rencontres internationales de Lure, juin 2015. 2

La marque « cinématographe » avait été déposée par les frères Lumière l’année précédente (cf. http://cinematographes.free.fr/index-brevets.html). 3

Voir en particulier la série des « Pyjamara » de Michaël Leblond et Frédérique Bertrand, et celle des « scanimations » de Rufus Butler Seder (ou, dans le domaine de l’art, Vasarely et Ludwig Wilding). Le procédé du moiré, ou réseau ligné, qui est peut-être une adaptation ludique de recherches scientifiques (Edison, Berthier…), sera ensuite exploité dans le domaine du jouet (« Ombro-cinéma », Saussine, 1921), et de la photographie (cf. Paris en 3D : de la stéréoscopie à la réalité virtuelle, 1850-2000, Musée Carnavalet, 2000 ; Kim Timby, « Images en relief et images changeantes : La photographie à réseau ligné », Etudes photographiques, 9, mai 2001). La publication prochaine du Motographe fut annoncée dans The Photographic News en 1897, sous le titre « toy animatography ».

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l’intérieur d’un ouvrage imprimé, alors que la plupart des livres animés suivaient une direction assez différente : l’animation par un mouvement réel dans la page. Les « moving pictures » du Motographe s’apparentaient plus à ce que l’on allait bientôt nommer les « movies », les films de cinéma, tandis que les livres animés exploraient la voie parallèle du « movable ». De même, les très singuliers livrescinéma de Theodore Brown, aux images à regarder avec des lunettes anaglyphes spéciales, n’eurent pas de postérité 4.

Theodore Brown, The Cinema Book, 1926

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Dans sa publicité, Brown prétendait que ce livre présentait des « pictures that actually move ». En fait les images ne bougeaient pas, mais prenaient vie lorsque l’enfant les regardait avec les lunettes, qu’il devait actionner pour qu’elles semblent animées. Brown a réalisé en 1935, dans un pop-up pour Bookano, une des plus incroyables animations jamais conçues : une sorte de projection holographique, une image virtuelle flottant au milieu du pop-up (grâce à un simple système de miroir judicieusement éclairé par la lumière du jour). En dépit de son efficacité, ce système séduisant n’a jamais été réexploité, ce qui confirme que les livres animés semblent « fuir » les illusions d’optique, au profit de l’animation concrète.

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En revanche, et en particulier grâce au même Theodore Brown, les livres allaient bientôt « surpasser » techniquement le cinéma, et entrer dans une nouvelle ère, avec l’invention du « pop-up », au début des années 1930. En d’autres termes, la combinaison du mouvement ET du relief (la scène en 3 D se déployant automatiquement à l’ouverture de la page) 5.

Publicité pour le Kinétoscope d’Edison (vers 1900), le premier appareil de cinéma, permettant la projection d’images animées (« moving pictures ») et de vues stéréoscopiques en relief.

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Le cinéma en relief, qui apparaît dans les années 1915-1920, repose sur un artifice, le spectateur devant chausser des lunettes anaglyphes. L’invention du pop-up semble être due à Theodore Brown, travaillant pour l’éditeur anglais Bookano. Le terme lui-même est une marque crée vers 1932 par l’éditeur américain Harold Lentz (Blue Ribbon). Theodore Brown inventa aussi le « platoscope », système de projection de films en relief (stéréoscopie), dont il déposa le brevet en 1917… (cf. Stephen Herbert, Theodore Brown's magic pictures: the art and inventions of a multi-media pioneer, Londres, Projection Box, 1997). En revanche, au même moment le cinéma devenait “parlant”. Or, autant la recherche du mouvement et du volume a préoccupé les créateurs de livres animés, autant le son les a peu intéressés (il existe des livres sonores, dès 1880, mais c’est une production très marginale).

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On sait que les livres dits "à système" ou "animés", existent depuis toujours ou presque. Ils sont bien antérieurs à l’invention de l’imprimerie : il existe des manuscrits comportant des pièces mobiles ("volvelles") remontant au XIIIe siècle. Ces ouvrages étaient des traités savants ou didactiques, (d’astronomie, d’anatomie, etc.). Lorsque l’édition de livres spécifiquement conçus pour la jeunesse se développera, dans les premières années du XIXe siècle, on verra également apparaître, simultanément, des livres animés pour les enfants 6.

Manuscrit à volvelles, vers 1490 (British Library)

Cette apparition était permise, en simplifiant, par deux phénomènes : d'une part, un changement de statut de l'enfant, qui n'était plus considéré comme un "adulte en réduction" ; d'autre part, l'action de francs-tireurs, pédagogues novateurs ou commerçants avisés, qui estimaient que les livres pour la jeunesse pouvaient être non seulement moraux et éducatifs, mais aussi ludiques, voire, comme nous le disons aujourd'hui, interactifs. Cette position était marginale, au point qu’il faudra presque deux siècles pour que - avènement du numérique et de la civilisation de l’écran aidant -, les livres animés ne soient plus regardés comme des "sous-livres", et ne soient plus suspectés d’être de vulgaires jouets populaires plutôt que de nobles transmetteurs du savoir. 6

On cite traditionnellement, parmi les premiers livres animés pour la jeunesse, les arlequinades (devenues très populaires au XVIIIe siècle avec Robert Sayer) et les dioramas en perspective ou peep-shows (dont ceux d’Engelbrecht, également au XVIIIe). Or il ne s’agit pas de livres mais d’images, et leurs thématiques n’ont rien de particulièrement enfantin. Ces jouets de papier, s’ils comptent effectivement parmi les ancêtres des livres animés pour la jeunesse, étaient plutôt destinés à une récréation familiale, et principalement aux adultes. Il en est de même pour les livres sans texte que sont les livres magiques ou blow-books.

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Un livre classique ne connaît le mouvement qu’au travers de la succession des pages. Les livres dit "animés" ont en commun d’importer le mouvement au sein même de la page, que ce mouvement soit généré par une tirette que le lecteur actionne, qu’il se manifeste par le déploiement d’une figure tridimensionnelle, ou, par exemple, par l’interaction des pages entre elles (dans le cas des livres "pêle-mêle", dont les pages sont découpées en bandes qui peuvent se combiner entre elles). Ce mouvement se traduit par une transformation de la page, inconcevable dans un livre "normal" (par exemple, une image est remplacée par une autre).

Page de titre du Livre joujou, 1831

C’est en France qu’est apparu le premier livre à tirettes, Le Livre joujou, sur lequel nous reviendrons. Pour autant, notre pays n'a pas beaucoup brillé dans cette histoire, l'essentiel de la production de livres animés au XIXe siècle étant née en Grande-Bretagne et en Allemagne, centres de l’édition de "novelties" et autres gadgets imprimés. Le Livre joujou n'aura pas de postérité dans son pays d'origine et c'est l'éditeur londonien Dean qui, à la fin des années 1850, lancera véritablement ce système, plus que jamais florissant de nos jours7.

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Un autre chapitre français reste cependant à explorer : les très beaux livres à tirettes publiés par Augustin Legrand dans les années 1860-80, dont la complexité anticipe sur ceux de Lothar Meggendorfer (voir ci-dessous, p. 19).

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Des livres à "figures mobiles"

La France est cependant l'un des pays d'origine des livres à "figures mobiles", dont l'histoire reste fort mal connue aujourd'hui. En 1810, à Londres, les frères Fuller avaient inventé les livres comprenant de petites poupées de papier avec têtes mobiles, dont l’enfant pouvait changer les costumes au fil de l’histoire. Ces livres-jouets, très novateurs, connurent un grand succès. C'est probablement ce qui donna l'idée à des éditeurs français de concevoir des livres avec illustrations découpées indépendantes du livre, qui sont de plusieurs types :

Fuller, The History of Little Fanny, exemplified in a series of figures, 1810 Photo Pop-up Lady

- les personnages avec têtes mobiles, qui apparaissent dès les années 1810 (sur le modèle du Little Fanny des frères Fuller) 8;

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Augustin Legrand a publié plusieurs de ces livres dès 1819 (cf. J. Desse, « Augustin Legrand, un pionnier inconnu du livre jeunesse » http://issuu.com/librairesassocies/docs/augustin_legrand, version complétée à paraître dans la revue Strenae). M. Theo Gielen a repéré dans les annonces de nouvelles publications de 1833 une petite série de "Nouveaux contes pour les enfants", comportant des "figures découpées et coloriées", imprimée par Didot et éditée par Beaufils. L’un de ces titres figure dans les collections de la BnF. On ne sait rien sur l’éditeur, qui semble être Eugénie Beaufils, plus connue comme peintre.

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A. Legrand, Ernest ou le petit Robinson, [1819] Seul exemplaire complet connu (collection privée, USA – photo Libraires associés).

La petite Hélène, Delaunay, 1818 - Photo Libraires associés

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- les images pourvues d'un pied, que l'on pouvait placer à côté du livre pendant la lecture (système plus tardif qui paraît dater des années 18309);

Tableau abrégé de l'histoire des voyages, Letaille, [1839] -Photo Libraires associés

- les images découpées, amovibles, à insérer dans une gravure décor placée à la fin du livre, auxquelles nous allons plus particulièrement nous intéresser.

Les contes des fées mis en action, Nepveu et Lefuel, 1823

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- Photo Libraires associés

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Selon Theo Gielen c'est sans doute un Français, Charles Letaille, qui a inventé ce système. On ne sait rien de ce Letaille, sinon qu'il pourrait être le fils de l'éditeur A.S. Letaille (luimême associé à Augustin Legrand), et sans doute l'un des premiers lithographes exerçant en France. Une brève notice lui est consacrée dans l'Inventaire du fonds français de la BnF. 10

Datation de la BnF, établie d’après les catalogues de l’éditeur.

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Annonce de la publication des Fables de Florian mises en action Bibliographie de la France, 1820

Il existe également, comme pour tous les systèmes, des ouvrages qui combinent différentes techniques, comme ci-dessous, où les costumes sont à placer sur la gravure et se fixent dans une encoche grâce à une petite languette.

Les métamorphoses de Lucile, Nepveu, 1821. Ici en édition danoise (Isabelles Forvandlinger eller Pigen i sex Skikkelser, 1823) Photo Bruun Rasmussen Auctioneers

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De même pour le très rare Talisman, dont les pièces mobiles sont à insérer non dans un tableau final mais dans les pages illustrées, elles-mêmes pourvues de petits volets à soulever.

S. Ulliac-Trémadeure, Le talisman, histoire amusante et morale, Mallez, 1832 Collection R. & D. Temperley

Dans tous ces cas, le livre comporte des éléments qui sont physiquement indépendants de l’ouvrage, mais fonctionnellement indissociables de son usage. Il s’agit là d’une innovation marginale dans l’histoire du livre et de la lecture, mais qui paraît inédite. Ces livres à pièces découpées mobiles sont extrêmement courants de nos jours, et on peut également penser aux publications qui incluent un élément étranger à la simple succession des pages, depuis les gadgets du magazine Pif jusqu’aux CD-Roms que l’on trouve dans des albums actuels. Il pourraient ainsi être considérés comme des ancêtres de nos "livres augmentés" par des applications numériques.

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Jack Roberts, La croisière blanche ou l'expédition Moko-Moka-Kokola, Tolmer, 1928 Livre à figures mobiles (photo de gauche : BnF) 11

Jacques de Saint-Albin, en 1968, a tenté de dresser un inventaire de ces différentes publications anciennes 12, suivant en cela le catalogue pionnier de la librairie franco-anglaise Gumuchian 13. Depuis, un seul chercheur, à notre connaissance, a travaillé sur l'histoire de ces livres, auxquels il a consacré un article très riche 14. Il semble que les livres avec figures amovibles à insérer dans une gravure apparaissent très tôt, les premières éditions datant des années 1815-1820. L’éditeur Letaille contribuera à leur diffusion en en rééditant certains, avec de nouvelles illustrations. Le plus connu des ouvrages anciens à figures mobiles est anglais, il s'agit de The Paignion, édité à Londres par Westley 15. Ce livre est devenu très rare, seuls deux exemplaires sont conservés en bibliothèque, dont le seul complet connu à ce jour (Oxford et Cotsen Library, Princeton). Il est généralement daté de 1830, mais ne semble avoir été publié que fin 1836. Il ne s'agit donc pas, comme on le dit souvent, du premier livre de ce type, mais du premier livre de ce type publié en Grande-Bretagne. On remarquera au passage que dans ses publicités l'éditeur du Paignion souligne seulement l'aspect ludique de son "little work" ("entertainment", "amusement"...), contrairement aux éditeurs de livres animés français.

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Cet ouvrage appartient à un petit ensemble de livres avant-gardistes des années 1920-30, publiés par Tolmer, le Père Castor et Gallimard, qui ont tenté de revivifier dans un esprit moderne des systèmes alors un peu oubliés, avec des illustrations de grande qualité (par Jack Roberts, André Hellé, Albert Flocon (Mentzel), Nathalie Parain, H.-A. Rey…). 12

Jacques de Saint-Albin, "Livres à transformations", Nouvelles de l’estampe, 1968, p. 230.

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Les livres de l'enfance du XVe au XIXe siècle, vers 1930.

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Theo Gielen, "Books with (re-)movable illustrations", Movable Stationery, X-3, 2002.

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Cf. Peter Haining, Movable Books, New English Library, 1979.

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The Paignion, 1836. Photos David Brass Rare books.

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Annonce de la publication du Paignion, 1836

Il semble donc que ces petits ouvrages soient apparus en France, mais il est fort difficile d'en savoir plus : ces livres sont rares, la plupart manquent aux bibliothèques françaises (Bibliothèque nationale comprise 16), et, même s'ils sont très recherchés par les collectionneurs, il n'y a pas grand monde qui y prête attention. Pourtant, ce système existe toujours, et il n'est pas impossible qu'il ait joué un certain rôle dans la genèse des livres animés, au sens moderne. Ainsi, dès 1827, le viennois Leopold Chimani eut l’idée de concevoir un livre à figures mobiles dans lequel les sujets devaient s’insérer, non plus sur une scène plane, mais dans un espace en trois dimensions. Cela formait une petite scène de théâtre en papier découpé, mais, innovation capitale, insérée à l’intérieur même du livre. Quelques années plus tard, Chimani publia le premier livre en relief pour la jeunesse, précurseur de tous nos pop-ups modernes, qui comportait des scènes découpées se dépliant en trois dimensions quand on tirait sur une languette de tissu.

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La BnF en conserve cependant un bon exemple, La Mythologie en action, qui daterait de 1821.

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L. Chimani, Naturgemählde, Länder und Völkermerkwürdigkeiten und Erzählungen, Vienne, 1827. Photo librairie Simon Beattie, Londres.

Chimani, Bunte Scenerien, Vienne, 1836 Photo Nosbüsch & Stucke Auktionen, Berlin

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On pourrait imaginer que ces figurines mobiles et scènes en relief ont pu être inspirées par les théâtres de papier, dont la vogue fut immense. En fait il semble que ces théâtres soient nés à peu près en même temps que les livres à figures mobiles, sous forme de feuilles à découper et monter 17. Ces jouets éducatifs ont manifestement une histoire commune avec les livres animés (ne serait-ce que parce qu’ils étaient souvent produits et diffusés par les mêmes personnes, et visaient le même public), mais les uns ne sont pas forcément les ancêtres des autres.

Théâtre de papier et l’une de ses figures mobiles Publié par Schreiber (l’éditeur de Meggendorfer), vers 1880-90 Powerhouse museum 18

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Le premier aurait été publié à Londres en 1812, deux ans à peine après les premiers livres à figures mobiles des frères Fuller. Il ne paraît pas évident que dans les premiers temps ces théâtres aient comporté des figurines mobiles (les planches représentant les personnages n’ont pas du tout l’air d’être conçues pour être découpées). 18

http://from.ph/193875

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Les images « mises en action » L’un des aventureux concepteurs de livres pour la jeunesse, Jean-Pierre Brès, fit franchir au livre une étape nouvelle, en ayant la curieuse idée d’insérer dans les illustrations des tirettes en carton permettant de transformer les images : ce fut Le Livre joujou, publié en 1831 19. Le sous-titre du Livre joujou annonçait "avec figures mobiles", et Brès indiquait vouloir "mettre en action" les scènes, autrement dit les animer 20. C’est la même idée, et le même vocabulaire, que ceux des concepteurs français de livres à figures découpées des années 1810-1820. Ainsi, l'éditeur du Jeu des fables, ou Fables de La Fontaine mises en action (Lambert, 1819) précisait que l'objectif était de "charger les enfants de mettre les personnages en action", c'est à dire en mouvement, ce qui était une manière de leur rendre l'étude des Fables "aussi instructive qu'amusante".

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Cf. J. Desse, "L'invention du livre à tirettes : ‘Le Livre joujou’ de Jean-Pierre Brès", in Quand les livres s’amusent, Lyon, Musée de l’imprimerie, 2012 (http://issuu.com/librairesassocies/docs/le_livre_joujou). 20

L’expression "figures mobiles" se rencontre au XVIIIe siècle, dans des ouvrages savants, pour catégoriser les marionnettes. Littré l’utilise pour les tableaux mécaniques (incluant des automates) : « Tableau mouvant, tableau à ressorts, qui présente successivement diverses figures, et quelquefois même des figures mobiles » (article « Mouvant »). Dès 1835, un autre livre à tirettes, avec un système très différent, fut publié en Autriche par Leopold Chimani. Son titre insiste sur l’idée de mouvement (Die Beweglichen Bilder, littéralement "Les images mobiles"), et le sous-titre sur son aspect à la fois divertissant et enrichissant. Cet ouvrage rarissime est consultable sur le site de la Bibliothèque nationale d’Autriche (http://bit.ly/1CsCcoG).

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Pour Le Livre joujou, il est clair que Brès a dû s'inspirer des images à tirettes, très à la mode dans les années 1810-1830, qu'il a en quelque sorte intégrées dans le livre.

Image à tirette, années 1810 - (on remarque que le bras est articulé) Photo Libraires associés

Il paraît clair également que Brès a, de fait, importé le système des figures mobiles à l'intérieur des planches d'illustration : c'est en fin de compte une variante des tableaux à figures mobiles. Les pièces amovibles ont le même aspect, sauf que Brès, en rallongeant les languettes, en a fait des tirettes.

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Pièces mobiles du Livre joujou- Photo Libraires associés

L'idée géniale a ainsi été de simplifier la transformation de l'image en dotant les pièces mobiles de tirettes : au lieu de déplacer lui-même la pièce, l'enfant n'avait plus qu'à actionner la languette, induisant une transformation rapide, enchaînée, et assez "magique". Les Anglais adopteront bientôt l’expression "movable book", probablement forgée par l’éditeur Dean vers 1857, à l’occasion de la publication de ses premiers livres à tirettes. Le livre devenait donc "mobile", c’est-à-dire comme animé, et donc comme vivant… 21

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La première apparition de "movable book" paraît se trouver dans le Dean's Moveable Book of Children's Sports and Pastimes, qui daterait de 1859 (le Dean’s moveable Cock Robin date de deux ans plus tôt). En revanche l’expression française "livre animé" paraît très tardive (années 1970 ?), même s’il a existé une collection d’ "Albums animés" à la fin des années 1940. Elle semble apparaître avec la collection "Pop hop, un petit livre animé" (GP, à partir de 1968) et a peut-être été calquée sur "dessin animé", pour traduire le titre américain "A popup book". Littéralement, elle signifie "livre vivant", et c’est en ce sens qu’elle était employée dans la littérature ancienne (par exemple, la Vierge Marie était comparée à un "livre animé", une sorte de Bible vivante). Le premier livre à tirettes de Meggendorfer (1878) est intitulé Lebende bilder ("tableaux vivants", terme également utilisé par A. Legrand). Il a été traduit en anglais sous le titre Living pictures. Cette expression sera reprise par l’éditeur Bookano, dans les années 1930, dont les livres pop-ups seront diffusés au sein de la collection "Living Pictures Serie", présentant des "living models".

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Apparition du mot « moveable » (en haut à gauche de la couverture), sur l’un des tout premiers livres à tirettes (1859) Photo Libraires associés

Augustin Legrand : Les Métiers en action (années 1870 ? 22) / Catalogue d’ « albums mécaniques », « tableaux vivants » à « sujets animés ». Photo Libraires associés 22

Un des volumes de cette série est enregistré en 1882 à la Bibliothèque nationale, mais il s’agit sans doute d’une réédition. Le plus ancien titre connu est attesté en 1869.

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Au même moment, exactement, naissait l'image animée, avec les précurseurs du cinéma et du dessin animé : invention du thaumatrope (1825), et surtout du phénakistiscope (1831) (un "joujou scientifique", dira Baudelaire), puis du zootrope (1834), etc. L'animation ludique et savante de l'image est dans l'air du temps, et ces recherches aboutiront à un changement majeur dans l'histoire de la culture. Malheureusement, les liens éventuels entre la naissance du livre animé pour la jeunesse et le pré-cinéma n'ont pas vraiment été explorés23. Par exemple, les célèbres magasins de bibelots de luxe Giroux et Susse, à Paris, "entrepreneurs du bonheur de la jeunesse" (Alexandre Dumas), étaient les diffuseurs des livres à figures mobiles édités par Beaufils, comme de livres de Brès (dont le mystérieux Dé poétique et musical), aussi bien que des jouets optiques tel le fameux Anorthoscope de Joseph Plateau (1836) 24.

Plateau, Anorthoscope [1828-1836] - Collection Werner Nekes

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La proximité entre ces deux mondes a été évoquée par John Plunkett (« Moving Books/ Moving Images: Optical Recreations and Children's Publishing 1800-1900 », Interdisciplinary Studies in the Long Nineteenth Century, 5, 2007), Olive Cook (Movement in two dimensions: a study of the animated and projected pictures which preceded the invention of cinematography, 1963), et surtout Eric Faden, dans une étude intéressante (dont je n’ai eu connaissance qu’à la fin de la rédaction de cet article) : “Movables, movies, mobility: Nineteenth–century looking and reading”, Early Popular Visual Culture, 5, 1, 2007, pp. 71-89. John Plunkett a l’air de présupposer que les jeux optiques puis le cinéma ont influencé les livres pour enfants, ce qui paraît réducteur, car il s’agit en fait, vraisemblablement, d’une évolution globale, dans laquelle le livre est à certains égards précurseur. A l’opposé, Eric Faden, va jusqu’à affirmer que le cinéma actuel a une “dette très importante mains méconnue envers les livres animés du XIXe siècle”, ce qui semble pour le moins excessif (le fait que deux moyens de communication différents utilisent des formes similaires ne signifie pas forcément que l’un ait « copié » l’autre). 24

Giroux déposera le brevet du phénakistiscope pour la France en 1833. Giroux a aussi édité ou diffusé, à la même époque, des « peep-shows » (dioramas en perspective) - cf. par exemple le catalogue de la Galerie de Chartres, vente du 16 mai 2010, lot 658. 25

Ich sehe was, was du nicht siehst. Sehmaschinen und Bilderwelten. Die Sammlung Werner Nekes, Göttingen, Steidl, 2002.

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Ombres chinoises animĂŠes, jouet, vers 1860 (?) The Bill Douglas Cinema Museum, University of Exeter

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L’un des "gadgets" de Giroux et Susse les a fait entrer dans l’Histoire : ils furent en effet les premiers à fabriquer et diffuser la chambre daguerrienne, sous contrat d’exclusivité avec Daguerre et Niépce. Autrement dit, le premier appareil photographique... C’est eux qui ont édité en 1839 la célèbre brochure de Daguerre présentant l’invention de la photographie 26.

Verso d’un daguerréotype de Giroux (un des dix exemplaires connus aujourd’hui) Galerie Westlicht / Etiquette de Susse sur une chambre daguerrienne.

Un livre de Brès diffusé par Giroux, portant son étiquette Collection privée - Photo Libraires associés

Photographie carte de visite, vers 1860, diffusée par Giroux 26

La BnF conserve des catalogues d’étrennes d’Adolphe Giroux et Cie (1824-1841), dont l’étude serait certainement très intéressante.

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On remarquera aussi que l'un des premiers essais d'animation de l'image photographique, créée par l'alternance de deux clichés, sera nommé par son inventeur "figures mouvantes" (Antoine Claudet, Figures photographiques mouvantes, 1865), expression déjà utilisée pour certains livres animés 27. Claudet avait précédemment inventé un système d’animation d’images dessinées, dont il déposa le brevet à Londres en 1853 : « Pleasing and novel optical illusions by means of a peculiar construction and arrangement of some of the parts, which are made moveable so as to impart to the picture the appearance of moving figures » 28. On voit que la grande différence est que l'image animée par une tirette connaît un mouvement progressif, réel, tandis que les images animées du précinéma sont un enchaînement d'images qui donne l'illusion du mouvement grâce à la persistance rétinienne et la rapidité de la succession des images (le thaumatrope est à cet égard comparable aux flips books ou folioscopes 29). De même, la photographie en relief, qui apparaît à peu près en même temps que les livres en 3-D, parvient à donner une illusion de troisième dimension par la stéréoscopie, alors que le livre pop-up est réellement en volume 30.

Stéréoscopes, XIXe et XXe siècle (View-Master) 27

Cette expression existait déjà aux XVII-XVIIIe siècles ; elle désignait, dans le vocabulaire de la peinture, des sujets représentés en mouvement, mais plus encore les personnages d’automates (dits « machines mouvantes »), en particulier ceux des horloges animées, comme celle de la cathédrale de Strasbourg. On la rencontre aussi, par exemple, à propos des gravures à volvelles (Brunet, Manuel du libraire, 1860, I, 342, 1691… ; Catalogue de la Bibliothèque de feu M. Arthur Dinaux, 1864, 890 ; Catalogue des livres de la bibliothèque de La Serna de Santander, 1803, 2421). 28

Cf. Georg Füsslin, Optisches Spielzeug oder wie die Bilder Laufen Lernten, 1993, p. 74 ; Christie’s, The Ganz Collection of Magic Lanterns, Optical Toys & Pre-Cinema, 2007, lot 61. 29

Ces livrets dont le feuilletage rapide donne l’illusion d’une animation des images apparaissent dans les années 1860 : "On attribue au français Pierre-Hubert Desvignes d'avoir eu l'idée du folioscope vers 1860 parce qu'il a animé des photographies comme une sorte de Zoetrope mais c'est l'anglais John Barnes Linnett, imprimeur à Birmingham, qui a été le premier à breveter le flip book sous le nom de ‘The Kineograph a new optical illusion’ le 18 mars 1868" (Pascal Fouché, site flipbook.info). 30

Le stéréoscope est inventé en 1838 par Charles Wheastone. Les premières photographies stéréoscopiques datent de 1840 (soit dès l’année suivant l’annonce de l’invention du daguerréotype), le système devenant très populaire à partir de 1850. Le premier livre à tableau en relief date de 1836 ; ce système se répand grâce à Dean vers 1860 (immédiatement après les livres à tirettes).

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“Peep show picture book”, Dean, 1861 - Photo David Brass Rare Books

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Mais on parlait aussi de "figures mouvantes" à propos de pantins ou mannequins en papier découpé et articulé 32. Pour rendre les différentes pièces (les différents membres), mobiles, on les liait entre eux par de minuscules nœuds de ficelle au niveau des points d’articulation (coudes, genoux, bassin…). C’est précisément le système qui sera utilisé dans les débuts de l’animation de sujets dans les livres à tirettes, comme il l’avait été dans les images à tirettes.

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L’éditeur insiste sur le fait que la magie est produite par un dispositif se déployant dans un espace réel (« real distance and space »), probablement pour se démarquer des vues stéréoscopiques. On trouve en effet dans les pages de ce livre des « peep shows » (dioramas en perspective). Cette ajout de dioramas dans un livre est cependant exceptionnel (le Alice au pays des merveilles de Robert Sabuda, publié en 2004, en comprend un). 32

Pour les personnages découpés des théâtres d’ombres pour enfants ou les pantins articulés en papier (cf. par exemple D’Allemagne, Histoire des jouets, p. 215). Et pour les mannequins pour peintres en papier découpé et articulé : Paillot de Montabert, Traité de peinture, 1829 (T. II, p. 284, et : "Des figures en cartes découpées et mouvantes", T. VI, p. 361 ; "Des principaux points d’articulation qu’il convient d’adopter pour construire, soit des mannequins, soit des figures mouvantes", T. V, p. 88 - Cf. Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, 1867, p. 563).

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"Exemples de figures découpées et mouvantes" (Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, 1867)

Pantins articulés à découper, Imagerie Pellerin

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Cette innovation permit de passer d’un mouvement très simple et unidirectionnel (dans Le Livre joujou les parties mobiles ne peuvent se déplacer que verticalement et ne sont pas articulées) à un mouvement complexe, proche de la nature, dans lequel les différentes parties ont chacune leur action, déclenchée par une même tirette. Ces ficelles seront ensuite remplacées par de minuscules "ressorts" de fil métallique enroulé, ce qui permettra au maître Lothar Meggendorfer, dans les années 1880-1900, de mettre en oeuvre des mouvements complexes et simultanés de très nombreuses pièces mobiles. La page devenait ainsi une sorte de scène de théâtre qui semblait prendre vie, du simple fait que l’enfant démiurge actionne la tirette...

Meggendorfer, Gigerl's Freud und Leid, Schreiber, 1894. Photo Ketterer Kunst (On remarque les petits “ressorts” métalliques qui articulent le personnage.)

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A la fin du XIXe siècle, les créateurs de livres animés pour la jeunesse parviennent ainsi à enchaîner la transformation d’images, dont l’apparition /disparition devient un mouvement continu, sans rupture. Comment ne pas penser aux recherches capitales et fascinantes de Marey et Muybridge, à la même époque, qui allaient permettre de photographier les mouvements, d’en décomposer la succession, et à terme de les filmer ?

Marey, chronophotographie, 1883

Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si le premier « âge d’or » du livre animé s’achève dans les années 1900, au moment de l’avènement du cinéma 33. Le livre à système ne renaitra que dans l’entre-deux guerres avec l’invention du pop-up, ou mouvement en 3-D. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les deux grandes périodes suivantes de gloire du livre animé coïncideront avec l’avènement de la télévision, puis avec celui du numérique et d’Internet 34.

33

Eric Faden, “Movables, movies, mobility: Nineteenth–century looking and reading”, cit.

34

Ce rapprochement a déjà été fait par différents commentateurs. Il est évidemment subjectif, mais on ne peut constater que l’émergence de la civilisation numérique, loin d’avoir ruiné les livres jouets, a au contraire coïncidé avec une période de succès populaire, de créativité, et de changement de statut « social » du livre animé (devenu en quelques années la coqueluche des pédagogues et institutions, alors que jusque-là ils le regardaient le plus souvent d’un air suspicieux, le trouvant généralement vulgaire et populaire).

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Plaquette publicitaire avec pop-up (scène en relief à déploiement automatique) pour Pathé Cinéma, 1937 - Photo Libraires associés

L’expression « moving pictures », que l’on trouve en couverture du Motographe comme dans les publicités d’Edison, est révélatrice de cette proximité. Elle est extrêmement courante en anglais pour parler du cinéma, et particulièrement des débuts de la projection d’images animées. Or il semble qu’elle ait d’abord été en vogue pour les livres à système. La première occurrence de cette expression dans un titre, au catalogue de la Library of Congress, se trouve dans des traductions américaines de Meggendorfer datant de 1884, tandis que la British Library conserve un livre animé de Dean publié en 1886 (Happy Children, with moving pictures). La première apparition de « moving pictures » à propos de livres animés paraît dater de 1880, dans un livre à tirettes de Dean. Elle ne sera employée par des pionniers du cinéma comme Edison qu’à la toute fin du siècle, et le projecteur de cinéma commencera à être nommé « moving picture machine » à partir de la toute fin des années 1890 35.

35

Charles Musser, « The Strereopticon and cinema », in Cine-dispositives: essays in epistemology across media, 2015, p. 150. Chose historiquement logique, l’expression « moving pictures » avait déjà été employée à la fin du XVIIIe siècle pour des séances de projections fantasmagoriques (« Eidophusicon » de Loutherbourg), ancêtres directs du spectacle cinématographique.

28


Little Folks Living Nursery-Rhymes in Moving Pictures, Dean & Sons, [1880 ?]

36

Editions américaines de Meggendorfer, 1884 et c. 1890

36

Ce livre était daté par erreur de « vers 1860 » par Peter Haining (p. 32), mais il est forcément postérieur à 1873, d’après l’adresse de l’imprimeur.

29


“Liman H. Howe’s moving pictures”, affiche de 1898 (Library of Congress) Moving Picture World, magazine de cinéma créé en 1907

Publicité pour les « moving pictures » d’Edison, vers 1900-1902 (Library of Congress)

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Un patrimoine oublié

Les livres animés anciens sont rares et mal connus. Les quelques exemplaires de livres à figures mobiles que nous avons pu acquérir ces quinze dernières années sont quasiment tous partis enrichir des bibliothèques ou des collections américaines, japonaises, hollandaises, italiennes... De même, alors que d'innombrables institutions françaises consacrent désormais des expositions aux livres animés, ces événements ne s'accompagnent plus, entre autres par manque de moyens, de recherches approfondies (la priorité est désormais donnée aux animations plutôt qu'à l'érudition). Significativement, l'une des expositions qui a apporté le plus d'informations ces dernières années a été montée par des collectionneurs, sans autres moyens que leur bonne volonté 37. Du coup, la période actuelle de vif intérêt pour les livres animés ne s'accompagne que d'un faible progrès de la connaissance historique de ces livres, particulièrement en France, par manque de recherches et de recensements. Personne ne sait combien de livres à figures mobiles ont été publiés ; leur datation et leur collation demeurent confuses ; le contexte de leur publication est inconnu. Cela n'est pas qu'anecdotique : outre leur intérêt intrinsèque, leur place dans l'histoire du livre et dans celle de l’animation de l’image en Occident, ces ouvrages mériteraient sans doute un paragraphe dans l'histoire de l'éducation, puisqu'ils sont à la fois héritiers de la méthode visuelle de Comenius et précurseurs de Friedrich Froebel ou Paul Faucher (créateur du Père Castor) dans leur volonté d'impliquer les enfants dans des activités d'éveil, et de les instruire en les amusant. Il est par exemple intéressant de remarquer que les diffuseurs des premiers livres animés ont aussi introduit le jeu chinois du tangram en France, au même moment (à partir de 1817). Bref, il est très possible que l'étude de l'histoire de ces livres puisse amener à quelques découvertes intéressantes, surtout à l’heure où le livre animé apparaît à de nombreux chercheurs comme une sorte de pont entre le livre imprimé et le livre numérique38.

37

Waouh ! 100 livres animés collectors sélectionnés par livresanimes.com, Paris, 2013.

38

Voir en particulier le colloque international "Text/ures : les objets livres du papier au numérique", organisé à Paris en 2014 ("Explorer la gamme d’objets hybrides que sont les livres d’artistes, les livres animés, les ouvrages composites de la littérature contemporaine, les livres sculptures ainsi que les nouveaux livres numériques, qui chacun à leur façon, par leur appartenance à la fois au domaine littéraire et à la culture graphique ou plastique échappent à toute tentative de classification. Par text/ures, on entend explorer le rapport entre le texte et sa matière, la façon dont il est mis en relief, voire activé par des mécanismes papier ou numérique").

31


Véritable casse-tête ou énigmes chinoises, Canu, [1817]

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