La première fleur du pays sans arbre

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On est loin, très loin, des vaticinations narcissiques et biaisées d’un BHL. On est loin de la violence souvent frelatée du reportage « embedded ». On est loin du compassionnel caritatif politiquement correct. On est loin des stratèges reprenant sans cesse « le grand jeu » en fonction de leurs proximités diplomatiques. On est loin des assertions militaro-idéologiques toujours démenties par les faits. On est loin de l’exotisme inquiétant pour magazines sur papier glacé. En revanche, on est en Afghanistan, on y est vraiment. En compagnie d’un observateur engagé mais ne se mettant jamais en avant, d’un voyageur modeste n’héroïsant jamais son rôle, d’un vrai connaisseur du pays sachant s’effacer derrière les chiffres et les dates quand il le faut, d’un conteur aux sinuosités tout orientales, d’un miniaturiste au trait précis. On avance aux côtés d’un jeune homme pour lequel l’aventure intérieure est indissociable de l’aventure tout court et l’action concrète nullement incompatible avec la rêverie littéraire. Ses traits restent flous, mais sa voix nous accompagne au fil d’un séjour que d’autres, plus vantards, n’hésiteraient pas à qualifier d’immersion dans un pays ravagé par plusieurs conflits successifs ou concomitants. Dans un mélange parfaitement agencé de scènes de la vie quotidienne, d’histoires de vies, d’éclairages socioéconomiques, d’approches quasiment ethnologiques, de portraits d’hommes et de femmes souvent déchirants et d’anecdotes parfois tristement désopilantes (une jeune femme peut-elle manger une glace avec un homme sans perdre sa réputation ? comment satisfaire un besoin pressant quand on porte le shalwar kaarmez ? comment apparaître comme un vieux sage aux cheveux blancs à moins de quarante ans ?), dans cet entrelacs aux motifs contrastés, bien des idées reçues sont remises à leur juste place. Ainsi, celle du port de la burqua, apportant paradoxalement à des femmes urbaines - ayant les moyens d’en avoir une - plus de liberté qu’à leurs malheureuses sœurs villageoises réduites à l’invisibilité. Ce n’est pas la seule surprise que réserve un texte toujours pudique mais toujours pointu. Quant au dessin, souvent allusif, parfois presque évanescent, il sert parfaitement le propos en pratiquant souvent la métaphore pour traduire une situation sans l’illustrer platement, voire la métonymie pour atteindre au simple signe de la chose racontée, proche en un certain sens des encres griffées d’Henri Michaux, mais sachant aussi se faire réaliste lorsqu’il le faut. On l’aura compris, avec La Première fleur du pays sans arbre, Julien Lacombe offre, en compagnie de Sarah Arnal, l’une des peintures les plus justes, les plus sensibles, d’un pays suspendu entre le passé et l’avenir, dans le brouillard d’une guerre sans fin et la poussière d’une civilisation en lambeaux. Pierre Christin

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