IROmagazine N°22

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C R I T I QU E

<< Après avoir rappelé qu’aucune pensée n’existe hors de la langue qui la concrétise, il démontre combien la soumission à une langue unique occulte des angles de recherche originaux et prometteurs différents de ceux imposés par les maîtres anglo-saxons. L’anglais a été choisi non parce qu’il est la langue la plus favorable à l’expression scientifique mais parce que, sous l’impulsion d’une Amérique qui a bénéficié seule de la guerre civile européenne de 1914 à 1945, il a acquis une dimension mythique. Convaincus que seul le passage obligé par la recherche américaine donne lettres de noblesse et avenir, les chercheurs du monde entier rêvent d’être inscrits dans les citation indexes américains. Il est vrai que la majorité des directeurs de chaires et de laboratoires se basent sur eux pour l’engagement de leurs nouveaux chercheurs. Or, il est de fait que plus les scientifiques européens publient et communiquent en anglais, plus ils passent inaperçus. En premier lieu parce que, sauf exceptions, ils ne parviennent jamais à exprimer toutes les subtilités de leur pensée dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle. En second lieu parce que, par conformisme et par nécessité, ils n’empruntent que des champs d’exploration allant dans le sens de la recherche anglo-saxonne. Enfin, parce qu’ils ne publient que rarement quelque chose d’original puisque les directions de recherche originales, c’est-à-dire s’éloignant de ce que veulent les instances américaines, ont été négligées. Parmi les autres effets pervers de l’abandon des langues autres que le SUT

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figurent : l’aliénation intellectuelle par simplification de l’argumentation faute de maîtriser l’anglais aussi bien qu’un natif de cette langue, la confiscation des résultats par les Anglo-Saxons (Duschene avait trouvé le penicillium glaucum avant Fleming, de Martinville avait conçu le tourne-disques et Charles Cros construit le premier enregistreur avant Edison, Clément Ader fut le premier à décoller du sol dans un appareil, treize ans avant les frères Wright), la déformation de la représentation du monde (la tendance à ne consulter que des études anglo-américaines ou inspirées par elles offre une image des réalités chinoise, japonaise, indienne, etc. tronquée, surtout quand aucun auteur autochtone n’est sollicité), la mainmise anglo-saxonne sur l’édition scientifique, le «pillage et la marginalisation de la recherche non anglo-saxonne» (comme le prouve l’affaire Montagnier/ Gallo sur le virus du sida), la monopolisation du savoir par les Anglo-Américains, qui décident pratiquement seuls de ce qui doit être retenu, publié et utilisé (et qui en retirent les fruits commerciaux), l’endoctrinement des esprits et l’uniformisation de la pensée.

Comment se réapproprier la pensée scientifique Le premier remède à appliquer, suggère Durand, est de bon sens : que les chercheurs travaillent et communiquent dans leur langue maternelle. Il faut pour cela, bien entendu, l’appui de l’Etat et des institutions de recherche, lesquels doivent financer et favoriser des publications de haute qualité dans les langues utilisées par les chercheurs. Le deuxième remède consiste en une modification profonde

du brevetage. Face aux chercheurs américains pour qui le coût d’un brevet est relativement modique, le chercheur européen doit s’acquitter d’une somme faramineuse. L’aberration va jusqu’à devoir abandonner un brevet en cours de route (c’est arrivé à l’Université de Caen, il y a quelques années), faute de moyens financiers, brevet aussitôt repris par les Américains et exploité par eux. Enfin, il s’agit, d’une part, de remettre en vigueur les traductions d’articles et de conférences scientifiques, et, d’autre part, d’encourager le multilinguisme. Saisir la teneur d’un discours dans une langue étrangère est plus facile que d’en tenir un dans une langue qui n’est pas la sienne. Les chances que ces deux initiatives voient le jour sont malheureusement réduites. D’abord à cause du travail de sape de l’Union européenne, appliquée à faire de l’Europe, à tous les niveaux, un satellite des Etats-Unis. Ensuite parce que les autorités politiques des pays européens ont toutes été formées dans le moule de cette satellisation. Ce qui fait dire à Durand que les nations européennes sont peut-être irrémédiablement engagées dans une «régression évolutive» dont elles n’ont ni le courage ni la volonté de se sortir. Michel Bugnon-Mordant Dr en langue et littérature anglaises Président de l’Académie suisse de géopolitique4

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www.realites-geopolitiques.com


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