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Les limites et les perspectives

Enfin, il y a l’interaction entre l’utilisation des plateformes numériques mondiales (« généralistes » comme Facebook, Google, Instagram, ou « spécialisées » comme Airbnb, TripAdvisor, Amazon, etc.) et le changement d’utilisation sociale des espaces dilatés de l’urbanisation contemporaine. Sur la vague d’une rhétorique (un peu banale) sur la « dématérialisation » des lieux, de nombreux auteurs opposent l’espace public « physique » à l’utilisation d’espaces virtuels, en leur attribuant un rôle déterminant dans l’affaiblissement (ou la décroissance même) des structures physiques urbaines (Castells 1996). Nous sommes d’avis qu’au contraire le chantier de construction de la nouvelle ville (ou métropole, ou post métropole) et donc la discipline de l’urbanisme dispose aujourd’hui d’un outil de connaissance extraordinaire et sans précédent. Les mégadonnées collectées par les plateformes numériques en mouvement permettent une cartographie minutieuse et continue des usages des espaces urbains, des préférences des utilisateurs des plateformes, de leurs choix de consommateurs, des éventuels « conflits », et cette possibilité d’analyse peut être utilisée à la fois pour des utilisateurs individuels, en membres de groupes ou de communautés ou de groupes sociaux qui peuvent être composés en fonction des différents paramètres (Hagi, Campani 2014). Il existe, comme le souligne par exemple Klinenberg (2019), une action active et d’orientation que les outils numériques exercent sur les utilisateurs : en dirigeant la demande de biens vers l’offre de biens ou de services par la variation des prix en fonction de la disponibilité des revenus ; le choix des itinéraires en fonction de la disponibilité du temps ; le choix des destinations en fonction des souhaits et/ou des besoins. Il existe également la possibilité de connaître les déplacements et les actions, de les cartographier et de conserver la mémoire de tout cela, ainsi que la possibilité d’orienter les comportements, les goûts et les désirs. Nous pensons que tout cela peut être utilisé et doit être étudié spécifiquement par les urbanistes comme un outil indispensable pour comprendre, rénover et concevoir au mieux les espaces et les relations entre les espaces inédits (Lanchester 2017) d’autant plus dans des situations nouvelles telles que les pandémies et, espérons-le, post-pandémiques.

Les limites et les perspectives La création de la ville publique en Italie (et de l’espace public lui-même) a rencontré de nombreux problèmes, bien que cela reste une expérience positive du rôle moteur de l’État dans une tentative de combiner l’urbanisme avec une dimension de justice sociale qui a progressivement disparu avec les progrès du néolibéralisme économique. Il faut d’abord mentionner la distance entre l’exhaustivité et la complexité des plans et projets

élaborés et les limites de leur mise en œuvre, souvent partielle. C’est un aspect que la discipline a tendance à sous-estimer et qui augmente la distance entre l’élaboration théorique et son impact sur l’aménagement urbain (Campos Venuti 1967; Campos Venuti, Oliva 1993; Palermo 2019). Les aspects liés à la gestion des constructions ont également marqué en partie l’avenir de celles-ci, avec des problèmes d’affectation et d’occupation des appartements encore souvent non résolus par une population aux prises avec des problèmes évidents d’accès au logement (comme les victimes du séisme qui occupaient une partie des Vele de Scampia, ou les personnes non autorisées mais en difficulté qui occupaient illégalement des parties entières de Corviale, cf. Bellisario 2015). Les vicissitudes complexes de fabrication et de gestion (qui doivent également être prises en compte) ne doivent cependant pas nous empêcher de saisir les limites du projet, qui nous paraissent plus claires également en raison de la distance temporelle. L’un des facteurs les plus évidents, qui a engendré de nombreux problèmes, est le manque de mixité sociale et fonctionnelle. Cette mixité insuffisante a fait de bon nombre de ces social housing areas des ghettos de facto, avec une amplification inattendue des problèmes sociaux, rarement déclencheur de dynamiques vertueuses, comme le fort sentiment d’appartenance des nouveaux habitants à leur nouvelle habitat (cf. par exemple à Florence, Poli 2004). Un autre facteur qui a partiellement affecté la qualité et la fonctionnalité de la construction de logements sociaux est le faible investissement dans les infrastructures de transport public. Dans bien des cas, il n’existe pas de lignes de transport public entre ces quartiers souvent très vastes et les centres urbains les plus proches, où ces services n’avaient pas été prévu ou non encore réalisés dans la ville publique. La particularité et l’exceptionnalité de ces réalisations n’ont en aucun cas eu l’opportunité de servir de guide pour le développement de la ville qui l’entoure, c’est-à-dire de la ville d’initiative privée, qui a souvent été construite en opposition à la ville publique, et parfois en attitude parasite. Ce manque de dialogue réciproque a déterminé une sorte d’isolement des réalisations par rapport aux tissus de la ville du marché libre. Une autre caractéristique qui s’en dégage, peut-être la plus lourde de conséquences à la fois pour le succès des établissements publics mêmes, mais aussi pour le rôle qu’ils auraient pu avoir dans la construction de la ville en plein essor, est leur caractère épisodique et exceptionnel. Cela a souvent été dû à des logiques d’urbanisme spécialisées et d’urgence (c’est-à-dire la nécessité d’augmenter l’offre des logements sociaux), non suffisamment intégrées dans une conception générale et « organique » de la ville. A part quelques exceptions bien connues (par exemple le plan pour le centre historique de Bologne de Campos Venuti, Benevolo et

Quaroni, complété par Cervellati, cf. Cervellati, Scannavini, De Angelis 1977) les choix de localisation ont souvent été des additions et des ajouts, des incidents non liés, nombreux et éloignés, qui n’ont pas affecté l’efficacité globale du plan. La myriade d’interventions publiques n’a peut-être pas contribué à la dispersion et à la diffusion, mais elle n’a pas non plus suffisamment interagi à travers les plans directeurs avec la croissance générale des villes, dans des plans plus généraux d’organisation du territoire. Épisodicité, spécialisation, isolement peuvent apparaître comme les caractéristiques de l’implantation de la ville publique italienne, depuis son affirmation dans l’après-guerre jusqu’à son retrait progressif aujourd’hui dans le fragment urbain, en passant par l’échec - par défaut d’organisation mais aussi par manque de ressources et de soins — de certaines expérimentations radicales à partir des années 1970 du XX siècle. Nous pensons cependant que ces caractères sont apparus en négatif pour le désinvestissement progressif de l’acteur public dans la ville, avec la dépendance du problème du housing aux mécanismes de marché, et l’affaiblissement progressif de la capacité des plans à contribuer à définir un horizon de sens partagé pour l’évolution urbaine. « Aujourd’hui, après un siècle de construction publique, après les expériences peut être douteuses des grands quartiers des dernières décennies, le phénomène de fragmentation de la ville publique se manifeste de plus en plus par la perte d’une idée complète du quartier qui émerge des interventions de logements sociaux aujourd’hui. L’idée d’une ville qui se développe en plusieurs parties a été remplacée par celle d’une ville qui change grâce à des stratégies urbaines pour compléter et réparer les établissements existants, avec des interventions opportunes et minutieuses » (Di Biagi 2001, p. 10). Il faut souligner un enseignement que l’on peut tirer de l’expérience de la ville publique pour la façon dont nous l’avons rendue, et surtout des cas qui ont mûri dans le temps leur qualité urbaine et formelle (comme beaucoup de quartiers INA-Casa) : seul l’acteur public peut mobiliser la quantité de ressources et de compétences pour développer un schéma général et global de la ville publique, en mesure de construire des éléments urbains qui influencent positivement les aires métropolitaines et urbaines et les directions que cet ouvrage tente globalement de tracer. Cette prise de conscience après les vingt premières années du XXI siècle commence à se renforcer. La diffusion de l’impression générale d’inadéquation du libéralisme économique et d’un « état léger » pour résoudre des problèmes structurels resurgit dans différents domaines : la nécessité d’intervenir globalement sur l’urgence climatique, ou sur des pandémies causées par des déséquilibres environnementaux et d’implantation, implique le protagonisme de l’acteur public, y compris dans ses émanations internationales

(l’UE), entendu comme le seul capable de se projeter dans des horizons non contingents et de mettre en œuvre des politiques et des actions de grande envergure (cf. le chapitre Le projet de la biorégion urbain). Dans notre pays, le rôle fondamental de l’acteur public pour la mise en sécurité, la récupération et la régénération de vastes portions du patrimoine bâti urbain abandonnées ou sous-utilisées n’est pas substituable (cf. le chapitre Le projet pour les centres historiques). Travailler sur la ville existante, sur les zones déjà urbanisées, implique une action publique forte en termes de régulation, d’investissement, de planification, en particulier compte tenu de la contraction démographique italienne. L’ampleur des cas d’intervention publique nécessaire en matière de logement et de services est telle qu’il semble peu utile de tenter de les généraliser dans des familles. Nous ne donnons que trois exemples très différents, parmi d’autres. Le premier exemple concerne l’action nécessaire sur certaines composantes urbaines qui sont indissociablement perçues comme relevant de la sphère publique et qui nécessitent à la fois une restructuration et une mise en œuvre radicales et d’être mises en résonance avec les espaces publics. Nous nous référons au logement scolaire et universitaire et au bâtiment des services sanitaires (Arbizzani 2015 ; Campioli 2020). Dans ces domaines, l’intervention publique permet d’inclure des résidences temporaires et bien modulées sur les besoins des populations installées et sur les potentiels utilisateurs (populations étudiantes, personnes ayant besoin de soins). Le deuxième exemple s’applique au patrimoine immobilier dans la disponibilité de l’État et des régions en dehors des deux catégories (éducation et santé) mentionnées ci-dessus. En dépit de la tendance persistante à la vente au profit des propriétaires privés pour diverses titrisations, ce patrimoine est encore important, voire en croissance potentielle. En Italie, la disponibilité d’immeubles de l’Agence nationale pour l’administration et la destination des biens saisis et confisqués à la criminalité organisée (ANBSC)4, qui a été créée en 2010 (Gianfrotta 2020) est impressionnante. C’est une direction vers laquelle l’État peut investir fortement, en dédommageant ainsi les territoires et en fortifiant son propre rôle. Le dernier exemple est plus répandu et plus réticulaire, littéralement : il concerne les espaces urbains dédiés à la mobilité, avec tous leurs accessoires. L’espace routier, dans ses sections très diverses, avec les espaces publics et d’usage courant qui relient, est matrice fondatrice de l’installation urbaine, et sera à l’avenir concerné dans les aires métropolitaines, mais pas seulement, à des changements radicaux. Le changement des formes de la mobilité, qui prévoit un majeur rôle du transport en commun et une majeure promiscuité et inté-

4 https://www.benisequestraticonfiscati.it/.

gration des différentes modalités de déplacement dans les aires urbaines (jusqu’à arriver aux shared spaces des centres ou des quartiers, cf. Baima et al. 2015) se joindra à la nécessaire révision en clé sociale de ces espaces modifiés, parmi les plus négligés dans la période de fébrile croissance urbaine du XX siècle. Déjà répandues actions d’urbanisme tactique (Hillson 2018) intéressent l’espace public de la rue, en s’orientant vers une demande de nouvelle qualité urbaine diffuse que seule une action publique consciente et décidée peut garantir.