Sang d'encre

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Mikaël Voizard

POÉSIE NOCTURNE Je suis un poète, c’est une des seules choses dont je peux être sûr ces temps-ci. J’en suis à un moment de ma vie ou je remets en considération toutes les décisions que j’ai eu à prendre dans ma longue existence. Je suis ce que l’on pourrait appeler un artiste incompris, je ne vis pas dans mon temps, je ne suis pas compris du public, ce qui ne m’étonne guère, mais je ne le suis pas plus de mes contemporains qui ne retrouvent pas en moi la fièvre mélancolique qui semble frapper tous mes confrères. Je suis trop joyeux pour eux, je ne comprends pas que l’on puisse seulement tirer son inspiration des choses tristes et déprimantes de la vie. Pourquoi faut-il toujours chercher l’amour impossible? Il est vrai que je n’ai pas beaucoup de succès avec les femmes dans ma vie, mais mes poèmes ne parlent pas de la tristesse de mes échecs amoureux, mais plutôt de l’exaltation que je ressens à toutes les fois que je tombe amoureux. Bref, je suis un paria, un joyeux paria qui ne recherche pas la compagnie des autres, mais qui ne la repousse pas non plus. Je suis un adepte des cafés bondés où j’écris presque tout ce qui se passe dans ma vie. Le café que je fréquente est en fait un petit bistro sur la rue Baudrin, où je passe presque toutes mes nuits à noircir des centaines de feuilles. La première soirée que je passai là, il y a de ça plusieurs années, je la consacrai à observer les autres clients que je côtoyais. La seconde le fut aussi, ainsi que la troisième : je ne faisais que ça, regarder les gens. Mais après quelques jours, je me lassai vite et retournai à mon occupation favorite qui me libérait de mes pensées. Je suivis à partir de ce point une routine particulière que je respectais à tous les soirs que je passai là-bas. Je rentrais, je commandais un café et je prenais la petite table dans le coin droit, car étant loin du feu, elle me permettait d’être seul, et dès que j’étais assis, je me jetais sur mes feuilles et me plongeais dans mon écriture oubliant tout ce qui se passait autour de moi. J’oubliais même de boire mon café, j’étais obnubilé par l’écriture que seule mon imagination limitait. C’était un moment merveilleux de ma nuit, c’était le seul moment où j’oubliais totalement qui j’étais, c’était fantastique. Dans ma vie, peu de gens ont réussi à me marquer. La première personne fut mon maître Lestat de Lioncourt, qui fit de moi son disciple, et la dernière fut Laure B. de Chialeras, qui donna un sens à ma vie. Laure B. de Chialeras est une jeune femme qui entra dans ma vie comme une roche dans une mare, créant des ondes qui ne finiraient que le jour de ma mort que je crois être loin. Je l’ai rencontrée au petit bistro de la rue Baudrin. Elle y arrivait tous les soirs vers 20h et s’assoyait dans un coin sombre, commandait un café et commençait à regarder les clients. Je me rendis vite compte de son petit manège et je me dis qu’elle ne faisait que s’adonner à un voyeurisme plutôt semblable à celui que je pratiquais lors de mes premiers séjours dans ce bistro. Je la laissai donc faire et je continuai à écrire. Il faut savoir qu’à l’époque, une idée me tourmentait : je ne pouvais que penser à ma famille. Celle que j’avais abandonnée, car elle m’avait causé beaucoup trop de peine, puisqu’elle pensait que la poésie n’était bonne que pour les paresseux et les imbéciles. Selon moi, c’était elle qui n’était pas assez intelligente ou tout simplement pas assez

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