Sang d'encre

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Vers la fin du souper, tout le monde s’en venait chez moi pour terminer la soirée. J’ai été surprise moi-même de le proposer, étant donné que je n’aime pas toujours être entourée de plein de monde et devoir m’occuper de plein de gens à la fois. Mais cette soirée-là, j’avais envie de prolonger ce moment qui me rendait si heureuse. Alors, on s’est séparé par groupes dans différentes voitures pour se rendre direction : rue Garnier pour continuer de fêter nos «retrouvailles». On se suivait presque à la queue leu leu sur l’autoroute pour se rendre à Montréal. J’étais dans l’auto de Laurence avec Sophie, Valérie et Nicolas. La musique était dans le tapis et tout le monde chantait. Je ne me suis jamais sentie aussi adolescente qu’à ce moment-là avec mes amis entassés en arrière et de la musique quétaine qui jouait beaucoup trop fort dans l’auto. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. On est arrivé les premiers chez moi et on a attendu longtemps jusqu’à ce que je reçoive un appel de Catherine. Catherine en détresse. Catherine qui parlait trop vite. Je ne comprenais pas ses explications, mais elle disait de nous rendre à l’hôpital, qu’elle ne pouvait pas expliquer maintenant. J’avais seulement compris qu’il y avait eu un accident d’auto. Je ne savais pas qui, je ne savais pas comment. On est tous parti à l’hôpital, très inquiets. Dans l’auto, il n’y avait pas de musique, personne ne chantait, personne ne parlait et je ne me sentais pas du tout à la hauteur pour vivre quelque chose comme ça. J’ai eu envie d’appeler ma mère, mais je ne voulais pas briser le silence lourd qui régnait, même s’il était désagréable. J’étais certaine que de placer un mot serait encore pire. Non. En fait, je n’étais sûre de rien. Alors, je me suis tue et j’ai attendu. On est arrivé tous les cinq d’un pas rapide dans la salle d’attente de l’hôpital. Je ne remarquais pas ceux qui étaient là mais je cherchais ceux qui manquaient. On s’est assis à côté de Catherine, Antoine Simon, Émilie B., Émilie V. et Pascal. On était quinze moins cinq et je n’allais pas bien du tout. Ce n’était pas comme ça que la soirée était supposée se terminer. Ce n’était pas quelque chose qui était supposé m’arriver, à moi. Être assise entre Simon et Émilie B., pendant que cinq de mes meilleurs amis étaient à l’hôpital, dans un état inconnu, à cause d’un accident bête et d’un camion, ça me faisait le même effet que la veille, quand j’ai entendu le bruit entre les stations Berri et Mont-Royal. Mais ce soir-là, le bruit était continu et je n’avais pas de conversation stupide sur laquelle m’appuyer ni de musique pour enterrer le bruit dans ma tête. Je devais supporter le vacarme qui remplissait mon corps et celui de tous mes amis autour de moi. Une bulle de vacarme. Rien que du bruit réparti dans quinze moins cinq corps. Les parents sont arrivés. Deux par deux, mais ça ne les rendait pas plus forts. Dix parents et dix adolescents qui n’entendent rien parce que ça fait trop de bruit dans leur corps. Il fallait partir parce que c’était le matin et que, de toute façon, on ne pouvait rien faire de plus ici. On a quitté dix parents défaits et nos cinq amis endormis dans leur chambre d’hôpital. On s’est serré dans nos bras, on est reparti chacun chez-soi en espérant que Samuel, Béatrice, Fred, Maxime et Geneviève s’en sortent indemnes. Cette situation ne m’aidait pas du tout à relaxer et à calmer mes angoisses. Je ne dormais pas et je faisais des rêves horribles d’accidents d’auto où tous mes proches mourraient. On est resté une semaine dans le doute, dans l’inquiétude. Ils se sont finalement un peu rétablis un après l’autre. Ils n’ont heureusement eu que des égratignures et du repos à récupérer. Durant le mois suivant, j’ai appelé régulièrement mes quatorze amis pour prendre de leurs nouvelles ou juste comme ça, pour leur dire que je pensais à eux et que je les aimais. Et tranquillement, mon rythme de vie a repris son cours... J’y pensais moins. Mes nuits étaient plus stables. À part 88


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