Sang d'encre

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Je gardai donc cette lettre auprès de moi, dans ma poche. À vrai dire, ce n’était pas par bonté que je gardais cette lettre entre mes mains, c’était par jalousie. Je n’avais jamais vraiment manipulé de lettre d’amour auparavant. Cela m’était étrange d’en voir une, pour vrai (un peu comme un artiste qu’on admire : il est toujours plus impressionnant en vrai qu’à la télévision). Je rageais à l’idée qu’une personne pouvait vivre quelque chose que je n’avais jamais vécu. Je ne voulais pas déposer la lettre parce que je ne voulais pas que la dame, de l’autre coté de la porte, ait droit au bonheur que j’ai tant recherché (ça y est, je suis rendu Nouvel Âge. Apportez-moi vite mon encens!). Je sais très bien que mes propos sont complètement contradictoires à mon idéologie de vie, mais ce sont les effets de la lettre qui me font divaguer (restez à l’antenne, nos techniciens tentent de corriger ce problème technique dans les plus courts délais.) Bref, les jours passaient et jamais la lettre ne me quittait. J’y étais attaché. Elle me donnait espoir. L’espoir pour quoi? Je n’en sais rien. Elle m’accompagnait dans tous mes déplacements. Au travail, à la maison… au travail, à la maison… au travail… à la maison… au trav… bon, ça va, vous avez compris, je crois! Ainsi, je sentais que je protégeais un homme, un amoureux, du désespoir et de la tristesse. *** Quelques fois, il sortait l’enveloppe de sa cachette secrète et respirait l’odeur qui s’effaçait de jour en jour. À tout moment, il sentait qu’il vivait l’amour. Le vrai, celui avec un grand A! Celui qui, dit-on, fait dresser les cheveux sur la tête, renverser les idées, changer le comportement (on lui avait déjà dit qu’on devenait moins sale et plus beau quand on est en amour). C’était des moments privilégiés. Puis, il découvrit une autre lettre, toujours adressée au même destinataire. Il réfléchit un moment : devait-il encore une fois briser la relation? Définitivement, oui! Sa mission ne pouvait pas s’arrêter ici. La dignité d’un homme était présentement en jeu! Mais que savait-il de cette femme pour qui le cœur d’un homme battait plus fort de jour en jour? Il savait qu’elle habitait la rue Bérard, une toute petite rue collée à l’Avenue Atwater. Le matin, elle sortait de chez-elle, en pyjama, sans aucune pudeur, pour aller chercher son journal. Ses cheveux semblaient être faits d’or. Ses boucles, soigneusement coiffées, reposaient sur ses épaules. Son visage d’ange était illuminé par des yeux aussi brillants que l’océan sous le soleil couchant. Quelques fois, il lui arrivait de la saluer et elle faisait de même. Jamais il ne lui avait parlé, mais son regard valait mille mots. Souvent, il s’arrêtait longuement devant la maison de la rue Bérard en se disant qu’après tout, tout le monde avait droit à sa chance. *** Je me disais qu’après tout, tout le monde a le droit à sa chance.

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