Sang d'encre

Page 67

quatre premiers habitants de la rue Turgeon sont abonnés, depuis quatre ans, à la revue Coup de Pouce. Il sait aussi que la personne habitant la deuxième maison de la rue Bourget était fort probablement un adepte de l’astronomie, car il reçoit, une fois par mois, un colis provenant d’une certaine Fédération des astronomes amateurs du Québec. Outre ceci, il déteste tous les treizièmes jours de chaque mois, car cela représente l’augmentation du poids de son sac dû à la distribution des comptes d’Hydro-Québec. Des lettres, il en voit des tonnes et toutes plus différentes les unes des autres. Il y en a des blanches, des brunes, des grises, des jaunes, des roses, parfumées, non-parfumées, avec un timbre, sans timbre, un gros timbre, un petit timbre, des timbres de collection, des timbres d’Australie (ça, c’est pour Mme Langevin, la troisième maison de la rue Rose-de-Lima, son fils y est en voyage depuis deux mois). Il sait clairement distinguer l’écriture de l’homme de celle de la femme. Cette dernière est beaucoup plus minutieuse et détaillée que celle de l’homme qui se voit plus rude et grasse, mais oh! combien sympathique! Toutes ces connaissances ne lui apporteront guère plus de crédibilité dans sa vie, mais il se plait à dire qu’il en sait plus sur la population du quartier que le maire lui-même. Il est même un peu plus avantagé que d’autres à certains quiz télévisés, dans la catégorie géographie (encore faut-il que ce soit la géographie de Montréal, dans le secteur St-Henri, ce qui, vous en conviendrez, est extrêmement rare…). Un jour qu’il faisait sa tournée habituelle, dans les rues habituelles, avec les lettres habituelles et son uniforme habituel (la routine quoi!), il fut surpris par un élément de son énorme sac de lettres, qui vint basculer tout son univers. C’était une lettre (évidemment!), mais une lettre qui lui paraissait différente des autres. Elle avait un petit je-ne-sais-quoi qui la rendait… attirante. Elle était faite de papier rouge (déjà, ça inspire l’amour) et parfumé en plus (ça y est, c’est de l’amour!). L’écriture était de type masculin, mais beaucoup plus attentionnée que les autres écritures masculines. Sans trop savoir pourquoi, il s’arrêta devant la maison de la femme à qui la lettre était adressée. Il était là à regarder, captivé et attentif aux moindres détails, la lettre qu’il avait dans ses mains. Le timbre n’était pas de collection et provenait encore moins du Zimbabwe, mais il savait que toute la richesse se trouvait à l’intérieur. Une lettre passionnée, fort probablement! Parsemée d’attention et de mots langoureux exprimés de la façon la plus poétique possible. Il se mit à imaginer l’auteur de cette lettre qui était, fort probablement, en train d’espérer et d’attendre une réponse de sa belle. Qui sait, peut-être est-ce une déclaration, ce qui rendrait l’auteur encore plus nerveux. *** Je suis resté là, à attendre je ne sais trop quoi. Je tentais de m’imprégner de l’odeur de la lettre. J’essayais de deviner les mots qui s’y cachaient. Je n’avais jamais vécu cela auparavant. Pour la première fois de ma vie, je me sentais comme le protecteur d’un grand trésor (Ahh! les risques du métier…). Je n’osais pas la déposer dans la fente de la porte, de peur qu’elle soit jugée, humiliée, rejetée. En fait, je ne voulais pas que le destinateur, celui qui y a consacré tant de temps, soit blessé par un refus du destinataire. 67


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.