Sang d'encre

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Laurence Houde-Roy

L’ÉPOPÉE DE L’HOMME HÉROÏQUE À LA CONQUÊTE DE SON DESTIN Ma vie est plate. Elle l’a toujours été d’ailleurs. Du plus loin que je me souvienne, on m’a toujours reconnu comme étant une personne ayant très peu d’ambition. En fait, je ne comprends pas pourquoi je devrais constamment « profiter du moment présent » ou encore « vivre chaque jour comme si c’était le dernier », comme le disent si bien tous ces recueils spirituels de yoga-thérapie. FOUTAISE! Qu’est-ce que cela va m’apporter de plus dans ma vie, sinon un gros trou dans mon budget pour l’achat de tous ces trucs Nouvel Âge. D’ailleurs, je profite de l’occasion pour féliciter tous ceux qui ont réussi à atteindre le soidisant « bonheur » sans avoir recours à toutes ces balivernes. Non mais, c’est vrai, qu’est-ce que c’est exactement «savourer le moment présent » ? Bon, passons (ma capacité philosophique se limite à poser des questions). Bref, voilà où tout ce désintérêt m’a mené : quarantaine, célibataire, sans enfant, habitant un trois et demi dans le quartier St-Henri, amis : zéro, famille : quelle famille?, très mauvais cuisinier, sale, affichant une masse adipeuse élevée (je suis gros!), port de bas blancs et grand amateur de l’excuse : « Non merci, je suis fatigué » pour refuser une sortie qui m’est proposée par mes collègues de travail (pathétique… je sais!). Et oui, ma vie est plate, sans couleur et sans aucune stimulation. Mais je m’assume. Quoi qu’il en soit, je garde tout de même un certain regard sur mon environnement grâce à mon travail de facteur (vous me croyiez plus lâche que ça, hein? Avouez!). *** Ce travail, il y tient mordicus. Après tout, c’est la seule source de motivation et d’estime de soi qu’il a. À part, peut-être, lorsqu’il réussit à deviner le numéro du « Gros lot » à la Poule aux œufs d’or. Mis à part ces petits et brefs moments d’exaltation, ses journées défilent comme un chemin dans le désert : toujours très monotones. Ainsi, jour après jour, il parcourt les rues de son quartier pour distribuer la bonne nouvelle (et les moins bonnes), comme Jésus l’a fait en venant sur Terre. C’est ce qu’il se dit, l’hiver, lorsque la neige lui arrive jusqu’aux genoux et qu’il lui reste encore une vingtaine de rues à faire. À chaque coin de rue, il a son rituel qu’il fait religieusement depuis sa deuxième journée de travail (durant la première, il était trop occupé à retrouver son chemin). Il doit cogner trois coups sur le sol avec le bout de son pied droit, puis avec le gauche et taper sur ses cuisses deux fois. Il a l’air idiot et il le sait très bien. Cependant, il ne peut s’empêcher de croire que ce rituel l’aidera à garder son emploi. Effectivement, sous cette carapace de platitude se cache une mer de peur et d’insécurité, qu’il tente de calmer par tous les moyens. Maintenant, il est rendu maître en ce qui a trait à la poste : lettres, timbres, écriture et tous ses dérivés. Il sait, à présent, que les 66


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