Sang d'encre

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faiblesse s’est installée. Avec les années, je l’ai laissée prendre toute la place sans dire un mot. Et regarde où j’en suis arrivé, (en pointant loin devant) regarde où tu étais à 55 ans. Entre la vie et la mort, branché sur un moniteur cardiaque, languissant sur ton lit d’hôpital. Frédéric (avec le sourire) : Mais j’ai survécu tout de même! Fred : Tu n`as survécu qu’en apparence. Tu n’as survécu que physiquement, mais tu es demeuré cet homme malade à l’intérieur. Frédéric : Arrête de chercher à m’insulter. Sache que je ne me suis jamais senti aussi vivant. Fred : Alors où est passé ta volonté de changer quoi que ce soit ? D’aider qui que ce soit ? Pour être vivant, il faut laisser des traces. Frédéric : Mais, jeune homme, je suis trop vieux pour tout ça! Il ne me reste qu`à apprécier ce que j’ai et les gens qui sont encore là. Fred : Je croyais que mon passage t’aurait au moins rendu différent. Frédéric : Mais si, toutefois ce ne fut qu`éphémère. Tes idées ne laissaient place à aucun compromis. Elles condamnaient ceux à qui elles étaient destinées. Fred : J’aurais dû rester jeune à jamais, ma vieillesse n’est qu’une perte de temps. Frédéric : Je n`ai pas survécu sans raisons. Fred : Donne- moi un motif valable pour expliquer que tu n’as pas lâché prise. Frédéric : Contrairement à toi, à l`époque, je n’étais pas seul. Fred : Tu ne vois plus tes enfants, ta femme t’a quitté, tu as perdu ton emploi, tes amis, tout ce qui était vraiment important. C’est ton alcoolisme qui a causé ton accident, qui t’a fait tout perdre. Même ton âme que tu t’étais promis, étant jeune, de conserver intacte, inaltérée par tous ces abus qu’on rencontre au cours de notre vie. Tu as manqué à ton engagement face à moi. Si Frédéric ou Fred Labelle était mort à 55 ans, il n’aurait pas eu à se relever de cette honte. Il n’aurait pas eu à abandonner l’écriture, la famille, la vie. Ce sont elles qui t’auraient regretté pour ensuite t’abandonner. Toutes ces choses que tu tentes de ravoir à 85 ans, tu n’aurais même pas eu le temps de les voir partir. Frédéric (furieux) : Elles ne sont pas parties. Fred (criant) : Alors quoi ? Frédéric (devient plus triste, moins confiant) : Elles m’ont devancé. Je les ai rattrapées. Fred : C’est faux! Tu écris des mémoires sans intérêt. Ta famille n’est là qu’en infime partie et ta vie est si monotone qu’on croirait qu’elle n’est qu’une illusion. La cadence des bruits du moniteur cardiaque devient plus rapide. Frédéric (en criant) : Mais tais-toi! Veux-tu ma mort ? Elle nous entend, elle nous écoute… Les tonalités de l’appareil accélèrent de plus belle. Fred : Ce ne sont pas mes critiques à ton égard qui mettront fin à ton existence. Frédéric : Décidément, tu n’as rien compris. Fred : Alors dis-moi ce qui m’échappe. Le moniteur cardiaque n’émet plus qu’un son continu, annonçant la mort. Frédéric : Il est trop tard. Une lumière blanche très forte, même aveuglante, éclaire la scène. Un bruit de vent violent se fait entendre. Le tout dure pendant 20 secondes. Aucune musique ni bruit ne se fait entendre. L’éclairage se met doucement en marche mais reste très faible. Sur scène, des personnages sont immobiles. Ils ont la mine basse mais se regardent fixement dans les yeux. Leur respiration est haletante. Ils ont tous les deux l’air frustré, déçu. Fred : Je ne comprends plus. Frédéric : Tu n’as jamais compris. Fred : Que vient-il de se passer ? Frédéric : Il est mort.

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