Sang d'encre - 2009

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À l’envers Laura Anthoni Nous sommes enfermés, isolés; à chacun sa tête. Personne ne partage, il règne un silence de glace. Loin de l’œil maternel et moralisateur, je suis toujours assis, mon regard se perdant sur la fenêtre donnant sur le blanc qui m’est paysage. Mon monde est à l’envers. Depuis combien de temps suis-je collé ici, à fixer ce néant couleur de lis, cette malédiction ? Depuis combien de temps mes réflexions sont-elles aussi inertes ? Depuis combien de temps est-ce que je refuse d’assumer ? Depuis combien de temps ? Combien de temps ? Tic. Tac. Tic. Tac. Je me marre. Qu’ils m’entendent, ça ne changera rien désormais. Leur opinion ne pourrait certes pas empirer. L’envie de cracher par terre me prend, mais le manque de salive m’en empêche. Ma gorge est asséchée. Ma tête veut se tourner, leur lancer un regard. J’en suis incapable. Ma position m’en empêche; la peur me retient. J’étouffe sous ces muettes accusations. Elles hérissent mes poils d’avant-bras, alourdissent mon crâne, métamorphosent ma respiration dans une fumée de dragon. Un arôme de rage me taquine les narines. Le goût de bondir à ma propre défense se fait urgent et, pourtant, mes membres demeurent lâches, immobiles, emprisonnés. Annie n’est plus à côté de moi. Sa silhouette s’est immobilisée à quelques mètres de distance. J’ose à peine chuchoter son prénom. En cas d’absence de réponse, je peux utiliser le volume de ma voix comme pathétique excuse. J’ai si peur de l’avoir perdue. Ils l’ont tellement humiliée au dîner. C’est normal qu’elle veuille prendre un peu d’air. Les flocons savent agir sur son côté tendre. Tout ira mieux. Pourquoi n’ai-je rien dit ? À chaque insulte, je me coupais stratégiquement la parole grâce à une coupe de vin. Moi qui lui avais juré un indéniable support devant l’air hautain de mon père. Moi qui lui avais promis un bouclier contre les répliques tranchantes de ma mère et les griffes de ma frangine. Qui aurait cru que je pouvais tomber plus bas ? J’aurais dû tenir bon, refuser de glisser. Je me suis laissé déraper et maintenant j’ai peut-être tout perdu. Ma princesse me connaîtra à jamais comme un mou. Annie ? Plus nez en l’air que les Desrosiers, c’est du rare. Gare au membre du clan qui oserait imposer un ajout à une base aussi stricte. Ma fiancée, avec ses allures d’hippie et sa passion pour un métier aussi instable que la peinture, était un cas damné d’avance. J’ai des doutes à propos de cette soirée qui résonnent sans cesse entre mes oreilles. Pourquoi ai-je donc tant insisté pour tous les amener au restaurant, leur imposer cette rencontre qui s’assurait maudite à l’avance ? 93


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