Sang d'encre - 2009

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Chat-orange Alec Serra-Wagneur Le pavé est humide et luisant, mes souliers percés voguent sur des flaques noires de pluie couchées dans les inégalités des trottoirs. La lumière dorée des réverbères se mêle aux lueurs bleutées de la lune dans la nuit, et la rue ressemble à un immense miroir dans lequel la ville se regarde et s’admire. L’air est frais et sent l’asphalte mouillée, je respire par la bouche afin de voir ma buée percer la fine bruine qui remplit l’atmosphère. Au détour des rues et des ruelles, les âmes errantes se croisent et se regardent, une lueur de méfiance ou d’espoir dans les yeux, mais ne se parlent jamais. Ou alors très rarement. Il faut des circonstances assez exceptionnelles pour que deux âmes qui se connaissent entrent en contact à trois heures du matin. Mais lorsqu’elles se rencontrent, c’est le bonheur; comme si elles s’étaient toutes deux retrouvées dans le désert et qu’elles étaient chacune l’oasis de l’autre. Elles s’accrochent l’une à l’autre, se lançant des bribes de conversation afin de faire durer le plus longtemps possible ces retrouvailles sacrées. Puis vient l’heure de se quitter, de poursuivre seul sa traversée du désert de la ville endormie. Elles repartent, chacune de leur côté, sans se regarder. Je ne sais pas si ces âmes me considèrent comme l’une d’entre-elles quand je les croise. Une jeune femme vient dans ma direction, elle m’aperçoit. Elle est blonde, plutôt grande, et porte un blouson de cuir beige et des petits talons. La lumière des réverbères se contente de tracer au pointillé les lignes de son visage, mais alors qu’elle s’approche, la nuit me laisse voir sa beauté timide, son nez fin, sa petite bouche et ses yeux d’un vert électrique. Je vois d’abord la peur dans ses yeux, je sais qu’une pensée terrible assaille son esprit, comme un réflexe naturel qui est devenu une seconde nature chez les jeunes femmes de la ville; mais je m’attendais à une telle réaction, à cette peur instinctive du souffle chaud d’un inconnu dans sa nuque. Après la peur, elle se ressaisit et entame un rapide examen de mon apparence. Ma démarche ni trop lente, ni trop rapide, mon âge relativement jeune et ma tenue banale commencent à la rassurer. Je vois ses épaules se lever et se baisser dans un petit soupir de début de soulagement; elle revient à son état normal, chasse de son esprit ces pensées morbides et se dirige courageusement vers moi, avec un brin de méfiance dans son regard. Je déteste laisser un froid dans le dos des autres, surtout dans celui d’une belle femme. Je fais donc comme si de rien n’était, la regarde à peine et passe outre dans ma démarche typique de celui qui rentre au bercail un jeudi soir, ou en fait une jeudi nuit. Elle ne change pas de trottoir. Nous arrivons à égalité, elle me regarde un peu, puis baisse les yeux, un léger sourire esquissé au coin de sa petite bouche. Le bruit des talons battant le sol mouillé s’éloigne peu à peu. Je souris, fier de ma victoire. Les caniveaux semblent repus, ils ont assez bu. Je me demande soudain si ce ne sont pas leurs bouches béantes qui créent la bruine, comme si elles crachotaient doucement le surplus de liquide qui gargouille dans leur ventre, dans le ventre de la ville. Enfant, je croyais que des gens vivaient sous terre, non pas dans les égouts, mais qu’il y avait un autre monde au-delà des caniveaux: une sorte de ville parallèle inaccessible où les rues sont des rivières et où les gens voyagent en bateau, ou nagent près des maisons et des immeubles en marbre. L’eau est toujours chaude, et la peau des gens ne se froisserait pas à son contact, car il y aurait même de l’eau à chaque étage des maisons. Les habitants seraient tous très heureux de vivre dans cette ville, et promèneraient leurs poissons 85


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