Sang d'encre - 2009

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l’étoile de la stratégie qui avait dominé la page couverture des journaux locaux pendant plusieurs jours en 56, mais il n’est pas Américain du tout. Sa peau est basanée, ses yeux en forme d’amandes et son regard sont ceux d’un tigre affamé prêt à dépecer toute trace de proie susceptible d’assouvir son goût de sang frais. Sans bouger, le petit homme paralyse. John est mort de frayeur. Il est incapable de bouger, de parler, ni même de penser. Lorsque le Vietcong envoie sa première raclée à John, ce dernier voit le coup s’approcher lentement, avec certitude, au ralenti. La puissance de l’impact est certaine puisque sa tête semble pivoter autour de son axe central, sans fin. Pourtant, l’Américain ne ressent aucune douleur. Alors que sa vision s’éclaircit, la petite main ornée de longs ongles lui griffe le côté droit du visage, éparpillant ainsi les gouttelettes de sueur et de peur qui s’étaient réfugiées dans ses sourcils. Puis, c’est le déluge. Les coups se multiplient et détruisent morceau par morceau sa charpente affaiblie. Passif, il laisse sa tête valser sous la horde de coups qui s’abattent sur lui, mais au fur et à mesure que ses yeux effacent l’abominable silhouette sur lui, ses tripes pompent de ses viscères toute sa fureur. La vengeance lui sert les dents et la haine drainée et répartie également à travers toutes les cellules de son corps se transforme en pulsions qui, dans une coordination complexe et incompréhensible de mouvements incontrôlés, sauvages et brutaux, plaquent le petit homme basané au sol d’un trait. Renversement de vapeur, le soldat voit le diable en son adversaire et lui en fait voir de toutes les couleurs. Il s’acharne sur ce garçon qui n’a même pas son âge. Ses coups n’atteignent jamais leur cible, car John est débalancé et chaque mouvement de son adversaire vietnamien lui fait perdre la tête. Cela lui fait redoubler d’ardeur. Il empoigne la silhouette tant haïe d’une main et lui détruit aussitôt le nez. Cette fois, c’était la bonne. Il a senti le cartilage de l’extension nasale de son ennemi voler en mille miettes sous la pression foudroyante de son poing. La collision a détruit ses jointures. Sa main ruisselle de sang. Le nez de l’autre en est autant coloré. John ne perçoit que de vives taches rouges dans le décor de ses cauchemars, sa vision étant encore floue. Cette couleur a un effet pervers sur l’Américain. Ce rouge le ravive, le passionne et l’émerveille. Les yeux exorbités, il lèche goulûment sa main ensanglantée. Un regain de vigueur et d’énergie se fait alors en lui, à son insu, ravivant une force jusqu’alors inconnue, cachée dans les profondeurs de ses entrailles. Il s’est métamorphosé en créature prête à broyer tout sur son passage. Il n’est plus humain, il est animal, machine. La bête anticipe son futur régal et se délecte à la vue de sa succulente victime. D’une seule poignée, il saisit le minuscule corps de son antagoniste et, d’un geste de forcené, le catapulte sur le tronc immuable du géant baobab. Tel un projectile, l’ennemi percute l’obstacle avec une violence telle qu’on entend ses os se fracasser et se fendre sur l’écorce. Ce bruit atroce est suivi d’une longue plainte de détresse qui fait frissonner John jusqu’à la moelle. Cet appel à l’aide le déconcerte, le désaxe. Il s’assied pour tenter de reprendre un peu d’humanité. Alors que sa vue s’éclaircit de plus en plus et qu’elle est sur le point de lui dévoiler la gravité de ses infamies, un choc violent désagrège un petit bout de son crâne et l’ensevelit dans une torpeur obscure des plus silencieuses. Lorsqu’il ouvre les yeux, l’obscurité perdure et le plonge dans une angoisse fébrile. Il reste pourtant immobile, comme décontenancé par un choc encore plus violent que celui qu’il a reçu sur la tête. La terre ferme est maintenant moelleuse, la poussière, fraîche douceur. Autour de lui, une odeur familière le terrorise au plus profond de son être. Il connaît cet endroit, mais ne veut pas le reconnaître. Il touche sa main. Elle est ensanglantée. D’un mouvement anxieux, il saute hors du lit, les larmes aux yeux. Avec une grande appréhension et une hâte furtive, il tâte le tissu. Impact, 83


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