Sang d'encre - 2009

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De blancs lilas Raphaëlle Rousseau Dans le sommeil de la jungle, le jeune soldat avance à pas de loup. Les godasses roussies par la terreur et les mains gercées par le désespoir, il erre depuis des jours sans repos, plein de solitude. Les fougères grandeur humaine effleurent nuit et jour les désastres de l’orgueil humain. Le sol grouillant de morts cherche sa vengeance dans l’hécatombe des vivants. Déserté par tous les dieux que la terre ait pu déshumaniser, criblé par la hantise d’une horreur inimaginable, le Mékong fascine le jeune homme par la sérénité de ses flots remplis de larmes. La seule trêve possible pour le conscrit est le souvenir de sa magnifique Jane, ineffable, doux, brouillé dans une expiration insipide de nicotine. Le soleil se lève lentement dans l’air oriental, démasquant les visages du bataillon 613, tous marqués par la haletante incertitude de l’avenir. Il est difficile de croire que les rayons qui s’éteignent sur les pires atrocités d’une guerre injuste et arbitraire ont autrefois caressé les traits suaves de la beauté éclectique promise au soldat dérouté. John et son bataillon suivent le fleuve dans les reflets d’une aube paisible en se remémorant les délicieux moments du passé, mais se sentant constamment poursuivis par la peur qui les guette de tous les côtés. Un temps de repos est décrété après cette longue nuit de marche sur une terre hostile aux pieds des étrangers. Le corps frêle de John s’affaisse d’un coup sur le sol, imitant le mouvement de ses paupières sur ses yeux verts autrefois tant admirés par les jeunes filles du High school. Des cris et des pleurs accablent ses tempes, du sang coule entre ses doigts et la boue astringente sous sa langue goûte plus salé que tous les Michigan hot dog qu’il a mangés dans sa courte vie d’adolescent. Il regrette ses soirées dans les cabarets à écouter du Blossom Dearie, à draguer les filles, à plonger profondément dans leurs yeux alors que l’existence semblait subitement plus légère et agréable et à les inviter à danser sous l’odeur sublime des lilas blancs, fleurs qui, selon poètes et rêveurs, tapissent le sol du paradis. BOUM! L’air frais des soirs de mai à Central Park et les cabarets disparaissent en un éclair, révélant un désordre chaotique brûlant qui laisse pourtant les assaillis de glace. La déflagration en a rendu plus d’un sourd ou aveugle, mais John s’en tire indemne. Il croit s’être tiré d’affaire alors qu’il réussit à se hisser dans les racines plantureuses d’un énorme baobab, mais il n’est pas au bout de ses peines. Les gouttes de sueur congestionnées dans ses sourcils fournis tressaillent sans vergogne, effrayées par les longues langues de feu qui s’élancent vers le ciel, dévorant la tranquillité de l’aube lointaine. Remords, rancune se donnent le relais dans l’esprit tourmenté du jeune soldat. « Comment les hommes ont-ils pu développer de telles armes sans même penser à inventer un appareil qui me permettrait de disparaître à l’instant même? » pense le jeune John, écœuré, désemparé. Il suffoque, pleure et, accablé par un élan soudain de violence féroce, élève son poing vers les cieux ténébreux, mais toute la force de son geste est canalisée d’un coup par un bras qui attrape son poignet au vol, ramenant John sur le baobab aux branches trop courtes, aux lianes trop longues et à l’allure grotesque. Un homme du même type de gabarit que le petit champion d’échecs du New Jersey de 1956 se tient fermement debout devant le jeune Américain. Il ressemble vraiment à 82


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