Sang d'encre - 2009

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Deux-heures moins vingt, nuit sombre et fraîche. Souliers de cuir aux pieds, robe fleurie sur le dos et sac de toile à l’épaule, elle marchait de son pas de toujours en direction de la piscine. 137, 136, 135... Elle serait bientôt arrivée devant les lourdes portes austères. De ces portes, elle avait un double des clés. Elle ne s'en était jamais servi et, depuis la mort de Gilles, elle l’avait mis hors de sa vue dans un quelconque tiroir. Combien de fois avait-elle franchi ces portes clandestinement en compagnie de Gilles pour vivre leur passion à grands coups d'éclaboussures? Ce soir ne faisait pas exception, elle le savait auprès d'elle, il était là pour l'aider à affronter l'horreur qui l'attendait de l'autre côté. Elle eut un pincement sec dans sa poitrine. Son souffle sillait et si ce n'était des murmures de Gilles qu’elle entendait de plus en plus clairement, elle aurait rebroussé chemin tant ce qu'elle avait vu l'affectait. La vision des décombres ambiants venait d'écorcher à vif ses souvenirs. Toute l’architecture était réduite à un magma désertique de matériaux fracassés. En entrant dans ce qui était autrefois le vestiaire des dames, elle entreprit de se changer. Une à une, les couches de vêtements qui frôlaient son corps tombèrent, superflues. Abîmé, mais fidèle, le maillot lilas lui collait au ventre. Sans tenir compte des éclisses friables et des amas de tuiles coupantes qui lui tailladaient les pieds, elle avançait en direction des douches. Inespérée, froide et jaunâtre, l'eau s'écoulait en de minces filets troublés d'un pommeau à moitié arraché. À faible débit dégouttaient des cernes de rouille sur son visage serein. À faible débit, elle retrouvait une forme de paix. Tuméfiée et engourdie par le froid, elle s'était mise à parler à Gilles et à rire. Un rire qui se répercutait sur les parois de béton en écho cristallin. Le bassin triste résonnait sa sécheresse à chacun de ses pas. Craquelé, croûté d’une couche de saleté indécrottable, ses lignes défraîchies à peine visibles, il se mourait vidé de sa substance vitale. Arrivée devant la grande cuve asséchée, son rire s’arrêta aussi spontanément qu'il avait débuté. Les efforts de concentration perlaient maintenant sur son corps affaibli. Lentement, avec une précision rituelle, elle posa les gestes qu’elle avait vu son mari poser des milliers de fois; elle déroula l’énorme tuyau de plastique, inséra la clé dans le verrou de sécurité, leva le loquet et mit en marche le préhistorique système d’irrigation. L’eau clapotait au fond du bassin et un long frisson fit frémir Maryse, elle savourait cette renaissance, cette réconciliation avec l'humidité. C’est un souvenir d’eau vive et de fraîcheur qu’elle voulait garder de cet endroit. Un souvenir réel et qu’elle partagerait avec Gilles. De voir la grande cuve de béton se remplir et retrouver sa vocation apaisait ses tourments; un sourire effacé se redessina. Elle passa un long moment à contempler la piscine. Chaque fissure, chaque particularité elle les connaissait mieux que quiconque. Elle était en mesure d’en apprécier la moindre imperfection, elle seule en connaissait toute l’histoire, son histoire. C’est ici qu’elle avait tout vécu. De ses premiers instants à patauger en compagnie de ses frères insouciants qui l’avaient presque noyée, aux montées de pudeurs associées à la puberté, puis à ses flirts, ses premiers béguins pour finalement y rencontrer l’amour, son Gilles. Immobile devant le bassin, Maryse attendait qu’il termine de se remplir. Ses pensées divaguaient. Des images de destruction se faufilaient dans son esprit exténué. À coup de masse, on brisait à la fois la carcasse de cette oasis et celle de sa frêle échine de femme trahie. Trahie par la modernité qui voulait lui ravir ce qu’elle avait de plus cher, cette liberté qu’on tentait de lui arracher. Ici, elle était libre et le serait toujours. Patiemment, elle attendait le moment venu où elle pourrait s'évader et se sublimer en fines gouttelettes dès qu'elle toucherait les ondes salvatrices. Maryse alla fermer le robinet et enroula le lourd tuyau. Le bassin était maintenant plein. Le souffle saccadé, elle continuait d'écouter Gilles. Il lui parlait avec sa voix profonde et rassurante et guidait chacun de ses 80


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