Sang d'encre - 2009

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Frankie Fanny Pascual Je m'appelle Frankie. Je viens d'ouvrir les yeux il y a quelques heures. C'est comme si je venais de naître, sauf que je ne suis pas mauve, ni visqueux et que je n'ai pas la taille pour passer à travers un vagin. Mais j'ai les yeux collés et la bouche pâteuse avec un arrière goût salé. À mon avis, ça doit être comme ça quand on naît. La chambre est grise et ça pue. En fait, elle est aussi grise qu’hier et elle pue autant. Une journée comme on les aime. On a vissé ma tête au lit. Ils sont sympas, au moins, ils ont mis la télé en plein dans mon champ de vision. Ils ont aussi placé la télécommande juste au dessous des doigts de ma main gauche. Les doigts qu'il me reste. Je n'en ai plus que deux. Il ne me reste plus que deux doigts de la main gauche. Quelle chance, je suis droitier. Avec deux doigts on peut faire un tas de choses. On peut tenir une cigarette, on peut envoyer chier quelqu'un, on peut se gratter l'oreille, on peut faire la paix, on peut composer le 911. À la limite, on peut sauver le monde. C'est comme quand mes parents m'ont rendu visite la semaine dernière. Ma mère avait le visage bouffi et les yeux rouges d'avoir pleuré tout ce qu'elle pouvait. Je lui ai dit qu'elle devait arrêter de cuisiner avec des oignons. En me voyant avec ce corps en charpie bon à faire de la saucisse, j'ai eu l'impression qu'elle allait vomir. Fallait pas se gêner, je lui aurais prêté mon seau. Je lui ai dit que j'aurais bien voulu le lui donner, mais qu'avec deux doigts, ce n’était pas facile. Son regard mêlait la pitié, l'amour et la haine. Elle a quitté la chambre comme une souris qu'on essaye d'attraper et qui fuit dans le premier trou du garde-manger. Elle a dû aller regarder un de ces albums-photos où son petit chéri est dans son bain en train de jouer avec un de ses petits canards jaunes. Celui-là, il ne fait pas mal au cœur. Il ne donne pas envie de vomir. C'est bon maman, je te comprends. Et là, j'étais seul avec mon père. Muet comme une carpe. J'avais l'impression d'entendre la peinture des murs craquer tellement le silence était creux. Avec un peu de chance, j'espérais peutêtre m'endormir et pouvoir mourir un instant, le temps que ce moment lourd passe. Mais non, son regard me poignardait. J'ai voulu détendre l'atmosphère, je lui ai tendu la main en lui disant: « Serre-moi la pince papa! » . Il n'avait pas d'humour cette journée-là. Il avait les yeux rivés sur le drap posé sur ma hanche. On voyait précisément le pli du drap qui tombait dans le trou. Le vide, le puits creusé à l'endroit de ma hanche. Un gouffre qui aurait pu nicher un énorme rapace. Là où était ma hanche avant. Mon père regardait le trou comme on craint de tomber dans un précipice. Il avait le vertige. La peur du vide. J'avais mal à cet endroit. La persistance des yeux de mon père sur ce qui me restait de corps me blessait. Je savais qu'il ne fallait espérer une conversation avec lui. De toute manière, je n'en aurais pas été capable. Si au moins je pouvais me ronger les ongles pour exorciser mon angoisse. Mon père approcha le fauteuil beige près de mon lit et s'assit. Moi je fixais obstinément le plafond de la chambre pour contenir mes larmes, ma rage ou mon rire. J'entends encore sa veste de tweed frotter sur le fauteuil beige comme du papier sablé sur du verre. Et là, délicatement, il sortit de sa poche le ruban rouge et blanc de la médaille. Je voyais sa main tendue vers moi, consolante, m'offrant cette médaille. Ma médaille. Le reflet métallique sur sa main. Ma gorge se serra si fort, ma peau partout se tendit. Je m'étouffai dans mon cri.  Pourquoi tu me montres ça? Va-t’en ! Va-t’en! Sors!  Frankie... 75


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