Sang d'encre - 2009

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un morceau du casse-tête du bonheur de sa vie ou s’il me fixe réciproquement parce qu’il me trouve bizarre et qu’il veut que je cesse de l’épier? Nos regards s’entrelacent pendant trois longues et interminables secondes, durant lesquelles, je le sens, mon visage est passé de pêche à tomate. Lequel de nous deux sera le plus lâche, le premier à détourner le regard? Qui déclarera forfait à cette joute oculaire? Le brave, authentique, simple et jeune Julien, passionné par la vie et vivant au jour le jour ou la lâche Marie-Josiane qui recule devant tout? Tatatadam... roulement de tambours! Il faut me comprendre, je ne pouvais pas avoir l’air de la fille facile, qui fond devant n’importe quel gars qui la regarde. Mes amies m’ont toujours dit que la meilleure tactique, c’est d’avoir l’air difficile d’accès, comme ça, tu deviens inatteignable, tu deviens un défi et les gars sont encore plus intéressés. Mais comment avoir l’air distant, sans reculer devant les gars ? Est-ce que ce ne serait pas plutôt un signe de lâcheté? Il n’en demeure pas moins que c’est moi qui perdis la lutte, moi qui fus la plus lâche d’entre nous deux. Je me contente en me disant que, quand je traverserai des moments difficiles, il sera toujours là, pour me réconforter, parce qu’il est fort, il est brave, il n’est pas un lâche. Il ne reculera pas, lui. Je me demande si son arrêt est avant le mien. Je dois débarquer dans environ six minutes. D’ici là, nous nous serons rencontrés. Je dois le laisser faire les premiers pas. Il pourrait me demander l’heure ou aller droit au but et me demander mon nom. Puis on fera plus ample connaissance, nous oublierons de descendre de l’autobus et nous tomberons amoureux. J’attends, impatiente, et je prépare quelques réponses intelligentes à la fameuse question brise-glace, tout en essayant de dérougir. Quand je pense que j’aurais pu m’asseoir à l’avant, face à la route et je ne l’aurais jamais vu. Et si je n’avais pas manqué l’autobus, si j’avais été à l’heure aujourd’hui, ou si l’autobus n’était pas passé deux minutes à l’avance… Imaginez si le chauffeur de l’autobus de 13h26 m’avait aperçue du coin de l’œil, il m’aurait attendue et je n’aurais pas pris l’autobus de 13h43. Alors je n’aurais jamais rencontré Julien et je n’aurais jamais connu l’amour. Peut-être que tout était prévu, que tout était destiné à m’arriver, comme si mon chemin était tracé à l’avance. Je suis réveillée de mes songes par un bruit aigu, violent qui me pince le cœur, celui de la sonnette de l’autobus. Julien l’a tirée. Il lui reste moins d’un arrêt pour m’aborder pour que débute notre vie amoureuse prédestinée par une force supérieure et bienveillante. Il met son sac à dos et se lève pour s’approcher de moi. Julien se dirige vers la porte sans même m’avoir parlé! Je ne comprends pas, pourquoi recule-t-il? Je pourrais me lever, lui parler, lui demander l’heure. Je dois faire vite, il va sortir. Julien met le pied droit à l’extérieur de l’autobus; les portes sont encore ouvertes. Je pourrais courir, sortir, lui parler, tenter ma chance… Dans le pire des cas, j’attendrai le prochain bus. Il passe aux quinze minutes. Il pleut. Les portes se referment et mes jambes sont toujours clouées au sol. Je regarde l’homme qui m’avait paru être mon âme sœur disparaître dans la brume. Je me dis : « Marie-Josiane le pissou, tu es encore une fois la spectatrice de ta vie. » 74


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