Sang d'encre - 2009

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Le captif Alexia Gourd L’ambiance dans cet endroit était devenue invivable. Où étais-je? Malheureusement, je n’en avais pas la moindre idée. La seule chose que je pouvais affirmer avec certitude, c’est que j’étais captif. Oui, c’est cela : j’étais captif. Une corde épaisse qu’on avait implantée dans ma chair prévenait toute forme d’évasion. Vous savez, la captivité est un sentiment parfaitement exécrable. On est contraint, par la force des choses et malgré l’intense désir de s’échapper qui nous obsède, à demeurer dans un même endroit pour une période de temps indéterminée. D’ailleurs, j’insiste sur la pertinence du mot «indéterminée», car c’est justement cette absence d’aboutissement qui rend la captivité particulièrement invivable. Dans mon cas, un autre facteur venait accentuer le sentiment de désespoir que la captivité éveillait en moi : je ne savais absolument pas qui me gardait détenu ici. Je me suis simplement réveillé, un jour, dans cet endroit de malheur. Je n’ai jamais pu voir, sentir, frôler, ni même entendre mon ravisseur. Pourtant, tant de fois j’ai tenté de me souvenir, de puiser au fond de ma mémoire, une quelconque image, la moindre réminiscence d’une sensation tactile ou auditive qui puisse me permettre d’identifier le responsable de ma misère. Néanmoins, mes efforts surhumains m’ont toujours laissé bredouille. Cela m’a amené à une conclusion extrêmement alarmante : j’étais, à tout le moins, atteint d’une étrange forme d’amnésie. Non seulement j’étais piètrement incapable d’identifier mes ravisseurs, il m’était également parfaitement impossible de m’identifier moi-même. Je ne savais pas quel était mon nom, ni même si j’en avais un. Lorsque je me torturais l’esprit (et, croyez-moi, j’en avais le temps!), je n’arrivais pas à me souvenir d’une quelconque forme de passé pouvant être rattaché à ma triste existence. Rien. Je n’étais rien. Imaginez-vous comme cela peut être angoissant de ne savoir absolument rien de rien : de ne pas savoir où vous êtes, de ne pas savoir pourquoi vous y êtes, de ne pas savoir qui vous a mis là et, par-dessus tout, de ne pas savoir qui vous êtes. Cette pure absence de toute forme de mémoire me rendait complètement fou. En fait, tout de ce lieu m’inspirait la plus profonde inquiétude. Je vous ai déjà dit que je ne savais pas qui j’étais. Figurez-vous qu’il m’était également impossible de concevoir ce à quoi je ressemblais. J’étais plongé dans l’obscurité la plus totale. Pas la moindre parcelle de lumière n’arrivait à percer la noirceur qui enveloppait l’étau de ma captivité. Certes, j’arrivais à saisir que mon corps était pourvu de quatre membres mobiles puisque j’étais capable de les remuer comme bon me semblait, mais c’était, au bout du compte, la seule et unique conclusion vérifiable à laquelle j’étais parvenu en ce qui concernait mon existence toute entière. Triste, n’est-ce pas? Ma mémoire était singulièrement inefficace, mais mes sens, hormis la vue, eux, fonctionnaient avec une vivacité assez impressionnante. Pas très étonnant, je vous dirais. Lorsqu’on est plongé dans le noir toute la journée, on finit par développer une ouïe et un toucher d’une extrême finesse. Alors, si je ne pouvais pas voir où je me trouvais, je sentais précisément dans quel environnement je baignais et laissez-moi vous dire que «baignais» n’est point un terme mal choisi. Mon corps tout entier trempait dans une marre assez dense, sans être épaisse pour autant. La sensation n’était pas

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