Sang d'encre - 2009

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leur liaison. En tant que meilleur ami, je m’étais contenté de me faire discret et l’avais accueilli chez moi pendant quelques jours, en attendant qu’il déménage dans un autre appartement. Le fait que Carrier ne m’a jamais parlé de cette femme, lui qui se confiait à moi comme on se confesse à un prêtre, ne m’avait pourtant jamais interpelé. Moi, naïf et confiant, et surtout lui, coureur de jupons qu’il était, j’avais « gobé » l’histoire, et avais laissé la chose se tasser, tout en profitant joyeusement de la présence de mon ami chez moi, heureux de ces circonstances exceptionnelles. Ce n’est que maintenant, après la lecture de ces articles, que je conçois à quel point je n’ai rien vu, que cette histoire de femme ne justifiait pas une telle angoisse, surtout pour un homme fort et insouciant comme lui. Il ne fuyait pas un pauvre mari, il était en cavale, sans nul doute à cause d’un faux pas lors d’une mission.

Abasourdi, je me surprends à me dire que, étonnamment, je ne suis pas en colère. Raymond a toujours été un personnage atypique, passionné, et a toujours entretenu une certaine part de mystère avec moi. Il semblait d’ailleurs très engagé dans les conflits mondiaux, et à présent, je me demande comment son implication viscérale n’a jamais éveillé de soupçons chez moi.

Presque serein, je repense sans amertume à notre amitié à laquelle, j’en suis sûr, j’ai beaucoup apporté par mon soutien involontaire. Jamais Carrier n’a voulu me confier cette part de sa vie, et ce secret a dû rendre son affection pour moi d’autant plus grande : il avait une oreille ingénue et ignorante qui l’écoutait parler de tout et de rien, et lui permettait de s’évader de cette part de son existence, peut-être lourde par moment. Envoûté par mes pensées, je nous revois prendre un rhum sur glace au café des Deux Magots, le jour où il m’a annoncé son départ. Au moment de trinquer, il a sorti spontanément de sa poche une étoile. L’étoile rouge de Lénine. « À la santé de son soldat propriétaire ! » avait-il lancé. Cette déclaration méritait explication, mais Carrier savait si bien expédier les sujets controversés que je m’étais contenté de rire et de trinquer à la santé de ce soldat mort que je n’avais jamais connu. Comme j’ai pu être inconscient ! D’ailleurs, un doute me prend tout à coup… Si mon ami était, ou est toujours du côté des Afghans, pourquoi trinquer au nom du communisme russe ?

Il me semble en plus avoir aperçu le mot « étoile rouge » dans l’un des articles… En retournant frénétiquement aux pages précédentes d’Internet, je survole les sites pour arriver à l’article sur cette écrivaine Margaret. L’Étoile Rouge, le titre de sa dernière publication. Je scrute de long en large tout le site avec la minutie d’un enquêteur. C’est là que j’y apprends que Margaret Linton, une Anglaise, s’avère être sa femme, et que sa dernière biographie raconte l’histoire d’un jeune soldat russe qui s’était fait enlever par la résistance afghane. Pourtant, un lien d’amitié s’était développé entre ses kidnappeurs et lui, malgré leur statut ennemi. Voilà d’où provenait cette étoile! Carrier faisait partie de ces membres de la résistance afghane, et s’était pris d’affection pour ce garçon. En me montrant l’étoile de son ami, il avait laissé échapper cette seule fuite la veille de son départ, peut-être volontairement, peut-être inconsciemment, je ne le saurai probablement jamais.

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