Sang d'encre - 2009

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afin qu’ils se battent jusqu’au bout et ne se rendent jamais. C’est probablement de cela qu’il avait peur. Mais moi, étrangement, je n’avais pas la moindre intention de le dénoncer. Cela me venait peut-être de mon père. Il avait perdu plusieurs amis juifs à Paris, là où il avait grandi, parce qu’ils avaient été dénoncés par des voisins. Je n’aurais pas pu faire comme eux, même s’il était un boche. Il a alors essayé de se lever, mais est aussitôt retombé sur sa motte de foin, en poussant un gémissement. Il était incapable de se lever, je me demandais bien comment il avait réussi à marcher tous ces kilomètres dans cet état, et dans la nuit. Il a relevé son pantalon jusqu’à la hauteur du genou, pour y découvrir une plaie dont la rougeur indiquait une infection. Je me suis alors levé spontanément, pour aller chercher de l’alcool fort, afin de désinfecter autant que possible. En me voyant sur le point de partir, il a bondi sur son arme et a crié en me tenant en joue. Nous nous sommes regardés. Il avait un regard très intense et je pouvais y lire beaucoup de choses. Il avait passé une nuit abominable, et avait dû voir beaucoup de sang, et beaucoup de morts. Il semblait prêt à n’importe quoi pour s’en tirer. J’avais très peur, j’étais terrifié même, mais Dieu sait comment je suis parvenu à le cacher. J’ai fait un pas de plus vers la porte et il a tiré. Heureusement pour nous deux, son arme ne fonctionnait plus. Aucune balle n’est sortie, et j’ai donc quitté la grange. Quand je suis revenu quelques minutes plus tard avec de l’alcool fort, il a semblé surpris. Je crois qu’il s’attendait plutôt à la visite de plusieurs hommes armés. Je pense bien que c’est à ce moment précis qu’un lien de confiance est né. Il était complètement vulnérable et avait tenté de me tuer. Pourtant, je ne l’avais pas dénoncé, et je persistais à le nourrir et à le soigner. Soit il a eu de la reconnaissance envers moi, soit il m’a vu comme une échappatoire, mais ce qui est certain, c’est que son attitude envers moi a soudainement changé. Deux fois par jour, pendant plusieurs semaines, je lui ai apporté de quoi boire et manger. Je lui avais aménagé un espace dans le grenier de la grange où personne n’allait jamais. Moi qui avais l’habitude de ne rien cacher à mon père, je ne lui en ai pourtant jamais parlé. Après quelques temps, sa jambe a été complètement guérie. Il est resté pourtant. Il n’avait probablement nulle part où aller, et ne parlant pas un mot de la langue, aurait eu vite fait de se faire repérer. Tous les jours, je passais quelques temps avec lui, tentant de lui enseigner le français. Je lui ai prêté mes livres d’école, je lui apportais le journal, pointais les objets, les insectes, les couleurs, les sons, et mettais un mot sur le plus d’éléments possibles. Il était plutôt doué il me semble, je crois qu’il s’est écoulé peu de temps avant que nous arrivions à échanger quelques idées, aussi rudimentaires soient-elles. Un jour, je suis venu le voir avec une vieille guitare désaccordée qui traînait depuis des années chez moi. Je voulais lui apprendre la seule chanson que je pouvais jouer, pensant que cela lui ferait plaisir, n’ayant que très peu de distraction dans son refuge. À la vue de celle-ci, son visage a semblé rajeunir de dix ans. Je n’ai pas eu le temps de jouer une seule note qu’elle était déjà dans ses mains. Il a joué un accord et a grimacé. Après avoir manipulé sans la moindre hésitation les clefs de la guitare, il rejoua le même accord. Il eu un rire gras, alors que la guitare semblait avoir repris vie, abandonnant les dissonances qui avaient lentement déformé mon oreille pour des consonances des plus harmonieuses. Puis il s’est mis à chanter. C’était une voix grave et chaude. Je ne comprenais pas un mot de ce qu’il disait, mais j’imagine que c’était très drôle puisqu’il semblait rire de ce qu’il chantait. Puis il s’est tu et a joué sans s’arrêter. Cela m’a semblé durer un certain temps en tous cas, c’était la première fois que j’entendais cet instrument de cette façon. Ses doigts se promenaient avec une agilité déconcertante le long du manche, et des mélodies arpégées comme des rythmes violents s’entremêlaient. J’étais venu lui donner une leçon, et c’est pourtant moi qui l’ai écouté toute l’après-midi ce jour là. Dès lors, il me rendait la monnaie de ma pièce. Chaque jour, après avoir parlé en français avec lui et l’avoir corrigé sur son accent, sa lecture et son vocabulaire, il m’enseignait la guitare. Il était bien plus sévère que moi dans la discipline qu’il m’enseignait, je 56


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