Sang d'encre - 2009

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nous aime. En plus, sa grande taille… ou plutôt son immense taille la rend extrêmement imposante avec ses six pieds de haut et ses douze pieds de large, son assurance et sa supposée sagesse d’une femme qui a tout vécu, qui connait tout et qui détient la vérité sur tout, y compris sur l’avenir et le passé de gens qu’elle connait à peine. Un matin, j’entrai dans la boutique sombre vers 9h, saluai la couturière aux doigts usés par des années de travail acharné à assembler les maillots et à faire la finition de paréos multicolores qui termineront quelque part dans les Caraïbes accrochés à la taille d’une vieille harpie partie se reposer après s’être plaint à qui voulait l’entendre qu’elle fut jadis belle et jeune, qu’elle a déjà eu un corps qui n’était pas flasque et mou et qu’elle haïssait toutes ces jeunes vendeuses de maillots de bain qui ne peuvent rien comprendre à son malheur. Bref, ce jour-là, Michelle avait décidé que je devais entreprendre de ranger l’ensemble de l’atelier et que je devais faire l’inventaire complet de tout ce que contenait son commerce. Tâche décourageante qui me donna immédiatement envie de pleurer et qui prendrait sans doute plutôt la semaine entière que la journée seulement, surtout que la pluie que je voyais tomber par la vitrine n’aidait pas mon humeur. Je m’attelai donc à la tâche, pendant que Michelle baratinait les clientes sur son savoir –imaginaire– qui ferait d’elles de jeunes sirènes sur les plages malgré leurs seins qui pendouillent et leurs ventres mous. Je me suis toujours demandé comment les clientes pouvaient s’imaginer qu’il soit possible de les amincir dans un maillot de bain; elles ne l’ont peut-être pas réalisé, mais un maillot de bain ne laisse pas trop de place à l’illusion, c’est plus comme une seconde peau, ça ne pardonne pas. Il serait temps qu’elles s’en rendent compte. Je les lorgnai donc d’un air méprisant en retournant dans l’arrière-boutique, tout en vérifiant que Michelle ne me voie pas… sa réputation pourrait en souffrir, ce qui est inacceptable, puisqu’elle a toujours raison. Le fait est que, pour elle, ma seule priorité dans la vie devrait être d’assurer à l’entreprise la meilleure image possible. Cela se traduit par être bien maquillée, coiffée, manucurée, habillée des vêtements les plus chers de l’entreprise toujours propres et repassés… un peu exagéré, non? Bref, je continuai le ménage avec Michelle qui accourait voir mon travail à chaque accalmie dans la boutique afin de me tomber dessus pour chaque retaille de tissu mal classée, mais je continuais dans la bonne voie, malgré le désordre complet et absolu de l’ensemble de l’espace utilisable. Je me rendis compte lors d’une de ses brèves visites qu’elle me regardait d’une manière étrange depuis le dernier souper qu’on avait organisé avec les autres employées pour resserrer les liens entre l’équipe. Son regard se faisait moins intimidant, plus doux et rieur. Je me demandais bien ce qui avait pu occasionner un tel changement d’attitude face à moi, car je n’avais absolument pas l’impression d’avoir amélioré la qualité de mon travail, bien au contraire. Ma motivation baissait plutôt en chute libre avec la mauvaise température de l’été et cet emploi qui bouffait tout mon temps. Au cours des jours qui suivirent, ma patronne me faisait sans cesse des commentaires encenseurs sur mon apparence, alors que je ne faisais rien pour sembler plus soignée que d’habitude. On aurait dit qu’elle voulait passer plus de temps avec moi sous n’importe quel prétexte. Le jeudi soir qui suivit, alors qu’elle me laissait habituellement fermer seule, elle resta avec moi pour que l’on finisse le grand ménage qui n’avait pas vraiment eu le temps d’avancer, vu sa propension à foutre le bordel partout où elle passe et, surtout, à ne jamais remettre quoi que ce soit 50


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