Sang d'encre - 2009

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PIERRE : Merci, mon pote, pour le mouchoir. Moi, c’est Pierre si ça t’intéresse. Fabien jette le papier souillé au bout de la chambre avec un frisson de dégoût. FABIEN (cynique) : Que voulez-vous! Ma mère m’a légué sa grande générosité avant de sacrer son camp quand j’avais deux ans. Et j’ai hérité de l’humour de mon père qui s’est pendu quand j’en avais douze. PIERRE (qui est de plus en plus mal à l’aise) : Depuis combien de temps êtes-vous ici? FABIEN : Cinq mois! Mais ne vous en faites pas pour moi, il ne m’en reste pas pour longtemps. PIERRE : Moi, c’est un cancer des os. Il a débuté dans ma jambe et on m’a opéré d’urgence. C’est un cancer qui se guérit très mal parait-il. Je me demande s’ils ont réussi. FABIEN : Tout ce que les médecins réussissent à faire, c’est de donner de faux espoirs. La question que tu dois te poser, c’est combien de temps il te reste à vivre. Les épaules de Pierre s’affaissent, son visage devient triste. Il se cale dans son lit comme pour se cacher de l’éventualité de la mort. PIERRE : Je n’aurais jamais pensé mourir si jeune. J’ai à peine 35 ans! C’est vrai, j’ai fait quelques mauvais coups sans conséquences, mais j’ai toujours aimé et respecté ma femme. J’élève quatre enfants. Dieu aurait pu m’épargner, non? FABIEN (en riant) : Ne mêle pas Dieu à tes délires de mourant! PIERRE (fâché) : Taisez-vous! Je ne suis pas mourant. FABIEN : La vie n’est qu’une question de hasard. Naître au Japon, au Canada ou en Afrique. Mourir d’un cancer, d’un accident ou d’une allergie. Être blanc ou noir. Mourir à cinq ans, à cent ans ou à trois semaines dans le ventre de sa mère. C’est le hasard, mon vieux, pas l’œuvre de Dieu. Nos vies sont régies par ce hasard. C’est le jeu de la roulette russe, mais en plus grand. PIERRE (haussant les épaules) : Depuis quelques temps, je ne sais plus vraiment en quoi croire. C’est bien triste de penser que nous ne sommes que de petites boules dans une roulette d’un jeu de hasard. On a tendance à croire que l’être humain mérite un destin. FABIEN (pensivement) : L’être humain mérite de mourir dans d’atroces souffrances. PIERRE (perdant patience) : Cessez de jouer les philosophes! Vous n’êtes qu’un homme frustré par la vie. Cela ne vous autorise pas à sceller le sort de l’homme ou encore à traiter de mourant un homme qui sort d’une salle d’opération. FABIEN : Est-ce que vous êtes rassuré quand les médecins vous disent ce que vous voulez entendre? Cela vous rassure de vous mentir en vous cachant sur votre mort imminente. Parce que si vous êtes dans cette chambre, ici avec moi, c’est que votre mort est imminente. PIERRE : Taisez-vous! FABIEN : Pierre, cessez de jouer l’autruche avec vous-même. Prenez exemple sur moi. J’attends la mort avec impatience. J’attends le jour où cette satanée tumeur va me faire mourir. Quelle joie alors de quitter ce monde où les gens sont lâches! Fabien éclate d’un rire sincère qui semble attendrir son compagnon. 31


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