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de chiffon ballottant plus bas que l’autre. Chabin, pour ne pas être en reste, sort de sous son jupon et agite au nez des spectateurs massés sur les trottoirs une serviette périodique agressivement tachée de sang de cochon. Pourtant elle y avait pris part et s’en était amusée, de ces mariages burlesques, boudinée, malgré sa minceur, dans l’étroit costume de premier communiant du père d’Enryck un peu dévoré par les mites et puant de naphtaline, mais ils formaient, avec Enryck dans sa robe violette à volants, un si beau couple, un si parfait mariage de carnaval... Elle a accueilli de bonne grâce les menaces pour de rire des diables rouges, les tintements des grelots, les débonnaires coups de fourche et les mains gluantes de mélasse des magnifiques « nègres-gros-sirop » surgissant de nulle part en escadrilles de dix ou douze : mais il faut voir la débandade ! Oui, il faut voir comme cette poignée de superbes corps fortement musclés entièrement enduits de graisse noire fait fuir la foule, lorsque, jaillis d’on ne sait où, ils foncent brusquement sur elle, immenses corps nus sculpturaux vêtus d’un simple short usé de la couleur gros-sirop ou d’un cache-sexe à l’antique, compagnons volcaniques d’un Spartacus d’obsidienne. Rehvana accepte en souriant leurs gesticulations de plus en plus rapprochées, leurs mains tendues en avant comme s’ils voulaient la salir, tacher de gros-sirop sa majestueuse grandrobe de bal sortie intacte d’une malle centenaire, avec son fin jupon plissé sous le riche tissu damassé ; elle rajuste, sur ses macarons, la « chaudière » qui tangue dangereusement sur sa tête, elle rit encore de sa peur. En fait ils ne l’ont même pas touchée, les géants gros-sirop. Leurs larges charpentes, solides et de toute beauté, leurs grands corps luisants de graisse noire – où seules tranchent, dans toute cette noirceur, leurs rangées de dents éclatantes que découvre un rire olympien – sont allés effrayer, plus loin, une troupe de marchandes d’autrefois portant en équilibre sur le sommet de leur tête un plateau de vannerie caraïbe regorgeant de fruits colorés, de gousses de vanille, de gingembre... Elles ont reculé sans rien perdre, dans la plus parfaite dignité, creusant, autour de Rehvana, un cercle nu de plein soleil aveuglant où Enryck s’est volatilisé. Elle se blesse en vain les yeux à scruter les groupes alentour, des chars se précipitent lentement en vrillant ses oreilles : « Papillon, …

{Avril

2010}

Boucan

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