boucan 1

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EXTRAIT … la petite. On ne va pas remonter au Vert-Pré : tu vas voir ça ! Il va falloir avoir la forme : quatre jours de vidés et de zouks non-stop, avant d’enterrer Vaval ! » Il a fallu transporter chez la voisine tout le nécessaire du bébé, emballer tous les déguisements, penser à tout ; il a fallu se plaquer sur la face des arabesques de carnaval, il a fallu maquiller les joues grasses du chabin, essayer, peine perdue, de le grimer en papillon, enduire de rouge à lèvres tapageur sa lippe baveuse et molle comme une limace repue. Il avait fallu tout cela, et quelques chiquenaudes d’Enryck, pour que Rehvana se retrouve au beau milieu du boulevard Général-de-Gaulle dans la cohue tonitruante, sous les hurlements rivaux de dizaines de haut-parleurs juchés sur des camions diffusant les cadences à la mode sous les braillements de la foule s’égosillant à tue-tête : « Eh, Damizo, eh ya !... Pa lévé lanmen asou krapo !... Papillon, volez ! C’est volé nou ka volé !» puis soudain seule, emportée par le flot de monstres et de masques, dans une ruelle adjacente à la Levée, les narines irritées par les gaz lacrymogènes, cadeau d’un mauvais plaisant aussitôt furieusement lynché par une meute de travestis grimaçants, les yeux brûlants de farine, Enryck perdu, disparu dans l’hydre dansante, retrouvé, plusieurs heures après, sur le capot tordu d’une guimbarde antédiluvienne badigeonnée de jurons cabalistiques croulant sous des grappes de jeunes gens déchaînés ricanants et hurleurs. Et pourtant elle avait goûté, le lundi gras, l’invite, bras grands ouverts, du vieillard inconnu qui l’avait gentiment conviée à un pas de danse exécuté sans façon en plein mitan de la rue sous l’oeil mouillé d’un violoneux d’un autre âge, et répondu, tout émue, à l’appel des tambouyeurs se démenant sur le gros ka, noble tambour d’esclaves. Mais au son des tambours Enryck se frotte à un soi-disant dandy outrageusement efféminé, jaboté, chapeauté, cravaté, avance au rythme du gros ka, les mains dessinant l’ensellure d’une créature bise aux hanches rondes, près d’un grand nègre du plus beau noir aux interminables faux cils papillotants, un haut nègre moudongue enjupaillé qui titube et se tord les pieds sur ses talons aiguilles, sa main ne cessant de relever sa robe et d’exhiber son porte-jarretelles que pour lisser, avec une mimique obscène, son ventre de femme enceinte sur le point d’accoucher, ou remonter par en dessous, d’un geste provocant, la paume en forme de présentoir, un énorme sein

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Boucan {Avril

2010}


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