Histoire coloniale (île de Saint-Domingue), depuis sa découverte jusqu'en 1824 (1)

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L o n g i t u d e d u M e r i d i e n de l'Ifle de F e r .

C A R T E T

DES ISLES DE S . DOMINGUE E T DE PORTO-RICO. Par

M. BONNE,

Ingenieur-Hydrographie d e la M a r i n e .

Juillet,

L o n g i t u d e du M e r i d i e n de P a r i s .

1782,

Avec Privilege du R o i .



HISTOIRE

D'HAÏTI.


I M P R I M E R I E DE M A R C H A N D DU B R E U I L ,

Rue de la Harpe, n. 80


HISTOIRE

D'HAÏTI (ILE DE

SAINT-DOMINGUE),

D E P U I S SA

DÉCOUVERTE

jusqu'en

1824,

ÉPOQUE DES DERNIÈRES NÉGOCIATIONS ENTRE LA FRANCE ET LE GOUVERNEMENT HAÏTIEN.

Par M. Charles-Malo, Membre des l'Acadéie royale des Sciences des Lyon, et de la Société philotechnique.

Nouvelle Edition SUIVIE DE PIÈCES OFFICIELLES ET JUSTIFICATIVES.

A PARIS, CHEZ

LOUIS JANET, rue Saint-Jacques, n° 59. PONTHIEU, Palais-Royal, galerie de Bois.

1825.



PRÉFACE.

PLUSIEURS

bliés déjà notamment

écrits importants ont été p u sur l'Ile

de

l'ouvrage

Saint-Domingue,

très-recommandable

de M . le lieutenant-général P a m p h i l e

de

L a c r o i x , l e q u e l a paru presque à la m ê m e é p o q u e que la première édition de

cette

Histoire. N o u s frayant une route p a r t i c u l i è r e , nous ne traitons exclusivement ici ni l'histoire de la R é v o l u t i o n de S a i n t - D o m i n g u e , ni celle de l'Expédition d u général L e c l e r c , expédition si désastreuse p o u r la F r a n c e . Ces grands événements, bien que développés, dans notre livre, d'une manière que nous croyons satisfaisante, n'occupent encore qu'une partie du tableau intéressant

que nous avons pris à

tâche d'offrir à nos l e c t e u r s , en déroulant à leurs y e u x l'histoire complète de l'île de S a i n t - D o m i n g u e , depuis l'époque de sa d é c o u v e r t e , jusqu'à nos j o u r s .


VJ

PRÉFACE.

U n e rigoureuse impartialité nous a t o u j o u r s fait peser dans u n e juste balance et les excès o ù se portèrent les Blancs et les atrocités que c o m m i r e n t les N o i r s . O n ne peut que g é m i r , sans d o u t e , d'avoir v u , chez l'un et l'autre p a r t i , la cause de l'humanité si long-temps m é c o n n u e et outragée. V o i l à les fruits inévitables de toute r é v o l u t i o n ; e t , m a l h e u r e u s e m e n t , il est p e u de p e u p l e s , combattant p o u r leur l i b e r t é , dont l'histoire ait été plus sanglante, et plus féconde en désastres q u e celle des Haïtiens. N o t r e précédente Édition s'arrêtait

au

m o m e n t de la mission d u général D a u x i o n Lavaysse

à Saint-Domingue.

Reprenant

notre récit de cette m ê m e é p o q u e , nous le poursuivons a u j o u r d ' h u i ,

événement

par

é v é n e m e n t , jusqu'à l'année 1825. Cette dernière partie de notre ouvrage offre d o n c , t o u t n a t u r e l l e m e n t , l'exposé sommaire de toutes les diverses Négociations entre la F r a n c e et S a i n t - D o m i n g u e , tentées de part et d'autre depuis 1816 jusqu'en 1 8 2 4 , et t o u jours aussi r o m p u e s par des causes q u i n'échapperont pas à la sagacité de nos lecteurs. Haïti paraît a u j o u r d ' h u i , plus q u e j a m a i s ,


PREFACE.

VIJ

p e r d u e p o u r la F r a n c e ; et telle est actuellem e n t notre position vis-à-vis de cette R é p u b l i q u e , q u e le c o m m e r c e français

semble

désormais p r i v é de la consolation de profiter m ê m e de son I n d é p e n d a n c e . P. S. L'Ile de Saint-Domingue portait originairement le nom d'Haïti; mais c o m m e depuis des siècles elle est connue sous son nom de Saint-Domingue, nous le lui conservons dans tout le cours de notre ouvrage. Depuis vingt-deux ans seulement les N a turels, en déclarant leur indépendance, ont rendu à leur île son nom primitif; nous adoptons, alors, en parlant des événements les plus r é c e n t s , cette dernière appellation d'Haïti, par pur respect pour l'histoire et comme plus conforme d'ailleurs à l'état actuel des choses.



HISTOIRE DE

L'ILE

DE

SAINT-DOMINGUE,

D E P U I S SA D É C O U V E R T E .

CHAPITRE PREMIER. Depuis

l'époque de la découverte de SaintDomingue jusqu'à l'an 1600.

Situation de l'île. — Sa description générale. — Elle est découverte par Christophe Colomb. — État des habitants. — Anecdote de Guacanahari. — Établissement d'un comptoir. — Il est détruit et rétabli. — Bataille avec les naturels. — Bova-

Conquête de l'île. — Dissensions parmi les colons

dillo est envoyé comme gouverneur. — Ovando lui succède. — On refuse d'admettre Colomb. — Sa seconde visite. — Les Espagnols oppriment les naturels. — Les Lucayens sont réduits en esclavage. — Diégo Colomb obtient le gouvernement. — Les Dominicains s'opposent au traitement qu'on fait subir aux naturels. — Administration d'Albuquerque. — Las-Casas. — Attaque livrée par sir Francis Drake. — Démolition des ports et misère des insulaires.

Porto-Rico à l'est, la Jamaïque et Cuba à l'ouest, à 3,500 milles environ de l'Angleterre, l'île de Saint-Domingue, célèbre par sa fertilité ENTRE

1


2

HISTOIRE DE L'ILE

et les grandes révolutions politiques dont elle a été le théâtre, s'élève sur la surface de l'Océan Atlantique. Elle a environ 140 à 150 milles de largeur du nord au sud, et 400 de longueur de l'est à l'ouest; elle est située à 18° 20' latitude n o r d , et 68° 40' ouest de Greenwich; des rochers et des récifs très-dangereux l'environnent. A une petite distance au nord sont les îles Bahama; la mer des Caraïbes la baigne au sud. Dans l'origine, les naturels l'appelaient Haïti ; on lui donna ensuite le nom d'Espagnola

ou

Hispaniola, par déférence p o u r le pays qui avait envoyé l'escadre commandée par Christophe C o lomb. Un climat généralement s a l u b r e , un sol fertile, des sites magnifiques, produits par des montagnes d'une hauteur prodigieuse, enfin de vastes plaines arrosées par une multitude de ruisseaux, et couvertes d'ailleurs d'une riche v é g é t a t i o n , donnent à cette île un aspect enchanteur. Nous ne sommes donc pas surpris que Christophe C o lomb se soit vanté d'avoir découvert l'ancien emplacement du paradis terrestre. « Dans les vallées « délicieuses de S a i n t - D o m i n g u e , on jouit de « toutes les douceurs du p r i n t e m p s , sans avoir à « redouter ni les rigueurs de l'hiver, ni les cha« leurs étouffantes de L'été. Il n'y a que deux sai« sons dans l'année, et elles sont également belles.


DE SAINT-DOMINGUE.

« L a t e r r e , toujours couverte de fruits et

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de

« fleurs, présente en réalité les délices imagi« naires que nous offrent les descriptions poé« tiques les plus séduisantes. De quelque côté « que les y e u x se t o u r n e n t , ils sont enchantés « par une variété d'objets

colorés et réfléchis

« par la lumière la plus pure. L'air est tempéré « pendant le j o u r , et les nuits sont constamment « fraîches. » On c r o i t , en général, que le meilleur terrain se trouve aux environs de la ville qui donne aujourd'hui son nom à toute l'île. L'intérieur d u pays est maintenant o c c u p é par de grandes savannes o u plaines ; l'on y rencontre çà et là des cochons sauvages, des chevaux et divers bestiaux q u i ont été amenés par les Espagnols : car ceuxc i , après avoir exterminé les n a t u r e l s , ont laissé errer dans la campagne leurs animaux domestiques pour peupler la solitude. L a situation de cette île pourrait faire croire qu'elle se trouve exposée à des chaleurs excessives, au moins pendant la moitié de l'année; mais un vent d'est, qui souffle régulièrement à certaines époques, la garantit de cet inconvénient, et rafraîchit un climat qui autrement souffrirait beaucoup de l'ardeur du soleil. L e vent d'est ne se fait presque pas sentir avant neuf heures du matin ; mais il augmente à mesure que le soleil s'élève sur l ' h o r i z o n , et:


4

HISTOIRE DE L'ILE

diminue ensuite dans la m ê m e proportion jusq u ' à la nuit. S a i n t - D o m i n g u e tire e n c o r e u n bien

grand

avantage des pluies fréquentes q u i t o m b e n t , surtout pendant les mois les plus chauds de l'armée. O n p e u t r e m a r q u e r cette tendre sollicitude que témoigne la P r o v i d e n c e p o u r l ' h o m m e dans la p l u p a r t des contrées de la z o n e torride ; les rafraîchissemens s'y trouvent presque toujours p r o p o r t i o n n é s à l'ardeur d u climat. Cette r e m a r q u e est s u r t o u t applicable à S a i n t - D o m i n g u e , q u i se distingue p a r la variété extraordinaire de sa température et de son sol. Il existe d e u x provinces adjacentes : l'une

d'elles est

continuellement

inondée par les p l u i e s , tandis q u e l'autre est presque d é p o u r v u e d'eau. L e s nuages p a r v e n u s à u n certain p o i n t , s'arrêtent c o m m e s'ils étaient retenus par une b a r r i è r e , et s'exhalant en v a p e u r s , ne répandent le plus s o u v e n t q u e quelques gouttes d'eau sur la région aride qui se trouve au-delà ; cette espèce de p h é n o m è n e a lieu régulièrement entre les côtés d u n o r d et d u sud. A la fin de nov e m b r e , le côté d u n o r d , et m ê m e celui de l ' o u e s t , souffrent singulièrement de la sécher e s s e , p e n d a n t q u e le nord-est continue d'être rafraîchi par des pluies abondantes. L e t o n n e r r e , qui p e n d a n t l'été, est souvent t e r r i b l e , ne se fait entendre q u e rarement entre les mois de n o -


DE SAINT-DOMINGUE.

5

v e m b r e et d'avril. L e s nuits sont très-pures, et la lune a tant d'éclat, que non-seulement on p e u t lire à sa l u e u r , mais qu'elle suffit s o u v e n t p o u r faire apparaître l'arc-en-ciel. T o u t e s les fois q u e la pluie c e s s e , la rosée t o m b e aussitôt en grande a b o n d a n c e , et c'est là une des principales causes de la force de la végétation. Il y a des temps aussi o ù le froid est assez v i f p o u r q u ' o n soit obligé de se chauffer. N o n o b s t a n t cette différence de

température

qu'on r e m a r q u e en plusieurs parties de l'île de S a i n t - D o m i n g u e , les naturels pourraient à peine déterminer à quelles parties de l'année il c o n vient de d o n n e r le n o m d'hiver et d'été. L e s habitants des pays situés à l'ouest et a u s u d , et dans l'intérieur

des t e r r e s , considèrent l'espace de

temps q u i s'écoule entre

avril et n o v e m b r e ,

c o m m e l'hiver o u la saison des orages ; les habitants des provinces septentrionales font u n calcul t o u t o p p o s é : mais ni les uns ni les autres ne parlent de printemps

et d ' a u t o m n e , tant les pas-

sages de la c h a l e u r au froid sont subits. L'expérience a d é m o n t r é q u e le climat de cette île n'est pas favorable aux E u r o p é e n s , sur qui la chaleur et l'humidité produisent un effet funeste. U n e autre cause les e m p ê c h e e n c o r e de parvenir à cette longévité qui est p r o p r e à un g r a n d n o m b r e de naturels. A u lieu d ' o b s e r v e r les règles de la


6

HISTOIRE DE L'ILE

tempérance nécessaire en tous lieux à la santé, mais à bien plus forte raison indispensable p o u r c e u x qui passent dans un pays plus chaud q u e le l e u r , la plupart des colons des Indes se livrent à la d é b a u c h e et à toutes sortes d'excès. Cette c o n d u i t e , jointe à l'influence pernicieuse des élém e n t s , les m è n e infailliblement de b o n n e heure a u t o m b e a u , o u les rend la proie des maladies de langueur. Q u o i q u ' u n e partie de l'île soit c o u v e r t e de m o n t a g n e s , le terrain est presque partout susceptible; de c u l t u r e , sans en excepter m ê m e le s o m m e t des plus hautes

collines. On p e u t

remarquer

s u r t o u t d u côté d u cap T i b u r o n , qu'il n'en est a u c u n e d'entièrement stérile, quelles q u e soient sa pente rapide et son élévation. Plusieurs serv e n t de digue à l ' O c é a n , e t , s'élevant perpendiculairement au-dessus des e a u x , présentent des masses de rochers, e x t r ê m e m e n t redoutables p o u r les marins. E n certains e n d r o i t s , après avoir creusé q u e l q u e s p i e d s , o n rencontre d u gravier o u du t u f ; dans d'autres, on t r o u v e de l'argile, de la terre à p o t i e r , o u u n lit de s a b l e ; et s o u v e n t la terre végétale est d'une p r o f o n d e u r considérable. C e qui de p r i m e a b o r d paraît s u r p r e n a n t , c'est que souv e n t cette dernière c o u c h e ne p r o d u i t pas d'arbres ; voici le m o t i f de cette singularité : la plus grande


DE SAINT-DOMINGUE.

7

partie de l'île e s t , pendant d e u x o u trois mois de l ' a n n é e , exposée à une extrême sécheresse ; par conséquent il est impossible que le sol puisse fournir à la végétation une quantité suffisante de sucs nutritifs. O n p o u r r a i t c o n c l u r e de là qu'il ne se trouve à S a i n t - D o m i n g u e a u c u n e espèce de grands a r b r e s ; mais on se t r o m p e r a i t ,

car les

r a c i n e s , q u i pénètrent r a r e m e n t à plus de d e u x pieds en t e r r e , s'étendent h o r i z o n t a l e m e n t selon le poids qu'elles o n t à soutenir. L e figuier est surtout r e m a r q u a b l e par l'extension de ses racines, qui ont quelquefois jusqu'à soixante - dix pieds. L e p a l m i e r , a u c o n t r a i r e , les a plus c o u r t e s , mais elles se c o m p o s e n t de tant de ramifications, qu'elles lui d o n n e n t aussi b e a u c o u p de force et de solidité. L e s rivières sont n o m b r e u s e s ; cependant la plupart devraient être considérées plutôt c o m m e des t o r r e n t s o u des ruisseaux rapides. L'eau en est généralement s a i n e , mais si froide, qu'il faut la boire avec précaution, et qu'il est d a n g e r e u x de s'y baigner. O n c o m p t e quinze grandes rivières, et en outre six fleuves très-importants, parmi lesq u e l s l ' O z a m a , q u i f o r m e , à son e m b o u c h u r e , le p o r t de S a i n t - D o m i n g u e ; le M a c o r i s , le plus navigable et le plus poissonneux de tous ; le Y a q u e , r e m a r q u a b l e par une mine d'or située près de sa s o u r c e , et par les parcelles de ce précieux


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HISTOIRE DE L'ILE

métal q u ' o n trouve parmi ses s a b l e s ; l ' U n a , par p a r e n t h è s e , très-rapide, qui renferme à sa source u n e mine de cuivre ; enfin l'Hattibonite o u A r t i b o n i t e , le plus large de t o u s , qui fait u n circuit immense. O n remarque à l'intérieur

plusieurs

petits lacs. L'île de Saint-Domingue est surtout célèbre par ses mines d'or ; on y t r o u v e aussi de l'argent, d u cuivre et d u f e r , plusieurs carrières de m a r b r e , des mines de soufre et de t a l c , et diverses substances cristallisées. Elle possède en outre u n g r a n d n o m b r e de pierres d o n t quelques-unes assez précieuses : l'espèce la plus c o m m u n e est celle des p y r i t e s , q u i sont quelquefois b l a n c s , transparents,

et formés en pointe de diamants

capables de c o u p e r le v e r r e . Il se rencontre

en

plusieurs e n d r o i t s , le l o n g de la c ô t e , des salines naturelles : on t r o u v e dans une des montagnes qui b o r d e n t le lac Z a r a g e s , une sorte de sel minéral plus d u r et plus corrosif que le sel marin. L'historien espagnol Oviédo rapporte q u e toute la m o n t a g n e n'est formée q u e de sel. L'île p r o duit encore une multitude de coquillages ; ses o i s e a u x , ses poissons, ses insectes, etc. sont t r o p bien c o n n u s p o u r qu'il soit nécessaire d'en faire ici m e n t i o n ; j ' a b a n d o n n e ce soin aux naturalistes à q u i il appartient de les décrire. Cette île importante fut découverte le 6 dé-


DE SAINT-DOMINGUE.

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c e m b r e 1492. C h r i s t o p h e C o l o m b m o u i l l a dans u n e petite b a i e , à laquelle il d o n n a le n o m d e Saint-Nicolas;

p u i s , c ô t o y a n t le rivage septen-

t r i o n a l , il r e n c o n t r a u n e autre baie q u i lui p a r u t offrir plus de c o m m o d i t é s q u e la p r e m i è r e , et il parvint à c o m m u n i q u e r avec les h a b i t a n t s , a u m o y e n d'une femme q u e ses gens avaient g a g n é e p a r q u e l q u e s présents. Il appela ce lieu la Conception. L'île se divisait à cette é p o q u e en c i n q g r a n d s r o y a u m e s , unis p a r u n e amitié parfaite. L e u r s rois portaient le n o m de Caciques,

et semblaient

a v o i r acquis sur leurs sujets u n ascendant q u ' o n p o u r r a i t appeler la tyrannie

de l'amour. L e s E s -

p a g n o l s t r o u v è r e n t les h o m m e s n u s , e t , c o m m e la p l u p a r t des autres peuples b a r b a r e s , habitués à se p e i n d r e le c o r p s . L e s femmes portaient u n e espèce de j u p e q u i descendait j u s q u ' a u x g e n o u x ; mais les filles n'avaient a u c u n vêtement. C o m m e les E s p a g n o l s connaissaient déjà depuis d e u x mois les îles v o i s i n e s , ils furent en état d'établir u n e c o m p a r a i s o n e n t r e leurs habitants respectifs ; ils t r o u v è r e n t q u e c e u x de S a i n t - D o m i n g u e les surpassaient tous en beauté. Ils étaient t r è s - s o b r e s , se nourrissant de m a ï s , de r a c i n e s , de fruits et de coquillages ; mais, q u o i q u e naturellement vifs et agiles, ils avaient de l'aversion p o u r tous les trav a u x pénibles : ce q u i ne paraîtra pas s u r p r e n a n t


10

HISTOIRE DE L'ILE

si l'on considère la d o u c e u r d u climat et la richesse d u s o l , q u i rendaient en q u e l q u e sorte le travail superflu. A u s s i , v i v a n t au sein d u r e p o s et de l ' i n d o l e n c e , faisaient-ils du plaisir l e u r uniq u e affaire, et d u s o m m e i l u n e récréation. O n ne doit pas s'étonner

q u e les E s p a g n o l s

aient représenté ces h o m m e s c o m m e des êtres b o r n é s . Q u e l l e s occasions a v a i e n t - i l s de c u l t i v e r et de perfectionner l e u r esprit? L ' i g n o r a n c e , c h e z u n p e u p l e p r i v é des m o y e n s dé s'instruire par la l e c t u r e et par le c o m m e r c e d u m o n d e , n'est pas toujours u n e p r e u v e de son m a n q u e de facultés intellectuelles. E n diverses c i r c o n s t a n c e s fort r e m a r q u a b l e s , o n a r e c o n n u q u e cet a b r u t i s s e m e n t d o n t o n accuse t r o p l é g è r e m e n t les nations q u e le sort a placées loin des s o u r c e s fécondes o ù les p e u p l e s civilisés p u i s e n t l e u r s connaissances et leurs l u m i è r e s , n'était p u r e m e n t q u ' a c c i d e n t e l . L e véritable p h i l o s o p h e d é d a i g n e ces p r é v e n tions q u ' u n e différence de c o u l e u r s fait n a î t r e , et: IL refuse de p r o n o n c e r , s'il ne p e u t asseoir son j u g e m e n t s u r de b o n s t é m o i g n a g e s et sur d e s faits incontestables. L e s Haïtiens possédaient u n g r a n d n o m b r e de ces qualités aimables q u i servent d ' o r n e m e n t

à

l ' h o m m e civilisé. Il paraît q u ' o n les e u t bientôt gagnés par d e s présents ; ils avaient tant de c o n fiance dans les étrangers ; qu'ils se rendaient sans


DE SAINT-DOMINGUE.

11

armes sur le rivage ; plusieurs m ê m e montaient à b o r d des v a i s s e a u x , donnaient des fruits a u x E s p a g n o l s , et les aidaient à d é b a r q u e r . Dans toute leur c o n d u i t e , ils ne d o n n è r e n t pas la m o i n d r e m a r q u e de méchanceté ; l e u r d o u c e u r dégénérait m ê m e en indifférence et en stupidité; et ce qu'il y avait de pis chez e u x , c'est qu'ils ne manifestaient a u c u n désir de s'instruire. T o u t e leur histoire était renfermée dans des chansons et des fables qu'ils apprenaient dès l'enfance, mais qui n'offraient

rien d'authentique.

Quelques

gens

diront peut-être q u e ces insulaires étaient h e u r e u x : o u i , sans doute.... si nous n'envisageons q u e leur situation l o c a l e , qui les mettait à l'abri d'une foule de m a u x q u i n o u s assiégent dans le séjour de la c i v i l i s a t i o n ; mais si l'on considère toutes les jouissances qui résultent de l'exercice perfectionné de nos f a c u l t é s , et de la connaissance des grands principes de la morale et de la r e l i g i o n , on p o u r r a i t aller jusqu'à prétendre qu'ils étaient misérables. Ils ignoraient la p e i n e , mais ce plaisir que d o n n e u n e h e u r e u s e activité leur était i n c o n n u . B o r n o n s - n o u s d o n c à dire qu'ils n'étaient pas m a l h e u r e u x . L e u r système d'économie

domestique devait p e u c o n t r i b u e r à leur

b o n h e u r . Ils avaient tous plusieurs f e m m e s , et cependant leur affection se portait d'ordinaire sur une seule, qui était chérie plus que toutes les


12

HISTOIRE DE L'ILE

a u t r e s , sans posséder a u c u n e supériorité sur elles. O n voyait quelquefois la favorite s'immoler sur la t o m b e de son é p o u x ; mais ceci était regardé p u r e m e n t c o m m e une p r e u v e d'attachement, et non c o m m e u n e affaire d ' h o n n e u r o u de c o n science. N o u s ne p o u v o n s dire q u e bien p e u de chose t o u c h a n t leur religion : on p r é t e n d q u e ces insulaires adoraient des êtres malfaisants; et cette c o u t u m e , si elle existait, avait p o u r cause p r o b a b l e l e u r crainte o u l e u r superstition : ce qu'il y a de c e r t a i n , c'est qu'il se rencontrait des sorciers p a r m i eux. O n t r o u v e dans un r a p p o r t qu'adresse C h r i s tophe C o l o m b à Ferdinand et à Isabelle d'Esp a g n e , u n e anecdote q u i mérite d e t r o u v e r place dans cette histoire. Q u a n d ce célèbre navigateur fit naufrage sur la côte orientale de l'île, Guacanah a r i , cacique o u roi de la p r o v i n c e , a y a n t été informé de cet é v é n e m e n t , témoigna la plus vive d o u l e u r , et e n v o y a dans d e grands canots tous les habitants de l ' e n d r o i t , q u i e u r e n t b i e n t ô t mis e n sûreté ce q u ' o n p o u v a i t sauver des débris d u vaisseau. « L e roi l u i - m ê m e , dit Christophe C o « l o m b , a c c o m p a g n é de son frère et de ses pro« c h e s , surveilla tout ce q u i se passait tant à bord « q u e sur le rivage; et de temps en temps il m ' e n « Voyait q u e l q u ' u n de ses p a r e n t s , éplorés, p o u r


DE SAINT-DOMINGUE.

13

« me prier de ne pas me désespérer, ajoutant « qu'il me donnerait tout ce qu'il possédait. Je « puis assurer à votre majesté qu'en aucune partie « de l'Espagne on n'eût pris autant de soin de « nos effets : on les fit réunir tous en masse sur « une place près du palais de Guacanahari, en « attendant que les maisons, destinées à les ren« fermer, fussent disposées; le roi les fit garder « par une troupe d'hommes armés qui veillèrent « toute la nuit, tandis que les gens du rivage se « lamentaient pour le moins autant que s'ils « eussent été intéressés dans notre perte. » Des liaisons d'estime et d'amitié s'établirent tout aussitôt entre les insulaires et les navigateurs, qui passaient dans l'esprit des premiers pour des êtres surnaturels. Le cacique, persévérant dans ses bons sentiments, fit présent à Christophe Colomb d'un grand nombre d'ouvrages curieux ; et les Espagnols profitèrent de cette occasion pour échanger leurs chapelets, leurs couteaux, leurs épingles et d'autres bagatelles, contre des morceaux d'or dont ils étaient fort avides, et que les habitants, dans l'ignorance absolue où ils étaient de la valeur qu'y attachaient les Européens, allaient prendre dans les lits des rivières, où ils se trouvaient entraînés des montagnes par les torrents. Mais, tandis que ces malheureux insulaires se


14

HISTOIRE

DE

L'ILE

reposaient sur l'amitié de leurs h ô t e s , ils étaient loin de s o u p ç o n n e r les motifs d'intérêt qui les faisaient agir. Bientôt ils furent épouvantés p a r l'appareil terrible de l'artillerie, d o n t on

crut

nécessaire de leur faire connaître les effets. L e s Espagnols avaient p o u r système de se faire a i m e r et craindre en m ê m e t e m p s des n a t u r e l s , et ils y réussirent au point de leur persuader q u e les objets d o n t ils leur faisaient

présent

étaient s a c r é s ; et cette c r o y a n c e , leur conduite postérieure ne p u t jamais la détruire. C e p e n d a n t , si nous b l â m o n s les E s p a g n o l s , n o u s devons c o n d a m n e r aussi les êtres t r o m p e u r s et les pervers de tous les âges et de tous les p a y s , qui en i m posent j o u r n e l l e m e n t à la crédulité de leurs semb l a b l e s , et se glorifient à t r o p juste titre de l'habileté avec laquelle ils p r o p a g e n t l'erreur et les calamités. Les circonstances m i r e n t b i e n t ô t Christophe C o l o m b dans la nécessité de former un établissement dans cette î l e , et de partir p o u r l'Espagne. U n de ses vaisseaux avait fait naufrage ; u n autre ne lui avait pas e n v o y é de ses n o u v e l l e s depuis son a r r i v é e , et le troisième ne suffisait pas p o u r contenir t o u t son m o n d e ; c'est p o u r q u o i il désirait laisser u n e partie des siens dans l'île, p e n dant qu'il irait en E u r o p e . C e projet n'était pas d'une exécution difficile. A y a n t fait choix

de


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trente-huit o u trente-neuf Castillans, il les confia au c o m m a n d e m e n t de R o d e r i g o de A r a d o o u A r a n a , de C o r d o u e , en leur promettant de les rec o m m a n d e r à la protection des E u r o p é e n s . L e s Haïtiens, sans d é f i a n c e , aidèrent avec confiance à la construction d u fort qui devait les placer sous la dépendance des Espagnols. Christophe C o l o m b , après avoir r e c o n n u l'île, quitta la c o lonie le 4 janvier 1493, et arriva en Espagne au mois de mars suivant. 11 se rendit sur-le-champ à B a r c e l o n n e , o ù résidait la c o u r ; on le r e ç u t avec des démonstrations de joie extraordinaires ; la noblesse et le p e u p l e allèrent à sa r e n c o n t r e , et l ' a c c o m p a g n è r e n t en foule j u s q u ' a u

palais

du

souverain à qui il présenta quelques-uns des insulaires qui l'avaient a c c o m p a g n é volontairement en E u r o p e . Il m o n t r a , c o m m e fruits de ses déc o u v e r t e s , des oiseaux, d u c o t o n et diverses c u riosités ; mais les regards se portaient

surtout

avec avidité sur les lingots d'or, qui persuadaient à c h a c u n qu'il avait t r o u v é des richesses inépuisables, et qu'il était à la fois le plus fortuné et le plus g r a n d des mortels. C'en fut assez p o u r q u ' o n le c o m b l â t d'éloges et de caresses ; on porta l'enthousiasme jusqu'à le faire

asseoir parmi

les

grands d'Espagne, à l'audience p u b l i q u e des souverains. Christophe C o l o m b ne prolongea pas son sé-


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HISTOIRE DE L'ILE

j o u r à B a r c e l o n n e , p o u r goûter les d o u c e u r s d'un indigne repos : dès qu'il e u t atteint le b u t qu'il s'était proposé dans son v o y a g e , il b r û l a de rejoindre ses c o m p a g n o n s . Toutefois il désirait différer son départ jusqu'à ce q u e les naturels qui l'avaient a c c o m p a g n é . en E u r o p e , a u

nombre

desquels se trouvait le père d u cacique

dont

on a parlé plus h a u t , fussent baptisés et admis p u b l i q u e m e n t a u x bienfaits de la c o m m u nion. Cette cérémonie eut lieu en présence de la famille r o y a l e , qui y prit part. L e s catholiques poussèrent le zèle plus loin encore ; ils choisirent dans les ordres religieux u n certain n o m b r e d'ecclésiastiques qu'ils e n v o y è r e n t à SaintD o m i n g u e , sous les ordres d'un supérieur à qui le Pape accorda des pouvoirs extraordinaires, p o u r convertir les habitants d u N o u v e a u - M o n d e . E n v i r o n six mois après, Christophe C o l o m b prit le c o m m a n d e m e n t d'une flotte de d i x - s e p t vaisseaux q u ' o n avait équipés. Q u i n z e cents personnes, nobles p o u r la p l u p a r t ,

s'embarquèrent

avec des soldats, des artificiers, des missionnaires, et p o u r v u s d'abondantes p r o v i s i o n s , c o m m e d'instruments p o u r travailler a u x m i n e s , de semences de toutes les plantes q u ' o n présumait p r o p r e s au c l i m a t , ainsi que d'une grande quantité

d'ani-

m a u x domestiques, inconnus dans la région nouvellement découverte. C o l o m b fit voile de la baie


DE SAINT-DOMINGUE.

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de C a d i x , dans le c o u r a n t de l ' a u t o m n e , et arriva à Saint-Domingue le 1 1 n o v e m b r e . Mais quel fut son é t o n n e m e n t en trouvant p a r t o u t l'image de la dévastation dans u n pays naguères si prospère ! Ce n'était point les cris d'allégresse et les félicitations qu'il s'attendait à recevoir : u n m o r n e silence fut tout l'accueil q u ' o n lui fit. Pendant son a b s e n c e , et p e u de temps après son départ, les soldats de la garnison s'étaient révoltés c o n t r e leur c o m m a n d a n t , et sourds à la voix de la raison et de la p r u d e n c e , s'étaient livrés à tous les excès de la débauche. N e mettant plus de b o r n e s à leur l i c e n c e , ils s'étaient m ê m e emparés des provisions et de l'or des naturels. Ces désordres devinrent enfin si intolérables, q u e le cacique de C i b a o détruisit le fort et la colonie : a i n s i , p o u r m e servir des expressions énergiques de l'abbé R a y n a l , « Christophe C o l o m b ne trouva « plus q u e des ruines et des ossements, là o ù il « avait laissé des fortifications et des Espagnols. » A u lieu de perdre son temps à des représailles, Colomb

engagea ses c o m p a g n o n s à bâtir u n e

ville dans une plaine spacieuse, c o n v e n a b l e m e n t située vis-à-vis d'une baie. Cette ville prit le n o m d'Isabelle, en l'honneur de la r e i n e , sa protectrice. L e s Espagnols construisirent aussi u n fort sur les m o n t a g n e s de C i b a o , o ù ils recueillirent u n e énorme quantité d'or qui avait été entraîné 2


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HISTOIRE DE L'ÎLE

par les torrents, e t ils c o m m e n c è r e n t l'exploitation des mines. A y a n t toujours devant les y e u x le b u t primitif de son v o y a g e , Christophe C o l o m b fit choix de son frère Diégo p o u r g o u v e r n e r à Saint-Domingue p e n d a n t son a b s e n c e , et il s'embarqua le 24 a v r i l ; mais après cinq mois d'une navigation désast r e u s e , il revint p o u r être témoin de nouvelles calamités. L e s troupes avaient été placées sous le c o m m a n d e m e n t de don P é d r o M a r g a r i t a , et devaient c h e r c h e r à établir la souveraineté des E s pagnols dans diverses parties de l'île ; mais elles c o m m i r e n t des excès semblables à c e u x qui avaient précédemment

occasioné la destruction de la

colonie ; et Christophe C o l o m b se vit dans la nécessité de p r e n d r e les armes p o u r repousser les attaques des naturels qui avaient o b t e n u déjà des succès. O n se battit dans la plaine de V é g a - R é a l ; deux cents fantassins espagnols avec u n e vingtaine de c h e v a u x et autant de c h i e n s , vainquirent cent mille Indiens qui n'avaient ni la moindre discip l i n e , ni la m o i n d r e notion de tactique militaire ( 1 ) . L e s prisonniers furent condamnés à tra-

(1) « Ces pauvres insulaires, accoutumés pour la plupart, « à se battre en se poussant à force de bras, ou tout au plus à « coups de macanas, furent étrangement surpris de voir les « Espagnols abattre des lignes entières avec des armes à feu,


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vailler aux m i n e s , à l'exception de trois cents d'entre e u x q u ' o n e n v o y a c o m m e esclaves en Espagne ; mais u n trait qui h o n o r e à jamais la mémoire de la reine de Castille, c'est qu'elle les rendit à leur patrie, en ordonnant de les mettre en liberté. Elle v o u l u t en m ê m e temps qu'on prît un soin particulier de convertir les insulaires à la religion c h r é t i e n n e , et qu'on les engageât par la persuasion seule, et non par la f o r c e , à se soumettre à la c o u r o n n e d'Espagne. Mais ces ordres arrivèrent trop tard ; les Espag n o l s , ayant remporté la v i c t o i r e , n'eurent plus q u ' à p r e n d r e possession de l'île : ce qui fut entièrement effectué dans le cours d u mois de mars 1495. T o u s les naturels, âgés de plus de quatorze a n s , furent soumis à u n e taxe qui devait être payée tous les trois m o i s , en o r , par ceux qui habitaient dans le voisinage des m i n e s , et en c o t o n par les autres. Cette mesure révolta les Indiens : ils entreprirent d o n c de réduire les Espagnols à la famine, en déracinant les v é g é t a u x et e n abandonnant

la culture des terres p o u r se

« dont aucun coup ne portait à faux sur des corps tout nus ; « de les voir enfiler trois ou quatre hommes à la fois avec « leurs longues épées, les fouler aux pieds des chevaux, et « lâcher sur eux de gros mâtins qui leur sautaient à la gorge, « les étranglaient d'abord, puis les mettaient en pièces. »


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HISTOIRE DE L'ILE

retirer dans les gorges inaccessibles des m o n tagnes : mais ils furent, les p r e m i e r s , victimes de leur i m p r u d e n c e ; il en périt plus d'un tiers par suite de cette mesure. A v a n t cet horrible désastre, leur n o m b r e pouvait s'élever à u n million. Cependant la famine ne fut pas la seule cause de leur destruction : les barbares colons les poursuivirent dans leurs retraites,

et dressèrent

des

chiens qui leur donnaient la chasse et les d é v o raient. O n prétend m ê m e que plusieurs Castillans avaient fait v œ u de massacrer, chaque jour, d o u z e Indiens en l'honneur des d o u z e apôtres. Q u ' u n moraliste sévère vienne à nous demander q u e l droit les Espagnols avaient sur l'île de Saint-Domingue et sur ses habitants; qui autorisait ces aventuriers à massacrer les n a t u r e l s , à s'emparer de leurs b i e n s , à taxer leurs familles, nous lui répondrons par d e u x seuls m o t s , qui embrassent la politique de la plupart des nations d u g l o b e , et q u ' o n trouve écrits en gros caract è r e s , dans les annales de tous les pays : la Force. Les sentiments de Christophe C o l o m b lui-même, q u i ne cherchait qu'à satisfaire la cupidité de sa c o u r , le mettent un peu à c o u v e r t de cette horreur dont tout h o m m e éclairé doit se sentir saisi au récit de forfaits aussi exécrables. Si les Espagnols s'étaient conduits a u t r e m e n t ; si leur mission avait eu p o u r objet de régénérer


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l'existence d'un peuple b a r b a r e , en lui transmettant les éléments d'un caractère s u p é r i e u r , on eût v u en eux les dépositaires des arts et de la civilisation. Toutes découvertes q u i ne contribuent pas au b o n h e u r du genre humain peuvent être considérées c o m m e pernicieuses; en effet, si elles n'entraînent après elles q u e de la m i s è r e , pouvonsnous souhaiter de voir nos connaissances géographiques s'étendre a u x dépens d u b o n h e u r et de la tranquillité de plusieurs millions de nos semblables ? Q u i ne frémit d'indignation en v o y a n t le d é m o n de l'avarice plonger dans les fers les habitants de S a i n t - D o m i n g u e , p o u r leur arracher l'or qu'ils possédaient ? Des difficultés d'une autre nature attendaient encore

Christophe C o l o m b . L e s ennemis qu'il

avait en Espagne réussirent, par leurs i n t r i g u e s , à faire e n v o y e r à S a i n t - D o m i n g u e , en qualité de commissaire, u n certain A g u a d o , g e n t i l h o m m e de la c h a m b r e ; et notre g r a n d navigateur se vit obligé de retourner dans sa patrie p o u r r é p o n d r e a u x accusations portées contre lui. 11 laissa le g o u v e r n e m e n t de l'île à son frère

Barthélemi,

qui fonda p e u de temps après la ville de SantoD o m i n g o ; et François R o l d a n , h o m m e d'un rang d i s t i n g u é , fut n o m m é grand justicier. T o u t c e c i se passa en 1496. 11 serait assez difficile d'expliquer la véritable


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HISTOIRE DE L'ILE

cause des dissensions q u i s'élevèrent tout à c o u p parmi les colons : on sait seulement qu'elles eurent p o u r prétexte le départ d'une partie des E u r o péens qui a b a n d o n n è r e n t Isabelle p o u r aller se fixer à S a n t o - D o m i n g o , d o n t Christophe C o l o m b trouvait la position plus f a v o r a b l e , et où son frère les transféra après son départ. A u lieu de maintenir le b o n o r d r e , R o l d a n encouragea l'insubordination ; e t , s'imaginant q u e C o l o m b ne reviendrait j a m a i s , il forma le projet de s'emparer d u g o u v e r n e m e n t . Dans ce dessein, il s'efforça de g a g n e r la confiance et l'affection d u p e u p l e , en décriant la conduite des autres chefs. A y a n t été mis à la tête d'une compagnie de s o l d a t s , et chargé de réduire à l'obéissance u n des caciques qui refusait d e p a y e r l e t r i b u t , il profita de cette occasion p o u r p r o p a g e r l'esprit de révolte ; à son retour, il se fit livrer de force les clefs d u m a gasin r o y a l , et distribua des armes et des p r o visions à ses partisans. D o n Diégo fut contraint de se renfermer dans la citadelle, et d ' e n v o y e r c h e r c h e r des secours à la C o n c e p t i o n . D e son c ô t é , Barthélemi fut très-effrayé des progrès de la r é v o l t e , surtout lorsqu'il sut q u e plusieurs personnes de considération y avaient pris part. 11 obtint une entrevue de Roldan ; mais ce dernier p a r u t déterminé à pousser les choses j u s q u ' à la dernière extrémité. L e s troupes de la garnison


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désertaient; Barthélemi c o m m e n ç a i t à s'abandonner au désespoir, q u a n d il apprit q u e d e u x bâtim e n t s , chargés de p r o v i s i o n s , venaient d'arriver à S a n t o - D o m i n g o . Il se mit aussitôt en m a r c h e p o u r la c a p i t a l e , et fut suivi par R o l d a n , q u i s'arrêta à la distance de cinq lieues environ. A l o r s ce chef des rebelles r e ç u t de nouvelles propositions de paix d u c o m m a n d a n t de la m a r i n e , q u i c h e r c h a , mais v a i n e m e n t , à le faire c h a n g e r d e résolution. S'étant retiré dans la p r o v i n c e de X a r a g u a , R o l d a n dit a u cacique qu'il venait le délivrer d u t r i b u t q u e lui avait imposé le r o i ,

ajoutant

qu'il ne désirait pas les b i e n s , mais le c œ u r de ses alliés; il tint le m ê m e langage a u x autres caciq u e s , à q u i il faisait néanmoins p a y e r fort cher son amitié. O n apprit bientôt à Saint - D o m i n g u e chef nommé

G u a r i o n e x s'était m i s ,

qu'un

avec

un

n o m b r e considérable des siens, sous la protection d'un autre c h e f n o m m é M a y o b a n e x , q u i g o u v e r n a i t u n e peuplade belliqueuse dans le voisinage d u cap C a b r o n . L e g o u v e r n e u r , v o y a n t ces tributaires révoltés c o n t r e l u i , se mit sur-lec h a m p à leur poursuite. Il rencontra dans la campagne une armée d e s n a t u r e l s , et la dispersa dans les m o n t a g n e s , o ù toutefois il ne j u g e a pas p r u d e n t de s'engager. A q u e l q u e s j o u r s de l à , les I n d i e n s , s'apercevant q u e les Espagnols n'étaient


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HISTOIRE DE L'ILE

pas sur leurs g a r d e s , fondirent sur e u x , et en firent un grand c a r n a g e ; mais les troupes se rallièrent et tirèrent une vengeance éclatante de leurs e n n e m i s , qu'ils chassèrent dans les défilés. M a y o b a n e x se trouvait à p e u de distance d u c h a m p de bataille. B a r t h é l e m i , ayant d é c o u v e r t le lieu de sa r e t r a i t e , s'y porta avec toutes ses forces. A v a n t de c o m m e n c e r les hostilités, il offrit au cacique de lui a c c o r d e r la p a i x , s'il lui livrait G u a r i o n e x ; mais le brave Indien répondit : « Q u e « Guarionex était un h o m m e d'honneur, qui n'a« vait jamais fait de tort à p e r s o n n e , tandis que « les Espagnols étaient des meurtriers qui met« taient en usage les artifices les plus h o n t e u x « p o u r dépouiller les autres de leurs b i e n s ; qu'il « n'abandonnerait jamais u n prince

infortuné,

« son bienfaiteur, son a m i , et qui d'ailleurs s'é« tait mis sous sa protection. » 11 tint le m ê m e langage à ses c o u r t i s a n s , q u i , à la vue des ravages causés par les étrangers, et touchés des plaintes d u p e u p l e , lui représentaient

qu'il se

perdrait sans sauver son ami. « Q u o i qu'il ar« r i v e , r é p o n d i t - i l , j ' a i résolu de périr

plutôt

« q u e de le livrer à ses ennemis. » Il fit les mêmes protestations a u prince l u i - m ê m e ; et ces d e u x caciques se j u r è r e n t , en p l e u r a n t , un éternel attachement.


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Bientôt M a y o b a n e x s'empara de tous les défilés des montagnes : il d o n n a l'ordre à son armée de fondre sur les Espagnols toutes les fois qu'elle pourrait le faire avec q u e l q u e espoir de succès. L e g o u v e r n e u r attachait b e a u c o u p d'importance à gagner les insulaires sans e m p l o y e r la force. Dans ce dessein, il leur e n v o y a trois prisonniers qu'il venait de f a i r e , et s'approcha

lui-même

avec d e u x fantassins et quatre c h e v a u x seulement. M a i s , p o u r toute r é p o n s e , le cacique tua les prisonniers et se disposa a u c o m b a t ; il était évident q u ' o n ne p o u v a i t plus rien obtenir par l a d o u c e u r ; les naturels furent bientôt mis en déroute. D e u x j o u r s a p r è s , le g o u v e r n e u r , ayant d é c o u v e r t , par la perfidie de d e u x p r i s o n n i e r s , le lieu de la retraite de M a y o b a n e x , imagina le stratagème suivant : il fit habiller d o u z e de ses soldats à la m o d e des n a t u r e l s , fit cacher leurs épées sous des feuilles de p a l m i e r , et leur donna p o u r guides les d e u x prisonniers en question. Ces soldats parvinrent ainsi déguisés jusqu'à la retraite d u c a c i q u e , qu'ils trouvèrent, environné de sa f e m m e , de ses e n f a n s , et de q u e l q u e s - u n s de ses proches ; ils le saisirent sans qu'il p û t o p p o ser la moindre résistance, et le conduisirent à leur g é n é r a l , qui l'envoya c o m m e prisonnier à la Conception. Ils s'emparèrent

en m ê m e

temps

d'une des filles d u c a c i q u e , qui jouissait de la


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HISTOIRE DE L'ILE

plus haute considération parmi les sujets d e son p è r e , les C i g u a y a n s , et qui avait épousé u n des premiers seigneurs d u pays. Dès q u e son mari r e ç u t la nouvelle de sa c a p t i v i t é , il rassembla tous ses v a s s a u x , et c o u r u t après les E s p a g n o l s , qu'il joignit q u e l q u e s j o u r s après. Il se jeta d'ab o r d a u x pieds d u g o u v e r n e u r , en le s u p p l i a n t , les larmes a u x y e u x , de lui r e n d r e son épouse : on la lui remit sans a u c u n e r a n ç o n ; cet acte de générosité fut très-favorable à l'ambition des E s p a g n o l s ; ils obligèrent ainsi c e t h o m m e à une reconnaissance éternelle. A u b o u t de quelques j o u r s , il revint a c c o m p a g n é de quatre o u cinq cents de ses s u j e t s , p o r t a n t des b â t o n s d o n t ces insulaires avaient c o u t u m e de se servir p o u r lab o u r e r , et d e m a n d a q u ' o n leur d o n n â t à cultiver u n certain espace de terrain. L'offre fut a c c e p t é e , et en p e u de j o u r s t o u t fut défriché. L a c o n d u i t e des E s p a g n o l s , en cette o c c a s i o n , fit c o n c e v o i r a u x sujets de M a y o b a n e x l'espérance d'obtenir la liberté de leur p r i n c e ; et ils n'éparg n è r e n t p o u r cela ni l a r m e s , ni prières, ni présents ; mais on avait résolu de faire un exemple terrible de ce chef d o n t l'influence s'étendait sur tant d ' a u t r e s ; c'est p o u r q u o i on accorda la lib e r t é à sa f a m i l l e , et on le retint prisonnier. L e s pauvres insulaires en c o n ç u r e n t le plus grand ressentiment contre G u a r i o n e x , qu'ils regardaient


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c o m m e la cause de leur m a l h e u r ; mais ce fut vain qu'ils le livrèrent a u x Espagnols. M a y o b a n e x fut transféré à la c a p i t a l e , o ù , après avoir été j u g é dans les f o r m e s , il fut c o n v a i n c u de rébellion et exécuté p u b l i q u e m e n t . Il ne faut pas oublier l'époque de c e t événement : il eut lieu en 1498. S u r ces entrefaites, Christophe C o l o m b revint d'Espagne ; il fut r e ç u à S a n t o - D o m i n g o avec les démonstrations de la plus vive allégresse ; mais le mauvais état des affaires n e lui permit pas cfe se livrer à la joie. Il avisa au m o y e n de gagner les m é c o n t e n t s , et dépêcha à cet effet le c o m m a n d a n t d e la C o n c e p t i o n vers R o l d a n , p o u r obtenir des conditions d ' a c c o m m o d e m e n t . L e rebelle se montra toujours inexorable. Enfin C o l o m b lui députa un h o m m e qu'il avait désiré v o i r , et le c h a r g e a d'une lettre pleine de d o u c e u r , qui p a r u t faire q u e l q u e impression sur R o l d a n ; celui-ci témoig n a d o n c le désir d'aller voir son a m i r a l , mais ses partisans s'opposèrent formellement à l'exécution de ce dessein : c'est p o u r q u o i il se c o n tenta de lui écrire une lettre dans laquelle il rejetait tout le crime d e la révolte sur le g o u v e r n e u r , et demandait un sauf-conduit p o u r lui et les s i e n s , afin de se rendre à la capitale : ce qui occasiona b e a u c o u p de mécontentement. L e 9 n o v e m b r e , Christophe C o l o m b d é c l a r a ,


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HISTOIRE DE L'ILE

par u n m a n i f e s t e , q u e q u i c o n q u e r e n t r e r a i t dans l e d e v o i r a v a n t telle é p o q u e fixée, r e c e v r a i t s o n p a r d o n , et serait c o n d u i t m ê m e en E s p a g n e , sel o n sa v o l o n t é . O n d é p ê c h a , e n m ê m e t e m p s , u n sauf-conduit à R o l d a n , q u i finit p a r se r e n d r e dans la c a p i t a l e , n o n pas dans le dessein p r é s u m a b l e d e rétablir l ' u n i o n , mais b i e n p o u r exciter en sec r e t le m é c o n t e n t e m e n t et grossir son parti. D è s qu'il fut de r e t o u r , il écrivit à C h r i s t o p h e C o l o m b u n e lettre a r r o g a n t e , et m a r c h a sur la C o n c e p tion. C o m m e la p l a c e était b i e n d é f e n d u e , il ent r e p r i t d e la r é d u i r e p a r u n b l o c u s ; mais u n officier, n o m m é C a r r a j a l , é t a n t s u r v e n u à p o i n t , e n t r a a d r o i t e m e n t en n é g o c i a t i o n a v e c lui. A u b o u t d e q u e l q u e s j o u r s , R o l d a n signa des c o n d i t i o n s ; et la p r i n c i p a l e était q u ' o n a c c o r d e r a i t la p e r m i s s i o n e t les m o y e n s d e r e t o u r n e r e n

Es-

p a g n e à q u i le désirerait. U n e t e m p ê t e v i o l e n t e a y a n t d é t r u i t les b â t i m e n t s destinés à r e c e v o i r les p a s s a g e r s , a u m o m e n t o ù ils a p p r o c h a i e n t

du

p o r t , R o l d a n p r o f i t a d e cette c i r c o n s t a n c e p o u r se rétracter. Mais o n é q u i p a u n e n o u v e l l e f l o t t e , et il consentit e n f i n , q u o i q u e a v e c p e i n e , à remplir ses e n g a g e m e n t s . Q u a n d t o u s les préparatifs furent faits, R o l d a n p r é s e n t a u n e r e q u ê t e a u n o m d e c e n t d e u x de ses c o m p a g n o n s q u i désiraient d e m e u r e r dans l'île ; o n l e u r p e r m i t d e s'établir séparément

dans la p r o v i n c e de V é g a - R é a l , à


DE SAINT-DOMINGUE.

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B o n a s , et au-delà d e S a n - Y a g o . L e s c a c i q u e s des environs furent obligés d ' e n v o y e r l e u r s sujets c u l tiver ces terres : ainsi d o n c , a u l i e u de p a y e r le t r i b u t , les Indiens furent réduits à servir s o u s les révoltés. D e là v i e n n e n t les n o m s d e mentos

Reparti-

o u d é p a r t e m e n t s , de d i s t r i b u t i o n s ,

de

g o u v e r n e m e n t s et de concessions. C e p e n d a n t R o l dan continuait de se c o m p o r t e r e n v e r s C o l o m b , p l u t ô t e n v a i n q u e u r q u ' e n r e b e l l e q u i avait r e ç u son p a r d o n ; mais C o l o m b j u g e a nécessaire

de

dissimuler s o n r e s s e n t i m e n t , espérant q u e l'affaire finirait p a r être e x a m i n é e et réglée en E s pagne. L a c o n d u i t e d e C h r i s t o p h e C o l o m b avait été si i n d i g n e m e n t c a l o m n i é e , q u ' e n l'an 1500 o n env o y a à S a i n t - D o m i n g u e , p o u r le r e m p l a c e r , u n chevalier d e C a l a t r a v a , n o m m é F r a n ç o i s de B o v a d i l l o , a v e c o r d r e d e le m e t t r e a u x fers et de le renvoyer en Espagne. Ce Bovadillo eut d'abord b e a u c o u p de peine à s'installer, p a r c e q u e c e u x qui possédaient l'autorité n'étaient pas disposés à s'en dessaisir : mais a y a n t r é u s s i , a u m o y e n d'une espèce d'invitation q u e la résistance des chefs r e n d i t n é c e s s a i r e , il se c o n d u i s i t a v e c beauc o u p d ' i m p r u d e n c e . A u lieu d e se d é c l a r e r c o n t r e R o l d a n , il l ' e n c o u r a g e a ainsi q u e les autres m é c o n t e n t s . Il l e u r conféra des m a r q u e s d e distinct i o n , tandis qu'il traita C h r i s t o p h e C o l o m b , son


30

HISTOIRE DE L'ILE

f r è r e , et l e u r s p a r t i s a n s , a v e c la dernière

indi-

g n i t é . Ainsi ce n a v i g a t e u r , qui avait d é c o u v e r t l'île, q u ' o n p o u v a i t à juste titre en considérer c o m m e le s e i g n e u r l é g i t i m e , fut enfin r e n v o y é h o n t e u s e m e n t en E u r o p e . L e n o u v e a u g o u v e r n e u r s'appliqua sans r e l â c h e à faire détester d e p l u s en p l u s la famille de C h r i s t o p h e C o l o m b , s u r t o u t p a r les n a t u r e l s . Sa m a u v a i s e c o n d u i t e m i t dans ses intérêts t o u t le r e b u t d e la société. C e t h o m m e m é p r i s a b l e n e c h e r c h a i t q u ' à r é d u i r e les h a b i t a n t s a u p l u s p é n i b l e e s c l a v a g e . P o u r p a r v e n i r à ce b u t , il c o n traignait les c a c i q u e s à f o u r n i r à c h a q u e E s p a g n o l u n certain n o m b r e d e l e u r s sujets, d o n t o n se servait c o m m e d e b ê t e s d e s o m m e ; e t afin d ' e m p ê c h e r q u ' o n n e s'affranchît d e cette infâme s e r v i t u d e , il fit le d é n o m b r e m e n t de la p o p u l a t i o n , e t la p a r t a g e a en différentes classes qu'il r é p a r t i t p a r m i les E s p a g n o l s ses a d h é r e n t s ,

à

l'affection d e s q u e l s il sentait b i e n q u ' i l d e v a i t la possession p r é c a i r e d e sa n o u v e l l e autorité. C e t t e c o n d u i t e m e n a ç a i t les E s p a g n o l s d ' u n e entière d e s t r u c t i o n ; mais B o v a d i l l o f u t , à son tour, remplacé par u n autre chevalier n o m m é N i c o l a s d e O v a n d o , qui a m e n a a v e c lui la flotte la p l u s c o n s i d é r a b l e q u ' o n e û t e n c o r e v u e : elle se c o m p o s a i t d e t r e n t e - d e u x v a i s s e a u x , a y a n t à leur bord

d e u x m i l l e c i n q cents C o l o n s . T o u t


DE SAINT-DOMINGUE.

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aussitôt après s o n a r r i v é e , l'ancien g o u v e r n e u r fut r e n v o y é a v e c R o l d a n et ses associés. O n représente O v a n d o c o m m e u n h o m m e d e m é r i t e , c a p a b l e d'inspirer le r e s p e c t , et c o n n u p o u r sa m o d e s t i e et s o n d é s i n t é r e s s e m e n t ; m a i s la place q u ' i l o c c u p a i t à S a i n t - D o m i n g u e était p o u r ainsi dire c o n t a g i e u s e ; elle transformait les plus g r a n d s h o m m e s en t y r a n s ; a u c u n d e c e u x q u i o n t g o u v e r n é cette m a l h e u r e u s e île ne paraît avoir été d o u é d ' u n e force d ' â m e suffisante p o u r résister à la d o u b l e influence de l ' a m b i t i o n et d e la cupidité ( 1 ) . P e n d a n t ce t e m p s , C h r i s t o p h e C o l o m b l a n g u i s sant dans l ' i n a c t i o n , sollicitait e n vain l'attention p u b l i q u e . C e ne fut q u ' a u m o i s de m a i 1502 q u ' i l entreprit un quatrième v o y a g e , p o u r chercher à faire des d é c o u v e r t e s d u c ô t é de l'est. A y a n t r e lâché à S a i n t - D o m i n g u e , afin d ' o b t e n i r d ' O v a n d o l ' é c h a n g e d ' u n v a i s s e a u , o n refusa d e l ' a d m e t t r e dans le p o r t . V i n g t - e t - u n navires partaient

au

(1) Ovando était un homme de mérite, d'un abord gracieux, modeste jusqu'à ne pouvoir souffrir les marques de distinction, ami de la justice, et fort désintéressé. Le NouveauMonde eût été heureux d'être gouverné par un homme de ce caractère, s'il l'eût soutenu jusqu'au bout ; mais à l'égard des Espagnols m ê m e , il ne parut pas se comporter toujours avec ce désintéressement et cette équité qu'on lui avait connus : ce qui le fit quelquefois donner dans de grands

travers.


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HISTOIRE DE L'ILE

même m o m e n t p o u r l'Espagne. Christophe C o l o m b les avertit q u ' u n o r a g e allait é c l a t e r ; mais o n ne v o u l u t pas le c r o i r e ; ces vaisseaux furent p r e s q u e t o u s s u b m e r g é s . B o v a d i l l o , R o l d a n , la p l u p a r t des p e r s é c u t e u r s d e C o l o m b , et les I n diens a v e c toutes l e u r s r i c h e s s e s , q u i m o n t a i e n t à la v a l e u r de plus d ' u n m i l l i o n , p é r i r e n t d a n s ce n a u f r a g e ; et cette terrible t e m p ê t e ne b o u l e versa pas s e u l e m e n t l ' O c é a n , elle détruisit e n c o r e p r e s q u e t o u t e la ville de S a n t o - D o m i n g o , q u i fut b i e n t ô t a p r è s , r e c o n s t r u i t e a v e c des e m b e l l i s s e ments considérables. M a l g r é s o n h u m a n i t é , n o t r e illustre n a v i g a t e u r avait d e b e a u c o u p a c c r u les m a u x des A m é r i c a i n s , e n les f o r ç a n t à h a b i t e r les terres q u ' i l avait distribuées à ses soldats : s y s t è m e a u q u e l Bovadillo donna une grande extension, mais qui fut détruit p a r O v a n d o . C e d e r n i e r délivra les Indiens d ' u n travail si i n c o m p a t i b l e a v e c l e u r s m œ u r s et l e u r c a r a c t è r e ; mais o n r e c o n n u t b i e n t ô t q u e l'intérêt et la nécessité l ' e m p o r t a i e n t sur la justice. L e s n a t u r e l s , r e n d u s à e u x - m ê m e s , e r r è r e n t dans l'île sans a u c u n e m p l o i r é g u l i e r , et r e t o m b è r e n t , en p e u d e t e m p s , d a n s u n état d'apathie q u i a m e n a

la famine. C'est p o u r q u o i les

E s p a g n o l s ne t a r d è r e n t pas à r é c l a m e r l e u r s serv i c e s , et firent e n t e n d r e a u g o u v e r n e m e n t qu'ils seraient toujours enclins à la r é v o l t e , t a n t q u ' o n


DE SAINT-DOMINGUE.

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n'aurait pas soin de les disperser. Après une longue délibération, on arrêta que l'île serait divisée en un plus grand nombre de districts. Ces districts furent répartis entre les Espagnols proportionnément à leurs rangs et à leurs droits; et ces Indiens, que leurs lois devaient protéger, leur servirent d'esclaves. En 1 5 0 4 , Christophe Colomb visita de nouveau Saint-Domingue. Il avait été arrêté dans ses découvertes par un naufrage, et était demeuré un an captif dans la Jamaïque. Mais Ovando finit, quoiqu'il le redoutât, par lui procurer les moyens de s'échapper, et il le reçut dans l'île avec les plus grands honneurs. Colomb ne séjourna qu'un mois à Saint-Domingue ; il se rembarqua, et après une traversée fort pénible, il arriva en Espagne, o ù , au lieu d'être accueilli d'une manière digne de sa haute réputation et de l'importance de ses découvertes, il n'essuya que de la froideur et des injustices. Il mourut en mai 1506, à Valladolid, âgé seulement de cinquante-neuf ans. Ainsi finit cet homme extraordinaire. On avait raisonnablement droit d'espérer que le public reconnaissant donnerait le nom de cet intrépide marin au nouvel hémisphère, dont la première découverte était due à son génie. C'était là le moindre hommage qu'on pût rendre à sa mémoire; mais, soit par jalousie, soit par 3


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HISTOIRE DE L'ILE

i n a d v e r t a n c e , soit m ê m e p a r u n c a p r i c e de la f o r t u n e , c e t h o n n e u r fut r é s e r v é à A m é r i c V e s p u c e , F l o r e n t i n , qui n e fit q u e suivre ses pas. Les historiens s'accordent à dire

qu'Ovando

déployait b e a u c o u p de sagesse et de j u s t i c e p o u r t o u t c e qui

c o n c e r n a i t ses c o m p a t r i o t e s , m a i s

qu'il tenait sous un s c e p t r e de fer les p a u v r e s n a t u r e l s . I l avait c o n s t a m m e n t en vue la p r o s p é rité de la c o l o n i e ; il s'efforçait, a v e c u n e sagesse digne d ' é l o g e s , de diriger l'attention des E s p a gnols vers l a c u l t u r e des t e r r e s , et de les e n g a g e r à f o r m e r des p l a n t a t i o n s et des raffineries de suc r e , d o n t ils s'étaient p r o c u r é des s e m e n c e s a u x îles C a n a r i e s . L a t y r a n n i e des

E s p a g n o l s faisait n a î t r e

temps à a u t r e , dans ces p r o v i n c e s , des

de

symp-

tômes de m é c o n t e n t e m e n t . E n 1 5 0 2 , il s'éleva à Higuey u n e é m e u t e dans l a q u e l l e plusieurs E s pagnols furent assassinés ; e t l'esprit de r é v o l t e se propagea b i e n t ô t d ' u n e m a n i è r e a l a r m a n t e . L e g o u v e r n e u r , j u g e a n t nécessaire d ' a r r ê t e r p r o m p t e m e n t les p r o g r è s de l ' i n s u r r e c t i o n , d é p ê c h a s u r les l i e u x un officier avec q u a t r e c e n t s s o l d a t s ; mais o n t r o u v a b e a u c o u p plus de résistance q u ' o n ne s'y était a t t e n d u , et plusieurs

détachements

f u r e n t c e r n é s . Alors E s q u i b e l , qui

commandait

les t r o u p e s , o f f r i t , c o n f o r m é m e n t

aux instruc-

tions qu'il avait r e ç u e s d ' O v a n d o , des c o n d i t i o n s


DE SAINT-DOMINGUE.

35

de paix aux Indiens ; mais ceux-ci les rejetèrent avec m é p r i s , et continuèrent pendant

quelque

temps à faire avec succès la guerre, à leurs agress e u r s ; mais enfin la fortune c h a n g e a ; ils furent poursuivis l'épée dans les reins j u s q u e s dans les m o n t a g n e s , o ù ils avaient c o u t u m e de se réfugier lorsqu'ils essuyaient q u e l q u e désastre. L à on en fit un si grand c a r n a g e , q u e la p r o v i n c e , qui naguères était très-peuplée, devint presque un d é s e r t ; le m ê m e chef q u i venait de refuser la p a i x , fut réduit à la solliciter; et E s q u i b e l éleva u n e forteresse sur son territoire. Il éclata en 1503 une autre insurrection plus redoutable e n c o r e , qui c o m m e n ç a de se manifester dans la province de X a r a g u a . Depuis l'affaire de R o l d a n , les partisans de cet h o m m e étaient toujours demeurés rassemblés en grand n o m b r e dans cette partie de l ' î l e , et ils s'occupaient sans cesse à exciter l'impiété et le m é c o n tentement. L a princesse A n a c o a n a , qui g o u v e r nait ce district, s'était montrée d'abord parfaitement disposée en faveur des Espagnols ; mais à l'aspect de leurs d é s o r d r e s , son affection fit place à la h a i n e ; o u d u moins les C o l o n s se le p e r s u a d è r e n t , sentant bien qu'ils n'avaient q u e trop donné lieu à ce c h a n g e m e n t de sentiments, Ils dépêchèrent en c o n s é q u e n c e vers la capitale pour annoncer

que la reine de X a r a g u a


36

HISTOIRE DE L'ILE

méditait un projet de r é v o l t e ; et ils d o n n è r e n t à entendre qu'il fallait, sans p e r d r e de t e m p s , p r e n d r e des mesures p o u r en e m p ê c h e r l'exécution. O v a n d o connaissait t r o p bien le caractère d e c e u x q u i lui faisaient p a r v e n i r cette n o u v e l l e p o u r s'en r a p p o r t e r e n t i è r e m e n t à leurs plaintes; il n'avait point assez de confiance en e u x p o u r se sentir disposé à embrasser leur querelle. C e p e n d a n t il c r u t q u e la p r u d e n c e exigeait qu'il fit u n v o y a g e de ce côté. A p r è s avoir manifesté l'intention de visiter la p r o v i n c e de X a r a g u a p o u r recevoir le tribut d û à la c o u r o n n e de C a s t i l l e , et voir u n e princesse qui avait toujours

donné

des p r e u v e s de l'amitié la plus sincère à la nation e s p a g n o l e , il partit à la tête de trois cents h o m m e s d'infanterie et de soixante-dix de cavalerie p o u r son expédition. A n a c o a n a fit éclater p u b l i q u e m e n t la joie q u e lui causait cette visite; il serait difficile de décider si elle fut l'effet de la politique o u de l'affection. Elle alla à la rencontre d ' O v a n d o , a c c o m p a g n é e de t o u t le corps de la noblesse et d'une m u l t i t u d e

innombrable

de

p e u p l e , qui s'avançait en dansant et en c h a n tant. A p r è s les premiers c o m p l i m e n t s d ' u s a g e , le g o u v e r n e u r fut c o n d u i t au palais de la s o u v e r a i n e , au milieu des transports d'allégresse et des acclamations universelles des h a b i t a n t s , et il


DE SAINT-DOMINGUE.

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t r o u v a tout p r é p a r é p o u r u n e fête, magnifique q u i d u r a plusieurs j o u r s . L'historien H e r r é r a dit q u ' O v a n d o eut bientôt lieu d'être c o n v a i n c u qu'il existait u n e conspiration contre les E s p a g n o l s , mais o n i g n o r e q u e l l e sorte de p r e u v e il en eut. O v i é d o rapporte seul e m e n t q u ' o n o b t i n t u n a v e u d e trois cents cac i q u e s , vassaux de la r e i n e , p a r le m o y e n des t o r t u r e s . V o i c i c o m m e n t le g o u v e r n e u r s'y prit p o u r sacrifier les accusés à la tranquillité d e la colonie. Il invita la reine à u n e fête q u i d e v a i t , disait-il, être célébrée à la m a n i è r e de son p a y s , a v e c toute la p o m p e de la noblesse r a s s e m b l é e , e t il p a r v i n t ainsi à réunir dans u n seul lieu les g r a n d s de la c o u r avec l e u r suite. L e s E s p a g n o l s p a r u r e n t enfin en o r d r e d e bataille : l'infanterie m a r c h a d e v a n t et o c c u p a toutes les a v e n u e s à m e s u r e q u ' e l l e avançait ; ensuite la c a v a l e r i e , c o m m a n d é e par le g o u v e r n e u r , qui se dirigea d u côté o ù se trouvait la reine. A n a c o a n a fut effrayée de voir les troupes a p p r o c h e r l'épée à la main. A u n signal c o n v e n u , les E s p a g n o l s t o m b è r e n t sur les n a t u r e l s , et s'assurèrent de la reine ainsi q u e de toute sa c o u r ; les caciques furent attachés a u x p o t e a u x q u ' o n avait plantés p o u r la fête, et ils expirèrent au milieu des f l a m m e s , q u i c o n s u m è r e n t l'édifice; mais on réservait à A n a coana un supplice plus h o n t e u x : elle fut

con-


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HISTOIRE DE L'ILE

duite à la c a p i t a l e , j u g é e , c o n d a m n é e et attachée à u n gibet. 11 serait impossible d'évaluer le n o m b r e des Indiens de toute condition et de tout rang qui périrent par suite de cette trahison; les grands et les p e t i t s , les riches et les p a u v r e s , les h o m m e s et les f e m m e s , les innocents et les c o u p a b l e s , tout fut massacré indistinctement. L e petit n o m b r e de c e u x qui parvinrent à s ' é c h a p p e r , dispersés d e tous c ô t é s , allèrent se réfugier au loin. Dès q u e cette sanglante exécution fut t e r m i n é e , O v a n d o s'occupa de faire construire des villes et des villages dans les positions les plus avantag e u s e s , de sorte q u ' e n 1504 les Espagnols p o s sédaient q u i n z e cités o u villes habitées par leurs c o m p a t r i o t e s , sans c o m p t e r les d e u x forteresses d ' H i g u e y , Isabelle et autres p l a c e s , formées d'ab o r d par les mines de C i b a o , et de C h r i s t o p h e , mais q u i se trouvaient alors abandonnées depuis q u e l q u e temps. E n 1506, la p r o v i n c e d ' H i g u e y , o ù l'on c r o y a i t la tranquillité parfaitement rétablie, se révolta d e n o u v e a u . L e s E s p a g n o l s , toujours de mauvaise f o i , avaient violé les conditions d u traité c o n c l u avec E s q u i b e l . L e s I n d i e n s , v o y a n t q u ' o n restait s o u r d à leurs p l a i n t e s , attaquèrent la forteresse, y m i r e n t le f e u , et massacrèrent la garnison. L e s Espagnols résolurent aussitôt de tirer une vengeance éclatante de cet outrage. E s q u i b e l fut en-


DE SAINT-DOMINGUE.

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voyé une s e c o n d e fois p o u r châtier les insurgés. 11 s o u d o y a à cet effet u n g r a n d n o m b r e d'Indiens de la province v o i s i n e , et se rendit en toute hâtesur les lieux qui devaient s u p p o r t e r le poids de l'indignation des Espagnols. E n p e u de

temps

toute la p r o v i n c e fut envahie ; alors une partie des n a t u r e l s , réduits au d é s e s p o i r , se d o n n è r e n t la m o r t avec leurs p r o p r e s a r m e s ; d'autres q u ' o n avait faits p r i s o n n i e r s , et q u ' o n obligeait à servir de guides dans les défilés, se précipitèrent du haut des r o c h e r s p o u r n'être pas forcés de trahir leurs compatriotes. E n b e a u c o u p d ' o c c a s i o n s , les insulaires d é p l o y è r e n t u n c o u r a g e et une habileté extraordinaires. Enfin la captivité d u cacique C o t u b a n a m a mit fin à la g u e r r e : il fut c o n d u i t à la c a p i t a l e , et exécuté c o m m e l'avaient été p r é c é d e m m e n t les autres chefs q u i s'étaient révoltés contre le g o u v e r n e m e n t ; et avec lui s'éteignit, p o u r ce siècle, la race des r o i s , natifs d'Hayti. L e s suites déplorables de cette e x p é d i t i o n , et la m o r t de la reine I s a b e l l e , mirent bientôt le c o m b l e aux m a u x des Indiens. L a tyrannie appesantit alors sa main de fer sur ces i n f o r t u n é s ; on les assujettit à des t r a v a u x plus pénibles ; ils se t r o u v è r e n t entièrement exposés à la cruauté de c e u x q u i , par une singulière b i z a r r e r i e , les q u a lifiaient de sauvages. Ferdinand les d o n n a en p r o -


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HISTOIRE DE L'ILE

priété a u x grands d e sa c o u r et à ses favoris ; c e u x - c i les s o u m i r e n t à des agens qui les traitaient c o m m e a u t a n t d'animaux u n i q u e m e n t destinés à travailler p o u r enrichir leurs maîtres. Q u ' a r riva-t-il? les richesses s ' a c c r u r e n t , mais la p o p u lation diminua. E n m o i n s d e six a n s , soixante mille familles américaines furent réduites à q u a t o r z e mille ; et S a i n t - D o m i n g u e , q u i c o m p t a i t alors u n million d ' h a b i t a n t s , n'en avait p l u s , a u b o u t de q u i n z e a n s , q u e soixante mille. Q u e l a u t r e résultat p o u v a i t - o n attendre d'un tel o r d r e d e c h o s e s , q u a n d ces m a l h e u r e u x , enchaînés ensemble et déchirés à c o u p s de f o u e t , étaient sans cesse épuisés par l'excès d u travail? ils s u c c o m baient infailliblement à leurs fatigues, e t s o u v e n t le désespoir les portait a u s u i c i d e , q u i leur semblait u n r e m è d e c o n t r e l'oppression. F r a p p é s d u décroissement rapide de la p o p u l a t i o n , mais n o n touchés des cris d e

l'humanité

e t d e la religion o u t r a g é e , les Espagnols c o m m e n c è r e n t à c h e r c h e r q u e l q u e s expédients p o u r e m p ê c h e r o u d u moins p o u r d i m i n u e r ces calamités. C e l u i qu'ils a d o p t è r e n t fait m i e u x , q u ' a u cun

des é v é n e m e n t s

antérieurs,

apprécier la

politique infernale q u i dirigeait leur

conduite.

S e n t a n t q u e l'entière extinction des naturels entraînait leur p r o p r e r u i n e , ils suspendirent leurs c r u a u t é s , et p r i r e n t des mesures p o u r améliorer


DE SAINT-DOMINGUE.

41

la c o n d i t i o n , c'est-à-dire p o u r p r o l o n g e r la vie des insulaires, et multiplier ainsi la p o p u l a t i o n . Etaient-ils agités par les r e m o r d s de l e u r consc i e n c e ? craignaient-ils q u e les o r a g e s , q u i éclataient f r é q u e m m e n t a u t o u r d ' e u x dans ce c l i m a t b r û l a n t , ne fussent e n v o y é s par u n D i e u v e n g e u r p o u r lancer la foudre s u r leurs t ê t e s , lorsqu'après avoir fait languir et s u c c o m b e r dans les fers des milliers d e créatures innocentes q u i , sans e u x , auraient paisiblement v é c u dans leurs c o n trées natales, ils e n t r e p r i r e n t de cicatriser leurs blessures ? N o n ! ce c h a n g e m e n t de conduite fut l'effet de la misérable politique de leur c h e f , q u i , p o u r remédier a u dépérissement des naturels de S a i n t - D o m i n g u e , résolut de se p r o c u r e r d'autres h o m m e s , e t imagina u n n o u v e a u système q u ' o n mit en pratique dans les îles voisines, t o u t réc e m m e n t d é c o u v e r t e s , q u i furent alors sacrifiées a u M o l o c h de la cupidité espagnole. Ceci e u t lieu e n 1507. Il s e m b l e r a superflu p e u t - ê t r e de parler de la perfidie des C o l o n s , après toutes les atrocités q u e n o u s a v o n s déjà r a p p o r t é e s ; m a i s , dans leur c o n duite a v e c les L u c a y e n s , ils se m o n t r è r e n t à la fois traîtres et barbares : leurs cruautés furent d'autant plus a b o m i n a b l e s , qu'ils les e x e r c è r e n t au n o m sacré de la religion. Ils firent croire aux insulaires q u ' e n se laissant

transporter

à Saint-


42

HISTOIRE DE

Domingue,

L'ILE

ils t r o u v e r a i e n t les âmes de

leurs

a n c ê t r e s , et qu'ils participeraient à leur félicité dans cette région

délicieuse. Plus

de

40,000

d'entre e u x se laissèrent séduire par ces m e n s o n g e s , et allèrent goûter la félicité de m o u r i r de faim dans cette région délicieuse des E s p a g n o l s cupides et sanguinaires. E n 1509, Diégo C o l o m b , fils du c é l è b r e navig a t e u r , o b t i n t , après b i e n des s o l l i c i t a t i o n s , le g o u v e r n e m e n t de S a i n t - D o m i n g u e ; il s'y rendit dans un magnifique appareil. Ovando se retira sur-le-champ. Ce c h a n g e m e n t de g o u v e r n e u r ne servit q u ' à

c o n f i r m e r l'esclavage des

naturels,

mais il influa b e a u c o u p sur la conduite de leurs m a î t r e s , q u i , v o y a n t leurs richesses diminuer en p r o p o r t i o n de la m o r t a l i t é , s'étaient depuis longtemps livrés à d'autres spéculations. Ils avaient établi u n e pêcherie de perles dans la petite île de C a b a g u a , et formé une c o l o n i e sur le c o n t i n e n t , près du golfe Darien. Diego proposa

de

c r é e r u n a u t r e établissement s e m b l a b l e à C u b a , île q u ' o n avait découverte en 1492, mais qui ne fut soumise qu'en 1 5 1 1 , l o r s q u e Diégo de Vélasq u e z , un de c e u x qui avaient a c c o m p a g n é Christophe C o l o m b dans son second v o y a g e , vint y aborder

avec quatre

vaisseaux par

sa

pointe

orientale. Ce canton était soumis à un c a c i q u e , n o m m é


DE SAINT-DOMINGUE.

43

Hatuey, natif de S a i n t - D o m i n g u e , qui s'y était réfugié avec un g r a n d

n o m b r e de ses c o m p a -

triotes p o u r se soustraire à la tyrannie des Castillans. A y a n t a p e r ç u de loin leurs n a v i r e s , il rassembla les plus b r a v e s de ses sujets et de ses alliés, et e m p l o y a toute son é l o q u e n c e p o u r les exciter à défendre c o u r a g e u s e m e n t leur liberté. Il leur représenta en m ê m e temps qu'il fallait chercher à se r e n d r e propice le dieu de leurs ennemis. « L a voilà, dit-il, en l e u r m o n t r a n t u n « vase rempli d ' o r , la voilà cette puissante divi« nité ; implorons-la. » Aussitôt le p e u p l e se m i t à chanter et à danser d e v a n t ce métal b r u t et sans f o r m e , et se reposa sur sa protection. Mais Hatuey assembla de n o u v e a u les Indiens et les autres c a c i q u e s , et leur parla ainsi : « N e « c o m p t o n s sur a u c u n b o n h e u r tant q u e le dieu « des Espagnols sera parmi n o u s ; il est notre « ennemi c o m m e e u x , ils le c h e r c h e n t

partout,

« et s'établissent o ù ils le t r o u v e n t ; dans les pro« fondeurs de la t e r r e , ils sauraient le d é c o u « vrir. Si vous l'avaliez m ê m e , ils plongeraient « leurs bras dans vos entrailles p o u r l'en arra« cher. C e n'est q u ' a u fond de la m e r q u ' o n p e u t « le d é r o b e r à leurs recherches. Q u a n d il ne sera « plus parmi n o u s , ils nous o u b l i r o n t sans doute. » Aussitôt tout l'or q u ' o n possédait fut jeté dans les flots.


44

HISTOIRE DE L'ILE

C e p e n d a n t les Espagnols a v a n c è r e n t ; ayant b i e n t ô t dispersé les I n d i e n s , ils poursuivirent Hatuey dans les b o i s , le p r i r e n t et le condamn è r e n t à être b r û l é vif c o m m e esclave rebelle. Attaché au p o t e a u du b û c h e r lorsqu'il n'attendait plus q u e la flamme, un m o i n e franciscain entrep r i t de le c o n v e r t i r , e t lui p r o m i t qu'après avoir été b a p t i s é , il e n t r e r a i t dans le Paradis. « D a n s ce lieu de d é l i c e s , dit le c a c i q u e , y a-t-il des Espagnols? — O u i , répondit le m i s s i o n n a i r e , mais il n ' y en a q u e de b o n s . — L e s meilleurs n e valent r i e n , reprit Hatuey, e t j e ne veux p o i n t aller dans un lieu o ù j e craindrais d'en t r o u v e r un seul. Ne m e parlez plus de votre r e l i g i o n , et laissez-moi mourir. » Diégo était sans cesse arrêté dans ses mesures p a r les intrigues des ennemis qu'il avait en Espagne ; et R o d e r i g o A l b u q u e r q u e , p a r e n t de Zap a t a , qui possédait la confiance du r o i , fut enfin c h a r g é de fixer les limites des différents districts de l'île. L e g o u v e r n e u r , voulant se faire r e n d r e j u s t i c e , prit le parti de r e t o u r n e r en E s p a g n e ; mais il r e c o n n u t b i e n t ô t l'inutilité de ses dém a r c h e s . A l b u q u e r q u e é t a i t , c o m m e l'on l ' i m a g i n e r , un h o m m e

cupide. I l fit faire

peut un

nouveau d é n o m b r e m e n t des I n d i e n s , et les vendit par lots : il n'en restait plus alors q u e quatorze mille. L e s m a u x résultant de cette m e s u r e ,


DE SAINT-DOMINGUE.

45

qui les arrachait d e leurs foyers et d u sein d e leurs familles p o u r les exposer a u x t r a v a u x les plus pénibles, et à toute la cruauté des E u r o p é e n s qui les achetaient, ne contribuèrent pas p e u à hâter leur destruction. Disons à la l o u a n g e des m o i n e s , qu'ils élevèrent leurs voix contre la conduite de leurs c o m patriotes. L e s Franciscains, il est v r a i , q u ' o n avait envoyés p o u r p r o p a g e r des vérités qu'ils i g n o raient e u x - m ê m e s , g a r d è r e n t

le s i l e n c e , o u se

conformèrent a u système de b a r b a r i e qu'ils t r o u vaient établi ; mais les D o m i n i c a i n s s o u t i n r e n t la b o n n e c a u s e , et d u h a u t de leurs chaires l a n c è rent l'anathème sur les auteurs d e t a n t de bassesses, d'injustices et de cruautés. L e s d e u x partis en a p p e l è r e n t -au j u g e m e n t d u roi : les Franciscains t r i o m p h è r e n t ,

et A l b u q u e r q u e

continua

d'être le fléau d e l'île et l ' o p p r o b r e d u g e n r e humain. N é a n m o i n s ces plaintes p r o v o q u è r e n t les efforts généreux d'un ecclésiastique q u e ses vertus rendaient digne d'un meilleur siècle. S o n n o m était Las-Casas(1). Il avait déjà visité S a i n t - D o m i n g u e ,

(1) « C'était un homme d'une érudition vaste, d'un esprit solide, d'un naturel ardent et d'une vertu héroïque. Rien n'était capable de lui faire changer de sentiment, quand il était persuadé qu'il y allait de la gloire de Dieu de le soutenir;


46

HISTOIRE DE L'ILE

lors du second voyage de Christophe C o l o m b , et il s'était m ê m e montré le zélé défenseur des naturels. Mais c o m m e le g o u v e r n e u r n'avait point égard à ses représentations, il retourna en E u r o p e , exprès pour solliciter en faveur des Indiens, auprès de

l'empereur C h a r l e s - Q u i n t ; il sut si

bien l'intéresser, ainsi que le cardinal X i m e n è s , régent d ' E s p a g n e , qu'on n o m m a trois inspecteurs des c o l o n i e s , auxquels on adjoignit un avocat n o m m é Z u a z o , et Las-Casas l u i - m ê m e , à qui on d o n n a le noble titre de protecteur des Indiens. Sitôt leur arrivée, en 1 5 1 7 , ils mirent en liberté tous les naturels qui avaient été donnés, soit aux grands de la cour d ' E s p a g n e , soit

à d'autres

personnes qui ne résidaient pas en A m é r i q u e ; mais quand les Indiens ne se sentirent plus contraints au travail par une force s u p é r i e u r e , ils tombèrent dans

l'indolence,

et la colonie

en

souffrit. L a s - C a s a s , toujours désireux d'assurer de plus en plus l'affranchissement des naturels, c r u t nécessaire de retourner encore une fois en Espagne. Il obtint de l'empereur le rappel du surintendant

c o m m e il avait ronchi à la religion et à l'État d e s s e r v i c e s i m portants dans l'île de C u b a , son c r é d i t était grand dans t o u t e les Indes. S o n u n i q u e défaut était d ' a v o i r l'imagination t r o p v i v e , et de s'en t r o p laisser d o m i n e r .


DE SAINT-DOMINGUE.

47

e t de Zuazo ; on envoya à leur placo R o d e r i g o de F i g u e r r a , ou F i g u e r o n , en qualité de grand-juge de l ' î l e , avec o r d r e d'adoucir les souffrances des habitants. A i n s i , c o m m e le r e m a r q u e l'abbé R a y n a l , on le voyait c o n s t a m m e n t voler d'un hémisphère à l'autre p o u r c o n s o l e r les peuples c h e r s à son c œ u r , et p o u r adoucir leurs t y r a n s . L ' i n u t i lité de ses efforts lui fit enfin c o m p r e n d r e qu'il n'obtiendrait j a m a i s rien dans les établissements déjà f o r m é s , et il se proposa de fonder u n e c o l o nie sur des bases nouvelles. Ses c o l o n s devaient être tous c u l t i v a t e u r s , arlisans ou m i s s i o n n a i r e s ; p e r s o n n e ne pouvait se m ê l e r parmi e u x q u e de son aveu. U n h a b i t p a r t i c u l i e r , o r n é d'une c r o i x , devait e m p ê c h e r q u ' o n les c r û t de la r a c e de ces E s p a g n o l s qui s'étaient rendus si odieux par leurs b a r b a r i e s . Avec ces espèces de c h e v a l i e r s , il c o m p t o i t réussir sans g u e r r e , sans violence et sans e s c l a v a g e , à civiliser les I n d i e n s , à les c o n v e r t i r , à les a c c o u t u m e r au t r a v a i l , à leur faire exploiter des mines. I l ne demandait aucun s e c o u r s au fisc dans les premiers t e m p s , et il se c o n t e n t a i t , p o u r la s u i t e , du douzième des t r i b u t s qu'il y introduirait tôt ou tard. L e s a m b i t i e u x qui g o u v e r n e n t les empires cons o m m e n t les peuples

comme

une

denrée,

et

traitent toujours de chimères tout ce qui tend à


48

HISTOIRE DE L'ILE

r e n d r e les h o m m e s m e i l l e u r s o u plus h e u r e u x . T e l l e fut

d'abord

l'impression q u e

fit sur

le

ministre espagnol le système de L a s - C a s a s . L e s refus ne le r e b u t è r e n t p a s , et il réussit à se faire assigner C u m a n a p o u r y m e t t r e sa théorie en pratique. C e génie ardent p a r c o u r t aussitôt toutes les p r o v i n c e s de la C a s t i l l e , p o u r y l e v e r des h o m mes a c c o u t u m é s au travail des c h a m p s , à celui des ateliers ; m a i s ces citoyens paisibles n ' o n t p a s la m ê m e a r d e u r p o u r s'expatrier q u e des soldats et des matelots : à peine en p e u t - i l d é t e r m i n e r d e u x cents à le suivre. A v e c e u x il fait voile p o u r l ' A m é r i q u e , et a b o r d e à P o r t o - R i c o en 1 5 1 9 , après u n e navigation assez h e u r e u s e . Q u o i q u e Las-Casas n'eût quitté le n o u v e l h é misphère q u e depuis d e u x a n s , à son r e t o u r la face s'en trouvait totalement c h a n g é e . L a d e s t r u c tion entière des Indiens dans les îles soumises à l'Espagne avait inspiré la résolution d ' a l l e r c h e r c h e r dans l'intérieur des t e r r e s , des esclaves p o u r r e m p l a c e r des infortunés q u e l'oppression avait fait périr. Cette b a r b a r i e révolta l'âme indépendante des sauvages. Dans leurs r e s s e n t i m e n t s , ils massacraient tous c e u x de leurs ravisseurs q u e le hasard faisait t o m b e r entre leurs m a i n s ; et d e u x missionnaires q u e des vues v r a i s e m b l a b l e ment louables avaient conduits à C u m a n a , furent


DE SAINT-DOMINGUE.

49

les victimes de ces représailles. O c a m p o partit sur-le-champ de S a i n t - D o m i n g u e p o u r aller p u n i r un attentat c o m m i s contre le ciel m ê m e ; car c'est ainsi q u ' o n s'exprimait. A p r è s avoir t o u t mis à feu et à s a n g , il é l e v a , en cet e n d r o i t , b o u r g a d e à laquelle il d o n n a le n o m de

une

Tolède.

Ce fut dans ces faibles retranchements

que

L a s - C a s a s se vit réduit à placer le petit n o m b r e de ses c o m p a g n o n s qui avaient résisté aux intempéries d u c l i m a t , et q u ' o n n'avait p u lui d é b a u cher. L e u r séjour n'y fut pas de l o n g u e d u r é e ; les traits d'un ennemi implacable p e r c è r e n t la p l u p a r t d'entre e u x ; et c e u x q u e les armes n'avaient pas atteints, furent f o r c é s , en 1521, d'aller c h e r c h e r ailleurs u n asile. L a folle cruauté

des colons e u r o p é e n s , qui

n'épargnaient jamais le sang des h o m m e s , lorsqu'il s'agissait d'accroître leurs r i c h e s s e s , c o m m e aussi les p r o g r è s de la petite v é r o l e , accélérèrent tellement la ruine de cette î l e , q u e , vers le milieu d u seizième s i è c l e , il restait à peine c e n t cinquante naturels. C e p e n d a n t la cité de S a n t o - D o m i n g o offrait u n e apparence de l u x e et d e prospérité au milieu de la désolation générale. On dit qu'en 1528 elle ne le cédait en magnificence à aucune ville d'Espagne. Ses m a i s o n s , bâties en p i e r r e s , étaient d e véritables h ô t e l s , et le palais de d o n Diégo eût p u servir de d e m e u r e à

4

un


50

HISTOIRE DE L'ILE

m o n a r q u e e u r o p é e n . L a c a t h é d r a l e , chef-d'œuvre d'architecture, était r i c h e m e n t d o t é e ; son é v ê q u e , ainsi q u e ses c h a n o i n e s , soutenaient parfaitement leurs dignités. Il y avait en outre trois monastères dédiés à saint D o m i n i q u e , à saint F r a n ç o i s , et à sainte Marie de la M e r c i , et u n hôpital

fondé

par Michaël P a s s a m o n t , trésorier-général. E n 1 5 8 6 , E l i s a b e t h , reine d ' A n g l e t e r r e , v o u lant affaiblir la puissance de l ' E s p a g n e ,

surtout

dans les Indes o c c i d e n t a l e s , dépêcha le c é l è b r e a m i r a l , sir Francis D r a k e , q u i s'empara de SanI a g o , de C a r t h a g è n e , d e S a n t o - D o m i n g o et de plusieurs autres p l a c e s , e t q u i fit des prises c o n sidérables sur la m a r i n e espagnole. D r a k e d e m e u r a un mois en possession de S a n t o - D o m i n g o ; e t , pend a n t les derniers j o u r s de ce règne t e r r i b l e , il mit t o u t en usage p o u r détruire les plus b e a u x édifices ; e n f i n , l o r s q u ' u n tiers d e l a ville e u t été r u i n é , les v a i n q u e u r s r e ç u r e n t u n e

somme

de 7,000 livres sterlings p o u r le rachat de ce q u i restait. L e g o u v e r n e m e n t espagnol c o m m e n ç a i t à négliger e x t r ê m e m e n t ses colonies : elles t o m b a i e n t toutes dans l'apathie; elles n'avaient ni le c o u r a g e de sortir de leur é t a t , ni celui de tenter q u e l q u e amélioration. L a conduite licencieuse des c o l o n s d o n n a naissance à u n e race d e gens de

toutes

c o u l e u r s , et s e u l e m e n t dignes d'être appelés d e -


DE SAINT-DOMINGUE.

51

mi-barbares. L'exploitation des mines fut a b a n donnée ; les terres d e v i n r e n t incultes ; les h a b i tants s'adonnèrent à la piraterie et à u n c o m m e r c e frauduleux. L a c o u r d ' E s p a g n e , au lieu d e c h e r cher à remédier à ces fléaux en établissant

un

n o u v e a u système de g o u v e r n e m e n t , se v e n g e a par la démolition des p o r t s d e m e r ; et les insulaires furent par c o n s é q u e n t obligés de se réfugier dans l'intérieur

du

p a y s , o ù ils v é c u r e n t

dans des c a b a n e s , sans v ê t e m e n t s , et d e la m a nière la p l u s misérable. C'est dans cet état qu'ils v i r e n t la fin d u seizième siècle.


52

HISTOIRE DE L'ILE

CHAPITRE Depuis

l'an

1600

jusqu'à en

II.

la paix

de

Ryswick,

1697.

Les Anglais et les Français vont aux Indes occidentales. — Ils sont chassés de Saint-Christophe par Frédéric de Tolède. — Les restes de ces Européens dispersés s'établissent à la Tortue. — Détails sur les Boucaniers. — Les Anglais sont obligés de quitter la Tortue, qui demeure au pouvoir des Français. — Anecdotes relatives à Pierre-le-Grand. — Histoire de Michel-le-Basque et de plusieurs autres. — Montbars et Morgan. — Les Français établissent une colonie en 1665, sous le gouvernement sage de Bertrand d'Ogeron. — Caractère et conduite de ce dernier. — Il désire soumettre toute l'île à la France. — Il meurt à Paris. — Histoire de ses successeurs. — L a partie occidentale de l'île est régulièrement cédée aux Français à la paix de Ryswick.

L E S E s p a g n o l s firent q u e l q u e s efforts p o u r subj u g u e r les C a r a ï b e s q u i h a b i t a i e n t les îles d u V e n t ; mais l e u r s s u c c è s n e furent

pas constants. D ' a i l -

l e u r s , v o y a n t q u e le p a y s n e c o n t e n a i t pas m i n e s d ' o r , e t q u e les h a b i t a n t s m o u r a i e n t

de dès

q u ' o n les réduisait à l ' e s c l a v a g e , ils se c o n t e n t è r e n t d ' a r r ê t e r tous

les

bâtiments

européens

qu'ils t r o u v a i e n t au-delà d u T r o p i q u e , afin d'em-


DE SAINT-DOMINGUE.

53

pêcher les autres nations de profiter de leurs découvertes et de leur e n l e v e r u n e partie d e leurs possessions. A l o r s les Anglais et les F r a n ç a i s , si souvent divisés par leurs jalousies m u t u e l l e s , s'unirent p o u r réprimer ces b r i g a n d a g e s . Ils c o n naissaient déjà les îles d u V e n t , mais ils n'avaient point e n c o r e s o n g é à s'y établir : enfin des A n g l a i s , conduits par u n certain W a r n e r , et des Français a u x o r d r e s d'un capitaine de c o r s a i r e , n o m m é D e s n a m b u c , a b o r d è r e n t à Saint-Christophe le m ê m e j o u r par d e u x côtés o p p o s é s , e t firent

le partage de l'île. L e s naturels d u p a y s

se retirèrent à leur a p p r o c h e , en l e u r disant qu'il fallait q u e la terre fût bien rare d a n s leur p a y s , puisqu'ils en venaient c h e r c h e r si loin p a r m i des sauvages. Ces événements causèrent u n e vive inquiétude a u x E s p a g n o l s ; et Frédéric de T o l è d e , q u ' o n e n v o y a en 1630 a u Brésil avec une flotte r e d o u table destinée c o n t r e les H o l l a n d a i s , r e ç u t o r d r e d ' e x t e r m i n e r , en p a s s a n t , les n o u v e a u x colons. L'entreprise offrait p e u de difficultés, p a r c e qu'ils m a n q u a i e n t de m o y e n s de résistance, et ils furent tous t u é s , faits prisonniers o u dispersés. C e s d e r niers se réfugièrent dans les îles v o i s i n e s ; m a i s , le d a n g e r p a s s é , ils r e t o u r n è r e n t la p l u p a r t à leurs habitations. L ' E s p a g n e , les c r o y a n t p r o b a b l e m e n t a n é a n t i s , o u tout-à-fait h o r s d'état de


54

HISTOIRE DE L'ILE

n u i r e , cessa de s'en o c c u p e r , et plusieurs d'entre e u x se fixèrent à la T o r t u e , petite île déserte située a u n o r d - o u e s t de S a i n t - D o m i n g u e , à quelques lieues d u Port-de-Paix. Dans les p r e m i e r s t e m p s , les Français et les Anglais faisaient cause c o m m u n e c o n t r e les Caraïbes ; mais ce p e u p l e , profitant adroitement des contestations q u i s'élevaient entre e u x , s'alliait tantôt avec u n e nat i o n , tantôt a v e c l ' a u t r e , e t , p a r l à , n'avait jamais q u ' u n e n n e m i à la fois. C e p e n d a n t les d e u x m é t r o p o l e s continuaient d e négliger leurs sujets d u N o u v e a u - M o n d e : c'est p o u r q u o i ces derniers firent,

a u mois de j a n v i e r 1660, u n e c o n v e n -

tion q u i assurait à c h a q u e p e u p l e les possessions q u e les é v é n e m e n t s de la g u e r r e lui avaient d o n nées. C e t acte était a c c o m p a g n é d ' u n e ligue offensive et défensive, p o u r forcer les naturels d u p a y s à a c c é d e r à cet a r r a n g e m e n t . L a F r a n c e o b tint la G u a d e l o u p e , la M a r t i n i q u e , la G r e n a d e et q u e l q u e s autres propriétés. L a B a r b a d e , Nièves, A n t i g o a , M o n t f e r r a t et plusieurs îles de p e u de v a l e u r é c h u r e n t à l'Angleterre. Saint-Christophe resta e n c o m m u n a u x d e u x puissances. L e s C a r a ï b e s , q u i n'étaient pas alors a u n o m b r e d e plus de six m i l l e , furent concentrés à la D o m i n i q u e et à Saint-Vincent. L e s c o l o n s français et a n g l a i s , chassés de SaintC h r i s t o p h e , s'établirent,

c o m m e nous

l'avons


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déjà d i t , dans la petite île de la T o r t u e . Ils y furent bientôt joints par u n g r a n d n o m b r e

de

Hollandais q u i avaient é m i g r é de S a n t a - C r u z , e t qui erraient s u r l'Océan p o u r se soustraire à la v e n g e a n c e des E s p a g n o l s . « C e s m a l h e u r e u x « exilés, dit M . E d w a r d s , avaient sans d o u t e ap« pris dans l'adversité à s u p p o r t e r

patiemment

« les défauts de leurs c o m p a g n o n s d'infortune; « c a r , q u o i q u ' i l s fussent de trois nations diffé« r e n t e s , ils d e m e u r è r e n t plusieurs années dans « u n e parfaite u n i o n . L e g e n r e d e vie qu'ils m e « naient c o n t r i b u a i t aussi à maintenir parmi e u x « la c o n c o r d e . P l a c é s dans le voisinage d'un p a y s « a b o n d a n t en b e s t i a u x , ils passaient la

plus

« g r a n d e partie de l e u r temps à la c h a s s e ; e t « cette o c c u p a t i o n , q u i ne l e u r laissait pas assez « de loisir p o u r se q u e r e l l e r , l e u r p r o c u r a i t de « l'exercice et

des

provisions. C e p e n d a n t les

« plaines d e S a i n t - D o m i n g u e l e u r servaient u n i « q u e m e n t p o u r chasser. L a T o r t u e continuait « à être l e u r d e m e u r e et le lieu de l e u r retraite. « L e u r s femmes et l e u r s enfants y cultivaient d e « petites plantations de tabac ( végétal d o n t l'u« sage s e m b l e prescrit par la n a t u r e , dans les « climats c h a u d s et humides ) ; et c o m m e le ri« v a g e , tout c o u v e r t de r o c h e r s , était d'un a b o r d « difficile, ils espéraient q u e leur obscurité les « mettrait désormais à l'abri des persécutions.


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HISTOIRE DE L'ILE

« Si le g o u v e r n e m e n t espagnol eût agi avec « sagesse, il eût laissé ces p a u v r e s gens e r r e r « dans les déserts sans les inquiéter. O n e û t d û « sentir q u e la n a t u r e de leurs o c c u p a t i o n s les « e m p ê c h a i t de p o u v o i r f o r m e r a u c u n e g r a n d e « e n t r e p r i s e ; mais la tyrannie est a v e u g l e ; et le « fanatisme i m p i t o y a b l e des Espagnols n'accorda « pas de repos aux m a l h e u r e u x fugitifs. O n arma « u n e flotte, o n fit tous les préparatifs nécessaires « p o u r effectuer leur entière d e s t r u c t i o n ; et les « c o m m a n d a n t s e s p a g n o l s , profitant d u m o m e n t « o ù les h o m m e s le p l u s en état de se défendre « étaient a l l é s , suivant leur c o u t u m e , chasser à « S a i n t - D o m i n g u e , d é b a r q u è r e n t u n corps de « troupes à la T o r t u e , se saisirent des f e m m e s , « des enfants, des vieillards et des i n f i r m e s , et les « massacrèrent tous sans pitié. « Il paraît q u e les m a l h e u r e u x q u i furent ainsi « poursuivis et exterminés c o m m e des bêtes fé« r o c e s , ne s'étaient e n c o r e r e n d u s c o u p a b l e s , « envers la m a r i n e o u les sujets de l ' E s p a g n e , « d'aucun o u t r a g e , ni d ' a u c u n e d é p r é d a t i o n qui « p û t d o n n e r lieu à u n e v e n g e a n c e aussi e x e m « plaire. O n ne leur r e p r o c h a i t ni de s'être é m et parés de la T o r t u e , ni de p o u r s u i v r e , dans les « déserts de S a i n t - D o m i n g u e , des bestiaux q u i « n'appartenaient

à personne. L e u r seul crime

« était d'avoir r e ç u le j o u r h o r s d u territoire de


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« l ' E s p a g n e , et d'être néanmoins assez téméraires « p o u r pénétrer dans le N o u v e a u - M o n d e ; car « les E s p a g n o l s , ce p e u p l e o r g u e i l l e u x , avare et « fanatique, s'étaient a p p r o p r i é toutes les c o n « trées de l ' A m é r i q u e . Ils prétendaient a v o i r seuls « le droit de n a v i g u e r dans les portions de l ' O « céan q u i , selon e u x , faisaient partie d u n o u v e l « hémisphère ; et l e u r s c o m m a n d a n t s de terre et « de m e r a v a i e n t o r d r e d'arrêter tous les étran« gers qu'ils t r o u v e r a i e n t au-delà des limites près « c r i t e s , et de les c o n d a m n e r à l'esclavage o u à « la m o r t . « O n voit d o n c bien q u e les habitants de la « T o r t u e ne p o u v a i e n t faire a u t r e m e n t q u e de « t o m b e r sur leurs persécuteurs et de p r e n d r e « l'offensive c o n t r e c e u x q u i cherchaient

sans

« cesse à t r o u b l e r l e u r tranquillité. Si q u e l q u ' u n « est e n c o r e tenté de r é v o q u e r en d o u t e la j u s « tice de l e u r c a u s e , qu'il consulte les annales des «temps a n c i e n s ; qu'il e x a m i n e cette règle de « c o n d u i t e qui ( p o u r n o u s servir d'une e x p r e s « sion é n e r g i q u e de l o r d C o k e ) est écrite par le « doigt de D i e u sur le c œ u r de l ' h o m m e ; et q u e « l'histoire et la raison d é c i d e n t s'il est u n e x e m p l e « d'une g u e r r e plus légitime. D e pareils h o m m e s , « dans des circonstances s e m b l a b l e s , ne p o u v a i e n t « être intimidés par les d a n g e r s , arrêtés par les « obstacles. A c c o u t u m é s a u x intempéries d u cli-


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HISTOIRE DE L'ILE

« mat par leur manière de v i v r e , étroitement unis « entre e u x , animés par tout ce q u i p e u t e x « citer à de grandes c h o s e s , ils d e v i n r e n t les plus « redoutables antagonistes q u e les Espagnols eus« sent e n c o r e r e n c o n t r é s ; et la valeur qu'ils dé« p l o y è r e n t dans leurs diverses e n t r e p r i s e s , sur« passe t o u t ce q u ' o n a jamais v u avant et depuis « eux. » O n les appelait Boucaniers ( 1 ) , p a r c e q u ' à la manière des s a u v a g e s , ils faisaient sécher à la fum é e , dans des lieux c o n n u s p a r les E s p a g n o l s sous le n o m d e boucans,

les viandes d o n t ils se

nourrissaient. C o m m e ils étaient sans femmes et sans e n f a n t s , ils avaient pris l'usage de s'associer d e u x à d e u x p o u r se r e n d r e les services q u ' o n se rend

dans u n e famille; les biens étaient c o m -

m u n s dans ces s o c i é t é s , et d e m e u r a i e n t toujours à celui q u i survivait à son c o m p a g n o n . O n ne c o n Le mot boucanier est ordinairement employé comme synonyme de flibustier; cependant ces deux noms appartiennent à des classes différentes, et le premier sert à désigner particulièrement les habitants de Saint-Domingue. Anciennement l'île était habitée par quatre sortes d'hommes: 1° les boucaniers, dont l'occupation ordinaire était de faire la chasse aux taureaux et aux sangliers dans les forets; 2° les flibustiers, qui parcouraient les mers et étaient de véritables pirates (ces deux premières classes d'hommes étaient guerrières) ; 3° les laboureurs, qui s'adonnaient à la culture des terres; 4° les esclaves.


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naissait pas d e l a r c i n , q u o i q u e rien ne fût f e r m é ; et ce q u ' o n ne t r o u v a i t pas c h e z s o i , o n l'allait prendre c h e z ses v o i s i n s , sans autre assujettissem e n t q u e de les a v e r t i r , s'ils y étaient ; o u s'ils n ' y étaient p a s , d e les en avertir à l e u r retour. L e s différends étaient r a r e s , et facilement terminés. L o r s q u e les parties y mettaient d e l'opiniâtreté, elles vidaient leurs querelles à c o u p s de fusil ; si la balle avait frappé par derrière o u dans les flancs, on j u g e a i t qu'il y avait de la p e r f i d i e , et l'on cassait la tête à l'auteur d e l'assassinat. L e s lois d e l'ancienne patrie étaient c o m p t é e s p o u r rien. L e s b o u c a n i e r s se prétendaient affranc h i s , p a r l e b a p t ê m e d e m e r qu'ils avaient r e ç u a u passage d u T r o p i q u e , de t o u t e obligation e n vers elle. Ils avaient quitté j u s q u ' à l e u r n o m de famille p o u r p r e n d r e des n o m s d e g u e r r e , d o n t la p l u p a r t o n t passé à leurs descendants. U n e chemise teinte du s a n g des a n i m a u x qu'ils tuaient à la chasse ; u n c a l e ç o n e n c o r e p l u s s a l e , fait en tablier de brasseur ; p o u r ceinture u n e courroie o ù p e n d a i e n t u n

sabre fort c o u r t et

q u e l q u e s c o u t e a u x ; u n c h a p e a u sans a u t r e b o r d q u ' u n b o u t r a b a t t u sur le d e v a n t p o u r le p r e n d r e ; des souliers sans bas : tel était l'habillement de ces barbares. L e u r ambition se b o r n a i t à avoir un fusil q u i portât des balles d'une o n c e , et u n e meute de v i n g t - c i n q o u trente chiens.


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HISTOIRE DE L'ILE

L e s b o u c a n i e r s n'avaient pas d'autres o c c u p a tions que de faire la g u e r r e a u x boeufs s a u v a g e s , e x t r ê m e m e n t multipliés dans l'île depuis q u e les Espagnols les y avaient apportés. O n les é c o r c h a i t à m e s u r e q u ' o n les t u a i t , et l'on ne s'arrêtait q u e lorsqu'on en avait a b a t t u autant qu'il y avait de chasseurs. O n faisait cuire alors q u e l q u e s pièces de v i a n d e , d o n t le p i m e n t et le j u s d'orange formaient t o u t l'assaisonnement. Ils ne connaissaient pas le p a i n , et n'avaient q u e de l'eau p o u r leur boisson. L ' o c c u p a t i o n d'un j o u r était celle de tous les j o u r s , j u s q u ' à ce q u ' o n eût rassemblé le nomb r e de cuirs q u ' o n se proposait de livrer a u x navires des différentes nations q u i fréquentaient ces mers. O n les allait v e n d r e alors dans q u e l q u e rade. Ils y étaient portés par les engagés,

espèce

d ' h o m m e s q u i s e v e n d a i e n t en E u r o p e p o u r serv i r , c o m m e esclaves, p e n d a n t trois a n s , dans ces colonies. L e s b o u c a n i e r s f r a n ç a i s , s'étant réunis

aux

A n g l a i s , choisirent p o u r chef u n de ces d e r n i e r s , n o m m é Willis. Mais la F r a n c e n'eut pas plus tôt e n v o y é u n g o u v e r n e u r général a u x îles d u V e n t , q u ' u n a r m e m e n t considérable partit de SaintV i n c e n t , a c c o m p a g n é des Français qui se t r o u vaient dans l'île ; et les Anglais furent sommés de se retirer. Ils obéirent s u r - l e - c h a m p , et ne repar u r e n t p l u s depuis. Ils c o n t i n u è r e n t néanmoins


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leurs p i r a t e r i e s , et finirent p a r r e c e v o i r d u gouv e r n e m e n t b r i t a n n i q u e , l'autorisation d'agir c o n tre l'ennemi c o m m u n . E n f i n , après u n e l o n g u e suite de succès et de r e v e r s , les Français d e m e u r è r e n t en possession de l'île de la T o r t u e , et s'étendirent

sur la côte

septentrionale de S a i n t - D o m i n g u e , qu'ils conservèrent t o u j o u r s d e p u i s , tandis q u e les Anglais allèrent se fixer à la Jamaïque. C e s flibustiers formaient entre e u x des sociétés de c i n q u a n t e , de c e n t , de c e n t c i n q u a n t e h o m m e s ,

et faisaient

leurs excursions dans des b a r q u e s o r d i n a i r e m e n t fort petites. Ils avaient c o u t u m e , lorsqu'ils apercevaient u n n a v i r e , de c o u r i r aussitôt à l'abord a g e , sans considérer sa grosseur : la

terreur

qu'ils inspiraient était si g r a n d e , q u e dès qu'ils avaient jeté le g r a p p i n , il était rare q u e le bâtim e n t p û t l e u r é c h a p p e r . L e u r haine p o u r les Espagnols était i m p l a c a b l e ; ils les attaquaient part o u t , et leur faisaient q u a r t i e r si la prise était r i c h e ; mais si elle ne l'était p a s , il l e u r arrivait souvent d e jeter les v a i n c u s à la m e r . O n r a c o n t e plusieurs

anecdotes relatives a u x b o u c a n i e r s :

nous en citerons q u e l q u e s - u n e s . P i e r r e - l e - G r a n d , natif de D i e p p e , n'avait sur u n bateau que q u a t r e pièces de c a n o n et v i n g t huit h o m m e s ; ce q u i ne l ' e m p ê c h a pas d'attaquer le vice-amiral des galions : il l'aborda après avoir


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HISTOIRE DE L'ILE

d o n n é les ordres p o u r faire c o u l e r son b â t i m e n t à fond ; et il é t o n n a si fort les Espagnols p a r son a u d a c e , que personne

n'osa faire le m o i n d r e

m o u v e m e n t . Il alla lui-même t r o u v e r le capitaine dans sa c h a m b r e , et lui m e t t a n t le pistolet sous la g o r g e , il lui o r d o n n a de se rendre. L e c o m m a n d a n t é p o u v a n t é obéit sans résistance; on le d é b a r q u a , avec la p l u s g r a n d e partie de l'équip a g e , a u c a p le p l u s p r o c h e ; et on ne c o n s e r v a q u e ce qu'il fallait d e matelots p o u r faire la manœuvre. Michel-le-Basque, J o n q u é et L a u r e n t le Graff croisaient d e v a n t C a r t h a g è n e a v e c trois petits bâtiments m a l équipés. Il sortit d u p o r t d e u x vaisseaux de g u e r r e q u i avaient o r d r e de c o m battre ces flibustiers et de les a m e n e r m o r t s o u vifs. Mais les Espagnols furent c r u e l l e m e n t d é ç u s . Les pirates les firent p r i s o n n i e r s , g a r d è r e n t leurs n a v i r e s , et r e n v o y è r e n t d é d a i g n e u s e m e n t les matelots humiliés d'une défaite aussi mortifiante. V o i c i un n o u v e a u trait de c o u r a g e : Michel et B r o u a g e a p p r e n n e n t q u e l'on vient d ' e m b a r q u e r à C a r t h a g è n e , sous pavillon é t r a n g e r , d'immenses richesses ; à cette n o u v e l l e , leur indignation est и son c o m b l e ; ils forment aussitôt, sans b a l a n c e r , l'audacieux projet de s'en e m p a r e r ; ils attaquent d o n c les v a i s s e a u x , les a b o r d e n t et les pillent. Les capitaines hollandais, outrés de se voir ainsi


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vaincus p a r u n e force aussi inférieure à la l e u r , ne p e u v e n t se contenir : « V a , s ' é c r i e n t - i l s en « s'adressant à un des b o u c a n i e r s , ne te vante « pas de la v i c t o i r e ; sans le secours d e ton c o m « p a g n o n , elle ne serait pas d e t o n c ô t é ; sans l u i , « tu serais en notre p o u v o i r . » C e s paroles n e font q u ' e x c i t e r la fierté d u b o u c a n i e r : « R e c o m « m e n ç o n s le c o m b a t , r e p r e n d - i l ; B r o u a g e spec« tateur v a m e voir d e n o u v e a u t r i o m p h e r ; dès « lors v o s vaisseaux seront en m o n p o u v o i r . » Les Hollandais d é d a i g n e n t ce défi, et p o u r toute réponse se retirent l â c h e m e n t . L e s colonies espagnoles furent réduites p a r ces

hordes d e b a r b a r e s à u n état d e détresse q u i n e servit q u ' à les enhardir. Bientôt la m e r n'offrit plus de b o r n e s à leur rapacité ; ils p o r t è r e n t le fer et la flamme j u s q u ' a u sein des contrées les plus r i c h e s , et les plus c o m m e r ç a n t e s d u continent. L e c o u r a g e ne tarda pas à a b a n d o n n e r les Espag n o l s ; leurs forces s'épuisèrent au point qu'il ne leur resta plus q u ' u n vaisseau s u r l e q u e l ils n e craignaient pas d e b r a v e r les périls d e la traversée que nécessitaient leurs c o m m u n i c a t i o n s avec la m é t r o p o l e . M e s lecteurs m e sauront g r é peut-être de leur d o n n e r ici q u e l q u e s détails sur les trois plus fameux d'entre ces pirates, car ce sujet se rattache à l'histoire de S a i n t - D o m i n g u e .


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HISTOIRE DE L'ILE

Un gentilhomme languedocien, nommé Montbars, s'acquit parmi eux une grande réputation. Les cruautés exercées par les Espagnols dans les Indes orientales firent naître clans son c œ u r , dès sa plus tendre jeunesse, une haine implacable contre ces barbares. Il fit même éclater, dit-on, étant au collége, ce ressentiment d'une manière fort singulière. Il remplissait dans une comédie le rôle de Français, et l'un de ses camarades, celui d'Espagnol; on en vint à une scène dans laquelle un démêlé avait lieu entre l'un et l'autre : Montbars joua son rôle si naturellement, qu'oubliant qu'il était sur la scène, il se précipite sur son interlocuteur, le terrasse, et l'aurait infailliblement étranglé, si les spectateurs ne se fussent empressés de venir au secours de l'innocent Espagnol. L'âge ne fit qu'accroître cette haine. Enfin, ayant entendu parler des boucaniers, comme des ennemis jurés de ceux pour qui il avait conçu tant d'horreur, il quitte sa patrie et n'a rien tant à cœur que de les joindre. A peine est-il monté sur un vaisseau, qu'il trouve l'occasion de sé signaler ; un bâtiment espagnol se présente à la rencontre des boucaniers, l'abordage suit de près l'attaque; Montbars fond le premier l'épée à la main, s'ouvre un passage à travers ses ennemis, renverse tout ce qui s'oppose à sa marche, et content d'avoir ainsi assouvi


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sa fureur, il p a r c o u r t en t r i o m p h e le b â t i m e n t ; u n riche butin fut le p r i x des v a i n q u e u r s : mais l'or n'a a u c u n attrait p o u r M o n t b a r s ; l'esprit de v e n g e a n c e seul l ' a n i m e , et ses regards se repaiss e n t , avec u n e joie f é r o c e , de l'horrible aspect des cadavres des Espagnols q u i sont t o m b é s sous son glaive. Après cette e x p é d i t i o n , ils atteignent bientôt la côte française de Saint-Domingue. L e s b o u c a n i e r s s'empressent d e l e u r a p p o r t e r

tous

les aliments et les l i q u e u r s p r o p r e s à réparer leurs fatigues; ils s'excusent sur la petite quant i t é , a n n o n ç a n t q u ' u n e dernière irruption des E s p a g n o l s les réduisait à ne p o u v o i r offrir davantage. M o n t b a r s indigné s e m b l e a c c u s e r l e u r c o u r a g e : « N o n , disent-ils, p l u t ô t m o u r i r

que

souffrir de l e u r p a r t les m o i n d r e s insultes. Mais, les lâches! ils o n t profité d u t e m p s o ù n o u s étions à la c h a s s e , p o u r n o u s e n l e v e r tout ce q u e n o u s possédions ; plusieurs de nos camarades o n t encore été plus maltraités : n o u s j o i n d r o n s nos efforts ; e t , c o m p a g n o n s d ' i n f o r t u n e , n o u s leur p r o u v e r o n s q u e jamais le c o u r a g e ne n o u s a b a n donna. » M o n t b a r s , l'intrépide M o n t b a r s , s'offre aussitôt p o u r m a r c h e r à l e u r tête : « C e n'est p a s , dit-il, u n c h e f q u e je v o u s offre, c'est u n r e m p a r t contre les c o u p s de ces infâmes brigands. » L e s boucaniers

acceptent ses offres. On

surprend

l'ennemi le m ê m e j o u r ; et M o n t b a r s déploie tant 5


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HISTOIRE DE L'ILE

de c o u r a g e , q u e ses c o m p a g n o n s sont

frappés

d'étonnement et d'admiration. Sa f u r e u r , jointe à sa b r a v o u r e , le rendait i n v i n c i b l e ; plus d'une fois il d o n n a des p r e u v e s d'intrépidité et de patriotisme. Ces premières actions ne furent jamais démenties u n seul instant

de sa v i e ; il jeta la

terreur p a r m i les E s p a g n o l s , et fut

surnommé

par e u x l'Exterminateur. L e s b o u c a n i e r s , hardis par son e x e m p l e , résolurent

en-

non-seule-

m e n t de chasser les Espagnols de leurs établiss e m e n t s , mais de les attaquer sur leur p r o p r e territoire. C o m m e cette entreprise exigeait des forces s u p é r i e u r e s , ils é t e n d i r e n t leurs associations. L ' O l o n a i s , q u i tirait son n o m des Sables d ' O l o n n e sa p a t r i e , et Michel-le-Basque, d e v i n r e n t les d e u x p l u s r e m a r q u a b l e s d'entre leurs chefs. L e p r e m i e r s'enrôla c o m m e v o l o n t a i r e , et d u r a n g de simple soldat s'éleva a u c o m m a n d e m e n t

de

d e u x canots. Il se rendit maître d'une frégate espagnole sur la côte de C u b a , et bientôt a p r è s , a u P o r t - a u - P r i n c e , de quatre autres

bâtiments

destinés à lui d o n n e r la chasse. L e second p r i t , sous le c a n o n m ê m e de P o r t o - B e l l o , u n vaisseau espagnol d o n t la cargaison était évaluée à 5 o u 6 millions de livres. Ces d e u x intrépides aventuriers réunissent leurs f o r c e s , et a y a n t été joints par q u a t r e cent quarante h o m m e s , se p o r t e n t sur la baie de V é n é -


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z u é l a , d o n t ils passent a u fil de l'épée la garnison composée de d e u x cent cinquante soldats. D e là ils se r e n d e n t à M a r a c a y b o , ville bâtie sur la rive occidentale d u lac de ce n o m , à dix lieues de son e m b o u c h u r e . Elle était d é s e r t e , car les habitants, frappés de terreur, s'étaient retirés de l'autre côté de la baie; furieux de se v o i r t r o m p é s , les b o u caniers mettent le feu à G i b r a l t a r , qui leur o p posait une vigoureuse résistance. Mais on avait profité d'une quinzaine de j o u r s passés dans les divertissements, p o u r mettre en sûreté ce qu'il y avait de plus p r é c i e u x . M a r a c a y b o obtint son salut en p a y a n t une rançon qu'ils e m p o r t è r e n t avec u n butin qu'ils avaient pris dans les églises : t a b l e a u x , c r o i x , vases s a c r é s , j u s q u ' a u x c l o c h e s , ils enlevèrent t o u t ; ils eurent e n c o r e l'audace de dire q u e leur dessein était d'élever un temple à l a D i v i n i t é , dans l'île de la T o r t u e . Q u o i ! ils osaient supposer q u e le c o u r r o u x du ciel serait calmé par de si horribles forfaits ! ne devaient-ils pas craindre de l'enflammer e n c o r e , en lui offrant ainsi les fruits d u plus affreux sacrilége ? C'est ici q u e nous v o y o n s figurer p o u r la première fois le Gallois Morgan,

l'un des plus fameux

d'entre les boucaniers. Il descendait d'une famille respectable d u Glam o r g a n s h i r e , qu'il quitta fort j e u n e p o u r aller tenter les coups de la fortune à Bristol : il s'en-


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gagea d'abord au service d'un cultivateur p o u r quatre a n s , et partit p o u r les Indes o c c i d e n t a l e s ; m a i s , après l'expiration de ce t e r m e , il joignit les frères de la côte (c'est ainsi q u e les boucaniers se nommaient entre e u x ) ; et pendant qu'au milieu des délices de Vénézuéla, ceux-ci goûtaient les fruits de leurs pillages, il s'embarqua à la Jamaïque p o u r attaquer P o r t o - B e l l o , dont il s'empara par surprise : la citadelle seule lui offrait u n obstacle; p o u r le surmonter, il eut recours au stratagème suivant : A y a n t réuni les prêtres et les femmes de la ville, il les força d'aller appliquer des échelles aux m u r a i l l e s , persuadé q u e les Espagnols préféreraient se rendre p l u t ô t q u e de devenir les instrum e n t s de la m o r t de tout ce qu'ils avaient de plus c h e r et de plus révéré. C o n t r e son attente les Espagnols d e m e u r è r e n t insensibles, et ce ne fut q u e par la force des armes qu'il s'empara de la citadelle. L ' a u d a c i e u x M o r g a n puisa bientôt dans son ambition le hardi projet de conquérir Panama. P o u r mettre son plan à e x é c u t i o n , il crut devoir aller c h e r c h e r des guides dans l'île de SainteCatherine, o ù les Espagnols avaient c o u t u m e de déporter leurs malfaiteurs; ce p o s t e , qui eût p u résister l o n g - t e m p s au plus habile g é n é r a l , lui fut livré par trahison. Il se dirigea ensuite vers la


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Chagre. A l ' e m b o u c h u r e de cette r i v i è r e , on voyait un fort bâti sur un r o c h e r ; la défense en fut confiée à une excellente garnison qui avait p o u r c o m m a n d a n t u n officier d'un grand mérite. Mais dans une attaque qui eut l i e u , celui-ci s u c c o m b a ; pour c o m b l e de m a l h e u r , le feu ayant pris au fort, les flibustiers d e m e u r è r e n t v a i n q u e u r s . M o r g a n continua de naviguer sur des chaloupes j u s q u ' à C r u c e s ; de là il se rendit par terre à P a n a m a , qui n'était éloigné q u e de cinq lieues. A q u e l q u e distance de la v i l l e , il r e n c o n t r a dans la plaine des troupes n o m b r e u s e s q u i v o u l u r e n t s'opposer à son passage ; il les mit aussitôt en dér o u t e , puis entra dans la place sans c o u p férir. O n t r o u v a des trésors immenses cachés dans des puits, dans des c a v e a u x , dans les forêts voisines. Mais pendant le c o u r t séjour q u e firent en ce lieu les flibustiers, ils se déshonorèrent par les c r u a u t é s et les t o u r m e n t s inouïs qu'ils firent e n d u r e r a u x E s p a g n o l s , a u x N è g r e s et aux I n d i e n s , p o u r l e u r arracher des a v e u x sur les endroits o ù ils avaient caché les richesses de leurs maîtres. A u milieu de tant d ' h o r r e u r s , le féroce M o r g a n devint a m o u r e u x : son caractère d u r ne pouvaitinspirer a u c u n sentiment de tendresse. Il v o u l u t triompher par la violence de la belle Espagnole q u i tourmentait son c œ u r farouche. « A r r ê t e , b a r b a r e , lui « cria-t-elle en s'arrachant précipitamment de ses


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« bras, arrête ; tu m'as ôté m e s b i e n s , m a liberté ; e h « q u o i ! m o n s t r e , t u n'es pas e n c o r e rassasié, il « te faut m o n h o n n e u r ! v a , donne-moi la m o r t , « je ne la r e d o u t e p a s , mais avant tout apprends « q u e jr sais m e venger. » A ces m o t s , elle tire d e dessous sa robe un poignard et s'apprête à en p e r c e r le c œ u r de M o r g a n , qui fait un m o u v e m e n t et évite le c o u p . Cette résistance c o u r a g e u s e ne p u t d o m p t e r la passion brutale qui animait M o r g a n : la rage succède dans son c œ u r à l ' a m o u r ; tout à c o u p l e s t o u r m e n t s les plus affreux sont mis en usage contre cette vertueuse E s p a g n o l e , p o u r obtenir d'elle ce q u e les soins les plus empressés ni les prières n'avaient p u g a g n e r . L ' E s p a g n o l e reste inébranlable au milieu des fureurs d u scél é r a t , q u e sa constance ne fait qu'irriter; mais bientôt les pirates font éclater l e u r indignation de se voir ainsi r e t e n u s , p e n d a n t u n mois e n t i e r , dans l'inaction par u n caprice de l e u r chef qu'ils t r o u v e n t extravagant. M o r g a n se voit forcé de céder à leurs m u r m u r e s ; il o r d o n n e d o n c q u ' o n se remette en m a r c h e avec plusieurs prisonniers d o n t on a r e ç u la r a n ç o n , et il signale son dép a r t en b r û l a n t Panama. Q u e l q u e s jours a p r è s , o n arrive à l ' e m b o u c h u r e de la C h a g r e avec u n immense b u t i n . L a veille m ê m e d u j o u r fixé p o u r le p a r t a g e , alors q u e tout était enseveli dans u n

profond


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s o m m e i l , M o r g a n s'embarque avec les p r i n c i p a u x flibustiers

de sa n a t i o n , p o u r la J a m a ï q u e ,

sur

u n navire qu'il avait chargé des plus riches dépouilles d'une ville q u i servait c o m m e r c e de l ' A n c i e n et

d'entrepôt

au

du Nouveau-Monde.

Cette infidélité, sans e x e m p l e , excita la rage de ses c o m p a g n o n s . L e s Anglais se m i r e n t à la p o u r suite de cet insigne v o l e u r , dans l'espoir d'arracher de ses mains la proie d o n t il les avait frustrés. Q u a n t a u x Français

associés à la m ê m e

perte,

ils se retirèrent à la T o r t u e . D e p u i s cette é p o q u e , le caractère de M o r g a n semble s'être c o n s i d é r a b l e m e n t amélioré; à m o i n s , c o m m e le croit M . E d w a r d s , q u ' o n n'ait c a l o m n i é sa conduite antérieure.

L e s écrivains espagnols

ne m a n q u e n t p a s , avec l e u r e x a g é r a t i o n o r d i n a i r e , de le dépeindre c o m m e u n m o n s t r e de cruautés ; mais il est p r o b a b l e q u e , lorsqu'il se fut dégagé d e la société de c e u x au sort desquels il s'était a s s o c i é , des sentiments plus nobles entrèrent p e u à p e u dans son c œ u r , p u i s q u e enfin il se m o n t r a digne de la r e c o m m a n d a t i o n d u c o m t e de Carlisle, g o u v e r n e u r de la J a m a ï q u e ,

q u i désira l'avoir

p o u r s u c c e s s e u r , et q u i le fit n o m m e r lieutenantg o u v e r n e u r p e n d a n t son absence. Il avait p r é c é d e m m e n t acheté dans l'île une plantation qu'il cultivait avec b e a u c o u p de soins. Il se distingua par son zèle et son intégrité dans l'exercice de


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son n o u v e l e m p l o i , et Charles II lui conféra la dignité de chevalier. M . E d w a r d s rapporte q u ' u n de ses a m i s , d e m e u r a n t à la J a m a ï q u e , lui c o m m u n i q u a les originaux de plusieurs lettres particulières de sir Henri M o r g a n ; e t , ajoute-t-il, les sentiments d ' h u m a n i t é , de justice et de religion qu'on y t r o u v e e x p r i m é s , p r o u v e n t o u

qu'on

s'est t r o m p é grossièrement dans le portrait qu'on a fait de l u i , o u qu'il était le plus grand des hypocrites : ce qui s'accorde mal avec son caractère franc et intrépide. L a Colonie française ne fixa les regards de la mère-patrie

q u ' e n 1 6 6 5 . A cette é p o q u e ,

les

aventuriers s'y rencontraient en g r a n d n o m b r e , mais les c u l t i v a t e u r s , o u p r o p r e m e n t

d i t s , les

seuls c o l o n s , n'y étaient pas, d i t - o n , au n o m b r e de plus de quatre cents. L e g o u v e r n e u r sentit la nécessité de les m u l t i p l i e r ; cette entreprise fut confiée à u n g e n t i l h o m m e d ' A n j o u , n o m m é B e r t r a n d d ' O g e r o n , q u i , par ses qualités p e r s o n nelles et l'étendue de ses connaissances, p a r u t très-propre à remplir le b u t q u ' o n se proposait. L o r s q u ' e n 1 6 5 6 il passa p o u r la première fois dans le N o u v e a u - M o n d e , il avait déjà servi q u i n z e ans dans la marine en qualité de capitaine. Mais c o m m e les projets les m i e u x concertés ne réussissent pas t o u j o u r s , il é c h o u a dans ses premières entreprises, et perdit m a l h e u r e u s e m e n t par

un


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naufrage la plus grande partie de ses m a r c h a n dises. Cet événement le réduisit à la nécessité de vivre pendant u n espace de temps considérable avec les boucaniers qui c o n ç u r e n t p o u r lui le plus profond respect. Cependant il c o n t i n u a toujours d'éprouver

revers sur

revers. E n quittant

la

F r a n c e , il avait prié ses c o r r e s p o n d a n t s d'envoyer leurs commissions et leurs marchandises à la M a r t i n i q u e ; il alla p o u r les y c h e r c h e r , m a i s , c o m m e si le m a l h e u r eût été attaché à ses p a s , il ne trouva rien. I l fut d o n c obligé de r e t o u r n e r en F r a n c e ; après avoir rassemblé t o u t ce qu'il possédait, il s ' e m b a r q u a sur un b â t i m e n t équipé et chargé à ses frais. Mais ayant confié le soin de sa cargaison à un h o m m e de mauvaise foi q u i faisait ses affaires à la J a m a ï q u e , il perdit tout sans ressources. Ces désastres, qui le m i r e n t dans u n e position e x t r ê m e m e n t c r i t i q u e , ne diminuèrent cependant pas son c r é d i t ; au c o n t r a i r e , le c o u rage avec l e q u e l il supportait l'adversité et son adresse à se tirer d ' e m b a r r a s , lui a c q u i r e n t u n e grande réputation à Saint-Domingue et à la T o r t u e , et engagèrent le g o u v e r n e m e n t à lui confier la direction de la Colonie. Cette c h a r g e était difficile à remplir. I l s'agissait de s o u m e t t r e à l'autorité des h o m m e s i n d é p e n d a n t s ; d'assujettir à des lois des pirates a c c o u t u m é s à p a r c o u r i r les m e r s sans autres lois q u e l e u r v o l o n t é ; d'inspirer des


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sentiments humains à des brigands consommés dans le crime ; de former à l'industrie et au travail des gens qui ne se plaisaient que dans la plus molle oisiveté; de faire respecter les priviléges d'une Compagnie exclusive, formée en 1664, pour tous les établissements français par des hommes qui étaient à même de commercer librement avec toutes les nations. L'habitude de vivre avec ses nouveaux sujets lui avait fait connaître à fond leur caractère; et il tira parti de cette connaissance avec une extrême habileté. Il importait de retenir les flibustiers qui étaient déterminés à aller fonder ailleurs des établissements plus avantageux ; pour y parvenir, il leur abandonnait la part du butin qui devait lui revenir, ou leur obtenait du Portugal des commissions pour attaquer les Espagnols, même après qu'ils eurent fait la paix avec la France. Il se conciliait ainsi leur amitié, fuyant avec soin le danger d'encourir leur haine. Les boucaniers ou chasseurs recevaient de lui des avances d'argent, qu'il leur faisait même souvent sans intérêt, pour leur fournir les moyens de former des habitations. Quant aux cultivateurs, il leur accordait tous les priviléges et les encouragements qui dépendaient de lui. Le sage d'Ogeron saisit l'occasion de leur prof curer un autre avantage. Il fallait adopter une


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mesure p o u r c o n s e r v e r et m ê m e accroître la pop u l a t i o n , et assurer ainsi le b o n h e u r présent et la prospérité future de la Colonie. D ' O g e r o n sentit q u e le seul m o y e n d'établir la tranquillité était de s'efforcer d ' a b o r d d'inspirer a u x colons le g o û t des travaux domestiques : il y d o n n a tous ses soins. Chiquante j e u n e s femmes destinées à servir d'épouses aux c o l o n s , lui furent e n v o y é e s de F r a n c e ; bientôt il lui en arriva e n c o r e u n pareil n o m b r e . Mais dans la manière d o n t on en disposa, on n ' e u t aucun égard à l'affection q u i p o u v a i t déterminer le c h o i x : o n ne consulta a b s o l u m e n t q u e les v u e s politiques. O n les mit. à l ' e n c h è r e , p o u r e x c i t e r l'industrie c h e z les c o l o n s ; e t , p a r l à , o n fit du mariage l'objet d'un vil trafic; c e système était néanmoins le m e i l l e u r p o u r p r é v e n i r les querelles et l'effusion d u sang. Mais a u b o u t d e q u e l q u e t e m p s o n

amena

aux colonies d'autres femmes plus méprisables que les p r e m i è r e s : ces femmes

s'engageaient,

pour trois a n s , a u s e r v i c e de l e u r s n o u v e a u x Maîtres ( 1 ) . 11 en résulta u n g r a n d i n c o n v é n i e n t :

(1) Chaque boucanier avait coutume d'adresser à la femme qui lui tombait en partage, ces paroles : Qui que tu sois, je te Prends ; si tu eusses appartenu à quelqu'un, tu ne serais pas venue me chercher, mais n'importe, je ne te demande aucun compte du passé; j'aurais tort de m'en offenser, puisque alors


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car un grand nombre de jeunes gens bien nés, qui eussent été l'ornement et en même temps les défenseurs de la Colonie, dégoûtés de vivre au milieu d'un déréglement aussi scandaleux, résolurent d'abandonner l'île. Malgré cette faute, d'Ogeron réussit cependant, par ses soins, à multiplier les cultivateurs, dont le nombre évalué, à cette époque, à quatre cents seulement, fut porté au bout de quatre ans à quinze cents. Le sage d'Ogeron, pour soumettre les habitants à son gouvernement, se vit obligé d'abord de promettre que tous les ports seraient ouverts aux étrangers. Il parvint cependant peu à peu à établir le privilége exclusif de la Compagnie des Indes, qui bientôt n'eut plus de concurrents dans ses négociations. Mais sa prospérité l'aveugla au point qu'elle ne craignit pas de hausser de deux tiers le prix de ses marchandises. Ce monopole suscita bientôt une insurrection dangereuse, car les habitants, accoutumés aux moyens violents, prirent tous les armes, et ils ne les déposèrent

tu étais ta maîtresse,

et je ne dois pas rougir des fautes que

tu as commises avant de m'appartenir;

réponds-moi

seule-

ment de l'avenir; voilà tout ce que je te demande. Puis, frappant de la main sur le canon de son fusil, il ajoutait : Voilà qui me vengera de tes infidélités ; si lu me manques, manquera pas.

il ne te


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pas que l'on ne l e u r eût promis que tous les vaisseaux français auraient la liberté de

trafiquer

avec e u x , en p a y a n t à la C o m p a g n i e cinq p o u r cent d'entrée et de sortie. i Après avoir c o n c l u cet a r r a n g e m e n t , le généreux d'Ogeron se p r o c u r a d e u x bâtiments destinés en apparence à son p r o p r e u s a g e , mais q u i étaient réellement p o u r la Colonie. Ils devaient transporter les récoltes en E u r o p e : c h a c u n y e m barquait ses denrées p o u r u n fret m o d i q u e . A u retour, on vendait la cargaison a u p u b l i c p o u r le prix de l'achat primitif, et on n'exigeait a u c u n intérêt, ni m ê m e aucune garantie, q u e l q u e l o n g s q u e fussent les délais accordés p o u r le paiement. Cette c o n d u i t e , fruit d'une étude profonde d u cœur h u m a i n , contribuait à élever l'âme des colons en l e u r inspirant de la reconnaissance. M . d'Ogeron méditait depuis long-temps le vaste et g l o r i e u x projet de soumettre à la F r a n c e l'île entière ; il avait m ê m e r é p o n d u , sur sa tête, au Conseil de V e r s a i l l e s , d u succès de cette entreprise, si l'on consentait à lui e n v o y e r une escadre suffisante p o u r b l o q u e r le p o r t de S a n - D o m i n g o . En 1 6 7 5 , il retourna en F r a n c e p o u r soumettre définitivement son plan à la C o u r ; mais ses représentations n'eurent pas t o u t l'effet q u e se p r o mettait son esprit entreprenant. O n regarda l'entreprise c o m m e i m p r a t i c a b l e , v u le danger a u q u e l


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la Colonie était exposée par les excursions continuelles de ses voisins. Les Espagnols étaient, il est vrai, presque toujours battus, mais l'esprit de représailles et de rapine nuisait aux travaux de l'agriculture, et ôtait au peuple l'amour du travail. Autrement, il est fort à présumer que cette entreprise, dirigée par un homme d'un mérite aussi supérieur, eût été couronnée de succès ; et la conquête de SaintDomingue eût épargné aux Français tous les maux qu'ils eurent à souffrir par la suite. Arrivé à Paris, M. d'Ogeron fut attaqué d'une dyssenterie dont il mourut à la fin de l'année 1 6 7 5 , ou au commencement de 1 6 7 6 , avant d'avoir pu se faire entendre ni du roi ni des ministres. Il ne profita pas des occasions qu'il avait eues de s'enrichir, et la mort le surprit dans une honorable pauvreté ; mais il laissa aux colonies le souvenir de ses vertus, qui feront à jamais l'admiration de la postérité. La perte d'un homme tel que d'Ogeron semblait irréparable : on lui trouva cependant un digne successeur dans le respectable M. de Pouancey, qui joignait à ses qualités personnelles l'avantage d'être neveu du dernier gouverneur. Quoique plus fier, il possédait comme lui l'art précieux de captiver les cœurs et la, confiance de tous ceux qui l'approchaient ou qui étaient: soumis à


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son autorité. Il se garda bien d'apporter le moindre changement dans le système d'administration adopté par son prédécesseur; il s'appliqua uniquement à l'affermir et à le perfectionner. Néanmoins, et peut-être faut-il l'attribuer aux circonstances, ses vues étaient étroites ; son ambition semblait se borner au maintien de la prospérité présente de la Colonie sans chercher à l'accroître. Comme la péninsule de Samana avait souvent à souffrir des excursions des Espagnols, il ordonna l'émigration, et les habitants allèrent, quoique à regret, s'établir au Cap-Français. M. Pouancey mit ses soins à fortifier ce nouvel établissement, qui depuis fut toujours en butte à l'envie de la nation rivale. E n f i n , au commencement de 1678, il apprit qu'on avait formé le projet de l'attaquer, et il prévint ce danger par un mouvement bien concerté qu'il sut exécuter à propos. En 1679, les nègres du Port-de-Paix se soulevèrent, et ce ne fut qu'avec toutes les peines du monde que le gouverneur parvint à les faire rentrer dans le devoir. Voici les principales circonstances qui donnèrent lieu à cette révolte : un esclave noir, nommé Padrejan, assassina un Espagnol qu'il servait depuis plusieurs années ; et, après avoir commis ce crime, il se réfugia à la Tortue, où il trouva un asile et la liberté. Mais, toujours enclin au m a l , il séduisit quelques es-


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claves, et leur fit l'infâme proposition de massacrer tous les habitants français, espérant

que

cette action lui vaudrait sa grâce des E s p a g n o l s , d o n t il avait à redouter la vengeance. Il y avait alors p e u de nègres dans la Colonie ; et c o m m e la p l u p a r t d'entre eux avaient originairement v é c u au milieu des E s p a g n o l s , ils regrettaient de n'être point p a r m i e u x ; Padrejan les persuada d o n c facilement. Il rassembla à la hâte tous c e u x qu'il avait p u mettre de son p a r t i , envahit le pays j u s q u ' a u P o r t - M a r g o t , et mit tout à feu et à sang ; puis il alla se poster sur u n e haute

montagne

située entre S a i n t e - A n n e et S a i n t - L o u i s , o ù il se forma u n r e t r a n c h e m e n t au m o y e n de troncs d'arbres. D e cette espèce de f o r t , il portait sans cesse la désolation dans les habitations v o i s i n e s , d'un côté massacrant tous les Français qu'il p o u vait r e n c o n t r e r , et de l'autre brisant les chaînes des nègres. M . P o u a n c e y , q u i se trouvait alors au Port-deP a i x , se vit dans u n e position e x t r ê m e m e n t embarrassante. C a r n o n - s e u l e m e n t il craignait de livrer ses troupes à la fureur des i n s u r g é s , d o n t le poste était presque inaccessible, mais encore il doutait fort q u e , dans le cas o ù il se déciderait à courir cette c h a n c e , ses forces fussent

suffi-

santes p o u r les contraindre à mettre bas les armes : d'ailleurs, il v o y a i t le peuple mal-disposé


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en général pour cette expédition. Cependant la révolte faisait, de jour en jour, des progrès plus alarmants. Dans cette cruelle conjoncture, quelques boucaniers viennent au Port-de-Paix. Le gouverneur réclame leur secours pour marcher contre les insurgés ; ceux-ci acceptent la proposition avec joie, et se dirigent aussitôt du côté de la montagne : ils la gravissent avec une telle intrépidité, et attaquent la forteresse avec tant d'acharnement, que la consternation s'empare de tous les pauvres nègres. Un grand nombre succombent dans l'action, notamment Padrejan leur chef, et le reste est mis en déroute. C'est ainsi que les malheureux noirs secouaient de temps à autre le joug qui les opprimait, et faisaient éclater cet amour de la liberté, si naturel à l'homme. Leurs maîtres auraient dû se faire un devoir d'apprécier le degré de culpabilité de celui qu'un traitement inhumain et des sollicitations directes portaient à devenir le complice du crime. Et peut-on voir sans regret que des infortunés, pour chercher à s'affranchir d'un injuste esclavage, fussent traités comme des scélérats? En 1681, M. Pouancey fit un voyage en France; au printemps suivant, il retourna à Saint-Domingue. Vers la fin de l'année il mourut, emportant dans la tombe les regrets de tous ceux qui l'avaient connu. Cependant, malgré tout son zèle et sa vi6


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gilance, il laissa la Colonie dans une situation toutà-fait déplorable. L e n o m b r e des boucaniers était extrêmement diminué ; les autres classes d u peup l e , c r o y a n t leurs intérêts c o m p r o m i s par certains règlements de c o m m e r c e , relatifs à la c u l ture d u t a b a c , ne voulaient plus rien entendre. L e s flibustiers combattaient rarement contre les ennemis de la Colonie ; ils s'attachaient à ruiner toutes les Indes par leurs déprédations; mais en répandant

la t e r r e u r , ils faisaient d u t o r t

c o m m e r c e , et les Français se trouvaient

au sans

cesse exposés à des représailles. Ajoutons à cela que souvent ils refusaient de reconnaître l'autorité d u g o u v e r n e m e n t , qu'ils n'obéissaient d'ailleurs que difficilement aux ordres qui leur étaient donnés. L e s E s p a g n o l s , de leur c ô t é , s'opposaient de t o u t leur pouvoir à ce que les Français formassent des établissements dans l'île de SaintD o m i n g u e . N o n - seulement ils les

regardaient

c o m m e des u s u r p a t e u r s , mais aussi c o m m e les instigateurs de la révolte et les protecteurs de la piraterie. L e u r b u t tendait à priver les Français de tout d é b o u c h é hors de l'île de la T o r t u e ; tandis q u e les A n g l a i s , encore plus animés contre e u x , portaient leurs vues bien plus loin et les v o u laient expulser totalement des Indes occidentales. C e ne fut qu'en 1 6 8 3 que M . de Cussy fut n o m m é successeur de M . P o u a n c e y . U n lieutenant de r o i ,


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nommé Franquesnay, avait été chargé, depuis la mort de ce dernier, d'administrer les affaires. A son arrivée, le nouveau gouverneur ne parvint qu'avec peine à étouffer l'esprit de révolte qui régnait parmi le peuple. Les flibustiers avaient répandu partout le désordre; la Colonie était dans un tel état de démoralisation, que l'on n'y respectait plus ni religion ni justice. On nomma en conséquence, en 1684, deux commissaires chargés de se concerter avec M. de Cussy pour veiller, d'un commun accord, à l'amélioration de la police intérieure. Le chevalier Saint-Laurent, et M. Bégon, à qui l'on confia cette mission importante, déployèrent une grande sagesse et beaucoup de loyauté. Ils établirent, dans toutes les provinces, des cours de justice, et au petit Goave un conseil suprême destiné à juger en dernier ressort. Souvent ils eurent recours à l'adresse pour terminer des différends. Ils s'adressèrent à leur gouvernement pour faire lever les entraves qu'on avait mises au commerce, spécialement sur celui du tabac ; mais ils échouèrent dans leurs tentatives. Le commerce était pourtant si essentiel à la Colonie, que, lorsqu'elle s'en trouva privée plusieurs fois dans la suite, ses habitants perdirent courage, et qu'elle se vit menacée d'une ruine complète. Elle ne dut son salut qu'à ses manufactures d'indigo, qui acquirent une grande


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HISTOIRE DE L'ILE

importance, et auxquelles beaucoup de colons furent redevables de leur fortune. M. Pouancey, dès son entrée en fonctions, s'était donné des peines inutiles pour repeupler la Tortue, qui était presque déserte. M. de Cussy tourna d'abord ses vues du même côté, mais ayant reconnu que cette île rapportait beaucoup moins que clans l'origine, il abandonna cette entreprise ; et l'île de la Tortue ne fut bientôt plus qu'un désert. Ces circonstances tournèrent à l'avantage du Port-de-Paix, qui, sous ce gouvernement, fut toujours considéré comme la partie la plus importante de la Colonie. Le gouvernement voulait y construire un fort, et l'état d'abandon où se trouvait la Tortue semblait rendre cette entreprise absolument nécessaire pour protéger le canal qui sépare ces deux îles; mais la chose parut impraticable. La cour de France ayant définitivement résolu d'entreprendre la conquête de Saint-Domingue, chargea secrètement M. de Cussy de prendre des mesures à cet effet ( 1 ) . Cependant, en 1688, les

(1) On reconnaîtra facilement combien la France avait à cœur qu'il réussît dans cette entreprise, d'après ce passage d'une lettre que le ministre écrivait à M. de Cussy, le 13 janvier 1689 : « Vous pouvez croire que vous n'aurez de votre « vie rien de plus grand à exécuter, et vous pouvez compter


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Espagnols faisaient sans cesse des incursions sur le territoire français, et cherchaient à s'emparer de C a y e n n e , de S a i n t e - C r o i x , enfin de toute la portion de l'île qui appartenait à la France. Mais il survint d'autres événements q u i firent échouer les projets de M . de Cussy. L e roi avait accordé à une c o m p a g n i e de négociants de Saint-Malo, le privilége exclusif de c o m m e r c e r avec les Espagnols. U n e quantité d'habitants se trouva par là privée de ses subsistances ordinaires. L e tabac ne se vendit p l u s , et les c o l o n s , manquant, de ressources p o u r soutenir leurs manufactures d'indigo, t o m b è r e n t dans une affreuse détresse : il en résulta bientôt u n m é c o n t e n t e m e n t général ; et une révolte terrible éclata dans les environs du C a p Français. Mais M . Franquesnay, c o m m a n d a n t m i litaire de la p r o v i n c e , et M . de Cussy, p a r v i n r e n t , par des mesures à la fois justes et r i g o u r e u s e s , à apaiser entièrement

le tumulte. Dans l'été de

1689, M . de Cussy projeta une expédition contre S a n - I a g o , qu'il voulait enlever aux Espagnols. Dans ce dessein, il rassembla quatre cents h o m -

« que le succès vous méritera les grâces particulières de Sa « Majesté ; le gouvernement de votre conquête vous sera « donné, vous n'en sauriez douter. Je vous prie de m'informer « des mesures que vous prendrez pour l'exécution de ce « Projet. »,


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mes de cavalerie et quatre cent cinquante fantassins avec cent cinquante n è g r e s , qui furent chargés d'accompagner le détachement. A r r i v é près de la v i l l e , il la fit s o m m e r de se rendre ; e t , n'ayant point o b t e n u satisfaction, il se dirigea avec intrépidité sur elle. L e 6 j u i l l e t , il traversa, sans c o u p f é r i r , le fleuve Y a k é , et parvint à u n défilé situé à u n e demi-lieue de la v i l l e , et tellem e n t étroit, que l'on pouvait à peine passer d e u x de front. A u lieu d'attendre de pied ferme l'ennemi dans ce p o s t e , il continua sa m a r c h e ; l'avantg a r d e , ne trouvant pas de résistance, se porta toujours en a v a n t , et exposa ainsi le centre et l'arrière-garde aux attaques de l ' e n n e m i , q u i , posté sur u n e h a u t e u r , avait tout l'avantage. L e général ne perdit cependant point c o u r a g e ; e t , joignant l'intrépidité aux talents militaires, il tira bientôt ses troupes d'un aussi mauvais p a s , r e m porta u n e victoire c o m p l è t e , chassa les ennemis dans les m o n t a g n e s , et s'empara de la p l a c e , q u e les habitants avaient abandonnée. O n trouva les églises o u v e r t e s , et les maisons toutes démeublées ; ce q u e les Espagnols avaient laissé en grande q u a n t i t é , c'était des viandes et des boissons. M . de Cussy défendit q u ' a u c u n des soldats en fit usage ; il s'en trouva p o u r t a n t qui violèrent cette défense, et ils furent presque aussitôt m a l a d e s ; l'on conclut de là que ces vivres avaient été empoisonnés. Les


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Français furieux se réunirent tous p o u r d e m a n d e r à leur général la permission de mettre le feu à la ville. D e Cussy y consentit, à condition q u ' o n épargnerait les églises et les cloîtres. Cependant c o m m e le temps paraissait à la p l u i e , et q u e les rivières débordaient alors souvent a u point de rendre les communications difficiles, o n résolut de battre en retraite sans p e r d r e de t e m p s , et de laisser en repos les Espagnols. Q u e l q u e s j o u r s a p r è s , le d é tachement était d e r e t o u r , et n'avait p e r d u q u e p e u de m o n d e . Dans le m ê m e t e m p s , o n apprit que les Anglais s'étaient emparés de Saint-Christ o p h e ; cette nouvelle suspendit u n m o m e n t les

opérations de la guerre. L e s habitants de l ' î l e , q u i furent obligés de p r e n d r e la f u i t e , se retirèrent soit à la M a r t i n i q u e , soit à S a i n t - D o m i n g u e . Mais les E s p a g n o l s , vaincus à S a n - I a g o , résolurent de se venger de leur défaite en attaquant le Cap-Français. D e Cussy vola à sa défense le 10 janvier 1690. Néanmoins s'étant r e n d u , q u o i qu'à r e g r e t , a u x sollicitations de F r a n q u e s n a y , il donna l'ordre d'aller attendre l'ennemi dans la p l a i n e , à u n e lieue et demie environ de la ville. Cette mesure e u t des suites funestes. L e s Français furent écrasés par des forces trois fois supérieures aux leurs ; et de Cussy resta sur le c h a m p de bataille ainsi q u e trente officiers et quatre ou cinq cents h o m m e s des plus c o u r a g e u x , parmi lesquels


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était Franquesnay. L e s Espagnols v a i n q u e u r s , ne manquèrent pas d'user de représailles envers le pays environnant : h o m m e s , f e m m e s , e n f a n t s , habitations, rien ne fut é p a r g n é ; leur v e n g e a n c e s'étendit sur tout ce qu'ils rencontrèrent. B e a u c o u p de Français parvinrent cependant à s'y soustraire en se cachant dans les b o i s , et mirent en sûreté leurs familles, leurs propriétés et leurs nègres. Ces derniers se firent r e m a r q u e r par des traits de cette fidélité qui les a toujours disting u é s ; plusieurs d'entre e u x refusèrent de profiter de l'occasion q u e cette circonstance leur fournissait de r e c o u v r e r leur l i b e r t é , en sacrifiant leurs m a î t r e s ; les E s p a g n o l s , après avoir semé partout la ruine et la désolation, se retirèrent. M . D u c a s s e , qui connaissait parfaitement l ' î l e , p a r u t seul en état de remplir dignement la charge de g o u v e r n e u r de la Colonie. Il était né dans le Béarn ; il faisait partie des directeurs de la C o m pagnie du Sénégal, à laquelle il rendait des services très-importants. E n arrivant au Cap-Français, en o c t o b r e 1 7 9 1 , il t r o u v a la Colonie dans u n état déplorable. L a population était e x t r ê m e m e n t réduite ; les fortifications tombaient presque en r u i n e s , et les côtes étaient menacées de l'attaque prochaine d'une

flotte

espagnole. Il fut

donc

obligé de se rendre p r o m p t e m e n t à L é o g a n e et au petit G o a v e , sur les mêmes bâtiments d o n t il


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s'était servi p o u r arriver à la Colonie ; et les m e sures de défense furent dirigées avec tant de sagesse et d'habileté, qu'elles inspirèrent de l'inquiétude à l ' e n n e m i , qui n'osa pas d é b a r q u e r . L'audace des flibustiers faillit attirer sur D u casse de n o u v e a u x périls. A peine les Espagnols se furent-ils retirés, que ces p i r a t e s , mécontents de la conduite ferme et m o d é r é e d u g o u v e r n e u r , mirent en m e r cinq o u six de leurs bâtiments. Ils étaient d'autant plus r e d o u t a b l e s , qu'un grand n o m b r e de jeunes colons qui partageaient l e u r m é c o n t e n t e m e n t , brûlaient de j o u i r de la m ê m e liberté. L e g o u v e r n e u r eut besoin d ' e m p l o y e r toute son adresse et sa p r u d e n c e p o u r faire r e n trer ces furieux dans le devoir. L e s Anglais et les Espagnols continuaient de menacer l'île, et interceptaient de temps en t e m p s des lettres d u g o u v e r n e u r , par lesquelles ils apprenaient la situation de la Colonie. Mais en 1693, on s'en v e n g e a sur l'archevêque de Saint-Domingue dont on saisit les p a p i e r s ; et sa c o r r e s p o n d a n c e avec le président d u Conseil des Indes fit connaître qu'il craignait e x t r ê m e m e n t q u e les F r a n çais ne s'emparassent de l'île e n t i è r e , parce qu'il était h o r s d'état de leur résister. Ducasse s'empressa de transmettre cette nouvelle à sa c o u r , en l'engageant à profiter des craintes exprimées par l ' a r c h e v ê q u e , et de la faiblesse des E s p a g n o l s ,


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HISTOIRE

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L'ILE

p o u r achever la c o n q u ê t e de l'île. Mais des motifs secrets e m p ê c h è r e n t q u ' o n n'eût égard à ses représentations. E n 1694, Ducasse fit une descente à la Jam a ï q u e , et il ne se r e m b a r q u a qu'après avoir fait é p r o u v e r des torts considérables a u x villes anglaises. Il ramena avec lui trois mille n è g r e s , une grande quantité d'indigo et d'autres m a r chandises précieuses. L a première partie de c e b u t i n fut considérée c o m m e

très-importante,

p a r c e q u e , depuis l o n g - t e m p s , on apportait u n soin particulier à la culture des cannes à sucre. Mais les A n g l a i s , ainsi q u ' o n p o u v a i t s'y attendre, résolurent de se v e n g e r ; e t , dans le c o u r a n t de l'été de 1695, ils se disposèrent à visiter Saint-Dom i n g u e , conjointement avec les E s p a g n o l s , leurs alliés. Ils m o u i l l è r e n t dans la baie de Mancenille ; e t , soit par la faiblesse, soit par la trahison de q u e l q u e s F r a n ç a i s , ils p a r v i n r e n t e n p e u de j o u r s à pénétrer dans la Colonie d u Cap-Français, qu'ils livrèrent a u pillage. S'étant ensuite rangés sur d e u x colonnes j u s q u ' a u Port-de-Pâix, ils s'emparèrent p r o m p t e m e n t des hauteurs qui dominaient la c i t a d e l l e , et mirent le siége devant la ville. L e s habitants, las de tant de m a u x , forcèrent le c o m m a n d a n t à se rendre a u x v a i n q u e u r s , qui firent un grand n o m b r e de prisonniers. On est d'abord étonné qu'ils n'aient pas profité de la


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SAINT-DOMINGUE.

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consternation générale p o u r poursuivre leurs ravages; s'ils ne le firent pas, c'est qu'ils r e ç u r e n t la nouvelle, qu'on faisait des préparatifs formidables de défense à L é o g a n e , et dans les places environnantes; ils s'étaient d'ailleurs suffisamment v e n gés du mal q u ' o n

leur avait fait l'année précé-

dente. Pour surcroît de m a l h e u r , le roi d o n n a l'ordre de transférer la Colonie de S a i n t e - C r o i x , à SaintD o m i n g u e . Dans toute autre c i r c o n s t a n c e , cette mesure n'eût c o n t r i b u é qu'à a u g m e n t e r sa force et sa population ; m a i s , à cette é p o q u e , ni l'une ni l'autre n'était en état de subsister seule ; et ce q u i eût d û être u n s o u l a g e m e n t , devint u n p e sant fardeau. Les années suivantes offrent p e u de détails intéressants p o u r l'historien. L e s nations rivales c o n t i n u è r e n t , il est v r a i , leurs hostilités; mais il n'en résulta rien de r e m a r q u a b l e j u s q u ' à la prise de C a r t h a g è n e , l'une des villes les plus riches et les plus puissantes de toutes les I n d e s ; et l'on peut regarder cette prise c o m m e un fait assez important. Elle s'effectua, d'après la sanction d u g o u v e r n e m e n t , q u i , en 1697, autorisa q u e l q u e s Particuliers à équiper sept vaisseaux de ligne et d'autres bâtiments moins considérables, sous les ordres d u c o m m o d o r e Pointis. Les boucaniers prirent part à cette e x p é d i t i o n ,


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HISTOIRE DE L'ILE

et D u c a s s e s'y j o i g n i t aussi. M a i s il paraît q u e les d e u x c o m m a n d a n t s ne furent j a m a i s b i e n d'acc o r d . T o u t e f o i s l'entreprise e u t u n s u c c è s c o m p l e t ; on se rendit m a î t r e de la p l a c e , q u i subit la loi r i g o u r e u s e d u v a i n q u e u r . Pointis viola t o u s les articles de la c a p i t u l a t i o n , en a u t o r i s a n t ses officiers et ses soldats à se l i v r e r a u pillage. Il s o u tint q u e la totalité d u b u t i n n ' e x c é d a i t pas 7 o u 8 m i l l i o n s de l i v r e s , tandis q u e D u c a s s e l'évaluait à 30, et d'autres à 40 m i l l i o n s . O n avait p r o m i s a u x b o u c a n i e r s u n q u a r t de la totalité d u b u t i n , mais ils ne r e ç u r e n t v é r i t a b l e m e n t 40,000

que

é c u s . O u t r é s de cette i n j u s t i c e , ils r é s o -

l u r e n t d ' a b o r d e r s u r - l e - c h a m p le vaisseau q u e m o n t a i t P o i n t i s , et d e d é c h a r g e r sur lui l e u r fur e u r . L e Sceptre

( c'était le n o m d u n a v i r e ) était

t r o p é l o i g n é d u reste de la flotte p o u r r e c e v o i r de p r o m p t s s e c o u r s , et le m a l h e u r e u x c o m m a n d a n t allait ê t r e m a s s a c r é , q u a n d u n des m é c o n t e n t s s'écria : « P o u r q u o i n o u s en p r e n d r e à ce c h i e n ? il n e n o u s e m p o r t e r i e n ; n o t r e p a r t e s t restée à C a r t h a g è n e ; c'est là qu'il la faut aller c h e r c h e r . » L e s b o u c a n i e r s a p p l a u d i r e n t t o u s a v e c j o i e à cette p r o p o s i t i o n : tant il est facile d e maîtriser

des

esprits grossiers ! C e p e u de m o t s suffit p o u r c h a n g e r l e u r s résolutions ; e t , sans n u l l e

autre

c o n s i d é r a t i o n , ils c i n g l è r e n t de n o u v e a u v e r s la ville. D è s qu'ils y furent e n t r é s , ils r a s s e m b l è r e n t


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tous les h o m m e s dans l ' é g l i s e , puis ils p r o n o n cèrent u n b e a u d i s c o u r s p o u r r e p o u s s e r les accusations de c e u x qu'ils avaient traités a v e c t a n t de b a r b a r i e , et ils a c c a b l è r e n t Pointis d e r e p r o ches. Ensuite ils d e m a n d è r e n t , c o m m e u n e faible i n d e m n i t é , u n e s o m m e de c i n q m i l l i o n s p o u r les d é t e r m i n e r à q u i t t e r la ville. O n n e p u t venir à b o u t de réaliser cette s o m m e ; ils se l i v r è r e n t alors à toutes sortes d e c r u a u t é s et d'extorsions envers les h a b i t a n t s ; et se c o n t e n t a n t des richesses qu'ils a v o i e n t déjà a c q u i s e s , ils r e m i r e n t à la voile. A l e u r r e t o u r , a y a n t été attaqués p a r des vaisseaux anglais e t h o l l a n d a i s , ils p e r d i r e n t u n e partie d e

l e u r s petits b â t i m e n t s ; les u n s furent p r i s , les autres

coulés à f o n d ,

et le reste se réfugia à

Saint-Domingue. P e n d a n t l ' e x p é d i t i o n d o n t n o u s v e n o n s de parler, le g o u v e r n e m e n t d e la C o l o n i e avait été confié au c o m t e d e Boissy, et il p a r a î t q u ' i l s'acquitta de eet e m p l o i a v e c b e a u c o u p d e zèle et d'habileté. Il visita en p e r s o n n e les p r i n c i p a l e s p l a c e s , et m i t tout dans le m e i l l e u r état de défense possible. L e s n è g r e s , q u i s o u p i r a i e n t t o u j o u r s après l e u r liberté, se s o u l e v è r e n t ; mais il les apaisa p r o m p t e ment : il d é p l o y a ensuite le p l u s g r a n d c o u r a g e contre les A n g l a i s , q u i avaient fait u n e i r r u p t i o n . Cet officier t e r m i n a sa carrière d ' u n e

manière

bien d é p l o r a b l e . N ' a y a n t p u r e n c o n t r e r M . D u -


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HISTOIRE

DE

L'ILE

casse depuis son arrivée dans l'île, il s'embarq u a , clans le courant de s e p t e m b r e , au Cap-Français, sur un bâtiment m a r c h a n d , dans le dessein, d'aller au petit Goave. Mais bientôt il aperçut six navires; et les croyant e n n e m i s , il s'élança dans une b a r q u e , accompagné de trois nègres et d'un soldat. Il n'était plus éloigné de la terre que d'une lieue et demie, et cependant il ne put venir à b o u t de l'atteindre, le bateau ayant été entraîné en pleine mer par le courant. E n f i n , après avoir erré pendant neuf jours sans rencontrer aucune côte, il fut jeté dans l'île de C u b a , près du port de B a r a c o a ; e t , après cinq jours de famine, il m o u r u t ainsi que les malheureux q u i l'avaient accompagné. Cependant la guerre continuait toujours avec plus de f u r e u r e n t r e les d e u x nations rivales. L e s colons français, désespérés, s'abandonnèrent

au

découragement, et résolurent d'abandonner l'île. Le

gouverneur de San-Iago avait déjà envoyé

u n détachement considérable d'Espagnols au CapFrançais, quancUa nouvelle de la paix de R y s w i c k , conclue en 1697, vint arrêter toutes ces dispositions et mettre un terme aux différends. Par ce traité, l'Espagne céda p o u r la première fois aux Français la partie occidentale de Saint-Domingue.


DE SAINT-DOMINGUE.

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CHAPITRE III.

Depuis

1697 jusqu'à

1739.

Compagnie de Saint-Louis. — M. Auger succède à Ducasse et à Deslandes. — Destruction des cacaotiers de l'île. — Émeute de 1722. — Prospérité de la Colonie française. Constitution ecclésiastique et politique des parties française et espagnole de Saint-Domingue avant 1789. L A ligne de démarcation tracée à la paix de Ryswick s'étendait obliquement depuis la côte orientale du Cap-Français jusqu'au C a p - R o s a à l'occident, et renfermait d'un côté les villes d'Isabelle et de S a n - I a g o , et de l ' a u t r e , le petit Goave et Port-Louis. I l est facile, d'après c e l a , de reconnaître qu'une partie considérable du midi de la Colonie devenait déserte ; le sage gouverneur j u gea, non sans raison, qu'il était nécessaire d'y former des établissements. Ce district ne renfermait pas plus de cent habitants qui menaient tous une vie m i s é r a b l e , et habitaient des cabanes. Dans l'intention de le peupler et de le fertiliser, le gouvernement le céda pour trente a n s , en 1698, à une compagnie qui prit le nom de

Saint-Louis.

Elle se chargea de défricher les. t e r r e s , d'entre-


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HISTOIRE

DE

L'ILE

tenir un c o m m e r c e de contrebande avec l'Amérique e s p a g n o l e ; d'envoyer dans la C o l o n i e , pendant les cinq premières a n n é e s , quinze cents blancs et d e u x mille cinq cents n è g r e s , et de d o n n e r à chaque colon des portions de terrain à cultiver. Mais la cupidité de ses agents causa bientôt sa r u i n e ; en 1726, cette compagnie fit l'abandon de tous ses priviléges, q u e le roi transmit à la C o m p a g n i e des Indes. Ducasse r e ç u t le c o m m a n d e m e n t de la flotte en 1703 ; et M . A u g e r , qui s'était c o u v e r t de gloire dans la défense de la G u a d e l o u p e , lorsqu'il en était g o u v e r n e u r , fut désigné p o u r le remplacer. Il était né en A m é r i q u e , et sa v i e , d o n t les premières années s'étaient passées dans l'esclavage, tenait u n p e u d u r o m a n . S o n caractère avait puisé sa d o u c e u r dans l'infortune ; on le regarda c o m m e le meilleur gouv e r n e u r qu'eût e u jusqu'alors S a i n t - D o m i n g u e . C o m m e on ne tarda pas à reconnaître la nécessité de séparer, plus q u ' o n ne l'avait encore fait, les fonctions civiles des militaires, parce que les g o u v e r n e u r s jouissaient d'une puissance si illim i t é e , qu'ils pouvaient souvent être

entraînés

vers le despotisme, on n o m m a un commissairei n t e n d a n t ; M . Deslandes fut revêtu de cette dig n i t é , mais il ne s u r v é c u t pas long-temps à sa nomination. L e g o u v e r n e u r , avec qui il vivait dans une parfaite h a r m o n i e , ne tarda pas à te


DE SAINT-DOMINGUE.

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suivre a u t o m b e a u : le premier m o u r u t en octob r e 1705, et le second au mois de février suivant. L e u r s charges passèrent bientôt entre les mains de divers personnages dont l'histoire n'offre rien de remarquable. L e s premiers cacaotiers qui avaient été plantés, en 1 6 6 5 , p a r M . d ' O g e r o n , étalent devenus u n e source abondante de richesses ; partout les plantations se m u l t i p l i è r e n t , surtout dans les vallées étroites de l ' o u e s t , o ù l'on trouvait quelquefois j u s q u ' à v i n g t mille cacaotiers réunis sur u n seul terrain : m a i s , en 1715 et 1716 ils périrent dans toute l'étendue de la Colonie. Cette calamité fut suivie d'une autre : u n g r a n d n o m b r e de propriétaires, après plusieurs années d'un travail assidu, avaient amassé de q u o i v i v r e dans u n e honnête aisance ; q u e l q u e s - u n s m ê m e avaient fait une fortune b r i l l a n t e , et ils espéraient se retirer

en

F r a n c e , p o u r en j o u i r dans u n âge plus avancé. Mais c o m m e p r e s q u e toutes leurs marchandises avaient été payées en billets o u en assurances de la C o m p a g n i e d u Mississipi, ces billets ayant p e r d u l e u r v a l e u r , ils t o m b è r e n t dans la misère et furent réduits à solliciter de l'emploi auprès de c e u x à qui ils commandaient dans leur prospérité. On c o n ç u t dès lors une assez mauvaise opinion de la C o m p a g n i e des Indes, et elle la justifiait en effet. L o r s q u e ses agents arrivèrent en 1 7 2 2 , le 7


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HISTOIRE DE L'ILE

mécontentement s'ensuivit.

é c l a t a , et une g u e r r e ouverte

L e s édifices qui leur

appartenaient

furent b r û l é s , et partout on entendit retentir le cri de « vive le roi ! à bas la compagnie!

» Lorsque

des vaisseaux arrivaient d ' A f r i q u e , l'entrée d u p o r t leur était refusée, o u on leur défendait de v e n d r e leur cargaison. L e g o u v e r n e u r fut luim ê m e arrêté. L'esprit d'insurrection se répandit r a p i d e m e n t , et ce ne fut qu'après un g r a n d nomb r e d'assemblées, de fréquentes négociations avec les r é v o l t é s , et par suite de concessions considér a b l e s , q u ' o n p a r v i n t , a u b o u t de d e u x ans, à rétablir la tranquillité. D e p u i s cette é p o q u e , jusqu'à celle de la R é v o lution française, la Colonie offrit progressivement u n e apparence de prospérité. E n 1754, les divers produits de l'île montaient à la valeur de 3o millions e n v i r o n , et les importations à 42 millions 492,000 livres. O n comptait q u a t o r z e mille habitants b l a n c s , près de quatre mille mulâtres libres, et cent s o i x a n t e - d o u z e mille n è g r e s ; cinq cent q u a t r e - v i n g t - d o u z e plantations de s u c r e , trois mille trois cent soixante-dix-neuf d'indigo ; quatrevingt-dix-huit mille quatre cent quarante-six de cacaotiers : six millions trois cent mille trois cent soixante-dix-sept c o t o n n i e r s ; environ vingt-deux millions de cassiers ; soixante-trois mille c h e v a u x , et mulets ; quatre-vingt-treize mille bêtes à c o r -


DE SAINT-DOMINGUE.

99

n é s ; six millions de b a n a n i e r s , plus d'un million de c h a m p s de p o m m e s de t e r r e , d e u x c e n t vingtsix mille de y a m s , et près de trois millions de plants de m a n i o c . E n 1767, on équipa p o u r le service de la F r a n c e trois c e n t quarante-sept vaisseaux ; on en avait en outre soixante-dix autres destinés à diverses expéditions. Plusieurs a n n é e s a u p a r a v a n t , S a i n t - D o mingue

c o m p t a i t huit mille sept c e n t q u a t r e -

vingt-six b l a n c s en état de p o r t e r les a r m e s , et q u a t o r z e c e n t q u a t o r z e m u l â t r e s . L e s esclaves étaient au n o m b r e de deux c e n t six mille. E n 1 7 7 6 , on assigna de nouvelles limites a u x possessions des F r a n ç a i s et des Espagnols ; e t b i e n qu'elles empiétassent c o n s i d é r a b l e m e n t sur celles des p r e m i e r s , les d e u x nations y t r o u v è r e n t l e u r avantage. Dès lors les E s p a g n o l s e n t r è r e n t dans des relations de c o m m e r c e plus étendues avec les F r a n çais. J a m a i s ils n e p u r e n t c o n t r e - b a l a n c e r leurs s u c c è s ; mais l e u r g o u v e r n e m e n t ayant cessé de les n é g l i g e r , ils furent m i e u x d é f e n d u s ,

et la

Colonie devint plus respectable sous tous les rapports. Avant de passer à l'époque désastreuse de la révolution française, nous c o n s a c r e r o n s la fin de ce chapitre à l'examen général de la constitution ecclésiastique et politique de S a i n t - D o m i n g u e . D a n s la partie E s p a g n o l e , le clergé séculier ab-


100

HISTOIRE

DE

L'ILE

sorbait une grande portion des bénéfices. On y avait établi un siége archiépiscopal, et il s'y trouvait des prêtres de tous les degrés inférieurs. L'Inquisition y était en v i g u e u r , c o m m e dans toutes les autres îles de l ' A m é r i q u e , quoiqu'un privilège particulier eût affranchi la Colonie de la dépendance de R o m e . L e s habitants étaient divisés en plusieurs classes. L e s Espagnols

purs,

nommés

aussi Chapetones, qui venaient c h e r c h e r de l'emploi en A m é r i q u e , et qui possédaient toute l'aut o r i t é ; les Créoles, ou descendants

d'Européens

établis en Amérique ; les Mulâtres,

nés d ' E u r o -

péens et d ' I n d i e n s ; les Métis,

d'Européens

et de n è g r e s ; les Nègres

nés

o u n o i r s , qui

diffèrent

des autres h o m m e s n o n - s e u l e m e n t p a r l e u r coul e u r , mais par la singularité de l e u r conformation : en effet ils o n t les pommettes des j o u e s s a i l l a n t e s , le front é l e v é , le nez c o u r t , large et plat, les lèvres épaisses, les oreilles p e t i t e s , et des p r o p o r t i o n s très-irrégulières. Il existait des municipalités intérieures p o u r le g o u v e r n e m e n t

de c h a q u e ville ; mais elles

avaient très-peu de pouvoir et étaient mal c o m posées : l e u r autorité se b o r n a i t à de petits r é glements c o m m e r c i a u x . L a j u s t i c e était

admi-

nistrée par six juges respectables qui formaient u n e des onze cours d'audience des C o l o n i e s , et ces c o u r s envoyaient leurs décisions en E s p a g n e ,


DE SAINT-DOMINGUE.

101

o ù le conseil des Indes prononçait en dernier ressort, excepté en matière civile lorsque la valeur de l'objet contesté ne s'élevait pas à plus de trente-six mille livres. L e chef d u g o u v e r n e m e n t était représenté p a r le vice-roi de la nouvelle Espagne. L e c o n s e i l , q u e le roi était censé présider, avait la direction générale des affaires civiles, ecclésiastiques, militaires et c o m m e r c i a l e s , et proposait tous les règlements q u ' o n adoptait à la majorité d'un tiers des m e m b r e s . O n avait aussi institué u n e c o u r de c o m m e r c e , q u i était chargée de p r e n d r e connaissance des affaires moins

importantes.

D a n s la partie française d e S a i n t - D o m i n g u e , le g o u v e r n e m e n t ecclésiastique était p e u sévère : on y observait néanmoins les rites de l'église romaine ; et les jésuites y avaient b e a u c o u p d'influence.

L e s habitants se c o m p o s a i e n t de m ê m e

q u e c e u x d e toutes les îles des Indes occident a l e s , de trois grandes classes. 1° D e s blancs purs ; 2 ° des gens de couleur et des nègres de condition

libre; 3° des nègres

esclaves.

O n appelle

gens de couleur les h o m m e s descendants d u mélange des blancs e t des n o i r s , tandis q u e c e u x nés d'un b l a n c p u r et d'un nègre sont désignés par le n o m de mulâtres.

L e temps finit p a r p r o -

duire b e a u c o u p de nuances entre eux. Q u e l q u e s uns se r a p p r o c h e n t p e u à p e u des b l a n c s , e t


102

finissent

HISTOIRE DE L'ILE

par se confondre avec eux ; d'autres re-

deviennent noirs. T o u t e s ces différentes classes étaient c o n n u e s à Saint-Domingue sous le n o m de sangs mêlés,

ou de gens de couleur ( qu'on

appelle indifféremment mulâtres dans le langage vulgaire ) . Dans les îles françaises, ces gens s o n t en bien plus grand n o m b r e ,

proportionnelle-

m e n t a u x b l a n c s , q u e dans celles qui appartiennent à l'Angleterre. Avant la révolution de 1789, le g o u v e r n e m e n t était confié au gouverneur général et à un officier qui portait le titre d'intendant.

T o u s deux étaient

n o m m é s par le roi sur la r e c o m m a n d a t i o n

du

ministre de la m a r i n e , et ces charges l e u r étaient conférées o r d i n a i r e m e n t p o u r trois ans. Q u e l quefois ils se réunissaient p o u r l'administration ; dans d'autres c i r c o n s t a n c e s , l e u r autorité était d i s t i n c t e , et c h a c u n l'exerçait sans la c o n c u r r e n c e ni la participation de son collègue. L o r s qu'ils administraient c o n j o i n t e m e n t , leur puissance était sans b o r n e s . Elle c o m p r e n a i t toutes les parties du g o u v e r n e m e n t c o l o n i a l , et s'étendait j u s q u ' a u x moindres détails des finances et de la police. Ils promulguaient les l o i s , n o m m a i e n t a u x emplois v a c a n t s , e t d i s t r i b u a i e n t ,

suivant

qu'ils le j u g e a i e n t c o n v e n a b l e , les terres de la c o u r o n n e . C'étaient eux qui présidaient les c o n seils suprêmes ou c o u r s de j u s t i c e chargées de


DE SAINT-DOMINGUE.

103

p r o n o n c e r en dernier ressort ; et lorsqu'une place se trouvait vacante dans u n e de ces C o u r s , p a r la m o r t ou le départ

d'un

m e m b r e , c'était le

gouverneur ou l'intendant qui la remplissait. L e peuple n'avait rien qui le p r o t é g e â t c o n t r e l'abus d'un pouvoir aussi illimité. H e u r e u s e m e n t

pour

l u i , il était rare q u e le g o u v e r n e u r et l'intendant de la p r o v i n c e t o m b a s s e n t toujours d'accord sur la m a n i è r e d'exercer l e u r a u t o r i t é , qui par conséquent s'affaiblissait; une

et les c o l o n s trouvaient

certaine sécurité dans les querelles et les

dissensions des partis. N é a n m o i n s , en pareil cas, la balance penchait toujours du c ô t é du g o u v e r n e u r . C'était un véritable d e s p o t e , d o n t la v o l o n t é servait de loi. I l avait le droit de faire a r r ê t e r les individus p o u r des délits d o n t lui seul était j u g e ; e t , c o m m e il avait en m ê m e t e m p s le c o m m a n d e m e n t en c h e f des forces de t e r r e et de m e r , il pouvait e x e r c e r cette puissance toutes les fois q u e b o n lui s e m b l a i t ; d'ailleurs t o u t a r r ê t é , t o u t déc r e t était soumis à son a p p r o b a t i o n ,

avant

de

paraître. Ainsi il pouvait suspendre à son gré le cours de la j u s t i c e , e t t e n i r dans u n e espèce de dépendance les t r i b u n a u x civils et criminels. L'intendant de la province était spécialement c h a r g é de l'administration des finances de la Colonie. T o u s les p e r c e p t e u r s o u receveurs d'impositions et de taxes étaient c o m p t a b l e s envers lui. 11 ap-


104

HISTOIRE DE L'ILE

prouvait o u rejetait leurs c o m p t e s , et leur a c c o r dait de sa p r o p r e a u t o r i t é , des privilèges. Enfin il disposait lui seul des deniers publics. U n e C o u r , composée du gouverneur g é n é r a l , de l ' i n t e n d a n t , des présidents des conseils de prov i n c e , du p r o c u r e u r g é n é r a l , de l'ordonnateur, et de plusieurs chefs de la m i l i c e , imposait les taxes et les modifiait suivant les circonstances. Cette C o u r portait le n o m

d'Assemblée

coloniale,

quoique les colons n'y eussent pas un seul représentant. Afin de faciliter l'administration de la j u s t i c e et des finances, o n avait partagé la Colonie en trois provinces : celle du n o r d , celle de l'ouest et celle du midi. D a n s c h a c u n e résidait un lieutenant-gouv e r n e u r ; et on avait établi des t r i b u n a u x civils et militaires qui soumettaient leurs j u g e m e n t s aux d e u x conseils s u p é r i e u r s , d o n t l'un au C a p - F r a n ç a i s , était p o u r la province du n o r d ; et l ' a u t r e , au P o r t a u - P r i n c e , p o u r celles de l'ouest et du sud. Ils étaient composés du g o u v e r n e u r g é n é r a l , de l'int e n d a n t de la p r o v i n c e , des lieutenants-gouvern e u r s , des lieutenants de r o i , d'un président, de douze c o n s e i l l e r s , de q u a t r e assesseurs o u j u g e s assistants, du p r o c u r e u r général et d'un greffier. Dans les c o u r s s u p r ê m e s , on enregistrait les ord o n n a n c e s du r o i , celles du g o u v e r n e u r et de l'intendant de la Colonie. I l y avait un c o m i t é de


DE SAINT-DOMINGUE.

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sept m e m b r e s p o u r e n t e n d r e les causes d ' a p p e l , niais u n m o t du g o u v e r n e u r suffisait

toujours

pour m e t t r e fin a u x poursuites ; c e p e n d a n t

on

en appelait au roi en d e r n i e r r e s s o r t , et alors on obtenait p r e s q u e t o u j o u r s justice. La Colonie tenait c o m m u n é m e n t s u r pied d e u x ou trois mille h o m m e s de troupes ; et c h a c u n e des c i n q u a n t e - d e u x paroisses de l'île l e v a i t au m o i n s trois c o m p a g n i e s , d o n t u n e de b l a n c s , u n e

de

m u l â t r e s , e t une de noirs affranchis. L e s officiers, tant des t r o u p e s de l i g n e q u e de la m i l i c e , étaient commissionnés p r o v i s o i r e m e n t par le g o u v e r n e u r général ; le roi approuvait ensuite les nominations: mais la milice n e recevait pas de paie. L e s h o m m e s de c o u l e u r n ' é t a i e n t plus sous la puissance des individus ; on les c o n s i d é r a i t n é a n moins c o m m e la p r o p r i é t é du p u b l i c , et p a r c o n séquent ils étaient sujets a u c a p r i c e e t à la t y r a n nie de tous dessus

c e u x q u e le s o r t avait placés au-

d'eux.

L e gouvernement

les traitait

véritables esclaves. Ils étaient t e n u s ,

en

lorsqu'ils

avaient atteint l ' â g e , de p o r t e r les a r m e s , e t de servir trois ans d a n s u n c o r p s m i l i t a i r e , n o m m é la Maréchaussée

( 1 ) . Dès qu'ils avaient fini l e u r

(1) Il était composé d'un certain nombre de compagnies d'infanterie ; son principal emploi était de poursuivre dans les forets les marrons, ou esclaves fugitifs. Mais on crut en-


106

HISTOIRE DE L'ILE

t e m p s , on les assujettissait, p e n d a n t u n e grande partie de l ' a n n é e , a u x corvées instituées p o u r la r é p a r a t i o n des grands c h e m i n s , g e n r e de travail singulièrement pénible. Ils étaient en outre forcés de s'engager dans la milice de l e u r province ou d i s t r i c t , o ù ils ne recevaient a u c u n e paie ; et le c o m m a n d a n t les enrôlait clans la cavalerie ou dans l ' i n f a n t e r i e , selon sa fantaisie; e n c o r e fallait-il qu'ils s'équipassent e n t i è r e m e n t à leurs frais. On les passait s o u v e n t en revue ; les lieutenants de r o i , les m a j o r s et les aides-de-camp, les traitaient a v e c u n e rigueur qui tenait de la tyrannie. Ils ne pouvaient aspirer à r e m p l i r a u c u n e c h a r g e , aucune

fonction p u b l i q u e . L e s professions q u i

exigeaient q u e l q u e é d u c a t i o n , l e u r étaient m ê m e interdites. T o u s les e m p l o i s , t a n t dans la m a r i n e q u e dans l ' a r m é e , l a r o b e , la m é d e c i n e et la p r ê t r i s e , appartenaient e x c l u s i v e m e n t a u x b l a n c s . U n m u l â t r e n e pouvait ê t r e ni p r ê t r e , ni avocat, ni m é d e c i n , ni c h i r u r g i e n , ni p h a r m a c i e n , ni instit u t e u r ; d'ailleurs la distinction du sang n e s'effaçait pas à la troisième génération c o m m e dans les îles anglaises ; rien ne pouvait l'affaiblir ; elle passait à la postérité la plus reculée. C'est p o u r q u o i

suite prudent de dissoudre ce corps, parce qu'on remarqua que les mulâtres commençaient à acquérir la conscience de leur force.


DE

SAINT-DOMINGUE.

107

jamais u n b l a n c qui avait quelques p r é t e n t i o n s , ne songeait à épouser une négresse o u une femme de c o u l e u r ; sa réputation eût été perdue. Les t r i b u n a u x c r i m i n e l s , adoptant ces préjugés du p e u p l e , perpétuaient c e système. 11 fallait qu'un h o m m e de c o u l e u r qui p o u r s u i v a i t

un

blanc en j u s t i c e , portât une accusation b i e n grave contre lui p o u r réussir à le faire p u n i r ,

tandis

qu'un b l a n c ne m a n q u a i t jamais d'obtenir p r o m p tement la condamnation d'un m u l â t r e . V o i c i une dernière p r e u v e de la distinction q u ' o n mettait entre ces d e u x classes : une loi portait q u ' u n m u lâtre libre qui oserait frapper un b l a n c , de quelq u e condition qu'il fût, aurait la main droite c o u pée ; u n b l a n c q u i commettait semblable délit à l'égard d'un m u l â t r e , n'était p u n i , d'après la m ê m e l o i , q u e d'une légère a m e n d e . Il faut c e p e n d a n t bien c o n v e n i r q u e la r i g u e u r des lois était tant soit p e u tempérée par les m œ u r s des blancs. A i n s i , dans u n e circonstance semblable à celle q u e je viens de citer, l'exécution d'un tel j u g e m e n t eût inspiré une h o r r e u r qui aurait rendu la loi sans effet. Mais les gens de c o u l e u r de S a i n t - D o m i n g u e trouvaient l e u r principale p r o t e c t i o n dans le privilége qu'ils avaient d'acquérir autant de terres que leurs m o y e n s le leur permettaient. Plusieurs d'entre e u x avaient des possessions considérables ;


108

HISTOIRE DE L'ILE

et tant était g r a n d e l'influence de l'argent dans la C o l o n i e , q u e s o u v e n t les premiers administrateurs ne se faisaient pas u n scrupule d'en recevoir en secret des pensions. Ainsi les mulâtres qui avaient le b o n h e u r d'être en état de satisfaire l'âme vénale de leurs s u p é r i e u r s , vivaient dans u n e assez grande sécurité; m a i s , en m ê m e t e m p s , ils se trouvaient en butte à la haine et à la jalousie des blancs de condition subalterne. D a n s la partie française de l ' î l e , la dernière classe d u p e u p l e se composait de nègres esclaves q u i , en 1789, montaient j u s q u ' a u n o m b r e de quatre c e n t quatre-vingt mille. C e fut en leur fav e u r q u e L o u i s X I V fit p u b l i e r , en 1 5 8 5 , le fam e u x édit o u code d ' o r d o n n a n c e , c o n n u sous le n o m de Code

noir.


DE

SAINT-DOMINGUE.

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CHAPITRE IV. Depuis le commencement jusqu'au

de la révolution

décret du mois de mai

de 1789, 1791.

On assemble en France les États-Généraux. — Société des Amis des Noirs. — Déclaration des droits de l'homme. — Désordre dans la Colonie. — Décret du 8 mars 1790. — Assemblée coloniale convoquée à Saint-Marc. — Décret du 28 mai. — Conduite de Peynier et de Mauduit. — Révolte d'Ogé. — On établit en France un Comité des Colonies. — Mort de Mauduit. — Décret du 15 mai 1 7 9 1 .

L'ÉTAT

dans l e q u e l se trouvait depuis l o n g -

temps l'Europe finit par p r o d u i r e u n e crise p o litique, d o n t les effets se firent sentir d'une m a nière directe o u indirecte dans la plus g r a n d e partie d u g l o b e . A la n o u v e l l e q u e l'on r e ç u t , dans les C o l o n i e s , des convulsions politiques q u i agitaient le g o u v e r n e m e n t français, et des événements qui c o m m e n ç a i e n t à fixer l'attention générale, les esprits entrèrent en effervescence. C h a c u n pensa à ses p r o p r e s intérêts ; et tous les habitants, j u s q u ' à c e u x m ê m e s q u i semblaient condamnés p o u r toujours à l'esclavage, c o n ç u rent l'espérance de v o i r s'opérer un c h a n g e m e n t


110

HISTOIRE DE L'ILE

dans le système politique. Ces sentiments éclatèrent avec une force si s u b i t e , q u e les tyrans t r e m b l è r e n t ; et l'opprimé, i n t i m e m e n t convaincu de la j u s t i c e de sa c a u s e , vit a p p r o c h e r avec j o i e , l'instant où il allait r e c o u v r e r ses droits. E n vain les assemblées v o u l u r e n t opposer de la résistance ; elles furent

o b l i g é e s , en dépit

de

l e u r o r g u e i l , de céder au cri des peuples indig n é s , et de d o n n e r leur sanction à l'acte d'affranchissement. L e 2 7 d é c e m b r e 1 7 8 8 la c o u r de F r a n c e o r d o n n a la convocation des Etats-généraux du r o y a u m e , et décréta q u e les représentants du Tiers-état seraient é g a u x en n o m b r e à c e u x des d e u x autres Ordres réunis. Cette m e s u r e produisit u n e grande sensation dans toutes les Colonies françaises. M . D u c h i l l e a u était alors g o u v e r n e u r de S a i n t - D o m i n g u e ; e t , c o m m e il passait p o u r favoriser s e c r è t e m e n t les prétentions du p e u p l e , o n le m a i n t i n t dans sa c h a r g e , mais il se c r é a des ennemis en voulant s'opposer a u x assemblées qui avaient lieu dans les paroisses et dans les provinces. On r e ç u t avec m é p r i s ses p r o c l a m a t i o n s ; les assemblées p o u r suivirent leurs o p é r a t i o n s , et on décida q u e les colons avaient droit d'envoyer des députés

aux

États-généraux. E n c o n s é q u e n c e o n élut d i x - h u i t

représen-


DE SAINT-DOMINGUE.

111

tants q u i , sans attendre l'autorisation d u ministère ni d u g o u v e r n e m e n t c o l o n i a l , s'embarquèrent p o u r la France. U n mois environ après q u e les États - g é n é r a u x se furent

déclarés A s s e m -

blée n a t i o n a l e , ils arrivèrent à Versailles ; mais leur n o m b r e p a r u t excessif; ce ne fut pas sans difficultés q u ' o n p e r m i t à six d'entre e u x seulement de siéger à l'Assemblée, après avoir exhibé leurs titres. Il existait en F r a n c e u n e grande prévention contre les habitants des îles à s u c r e , à cause de l'esclavage dans lequel ils tenaient leurs nègres ; et ce sentiment se fortifiait de plus en plus a u milieu des invectives d o n t on accablait tous les genres de t y r a n n i e ; enfin le peuple ne parlait q u ' a v e c indignation des colons des Indes occidentales. C e t esprit d'hostilité d o n n a naissance à une société dite Amis des Noirs,

qui répandit

ses proclamations avec u n zèle si extraordinaire et avec tant de rapidité, q u e ses mesures devinrent le sujet de toutes les conversations : elle demandait à haute v o i x l'entière et p r o m p t e abolition de la traite des nègres et de l'esclavage qu'elle perpétuait. U n g r a n d n o m b r e de mulâtres de Saint-Dom i n g u e et des autres îles françaises résidaient alors à Paris. Q u e l q u e s - u n s y avaient été e n v o y é s de b o n n e h e u r e p o u r y faire leur éducation ;


112

HISTOIRE

DE

L'ILE

d'autres étaient des propriétaires et des h o m m e s de m é r i t e . U n e étroite liaison s'établit e n t r e eux e t la société des Amis

des

Noirs.

L e 20 a o û t , l'Assemblée nationale rédigea sa déclaration des Droits de l'homme.

U n des prin-

c i p a u x articles de cet a c t e tendait à détruire toute subordination dans les classes inférieures de la société. I l était c o n ç u en ces t e r m e s : « T o u s les h o m m e s naissent et m e u r e n t libres et égaux en droits. » I l produisit une fermentation générale p a r m i les habitants français de S a i n t - D o m i n g u e . L e récit de tout ce qui s'était passé en F r a n c e , relativement aux c o l o n s , ne parvint à ces derniers qu'après avoir été exagéré par les p a r t i s , qui ne m a n q u è r e n t pas d'ajouter u n e foule de c i r c o n s t a n c e s aggravantes : c'est pourquoi le gouvernem e n t c r a i g n a n t q u ' i l n'en résultât q u e l q u e m o u v e m e n t d a n g e r e u x , d o n n a au g o u v e r n e u r général de Saint-Domingue l'ordre de c o n v o q u e r les h a b i t a n t s , et de f o r m e r u n e assemblée législative, p o u r régler les affaires de l'intérieur. Mais on avait p r é v e n u ces ordres. L e s habitants de la province d u n o r d avaient établi déjà une assemblée provinciale a u Cap-Français ; leur exemple fut suivi dans les provinces de l'ouest et du midi ; on forma en o u t r e des comités dans c h a q u e paroisse p o u r faciliter les c o m m u n i c a t i o n s . Ces assemblées étaient souvent partagées d'opi-


DE SAINT-DOMINGUE.

113

nion sur u n g r a n d n o m b r e de questions i m p o r t a n t e s , quoiqu'elles reconnussent toutes la nécessité d'une b o n n e représentation coloniale. Elles décidèrent n é a n m o i n s ,

d'un

commun

accord,

q u e , si le roi ne leur envoyait pas d'instructions avant trois m o i s , la Colonie prendrait d'ellem ê m e ses déterminations. C e p e n d a n t les m u l â t r e s , ayant appris les dispositions favorables dans lesquelles la nation française était à l e u r é g a r d , résolurent de réclamer la possession de tous les priviléges d o n t jouissaient les blancs. U n g r a n d n o m b r e d'entre eux p r i r e n t m ê m e les a r m e s ; mais on les eut bientôt accablés. L e s assemblées provinciales étaient, dit-on, assez disposées à l e u r faire des concessions ; mais la p o p u l a c e se m o n t r a i t furieuse contre tous les blancs q u i avaient pris parti p o u r les gens de c o u l e u r . C'est p o u r q u o i le p r o c u r e u r Dubois,

qui

avait plusieurs

fois

général,

déclamé pu-

b l i q u e m e n t contre l'esclavage des n è g r e s , fut arrêté p a r o r d r e de l'assemblée d u n o r d ; mais le g o u v e r n e u r parvint à le faire élargir. F e r r a n d de B a u d i e r r e , qui exerçait la magistrature au petit G o a v e , n'eut pas le m ê m e bonheur. L e comité paroissial l'ayant fait arrêter, la populace l'arracha de sa p r i s o n , et le m a s s a c r a , malgré les efforts des magistrats et de la m u n i cipalité.

8


114

HISTOIRE DE L'ILE

Au mois de j a n v i e r 1790, le gouverneur Saint-Domingue

de

reçut du roi l'ordre de c o n -

v o q u e r une assemblée générale à L é o g a n e , dans la province de l'ouest. M a i s , c o m m e les i n s t r u c tions données à c e t effet ne p a r u r e n t pas applicables aux circonstances dans lesquelles se trouvait la C o l o n i e , on adopta un a u t r e p l a n , et l'on changea m ê m e le lieu et l'époque

de l'assem-

blée. On fut informé à Paris du désordre qui régnait dans la Colonie ; on apprit q u e les cultivateurs de la Martinique donnaient aussi des m a r q u e s mécontentement.

L'Assemblée n a t i o n a l e ,

de

crai-

gnant q u e l'île ne se déclarât i n d é p e n d a n t e , prit c e t o b j e t en c o n s i d é r a t i o n , le 8 m a r s 1790; e t , après avoir m û r e m e n t d é l i b é r é , elle

prononça

à u n e grande majorité « q u e l'Assemblée n'avait « j a m a i s eu l'intention de c o m p r e n d r e les Colo« nies dans la constitution qu'elle avait décrétée « p o u r le r o y a u m e , ni de les assujettir à des lois « qui p o u r r a i e n t

être incompatibles avec leurs

« convenances locales et p a r t i c u l i è r e s ; q u e , p a r « c o n s é q u e n t , on autorisait tous

les habitants

« à faire connaître à l'Assemblée nationale l e u r « vœu sur la c o n s t i t u t i o n , la législation et l'admi« nistration qui conviendraient le m i e u x à leur « prospérité. » I l fut d é c l a r é , en o u t r e , « que l'As« semblée nationale ne voulait rien innover, soit


DE SAINT-DOMINGUE.

115

« d i r e c t e m e n t , soit i n d i r e c t e m e n t , dans a u c u n e « des b r a n c h e s du c o m m e r c e des Colonies. » Ce d é c r e t fit n a î t r e , ainsi qu'on peut l'imaginer, u n e grande agitation parmi les gens de couleur, et dans la société des Amis

des

Noirs.

On le considéra c o m m e une confirmation tacite de la traite des nègres ; et l'on soutint q u e l'Assemblée nationale avait affranchi les colons de toute soumission, en l e u r laissant le soin de se faire eux-mêmes leur constitution. Enfin l'Assemblée générale de S a i n t - D o m i n g u e , qui se composait de deux c e n t treize m e m b r e s , au nombre desquels vingt-quatre de la ville du C a p - F r a n ç a i s , seize du P o r t - a u - P r i n c e , et huit des C a y e s , eut lieu le 16 avril 1790 à S a i n t - M a r c L a plupart des autres paroisses envoyèrent c h a c u n e deux représentants ; mais les assemblées provinciales c o n t i n u è r e n t toujours d'exercer les fonctions qu'elles s'étaient attribuées. U n de leurs premiers soins fut de délivrer les gens de couleur de la tyrannie des b l a n c s . I l fallait pour cela,

d'abord les affranchir de la m i l i c e ;

elles décrétèrent en c o n s é q u e n c e qu'à l'avenir on ne pourrait exiger d'eux plus de services que des b l a n c s . Elles s'occupèrent ensuite de plusieurs

abus c h o q u a n t s qui

réformer

s'étaient

glissés

dans la j u s t i c e , en se b o r n a n t toutefois à ceux qu'il était indispensable de détruire sur-le-champ


116

HISTOIRE DE L'ILE

p o u r préparer un nouveau système de gouvernem e n t colonial. L e s délibérations d u r è r e n t j u s qu'au 28 mai. L e s partisans de l'ancien despotisme fondaient leurs espérances sur P e y n i e r , alors g o u v e r n e u r généra] ; mais tandis qu'ils c h e r c h a i e n t à s'opposer au nouvel ordre de c h o s e s , le chevalier M a u d u i t , c o l o n e l du régiment de

Port-au-Prince,

arriva à S a n t o - D o m i n g o . Ses t a l e n t s , son h a b i l e t é , son zèle et son adresse lui d o n n è r e n t un grand ascendant sur l'esprit de P e y n i e r , au n o m d u q u e l il gouverna la Colonie. 11 sentit c o m b i e n il était important

d'empêcher qu'il ne se formât

une

liaison d'intérêts e n t r e l'assemblée coloniale et les mulâtres libres de S a i n t - D o m i n g u e . E n c o n s é q u e n c e il se déclara le p r o t e c t e u r des gens de c o u l e u r ; et il m o n t r a t a n t de dévouement à leur c a u s e , qu'il gagna la confiance de t o u t e cette classe d ' h o m m e s . Si la b o n n e intelligence eût toujours

régné

p a r m i les c u l t i v a t e u r s , il est p r o b a b l e q u e le pays e û t conservé sa tranquillité ; mais l'assemblée de la p r o v i n c e du n o r d

fit tous ses efforts p o u r

r o m p r e les mesures de l'assemblée générale de S a i n t - M a r c ; et t o u t semblait présager une g u e r r e civile, m ê m e avant que le plan de la nouvelle constitution fût publié. Ce plan était

contenu

dans le d é c r e t r e n d u , le 28 m a i , par la grande


DE S A I N T - D O M I N G U E .

117

assemblée coloniale. I l se composait de dix a r ­ ticles f o n d a m e n t a u x , précédés d'un

préambule,

dans l e q u e l , e n t r e autres c o n s i d é r a n t s , on posait c o m m e principe r e c o n n u dans la

constitution

f r a n ç a i s e , q u e le droit de c o n f i r m e r les actes de la législature est u n e prérogative inhérente à la couronne. E n voici les p r i n c i p a u x articles : 1° P o u r t o u t ce qui a r a p p o r t à la direction intérieure de la C o l o n i e , l'assemblée de ses r e ­ présentants, qui p o r t e r a le n o m d'assemblée gé­ nérale de la partie française de S a i n t - D o m i n g u e , a seule l'autorité législative. 2° A u c u n a c t e du

corps législatif ayant

rap­

p o r t au régime i n t é r i e u r de la C o l o n i e , n e sera considéré c o m m e loi définitive, à m o i n s qu'il ne soit fait p a r les représentants de la partie fran­ çaise de S a i n t - D o m i n g u e , l i b r e m e n t et l é g a l e m e n t choisis e t confirmés p a r le roi. 3° E n cas de nécessité u r g e n t e , les décrets lé­ gislatifs de l'assemblée g é n é r a l e , relatifs au régime i n t é r i e u r de la C o l o n i e , s e r o n t considérés c o m m e loi provisionnelle. devra

notifier

E n pareille c i r c o n s t a n c e , on sur-le-champ

le d é c r e t au gou­

verneur, q u i , dans l'espace de dix j o u r s , le fera p u b l i e r et e x é c u t e r , ou t r a n s m e t t r a ses observa­ tions à l'assemblée générale.


118

HISTOIRE DE L'ILE

4° L ' u r g e n c e qui devra déterminer l'exécution de ces décrets provisionnels formera une question à p a r t , qu'on résoudra affirmativement à une majorité des deux tiers de l'assemblée générale. 5° L e s observations q u e p o u r r a faire le gouverneur-général sur quelqu'un

de ces d é c r e t s ,

seront consignées au procès - verbal de l'assemblée, qui examinera lesdites observations dans trois séances différentes. On é n o n c e r a son vote p o u r la confirmation o u l'annullation du d é c r e t , par les m o t s oui ou non; les m e m b r e s présents signeront une m i n u t e du p r o c è s - v e r b a l , dans lequel tous les suffrages seront recueillis ; et si le décret est confirmé par une majorité des deux t i e r s , le gouv e r n e u r - g é n é r a l s'occupera sur-le-champ de son exécution. 6° C o m m e toutes les lois doivent être fondées sur le c o n s e n t e m e n t de ceux p o u r qui on les fait, la partie française de S a i n t - D o m i n g u e aura le droit de p r o p o s e r des règlements relatifs aux r a p ports c o m m e r c i a u x et autres rapports c o m m u n s ; et tous les décrets que l'Assemblée nationale rendra en pareil c a s , ne seront mis à exécution

dans

la Colonie,

l'as-

semblée

qu après avoir été approuvés par générale.

7° Dans les cas de nécessité p r e s s a n t e , on ne considérera pas l'importation des denrées néces-


DE SAINT-DOMINGUE.

119

saires à la subsistance des colons c o m m e u n e atteinte p o r t é e au système c o m m e r c i a l établi e n t r e Saint-Domingue et la F r a n c e , p o u r v u q u e les décrets r e n d u s en pareil cas par l'assemblée générale soient soumis à la révision du

gouverneur,

avec, les conditions et restrictions prescrites par les articles 3 et 5. 8° P o u r v u aussi que tous les actes législatifs d e l'assemblée g é n é r a l e , exécutés provisionnellement dans ces c i r c o n s t a n c e s u r g e n t e s , soient soumis aussitôt à la sanction d u roi. Si le roi refuse d'y d o n n e r son c o n s e n t e m e n t , on suspendra l'exécut i o n , dès q u e son refus aura été légalement notifié à l'assemblée g é n é r a l e . 9° L'assemblée générale sera renouvelée tous les d e u x ans ; a u c u n des m e m b r e s de l'ancienne ne p o u r r a être admis dans la nouvelle. 10° L ' a s s e m b l é e générale déclare q u e les articles p r é c é d e n t s , faisant partie de la constitution de la Colonie française de S a i n t - D o m i n g u e , s e r o n t i m m é d i a t e m e n t envoyés en F r a n c e p o u r y recevoir la sanction de l'Assemblée nationale et du roi. On les t r a n s m e t t r a p a r e i l l e m e n t à toutes les paroisses e t districts de la Colonie ; et il en sera d o n n é connaissance au gouverneur-général. Quelques-uns de ces articles sont évidemment contraires à t o u t principe de subordination : aussi


120

HISTOIRE DE L'ILE

l'opinion générale fut-elle qu'on avait voulu déclarer la Colonie i n d é p e n d a n t e , à l'exemple des provinces anglo-américaines; on prétendit m ê m e que Saint-Domingue avait été V e n d u aux Anglais p o u r 40 millions. Quelques-unes des paroisses de l'ouest rappelèrent leurs députés ; les habitants du Cap-Français se révoltèrent tout-à-coup c o n t r e l'assemblée g é n é r a l e , et présentèrent un m é m o i r e au gouv e r n e u r p o u r demander sa dissolution. Cet évén e m e n t fit plaisir à M . P e y n i e r , qui t r o u v a , dans u n e autre c i r c o n s t a n c e , les m o y e n s de satisfaire ses vues ambitieuses. I l y a v a i t , dans le havre de P o r t - a u - P r i n c e , un vaisseau de ligne n o m m é le Léopard,

c o m m a n d é par M . de Galisonière.

Ce d e r n i e r , p o u r s e c o n d e r le p r o j e t de P e y n i e r et de M a u d u i t , excita le m é c o n t e n t e m e n t p a r m i ses m a t e l o t s , qui refusèrent de lui obéir et se déclarèrent p o u r l'assemblée coloniale. M . D e G a lisonière quitta alors le vaisseau et l'équipage, et en c o n f i a le c o m m a n d e m e n t à l'un des lieutenants. Aussitôt l'assemblée leur vota une adresse de r e m e r c î m e n t s , et les p r i a , au n o m de la loi et du r o i , de mettre à l ' a n c r e , et d'attendre ses ordres ultérieurs. L e s m a r i n s p r o m i r e n t

obéis-

s a n c e , et a t t a c h è r e n t l'adresse au grand m â t , tandis q u e plusieurs de leurs partisans s'emparèrent d'un magasin à p o u d r e à L é o g a n e .


DE SAINT-DOMINGUE.

1 2 1

D e u x j o u r s a p r è s , M . P e y n i e r décréta la dissolution de l'assemblée générale. 11 accusa les m e m b r e s d'avoir c o n ç u des p r o j e t s d'indépend a n c e , et de s'être emparés d'un des vaisseaux du r o i , en c o r r o m p a n t l'équipage. I l les déclara eux et l e u r s a d h é r e n t s , traîtres à l a patrie e t à leur r o i , et a n n o n ç a qu'il m e t t r a i t t o u t en usage pour l e u r infliger la peine due à l e u r c r i m e . Il

chargea Mauduit

d'arrêter

les

membres

du c o m i t é de la province de l'ouest. C e l u i - c i , ayant appris qu'ils s'assemblaient à m i n u i t , choisit c e n t de ses s o l d a t s , e t p a r t i t p o u r se saisir d'eux ; mais en arrivant, il t r o u v a la salle défendue p a r q u a t r e c e n t s gardes-nationaux. I l s'ensuivit une

e s c a r m o u c h e dans laquelle il y eut d e u x

gardes-nationaux t u é s et plusieurs h o m m e s b l e s sés de p a r t et d'autre. M a u d u i t se r e t i r a , emportant s e u l e m e n t en t r i o m p h e le d r a p e a u national qu'il avait pris. L o r s q u e l'assemblée générale e u t r e ç u la n o u velle de c e t t e a t t a q u e , elle e x h o r t a tous les c o lons à défendre leurs r e p r é s e n t a n t s , et la p l u p a r t o b é i r e n t ; mais l'assemblée de la p r o v i n c e du n o r d embrassa le parti du g o u v e r n e u r , et e n v o y a à son s e c o u r s u n d é t a c h e m e n t de t r o u p e s réglées auquel se j o i g n i t b i e n t ô t un c o r p s de deux c e n t s m u l â t r e s ; e t , en m ê m e t e m p s , Mauduit rassembla des forces b e a u c o u p plus considérables dans


1 2 2

HISTOIRE

DE

L'ILE

la province de l'ouest. On faisait de p a r t et d'autre de grands préparatifs; une guerre sanglante allait en être le résultat : mais tout-à-coup l'assemblée générale mit elle-même fin aux dissensions, en se décidant à se rendre en F r a n c e pour se justifier auprès du roi et de l'Assemblée nationale. L e s maladies et la désertion avaient réduit le n o m b r e de ses m e m b r e s à une centaine environ : quatrevingt-cinq ( d o n t soixante-quatre étaient pères de famille) m o n t è r e n t à b o r d du Léopard,

et firent

voile p o u r l ' E u r o p e le 8 août. Cette détermination surprit b e a u c o u p le gouverneur et son parti; de son côté le p e u p l e , plein d'admiration p o u r une telle c o n d u i t e , y r e c o n n u t la m a r q u e d'une générosité extraordinaire ; c a r , dans le m ê m e m o m e n t , deux mille h o m m e s des provinces du midi et de l'ouest se rendaient à grandes j o u r n é e s au P o r t - a u - P r i n c e p o u r p r e n dre leur défense. Lorsqu'ils p a r t i r e n t , toutes les classes du peuple versèrent des larmes d'attendrissement ; et les partis qui avaient pris les armes se m o n t r è r e n t disposés à s o u m e t t r e leurs différends au roi et à l'Assemblée nationale. M . Peynier reprit le g o u v e r n e m e n t ; mais sa position ne fut pas p o u r cela m o i n s critique. Ce germe de dissensions ne fut pas plus tôt étouffé, q u e la révolte de J a c q u e s O g é , j e u n e mulâtre d'environ trente a n s , causa de nouvelles


DE SAINT-DOMINGUE.

123

alarmes. S a m è r e possédait u n e plantation de café dans la province du n o r d , à environ 3o milles du Cap-Français ; elle y vivait avec h o n n e u r ; elle trouva d o n c m o y e n de faire instruire son fils à Paris, et l'y plaça d'une manière assez distinguée, lorsqu'il fut en âge d'occuper un emploi. Ogé avait été admis dans la société des des Noirs,

Amis

par la protection de G r é g o i r e , de

Brissot et de L a f a y e t t e , qui en étaient les principaux a g e n t s , et il fut initié par e u x dans la doctrine populaire de l'égalité e t des Droits

de

l'homme. Persuadé q u e les h o m m e s de c o u l e u r des îles françaises étaient prêts à se déclarer c o n t r e leurs oppresseurs, et qu'ils n'attendaient q u ' u n c h e f capable de les conduire p o u r lever l'étendard de la r é v o l t e , il résolut de se rendre à SaintDomingue. L a société, dans l'unique b u t de favoriser son e n t r e p r i s e , lui o b t i n t le grade de lieutenantcolonel dans l'armée d'un des électeurs d'Allemagne ; mais la grande difficulté était d'exporter des armes et des munitions de F r a n c e , sans exciter les soupçons du g o u v e r n e m e n t et des cultivateurs. Ogé fit à cet effet un grand circuit vers l'Amérique septentrionale. Cependant son p r o j e t était c o n n u à Paris avant qu'il s ' e m b a r q u â t ; on envoya le plan de la conspiration à Saint-Domin-


124

HISTOIRE DE

L'iLE

g u e ; et son portrait s'y trouvait m ê m e long-temps avant son arrivée dans l'île, où il d é b a r q u a secrèt e m e n t le 12 o c t o b r e 1 7 9 0 . Six semaines a p r è s , il écrivit au gouverneur P e y n i e r ; e t , après lui avoir r e p r o c h é , ainsi qu'à ses p r é d é c e s s e u r s , de ne point se conformer au Code noir,

il demanda q u e tous les articles de

cet édit fussent mis à exécution dans la Colonie, et q u e les priviléges d o n t jouissaient les blancs, fussent accordés à tous les habitants sans distinction : déclarant qu'il protégerait les mulâtres par la force des a r m e s , si l'on refusait de leur rendre justice. D e p u i s son d é b a r q u e m e n t , il s'était occ u p é , conjointement avec ses d e u x f r è r e s , à répandre le m é c o n t e n t e m e n t et à exciter le peuple à la révolte ; mais il ne p u t attirer sous ses drap e a u x q u ' e n v i r o n d e u x cents h o m m e s , q u i , pour la p l u p a r t , étaient indisciplinés. Il établit son c a m p à la Grande - Rivière,

à

15 milles environ d u C a p - F r a n ç a i s ; et ses deux frères, avec u n certain M a r c - C h a v a n e , lui servir e n t de lieutenants. L e caractère de ces hommes différait b e a u c o u p de celui de leur chef. O g é , q u o i q u e enthousiaste dans ses p r i n c i p e s , était, d i t - o n , d'une h u m e u r

d o u c e , tandis q u e

ses

c o m p a g n o n s commettaient le m e u r t r e et exerçaient le despotisme le plus affreux avec une cruauté q u e rien ne pouvait arrêter. U n e fois,


DE SAINT-DOMINGUE.

125

entre a u t r e s , ils v o u l u r e n t e m m e n e r avec e u x un mulâtre possesseur de q u e l q u e s biens ; celui - ci s'excusa en leur m o n t r a n t sa femme et ses enfants ; mais ces b a r b a r e s , considérant son refus c o m m e une preuve de mauvaise v o l o n t é , le m a s s a c r è r e n t lui et toute sa famille. Les m e s u r e s les plus vigoureuses furent prises pour apaiser cette révolte. U n corps de troupes de l i g n e , et le régiment de milice du Cap furent dirigés sur le c a m p des r e b e l l e s , q u ' o n eut bientôt investi. U n g r a n d n o m b r e fut t u é , soixante environ furent faits p r i s o n n i e r s , et le reste prit la fuite. Ogé l u i - m ê m e se réfugia chez les E s p a gnols avec u n de ses frères et Chavane son collègue. Ces é v é n e m e n t s n e firent q u ' a c c r o î t r e e n c o r e l'animosité qui existait déjà e n t r e les b l a n c s et les Mulâtres : ceux-ci c o u r u r e n t

aux a r m e s , et se

campèrent à A r t i b o n i t e , au petit G o a v e , à J é r é mie et a u x Cayes ; mais le c o r p s le plus n o m b r e u x et le plus, formidable se rassembla p r è s de la p e tite ville de V é r e t t e . L e c o l o n e l Mauduit s'y é t a n t r e n d u seul e t sans escorte, eut u n e conférence avec les c h e f s , à qui Il persuada

qu'il fallait engager les m u l â t r e s à

retourner à leurs habitations. On ignore e n c o r e le m o y e n qu'il e m p l o y a p o u r y réussir ; mais on p r é t e n d qu'il lui faisait peu


126

HISTOIRE DE L'ILE

d'honneur. On l'а m ê m e accusé d'avoir conseillé aux rebelles de ne pas r e n o n c e r à l e u r projet, mais s e u l e m e n t d'en r e m e t t r e l'exécution à un m o m e n t plus f a v o r a b l e , les assurant crue le roi lui-même et tous les partisans de l'ancien gouv e r n e m e n t étaient s e c r è t e m e n t attachés à leur c a u s e , et qu'ils la défendraient, dès qu'ils pourraient le faire avec avantage. On dit qu'il agit de la m ê m e manière dans plusieurs autres circons t a n c e s , et qu'il se c o n c e r t a avec les chefs des mul â t r e s , qui furent tous dispersés sur-lé-champ. Au mois de n o v e m b r e

1790, Peynier donna

sa démission, et s'embarqua p o u r l ' E u r o p e . Alors le nouveau c o m m a n d a n t en c h e f , B l a n c h e l a n d e , demanda a u x Espagnols Ogé et ses complices; ces m a l h e u r e u x ,

livrés aussitôt à un

m e n t de soldats, furent

détache-

jetés dans les cachots

du C a p - F r a n ç a i s , en attendant qu'on les m î t en j u g e m e n t . E n f i n , au c o m m e n c e m e n t d u mois de m a r s 1 7 9 1 , après de n o m b r e u x i n t e r r o g a t o i r e s , on p r o n o n ç a leur sentence. V i n g t des partisans d ' O g é , parmi lesquels se trouvait son f r è r e , fur e n t condamnés à être pendus. Quant à l u i , il fut c o n d a m n é , ainsi que son collègue C h a v a n e , au supplice de la roue. Ce dernier subit son jugem e n t avec u n e fermeté e x t r a o r d i n a i r e ; mais Ogé perdit en ce m o m e n t tout son courage : il implora la pitié de ses j u g e s , et promit de découvrir de


DE SAINT-DOMINGUE.

127

grands s e c r e t s , si l'on épargnait sa vie. On lui accorda d o n c v i n g t - q u a t r e heures de répit ; mais ses révélations furent regardées c o m m e de peu d'imp o r t a n c e ; c e p e n d a n t on a su depuis q u e

non

seulement il avait avoué tous les faits que n o u s venons de r a p p o r t e r , mais qu'il avait découvert un c o m p l o t h o r r i b l e , et fait c o n n a î t r e les m o y e n s que les gens de c o u l e u r avaient employés p o u r exciter les nègres esclaves à la rébellion. Cet aveu fut fait et signé en p r é s e n c e de c o m missaires n o m m é s par le conseil s u p r ê m e de la province du nord. Des motifs inconnus e m p ê c h è r e n t de le rendre p u b l i c , et Ogé fut traîné au supplice. R e v e n o n s aux q u a t r e - v i n g t - c i n q m e m b r e s de l'assemblée coloniale qui s ' e m b a r q u è r e n t p o u r la France. L e 13 s e p t e m b r e 1790, ils a r r i v è r e n t à B r e s t ; les habitants les y r e ç u r e n t avec toutes les démonstrations imaginables de s a t i s f a c t i o n , mais on l e u r fit u n e réception b i e n différente à Paris. Les députés de l'assemblée provinciale du N o r d y étaient déjà depuis q u e l q u e t e m p s ; ils avaient fait é p r o u v e r u n

t o r t considérable à B a r n a v e ,

président du comité des Colonies. L'Assemblée nationale indignée l e u r défendit de paraître à la b a r r e , et refusa d'écouter leurs r é c l a m a t i o n s . E n f i n , au mois d ' o c t o b r e , B a r n a v e présenta


128

HISTOIRE DE L'ILE

un rapport du

c o m i t é qui

censurait

toute la

conduite de l'assemblée c o l o n i a l e , depuis sa prem i è r e formation

à S a i n t - M a r c , et qui finissait

par ces m o t s : « T o u s les prétendus décrets et actes de l'assemblée coloniale s e r o n t entièrement abolis et déclarés nuls. Ladite assemblée sera diss o u t e , et ses m e m b r e s ne p o u r r o n t à l'avenir être admis à faire partie de l'assemblée coloniale de S a i n t - D o m i n g u e . On votera des éloges à l'assemblée de la province

du n o r d ,

au

colonel

M a u d u i t , et au régiment de Port-au-Prince, qui o n t résisté a u x rebelles de Saint-Marc. L e roi sera prié de d o n n e r ses ordres p o u r la formation d'une nouvelle assemblée c o l o n i a l e , s u r les principes du décret n a t i o n a l du 8 m a r s 1790, et des inst r u c t i o n s du 28 du m ê m e mois. E n f i n , les cidevant m e m b r e s qui se t r o u v e n t m a i n t e n a n t en F r a n c e , d e m e u r e r o n t en a r r e s t a t i o n , j u s q u ' à ce q u e l'Assemblée nationale leur ait fait connaître sa volonté. » Ce d é c r e t excita dans Saint-Domingue la plus vive indignation.

I l fut en général

considéré

c o m m e c o n t r a i r e à tous les principes r e ç u s ; et b e a u c o u p de paroisses refusèrent

opiniâtrement

de choisir d'autres d é p u t é s , avant q u ' o n eût décidé du sort de leurs m e m b r e s , qu'on regardait e n c o r e c o m m e les représentants légitimes de la Colonie. Mauduit

fut de plus en plus détesté


DE SAINT-DOMINGUE.

129

du p e u p l e , et il périt enfin, assassiné par la main de ceux-là mêmes qui avaient tant de fois exposé leur vie p o u r lui. N o u s avons déjà dit q u e Mauduit s'était e m paré d u d r a p e a u d'un d é t a c h e m e n t de la garde nationale. Cette action p a r u t , non-seulement à ce d é t a c h e m e n t , mais à toutes les troupes de la C o l o n i e , une insulte impardonnable. S i l'on différa d'en tirer v e n g e a n c e , c e ne fut q u e par la crainte qu'inspirait l'excellente discipline des vétérans qui composaient le régiment de M a u d u i t . Ces derniers d e v i n r e n t en horreur à tout le peuple. A u mois de mars 1 7 9 1 , les frégates le Fougueux

et le Borée arrivèrent de France avec u n

renfort de troupes. Elles m i r e n t à l'ancre a u Portau-Prince et y rencontrèrent l'équipage d u pard,

Léo-

q u i avait c o n d u i t en France les m e m b r e s

de l'assemblée coloniale. Bientôt les marins qui les m o n t a i e n t , manifestèrent p o u r les soldàts de Mauduit les m ê m e s dispositions hostiles qu'avait fait paraître la garde

nationale.

Ils résolurent de n'avoir a u c u n e c o m m u n i c a tion avec e u x , et les traitèrent c o m m e les ennemis de la C o l o n i e , c o m m e des traîtres qui voulaient la ruine de leur patrie. Ces sentiments firent une vive impression sur les officiers et les 9


130

HISTOIRE

DE

L'ILE

soldats; ils se r e p r o c h è r e n t m u t u e l l e m e n t

leur

c o n d u i t e , ils arrachèrent de leurs chapeaux les plumets b l a n c s , et leurs regards sombres et far o u c h e s apprirent à leur c o m m a n d a n t qu'il avait p e r d u leur confiance et leur affection. M a u d u i t sentit, le danger de sa position; mais craignant d'envelopper le g o u v e r n e u r et sa famille dans la ruine dont il se voyait m e n a c é , il le prévint et l'engagea à se retirer p r o m p t e m e n t : ce qu'il fit. Mauduit harangua ensuite ses grenadiers, et proposa de restituer le d r a p e a u qu'il avait p r i s , et m ê m e de le déposer dans l'église, de ses propres m a i n s , à la tète d u régiment. Il ajouta qu'il comptait sur leur attachement p o u r le protéger contre toute insulte. L e s perfides grenadiers le lui p r o m i r e n t sans hésiter. L e l e n d e m a i n , la cérémonie e u t lieu en p r é sence d'une foule i n n o m b r a b l e de spectateurs. Mais a u m o m e n t où M a u d u i t se retournait a u x acclamations de ses s o l d a t s , l'un d'eux lui cria de demander

pardon

à genoux à la garde

natio-

nale. A ces m o t s , Mauduit s ' é l a n c e , e t , découv r a n t sa p o i t r i n e , il invite ses soldats à le frapper. Aussitôt ces h o m m e s qui avaient si s o u v e n t é p r o u v é sa b o n t é , fondent sur l u i , et il t o m b e percé de mille c o u p s . L e s spectateurs stupéfaits, d e m e u r è r e n t m u e t s et i m m o b i l e s ; d e u x officiers seulement entreprirent, mais en v a i n , de sauver


DE SAINT-DOMINGUE.

131

leur c h e f ( 1 ) . L e s t r o u p e s , d o n t la rage n'était pas e n c o r e a s s o u v i e , s'acharnèrent sur son c a d a v r e , et e x e r c è r e n t sur lui les p l u s h o r r i b l e s indignités. C e t t e l â c h e trahison fut p u n i e c o m m e elle le méritait. L e r é g i m e n t q u i avait c o m m i s l'assassinat d e v i n t en h o r r e u r à toutes les autres troupes ; o n lui fit m e t t r e b a s les a r m e s , et il fut e n v o y é en F r a n c e c o m m e prisonnier. C e p e n d a n t la société des Amis

des Noirs m é d i -

tait, dans le sein de la m è r e - p a t r i e , des projets e n c o r e p l u s étranges. T o u t p o r t a i t à c r o i r e q u e les m u l â t r e s étaient disposés à se r é c o n c i l i e r , et les b l a n c s , de leur c o t é , avaient lieu de désirer la

(1) Les grenadiers du régiment de Mauduit, et d'autres voix parties de la foule, demandent que le colonel fasse réparation à la garde nationale ; on exige de sa part des excuses pour l'insulte qu'il lui a faite; il prononce les excuses qu'on lui demande ; ses grenadiers ne sont point satisfaits, ils veulent qu'il les fasse à genoux. Une rumeur terrible se fait entendre : ce fut alors que plusieurs citoyens, même de ceux que Mauduit avait le plus vexés, fendent la foule, et cherchent à le soustraire au mouvement qui se préparait. On a v u , dans ce moment, le brave Beausoleil, après avoir été atteint d'un coup de feu à l'affaire du 29 au 30 juillet, en défendant le comité, recevoir un coup de sabre en protégeant les jours de Mauduit. On peut rendre justice aussi à deux officiers de Mauduit: Galeseau ci Germain, n'ayant pas abandonné leur colonel jusqu'au dernier moment ; mais l'indignation des soldats était à son comble, et il n'était plus temps.


132

HISTOIRE DE L'ILE

paix. M. B a r n a v e , président du c o m i t é , soutenait seul que le soin qu'on prenait des colonies serait préjudiciable à la m é t r o p o l e . Mais cet avis ne prévalut pas ; et les principaux m e m b r e s , G r é g o i r e , L a f a y e t t e , Brissot et a u t r e s , résolurent d'assurer la réussite de leurs desseins, en s'appuyant de l'autorité législative du g o u v e r n e m e n t

français.

L e l e c t e u r se reportera au décret du 8 m a r s 1790, par lequel l'Assemblée nationale r e n o n ç a entièrem e n t au droit d'intervenir dans l'administration intérieure de la Colonie. A peine ce décret était-il passé, qu'on m i t tout en usage p o u r le r e n d r e nul ; e t , sous prétexte d'en faciliter l ' e x é c u t i o n , on envoya au gouvern e u r de S a i n t - D o m i n g u e dix-huit articles d'inst r u c t i o n s ; l'un desquels p o r t a i t q u e « tous les h o m m e s âgés de vingt-cinq ans et p l u s , qui possédaient des biens o u qui avaient résidé deux ans dans la Colonie et payé des t a x e s , auraient droit d e voter p o u r la formation de l'assemblée coloniale. » L e s partisans de c e t t e mesure prétendaient q u e son seul b u t était de restreindre un peu les droits attachés au privilége de voter dans les assemblées paroissiales. Mais, dès qu'on l'eut adoptée

et

convertie en d é c r e t , les mulâtres qui se trouvaient à la m é t r o p o l e , et la société des Amis des

Noirs,

se hâtèrent d'écrire à leurs agents de Saint-Do-


DE SAINT-DOMINGUE.

133

mingue : Q u e tous les h o m m e s de c o u l e u r , sans e x c e p t i o n , y étaient virtuellement c o m p r i s ; et ces derniers p r i r e n t enfin le parti d'envoyer en France des députés chargés de d e m a n d e r , à l'Assemblée n a t i o n a l e , des explications à ce sujet. L a r e q u ê t e fut présentée par l ' a b b é G r é g o i r e , qui employa toute son é l o q u e n c e à prouver que les mulâtres libres devaient j o u i r des avantages résultant des instructions du 28 m a r s 1790, ainsi que de tous les droits et priviléges q u ' o n avait accordés a u x h a b i t a n t s b l a n c s des Colonies françaises. D a n s le m ê m e t e m p s , on apprit la m o r t d'Ogé, à Paris. T o u t e s les classes en manifestèrent l e u r indignation c o n t r e les c u l t i v a t e u r s , et ces derniers furent q u e l q u e temps sans oser se m o n t r e r dans les rues de la capitale. « P é r i s s e n t j u s « qu'à la d e r n i è r e de nos C o l o n i e s , disait R o « b e s p i e r r e , plutôt q u e de sacrifier u n iota

de

« nos principes. » L a majorité applaudit à ce sent i m e n t ; e t , le 15 mai 1 7 9 1 , on publia u n d é c r e t p o r t a n t q u e tous les gens de c o u l e u r , résidant dans les Colonies françaises et nés de

parents

l i b r e s , auraient droit aux m ê m e s priviléges q u e les citoyens français, et e n t r e autres à c e u x de voter p o u r

le c h o i x des

représentants

et d e

siéger dans les assemblées provinciale et c o l o niale. L e peuple r e ç u t ce d é c r e t avec les plus vives acclamations. L e comité c o l o n i a l , que présidait


134

HISTOIRE DE L'ILE

M . B a r n a v e , cessa sur-le-champ ses fonctions ; dès l o r s , les députés des Colonies quittèrent la France. Il en résulta seulement q u e l'assemblée coloniale donna ordre

aux trois commissaires civils qui

avaient été choisis déjà p o u r régler les affaires de la C o l o n i e , de se transporter sur les lieux afin

de p o u r v o i r à l'exécution des décrets natio-

naux.


135

DE SAINT-DOMINGUE.

C H A P I T R E V.

Depuis le mois de mai 1791 jusqu'à

l'incendie

de

la ville du Cap-Français en 1793.

Mécontentement occasionné par le décret du 15 mai. — Les nègres se révoltent dans le Nord. — Fidélité extraordinaire d'un nègre. — Insurrection de la province de l'Ouest. — Concordat du 11 septembre. — Proclamation de l'assemblée g é nérale. — Nouvelles dissensions L'Assemblée nationale envoie des commissaires civils à St.-Domingue. — Décret du 4 avril 1792. — On nomme un nouveau gouverneur et d'autres commissaires civils à St.-Domingue. — Leur conduite violente. — M. Galbaud est créé gouverneur. — Ses différends avec les commissaires. — Il est destitué. — Son frère se joint à lui, pour résister aux commissaires. — Ces derniers appellent à leur secours les nègres révoltés. — Incendie de la capitale et massacre des blancs.

LORSQUE

la nouvelle d u d é c r e t du mois de mai

1791 parvint au C a p - F r a n ç a i s , la rage e t l'indignation furent à leur c o m b l e dans toute la C o l o nie,

e t s u r t o u t dans la ville du C a p , qui s'était

j u s q u e - l à distinguée par son a t t a c h e m e n t p o u r la m é t r o p o l e . On r é s o l u t , à l ' u n a n i m i t é , de refuser le s e r m e n t c i v i q u e , et l'on proposa m ê m e de saisir tous les b â t i m e n t s qui se trouvaient alors dans le


136

HISTOIRE DE L'ILE

h a v r e , et de confisquer les effets des négociants français; la cocarde nationale fut foulée aux pieds; e t , en u n m o m e n t , l'autorité d u g o u v e r n e u r - g é néral cessa d'exister, ainsi que toutes les idées d e subordination. L e s paroisses p r o c é d è r e n t aussitôt à Félection de n o u v e a u x députés, qui se réunirent le 9 août à L é o g a n e . Cette assemblée fut composée de cent soixante-seize m e m b r e s , et elle prit le n o m d'assemblée générale de la partie française

de Saint-

Domingue. Pendant tous ces é v é n e m e n t s , M . Blanchelande ne jouait a u c u n rôle sur la scène politique. Il écrivit a u x ministres d u r o i , et leur e n v o y a u n e copie de sa c o r r e s p o n d a n c e avec l'assemblée p r o v i n c i a l e , leur p r o m e t t a n t solennellement de faire

suspendre

l'exécution

le lui aurait communiqué ment

du décret, d'une manière

dès

qu'on

suffisam-

authentique.

L e s m u l â t r e s , alarmés, se m i r e n t bientôt sous les a r m e s ; et les b l a n c s , qui plaçaient toute leur confiance dans la nouvelle a s s e m b l é e , d o n t ils attendaient u n p r o m p t s e c o u r s , ne c h e r c h è r e n t a u c u n e m e n t à s'y opposer. L e 23 a o û t , avant la pointe d u j o u r , le b r u i t se r é p a n d i t , dans toute la ville d u C a p , q u e les esclaves noirs des paroisses voisines s'étaient rév o l t é s , et qu'ils portaient la désolation et le car-


DE SAINT-DOMINGUE.

137

nage dans toutes les plantations. L e g o u v e r n e u r assembla les officiers de la garnison ; mais les rapports étaient si confus et si c o n t r a d i c t o i r e s , qu'on n e p u t y ajouter foi. Enfin, l o r s q u e le j o u r c o m m e n ç a à p a r a î t r e , une foule de gens échappés au massacre vinrent se réfugier dans la ville. Ils a n n o n c è r e n t q u e l'insurrection avait pris naissance dans u n e plantation appelée N o é , située dans la paroisse d ' A c u l , à n e u f milles seulement de la ville. D o u z e o u quatorze des principaux révoltés avaient massac r é , v e r s le milieu de la n u i t , les chefs de la plantation ; ensuite ils avaient été se joindre a u x n è g r e s d'un propriétaire n o m m é C l é m e n t , qu'ils avaient assassiné, ainsi q u e son raffineur. D e semblables atrocités eurent lieu dans les plantations de M . G a lifet et de M . Flaville. On y vit l'affreux tableau des excès auxquels peut se p o r t e r u n p e u p l e furieux. O n r e c o n n u t bientôt q u e les nègres agissaient de concert. Ils firent u n massacre général des b l a n c s ; ils ne laissèrent la vie à q u e l q u e s f e m m e s , q u e p o u r les réserver à u n sort plus c r u e l encore. Dès lors la consternation fut générale. Des f e m m e s , c o u r a n t ça et l à , poussaient des cris affreux, e m p o r t a n t sur leurs bras leurs enfants, qu'elles cherchaient à soustraire à tant d'horreurs.


138

HISTOIRE DE L'ILE

L e s citoyens p r i r e n t les a r m e s , et l'assemblée générale conféra au g o u v e r n e u r le c o m m a n d e m e n t de la garde nationale. On plaça les femmes et les enfants à b o r d des vaisseaux qui étaient dans le p o r t , et la plupart des domestiques nègres furent envoyés à b o r d , sous b o n n e escorte. Mais il restait encore u n n o m b r e considérable de m u lâtres libres qui se trouvaient dans u n e position vraiment critique ; car la p o p u l a c e , les regardant c o m m e les auteurs de la r é b e l l i o n , demandait l e u r m o r t à grands cris ; et ils eussent infailliblem e n t été m a s s a c r é s , si le g o u v e r n e u r et l'assemblée coloniale ne les avaient pris sous l e u r p r o tection. Ils p r o p o s è r e n t alors de m a r c h e r c o n t r e les r e b e l l e s , et de laisser, c o m m e u n gage assuré de l e u r fidélité, leurs femmes et leurs enfants. O n accepta leur offre, et ils furent enrôlés sur-lec h a m p dans la milice. U n g r a n d n o m b r e de m a rins d u p o r t se j o i g n i r e n t a u x habitants, et on les soumit à u n e espèce de discipline militaire. A l o r s M . T o u z a r d , qui s'était distingué dans le n o r d à la tète des A m é r i c a i n s , prit le c o m m a n d e m e n t d'un c o r p s de milice et de troupes de l i g n e , et se r e n dit à la plantation de M . L a t o u r , o ù q u a t r e mille nègres e n v i r o n s'étaient rassemblés. Il les attaq u a , et en fit un g r a n d carnage ; mais c o m m e ils reparaissaient toujours avec de nouvelles f o r c e s , il se vit enfin obligé de battre en retraite. L a ville


DE SAINT-DOMINGUE.

139

demeura p a r c o n s é q u e n t à la m e r c i de l ' e n n e m i , q u i , s'il eût été plus h a b i l e , n'aurait pas m a n q u é de la détruire. D u côté de l ' e s t , la r o u t e principale se t r o u v e coupée p a r u n e rivière. On la traversa en b a t e a u x ; p u i s , afin de défendre le passage, on établit u n e batterie sur des p o n t o n s , et l'on forma sur c h a q u e rive deux petits camps. I l y avait au sud

une

grande r o u t e qui traversait un pays m o n t u e u x , appelé le Haut du Cap. O n s'en assura aussitôt, en y p l a ç a n t des t r o u p e s , et a u t a n t d'artillerie q u ' o n en pût r a s s e m b l e r . On fortifia aussi la p o sition du c ô t é de la t e r r e , au m o y e n d'une b o n n e palissade, à laquelle tous les habitants

travail-

l è r e n t , et l'on y ajouta des c h e v a u x de frise. E n m ê m e t e m p s , on m i t u n e m b a r g o sur tous les b â t i m e n t s qui étaient dans le p o r t . O n avait transmis au plus vite la nouvelle de la révolte a u x différentes paroisses. D a n s

plu-

sieurs, les c o l o n s étaient parvenus à établir des c a m p s , à f o r m e r des chaînes dé postes qui s e m b l è r e n t , p e n d a n t q u e l q u e t e m p s , intimider les rebelles. Mais les n è g r e s , réunis a u x m u l â t r e s , att a q u è r e n t deux de ces camps à l a Grande-Rivière et au D o n d o n , y e n t r è r e n t de f o r c e , et y firent un grand c a r n a g e . Alors ces deux d i s t r i c t s , toute l a riche et vaste plaine du C a p , et les m o n t a g n e s voisines, se t r o u v è r e n t e n t i è r e m e n t

abandonnés


140

HISTOIRE DE L'ILE

à l ' e n n e m i , qui e x e r ç a les plus h o r r i b l e s cruautés sur tous les b l a n c s qui e u r e n t le m a l h e u r de tomb e r e n t r e ses mains. Mais d é t o u r n o n s , p o u r un m o m e n t , nos yeux d'un

tableau aussi a f f r e u x , et reposons - les sur

un trait qui prouvera j u s q u ' à quel point les nègres p o r t e n t quelquefois la fidélité et l'attachement. e

M . et M B a i l l o n , leur fille, leur g e n d r e , et deux domestiques b l a n c s habitaient u n e colline située à environ t r e n t e milles du Cap-Français. T o u t à c o u p un de leurs esclaves les instruit de la rébellion ; e t , l u i - m ê m e initié dans le c o m p l o t , il p r o m e t à ses maîtres d'employer tous les m o y e n s possibles p o u r leur sauver la vie. Hors d'état c e p e n d a n t de pourvoir sur-le-champ à l e u r é v a s i o n , il les conduit dans u n e forêt v o i s i n e , et va r e j o i n d r e ensuite les révoltés. L a nuit suivante, ce fidèle esclave s'échappe du c a m p r e b e l l e p o u r l e u r p o r t e r des vivres. L e lendemain il r e t o u r n e vers e u x ; et en l e u r r e m e t t a n t de nouvelles p r o visions, il leur déclare qu'il ne peut plus désormais venir à l e u r secours. M . Baillon et sa famille fur e n t trois j o u r s sans le revoir. E n f i n , il vint les retrouver

encore,

et leur

montra

le c h e m i n

d'une rivière qui conduit au P o r t - M a r g o t , les assurant qu'ils r e n c o n t r e r a i e n t un c a n o t à certain endroit qu'il leur indiqua. Ils s'y r e n d i r e n t , et ayant trouvé le c a n o t , ils m o n t è r e n t dedans : mais


DE SAINT-DOMINGUE.

141

ils furent bientôt entraînés par la rapidité d u c o u r a n t , e t , après s'être sauvés avec p e i n e , ils crurent q u e le plus sûr parti était de se retirer de n o u v e a u dans les montagnes. L e n è g r e , q u i veillait toujours à leur s û r e t é , les d é c o u v r i t encore. Il leur dit qu'il avait placé u n bateau sur la rivière, dans u n endroit plus large ; mais il ajouta qu'ils ne le verraient plus. Ils se rendirent au lieu désigné, mais ils ne virent plus de b a t e a u , et ils s'abandonnaient fidèle,

a u d é s e s p o i r , q u a n d le nègre

c o m m e u n génie tutélaire, p a r u t chargé

de l i q u e u r s , de volaille et de pain. Il profita de la nuit p o u r c o n d u i r e lestement ses maîtres le l o n g de la rivière, jusqu'à ce qu'ils pussent apercevoir le P o r t - M a r g o t . A l o r s , leur a y a n t dit qu'ils étaient tout-à-fait h o r s de d a n g e r , il les quitta p o u r la dernière fois, et s'en fut rejoindre les rebelles. Cette famille avait passé dix-neuf j o u r s dans les bois. L a ville d u C a p fut enfin mise en état de défense ; et u n e petite a r m é e , sous le c o m m a n d e ment de M . R o u v r a y , alla c a m p e r dans la partie orientale de la p l a i n e , à u n endroit n o m m é R o u crou. C e p e n d a n t , u n corps considérable de nègres s'empara de plusieurs grands édifices, situés dans la plantation de M . Galifet, et y plaça q u e l q u e s pièces de grosse artillerie qu'il s'était procurées dans différents ports de la côte. D e l à , ils en-


142

HISTOIRE

DE

L'ILE

voyaient des d é t a c h e m e n t s p o u r ravager le p a y s ; et les b l a n c s avaient avec eux de fréquentes esc a r m o u c h e s . L o r s q u ' o n l e u r lâchait u n e b o r d é e de c a n o n , ils n e résistaient p r e s q u e jamais q u e le t e m p s nécessaire p o u r riposter. Dès q u ' u n corps était c o u p é , il en paraissait un a u t r e ; ils parven a i e n t ainsi à a c c a b l e r les b l a n c s , et à répandre p a r t o u t la désolation. L e sang h u m a i n coula par t o r r e n t s dans cette g u e r r e t e r r i b l e . On assure q u e , dans l'espace de d e u x m o i s , plus de d e u x m i l l e b l a n c s de t o u t r a n g et de tout âge furent massacrés ; c e n t q u a t r e vingts plantations de s u c r e , et environ n e u f cents de c a f é , de c o t o n et d'indigo furent

détruites,

ainsi q u e les fabriques qui devinrent la proie des flammes ; et douze cents familles c h r é t i e n n e s , naguère dans l ' o p u l e n c e , se t r o u v è r e n t réduites à u n e telle p a u v r e t é , qu'elles e u r e n t r e c o u r s , p o u r subsister, à la charité p u b l i q u e et a u x a u m ô n e s particulières. Plus de dix mille insurgés p é r i r e n t soit p a r le f e r , soit par la f a m i n e , et quelques centaines r e ç u r e n t la m o r t de l a main du b o u r reau. L a révolte qui j u s q u e - l à ne s'était guère manifestée q u e clans le n o r d , éclata b i e n t ô t dans les provinces de l'ouest. L e s insurgés étaient presque tous des h o m m e s de c o u l e u r ; ils p a r u r e n t

en

armes au n o m b r e de plus de deux mille dans la


DE SAINT-DOMINGUE.

143

paroisse de Moubalais. I l s furent joints par six cents esclaves noirs qui c o m m e n c è r e n t leurs o p é rations en b r û l a n t toutes les plantations de café sur les h a u t e u r s voisines de la plaine d u Cul-deSac. L e s détachements q u ' o n e n v o y a contre e u x de P o r t - a u - P r i n c e , furent r e p o u s s é s ; et les rebelles c o n t i n u è r e n t à porter le feu et la par tout le p a y s , dans u n e

flamme

étendue de trente

milles. Enfin ils a p p r o c h è r e n t de P o r t - a u - P r i n c e dans le dessein de l'incendier; et la destruction de cette ville semblait i n é v i t a b l e , lorsque p l u sieurs des p r i n c i p a u x m u l â t r e s , v o y a n t qu'ils, ne pouvaient obtenir s u r les nègres autant d'ascendant qu'ils l'avaient d'abord e s p é r é , d é c l a r è r e n t qu'ils étaient disposés à u n e réconciliation. Alors M. de J u m e c o u r t , cultivateur distingué, obtint, par son intervention, u n traité c o n n u sous le n o m de Concordat,

q u i fut conclu, vers le 1 1

septembre,

entre les h o m m e s de c o u l e u r l i b r e s , et les habitants b l a n c s de P o r t - a u - P r i n c e . Ce traité accordait u n e amnistie de t o u t le p a s s é , et mettait en pleine v i g u e u r le décret, national du 15 mai. L e 20 s e p t e m b r e , l'assemblée générale a p p r o u v a cet acte par une p r o c l a m a t i o n , et déclara q u e des priviléges considérables seraient accordés à tous les mulâtres libres qui ne s'y t r o u v a i e n t pas comp r i s , c'est-à-dire

aux h o m m e s nés de parents

esclaves. Elle vota en; m ê m e temps la formation


144

HISTOIRE DE L'ILE

de plusieurs compagnies franches, dans lesquelles les h o m m e s de c o u l e u r devaient, m o y e n n a n t certaines conditions, être admis en qualité d'officiers commissionnés. Mais ces concessions vinrent trop t a r d , et le feu de la r é b e l l i o n , qui n'était qu'étouffé, éclata bientôt avec plus de violence. U n e circonstance assez singulière, c'est q u ' a u m o m e n t m ê m e o ù l'assemblée coloniale reconnaissait en q u e l q u e sorte la nécessité d u décret d u 15 m a i , et promettait de le faire observer

fidèlement,

les

magistrats de la m é t r o p o l e votaient son annulation à u n e grande majorité. A peine cette nouvelle fut-elle p a r v e n u e à SaintD o m i n g u e , q u e l'on vit s'évanouir p o u r

jamais

t o u t espoir de tranquillité. L e s mulâtres ne v o u l u r e n t pas croire q u e cette détermination avait été prise à l'insççu des cultivateurs de la C o l o n i e ; et cette prétendue

trahison leur fit c o n c e v o i r

p o u r e u x u n e telle h a i n e , qu'ils déclarèrent form e l l e m e n t qu'il fallait q u ' u n des d e u x p a r t i s , le leur o u celui des b l a n c s , fût exterminé. Aussitôt les habitants des provinces de l'ouest et d u sud c o u r u r e n t a u x armes. Port-Saint-Louis fut pris ; mais Port-au-Prince, d o n t la garnison avait r e ç u depuis p e u des renforts de l ' E u r o p e , résista aux rebelles q u i , contraints à se retirer,

perdirent

b e a u c o u p de m o n d e . C e p e n d a n t ils réussirent à brûler plus d'un tiers de la ville.


DE SAINT-DOMINGUE.

145

L e s affaires p r i r e n t alors un caractère effrayant. Les nègres et les b l a n c s rivalisaient de c r u a u t é . Souvent les premiers se réunissaient aux m u l â tres ; et il y eut dans le district de Cul - de - S a c un c o m b a t sanglant o ù deux mille d'entre e u x restèrent sur le c h a m p de bataille. Ils d u r e n t c e t échec à l e u r m a n q u e de discipline. L e s b l a n c s p u r e n t se regarder vainqueurs ; mais ils ne p r o fitèrent

point de l e u r avantage, faute de cavalerie.

Pas un prisonnier, de p a r t ou d ' a u t r e , n'échappa au plus affreux supplice. V e r s le milieu de d é c e m b r e , trois commissaires civils, n o m m é s p a r l'Assemblée nationale p o u r rétablir la paix et la subordination à S a i n t - D o m i n g u e , arrivèrent au Cap-Français. L e s deux p r e m i e r s , M i r b e c k et R o u m e , s'étaient distingués c o m m e avocats au p a r l e m e n t de Paris ; et le trois i è m e , n o m m é S a i n t - L é g e r , Irlandais de naiss a n c e , avait e x e r c é en F r a n c e , p e n d a n t plusieurs a n n é e s , l'état de chirurgien. L e peuple les r e ç u t avec déférence ; on leur rendit les h o n n e u r s m i litaires, e t ils furent conduits en c é r é m o n i e à la cathédrale, où l'on c h a n t a u n Te Deum en actions de g r â c e s , lorsqu'ils e u r e n t d o n n é connaissance de la nouvelle c o n s t i t u t i o n ; ils publièrent l'arrêté du 24 s e p t e m b r e 1 7 9 1 , q u i annulait le décret du 15 mai ; et peu de j o u r s après, ils proc l a m è r e n t , de l e u r p r o p r e a u t o r i t é , u n e amnistie

10


146

HISTOIRE DE L'ILE

générale p o u r tous c e u x qui déposeraient leurs a r m e s , et q u i , dans un espace de temps l i m i t é , prêteraient le s e r m e n t requis par la

nouvelle

constitution. Mais c e t t e m e s u r e l e u r fit b i e n t ô t p e r d r e à la fois la confiance des b l a n c s et des m u l â t r e s . L e s premiers la regardèrent c o m m e u n e approbation

tacite des crimes les plus affreux

et c o m m e un e x e m p l e d a n g e r e u x p o u r

les n è -

g r e s , d e m e u r é s j u s q u ' a l o r s fidèles; les autres la virent avec p e i n e , p a r c e qu'elle annulait

leur

d é c r e t favori. L ' a u t o r i t é illimitée à laquelle prétendaient les c o m m i s s a i r e s , a l a r m a b e a u c o u p l'assemblée colon i a l e , qui désira c o n n a î t r e la n a t u r e et l'étendue de leurs pouvoirs. Mais ils ne lui firent pas de réponse satisfaisante; ils p e r d i r e n t ainsi t o u t leur crédit. L e u r conduite privée c o n t r i b u a é g a l e m e n t à les p e r d r e dans l'opinion p u b l i q u e . R o u m e n'était pas d'un n a t u r e l m é c h a n t , mais il m a n q u a i t de m o y e n s suffisants p o u r e x e r c e r son emploi ; les c o m m i s s a i r e s , n'ayant b i e n t ô t plus de

troupes

qui les s o u t i n s s e n t , r e t o u r n è r e n t s é p a r é m e n t en F r a n c e , dans les mois de m a r s et d'avril. L a situation de la F r a n c e devenait de j o u r en j o u r plus c r i t i q u e , et tout faisait présager qu'il allait s'opérer de grands c h a n g e m e n t s . Depuis la fuite et l'arrestation du R o i , en juin 1 7 9 1 , on avait vu sans cesse s'accroître la faction q u i , peu


D E SAINT-DOMINGUE.

147

de temps a p r è s , renversa la royauté et traîna le monarque

à l'échafaud. L e parti jacobin deve-

nait tout-puissant, e t la Société des Amis des Noirs avait acquis u n e n o u v e l l e prépondérance dans le corps législatif. L e 29 février, G a r a n de C o u l o n p r o n o n ç a u n discours contre les colons en général, et p r o p o s a ensuite u n projet d'arrêté, ayant p o u r objet d'abroger le décret d u 24 s e p t e m b r e ; d'accorder une amnistie générale à toutes les C o lonies françaises, et d'ordonner la formation de nouvelles assemblées coloniales q u i seraient charg é e s , non-seulement de veiller à l'administration intérieure des C o l o n i e s , mais aussi d'aviser au m o y e n qu'il convenait d'adopter p o u r abolir entièrement la traite des nègres. Cette proposition fut écartée par la majorité; m a i s , environ d e u x mois a p r è s , l'Assemblée rendit le fameux décret d u 4 avril 1792, dont voici la substance : « L ' A s s e m b l é e nationale reconnaît et déclare que les h o m m e s de c o u l e u r et nègres libres des C o l o n i e s , doivent j o u i r , ainsi q u e les colons b l a n c s , de l'égalité des droits politiques, et décrète ce qui suit : ARTICLE

1

e r

. « Immédiatement

après la publi-

cation d u présent d é c r e t , il sera p r o c é d é , dans chacune des Colonies françaises des îles d u V e n t et sous le V e n t , à la réélection des assemblées


148

HISTOIRE DE L'ILE

coloniales et des m u n i c i p a l i t é s , dans Jes formes prescrites par le décret d u 8 mars 1 7 9 0 , et par l'instruction de l'Assemblée nationale d u 28 du m ê m e mois. A r t . 2. « L e s h o m m e s de c o u l e u r et

nègres

libres seront admis à v o t e r dans toutes les assemblées primaires et électorales, et seront éligibles à toutes les p l a c e s , lorsqu'ils réuniront d'ailleurs les conditions prescrites par l'article 4 de l'instruction d u 28 m a r s . A r t . 3. « Il sera n o m m é , par le r o i , des commissaires civils a u n o m b r e de trois, p o u r la C o l o nie de S a i n t - D o m i n g u e , et de quatre p o u r les îles de la M a r t i n i q u e , de la G u a d e l o u p e , de SainteL u c i e , et de T a b a g o ; ils d e v r o n t prêter la main à l'exécution d u présent décret. A r t . 4. « Ces commissaires seront autorisés à p r o n o n c e r la dissolution des assemblées coloniales actuellement existante ; à p r e n d r e toutes les m e sures nécessaires p o u r accélérer la convocation des assemblées primaires et paroissiales, et y entretenir l ' u n i o n , l'ordre et la p a i x , c o m m e aussi à p r o n o n c e r p r o v i s o i r e m e n t , sauf le recours à l'Assemblée n a t i o n a l e , sur toutes les questions qui p o u r r o n t s'élever sur la régularité des conv o c a t i o n s , la tenue des assemblées, la forme des é l e c t i o n s , et l'éligibilité des citoyens.


DE SAINT-DOMINGUE.

149

A r t . 5. « Ils sont également autorisés à p r e n d r e toutes les informations qu'ils p o u r r o n t se procurer sur les auteurs des troubles de S a i n t - D o m i n gue et l e u r c o n t i n u a t i o n , si elle avait l i e u ; à s'assurer de la personne des c o u p a b l e s et à les faire transporter en F r a n c e , p o u r y être mis en état d'accusation. A r t . 6 . « L e s commissaires civils seront t e n u s , à cet effet, d'adresser à l'Assemblée nationale u n e e x p é d i t i o n , en f o r m e , des p r o c è s - v e r b a u x qu'ils a u r o n t dressés et des déclarations qu'ils a u r o n t r e ç u e s , c o n c e r n a n t lesdits p r é v e n u s . A r t . 7. « L ' A s s e m b l é e nationale autorise les commissaires civils à requérir la force p u b l i q u e toutes les fois qu'ils le j u g e r o n t c o n v e n a b l e , soit p o u r l e u r p r o p r e s û r e t é , soit p o u r l'exécution des ordres qu'ils a u r o n t d o n n é s , en v e r t u des p r é c é dents articles. A r t . 8. « L e p o u v o i r exécutif est c h a r g é de faire passer dans les Colonies u n e force armée suffisante, composée en g r a n d e partie de gardes-nationales. A r t . 9. « I m m é d i a t e m e n t après leur formation et l e u r i n s t a l l a t i o n , les assemblées coloniales émettront, au n o m de c h a q u e C o l g n i e , leur vœu


150

HISTOIRE DE L'ILE

particulier sur la c o n s t i t u t i o n , la législation e t l'administration qui c o n v i e n n e n t à sa prospérité et au b o n h e u r de ses h a b i t a n t s , à la charge de se c o n f o r m e r aux principes généraux qui lient l a Colonie à la m é t r o p o l e , et qui assurent la c o n s e r vation de leurs intérêts respectifs, c o n f o r m é m e n t au d é c r e t du 8 m a r s 1 7 9 0 , et a u x instructions d u 28 du m ê m e mois. Art. 10. « L e s assemblées coloniales sont autorisées à e n v o y e r à la m é t r o p o l e , p o u r les objets ci - dessus m e n t i o n n é s , des députés suivant

le

n o m b r e p r o p o r t i o n n e l qui sera i n c e s s a m m e n t dét e r m i n é p a r l'Assemblée n a t i o n a l e , d'après les bases q u e son c o m i t é colonial est c h a r g é de

lui

présenter. A r t . 11. « L e s décrets a n t é r i e u r s , c o n c e r n a n t les C o l o n i e s , c o n t i n u e r o n t d'être en vigueur en t o u t ce q u i n'est pas c o n t r a i r e a u x dispositions

du

présent décret. » Les nouveaux commissaires, nommés

pour

Saint-Domingue, étaient M M . S a n t h o n a x , P o l v e r e l et A i l h a u d ; on décréta qu'il leur serait

fourni

des forces suffisantes p o u r établir l e u r autorité et m e t t r e p r o m p t e m e n t fin aux dissensions. O n choisit,

parmi la garde

nationale,

huit mille

h o m m e s d'élite, auxquels on d o n n a p o u r chefs


DE SAINT-DOMINGUE.

151

des militaires c o n n u s par leurs b o n s principes. M. B l a n c h e l a n d e fut r a p p e l é , et l'on conféra de nouveau le titre de c o m m a n d a n t en c h e f à M . Desparbes. L e s commissaires d é b a r q u è r e n t a u CapFrançais le 13 s e p t e m b r e . Ayant trouvé de la mésintelligence entre M . B l a n c h e l a n d e et l'assemblée c o l o n i a l e , ils s u p p r i m è r e n t l'assemblée e t firent

a r r ê t e r le g o u v e r n e u r , qui fut envoyé e n

F r a n c e , e t mis à m o r t le 7 avril 1793. Alors la t e r r e u r se répandit dans toute la C o lonie. On avait s o u p ç o n n é l'Assemblée nationale de p r o j e t e r , c o m m e elle le fit d e p u i s , l'affranchiss e m e n t général des n è g r e s ; tous les partis laissèr e n t é c l a t e r aussitôt l e u r m é c o n t e n t e m e n t . L e s commissaires se c r u r e n t obligés de d i s s i m u l e r ; ils d é c l a r è r e n t d o n c qu'ils avaient s e u l e m e n t e n vue de d o n n e r u n e force c o n v e n a b l e au décret r e n d u le 4 a v r i l , en faveur des h o m m e s de c o u leur l i b r e s ; de l'obéissance,

réduire les esclaves rebelles à

et d'asseoir sur u n e b a s e solide le

g o u v e r n e m e n t de la C o l o n i e . C e p e n d a n t les b l a n c s r e m a r q u è r e n t qu'ils e n t r e t e n a i e n t u n e c o r r e s p o n dance secrète avec les chefs des m u l â t r e s , dans toutes les parties de S a i n t - D o m i n g u e . L e s c o m missaires se d é c l a r è r e n t m ê m e b i e n t ô t ouvertem e n t les p r o t e c t e u r s des nègres libres et des m u l â t r e s ; e t , ayant a r r ê t é toutes les personnes qui s'opposaient à leurs m e s u r e s , ils les e n v o y è r e n t


152

HISTOIRE DE L'ILE

en E u r o p e , après avoir saisi leurs effets. L e s officiers supérieurs du régiment du Cap furent

du

n o m b r e des déportés. L e s b l a n c s d e m a n d è r e n t alors l'élection d'une nouvelle assemblée coloniale ; m a i s , au lieu de se r e n d r e à leurs voeux, les commissaires établirent u n e espèce de c o m m i s s i o n , à laquelle on d o n n a le n o m de Commission

intermédiaire.

E l l e se com-

posait de douze m e m b r e s , d o n t six b l a n c s , qui avaient fait partie de la dernière a s s e m b l é e , et six mulâtres ; elle était spécialement chargée de l'administration des finances. Dans le m ê m e temps, D e s p a r b e s , s'étant plaint de ce qu'on

méprisait

son a u t o r i t é , fut mis en arrestation et envoyé en F r a n c e c o m m e son prédécesseur. Quatre b r e s de la commission

intermédiaire

mem-

subirent aussi

le m ê m e traitement. I l s avaient é m i s , en discut a n t u n e m e s u r e relative a u x finances, des opinions contraires à celles de M . S a n t h o n a x ; celuic i , i r r i t é , les fit l â c h e m e n t saisir au sortir d'un souper auquel il les avait i n v i t é s , et les e n v o y a , c o m m e p r i s o n n i e r s , à b o r d d'un vaisseau. Dès ce m o m e n t , la discorde s'introduisit p a r m i les commissaires : S a n t h o n a x et Polverel se débarrassèrent d'Ailhaud, distribuèrent de l'argent a u x t r o u p e s , et se t r o u v è r e n t enfin, par leurs intrig u e s , maîtres absolus de la C o l o n i e , au c o m m e n c e m e n t de l'année 1793. L e s m a l h e u r e u x blancs


DE SAINT-DOMINGUE.

153

se t r o u v è r e n t , par c o n s é q u e n t , à la m e r c i de ces n o m m e s , ainsi q u e leurs propriétés. Ils e u r e n t seulement la consolation d'obtenir

pour gou-

verneur M . G a l b a u d . C e t officier d'artillerie, q u i jouissait d'une excellente r é p u t a t i o n , fut e n v o y é à Saint-Domingue sur une des frégates nationales, et on lui o r d o n n a d ' e m p l o y e r tous ses soins p o u r mettre la C o l o n i e dans u n b o n état de défense, parce q u e la g u e r r e venait d'être déclarée à la Grande-Bretagne et à la Hollande. L o r s q u e G a l b a u d arriva dans l ' î l e , a u m o i s de mai 1 7 9 3 , les commissaires étaient dans la p r o v i n c e de l ' o u e s t , o ù ils cherchaient à apaiser u n e insurrection ; le n o u v e a u g o u v e r n e u r , après avoir r e ç u les félicitations et les soumissions de la m u nicipalité de la ville d u C a p , prêta le s e r m e n t v o u l u p a r la l o i , et e n t r a en fonctions. Dans le c o u r a n t d u m o i s de j u i n , les c o m m i s saires civils étant p a r v e n u s à réduire à l'obéissance P o r t - a u - P r i n c e et J a c m e l , revinrent à S a n t o D o m i n g o . C e fut alors qu'il s'éleva une vive altercation d o n t les suites furent e x t r ê m e m e n t funestes au g o u v e r n e u r . L ' A s s e m b l é e nationale rendit u n décret p o r t a n t q u ' a u c u n des propriétaires des Indes occidentales ne p o u r r a i t posséder le g o u v e r n e m e n t de la C o l o n i e , dans laquelle ses biens seraient situés. E n c o n s é q u e n c e M . G a l b a u d , q u i avait u n e plantation de café à S a i n t - D o m i n g u e ,


154

HISTOIRE DE L'ILE

fut obligé de q u i t t e r sa nouvelle c h a r g e e t r e ç u t l'ordre de s ' e m b a r q u e r sur-le-champ à b o r d de la frégate la Normande,

p o u r r e t o u r n e r en F r a n c e .

E n m ê m e temps la dignité de g o u v e r n e u r de la Colonie fut conférée à M. De la S a l l e , qui c o m m a n dait à Port-au-Prince. L e frère de G a l b a u d , h o m m e c o u r a g e u x et entreprenant,

ne put se résoudre à obéir. I l

t r o u v a , t a n t dans la ville q u e parmi les soldats du Cap et les m a r i n s , u n grand n o m b r e d'hommes de b o n n e v o l o n t é ; il en forma un parti p o u r sout e n i r l'autorité du g o u v e r n e u r . S e p t j o u r s a p r è s , les deux frères d é b a r q u è r e n t à la tête de mille deux cents m a r i n s ; et ayant été j o i n t s p a r

un

corps n o m b r e u x de v o l o n t a i r e s , ils se dirigèrent a u s s i t ô t , en b o n o r d r e , vers la maison du gouv e r n e u r où logeaient les commissaires. Ces derniers avaient de l e u r côté les gens de c o u l e u r , un corps de troupes réglées et une pièce de c a n o n . L e c o m b a t fut sanglant et opiniâtre. L e s volontaires déployèrent b e a u c o u p d'intrépidité; mais les m a r i n s s'étant emparés d'une cave remplie de v i n , s'enivrèrent ; dès lors on ne les put s o u m e t t r e à a u c u n e discipline ; la c o l o n n e fut forcée de se retirer à l'arsenal, o ù elle passa t r a n q u i l l e m e n t la nuit. L e lendemain on se battit long-temps dans les r u e s , et les d e u x partis e u r e n t l'avantage. Dans une

tour-à-tour

de ces e s c a r m o u c h e s , le


DE SAINT-DOMINGUE.

155

frère de G a l b a u d fut fait prisonnier p a r les troupes des commissaires, e t , dans une autre, les marins qui combattaient p o u r G a l b a u d , se saisirent d u fils de Polverel. L e g o u v e r n e u r fit p r o p o s e r p a r un parlementaire d'échanger le fils d u c o m m i s saire contre son frère ; mais P o l v e r e l rejeta cette offre avec indignation, disant q u e son fils c o n naissait son devoir, et qu'il était prêt à m o u r i r p o u r la r é p u b l i q u e . U n e scène d ' h o r r e u r va maintenant s'offrir à nos regards. Q u a n d les commissaires virent app r o c h e r G a l b a u d avec u n corps aussi considérable de m a r i n s , ils e n v o y è r e n t d e m a n d e r

du

secours a u x nègres r é v o l t é s , et l e u r offrirent l e p a r d o n de t o u t le p a s s é , u n e entière liberté p o u r l'avenir, et le pillage de la ville. Mais les g é n é r a u x r e b e l l e s , Jean-François

et B i a s s o u ,

rejetèrent

cette proposition. C e p e n d a n t le 21, u n des p r i n c i p a u x n è g r e s , n o m m é M a c a y a , entra dans la ville avec p l u s de trois mille esclaves r é v o l t é s , et fit u n massacre général des h o m m e s , des femmes et des enfants. L e s blancs gagnèrent la c ô t e , afin de se réfugier, avec le g o u v e r n e u r , à b o r d des vaisseaux; mais un corps de mulâtres intercepta leur retraite et en fit une affreuse b o u c h e r i e : T o u s les colons blancs q u ' o n p u t d é c o u v r i r r e ç u r e n t la m o r t , et plus de la moitié de la ville périt au m i l i e u


156

HISTOIRE

des flammes.

Les

mêmes

épouvantés

DE L'ILE

commissaires

furent

eux-

de tant d ' h o r r e u r s ; ils se

m i r e n t en sûreté sur u n vaisseau de l i g n e , d'où ils c o n t e m p l è r e n t tacle.

avec terreur cet affreux spec-


DE

SAINT-DOMINGUE.

157

CHAPITRE VI.

Depuis

le 24 juin

1793 jusqu'à

l'évacuation

de

l'île par les troupes anglaises en 1798.

Émigration. — Propositions faites au gouvernement anglais. — Force du parti républicain. — Les commissaires français abolissent l'esclavage des nègres. — Jérémie et le Mole du Cap-Saint-Nicolas se rendent aux Anglais. — On attaque sans succès le Cap-Tiburon. — Une seconde tentative réussit. — Les troupes anglaises continuent leurs opérations. — On envoie le général Whyte avec des renforts. — Conquête de Port-au-Prince. — Nouveaux renforts. — Grande mortalité parmi les troupes.— Le général de brigade Horneck succède au général Whyte. — Léogane est pris par les nègres. — Succès du lieutenant-colonel Brisbane à Artibonite. — Insurrection des mulâtres à Saint-Marc. — Rigaud attaque le fort Bizotton. — Il s'empare du fort Tiburon. — Les Français conspirent contre les Anglais à Saint-Marc et à Portau-Prince. — Mort des lieutenants-colonels Brisbane et Markham. — L'Angleterre envoie des renforts. — Ravages occasionnés par les maladies. — Le major-général Forbes succède dans le commandement en chef au major-général Williamson. — La partie espagnole de Saint-Domingue est cédée à la république française. — Renfort sous les ordres du général de brigade Howe. — Les mulâtres construisent des fortifications à Léogane. — Le major-général Simcoë suc-


158

HISTOIRE DE L'ILE

cède au commandement en chef. — Toussaint est nommé général en chef par le, gouvernement français. — Le général Whyte succède au général Simcoë, mais il est bientôt remplacé par le général de brigade Maitland. — Les troupes anglaises évacuent entièrement Saint-Domingue.

DEPUIS

la révolte des nègres de la province

d u n o r d , u n grand n o m b r e de colons avaient émigré dans les îles voisines de S a i n t - D o m i n g u e , et l'on p r é t e n d qu'il en passa au moins dix mille sur le continent de l ' A m é r i q u e . P a r m i ces dern i e r s , était M . G a l b a u d , qui fut suivi d'une multitude de familles respectables. L e s p r i n c i p a u x cultivateurs s'étaient réfugiés en A n g l e t e r r e ; plusieurs d ' e n t r e e u x d e m a n d è r e n t a u x ministres d u roi q u ' o n l e u r d o n n â t une flotte p o u r p r e n d r e p o s session d u p a y s , a u n o m de la Grande-Bretagne. P ' a b o r d on n ' e u t point égard à l e u r

requête;

m a i s , l o r s q u e les hostilités c o m m e n c è r e n t entre l ' A n g l e t e r r e et la F r a n c e , le ministère britannique écouta les propositions q u e lui faisaient de n o u v e a u les cultivateurs de S a i n t - D o m i n g u e ; et en 1 7 9 3 , M . C h a m i l l y , l'un d ' e u x , r e ç u t d u secrétaire d'Etat des dépêches par lesquelles le roi o r d o n nait a u général W i l l i a m s o n , g o u v e r n e u r de la Jam a ï q u e , d'accepter les soumissions des colons qui solliciteraient la protection d u g o u v e r n e m e n t brit a n n i q u e , et d'envoyer des forces suffisantes p o u r


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o c c u p e r toutes les places qui viendraient à se rendre. L e s commissaires français, S a n t h o n a x et P o l v e r e l , avaient amené de France six mille h o m m e s d'élite, q u i , joints a u x troupes nationales q u i se trouvèrent déjà clans la Colonie et à la milice de l'île, formaient u n c o r p s effectif de q u a t o r z e o u quinze mille blancs. Ils a v a i e n t , en o u t r e ,

de

leur c ô t é , la plus g r a n d e partie des nègres libres et des m u l â t r e s , et u n e t r o u p e m é l a n g é e , c o m posée principalement d'esclaves, q u i avaient aband o n n é leurs m a î t r e s , et de nègres tirés des p r i sons : ce q u i formait en tout v i n g t - c i n q mille h o m m e s b i e n armés et b i e n acclimatés. M a i s , c o m m e ils étaient dispersés, ils devenaient m o i n s redoutables. L e s commissaires le sentirent; dès la première n o u v e l l e d e l'attaque des A n g l a i s , ils c h e r c h è r e n t d o n c à accroître la force de leur parti en p r o c l a m a n t l'entière abolition de l'esclav a g e , et e n déclarant q u e les nègres seraient désormais assimilés a u x citoyens. U n g r a n d n o m b r e profitèrent de cette offre de liberté et se retirèrent dans les m o n t a g n e s , o ù ils se formèrent des habitations. O n évalue à p l u s de cent mille le n o m b r e de c e u x q u i fondèrent cette r é p u b l i q u e s a u v a g e , semblable à celle des Caraïbes noirs de Saint-Vincent. Il y avait dans

la province d u n o r d

une


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HISTOIRE DE L'ILE

t r o u p e de nègres r é v o l t é s , f o r t e , dit-on, de plus de q u a r a n t e mille h o m m e s , à laquelle on n'avait p u faire m e t t r e e n c o r e bas les armes. L ' a r m e m e n t fait à la Jamaïque se composait d'environ huit cent soixante-dix soldats de troupes d e l i g n e ; et la première d i v i s i o n , qui contenait six cent soixante-dix-sept h o m m e s , partit de PortR o y a l le 9 s e p t e m b r e , sous le

commandement

d u lieutenant-colonel W h i t e l o k e , et arriva à Jérémie le 1 9 , avec le c o m m o d o r e F o r d , qui m o n tait l ' E u r o p a , et q u i était suivi de quatre o u cinq frégates. L e s articles de la capitulation ayant été réglés d'avance, les troupes anglaises

n'eurent

qu'à p r e n d r e possession de la ville et d u p o r t : ce qui fut effectué le lendemain m a t i n ; et les habitants, en prêtant le serment de fidélité, firent éclater l e u r joie par les plus vives acclamations. L e 1 1 on o c c u p a la forteresse et le h a v r e d u cap Saint-Nicolas ; et la compagnie de grenadiers d u treizième r é g i m e n t fut à la. tète de la g a r n i s o n , q u e la seconde division de la Jamaïque v i n t , p e u de temps a p r è s , renforcer. C e p e n d a n t la ville de Saint-Nicolas continua de résister : la p l u p a r t des habitants j o i g n i r e n t l'armée r é p u b l i c a i n e ; et q u o i q u e la g r a n d e étendue de côtes q u ' o n avait c o n q u i s e s , fit concevoir en A n g l e t e r r e , les p l u s hautes espérances, cette acquisition était réellement d'un faible secours.


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On représenta au colonel W h i t e l o c k e q u e la c o n quête de T i b u r o n c o n t r i b u e r a i t b e a u c o u p à assurer la possession de la Grande-Anse. U n cultivateur, n o m m é D u v a l , s'engagea à le seconder dans cette entreprise avec c i n q cents h o m m e s de troupes coloniales; en c o n s é q u e n c e , l'armée anglaise p a r tit de J é r é m i e p o u r se r e n d r e à la baie de Tibur o n , où elle arriva le 4 o c t o b r e . Mais l'expédition échoua c o m p l è t e m e n t . L ' e n n e m i était plus fort qu'on ne se l'était i m a g i n é ; aussi les Anglais furent-ils c o n t r a i n t s de b a t t r e en r e t r a i t e ,

après

avoir laissé sur le c h a m p de bataille une vingtaine d'hommes tués ou blessés. C e t é v é n e m e n t découragea les soldats; et l'excès de la f a t i g u e , j o i n t à la mauvaise t e m p é r a t u r e du c l i m a t , e n g e n d r a , parmi e u x , une épidémie qui se déclara de la manière la plus alarmante. L e général employa tous ses efforts p o u r r a n i m e r l e u r v a l e u r ; et il leur envoya p o u r renfort le reste du

quarante-

neuvième r é g i m e n t , le vingtième et les gardes r o y a u x : ce qui faisait, en t o u t , sept ou huit cents h o m m e s , en attendant qu'on pût o b t e n i r d'autres secours de l'Angleterre. Cette m e s u r e

effraya

beaucoup les cultivateurs français; e t , au c o m m e n c e m e n t de d é c e m b r e , les paroisses de J e a n B a b e l , de S a i n t - M a r c , d'Arcahaye et de B o u c a s s i n , se rendirent aux m ê m e s conditions q u e J é r é mie. L e s habitants de L é o g a n e suivirent b i e n t ô t 11


162

HISTOIRE DE L'ILE

cet e x e m p l e ; c'est ici q u e se t e r m i n a la campagne. M a i s , l'année suivante, dans la soirée du 2 février, on vit arriver, au cap T i b u r o n , u n e escadre destinée à renouveler l'attaque et à réparer le p r e m i e r é c h e c : on attendit les Anglais de pied

ferme;

mais l'artillerie de leur marine eut b i e n t ô t foud r o y é le rivage ; e t , m a l g r é les efforts des c o l o n s , qui plusieurs fois revinrent à la charge et tirèrent sur les b â t i m e n t s , les troupes parvinrent à débarq u e r ; ensuite elles se r a l l i è r e n t ; e t , c o n d u i t e s p a r le m a j o r S p e n c e r , elles t o m b è r e n t sur leurs adversaires,

les c h a r g è r e n t

avec v i o l e n c e , et

s'emparèrent de leur position. L ' e s c a d r e anglaise dominait alors sur

toute

cette vaste étendue de m e r , qui forme la baie de L é o g a n e ; on c r o y a i t la c o n q u ê t e de

Port-au-

P r i n c e c e r t a i n e ; l'arrivée d'un grand a r m e m e n t , q u ' o n attendait de j o u r en j o u r

d'Angleterre,

semblait devoir la déterminer. P o r t - d e - P a i x , ville située avantageusement à l'est du cap Saint-Nicol a s , p a r u t t r è s - i m p o r t a n t ; on c h e r c h a en c o n s é q u e n c e à l'obtenir à prix d'argent. L e colonel W h i t e l o c k e é c r i v i t , à cet effet, à M . L a v e a u x , vieux g é n é r a l , plein de b r a v o u r e et de p r o b i t é , qui était au service des F r a n ç a i s . Après avoir lu la lettre en silence, M. L a v e a u x demanda à l'officier qui la lui avait r e m i s e , s'il en connaissait le c o n t e n u . L'officier lui j u r a sur l ' h o n n e u r qu'il n'était


DE SAINT-DOMINGUE.

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instruit de rien. A l o r s le général français lut à haute voix la lettre à ceux qui l'entouraient, et dit à l'officier a n g l a i s , que s'il lui avait apporté sciemment

une telle p r o p o s i t i o n , il l'aurait fait

pendre sur-le-champ. Voici le texte de sa r é p o n s e , q u i est pleine de noblesse : « V o u s avez cherché « à m e déshonorer a u x y e u x de mes t r o u p e s , en « me supposant assez v i l , assez lâche p o u r abuser « d'une manière infâme de la confiance q u ' o n a « mise en m o i ; vous m ' a v e z personnellement of« fensé ; v o u s me d e v e z raison d'une pareille in« j u r e ; si v o u s a v e z d u coeur, l'honneur v o u s « prescrit v o t r e devoir ; il est inutile d'attendre « q u ' o n en vienne à u n e a c t i o n générale ; c'est « tète à tête q u e nous devons nous b a t t r e ; j e v o u s « laisse le c h o i x des a r m e s ; il faut q u e l'un d e « nous d e u x s u c c o m b e . C o m m e A n g l a i s , v o u s « aviez des droits à m a h a i n e , mais n o n à m o n « mépris. » L e 19 février, le colonel W h i t e l o c k e attaqua l ' A c u l , forteresse importante des environs

de

Léogane. L e b a r o n de M o n t a l e m b e r t s'était emb a r q u é d ' a v a n c e , sur des bateaux de t r a n s p o r t , avec environ d e u x cents h o m m e s de troupes c o loniales et u n p e u d'artillerie anglaise, p o u r faire une descente et attaquer le fort à une h e u r e

fixée;

en m ê m e t e m p s , le capitaine V i n c e n t , à la tête de e

l'infanterie légère d u 49

r é g i m e n t , et d'à-peu-


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HISTOIRE

DE

L'ILE

près quatre-vingts soldats de troupes c o l o n i a l e s , s'assura d'un

défilé. L e mauvais état d'un des

b a t e a u x mit obstacle au d é b a r q u e m e n t du b a r o n de M o n t a l e m b e r t . C'est p o u r q u o i le c o l o n e l se décida à livrer un assaut à la forteresse. I l détacha le m a j o r S p e n c e r avec les grenadiers du 4 9

E

ré-

e

giment et l'infanterie légère du 1 3 , p o u r j o i n d r e le capitaine V i n c e n t et a p p r o c h e r du fort par le défilé, tandis qu'il s'y rendait l u i - m ê m e par la grande route. A q u a t r e h e u r e s et demie ou c i n q h e u r e s , les deux colonnes avancèrent sous u n feu très-vif de c a n o n et de m o u s q u e t e r i e , et bientôt elles e u r e n t gagné le fort. K e r r a s , lieutenant du g é n i e , et le capitaine H u t c h i n s o n ,

furent

b l e s s é s ; mais ils n'en c o n t i n u è r e n t pas m o i n s à d o n n e r leurs ordres j u s q u ' à la reddition du fort. L e capitaine M o r s h e a d , T i n l i n , lieutenant 10

e

de g r e n a d i e r s , Caulfield, lieutenant du

du 62

e

r é g i m e n t , et quelques soldats, sautèrent avec u n e grande quantité de p o u d r e et d'autres c o m b u s tibles qui étaient renfermés dans un des édifices, auxquels le c o m m a n d a n t fit m e t t r e le feu. L e capitaine Morshead m o u r u t le lendemain.

Le

lieutenant Caulfield le suivit de près. Tinlin se rétablit. L e s Anglais se dirigèrent ensuite vers B o m b a r d e , p o u r attaquer u n e forte position située à quinze milles environ du Cap Saint-Nicolas, où u n e colo-


DE SAINT-DOMINGUE.

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nie d'Allemands s'était établie. U n d é t a c h e m e n t de d e u x cents h o m m e s de divers corps sous les ordres du major S p e n c e r et du lieutenant-colonel M a r k h a m , fut chargé de cette expédition. M a i s , après un c o m b a t o p i n i â t r e , le m a j o r fut repoussé avec u n e p e r t e de quarante-deux h o m m e s . Néanm o i n s , dans une autre p r o v i n c e , les Anglais eurent l'avantage. U n des lieutenants de Rigaud avait formé le p r o j e t d'attaquer l'Acul de L é o g a n e avec quinze cents h o m m e s de différentes couleurs. Mais, la veille du j o u r d é s i g n é , il se t r o u v a c e r n é p a r quatre cents hommes ( dont cent cinquante seul e m e n t de la légion anglaise, et le reste de la m i lice de L é o g a n e ) , sous le c o m m a n d e m e n t du b a r o n de M o n t a l e m b e r t ; il fut mis en déroute : il perdit u n e pièce de c a n o n , et on lui tua plus de trois cents h o m m e s . U n petit d é t a c h e m e n t de troupes anglaises, qui était d e m e u r é en possession du cap T i b u r o n , fut aussi a t t a q u é , le 16 a v r i l , par u n e a r m é e de plus de deux mille h o m m e s , composée p r i n c i p a l e m e n t de nègres r é v o l t é s , sous la conduite d'André R i g a u d , m u l â t r e qui c o m m a n d a i t

aux Cayes. L a

garnison déploya u n grand courage à la défense du fort pendant six h e u r e s ; mais ne pouvant plus r é s i s t e r , et voulant du m o i n s v e n d r e c h e r la vict o i r e , elle s'élança sur les assaillants et en fit un affreux carnage. L e s noirs laissèrent c e n t soixante-


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HISTOIRE

DE L'ILE

dix des leurs sur le c h a m p de bataille; n é a n m o i n s , vingt-huit soldats anglais furent t u é s , et plus de cent h o m m e s de troupes coloniales furent grièvem e n t blessés. D e p u i s huit mois l'Angleterre n'avait e n v o y é a u c u n renfort ; et les troupes anglaises, répandues dans toutes les provinces de l'île, ne s'élevaient pas à plus de n e u f cents h o m m e s . Il en résulta u n g r a n d d é c o u r a g e m e n t ; q u e l q u e s - u n s des cultivateurs firent éclater leur m é c o n t e n t e m e n t , et les désertions devinrent fréquentes dans la p l u p a r t des paroisses. L a garnison de JeanB a b e l , q u i , p e u de mois a u p a r a v a n t , s'était déclarée d'elle-même en faveur d u g o u v e r n e m e n t anglais, forca ses officiers à livrer la place a u g é néral français L a v a n y ; et l'on craignit q u e les places ne suivissent cet exemple. D a n s cette conjoncture c r i t i q u e , le 19 m a i , les vaisseaux anglais le Belliqueux, Mouche,

e

l'Irrésistible

a y a n t à b o r d les 22 et 4 1

e

et la

d'infanterie,

sous le c o m m a n d e m e n t d u général W h y t e , mirent à l'ancre dans le havre d u Cap Saint-Nicolas. L e u r arrivée causa la plus grande joie ; o n c o n ç u t aussitôt l'espérance de s'emparer de P o r t - a u - P r i n c e . O n savait q u e son h a v r e était rempli de bâtiments qui passaient, la p l u p a r t , p o u r être chargés de riches cargaisons ; et c h a c u n fondait déjà, sur cette p r i s e , ses projets de fortune.


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L e général W h y t e , ayant débarqué ses malades au C a p Saint-Nicolas, les remplaça par cent cinquante h o m m e s de la garnison, et se r e n d i t , le 23, sur la route d ' A r c a h a y e , dans u n lieu d é s i g n é , pour se concerter avec le c o m m o d o r e F o r d , qui avait b l o q u é le hâvre pendant q u e l q u e t e m p s , et pour e m b a r q u e r les troupes coloniales, destinées à coopérer à l'attaque. D a n s la soirée d u 3 0 , l'escadre m i t à l'ancre devant P o r t - a u - P r i n c e . Elle était composée de quatre vaisseaux de l i g n e , savoir : l'Europe, Sceptre,

le Belliqueux,

l'Irrésistible

et le

de trois frégates et de q u a t r e o u cinq

petits b â t i m e n t s , sous le c o m m a n d e m e n t i m m é diat d u c o m m o d o r e F o r d ; quatorze cent soixantecinq soldats de l i g n e , bien disciplinés, sous les ordres d u général W h y t e , formaient toutes les forces de terre. L e l e n d e m a i n , de grand m a t i n , q u a n d tous l e s préparatifs furent a c h e v é s , on e n v o y a un p a r l e mentaire avec u n e l e t t r e , p o u r s o m m e r la ville de se rendre ; mais le c o m m a n d a n t ne daigna pas m ê m e o u v r i r la lettre. A l o r s on c o m m e n ç a les hostilités en attaquant, avec de l'artillerie, le fort B i z o t t o n , bâti sur u n e éminence et défendu p a r cinq cents h o m m e s , avec huit pièces de c a n o n et d e u x mortiers. D e u x vaisseaux de ligne attaq u è r e n t le bastion de la côte; m a i s , c o m m e les assiégés paraissaient peu effrayés, le major Spen-


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HISTOIRE DE L'ILE

c e r d é b a r q u a , dans la s o i r é e , avec trois cents Anglais et cinq cents h o m m e s de troupes c o l o n i a l e s , à u n mille du f o r t , p o u r l'attaquer du côté de la t e r r e . V e r s huit heures du s o i r , un orage t e r r i b l e , a c c o m p a g n é d'un déluge de p l u i e , éclata t o u t à e

c o u p . M. D a n i e l , capitaine du 4 1 , voulut en p r o fiter ; il avança en désespéré avec soixante h o m m e s s e u l e m e n t , e t , ayant trouvé u n e b r ê c h e à la m u r a i l l e , il s'élança la baïonnette en avant et se rendit m a î t r e de la forteresse ; mais il fut grièvement blessé dans l'attaque ; et son c o m p a g n o n , le capitaine W a l l a c e , qui avait le c o m m a n d e m e n t en sec o n d , fut tué sur le glacis. L e sort de Port-au-Prince se trouva p o u r lors décidé. L a place fut évacuée le 5 j u i n ; on préserva de l'incendie les maisons de la ville et la m a r i n e du p o r t , bien q u e les commissaires républicains eussent d o n n é l'ordre d'y m e t t r e le feu. Ces c o m missaires, et un grand n o m b r e de leurs p a r t i s a n s , se réfugièrent dans les m o n t a g n e s . O n t r o u v a , dans le p o r t , vingt-deux vaisseaux de h a u t - b o r d , chargés de s u c r e , d'indigo et de c a f é ; treize de ces bâtiments p o r t a i e n t

depuis

trois cents j u s q u ' à c i n q c e n t s , et les n e u f autres depuis c e n t c i n q u a n t e j u s q u ' à trois cents tonn e a u x . I l s'y t r o u v a i t , en o u t r e , sept mille tonnes qui servaient de lest. L e tout pouvait, d'après un calcul m o d é r é , v a l o i r n e u f millions six c e n t mille


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francs; l'artillerie se composait de c e n t trenteune pièces de c a n o n , d o n t les batteries étaient en très-bon état. Les commissaires se retirèrent avec deux cents mulets chargés d'un grand n o m b r e d'objets préc i e u x , et ils furent suivis de près de deux mille personnes. V o y a n t que les positions les plus i m portantes de l'île étaient au pouvoir des gens de c o u l e u r , c o m m a n d é s par R i g a u d , et par un nègre n o m m é T o u s s a i n t - L o u v e r t u r e , ils q u i t t è r e n t bientôt la C o l o n i e , et s ' e m b a r q u è r e n t tous e n s e m b l e p o u r la F r a n c e , où leur conduite fut approuvée p a r le g o u v e r n e m e n t . I m m é d i a t e m e n t après la prise de la v i l l e , la m ê m e é p i d é m i e , qui avait coûté la vie à t a n t de soldats, l'automne p r é c é d e n t , r e c o m m e n ç a ses ravages. L e s c o m m a n d a n t s anglais j u g è r e n t c o n v e n a b l e de fortifier leurs lignes et d'établir de nouveaux r e t r a n c h e m e n t s du côté de la ville, située vis-à-vis des montagnes. L e s soldats f u r e n t , p a r c o n s é q u e n t , obligés de m o n t e r la garde la n u i t , et de b r a v e r , pendant le j o u r , en c r e u s a n t la terre, les rayons d'un soleil b r û l a n t , les grandes pluies, et les r o s é e s , très-dangereuses dans ce climat. L a plupart de ces h o m m e s étaient demeurés à b o r d pendant six mois, privés de provisions fraîches et d ' e x e r c i c e , et la garnison s'affaiblissait tous les jours. L e s troupes françaises souffrirent presque


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HISTOIRE DE L'ILE

autant que les A n g l a i s , sans quoi Port-au-Prince eût été b i e n t ô t r e p r i s ; l'arrivée d'un r e n f o r t , envoyé des îles du V e n t , vint e n c o r e aggraver leurs m a u x . I l consistait en huit compagnies de troupes e

e

e

e

de l i g n e , appartenant au 2 2 , 23 , 3 5 et 4 1 rég i m e n t s , qui étaient arrivés à Port-au-Prince avec le lieutenant-colonel L e n n o x . L o r s de l'embarq u e m e n t , c h a c u n e de ces compagnies était forte d'environ soixante-dix h o m m e s ; m a i s , q u a n d elles d é b a r q u è r e n t , elles ne formaient pas en t o u t trois cents h o m m e s . Plus de c e n t soldats p é r i r e n t dans le c o u r t trajet de la Guadeloupe à la J a m a ï q u e , et on en laissa c e n t c i n q u a n t e presque m o u r a n t s à P o r t - R o y a l . L a mortalité était si g r a n d e , qu'en l'espace de deux m o i s , on vit m o u r i r

quarante

officiers et plus de six cents h o m m e s de troupes de ligne. L e général W h y t e , d o n t la santé s'était beauc o u p affaiblie, r e t o u r n a alors en E u r o p e ; e t , vers le milieu de s e p t e m b r e , il fut remplacé par le général de brigade H o r n e c k . Ce dernier réunissait toutes les qualités exigées p o u r un pareil emploi ; mais il trouva de grands obstacles à surmonter. Il amena, pour tout renfort, cinquante h o m m e s de la J a m a ï q u e ; et sept mois s'écoulèr e n t sans qu'il lui arrivât d'autres troupes ; de sorte qu'il fut presque toujours forcé de se tenir sur la défensive. P e n d a n t ce t e m p s , les mulâtres,


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aux ordres de R i g a u d , se r e n d i r e n t maîtres d e L é o g a n e , et m a s s a c r è r e n t tous les cultivateurs français qui t o m b è r e n t e n t r e leurs mains. Il survint b i e n t ô t de nouveaux désastres. L e lieutenant-colonel B r i s b a n e , a c c o m p a g n é de quatre-vingts soldats anglais, et d'environ onze cents h o m m e s de troupes c o l o n i a l e s , avait o b t e n u des succès dans la plaine d'Artibonite : il avait mis plusieurs fois les nègres en d é r o u t e , et les m u lâtres de la ville de S a i n t - M a r c s'étaient engagés à garder, la neutralité. M a i s , tandis qu'il poursuivait ses succès loin de S a i n t - M a r c , o ù il n'avait laissé, p o u r g a r n i s o n , q u ' u n e q u a r a n t a i n e d'Anglais, les h o m m e s de c o u l e u r violèrent leurs prom e s s e s , p r i r e n t les a r m e s , et m a s s a c r è r e n t tous c e u x qu'ils regardaient c o m m e ennemis de la r é publique française. Cependant la garnison parvint à assurer son salut, en se réfugiant dans u n fort o ù elle fut s e c o u r u e par u n e frégate du m ô l e du Cap Saint-Nicolas. L e c o l o n e l B r i s b a n e revint peu de temps a p r è s , et reprit possession de la ville ; mais il perdit tous les avantages qu'il avait o b t e n u s dans la p l a i n e , et les n è g r e s , e n h a r d i s , c o n t i n u è r e n t la g u e r r e avec plus de vigueur et d'activité. R i g a u d , qui c o m m a n d a i t dans le m i d i , résolut de tout t e n t e r ; s'il eût réussi dans son entreprise, Port-au-Prince se fût b i e n t ô t trouvé en sa p u i s -


172

HISTOIRE DE L'ILE

sance. L e 5 d é c e m b r e , deux mille hommes de ses t r o u p e s , rangés sur trois colonnes, attaquèrent le fort Bizotton ; mais ils furent mis en déroute et taillés en pièces. C e m u l â t r e , loin de se déconcerter, se disposa sur-le-champ à reprendre T i b u r o n . L'armement, composé d'un brick de seize c a n o n s , de trois goëlettes de quatorze canons c h a c u n e , et de trois mille h o m m e s de diverses c o u l e u r s , partit des Cayes le 23 décembre. Il arriva à T i b u r o n , et l'on commença l'attaque le 25 d u même mois. L a garnison, qui n'était que de quatre cent quatre-vingts h o m m e s , presque tous c o l o n s , défendit le fort pendant quatre jours; enfin, trois cents d'entre eux ayant été t u é s , les autres sortirent avec intrépidité et s'ouvrirent un passage au milieu des ennemis, pour se rendre à I r o i s , qui était à cinq milles de là. P e u de temps après, le colonel Brisbane pensa être victime de la perfidie de ceux qui faisaient profession d'être de ses amis. J'ai dit qu'il chassa les mulâtres de Saint-Marc; plusieurs b l a n c s , qui s'étaient mis sous la protection de la Grande-Bret a g n e , formèrent le projet de l'assassiner; mais on fut instruit à temps de cet infâme complot. U n e autre conspiration, d'un caractère plus sérieux e n c o r e , fut découverte à P o r t - a u - P r i n c e , environ un mois après. U n certain n o m b r e de Français, colons, devaient s'assurer de la garnison,


DE SAINT-DOMINGUE.

173

et e x t e r m i n e r ensuite tous les Anglais. V i n g t des conspirateurs

furent

jugés par

un

conseil de

guerre, composé des principaux chefs de la m a rine et des troupes de t e r r e , parmi lesquels se trouvaient c i n q officiers d'état-major français. Ils furent tous condamnés à m o r t , et l'on en fusilla quinze, le 18 février 1795. Mais le colonel B r i s bane ne survécut pas long-temps à cette tentative d'assassinat; il fut tué au c o m m e n c e m e n t de m a r s , dans u n e tournée qu'il faisait p o u r r e c r u t e r son régiment. Sa perte fut très-funeste à l'armée de Saint-Domingue. Dans le c o u r a n t du

même

m o i s , les nègres assiégèrent de nouveau le fort B i z o t t o n , mais ils furent e n c o r e repoussés. On leur prit leur drapeau avec c i n q pièces de canon ; et six cents d'entre e u x furent tués. L e s Anglais perdirent le lieutenant-colonel M a r c k h a m ,

qui

s u c c o m b a en attaquant l'un des avant-postes des assiégeants. V e r s la fin d'avril, les troupes anglaises furent renforcées p a r les 8 1

e

et 9 6

e

r é g i m e n t s , qui se e

r é u n i r e n t à elles, ainsi q u ' u n e partie du 82 ; mais u n e maladie pestilentielle, qui sema la m o r t dans leurs r a n g s , les mit tout-à-coup

h o r s d'état de

c o m b a t t r e ; pareille contagion attaqua du 82

e

le reste

r é g i m e n t , qui arriva au mois d'août; et

ses ravages furent si rapides qu'en m o i n s de six semaines le n o m b r e d'hommes qui s'élevait à n e u f


174

HISTOIRE DE L'ILE

cent q u a t r e - v i n g t s , fut réduit à trois c e n t cinquante. L e s opérations furent confiées, pendant

tout

l ' é t é , au major-général W i l l i a m s o n , gouverneur d e la J a m a ï q u e . I l avait été n o m m é c o m m a n d a n t en c h e f de toutes les possessions anglaises dans les Indes O c c i d e n t a l e s , et il d é b a r q u a à Port-auP r i n c e , au m o i s de mai. 11 c h e r c h a , sans perdre de t e m p s , à fortifier cette capitale, et entreprit d'étab l i r u n e longue chaîne de postes à travers les m o n t a g n e s et t o u t le p a y s , depuis S a i n t - M a r c j u s q u ' a u cap T i b u r o n . C o m m e les troupes anglaises ne suffisaient pas p o u r remplir tous ces p o s t e s , on

a c h e t a aux cultivateurs français un

grand n o m b r e de n è g r e s , et l'on en confia le comm a n d e m e n t à des officiers de troupes de l i g n e ; mais ils r e n d i r e n t si p e u de services, q u e toutes les espérances qu'ils avaient fait c o n c e v o i r , s'évan o u i r e n t ; et il s'en fallut de b e a u c o u p q u e leur utilité fût p r o p o r t i o n n é e aux dépenses q u e nécessitèrent l e u r formation et leur entretien. Après q u e l q u e s mois passés en préparatifs et en mesures de p r é c a u t i o n , le général Williamson fut r e m p l a c é par le major-général F o r b e s , q u i , suivant le système de son prédécesseur, renforça les c o r d o n s de t r o u p e s , et mit t o u t en usage p o u r a u g m e n t e r ses forces. Il s'appliqua surtout à mettre en état de défense les frontières de Mirebalais


DE SAINT-DOMINGUE.

175

et de B a n i c a , et à entretenir u n e c o m m u n i c a t i o n avec la partie espagnole de l'île, afin de p o u v o i r se p r o c u r e r

des bestiaux et d'autres provisions

nécessaires. C e fut dans le cours de cette année q u e la guerre cessa entre la France et l'Espagne. Par le neuvième article d u traité de p a i x , c o n c l u le 22 j u i l l e t , entre ces p u i s s a n c e s , le roi d'Espagne renonçait p o u r lui et ses successeurs à tous ses droits sur la partie espagnole de S a i n t - D o m i n g u e , qu'il cédait à perpétuité à la r é p u b l i q u e française. Les troupes espagnoles d e v a i e n t , un mois a p r è s , avoir e u connaissance de la ratification d u traité, être prêtes à évacuer les p l a c e s , ports et établissements qu'elles o c c u p a i e n t , afin de les livrer a u x troupes françaises, dès qu'elles arriveraient p o u r en p r e n d r e possession. O n devait rendre

ces

places avec toute l'artillerie et les munitions qui s'y trouveraient au m o m e n t o ù le traité serait c o n n u dans l'île; et les colons q u i voudraient se retirer avec leurs propriétés dans les états d u roi d ' E s p a g n e , étaient autorisés à le faire dans l'espace d'un a n , à partir de la publication d u traité. V e r s la fin de cette a n n é e , le g o u v e r n e m e n t anglais v o u l a n t tirer l'armée de Saint-Domingue de l'espèce de léthargie o ù elle était p l o n g é e , lui envoya u n renfort de sept mille h o m m e s , sous le c o m m a n d e m e n t d u général de brigade H o w e .


176

HISTOIRE DE L'ILE

Mais la traversée fut e x t r ê m e m e n t orageuse; les troupes

n'arrivèrent

au m ô l e de S a i n t - N i c o l a s

q u e plus de six mois après leur départ de Cork ; e n c o r e furent-elles obligées de d e m e u r e r à b o r d p e n d a n t plusieurs semaines avant de d é b a r q u e r . Des forces s e m b l a b l e s , envoyées au c o m m e n c e m e n t de la g u e r r e , eussent p r o b a b l e m e u t

suffi

p o u r s o u m e t t r e toute l'île ; mais la puissance et la discipline de leurs adversaires leur présenta u n e résistance trop supérieure. L e s mulâtres e n v i r o n n è r e n t d'un fossé palissadé la ville de L é o g a n e , q u e les Anglais avaient laissée sans défense, et. c o m m e n c è r e n t à fortifier le fort. Alors le général F o r b e s , qui considérait cette position c o m m e t r è s - i m p o r t a n t e , voulut les en c h a s s e r ; mais il ne put y réussir p a r c e qu'il m a n q u a i t d'artillerie. Après avoir essuyé u n e perte c o n s i d é r a b l e , il fut c o n t r a i n t de se retirer. U n corps de troupes anglaises investit B o m b a r d e , qui capitula sur-le-champ : mais on l'évacua bientôt après. Rigaud attaqua les Anglais à Irois et fut mis en d é r o u t e ; néanmoins les assiégés e u r e n t c e n t h o m m e s de tués et de b l e s s é s , et p a r m i ces derniers était le major-général B o w y e r qui c o m mandait. L e s troupes anglaises perdaient tous les j o u r s de leurs f o r c e s ; le théâtre de la g u e r r e s'étendit presque j u s q u ' à la capitale, dans les environs de


DE SAINT-DOMINGUE.

177

laquelle les mulâtres déployèrent la plus grande activité. Ils construisirent des batteries et des fortifications; et les Anglais n e firent aucun effort pour s'y opposer, quoique leurs quartiers g é n é r a u x ne fussent qu'à q u a t r e milles de là. L e g o u v e r n e m e n t b r i t a n n i q u e confia le comm a n d e m e n t en c h e f des troupes au général Simc o ë , officier

distingué

par

son habileté e t sa

grande e x p é r i e n c e . 11 d é b a r q u a au M o l e de SaintN i c o l a s , en mai 1797 et r e m p l i t , sans p e r d r e de t e m p s , la mission difficile d o n t on l'avait c h a r g é . Dans le m ê m e m o i s , le g o u v e r n e m e n t français conféra au nègre T o u s s a i n t - L o u v e r t u r e la dignité de général en c h e f des armées de S a i n t - D o m i n g u e , o u plutôt c o n f i r m a sa n o m i n a t i o n , c a r il en remplissait depuis long-temps les fonctions. I l c o n tinua de déployer cette a c t i v i t é , c e c o u r a g e et ce t a l e n t q u i l'avaient toujours distingué j u s q u e - l à ; et le général S i m c o ë trouva en lui un r e d o u t a b l e adversaire. I l m e n a ç a les ouvrages avancés de Mirebalais. P o u r éviter de t o m b e r e n t r e ses m a i n s , la garnison anglaise évacua la place et se retira à P o r t - a u - P r i n c e , a b a n d o n n a n t à T o u s s a i n t les campagnes fertiles du Cul-de-Sac, et la r o u t e qui sert à c o m m u n i q u e r avec Banica et la partie espagnole de l'île. C e p e n d a n t les nègres furent chassés des positions qu'ils o c c u p a i e n t dans le voisinage de Port-au-Prince. Rigaud fut repoussé dans une at-

12


178

HISTOIRE DE L I L E

taque qu'il livra aux Anglais à I r o i s , et T o u s s a i n t , lui-même, fut mis en fuite devant la ville de SaintM a r c . Mais ces faibles avantages furent payés bien c h e r : les Anglais v o y a i e n t , c h a q u e j o u r , diminuer leurs forces. E n n u y é de la l e n t e u r de cette g u e r r e , le général S i m c o ë quitta Saint-Domingue dans le c o u r a n t d'août, et r e t o u r n a en Angleterre. I l fut d'abord r e m p l a c é par le major-général W h y t e ; ensuite on n o m m a , à c e t emploi i m p o r t a n t , le major-général Nesbit; mais ce dernier m o u r u t avant d'avoir p u entrer

en fonctions. Alors le

commandement

é c h u t au général de brigade M a i t l a n d , qui arriva à P o r t - a u - P r i n c e , en avril 1798. Cet officier réunissait, à de grands talents militaires, u n e c o n naissance parfaite du pays. Mais le g o u v e r n e m e n t anglais avait trop d'affaires à régler en E u r o p e , où les hostilités continuaient t o u j o u r s , p o u r d o n n e r b e a u c o u p d'attention à Saint-Domingue. L e général Maitland sentit bientôt q u e , p o u r m e t t r e fin à tous ces désastres, il ne lui restait plus d'autre parti que de se r e t i r e r avec la meill e u r e grâce possible. I l o b t i n t de l'ennemi une trève d'un m o i s ; e t , après plusieurs stipulations en faveur des partisans des Anglais, il évacua P o r t - a u - P r i n c e , et se rendit à J é r é m i e . I l se retira ensuite, avec le reste de ses f o r c e s , au Mole où il c o n c l u t un traité avec Toussaint. 11 céda toutes les \


DE SAINT-DOMINGUE.

179

possessions des A n g l a i s , ainsi que les régiments de n è g r e s ; e t , par plusieurs stipulations, on reconnut Saint-Domingue c o m m e puissance indépendante et neutre. Ainsi finit cette expédition, q u i ,

abstraction

faite de toute considération de justice et d'humanité, et examinée u n i q u e m e n t d'après les règles de la p r u d e n c e et de la p o l i t i q u e , n'aurait jamais dû avoir lieu. S i , c o m m e on l'a p r é t e n d u , le ministère anglais avait formé le projet de s'emparer de toute la partie française de l'île, il e m p l o y a des forces t r o p p e u considérables p o u r résister au n o m b r e et à l'activité des habitants. S i , a u cont r a i r e , son dessein véritable était de garantir les îles anglaises de l'influence de l'esprit révolutionnaire, et d'empêcher qu'elles ne se séparassent de la m é t r o p o l e , il fit de trop grands sacrifices p o u r q u e la valeur de ces Colonies pût jamais l'en dédommager.


180

HISTOIRE

DE

L'ILE

CHAPITRE VII. Depuis en

l'évacuation 1798, jusqu'à

pendance,

en juillet

de

l'île

par

la proclamation

les

Anglais, de

l'indé-

1801.

Les nègres se réunissent sous plusieurs chefs. — Toussaint o b tientla prééminence sur eux tous. — Naissance de ce dernier. — Dispositions qu'il fait paraître dès l'enfance. — Il est traité avec douceur par son maître. — Son goût pour l'étude et ses progrès. — Il ne prend aucune part à la première insurrection. — Sa reconnaissance et sa générosité envers son maître. — Il va joindre l'armée des noirs et on lui donne le grade d'officier. — Il obtient bientôt le commandement d'une division. — Ses talents pour la guerre et le gouvernement. — Sa prudence, sa bonté naturelle, son activité et sa sincérité. — Il embrasse d'abord le parti de la royauté, mais il se tourne ensuite du côté de la république. — Sa bonté pour le général Laveaux. — Oubli des injures. — Sa conduite envers le général Maitland. — Progrès de l'agriculture. - Accroissement de la population. — État de la société. — Toussaint fait une tournée dans l'île. — On forme une constitution. — On proclame l'indépendance. L E S guerres civiles et les révolutions offrent au génie des occasions de se d é p l o y e r , et élèvent souvent a u x postes les plus é m i n e n t s des h o m m e s qui d ' a b o r d s e m b l a i e n t destinés à d e m e u r e r toute leur vie dans les dernières classes de la société.


DE SAINT-DOMINGUE.

181

L a révolution de Saint-Domingue prouva d'une manière bien évidente q u e , parmi c e u x q u e l e s E u r o p é e n s avaient regardés

comme

des

êtres

d'une n a t u r e inférieure, c o n d a m n é s à un esclavage p e r p é t u e l , il existait des têtes susceptibles de d o n n e r des lois à un é t a t , des c œ u r s enflammés d'une ardeur h é r o ï q u e , et des b r a s capables de m a n i e r l'épée. Au c o m m e n c e m e n t de la r é v o l u t i o n , le principal c h e f des noirs était J e a n - F r a n ç o i s . Plusieurs autres généraux se j o i g n i r e n t ensuite à lui. L e s plus r e m a r q u a b l e s d'entre e u x étaient B i a s s o u , B o u k m a n t et Rigaud. Ces c h e f s , tous trois n è g r e s , d é p l o y è r e n t b e a u c o u p de b r a v o u r e et d ' h a b i l e t é , et m ê m e , en plusieurs c i r c o n s t a n c e s , u n e politique profonde. M a i s , dès q u e Toussaint-Louvert u r e p a r u t , il o b t i n t la p r é é m i n e n c e sur e u x tous. Cet h o m m e a j o u é un si g r a n d rôle à S a i n t - D o m i n g u e , q u e le l e c t e u r ne sera pas f â c h é , sans d o u t e , de t r o u v e r ici q u e l q u e s détails sur sa vie. Plusieurs p e r s o n n e s o n t p r é t e n d u q u e T o u s saint était n é en Afrique ; mais des gens q u i paraissent bien i n f o r m é s , assurent qu'il naquit de parents esclaves vers l'an 1 7 4 5 , dans la p l a n t a tion du c o m t e de Noé, située dans la partie septentrionale de S a i n t - D o m i n g u e , non loin du CapFrançais. L e s premières années de la vie d'un

esclave


182

HISTOIRE

DE

L'ILE

n'offrent point d'intérêt pour l'histoire. Toussaint demeura inconnu jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans. Ses compatriotes rapportent seulement qu'il avait une affection toute particulière pour les animaux, et qu'il était doué d'une patience admirable. A l'âge de vingt-cinq ans, malgré la licence qui régnait autour de lui, Toussaint s'attacha à une seule femme ; il en eut plusieurs enfants qui devinrent l'objet de sa tendresse. Sa bonne conduite lui gagna l'affection du bailli ou directeur, M. Bayou de Libertas. Ce gentilhomme lui enseigna à lire et à écrire ; d'autres disent qu'il apprit seul toutes ces choses ; il fit même quelques progrès dans l'arithmétique. Sur dix mille nègres, il n'en était pas un qui pût se vanter de posséder ces connaissances; par conséquent Toussaint se trouva distingué de tous ses compagnons d'esclavage. Il attira l'attention de M. Bayou, qui lui fit quitter les travaux de la terre pour en faire son postillon. Cette condition était, comparativement à celle des autres nègres, une dignité très-importante et fort lucrative. Toussaint employa les moments de loisir que lui laissait ce nouvel état à cultiver ses talents, et à acquérir des connaissances qui ornèrent son esprit, adoucirent ses moeurs, et le mirent en état de prétendre à de plus hautes destinées. Lorsque les nègres se soulevèrent, en 1791,


DE SAINT-DOMINGUE.

183

Toussaint était e n c o r e esclave clans la plantation où il avait, d i t - o n , r e ç u le j o u r . On r e m a r q u a i t , parmi les chefs de la c o n s p i r a t i o n , plusieurs de ses amis qui désiraient a r d e m m e n t l'attirer dans leur parti. M a i s , soit que n a t u r e l l e m e n t h u m a i n , il ne pût supporter la vue des assassinats, soit que son a t t a c h e m e n t pour son m a î t r e l'empêchât de conc o u r i r à sa r u i n e , il refusa o b s t i n é m e n t de p r e n d r e part aux premiers m o u v e m e n t s révolutionnaires. L a cruauté d'un

g r a n d n o m b r e de proprié-

taires et de chefs de plantations avait fait concevoir a u x esclaves u n e haine i m p l a c a b l e p o u r tous les colons en g é n é r a l ; l'insurrection

ne

c o n t r i b u a pas m é d i o c r e m e n t à a c c r o î t r e ce m é c o n t e n t e m e n t . Poussés par l'esprit de v e n g e a n c e , ils ne se c o n t e n t a i e n t pas d'exercer des r e p r é sailles sur les auteurs de leurs m a u x : ils confondaient dans l e u r fureur le maître h u m a i n et le tyran b a r b a r e ; et la plupart des nègres voulaient e x t e r m i n e r , sans e x c e p t i o n , tous c e u x qui avaient la m ê m e c o u l e u r q u e leurs oppresseurs. L e s cultivateurs qui p u r e n t s'échapper de S a i n t - D o m i n gue se regardèrent c o m m e t r è s - h e u r e u x , quoiqu'ils fussent

forcés de se r e t i r e r

avec leurs

familles clans un pays é t r a n g e r , o ù ils ne trouvaient souvent aucun moyen de s u b s i s t a n c e , et où il ne leur restait q u e le triste souvenir de leur ancienne prospérité.


184

HISTOIRE DE L'ILE

L e maître de T o u s s a i n t , n'ayant point é m i g r é au c o m m e n c e m e n t de l ' i n s u r r e c t i o n , faillit être victime de la fureur des nègres. Sa m o r t semblait inévitable ; mais Toussaint n'avait pas oublié l'humanité avec laquelle il l'avait traité. I l résolut de le sauver, au risque d'attirer sur sa tête la vengeance de ses compatriotes. I l disposa tout p o u r l'évasion de M. B a y o u de L i b e r t a s ; e t , ayant t r o u v é le m o y e n d ' e m b a r q u e r u n e quantité c o n sidérable de sucre p o u r subvenir à ses besoins dans son e x i l , il le fit partir lui et sa famille p o u r l'Amérique s e p t e n t r i o n a l e , après avoir pris t o u t e s les précautions q u e c o m m a n d a i t sa sûreté. 11 ne s'en tint pas e n c o r e là. Q u a n d M. B a y o u fut établi à B a l t i m o r e , dans le M a r y l a n d , Toussaint p r o fita de toutes les occasions qui s'offrirent,

pour

lui d o n n e r q u e l q u e nouvelle preuve de sa r e c o n naissance. 11 faut avouer q u e le meilleur traitem e n t q u ' u n esclave pût recevoir dans les Indes n e méritait q u ' u n e faible r e c o n n a i s s a n c e ; mais u n e â m e n o b l e ne mesure pas sa générosité sur les services qu'on lui a rendus. Toussaint oublia qu'on l'avait retenu en esclavage, p o u r ne s o n g e r qu'aux soins qu'on avait pris d'alléger ses c h a î n e s , et M. B a y o u eut le b o n h e u r de t r o u v e r dans un nègre plus de vertu q u e n'en m o n t r e n t

souvent

les E u r o p é e n s les plus policés. Après avoir satisfait à la r e c o n n a i s s a n c e , T o u s -


DE SAINT-DOMINGUE.

185

saint ne balança plus à s'enrôler clans l'armée des nègres, qui c o m m e n ç a i t déjà à se discipliner. I l joignit le corps du général Biassou et fut n o m m é son lieutenant. Biassou possédait de grands talents militaires, mais ils étaient ternis par un naturel f é r o c e ; ses cruautés l'eurent b i e n t ô t r e n d u odieux. Aussi fut-il dégradé, et le c o m m a n d e m e n t en c h e f de la division fut conféré à Toussaint. Ses vertus b r i l l è r e n t alors d'un nouvel é c l a t , et il conserva au sein de la prospérité c e t t e h u m a n i t é qui l'avait toujours distingué au temps de son infortune.

L o i n d'imiter

chefs, qui

flattaient

la conduite des

autres

le peuple p o u r l'exciter a u

c r i m e e t à la v e n g e a n c e , il tâchait de lui inspirer p a r ses conseils et son e x e m p l e l ' a m o u r de la v e r t u , du travail et de l'ordre. L a fertilité de son g é n i e , la solidité de son j u g e m e n t , le zèle infatigable avec l e q u e l il remplissait en m ê m e temps les fonctions de général et de g o u v e r n e u r , e x c i tèrent l'admiration de tous les partis. Voici le portrait q u ' e n a fait un de ses e n n e m i s : « Il a de « b e a u x y e u x ; son regard est vif et p e r ç a n t . D o u é « d'une e x t r ê m e s o b r i é t é , il suit ses projets avec « u n e a r d e u r q u e rien n e saurait a b a t t r e . I l est « e x c e l l e n t cavalier et voyage avec une

rapidité

« inconcevable. S o u v e n t il p a r c o u r t 50 ou 60 lieues « sans s'arrêter, p o u r ainsi dire ; ses aides-de-camp « ne pouvant le s u i v r e , f r é q u e m m e n t il arrive


186

HISTOIRE DE L'ILE

« seul, à l'improviste, au t e r m e de son voyage. Il se « c o u c h e d'ordinaire tout h a b i l l é , et ne donne que « fort peu de temps à ses repas et au sommeil. » Mais Toussaint était s u r t o u t d'une intégrité rem a r q u a b l e . L e s C r é o l e s , et les officiers anglais, qui o n t c o m b a t t u c o n t r e l u i , s'accordent tous à dire q u e

jamais il n e violait son s e r m e n t On

avait en sa parole u n e confiance si absolue, qu'un grand n o m b r e de cultivateurs et de n é g o c i a n t s , qui s'étaient réfugiés dans l'Amérique septentrion a l e , r e v i n r e n t à S a i n t - D o m i n g u e , sur la promesse qu'il l e u r fit de les p r o t é g e r . I l leur rendit les biens d o n t on les avait dépouillés, et se m o n t r a t o u j o u r s , dans la s u i t e , digne de l e u r confiance. Dès q u e T o u s s a i n t fut revêtu de sa nouvelle dignité, la g u e r r e cessa e n t r e les nègres et leurs anciens m a î t r e s ; et les commissaires français, qui n e désiraient rien t a n t q u e de s'emparer du gouv e r n e m e n t de la C o l o n i e , a p p r o u v è r e n t l'affranc h i s s e m e n t des n è g r e s , et d é c l a r è r e n t qu'ils emploieraient t o u t l e u r pouvoir p o u r m a i n t e n i r leur l i b e r t é . Mais b i e n t ô t u n e nouvelle guerre civile éclata e n t r e les partisans de la r o y a u t é et c e u x de la C o n v e n t i o n ; p e n d a n t q u e l q u e temps on se battit avec b e a u c o u p d ' a c h a r n e m e n t . Des h o m m e s de toutes couleurs p r i r e n t les a r m e s , et les deux partis se c o m p o s a i e n t , en n o m b r e à peu près é g a l , de noirs et de b l a n c s .


DE

SAINT-DOMINGUE.

187

Toussaint se déclara p o u r les royalistes; e t , grâce à son c o u r a g e , ces derniers devinrent bientôt aussi puissants à S a i n t - D o m i n g u e , qu'ils avaient été m a l h e u r e u x en F r a n c e . I l rendit de si grands services dans cette g u e r r e q u e le roi d ' E s p a g n e , avant d'abandonner

la coalition q u e les p r i n c i -

pales puissances de l ' E u r o p e avaient formée c o n tre la république f r a n ç a i s e , lui conféra le grade de général dans ses a r m é e s , et le d é c o r a de l'ancien o r d r e militaire du pays. Mais T o u s s a i n t n e tarda pas à s'apercevoir q u e la politique lui défendait de résister plus l o n g temps au gouvernement français. E n sollicitant les s e c o u r s de l ' A n g l e t e r r e , les cultivateurs et les royalistes n'avaient n u l l e m e n t en vue l'affranchissement des noirs ; c'était m o i n s p o u r r é t a b l i r les B o u r b o n s s u r le t r ô n e , q u e dans l'espoir de r e couvrer leurs p l a n t a t i o n s , q u e la p l u p a r t de ces hommes désiraient voir flotter à S a i n t - D o m i n g u e le pavillon anglais. T o u s s a i n t se vit dans la n é c e s sité ou de r e c o n n a î t r e les c o m m i s s a i r e s r é p u b l i cains o u de s'unir a u x Anglais et à des F r a n ç a i s qu'il savait être les ennemis j u r é s de la l i b e r t é de ses c o m p a t r i o t e s . D a n s c e t t e a l t e r n a t i v e , il n e pouvait b a l a n c e r un m o m e n t ; il a c c o r d a la paix aux républicains qu'il avait v a i n c u s , et se soumit à l'autorité de la Convention. Depuis cette é p o q u e , il se m o n t r a c o n s t a m m e n t


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dévoué aux intérêts de la F r a n c e , m a l e r é les nomb r e u x c h a n g e m e n t s q u e s u b i t sa constitution. Les différents chefs qui g o u v e r n è r e n t successivement la r é p u b l i q u e , e n v o y è r e n t à Saint-Domingue des commissaires qui y p o r t è r e n t tous c e t esprit de rapine d o n t leurs maîtres étaient animés. Tous les propriétaires se virent en d a n g e r d'être proscrits c o m m e des traîtres. Mais ils trouvèrent leur salut dans la j u s t i c e de Toussaint. Ce dernier, par sa p r u d e n c e c o n s o m m é e , réduisit les députés à u n état d'impuissance p o l i t i q u e , sans toutefois offenser le g o u v e r n e m e n t français. Il les mit à l'abri des insultes et des i n j u r e s , il o r d o n n a à ses partisans de l e u r r e n d r e tous les h o n n e u r s dûs à leur d i g n i t é , il l e u r prodigua l u i - m ê m e les marques du plus profond r e s p e c t ; e t , p a r l à , il vint à b o u t de ne l e u r laisser q u ' u n e autorité purem e n t nominale. L a r é p u b l i q u e rappela plusieurs de ces c o m m i s s a i r e s , et de nouveaux furent nom-

mes à l e u r place. I l se t r o u v a i t , parmi e u x , quelq u e s h o m m e s d'un m é r i t e é m i n e n t ; mais Toussaint leur était de b e a u c o u p supérieur ; ils furent d o n c obligés de se placer sous sa protection. Il conserva toujours la m ê m e a u t o r i t é , et garantit à la fois les cultivateurs de la cupidité des commissaires et de la jalousie des nègres. Sans l u i , le général L a v e a u x eût infailliblement été victime de la fureur

du peuple. L e s nègres


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du C a p - F r a n ç a i s , le s o u p ç o n n a n t d'avoir c o n s piré c o n t r e leur l i b e r t é , s'étaient révoltés c o n t r e lui, l'avaient j e t é dans un c a c h o t , et allaient le faire m o u r i r , l o r s q u e Toussaint a c c o u r u t avec une t r o u p e d'hommes affidés et le délivra. L a veaux lui témoigna p u b l i q u e m e n t sa r e c o n n a i s sance, et déclara q u ' à l'avenir il se conduirait entièrement d'après ses conseils. Q u o i q u e T o u s s a i n t fût long-temps revêtu d'une puissance i l l i m i t é e , jamais on ne l'accusa d'en avoir abusé. Si quelquefois il prit des déterminations rigoureuses, c'est qu'il y fut contraint par la loi m a r t i a l e o u p a r l e s c i r c o n s t a n c e s ; c a r il était n a t u r e l l e m e n t p o r t é à la d o u c e u r . D a n s plusieurs occasions o ù les r è g l e m e n t s de la discipline militaire-l'autorisaient à t i r e r v e n g e a n c e de ses ennemis, il déploya u n e générosité qui eût fait h o n n e u r au m o n a r q u e le plus éclairé de l ' E u r o p e . L'anecdote suivante offre u n e x e m p l e m é m o r a b l e de cette c l é m e n c e . Q u a t r e F r a n ç a i s , qui l'avaient t r a h i , t o m b è r e n t en son pouvoir. C h a c u n pensait q u ' o n l e u r ferait subir u n e m o r t cruelle. T o u s s a i n t les laissa, quelques j o u r s , livrés à l'incertitude de l e u r sort. E n fin, le d i m a n c h e suivant, il les fit c o n d u i r e à l'église, et l o r s q u ' o n en fut à cette partie du service qui a r a p p o r t à l'oubli des i n j u r e s , il s'approcha de l'autel avec e u x ; e t , après avoir tâché de l e u r


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faire sentir toute l'énormité de leur f a u t e , il ord o n n a q u ' o n les m î t en l i b e r t é , sans l e u r infliger d'autre punition. Toussaint donna au général Maitland u n e preuve de c e t t e p r o b i t é qui a toujours caractérisé sa conduite politique. On négociait un traité p a r lequel l'île de Saint-Domingue devait être évacuée par les troupes anglaises, e t d e m e u r e r n e u t r e jusqu'à la fin de la guerre. Toussaint alla t r o u v e r Maitl a n d à son quartier-général; mais c o m m e il restait

encore

à régler

différents

articles

avant

l ' e m b a r q u e m e n t des t r o u p e s , le général anglais p r o m i t à Toussaint de l'aller t r o u v e r dans son c a m p . Il avait t a n t de confiance dans sa bonne foi, qu'il partit

a c c o m p a g n é de d e u x ou

trois

h o m m e s s e u l e m e n t , q u o i q u e le c a m p fût à une distance considérable de

son a r m é e , et que le

pays qu'il avait à traverser fût rempli de nègres, naguère e n c o r e ses ennemis m o r t e l s . Cette visite p a r u t à M. R o u m e , l'un des commissaires français, u n e occasion favorable de servir la cause de son g o u v e r n e m e n t ; il écrivit d o n c à T o u s s a i n t pour l'engager à se c o n d u i r e en républicain et à retenir p r i s o n n i e r le général anglais. C o m m e Maitland se rendait au c a m p , il r e ç u t u n e lettre d'un de ses amis i n t i m e s , qui l'informait du c o m p l o t de M. R o u m e , et lui conseillait de ne pas se fier au général n è g r e ; mais Maitland ne voulant point ra-


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lentir les négociations, et comptant toujours sur la bonne foi de Toussaint, poursuivit courageusement sa route. Arrivé au quartier-général, on lui dit qu'il ne pouvait parler à Toussaint, et on le fit attendre pendant un espace de temps considérable. Cette réception, si peu civile en apparence, lui déplut; et peut-être commençait-il à regretter d'avoir négligé les avis qu'il avait reçus en chemin. Mais enfin Toussaint parut, tenant à la main deux lettres décachetées : « Lisez ceci, général, dit-il en entrant, ensuite nous parlerons de nos affaires. La première de ces lettres m'a été écrite par M. Roume, l'autre est ma réponse. Je n'ai pas voulu venir vous joindre avant de l'avoir terminée, pour vous prouver que vous êtes en sûreté avec moi, et que je suis incapable d'une bassesse. » Le général Maitland lut ces lettres : l'une était remplie d'arguments captieux tendant à persuader à Toussaint qu'en se saisissant de la personne de son hôte, il remplirait son devoir envers la république; l'autre contenait un noble refus. « Quoi ! disait Toussaint à M. Roume, n'ai-je pas donné ma parole au général anglais ? Comment pouvez-vous supposer que je me couvrirais d'infamie en la violant? La confiance qu'il a dans ma bonne foi l'engage à se livrer à moi, et je serais déshonoré pour jamais, si je suivais vos conseils. Je suis tout dévoué à la cause de la république ;


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mais je ne la servirai jamais aux dépens de ma conscience et de m o n h o n n e u r . » Avec tant de vertu, il n'est pas s u r p r e n a n t que Toussaint ait été chéri des nègres qui l'avaient choisi pour leur c h e f , et qu'il ait r e ç u des témoignages d'estime de tous les étrangers qui se sont trouvés en relation avec lui. Q u a n d il fut délivré des soins de la g u e r r e , il s'appliqua à e n c o u r a g e r les a r t s ;

on retrouve

dans ses décrets la m ê m e s a g a c i t é , la m ê m e prud e n c e , et la m ê m e h u m a n i t é qui l'avaient distingué sur le c h a m p de bataille. I l tourna d'abord ses regards vers la c u l t u r e des t e r r e s , d'où dépend presque toujours la prospérité d'un É t a t . Mais en rétablissant dans leurs biens un grand n o m b r e de c u l t i v a t e u r s , il ne leur avait pas rendu leurs esclaves. 11 n'était plus permis d'acheter ni de vendre

des h o m m e s ; le t r a i t e m e n t cruel qu'a-

vaient éprouvé les noirs leur avait naturellement fait c o n c e v o i r une aversion e x t r ê m e p o u r l'agric u l t u r e . Ce fut un des principaux obstacles que T o u s s a i n t eut à s u r m o n t e r , lorsqu'il voulut travailler au b o n h e u r du peuple qu'il avait soumis à son g o u v e r n e m e n t . L e s cultivateurs ne pouvaient plus faire travailler les nègres à coups de fouet : ils étaient obligés de les payer autant que leurs autres domestiques. On d é t e r m i n a m ê m e , par une l o i , q u e les ouvriers cultivateurs rece-


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v r a i e n t , p o u r salaire, un tiers des récoltes : ce qui était fort

avantageux dans

un

pays

d o n t les

principales p r o d u c t i o n s consistent en s u c r e et en café. A p r è s avoir ainsi encouragé l'industrie, on p r o n o n ç a des peines c o n t r e l'oisiveté. L e s troupes furent chargées de veiller à l'exécution de ces lois : c a r il n'existait pas alors d'autorités civiles. E n effet, les nègres devaient être a b s o l u m e n t étrangers à ces institutions : u n esclave n'a point de patrie ; la volonté de son maître lui tient lieu de l o i ; l'inspecteur est à la fois a c c u sateur et t é m o i n , j u g e et j u r é . P e n d a n t la g u e r r e , tous les h o m m e s servirent dans l'armée : c'est p o u r q u o i , lorsque Toussaint voulut d o n n e r

de

la force à ses l o i s , il ne p u t avoir r e c o u r s à un seul officier de justice civile. On r a n g e a , par cons é q u e n t , dans la m ê m e c a t é g o r i e , l e vagabond qui refusait de travailler, et le militaire déserteur. Ils étaient justiciables d'un m ê m e conseil de g u e r r e ; mais les lois étaient si d o u c e s , q u e la plus grande punition q u ' o n pût infliger à un ouvrier, était de le c o n t r a i n d r e à s'enrôler c o m m e soldat. L'effet de ces règlements se fit b i e n t ô t sentir dans t o u t le pays. L ' a g r i c u l t u r e fit t a n t de progrès q u e , m a l g r é les ravages de près de dix ans de g u e r r e , la r é c o l t e du sucre et du café fut d'un bon tiers plus a b o n d a n t e qu'elle ne l'avait j a m a i s été a u p a r a v a n t , m ê m e dans les meilleures années. 13


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HISTOIRE DE L'ILE

L e s nègres des plantations étaient forcés de travailler, mais p o u r un h o n n ê t e salaire, et ils avaient presque tous la liberté de choisir leurs maîtres ; aussi étaient-ils g é n é r a l e m e n t gais, r o b u s t e s , heur e u x . L e nouvel o r d r e de choses avait d'ailleurs influé sur la population. A la J a m a ï q u e , et dans les autres îles des Indes o c c i d e n t a l e s , qui cependant jouissaient de la paix et vivaient dans l'abond a n c e , le n o m b r e des nègres diminuait tous les j o u r s . L e s négociants et les cultivateurs assuraient q u ' o n ne pouvait se dispenser de faire tous les ans des i m p o r t a t i o n s d'Afrique, tandis qu'à SaintD o m i n g u e , où les h o m m e s travaillaient plus mod é r é m e n t , o ù les femmes enceintes avaient le loisir de se r e p o s e r , les nègres s'étaient considér a b l e m e n t m u l t i p l i é s , m a l g r é toutes les g u e r r e s , les m a s s a c r e s , et toutes les calamités qui affligeaient l'île depuis tant d'années. L ' é t a t de la s o c i é t é , à cette é p o q u e , mérite de fixer l'attention de l'observateur. L a p l u p a r t des premières places étaient remplies p a r des nègres libres et des mulâtres qui avaient

o c c u p é des

postes h o n o r a b l e s sous l'ancien g o u v e r n e m e n t ; d'autres étaient occupées p a r des nègres et mème par

des Africains qui n'étaient sortis q u e

tout

r é c e m m e n t de l'esclavage. L e luxe avait fait de grands p r o g r è s , à SaintD o m i n g u e , parmi les habitants des classes supé-


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Heures qui jouissaient de tous les plaisirs q u e peuvent p r o c u r e r les richesses et les dignités. Une grande partie de leurs maisons étaient m e u blées aussi magnifiquement q u e celles des plus riches E u r o p é e n s . Ils aimaient en général la r e présentation, et souvent ils donnaient des preuves de b o n goût. I l s avaient porté l'étiquette à un degré de raffinement presque i n c r o y a b l e , et leurs domestiques faisaient le service avec u n e dextérité s u r p r e n a n t e . Dans les sociétés, la j o i e était peinte s u r tous les visages. L a gaîté la plus franc h e présidait à tous les repas. L a conversation roulait indifféremment sUr tous les sujets : il était seulement défendu de rappeler le triste souvenir des m a l h e u r s passés. Mais lorsqu'on venait à parler de la p a t r i e , c h a c u n faisait éclater à l'envi son e n t h o u s i a s m e , tous les y e u x s'enflamm a i e n t ; souvent on a c c a b l a i t d'imprécations les traîtres qui avaient déserté l'armée des n o i r s , e t trahi la cause de la république. U n é c r i v a i n , qui se trouvait dans l'île à cette é p o q u e , rapporte q u e les h o m m e s étaient en général p o l i s , et d'un e x t é r i e u r p r é v e n a n t ; q u e la plupart des femmes avaient de la grâce et de lamabilité; qu'on

remarquait b e a u c o u p de dé-

ce ce dans la conduite des deux s e x e s , et q u e l'animosité occasionnée p a r les différentes n u a n c e s de couleur

était

presque

entièrement

éteinte.


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HISTOIRE

DE

L'ILE

Beaucoup d'Américains avaient épousé des femmes mulâtres, qui jouissaient de la même considération que les dames blanches. Lorsque la guerre fut terminée, on rouvrit les églises, et le culte romain fut rétabli. On fit ensuite revivre les théâtres. La plupart des acteurs étaient noirs, et plusieurs d'entre eux possédaient de grands talents. Ils jouaient surtout des comédies et des pantomimes : on commença aussi à donner quelque attention à la peinture. La musique était cultivée partout. On faisait usage de toutes sortes d'instruments ; mais on préférait en général ceux à cordes. Les principaux édifices étaient fort élégants, bien que leur architecture ne fût pas régulière. Les noirs élevèrent sur une des places de la ville du Cap-Français, une espèce de temple, en mémoire de leur délivrance. C'était un dôme circulaire soutenu par sept colonnes, qui ressemblaient beaucoup à l'ordre toscan ; sous la coupole étaient placés deux siéges. On y arrivait par des gradins qui régnaient tout autour de l'édifice; et on lisait au-dessus une inscription gravée sur deux tables de marbre, entre lesquelles s'élevait une perche surmontée d'un bonnet de liberté. Ce monument avait été élevé en l'honneur des commissaires français Santhonax et Polverel; et une partie de l'inscription était tirée d'un de leurs discours.


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Cet édifice paraissait d'autant plus b e a u ,

que

tous les objets environnants portaient l'empreinte de la dévastation ; car la plus grande partie de cette c i t é , jadis si florissante, avait été incendiée en 1793, et n'offrait plus qu'un vaste m o n c e a u de ruines. L e s nègres semblaient craindre de lui rendre son

ancienne splendeur,

c o m m e s'ils devaient

c r a i n d r e , en rebâtissant les demeures de leurs anciens m a î t r e s , de se c r é e r de n o u v e a u x tyrans. L a principale taverne du C a p , qui portait le n o m d'Hôtel de la r é p u b l i q u e , le cédait à peine en élégance et en c o m m o d i t é aux plus b e a u x cafés de Paris ; quelquefois m ê m e elle était plus brillante. Cette maison servait de

rendez-vous

aux voyageurs a m é r i c a i n s , qui étaient en fort g r a n d n o m b r e ; les nègres la fréquentaient

aussi

b e a u c o u p . T o u s les r a n g s s'y trouvaient c o n f o n dus. L'égalité la plus parfaite présidait aux réunions ; souvent on y voyait les officiers et les sold a t s , le colonel et le t a m b o u r p r e n d r e p a r t au m ê m e r e p a s , et j o u e r ensuite

tous

ensemble.

Toussaint lui-même dînait souvent en c e t e n d r o i t ; mais jamais il ne se plaçait au h a u t b o u t de la table, parce q u e ,

d i s a i t - i l , la distinction

des

rangs ne devait exister q u e dans u n e revue o u sur le c h a m p de bataille. L ' e x e r c i c e des t r o u p e s , dans la plaine du C a p , offrait un spectacle bien différent. S o u v e n t plus


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HISTOIRE DE L'ILE

de soixante mille h o m m e s défilaient devant Toussaint ; et deux mille officiers, depuis le général j u s q u ' a u porte - d r a p e a u ,

paraissaient en même

t e m p s sous les a r m e s , et gardaient tous les rangs qu'on leur avait assignés, sans d o n n e r le moindre signe de cette familiarité qu'on se permettait aux réunions de la taverne. C h a q u e général avait à ses ordres u n e demi-brigade qui maniait les armes avec u n e adresse peu c o m m u n e , et exécutait égal e m e n t bien les m a n œ u v r e s particulières aux n è gres. U n c o u p de sifflet suffisait p o u r m e t t r e en m o u v e m e n t u n e brigade entière. L e s soldats se m e t t a i e n t aussitôt à c o u r i r ; et lorsqu'ils se t r o u vaient à trois o u q u a t r e c e n t s verges du corps p r i n c i p a l , ils se dispersaient, et se c o u c h a i e n t à plat sur la t e r r e , et se t o u r n a n t t a n t ô t sur le d o s , tantôt sur le c ô t é , ils e n t r e t e n a i e n t sans cesse un feu n o u r r i j u s q u ' à ce q u ' o n les rappelât; alors, ils se r e l e v a i e n t , et r e p r e n a i e n t en un instant leur o r d r e a c c o u t u m é . Ils e x é c u t a i e n t c e t t e m a n œ u v r e avec tant de facilité et de p r é c i s i o n , qu'elle suffisait p o u r m e t t r e la cavalerie a b s o l u m e n t h o r s d'état de c h a r g e r , toutes les fois q u e le pays était m o n t u e u x et c o u v e r t de broussailles. T a n t de discipline et de dextérité eût rempli d ' é t o n n e m e n t t o u t militaire européen qui aurait eu la m o i n d r e connaissance de l'état dans lequel ces h o m m e s se trouvaient q u e l q u e s années auparavant.


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Les gens du peuple avaient, en général, les mêmes inclinations et les mêmes goûts que l'on remarque dans les nègres de toutes les conditions. Ils aimaient les enfants, respectaient les vieillards et chérissaient leurs proches. Ces sentiments semblaient même s'être fortifiés chez e u x , depuis qu'ils possédaient la liberté. Ils se livraient, sans contrainte, à leurs amusements favoris ; mais le bon ordre ne cessait presque jamais de r é g n e r , et la justice était rarement obligée d'interposer son autorité, et d'infliger des châtiments. L a Colonie espagnole avait été cédée à la F r a n c e dans les formes, en 1795. On avait rendu plusieurs postes aux troupes républicaines. Mais la ville de S a n t o - D o m i n g o , chef-lieu de cette partie de l'île, était toujours demeurée au pouvoir de l'Espagne. Toussaint, voulant s'assurer de cette capitale, et prendre les mesures que pouvait nécessiter le changement de g o u v e r n e m e n t ,

résolut de

s'y

rendre en personne. I l désirait aussi visiter plusieurs autres places importantes, passer en revue les troupes de différentes provinces, n o m m e r des officiers, organiser les districts, régler l'approvisionnement des places de g u e r r e , et terminer par lui-même plusieurs autres affaires importantes. C'est pourquoi il se décida à parcourir l'île dans toute son étendue. Les habitants de toutes les provinces regar-


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HISTOIRE

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L'ILE

clèrent cette visite comme une faveur signalée. La renommée que Toussaint s'était acquise par ses exploits militaires et ses vertus, l'avait rendu l'objet de leur amour. La grâce qui accompagnait toutes ses actions, contribuait encore à augmenter l'attachement universel. Sa figure était mâle, sa taille assez avantageuse, son air noble et imposant. Il paraissait terrible à ses ennemis ; mais il était plein de douceur pour ses amis. Ses manières, naturellement aisées et familières, avaient quelquefois de l'élégance. Lorsqu'un inférieur s'adressait à lui, il s'inclinait de l'air le plus affable, et savait se prêter, sans effort, à sa situation. Il s'empressait toujours de répondre aux témoignages de respect qu'on lui prodiguait lorsqu'il paraissait en public, ou plutôt il les prévenait avec une amabilité charmante. Son uniforme consistait en un juste-au-corps bleu, un grand manteau rouge, des manchettes de la même couleur, des manches galonnées, et une paire de grosses épaulettes d'or. Il portait un gilet écarlate, un pantalon et des bottines, un chapeau rond avec la cocarde nationale et un plumet rouge, et une épée de la plus grande dimension. L'accueil qu'il reçut partout, dans sa tournée, eût satisfait le plus grand potentat de la terre. Chacun faisait éclater sa joie; et, depuis la simple guirlande jusqu'aux ornements les plus somptueux, tout ser-


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vait à attester l'allégresse des habitants. L e s principales maisons, qui se trouvaient sur son passage, étaient magnifiquement décorées ; on avait élevé des arcs-de-triomphe à l'entrée de toutes les villes. Les troupes le recevaient avec les honneurs militaires, et toute la populace le saluait par ses acclamations. Ce voyage produisit un excellent effet dans toutes les provinces de l'île; les gouvernements municipaux prirent une forme plus régulière ; on perfectionna la disposition des forces militaires; on établit de nouveaux postes pour former une chaîne de communication c o m p l è t e ; et l'on facil i t a , en faveur du c o m m e r c e , les relations entre les îles voisines et le continent de l'Amérique. Quand Toussaint eut terminé tous les arrangements qu'il avait projetés en faveur du comm e r c e , il retourna au Cap - F r a n ç a i s , où on le reçut avec toutes sortes de démonstrations de respect. On n'avait pas encore remplacé l'ancien système d'administration coloniale, qui avait été entièrement détruit, et il n'était presque plus possible de communiquer avec la F r a n c e . Toussaint crut alors nécessaire de donner une constitution régulière à Saint-Domingue. Il fut secondé, dans ce travail, par plusieurs Européens d'un mérite distingué, dont les pricipaux étaient Pascal, de


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HISTOIRE DE L'ILE

la famille d u célèbre Pascal, l'abbé Molière, et un ecclésiastique italien n o m m é Marini. Quand on en eut arrêté la base, Toussaint la soumit à l'assemblée générale des représentants des districts, qui l'adopta. On la publia ensuite au n o m du peup l e , et l'île fut déclarée indépendante.

L a pro-

clamation se fit dans les formes, le premier juillet 1801.


DE

203

SAINT-DOMINGUE.

C H A P I T R E VIII.

Depuis juillet

1801 jusqu'au

époque de l'arrestation

mois de juin

1802,

et de la déportation

de

Toussaint.

Paix entre la France et l'Angleterre. — Le gouvernement français forme le projet de reconquérir Saint-Domingue. — L'armement met à la voile. — Il arrive et se partage en plusieurs divisions. — Le général Rochambeau s'empare de Fort-Dauphin. — Leclerc arrive au Cap-Français avec le principal corps d'armée. — Sa correspondance avec Christophe. — Proclamation de Buonaparte. — Débarquement des Français. — La ville du Cap-Français est brûlée et évacuée par les noirs. — Toussaint se retire dans l'intérieur du pays. — Sa lettre à Domage. — Députation de Coisnon auprès de Toussaint. — Buonaparte lui écrit. — Son entrevue avec ses fils. — Il aime mieux donner sa démission que de trahir son pays. — Leclerc cherche à exciter les nègres à la défection. — Commencement de la campagne. — Mouvements opérés par les différentes divisions. — Les Français livrent bataille à Toussaint. — Défection des nègres. — Toussaint est repoussé dans les montagnes. — Succès des Français dans le midi

Leclerc ordonne le rétablissement de l'esclavage. —

Les noirs recommencent la guerre avec une nouvelle v i gueur. — Les Français éprouvent des revers. — Leclerc trompe les nègres par une nouvelle proclamation. — Négociations.— Paix conclue avec les nègres. — Les chefs se re-


204

HISTOIRE

DE

L'ILE

tirent. — Leclerc fait arrêter Toussaint. — Il est envoyé en France. — On le sépare de sa famille pour l'emprisonner. — Sa mort.

PENDANT

l'automne de l'année 1801, on vit ré-

gner à Saint-Domingue la tranquillité la plus parfaite; et le peuple devenait tous les j o u r s plus opulent et plus h e u r e u x , sous le gouvernement modéré de Toussaint. Mais des calamités non moins horribles que celles qui avaient jadis affligé cette malheureuse c o n t r é e , devaient bientôt interrompre une prospérité si parfaite. L a cessation des hostilités qui eut lieu au mois d'octobre entre la F r a n c e et l'Angleterre, par suite de la signature des préliminaires de paix, laissa e n c o r e une fois à la marine française, q u i , pendant plusieurs années, n'avait pu quitter ses ports, la liberté de traverser l'Océan. B u o n a p a r t e , qui exerçait alors le pouvoir s u p r ê m e , sous le titre de premier C o n s u l , résolut sur-le-champ d'envoyer une flotte au-delà de l'Atlantique. S'il avait eu seulement en vue de rendre à la F r a n c e la souveraineté de Saint-Domingue et le m o n o p o l e de son c o m m e r c e , il est très-probable qu'il y eût réussi par la douceur et les négociations. Mais ces mesures ne l'eussent pas délivré des sollicitations importunes des cultivateurs exilés qui soupiraient après leurs anciennes possessions, ni sa-


DE SAINT-DOMINGUE.

205

tisfait la cupidité des spéculateurs, qui c o n t e m plaient avec envie les richesses de la capitale. Ces deux classes d'hommes ne se lassaient pas de répéter qu'il fallait conquérir la Colonie, rétablir dans leurs biens les anciens propriétaires, et réduire les nègres à l'obéissance. D'ailleurs, la violence était plus conforme au caractère de Buonaparte que les mesures conciliatoires. Il est à présumer qu'il regardait Toussaint avec défiance, sinon avec envie, et qu'il le considérait c o m m e un rival de gloire. I l avait besoin d'ailleurs d'employer une partie de sa n o m b r e u s e a r m é e , et il espérait, en cueillant de nouveaux lauriers, conserver l'amour de la nation française, que la gloire militaire a toujours enflammée. On fit des préparatifs formidables ; tous les partisans de l'expédition en c o n ç u r e n t les plus hautes espérances; et déjà ils croyaient voir les nègres privés de la liberté qu'ils venaient d'acquérir, et réduits de nouveau à l'esclavage. On r a s s e m b l a , dans les ports de B r e s t , de L o r i e n t , et de R o c h e f o r t , une flotte composée de vingt-six vaisseaux de guerre et d'un grand nomb r e de bâtiments de transport; on y e m b a r q u a une armée de vingt-cinq mille h o m m e s bien équip é s , l'élite des troupes françaises. L e général L e c l e r c , beau-frère du premier c o n s u l , obtint le commandement en chef, et eut pour

adjoints


206

HISTOIRE DE

L'ILE

plusieurs généraux français des plus expérimentés. U n e des divisions fut mise sous les ordres du général R o c h a m b e a u , qui avait possédé des biens à S a i n t - D o m i n g u e , et que l'on connaissait p o u r zélé partisan de l'esclavage des nègres. L'amiral V i l l a r e t , qui avait servi dans les armées du r o i , avant la révolution, c o m m a n d a la flotte; il eut sous lui le contre-amiral L a t o u c h e et le capitaine Magon. Afin de participer aux triomphes q u ' o n se p r o m e t t a i t , madame L e c l e r c accompag n a son m a r i ; J é r ô m e Buonaparte suivit aussi l'expédition. Cependant le premier consul ne se fiait pas entièrement à ses propres forces; c'est pourquoi il résolut de mettre tout en usage pour attirer Toussaint dans son parti, ou du moins p o u r l'empêcher de se déclarer c o n t r e lui. Toussaint sentait l'importance de l'éducation ; c o m m e il n'avait pas trouvé à Saint-Domingue la facilité de p r o c u r e r à ses enfants toute l'instruction qui leur pouvait être nécessaire dans le rang élevé où ils semblaient appelés, il avait envoyé ses deux fils aînés en F r a n c e . On leur fit suspend r e leurs études pour les e m b a r q u e r en qualité d'otages à bord de la flotte. L ' a r m e m e n t mit à la voile le 1 4 d é c e m b r e 1801, et arriva après une heureuse traversée, à la baie d e S a m a n a , sur la côte orientale de Saint-Dom i n g u e , le 28 du mois suivant. L e général L e -


DE SAINT-DOMINGUE.

207

clerc détacha aussitôt trois divisions de son armée pour attaquer en même temps les trois principales places de l'île. L'une, sous les ordres du général Kerversau, fut dirigée sur Santo-Domingo ; on chargea le contre-amiral Latouche d'en conduire une autre, commandée par le général Boudet, à Port-au-Prince; et le capitaine Magon eut ordre de débarquer les troupes du général Rochambeau clans la baie de Mancenille, près de Fort-Dauphin. Leclerc se rendit en personne au Cap-Français, avec le reste de son armée, et entra clans le port le 2 février. Il n'est pas facile de dire quelles informations Toussaint avait reçues, ni quelle idée il s'était faite de l'objet de cette expédition. Quelques-uns prétendent qu'on le trompa sur la force et la destination de cet armement; qu'il attendait seulement une escadre et un corps de troupes tel que le gouvernement eut pu en envoyer en temps de paix à l'une de ses Colonies; qu'il crut que les Français venaient visiter Saint-Domingue en amis; qu'alors il publia une proclamation pour engager les nègres à les recevoir avec affection et confiance ; et que non seulement il ne fit aucun prép a r a t i f de défense, mais qu'il ne donna même pas d'ordres aux généraux qui commandaient dans les diverses places de la côte. D'autres, au contraire, ont assuré qu'il était instruit des projets hostiles


208

HISTOIRE DE L'ILE

du cabinet consulaire; qu'il n'ignorait pas qu'on venait de rassembler des forces considérables pour faire une descente dans l'île; qu'il avait même découvert que plusieurs habitants blancs et noirs entretenaient

une correspondance secrète avec

les F r a n ç a i s , auxquels ils avaient promis des secours ; enfin qu'il avait employé toute l'activité qu'exigeaient les c i r c o n s t a n c e s , et pris soin de fortifier les points les plus exposés, o u dont les habitants donnaient quelque signe de m é c o n t e n t e m e n t , pour e m p ê c h e r l'ennemi de pénétrer dans l'intérieur de l'île. L e 2 février, avant que le reste de la flotte eût gagné ses points d'attaque, le général R o c h a m beau arriva avec sa division à F o r t - D a u p h i n , et les troupes débarquèrent aussitôt. On n'envoya aucune sommation aux malheureux

habitants,

qui n'eurent pas m ê m e la faculté de racheter leur vie en se s o u m e t t a n t , et les troupes se rangèrent en bataille sur le rivage. L e s n è g r e s , qui ne se défiaient de r i e n , a c c o u r u r e n t en foule pour j o u i r de cet étrange spectacle : on les chargea à la b a ï o n n e t t e , un grand n o m b r e d'entre eux furent tués ; le reste prit la fuite et laissa les Français en possession du fort. L e lendemain, la majeure partie de la flotte et de l ' a r m é e , sous les ordres de Villaret et de L e c l e r c , arriva devant le Cap-Français ; les troupes


DE SAINT-DOMINGUE.

209

se disposèrent aussitôt à débarquer et à prendre possession de la ville. Mais le général noir Christophe,

qui

commandait

ce poste

important,

voyant approcher la flotte, dépêcha à b o r d un mulâtre

qui faisait les fonctions de capitaine,

pour a n n o n c e r au c o m m a n d a n t français que le général en c h e f était en tournée dans l'intérieur de l'île ; que par conséquent on ne pouvait permettre

à aucune force militaire de

débarquer

avant le r e t o u r d'un courrier qu'on avait dépêché p o u r l'informer de l'arrivée de la flotte, et recevoir ses ordres. L e mulâtre ajouta q u e , si les Français refusaient d ' a t t e n d r e , et cherchaient à d é b a r q u e r de f o r c e , tous les habitants blancs seraient

considérés c o m m e garants de leur con-

duite, et q u ' e n f i n , s'ils attaquaient la ville, on y mettrait aussitôt le feu. L e général L e c l e r c c r u t nécessaire de j o i n d r e la douceur à la force : il mit à l'ancre et répondit

qu'il écrirait au général

Christophe, p o u r lui faire connaître la pureté de ses intentions. Voici la lettre qu'il envoya p a r un de ses officiers, après avoir retenu, c o m m e otage, le capitaine du port. Le Général en chef de l'armée de Saint-Domingue, Capitaine-Général de la Colonie, au Général Christophe, commandant au Cap. « J'apprends avec indignation, citoyen général,

14


210

HISTOIRE DE L'ILE

que vous refusez de recevoir l'escadre française et l'armée que j e c o m m a n d e , sous le prétexte que vous n'en avez pas reçu l'ordre du gouverneurgénéral. « L a France a fait la paix avec l'Angleterre, et son gouvernement envoie à Saint-Domingue des forces capables de soumettre les rebelles, si toutefois il s'en trouve dans l'île. C e p e n d a n t , g é n é r a l , j'avoue qu'il m'en coûterait de vous compter parmi eux. « Je vous préviens que si, dans le c o u r a n t de la j o u r n é e , vous ne rendez les forts Picolet et Belair, avec toutes les batteries de la c ô t e , quinze mille h o m m e s débarqueront demain au point du jour. « Quatre mille h o m m e s débarquent en ce m o ment

au F o r t - L i b e r t é , et huit mille au Port-

Républicain. « V o u s trouverez c i - j o i n t e ma proclamation, qui vous fera connaître les intentions du vernement

français; mais souvenez - vous

gouque

quelque intérêt que votre conduite antérieure ait pu m'inspirer, j e vous rends responsable de tous les événements. « Je vous s a l u e ,

« Signé

LECLERC. »


DE SAINT-DOMINGUE.

211

Ce mélange de douceur et de menaces donna lieu à cette réponse de Christophe. Henri Christophe, Général de brigade, Commandant de l'arrondissement du Cap, au Général en chef Leclerc. « Général, « V o t r e a i d e - d e - c a m p m'a remis la lettre q u e vous m'avez écrite ce matin. J'ai l'honneur

de

vous faire savoir que j e ne puis livrer les forts et les postes d o n t on m'a confié le c o m m a n d e m e n t , avant d'en avoir r e ç u l'ordre du g o u v e r n e u r - g é n é r a l , T o u s s a i n t - L o u v e r t u r e , de

qui j e tiens

toute m o n autorité. J e suis pleinement convaincu que j ' a i affaire à des F r a n ç a i s , et que vous êtes le c h e f de l'armement auquel on donne le n o m d'expédition ; mais j ' a t t e n d s les ordres du gouverneur. J e lui ai dépêché un de mes aides-decamp p o u r l'informer de votre arrivée et de celle de l'armée française, et j e ne puis vous p e r m e t t r e de d é b a r q u e r

avant d'avoir r e ç u

sa

réponse.

Si vous réalisez vos m e n a c e s , j e résisterai c o m m e doit le faire un officier-général; et si le sort vous est p r o p i c e , sachez que vous n'entrerez dans la ville du Cap qu'après l'avoir vu réduire en cendres. Bien p l u s , j e renouvellerai le c o m b a t sur ses ruines. « V o u s dites que le gouvernement français a


212

HISTOIRE DE L'ILE

envoyé, à S a i n t - D o m i n g u e , des forces capables de soumettre les rebelles, s'il s'en trouve. C'est votre arrivée, ce sont les intentions hostiles que vous manifestez, q u i , s e u l e s , peuvent en faire naître chez une nation paisible et parfaitement soumise à la France. Vous nous fournissez, vousm ê m e , un argument qui justifie notre conduite. « L e s troupes dont vous p a r l e z , qui débarquent en ce m o m e n t , sont à mes yeux autant d'atomes q u e le moindre vent dispersera. « C o m m e n t pouvez-vous m e rendre responsable des événements ? Vous n'êtes pas m o n c h e f ; j e ne vous connais p o i n t ; par c o n s é q u e n t , j e ne puis avoir aucun égard

pour v o u s , tant

que

vous ne serez pas r e c o n n u par le gouverneur Toussaint. « P o u r ce qui est de votre e s t i m e , g é n é r a l , j e vous assure que j e ne désire point de la g a g n e r , puisqu'il m e la faudrait acheter en manquant à m o n devoir. « J'ai l'honneur de vous saluer,

« Signé

H.

CHRISTOPHE.

»

L'officier français revint trouver L e c l e r c avec cette l e t t r e , le lendemain 4 février ; et les habit a n t s , c o n s t e r n é s , lui envoyèrent une députation


DE SAINT-DOMINGUE.

213

pour le supplier d'avoir pitié d ' e u x , parce que les noirs avaient résolu de m e t t r e le feu à la ville au premier mouvement que l'armée ferait p o u r débarquer, et de passer tous les blancs au fil de l'épée. L e général reçut les députés avec beaucoup de politesse ; mais il les congédia sans leur promettre de renoncer à ses projets hostiles. I l leur conseilla seulement de l i r e , à leur

retour,

la proclamation du premier c o n s u l , et de faire connaître aux habitants l'amour qu'il avait p o u r eux. Cette proclamation était rédigée dans ce style insidieux qui caractérisait presque toutes les productions

du cabinet révolutionnaire. E l l e avait

p o u r objet de persuader aux nègres que le gouvernement français n'avait que des vues pacifiq u e s , et qu'on n'emploierait la violence q u e dans le cas o ù les colons rejetteraient la fraternité qui leur était offerte. L a voici : « Habitants de S a i n t - D o m i n g u e : « Quelle q u e soit votre origine o u votre c o u l e u r , vous êtes tous F r a n ç a i s , vous êtes tous lib r e s , et tous égaux devant Dieu et devant la république. « L a F r a n c e , de m ê m e que S a i n t - D o m i n g u e , s'est vue en proie aux factions, déchirée par les discordes civiles et les guerres étrangères. Mais


214

HISTOIRE DE L'ILE

les temps sont changés. Tous les peuples ont embrassé les Français, en leur jurant paix et amitié; Les Français se sont aussi embrassés, et ont promis d'être tous amis et frères. Venez donc, embrassez aussi les Français; et réjouissez-vous de revoir vos amis et vos frères d'Europe. « Le gouvernement vous envoie le capitaine général Leclerc. Il amène avec lui des forces nombreuses pour vous protéger contre vos ennemis, et contre ceux de la République. Si l'on vous dit : Ces forces sont destinées à vous ravir la liberté, répondez : La République ne souffrira pas qu'on nous l'arrache. « Ralliez-vous autour du capitaine-général; il vous apporte la paix et l'abondance. Ralliez-vous tous autour de lui. Celui qui osera l'abandonner trahira sa patrie; et l'indignation de la République le dévorera, comme la flamme dévore vos bambous desséchés. « Donné à Paris, etc. « Signé le premier consul, «

BONAPARTE.

« Le secrétaire d'État, «

H.

B.

MARET.

»

Leclerc n'était pas disposé à attendre l'arrivée


DE SAINT-DOMINGUE.

215

des dépêches, et encore moins le retour de Toussaint. Il désirait plutôt profiter de l'absence de ce chef, qu'il redoutait. C'est pourquoi, ayant apprisse 5, que Rochambeau avait fait une descente à Fort-Dauphin, et qu'il était prêt à le seconder, il se prépara à commencer dès le lendemain ses opérations. Comme il voulait éviter de débarquer sous le feu meurtrier des fortifications, et qu'il désirait en même temps gagner les hauteurs du Cap avant que les nègres pussent effectuer leurs menaces, il fit descendre ses troupes au Limbé, petit promontoire situé à quelques milles du côté de l'ouest. De bonne heure, dans la matinée, Villaret profita d'une brise pour approcher de la ville, et le reste de l'escadre le suivit. Mais le commandant noir ne fut pas plus tôt informé de ces mouvements, qu'il fit mettre le feu à la ville en plusieurs endroits à la fois ; car il sentait qu'on ne la pourrait défendre, à cause du mécontentement général qui régnait parmi les blancs. Quand Leclerc arriva sur le soir, il la vit tout en feu. L'escadre mit aussitôt à l'ancre près du Mole; les équipages débarquèrent; et, s'étant joints à un corps de douze cents hommes, commandé par le général Humbert, qui avait fait diversion en faveur de Leclerc, ils employèrent toute leur activité pour éteindre le feu ; mais ils ne purent


216

HISTOIRE

DE

L'ILE

sauver qu'un petit n o m b r e de maisons dans la partie basse de la ville. C'est ainsi que Christophe mit ses menaces à exécution. Cette conduite lui attira les reproches des F r a n ç a i s , qui se virent trompés dans leur a t t e n t e ; mais elle était conforme aux lois de la guerre. 11 se retira en bon ordre, avec ses troupes, et perdit fort peu de monde. Quant à l'horrible menace qu'il avait faite, dito n , de massacrer tous les b l a n c s , nous devons dire à son h o n n e u r que jamais il ne songea à l'effectuer. Lorsqu'il battit en retraite, il e m m e n a c o m m e otages plus de deux mille d'entre e u x ; mais aucun ne fut mis à m o r t . Pendant ces opérations, qui ne durèrent pas plus de cinq j o u r s , Toussaint était dans l'intérieur de l'île, trop loin de la côte pour pouvoir secourir à temps les positions qui se trouvaient attaquées. Dès qu'il sut ce qui s'était passé, il prit sans perdre de temps les mesures que les circonstances lui parurent exiger. L e s gazettes françaises p a r l è r e n t , dans les termes les plus o u t r é s , de l'insurrection qui avait eu lieu dans le courant de l'automne p r é c é d e n t , et des exécutions militaires faites à cette époque. On y représenta

les insurgés c o m m e des b r i -

gands, et Toussaint et ses partisans c o m m e des hommes cruels livrés à tous les excès de la d é -


DE SAINT-DOMINGUE.

217

bauche. L a v é r i t é , qu'on avait soin de c a c h e r , c'est que Toussaint s'était trouvé contraint à la rigueur par son humanité m ê m e , qui lui inspira le dessein de soustraire les Français à la fureur de ses compatriotes. L e général Moyse et beaucoup d'officiers et de soldats qu'il commandait se r é v o l t è r e n t , non p o u r renverser Toussaint et son g o u v e r n e m e n t , mais pour se venger des blancs; et ils massacrèrent un grand n o m b r e de ces derniers. Cependant on

eut bientôt apaisé l'insur-

r e c t i o n ; et T o u s s a i n t , r e n o n ç a n t à sa d o u c e u r n a t u r e l l e , se m o n t r a p o u r cette fois inexorable. Moyse était son n e v e u , en m ê m e t e m p s , son ami intime et son lieutenant; néanmoins il le c i t a , ainsi qu'une trentaine d'officiers, devant un conseil de guerre ; et c o m m e ils furent

convaincus,

il les fit exécuter p u b l i q u e m e n t au Cap. Ce sacrifice était bien pénible p o u r lui sans doute ; m a i s , dans cette c i r c o n s t a n c e , il c r u t nécessaire d'oublier l'amitié p o u r ne songer qu'à son devoir et assurer le salut de c e u x à qui il avait promis sa protection. Cependant

les agents de Bonaparte

s'effor-

çaient de ternir la réputation de Toussaint par les plus noires calomnies. Ils le regardaient c o m m e le premier obstacle qui s'opposât au succès de leur invasion, et ils résolurent de le p e r d r e , soit par f o r c e , soit par artifice. Ils prétendaient avoir


218

HISTOIRE DE L'ILE

intercepté plusieurs de ses l e t t r e s , et y avoir trouvé des passages qui indiquaient le caractère le plus a t r o c e ; mais ces imputations, qui ne sont appuyées d'aucune p r e u v e , m o n t r e n t seulement la m é c h a n c e t é des accusateurs. L a lettre suivante, la seule qu'ils j u g è r e n t à propos de p u b l i e r , ne contient rien qui ne soit digne de l'homme le plus humain. Elle fut écrite trois j o u r s après la perte du Cap-Français, et adressée à Domage. En voici la copie : Au Citoyen Domage, Général de brigade, Commandant en chef du district de Jérémie. « Mon c h e r g é n é r a l , « J e vous envoie m o n aide-de-camp C h a n c y , qui vous remettra la dépêche c i - j o i n t e , et vous expliquera la commission dont j e l'ai chargé. « L e s Français et les blancs de la Colonie veulent nous ravir notre liberté. Plusieurs vaisseaux de guerre ont mis à l'ancre près de nos c ô t e s , et des troupes nombreuses viennent de s'emparer du C a p , du P o r t - R é p u b l i c a i n ( 1 ) , et du FortL i b e r t é . L e C a p , après une vigoureuse résistance, a été obligé de céder ; mais l'ennemi n'y a guère (1) Nom qu'on donnait à Port-au-Prince à l'époque de la révolution.


DE SAINT-DOMINGUE.

219

trouvé que des cendres. On a fait sauter les f o r t s , et tout est brûlé. L a ville du Port-Républicain a été livrée à l'ennemi par la trahison du général de brigade A g é ; et le fort Bizotton s'est

rendu

sans tirer un coup de fusil, par suite de la perfidie du c h e f de bataillon B a r d e t , ancien officier de l'armée du midi. L e général de division Dessalines maintient en ce m o m e n t un c o r d o n de troupes à La Croix-des-Bouquets, et toutes les autres places sont sur la défensive. « C o m m e J é r é m i e est

très-avantageusement

située, vous pourrez vous y m a i n t e n i r , et vous défendrez la place avec votre courage accoutumé. Défiez-vous des blancs ; ils vous trahiront s'ils le peuvent. T o u s leurs v œ u x , n'en doutez pas, tendent au rétablissement de l'esclavage. Cependant j e vous donne carte b l a n c h e . T o u t ce que vous ferez sera bien fait. Levez en masse les cultivat e u r s , et faites-leur bien c o m p r e n d r e qu'ils ne doivent m e t t r e aucune confiance dans ces h o m mes artificieux qui o n t r e ç u secrètement proclamations de F r a n c e , et qui les clandestinement pour

séduire

des

distribuent

les amis de la

liberté. « J'ai donné l'ordre au général L a p l u m e de brûler la ville de Cayes, les autres

places et

toutes les plantations s'il ne peut résister à l'ennemi ; e t , dans ce c a s , toutes les troupes des dif-


220

HISTOIRE DE L'ILE

férentes g a r n i s o n s , et tous les cultivateurs iront vous prêter main forte à Jérémie. Vous vous maintiendrez en b o n n e intelligence avec le général

L a p l u m e , afin que le service s'exécute

bien et facilement. Faites votre possible pour m'informer de la situation où vous vous trouvez. J e compte entièrement sur vous, et vous laisse libre de faire tout ce que vous j u g e r e z à propos pour briser le j o u g affreux d o n t on nous m e n a c e . « Salut et a m i t i é , « Signé TOUSSAINT-LOUVERTURE. » T o u t e s les divisions de l'armée française ayant d é b a r q u é , L e c l e r c c r u t devoir m e t t r e à exécution un projet qu'il avait c o n ç u p o u r s'assurer

de

Toussaint avant de pénétrer dans l'intérieur du pays. 11 connaissait l'extrême sensibilité du général n o i r , et il résolut de c h e r c h e r à en

tirer

avantage. Il imagina de lui faire r e m e t t r e la lettre de B o n a p a r t e , et de lui p r o c u r e r une

entrevue

avec ses deux fils, à qui les caresses du premier consul avaient persuadé qu'il était de l'intérêt de leur père d'écouter les propositions de L e c l e r c . U n émissaire partit en c o n s é q u e n c e des ruines fumantes du Cap-Français pour se rendre à En* n e r y , résidence de T o u s s a i n t , située à dix lieues environ du Cap. Coisnon, précepteur des enfante


DE SAINT-DOMINGUE.

221

de T o u s s a i n t , était chargé de remettre à ce dernier la lettre de B o n a p a r t e , et de lui présenter ses deux fils. C'est lui qui les avait amenés de F r a n c e , et il était l'un des principaux agents de l'expédition. I l devait permettre à ses élèves de voir et d'embrasser leurs p a r e n t s ; mais e m p ê c h e r qu'ils ne demeurassent avec e u x , si leur père ne promettait d'obéir aveuglément aux volontés du premier consul. On avait décidé que si Toussaint acceptait les offres qui lui seraient faites, on l'engagerait à se transporter sur-le-champ au Cap pour recevoir les ordres de L e c l e r c , et lui servir de lieutenant-général ; mais que si l'on ne pouvait réussir à le vaincre par la ruse, on arracherait ses enfants de ses b r a s et on les ramènerait c o m m e otages. On espérait que l'amour paternel l'emporterait, chez l u i , sur le patriotisme. Cepend a n t , c o m m e on n'était par certain du succès, on avait eu soin auparavant d'obtenir de lui ou de son lieutenant - général un p a s s e - p o r t p o u r r e t o u r n e r au Cap. Quand Coisnon et les deux j e u n e s gens arrivèrent à E n n e r y , Toussaint était a b s e n t ; car des affaires importantes l'avaient

appelé dans une

partie reculée de l'île. Son épouse r e ç u t ses deux fils avec tous les transports d'une m è r e qui revoit ses enfants après sept ou huit ans d'absence. Ils étaient grandis, et revenaient ornés de toutes


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HISTOIRE DE L'ILE

les grâces de la jeunesse ; l'un d'eux était même déjà presque formé. L e u r m è r e , pleine de reconnaissance pour Coisnon, l'engagea à attendre le r e t o u r de Toussaint. L e rusé Français y consentit volontiers, espérant qu'elle le seconderait auprès de son mari. Il lui d é c l a r a , c o m m e il avait Fait à tous les nègres qu'il avait rencontrés sur son chem i n , que le premier consul n'avait aucunement dessein d'attenter à leur liberté ; qu'il désirait uniquement c o n c l u r e la p a i x , et rétablir les communications entre la Colonie et la F r a n c e , et soum e t t r e l'île à l'autorité de la république. Cette mère tendre ajoutait foi à toutes les protestations de C o i s n o n , et faisait des voeux pour que son m a r i pût se fier à ces assurances de paix et d'amitié. On dépêcha sur-le-champ un courrier vers Touss a i n t , p o u r l'informer de l'arrivée de ses enfants. Il se mit aussitôt en route p o u r revenir, et voyagea avec plus de rapidité m ê m e que de coutume ; mais il était si loin d'Ennery, qu'il n'y arriva qu'après deux j o u r s de marche. Les deux enfants coururent à la rencontre de leur père ; e t , celui-ci, avec une émotion qu'on ne saurait d é c r i r e , les serra long-temps dans ses b r a s , sans pouvoir proférer une seule parole. Lorsqu'il se fut livré à tous les transports de l'amour paternel, Toussaint tendit la main à celui qu'il se plaisait à regarder comme


DE SAINT-DOMINGUE.

223

le tuteur de ses enfants, comme le guide qui les avait conduits dans ses bras. Coisnon crut ce m o ment opportun p o u r mettre son dessein à exécution. « L e père et les deux fils, dit-il, s'embrassèrent étroitement ; je leur vis verser des larmes; et, désirant profiter de cet instant que je croyais favorable, j'arrêtai Toussaint au m o m e n t o ù il me tendait les bras. » Après avoir ainsi évité les embrassements de Toussaint, Coisnon entreprit de lui persuader, par un discours étudié, d'accepter les propositions du premier consul. Il lui peignit, avec les c o u leurs les plus séduisantes, les avantages qu'il trouverait à se joindre a u x Français, lui donnant à entendre qu'il s'attirerait infailliblement, par u n refus, la haine la plus implacable; il s'étendit ensuite sur l'impossibilité où il était de résister à des armées qui avaient vaincu les légions de toute l'Europe coalisée, et qui n'avaient plus d'autres ennemis à combattre que les rebelles de SaintD o m i n g u e ; il lui protesta que le gouvernement français n'avait jamais songé à attenter à la liberté des n o i r s ; enfin, il le pria de penser à ses enfants, q u i , s'il refusait les offres qu'on lui faisait, seraient peut-être séparés de lui pour jamais. Après cette h a r a n g u e , Coisnon remit à Toussaint une lettre d u général L e c l e r c , et l'épître suivante du premier consul.


224

HISTOIRE DE L'ILE

Au Citoyen Toussaint-Louverture, Général en chef de l'armée de Saint-Domingue. « Citoyen G é n é r a l , « L a paix qu'on vient de c o n c l u r e avec l'Angleterre et toutes les puissances de l ' E u r o p e , place la république au faîte de la g r a n d e u r , et lui perm e t de diriger son attention sur Saint-Domingue. Nous y envoyons le citoyen L e c l e r c , n o t r e beaufrère, en qualité de capitaine général et de prem i e r magistrat de la Colonie. Il est accompagné d'une armée capable de faire respecter la souveraineté du peuple français. Nous espérons que vous nous prouverez aujourd'hui, ainsi qu'à toute la F r a n c e , la sincérité des sentiments que vous nous avez exprimés dans vos différentes lettres. Nous avons c o n ç u p o u r vous de l'estime; nous nous plaisons à reconnaître et p r o c l a m e r les services importants que vous avez rendus au peuple français. Si le drapeau national flotte à Saint-Doming u e , c'est à vous et à vos braves noirs que nous en sommes redevables. Appelé par vos talents, et par la force des c i r c o n s t a n c e s , au commandem e n t en c h e f , vous avez étouffé les discordes civiles,

réprimé

les brigandages

de

quelques

h o m m e s féroces, et remis en h o n n e u r la religion et le culte du Dieu, de qui tout émane.


DE SAINT-DOMINGUE.

225

« L a position où vous vous êtes t r o u v é , lorsque environné d'ennemis, vous ne pouviez recevoir aucun secours de la m é t r o p o l e , a rendu légitime votre constitution, qui ne le serait pas sans cela. Mais aujourd'hui que les circonstances sont si heureusement changées, vous serez le premier à rendre hommage à la souveraineté de la Nation, qui vous compte parmi ses plus illustres citoyens, à cause des services que vous lui avez r e n d u s , de vos talents, et de la force de caractère dont la nature vous a doué. Une conduite contraire détruirait entièrement l'idée que nous avons c o n çue de vous. Elle vous priverait de tous les droits que vous avez à la reconnaissance et aux bienfaits de la R é p u b l i q u e , et creuserait sous vos pieds un précipice q u i , en vous engloutissant, c o n t r i b u e rait au malheur de ces braves nègres dont nous chérissons le c o u r a g e , et que nous serions fâchés de punir c o m m e des rebelles. « Nous vous renvoyons vos enfants. Nous leur avons fait c o n n a î t r e , ainsi qu'à leur p r é c e p t e u r , les sentiments qui nous animent. Maintenant, assistez de vos conseils, de votre crédit et de vos talents le capitaine - général. Que p o u v e z - v o u s désirer ? de la considération, des h o n n e u r s , des richesses. Ce n'est pas après les services que vous avez r e n d u s , et ceux que vous pouvez rendre e n c o r e , avec l'estime personnelle que nous avons 15


226

HISTOIRE DE L'ILE

pour vous, que vous pouvez clouter de la considération, de la fortune et des honneurs qui vous attendent. « Faites savoir aux habitants de Saint-Doming u e , que les circonstances impérieuses de la guerre ont souvent rendu inutile la tendre sollicitude que la F r a n c e avait pour eux ; que, désormais, la paix et la force du gouvernement assureront leur prospérité et leur indépendance. Dites-leur que si la liberté est pour eux le premier des b e s o i n s , ils ne peuvent la posséder qu'avec le titre de citoyens français, et que tous les actes contraires aux intérêts de la patrie et à l'obéissance qu'ils doivent au gouvernement et au capitaine-général, seraient autant d'attentats commis c o n t r e la souveraineté nationale, qui effaceraient le souvenir de leurs services passés, et rendraient Saint-Domingue le théâtre d'une guerre affreuse, dans laquelle on verrait les pères et les enfants s'égorger les uns les autres. « E t vous, général, souvenez - vous q u e ,

si

vous êtes le premier de votre couleur qui ait atteint un aussi haut degré de

puissance, et

qui se soit distingué par tant de bravoure et de talents, vous êtes aussi, devant Dieu et devant n o u s , la première personne responsable de leur conduite. « Si quelques mécontents disent à ceux qui ont


DE SAINT-DOMINGUE.

figuré dans les troubles

de

227

Saint-Domingue,

que nous venons pour r e c h e r c h e r ce qu'ils ont fait dans les temps d'anarchie, assurez-les bien que nous ne nous informerons que de la conduite qu'ils auront

tenue

clans ces

dernières

affaires ; et q u e , si nous remontions vers le passé, ce ne serait que pour nous faire rendre

compte

de leurs actions d'éclat contre les Espagnols et les Anglais, qui ont été nos ennemis. « Comptez sans réserve sur notre estime, et conduisez - vous

comme

doit

le faire un

des

premiers citoyens de la plus grande nation du monde. « Le Premier Consul, «

BONAPARTE.

»

I s a a c , l'aîné des fils de T o u s s a i n t , raconta ensuite à son père avec quelle b o n t é son frère et lui avaient été traités par

B o n a p a r t e , et la haute

considération que le premier Consul paraissait avoir pour Toussaint et sa famille. L e plus j e u n e ajouta aussi quelques mots qu'on lui avait appris ; puis tous deux employèrent leur éloquence naturelle pour engager leur père à accepter les offres qu'on lui faisait; ils étaient loin de soupçonner les suites funestes que pouvait avoir une pareille résolution. L e u r m è r e , désolée, joignit à leurs


228

HISTOIRE

DE

L'ILE

sollicitations ses prières et ses larmes. Toussaint parut hésiter un moment. Coisnon, qui remarq u a son agitation, c o n ç u t une joie indiscrète, et sans tarder lui suggéra avec plus de zèle que de prudence la nécessité de se rendre promptem e n t au Cap pour joindre le général Leclerc. Toussaint, qui se méfiait du p i é g e , voyant ses soupçons c o n f i r m é s , reprit aussitôt un air calme, se sépara doucement de sa femme et de ses fils, conduisit le précepteur dans une autre p i è c e , et lui parla ainsi : « Reprenez mes enfants, puisqu'il « le faut. J e veux être fidèle à mes frères et à « m o n Dieu. » V o y a n t toute son éloquence inut i l e , Coisnon s'efforça de l'engager à entrer en pour-parler avec L e c l e r c ; et Toussaint, qui était prêt à tout sacrifier pour assurer le salut de ses compatriotes et éviter les horreurs de la g u e r r e , promit de répondre à la lettre du général français. Mais il ne voulut pas demeurer plus longtemps à E n n e r y , ou risquer une seconde entrevue avec ses enfants; e t , deux heures après son arriv é e , il r e m o n t a à cheval pour retourner au camp. L e lendemain il répondit à L e c l e r c , et lui envoya sa lettre par un F r a n ç a i s , n o m m é Granville, servait de précepteur aux

qui

plus jeunes de ses

enfants, et qui rencontra Coisnon et ses élèves sur la route du Cap. L e c l e r c récrivit une autre lettre à Toussaint ; et ces deux généraux ayant conclu


DE SAINT-DOMINGUE.

229

une t r è v e , demeurèrent en correspondance p e n dant plusieurs j o u r s ( 1 ) . Quand la trève fut e x p i r é e , Toussaint ne parut pas plus disposé qu'auparavant à se soumettre. Alors L e c l e r c c o m m e n ç a à s'impatienter du r e t a r d ; e t , l'amiral Gantheaume étant arrivé avec deux mille trois cents h o m m e s , il résolut de rec o m m e n c e r les hostilités avec toute la vigueur possible, en attendant l'amiral L i n o i s , qui devait amener de nouveaux renforts. L e 17 février, il publia une proclamation dans laquelle il mettait hors la loi les généraux Toussaint et C h r i s t o p h e , et ordonnait à tous les citoyens de les poursuivre et de les traiter c o m m e les ennemis de la République française. Aussitôt la guerre r e c o m m e n ç a dans toutes les parties de l'île ; et les Français employèrent toutes sortes de moyens pour exciter à la défection les troupes de T o u s s a i n t , et les habitants en général. L e c l e r c n'ignorait pas qu'il est plus facile d'en imposer à la multitude q u e de t r o m p e r des hommes accoutumés à g o u v e r n e r ; q u e , dans tous les p a y s , le peuple est naturellement porté à en vouloir à ses c h e f s , lorsqu'il sent peser sur lui les m a u x q u e la guerre, quelque légitime qu'elle soit,

(1) Voyez, dans les notes finales, la copie de la réponse que Toussaint adressa, dit-on, à Bonaparte.


230

HISTOIRE

DE

L'ILE

entraîne toujours après elle. Il savait aussi qu'on avait eu beaucoup de peine à obliger les nègres au travail ; que Toussaint s'était fait des ennemis en sévissant c o n t r e la paresse et le vice. I l résolut donc de mettre tout en usage pour faire naître le m é c o n t e n t e m e n t parmi les cultivateurs, ou du moins p o u r obtenir d'eux qu'ils observeraient la neutralité. Il se garda bien d'abord de rien changer à la condition des n è g r e s , dans les districts occupés p a r ses troupes ; e t , quoiqu'il eût à sa suite un grand n o m b r e de leurs anciens m a î t r e s , à qui le premier Consul avait promis la restitution de leurs b i e n s , il ne dit pas un seul m o t qui pût faire appréhender le rétablissement de l'esclavage; il déclara m ê m e solennellement, en son nom et en celui de la R é p u b l i q u e , qu'on respecterait la lib e r t é de tous les habitants de S a i n t - D o m i n g u e , quelle que pût être leur couleur. Dans les mêmes p r o c l a m a t i o n s , il accusait Toussaint d'avoir c o n ç u des projets a m b i t i e u x , et tâchait de disposer le peuple à le considérer c o m m e l'auteur de toutes les calamités qui allaient fondre sur la Colonie. Il essaya ensuite de c o r r o m p r e les soldats de son a r m é e , et surtout les généraux et les officiers, par les offres les plus séduisantes. I l leur promit de les employer sur-le-champ, et de leur donner des grades dans les armées de la République; et quelques


DE SAINT-DOMINGUE.

231

noirs, qui avaient abandonné leurs compatriotes pour j o i n d r e les Français sitôt après leur débarq u e m e n t , o b t i n r e n t des grades i m p o r t a n t s , et furent traités de la manière la plus

flatteuse.

Ce fut à ces artifices, et en m ê m e temps à la bravoure de ses t r o u p e s , que L e c l e r c dut ses succès. Malgré les difficultés qu'offrait le terrain, les soldats français c o m b a t t i r e n t avec beaucoup de courage et de persévérance ; cependant s'ils n'eussent pas été puissamment secondés par un grand n o m b r e de n è g r e s , et si les cultivateurs n'avaient pas généralement consenti à demeurer tranquilles spectateurs des opérations, il leur eût été b e a u coup plus difficile, sinon entièrement impossible, de pénétrer dans l'intérieur de l'île. Toussaint s'attendait à un c o m b a t terrible ; e t , croyant que la guerre se ferait dans le n o r d , parce que les Français y avaient leur quartierg é n é r a l , il partit avec un corps de troupes d'élite et établit son camp à B r e d a , où il

demeura

quelque temps pour attendre l'approche de L e clerc. L a discipline de l'armée de Toussaint était admirable. Tous les soldats connaissaient la m a n œ u vre du c a n o n , et maniaient la baïonnette avec la plus grande adresse. L a nature du pays qu'ils habitaient leur avait fait adopter une manière de c o m b a t t r e toute particulière. Quelquefois des ba-


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HISTOIRE DE L'ILE

taillons entiers se plaçaient en embuscade et réunissaient ensemble plusieurs postes, ou bien s'étendaient à une distance considérable de chaque côté du camp. L e u r extrême activité déconcertait souvent les F r a n ç a i s ; e t , lorsque ces derniers se croyaient sûrs de remporter la victoire, il paraissait tout-à-coup des détachements qui les attaquaient avec fureur. L a campagne s'ouvrit le 17 février, le j o u r m ê m e o ù L e c l e r c publia sa proclamation; et l'on donna ordre à toutes les troupes qui avaient déb a r q u é dans le nord d'effectuer une j o n c t i o n . E n c o n s é q u e n c e , la division du général Desfourneaux se dirigea sur le L i m b e ; celle du général Hardy, sur le Grand-Boucan

et les M o r n e s ; et celle

du général R o c h a m b e a u gagna la Tannerie et la forêt de l'Anse. E n même t e m p s , un petit corps d ' a r m é e , composée des garnisons du Cap et de Fort-Dauphin, m a r c h a sur Sainte-Suzanne, le T r o u et Vallière. Ces troupes avaient à lutter contre la nature désavantageuse du t e r r a i n , et étaient souvent harcelées par les n o i r s , qui se cachaient, soit au fond des b o i s , soit dans les m a r a i s , où ils trouvaient une retraite sûre. Néanmoins elles s'emparèrent

des positions qu'elles avaient reçu

ordre d'occuper. L e 1 8 , les trois divisions allèrent camper au Dondon et à Saint-Raphaël, dans les environs de


DE SAINT-DOMINGUE.

233

Plaisance; e t , le 1 9 , le général Desfourneaux se rendit maître de cette dernière v i l l e , qui ne fit aucune résistance; car le c o m m a n d a n t du district avait abandonné la cause des n o i r s , et j o i n t les Français avec deux cents hommes de cavalerie et trois cents fantassins. L a division du

général

Hardy s'empara en m ê m e temps de M a r m e l a d e . Cette place était défendue par le général Christophe, qui se décida à l'évacuer après la perte du M o r n e de Bopspen, que son commandant livra par trahison. I l se retira en b o n o r d r e , avec douze cents h o m m e s de troupes de ligne, et une quantité considérable de troupes non réglées. L e m ê m e j o u r , le général R o c h a m b e a u prit position à Saint-Miguel, où il ne trouva que fort peu de résistance, quoique la place fût

défendue

par

quatre cents h o m m e s . Cependant,

le général M a u r e p a s , qui c o m -

mandait les n o i r s , avait remporté quelques avantages sur le général Humbert. C'est

pourquoi

L e c l e r c désirait b e a u c o u p le chasser des retranchements qu'il occupait près de

Port-de-Paix.

Il d é t a c h a , pour cet effet, le général D e b a l l e ; mais les Français échouèrent dans cette tentat i v e , le 20 février, et essuyèrent une perte considérable. L e général B o u d e t , qui avait r e ç u l'ordre de quitter le Port-au-Prince, se dirigea sur la Croix-


234

HISTOIRE DE L'ILE

des-Bouquets ; mais les nègres y mirent le feu, et l'abandonnèrent à son approche. Ensuite Dessal i n e s , qui commandait les noirs dans ce district, traversa rapidement les m o n t a g n e s , et incendia la ville de L é o g a n e , sous les yeux d'une frégate que l'amiral français avait envoyée p o u r la protéger. Mais ces désavantages furent un peu compensés par la défection de L a p l u m e , général noir très-distingué, qui se réunit au général Boudet, avec toutes ses troupes. L e 22, les divisions des généraux Desfourneaux et Hardy m a r c h è r e n t c o n t r e un fort situé aux environs de P l a i s a n c e , qui venait d'être abandonné par Laplume. C h r i s t o p h e , désirant protéger un dépôt considérable de noirs qui se trouvait près de l à , entreprit de prévenir ce mouvement des F r a n ç a i s ; mais il fut obligé de se contenter de couper une partie de leurs forces et de se retirer à Bayannai. Néanmoins il demeura toujours sur la défensive; e t , après plusieurs escarmouches, il se retira aux Gonaïves. L e 24, le général R o c h a m b e a u fit descendre sa division dans le ravin à Couleuvres. Toussaint y avait posté avantageusement la g a r d e , qui se composait de quinze cents grenadiers d'élite, de quatre cents d r a g o n s , et de douze cents hommes de différents c o r p s , et attendait l'attaque. Toussaint s'y battit corps à c o r p s ; les noirs m o n t r è -


DE SAINT-DOMINGUE.

235

rent beaucoup de courage et d'opiniâtreté ; mais, ils furent à la fin obligés de se retirer en laissant; huit cents m o r t s sur le champ de bataille. T o u s saint se r e t r a n c h a sur les bords de la P e t i t e Rivière, et L e c l e r c à Gonaïves. Ce dernier s'exprimait ainsi clans les dépêches qu'il envoya au premier Consul, deux j o u r s après cette affaire : « I l faut absolument avoir vu le pays, p o u r se pouvoir former u n e j u s t e idée des difficultés qu'il présente à chaque pas. J e n'ai jamais t r o u v é , clans les Alpes, d'obstacles pareils à ceux qu'on r e n c o n t r e ici partout. » L e 27, le général Boudet se rendit maître de S a i n t - M a r c ; mais c o m m e Maurepas conservait toujours ses positions, qui lui donnaient le c o m mandement du district, L e c l e r c résolut de l'obliger à se r e n d r e , en c o n c e n t r a n t ses forces. I l avait déjà tout préparé p o u r l'attaque; mais Maurepas entra en pour-parler avec l u i , et finit par se soumettre avec toutes ses t r o u p e s , à condition que lui et ses officiers conserveraient leurs gracies. Il avait deux mille h o m m e s de troupes réglées et sept pièces de canon. Les avantages que les Français et leurs alliés obtinrent en m ê m e temps clans plusieurs p r o vinces de Saint-Domingue, secondèrent si bien les propositions et les promesses de L e c l e r c , que la plupart des militaires nègres, qui étaient encore


236

HISTOIRE DE L'ILE

attachés à Toussaint, commencèrent à se lasser de la guerre ; et q u e , presque tous les jours quelqu'un de leurs chefs passait du côté de l'armée française. Outre cela, les Français étaient parvenus à mettre de leur côté une portion considérable des troupes r é g l é e s , o u d u moins à leur persuader de quitter les armes, et les combats avaient été très-meurtriers; de façon q u e , vers la fin de février, c'est-à-dire, un mois après le comm e n c e m e n t de la g u e r r e , les généraux noirs n'avaient plus avec eux que ceux des cultivateurs q u i combattaient p o u r leur liberté. Mais ces h o m m e s ne formaient qu'une bien petite partie de la population. C'était, d'ailleurs, des soldats sans expérience, entièrement étrangers aux exercices militaires, et très-mal armés. Q u a n d ils virent qu'il fallait se retirer dans l'intérieur du p a y s , ils commencèrent aussi à abandonner leurs d r a p e a u x ; et leur chef, accompagné seulement de quelques centaines d ' h o m m e s , et poursuivi sans cesse, eut à lutter

contre des obstacles

i n n o m b r a b l e s , et à souffrir les m a u x les plus affreux. Cependant Toussaint ne s è d é c o u r a g e a pas. Il était hors d'état de faire face à ses e n n e m i s , mais il n'était pas encore v a i n c u ; e t , tandis que les Français se fatiguaient par des marches forcées, et combattaient pour des positions inutiles, il


237

DE SAINT-DOMINGUE.

allait et venait à son gré sans être jamais coupé dans ses r e t r a i t e s , ni surpris dans sa m a r c h e . Toussaint, qui avait l'expérience des guerres passées, pouvait supposer assez naturellement que les F r a n ç a i s , malgré tous les secours qu'ils étaient à même de se p r o c u r e r , finiraient par

s'épuiser,

Il avait été chassé de tous les points de la c ô t e , et son armée venait d'être considérablement affaiblie, tant par le fer de son e n n e m i , que par la désertion ; mais les obstacles qu'offrait le t e r r a i n , la constitution des nègres a c c o u t u m é s au c l i m a t , le genre de tactique qu'ils avaient adopté, étaient des ressources avec lesquelles il pouvait espérer de t r i o m p h e r encore. D'un autre c ô t é , la conduite que les Français avaient tenue depuis leur d é b a r q u e m e n t , lui faisait peut-être conjecturer que les projets formés contre la liberté des nègres se trouveraient

divulgués avant

que

les

chaînes de l'esclavage fussent e n t i è r e m e n t rivées, et qu'un grand n o m b r e d ' h o m m e s , qui avaient abandonné l'étendard de la l i b e r t é , moins par perfidie que par e r r e u r , se rallieraient de nouveau autour de lui. Cette idée pouvait lui d o n n e r un nouveau courage p o u r affronter les dangers de la guerre. Au c o m m e n c e m e n t de m a r s , L e c l e r c arriva à P o r t - a u - P r i n c e , dont le général Boudet s'était emparé sans difficulté. Il trouva la place en fort


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HISTOIRE

DE

L'ILE

bon état; e t , y ayant fixé son quartier-général, il se disposa à poursuivre les opérations avec une nouvelle vigueur. L e premier objet qui alors fixa ses regards fut la Crète-à-Pierrot, poste situé assez loin de Port-auPrince et à l'ouest de S a i n t - M a r c , dont il est éloigné de huit lieues. L a forteresse, construite par les Anglais, alors qu'ils étaient en possession de cette partie de l'île, avait été depuis occupée par les n o i r s , qui en avaient fait un de leurs dépôts. On employa presque toute l'armée française à faire le siége de cette p l a c e , et à o c c u p e r les positions voisines, parce qu'on voulait empêcher la retraite de la g a r n i s o n , qui était commandée par Dessalines, l'un des généraux noirs les plus courageux et les plus entreprenants. Dans cette occ a s i o n , il y eut plusieurs cruautés commises. Les troupes

du général Hardy c e r n è r e n t six cents

noirs et les passèrent tous au fil de l'épée ; une partie de la m ê m e division fit un semblable massacre à T r i a n o n , qui fut emporté à la baïonnette. L e général S a l m e s , ayant bloqué un petit camp, avec des forces considérables, fit mettre à mort tous les hommes qui s'y t r o u v è r e n t , et Rochambeau détruisit tous les villages qu'il r e n c o n t r a sur sa route. Cependant on conduisait le siége avec la plus grande activité. L a défense que fit le comm a n d a n t de la place eût h o n o r é un général fran-


DE SAINT-DOMINGUE.

239

çais. E n f i n , après avoir fait emporter tous les objets p r é c i e u x , et t r o m p é , jusqu'au dernier m o m e n t , les efforts des assiégeants, Dessalines fit une sortie dans la nuit, avec une de ses divisions, et se retira. Trois nuits a p r è s , les autres troupes de la garnison firent une semblable tentative; mais il n'y en eut qu'une partie qui réussit; le reste fut cerné par les assiégeants, et passé au fil de l'épée. Ainsi, les Français se trouvèrent en possession de la forteresse ; mais cet avantage

ne

compensait que bien faiblement la perte qu'ils avaient faite de quelques - uns de leurs meilleurs g é n é r a u x , et d'une grande partie de leurs plus belles troupes. Fier des succès qu'il avait obtenus, et persuadé qu'il n'avait plus rien à craindre de la part des n o i r s , L e c l e r c s'imagina que le meilleur m o y e n d'assurer sa c o n q u ê t e , et d'acquérir de la g l o i r e , était de remettre au plus tôt sous le j o u g les nègres des plantations. Il avait toujours eu en vue le rétablissement de l'esclavage; on connaissait partout son dessein. L e s habitants de Saint-Domingue étaient les seuls qui parussent l'ignorer. Enfin il p u b l i a , vers le milieu du mois de m a r s , une ordonnance par laquelle il rendait aux propriétaires, ou à leurs chargés de pouvoirs, toute l'autorité qu'ils avaient eue jadis sur les nègres. Cette perfidie causa à peu près une égale sur-


240

HISTOIRE DE L'ILE

prise aux colons et aux noirs. L e s premiers trouvèrent cette conduite si i m p r u d e n t e , que

beau-

coup d'entre eux ne v o u l u r e n t pas retourner a leurs p l a n t a t i o n s , et ils regardèrent c o m m e toutà-fait impossible d'exécuter l'ordre du général. L e s pauvres

cultivateurs r e c o n n u r e n t

alors la

faute qu'ils avaient commise en ajoutant foi aux promesses de L e c l e r c , q u i , six semaines auparav a n t , avait j u r é en son n o m , en celui du prem i e r C o n s u l , et de la R é p u b l i q u e , de maintenir l e u r liberté. L e s nègres qui s'étaient réunis aux Français c o n ç u r e n t aussi les plus vives alarmes. L e c l e r c l e u r avait promis solennellement de protéger leur indépendance

et celle de

leurs

compatriotes;

mais la proclamation q u i rétablissait l'esclavage l e u r fit craindre d'éprouver le m ê m e s o r t , dès que leurs alliés j u g e r a i e n t à propos de le leur faire subir. Cependant ils n'osaient e n c o r e se révolter, ni donn e r aucun signe de m é c o n t e n t e m e n t ; car on avait eu soin de les f o r m e r en petits d é t a c h e m e n t s , et de les éloigner les uns des autres. On en avait d'ailleurs réformé un grand n o m b r e sous divers prétextes : ce qui leur avait fait perdre beaucoup de leurs f o r c e s , et ils étaient en m ê m e

temps

surveillés de près par les E u r o p é e n s . Toussaint,

toujours

infatigable, résolut

de

t o u r n e r à son avantage l'imprudence des F r a n -


DE SAINT-DOMINGUE.

241

çais. I l r e m a r q u a qu'en c o n c e n t r a n t leurs forces clans les environs de la Crète-à-Pierrot, ils avaient laissé sans défense la province du Nord. Il effectua d o n c , au c o m m e n c e m e n t d'avril, une j o n c tion avec C h r i s t o p h e , qui avait environ

trois

cents soldats; e t , au lieu de continuer de fuir dans les m o n t a g n e s , il se hâta de gagner la côte septentrionale

de l ' î l e , où il y avait un

grand

n o m b r e de cultivateurs. Arrivé à P l a i s a n c e , p a r un chemin d é t o u r n é , il défit les troupes du général D e s f o u r n e a u x , et traversa sitôt a p r è s , le D o n d o n et Marmelade. P a r t o u t il appelait aux armes les cultivateurs ; et ces derniers se rassemblaient en foule sous ses drapeaux. Ils étaient m a l a r m é s , ou plutôt la plupart d'entre eux n'étaient pas armés du tout. Ils avaient seulement

des

houes et u n e espèce de coutelas dont on se sert dans les Indes p o u r tailler les charmilles. Mais leur n o m b r e et le zèle qui les a n i m a i t , m i r e n t leur c h e f en état de s u r m o n t e r les plus grands obstacles. Ses troupes se précipitant c o m m e un t o r r e n t dans la plaine du N o r d , s'emparèrent de tous les postes des F r a n ç a i s , qui vinrent se ret r a n c h e r au Cap. Toussaint n'avait plus d'artillerie ; cependant il bloqua la ville, et il l'eût p r i s e , si la flotte française ne s'était trouvée dans le port. L e général Boyer, c o m m a n d a n t la p l a c e , appela/à son

16


242

HISTOIRE DE L'ILE

secours tous les m a r i n s , et douze cents matelots d e la flotte. On éleva de nouvelles b a t t e r i e s ; les vaisseaux furent halés sur le rivage, d'où ils firent feu sur les assiégeants. Néanmoins la place eût fini par se rendre à Toussaint et à ses rustiques soldats, si le général Hardy, à la tête d'une division de l'armée du S u d , n'était venu en toute hâte à son secours. L e capitaine-général fut obligé de s'embarquer, et d'abandonner toutes les conquêtes qu'il avait faites dans le Midi. Ces changements s'opérèrent en quinze j o u r s . Les F r a n ç a i s , q u i , vers la fin de m a r s , étaient partout

victorieux, f u r e n t ,

dans

la

première

quinzaine d'avril, réduits à u n e telle e x t r é m i t é , que L e c l e r c , assiégé au Cap-Français, et à peine en état de s'y maintenir, songea sérieusement à évacuer la p l a c e , et à se retirer, par m e r , dans la partie espagnole de l'île. U n e haine générale succéda à l'amour que les nègres avaient d'abord c o n ç u p o u r les Français; aussi ces derniers se trouvèrent-ils dans u n e situation e x t r ê m e m e n t critique. Ce fut dans la ville du Cap qu'ils eurent à souffrir le plus ; la multitude d ' h o m m e s , entassés dans cette p l a c e , produisit bientôt u n e h o r r i b l e contagion. J u s q u e - l à les troupes

françaises avaient j o u i d'une excel-

lente s a n t é ; mais la ville se trouva tout à coup convertie e n un immense lazaret, et beaucoup


DE SAINT-DOMINGUE.

243

d ' h o m m e s , qui avaient échappé au fer des n o i r s , périrent victimes de la peste. L a F r a n c e envoya des renforts considérables; mais Toussaint pressa toujours le siége; e t , malgré ses efforts, la garnison ne put q u e se maintenir dans ses retranchements. L e c l e r c se repentit alors d'avoir t r o p tôt levé le m a s q u e ; il sentit qu'il lui serait impossible de remplir l'objet de sa m i s s i o n , s'il n'inventait de nouveaux piéges. M a i s , malgré toute la simplicité des cultivateurs, et l'aversion qu'ils avaient p o u r les m a u x de la g u e r r e , il semblait e x t r ê m e m e n t difficile de les t r o m p e r une seconde fois. Cepend a n t , il pensa q u e de nouvelles p r o c l a m a t i o n s , en faveur de la l i b e r t é , pourraient lui regagner la confiance des n è g r e s , et les séparer de leurs chefs ; il résolut de tenter l'entreprise et d'agir avec plus de prudence q u e la première fois, afin de persuader aux noirs qu'il avait r e n o n c é sincèrement à son dessein. D a n s cette v u e , il c o m p o s a la p r o clamation suivante.


244

HISTOIRE DE L'ILE

LIBERTÉ.

AU

ÉGALITÉ.

N O M D U

P E U P L E

F R A N Ç A I S .

PROCLAMATION. Le Général en chef, aux habitants de Saint-Domingue.

« Citoyens, « L e temps est venu où la tranquillité va s u c c é d e r au désordre qui est n a t u r e l l e m e n t résulté de l'opposition mise par les rebelles au débarquem e n t de l'armée de Saint-Domingue. « L a rapidité des o p é r a t i o n s , et la nécessité de pourvoir à la subsistance de l ' a r m é e , m ' o n t emp ê c h é jusqu'ici de m ' o c c u p e r de

l'organisation

définitive de la Colonie. D ' a i l l e u r s , j e ne pouvais avoir q u ' u n e idée très-imparfaite d'un pays que j e n'avais j a m a i s v u , et il m'était impossible de j u g e r , sans un m û r e x a m e n , d'un peuple qui, p e n d a n t dix a n s , avait été en proie aux révolutions. « L a constitution provisoire q u e j e donnerai à la C o l o n i e ,

MAIS QUI NE

SERA

DÉFINITIVE QUE LORS-

Q U ' E L L E A U R A É T ÉA P P R O U V É E P A R L E G O U V E R N E M E N T FRANÇAIS,

aura p o u r base la liberté et l'égalité

tous les habitants

de Saint-Domingue,

de

sans aucune


DE SAINT-DOMINGUE.

distinction

de couleur.

245

Cette constitution c o m -

prendra : « 1° L'administration de la j u s t i c e ; « 2° L'administration intérieure de la C o l o n i e , et les mesures nécessaires p o u r sa défense intérieure et e x t é r i e u r e ; « 3° L e s i m p ô t s , leur e m p l o i , et le m o d e de perception à a d o p t e r ; « 4° L e s réglements et ordonnances relatives au c o m m e r c e et à l'agriculture ; « 5° L'administration des domaines n a t i o n a u x , et le m o y e n de les rendre plus avantageux à l ' É t a t , e t , en m ê m e t e m p s , moins à charge à l'agricult u r e et au c o m m e r c e . « C o m m e il est de votre i n t é r ê t , C i t o y e n s , q u e toutes les institutions protègent également l'agriculture et le c o m m e r c e , j e n'ai entrepris cette tâche

importante

qu'après

avoir

consulté les

h o m m e s les plus distingués et les plus instruits de la Colonie. « J ' a i , en c o n s é q u e n c e , donné ordre aux généraux des divisions du S u d et de l'Ouest, de choisir, p o u r chacun de ces départements sept citoyens, propriétaires et négociants ( s a n s égard à leur c o u l e u r ) , q u i , avec huit a u t r e s , que j e choisirai m o i - m ê m e , p o u r le département du N o r d , devront s'assembler au C a p , dans le c o u r a n t de ce


246

HISTOIRE DE L'ILE

m o i s , et me c o m m u n i q u e r leurs observations sur les plans que j e soumettrai à leur examen. « C e n'est pas une assemblée délibérante que j'établis. Je sais trop bien quels m a u x les réunions de cette nature ont attirés sur la Colonie. On fera choix de citoyens probes et éclairés; j e leur ferai connaître mes desseins, ils m e c o m m u n i q u e r o n t leurs observations, et p o u r r o n t inspirer à leurs compatriotes les sentiments libér a u x dont le G o u v e r n e m e n t est animé. « Que ceux que l'on convoquera de la s o r t e , considèrent leur nomination c o m m e une m a r q u e flatteuse de l'estime que j ' a i p o u r eux. Qu'ils songent q u e , sans leurs conseils et leurs avis, j e pourrais adopter des mesures désastreuses p o u r la C o l o n i e , dont ils souffriraient eux-mêmes tôt ou tard. S'ils font ces réflexions, ils se décideront volontiers à quitter, p o u r q u e l q u e t e m p s , leurs occupations. « D o n n é au quartier-général du C a p , le 5 floréal an 10 de la R é p u b l i q u e française. « L e général en c h e f ,

« Signé

LECLERC.

« P o u r copie c o n f o r m e , « L e d é p u t é , adjudant-général,

« Signé

D'AOUST. »


DE

SAINT-DOMINGUE.

247

On peut remarquer, dans cette proclamation, que, sans reconnaître formellement l'injustice de ses premières mesures, et même sans cesser de qualifier de rebelles les nègres qui s'étaient d'abord opposés à son d é b a r q u e m e n t , L e c l e r c commence adroitement par faire l'apologie de ses dernières tentatives, en disant qu'il ne connaissait ni le pays ni le caractère de ses habitants. Il ne parle presque pas des ordres qu'il avait donnés pour le rétablissement de l'esclavage; il dit seulement qu'ils avaient été occasionnés par les travaux de la g u e r r e , qui ne lui avaient pas laissé le temps d'établir un g o u v e r n e m e n t libre ; c o m m e si cette servitude avait dû résulter du manque de quelques réglements positifs, que ses occupations l'avaient empêché de faire. 11 propose ensuite une constitution fondée sur la liberté et l'égalité de tous les habitants de la C o l o n i e , sans aucune distinction de couleur. Mais ce qu'il donnait c o m m e une assurance de liberté, devenait tout-à-fait illusoire par la construction

de sa phrase. L'organisation tive, que lorsqu'elle gouvernement

ne devait être

défini-

aurait été approuvée par le

français.

L e pouvoir des représen-

t a n t s , qu'on d e v a i t , disait-on, rassembler dans toutes les parties de l'île, était limité avec autant de soin que si l'on eût voulu véritablement établir un système permanent de représentation en-


248

HISTOIRE DE L'ILE

loniale. L e c l e r c savait bien que les nègres n'étaient pas assez profonds politiques p o u r prendre le m o i n d r e souci à cet égard; mais qu'ils seraient c h a r m é s de voir qu'on reconnaissait leur indépend a n c e , et que leurs compatriotes participeraient au gouvernement. Cette p r o c l a m a t i o n , datée du 25 avril, fut envoyée sur-le-champ au c a m p des n o i r s , et on la répandit p r o m p t e m e n t dans les différentes provinces de l'île. E l l e eut t o u t l'effet que son auteur pouvait désirer. L e s nègres étaient généralement las de la guerre. On les avait exclus des principaux ports de l'île; e t , c o m m e les étrangers n'osaient plus trafiquer avec e u x , ils se trouvaient privés de tous les objets d ' a g r é m e n t et de nécessité que le c o m m e r c e leur fournissait. L e s cultiv a t e u r s , obligés de se séparer d e leurs familles; p o u r affronter les périls de la guerre, ne voyaient, de leur c ô t é , que la paix qui les p û t

délivrer

p r o m p t e m e n t de tous ces m a u x . L e s n o m b r e u x renforts qui arrivaient de F r a n c e leur

ôtaient

t o u t espoir de terminer sitôt la guerre. S'ils comb a t t a i e n t , c'était d o n c p o u r leur l i b e r t é , et ils la c r u r e n t garantie par la proclamation de L e clerc. Ces sentiments produisirent une défection presque générale dans l'armée des n o i r s , et disposèrent quelques-uns des chefs à p r e n d r e p a r t à


DE SAINT-DOMINGUE.

249

une négociation qui s'entama bientôt après. Christophe demanda, pour condition de son compromis, qu'on accordât à ses troupes une amnistie générale, qu'on leur conservât leurs grades, et qu'on en fît autant pour son collègue Dessalines, et pour Toussaint, le général en chef. Leclerc eut beaucoup de peine à y consentir. C e p e n d a n t , il désirait tellement avoir la gloire de rendre la C o lonie à la M é t r o p o l e , qu'il vainquit cette répug n a n c e , et accorda tout ce que Christophe lui demandait. P e u de temps après, Paul L o u v e r t u r e , frère de Toussaint, se joignit aussi aux Français, avec deux mille nègres qu'il avait sous son commandement. Toussaint et Dessalines entrèrent pareillement en négociation avec Leclerc. Ils n'avaient p e u t être aucune confiance dans sa sincérité; mais ils se crurent forcés, par les circonstances, de conclure, décidés à observer fidèlement le traité, tant que les Français ne le violeraient pas. Ils ne demandaient que les mêmes conditions qu'on avait accordées à Christophe, et une retraite honorable. Après avoir balancé pendant quelques j o u r s , L e clerc se montra favorable à leurs v œ u x . L a paix fut c o n c l u e , clans les premiers jours de mai, avec Toussaint et son armée; et tous les habitants de Saint-Domingue reconnurent la souveraineté de la France.


250

HISTOIRE DE L'ILE

Les papiers officiels, dans lesquels le gouvernement français annonça cet événement, ne donnaient aucun détail sur la manière dont on avait terminé les hostilités. Ils disaient que Toussaint et Dessalines s'étaient soumis h u m b l e m e n t , qu'ils avaient eu beaucoup de peine à obtenir leur pardon du vainqueur. L a gazette du G a p , du 8 m a i , contient au contraire une

lettre de Leclerc à

Toussaint, qui ne prouverait p a s , plus que la proclamation du 25 avril, que ce dernier avait fait une soumission honteuse ; puisque Leclerc y témoigne le désir d'entretenir avec lui une correspondance. O n r e m a r q u e , dans cette lettre, les passages suivants : « G é n é r a l , je traiterai vos troupes comme le reste d e mon armée. Q u a n t à v o u s , vous désirez votre tranquillité, et c'est avec raison. Lorsqu'un h o m m e a s o u t e n u , pendant plusieurs années, le fardeau du gouvernement de S a i n t - D o m i n g u e , je crois qu'il doit avoir besoin de repos. Je vous laisse donc la liberté de vous retirer dans

celle

de vos propriétés qui vous plaira le mieux. J'ai assez d e confiance dans l'intérêt que vous portez à la C o l o n i e , pour croire que vous voudrez bien employer vos moments de loisir à me communiquer vos sentiments Sur les mesures les plus p r o pres à faire refleurir l'agriculture et le commerce. Dès qu'on m'aura transmis l'état des troupes du


DE S A I N T - D O M I N G U E .

général Dessalines,

je

251

vous enverrai mes

tructions sur les positions

ins-

qu'elles devront oc-

cuper. » Toussaint se retira à une petite plantation qui portait le nom de L'ouverture. Elle était située aux G o n a ï v e s , sur la côte sud-est de l'île, à peu de distance de la ville de Saint-Marc. L à , au sein du reste de sa famille (car il n'entendit jamais parler de ses d e u x fils depuis lé m o m e n t où ils repartirent pour le C a p avec Coisnon ), il commença de jouir de ce repos dont il avait été si long-temps privé. Mais dès que Leclerc vit le chef des nègres en son pouvoir, et la tranquillité rétablie dans la C o l o n i e , il médita de

nouvelles

hostilités. V e r s le milieu de mai, la frégate accompagnée du Héros,

la

Créole,

vaisseau de 74 canons,

p a r t i t , pendant la nuit, d u Cap-Français, et alla relâcher dans une petite baie, aux environs des Gonaïves. Plusieurs bateaux chargés de troupes abordèrent en même temps, et cernèrent: la maison où Toussaint reposait avec sa famille. Il était enseveli dans lin profond s o m m e i l , et sans défiance du danger qui le menaçait. L e général de brigade B r u n e t , et Ferrari, aide-dc-camp de L e clerc,

entrèrent dans la chambre de T o u s s a i n t ,

avec un peloton de grenadiers, et le sommèrent de se rendre sur-le-champ, en lui enjoignant de


252

HISTOIRE DE L'ILE

se transporter avec toute sa famille à bord

la frégate. Toussaint sentit que la résistance devenait inutile. Il se décida donc à subir son sort; mais il demanda que sa femme et ses enfants, plus faibles que l u i , demeurassent à sa maison. On s'y refusa. Des forces considérables parurent; et, avant que l'alarme se fût répandue dans les environs, toute la famille de Toussaint se trouva transportée à bord de la frégate. O n l'embarqua ensuite sur le Héros,

qui fit aussitôt voile pour

la France. Pour justifier cette c o n d u i t e , qui excita l'indignation de l'Europe, Leclerc allégua que T o u s saint était « entré dans une conspiration, et qu'il désirait recouvrer son ancienne influence dans la Colonie. » Mais on ne donna pas au public la moindre preuve à l'appui de cette accusation. Il s'était écoulé trop peu de temps depuis la conclusion de la paix, pour que Toussaint eût pu tracer un plan de conspiration ; et il devait à peine être arrivé chez lui quand les vaisseaux de guerre partirent du Cap-Français. L e général Leclerc avait si bien pris ses mesures q u e , malgré leur indignation, les soldats et les officiers

noirs ne

purent opposer

aucune

résistance. On les avait dispersés dans toute l'étendue de l'île, et ils étaient mêlés aux troupes françaises, qui les surveillaient de près. D e u x chefs


DE SAINT-DOMINGUE.

253

qui se trouvaient près des G o n a ï v e s , c o u r u r e n t aux a r m e s , et attaquèrent les troupes qui e m m e naient leur ancien général; mais ils ne

purent

réussir à le d é l i v r e r , et cette tentative leur coûta la vie. L e s Français se saisirent d'eux ; et L e c l e r e d i t , dans une dépêche écrite aussitôt après cet événement, « qu'il les fit fusiller. » Dans la m ê m e l e t t r e , il parle de l'arrestation d'une centaine des principaux partisans de T o u s s a i n t ; e t , sans leur r e p r o c h e r autre chose q u e d'être amis de c e gén é r a l , il dit q u e quelques-uns d'entre eux furent envoyés à b o r d de la frégate la Muiron,

qui de-

vait partir pour la M é d i t e r r a n é e , et qu'on répartit les autres entre les bâtiments de l'escadre. On ne sait pas précisément quel fut le sort de ces m a l h e u r e u x . Ce que L e c l e r c disait de la M é diterranée fit supposer dans le temps qu'on les avait vendus c o m m e esclaves sur les côtes de Barbarie. Mais c o m m e le gouvernement

garda

entièrement le silence sur ce p o i n t , il est trèsp r o b a b l e qu'on les j e t a à la m e r ; car on sait que peu de temps après on employa ce moyen p o u r se défaire d'un grand n o m b r e de leurs compatriotes. D u r a n t la traversée, Toussaint ne vit pas une seule fois sa famille; il fut tenu c o n s t a m m e n t renfermé dans sa c h a m b r e , dont la porte était gardée par des soldats. Dès qu'il fut, arrivé à B r e s t , on le


254

HISTOIRE DE L'ILE

fit débarquer, et on lui permit de s'entretenir un instant seulement sur le pont avec sa femme et ses enfants, qu'il ne devait plus revoir. Ensuite on

le plaça dans une voiture fermée,

et une

nombreuse escorte de cavalerie le conduisit au Château-de-Joux, sur les confins de la FrancheC o m t é et de la Suisse. 11 demeura quelque temps dans ce lieu avec un seul domestique n o i r , qu'on emprisonna aussi étroitement que lui. L a femme de Toussaint fut détenue pendant deux

mois à

Brest avec

ses

enfants; ensuite on la conduisit à Bayonne. O n n'en a plus entendu parler depuis. A l'approche de l'hiver, on transféra Toussaint d u Château-de-Joux à Besançon, où il fut renfermé comme le dernier des criminels dans un donjon f r o i d , humide et obscur. O n peut regarder ce lieu comme son

tombeau. E n effet,

q u e le lecteur se figure combien ce cachot devait paraître affreux à u n h o m m e né sous le beau ciel des Indes occidentales, où le manque de chaleur et d'air ne se fait jamais sentir, même dans les prisons. Des personnes dignes de foi ont assuré q u e le plancher d u donjon était couvert d'eau. Il languit pendant tout l'hiver dans cet état déplorable, et mourut au printemps de l'année suivante. Les j o u r n a u x français annoncèrent sa mort le 27 avril 1 8 0 3 .


DE SAINT-DOMINGUE.

255

Ainsi finit ce grand h o m m e . Ses talents et ses vertus lui d o n n e n t des droits à la reconnaissance de ses compatriotes ; e t , malgré son infortune, la postérité placera son n o m parmi ceux des géné­ raux et des législateurs les plus vertueux.


256

HISTOIRE DE L'ILE

CHAPITRE IX.

Depuis le mois de juin troupes françaises,

1802, jusqu'au en décembre

départ

des

1803.

Leclerc établit un gouvernement colonial. — Les noirs prennent de nouveau les armes. — Les français sont réduits à la dernière extrémité par les maladies et la désertion. — Ils entreprennent d'exterminer les nègres. — Mort du général L e clerc. — Le commandement en chef est dévolu au général Rochambeau. — Désastres des Français. — Bataille d'Acul. — Les Français font mourir cinq cents prisonniers. — Les noirs usent de représailles. — La guerre recommence entre la France et la Grande-Bretagne. — Une escadre anglaise paraît sur la côte. — Les Français sont bloqués, par terre et par mer, dans la ville du Cap. — Ils sont réduits à la plus grande détresse; ils capitulent, et finissent par abandonner entièrement l'île.

SITÔT

après la déportation de T o u s s a i n t - L o u -

v e r t u r e , L e c l e r c prit le titre de général en chef, qu'il ajouta à celui de c a p i t a i n e - g é n é r a l ; et le 22 j u i n il rendit un décret p a r lequel il organisa un nouveau système de g o u v e r n e m e n t colonial. 11 conserva néanmoins la p l u p a r t des règlements m u n i c i p a u x et militaires q u e le c h e f des noirs avait établis ; et la loi martiale d e m e u r a en vigueur,


DE SAINT-DOMINGUE.

257

sauf quelques modifications. L'administration des districts fut confiée aux commandants militaires, qui devaient-être assistés par les conseils des notables

ou

représentants.

Chaque

commune

subvenait elle-même à ses dépenses, qui étaient réglées

par le général en chef, et

l'assemblée

des notables levait les impôts. Ces conseils devaient être en rapport direct avec les sous-préfets, et on défendait toutes les autres assemblées

de

citoyens. L'outrage fait à Toussaint et à sa famille dessilla les y e u x des nègres : ils virent quels étaient les véritables desseins d u gouvernement français, et reconnurent qu'on les avait trahis. Dessalines, Christophe et Clervaux craignirent avec

raison

de partager le sort de leur malheureux collègue; et bientôt ils p a r u r e n t , à la tête d'un corps d'armée formidable, prêts à combattre de nouveau pour la liberté, et décidés à vaincre ou à mourir les armes à la main. Pendant que ces généraux faisaient leurs préparatifs, on vit paraître de nouveaux chefs qui commencèrent leurs excursions dans l'intérieur de l'île. Parmi ceux qui firent le plus de mal aux Français, on remarquait un n è g r e , de la tribu du Cong o , qui commit des dépréciations considérables, et sut toujours se soustraire aux poursuites de ses ennemis. Il y eut aussi un neveu de Toussaint-

17


258

HISTOIRE DE L'ILE

L o u v e r t u r e , n o m m é Charles B e l l a i r , qui porta partout la dévastation et le carnage ; mais on finit par le prendre avec son épouse, qui le secondait dans ses excursions, et ils périrent tous deux dans les tortures. On peut se former une idée de la situation dans laquelle les Français se trouvèrent, pendant l'été de 1 8 0 2 , d'après les dépêches que le général Boyer envoya au g o u v e r n e m e n t , quelques mois

plus

tard. « L a chaleur, dit-il, devint si insupportable qu'on ne pouvait faire le moindre m o u v e m e n t ; les plus petits m o r n e s étaient p o u r nous des obstacles presque invincibles. Outre cela, les brigands ( o n désignait ainsi les n è g r e s ) devenaient de j o u r en j o u r plus n o m b r e u x . Nos hôpitaux étaient enc o m b r é s de m a l a d e s , et l'épidémie faisait sans cesse de nouveaux ravages. L e s noirs voyaient avec une joie secrète les progrès de la contagion. Des insurrections éclatèrent dans le midi ; Domage se révolta et incendia plusieurs plantations; mais ce m a l h e u r e u x fut a r r ê t é , j u g é et mis à m o r t . L e désordre le plus affreux règne maintenant

dans

les provinces du Nord. » L a santé du capitainegénéral s'affaiblissait b e a u c o u p ; les principaux officiers de son état-major avaient s u c c o m b é , et ceux qu'on avait envoyés pour les r e m p l a c e r , n'ayant

aucune

connaissance du pays, ni

du

genre de guerre auquel ils étaient destinés, s'a


DE SAINT-DOMINGUE.

259

bandonnèrent au désespoir, et furent à leur tour victimes de la contagion. L a désertion, qui était générale, contribua aussi à détruire l'armée française. L e chef d'état-major D u g u a , que

les

horreurs

de cette guerre,

le supplice barbare de Bellair et de sa

et

femme

avaient révolté, se disposait à quitter son poste; mais son projet fut d é c o u v e r t , et il se donna la mort pour se soustraire à la vengeance des F r a n çais. L e c l e r c , v o y a n t qu'il ne parviendrait jamais à soumettre les noirs, résolut de les exterminer tous. Il ne leur accorda plus de quartier; et, tous les jours, on exécutait sous les y e u x des habitants d u C a p - F r a n ç a i s , les nègres qu'on avait faits prisonniers.

Il faisait mourir

non-seulement

les

hommes qui avaient été pris les armes à la m a i n ,

mais encore presque tous les nègres et les m u lâtres qu'il pouvait attraper. O n c r e u s a , près du Cap-Français, une fosse d'environ trente pieds de profondeur, sur le bord de laquelle les malheureux condamnés se

met-

taient à genoux : on les fusillait clans cette post u r e , et ils tombaient pêle-mêle au fond d u fossé. Cinq cents nègres, parmi lesquels étaient Bellair et sa femme, périrent, d i t - o n , de cette manière. D'autres furent suffoqués

dans des cachots

ou

jetés tout vivants dans la m e r , après avoir été garrottés. Il y avait au C a p un régiment de noirs


260

HISTOIRE DE L'ILE

qui avait parfaitement défendu la cause des E u ropéens. Environ une moitié de ce régiment occupait les avant-postes de la place ; mais, ayant appris q u e les Français avaient c o n ç u des soupçons sur leur c o m p t e , et devaient se défaire d'elles, le lendemain, ces troupes passèrent à l'ennemi. Dès que le bruit s'en fut r é p a n d u , on saisit les soldats de la division, q u i étaient demeurés dans la ville, et on les envoya à b o r d des frégates, o ù ils furent tous noyés. Des milliers de nègres périrent de la s o r t e ; e t ces exécutions se faisaient si près de la c ô t e , que la marée j e t a i t tous les j o u r s , sur le r i v a g e , une multitude de cadavres. Il arrivait souvent q u e des partis de nègres étaient c e r n é s et massacrés impitoyablement. Ces scènes affreuses avaient lieu s u r t o u t dans les environs du Cap-Français, et l'air fut b i e n t ô t infecté par

les miasmes putrides qui s'exhalaient des

cadavres. L e s Français furent alors obligés de se retirer dans les principales villes et de s'y fortifier : ce qui c o n t r i b u a e n c o r e à a u g m e n t e r la c o n t a g i o n , et ils se trouvèrent p a r t o u t réduits a une extrême détresse. Ce fut à cette époque qu'on eut r e c o u r s aux assassins,

sorte de chiens qui se tiraient principa-

l e m e n t de l'île de Cuba. Ces a n i m a u x , qu'on élevait avec un soin particulier, avaient c o n ç u de


DE SAINT-DOMINGUE.

261

l'attachement pour tous les blancs, et étaient insatiables du sang des noirs, auxquels ils donnaient la chasse comme à des bêtes féroces. Ces chiens firent de grands ravages dans toute l'île. C o m m e on ne leur donnait que peu de nourriture, afin de les rendre plus voraces, ils s'échappaient souvent et dévoraient tous les enfants qu'ils rencontraient sur les routes; d'autres fois ils se réfugiaient dans les forêts voisines, et surprenaient les cultivateurs pendant leurs r e p a s , ou la nuit lorsqu'ils dormaient. Mais ces désastres ne servaient qu'à accroître l'ardeur des nègres. Dans le courant d ' o c t o b r e , les Français avaient perdu le F o r t - D a u p h i n , le P o r t - d e - P a i x , et plusieurs autres positions trèsimportantes ; et la peste continuait toujours ses ravages. L e général en chef, d o n t la santé était depuis long-temps affaiblie, n'avait rien négligé pour la rétablir ; mais son mal empira touï-à-coup, er

et il m o u r u t dans la nuit d u 1

novembre. Les

chirurgiens ouvrirent son c o r p s , qui fut ensuite embaumé,

et

porté à b o r d d'un

guerre nommé le Swiftsure.

vaisseau de

M a d a m e Leclerc sui-

vit le corps de son é p o u x ; et l'amiral L a t o u c h e , commandant en chef de la flotte, se chargea de l'escorter avec le premier aide-de-camp du général. O n plaça avec p o m p e , sur le cercueil, le chapeau et le

sabre

du

défunt,

en

présence


262

HISTOIRE DE L'ILE

de tous les officiers qui p u r e n t assister à la c é rémonie. Après la m o r t de L e c l e r c , le c o m m a n d e m e n t en c h e f échut au général R o c h a m b e a u , qui était alors à Port-au-Prince, mais qui se transporta sur-lec h a m p au Cap - Français. S o n arrivée influa trèspeu sur l'état des affaires. On avait c o n ç u d'abord de grandes e s p é r a n c e s , p a r c e qu'il connaissait depuis l o n g - t e m p s le pays et le c a r a c t è r e des n o i r s ; mais il paraît qu'il ne possédait pas les talents nécessaires p o u r tirer parti de son expérience ; d'ailleurs les plus grands talents eussent p e u t - ê t r e été insuffisants dans la situation où il se trouva. E n effet, l'armée française s'affaiblissait c o n t i n u e l l e m e n t , tandis que les noirs p r e n a i e n t tous les j o u r s u n e nouvelle force e t un nouveau courage. I l y eut plusieurs petits c o m b a t s livrés entre les détachements des d e u x armées. L e plus imp o r t a n t eut lieu dans la plaine du M o l e - S a i n t N i c o l a s , où il paraît que les F r a n ç a i s

firent

u n e vigoureuse résistance. Ce c o m b a t se p r o longea j u s q u e bien avant dans la n u i t , et on se c u l b u t a dans la m e r . Mais les F r a n ç a i s perdirent bientôt le fruit de tous les avantages qu'ils avaient d'abord remportés. Ils furent

toutefois

plus h e u r e u x au F o r t - D a u p h i n , q u i , après avoir soutenu pendant q u e l q u e temps une attaque très-


DE SAINT-DOMINGUE.

263

vive par terre et par m e r , se rendit au général Clauzel. A la fin de l'année, l'armée française essuya des pertes considérables ; on évalua qu'il lui périt au moins quarante mille h o m m e s . Chaque division qu'on e m b a r q u a i t au Havre o u à C h e r b o u r g était toujours plus faible que celle qui l'avait p r é c é d é e ; et ces renforts finirent par n e plus être composés que de recrues des p r o v i n c e s conquises par les armées républicaines. Il n'y e u t , au c o m m e n c e m e n t de 1803, aucune affaire r e m a r q u a b l e . L e s Français épuisés attendaient dans leurs r e t r a n c h e m e n t s

qu'il arrivât

d'autres renforts. L e s n o i r s , au c o n t r a i r e , voyant l e u r armée s'accroître de j o u r en j o u r , se disposaient à r e c o m m e n c e r les hostilités avec u n e n o u velle v i g u e u r , dans l'espoir de t e r m i n e r t e m e n t la guerre. En

promp-

c o n s é q u e n c e Dessalines,

qu'ils avaient choisi à l'unanimité pour leur commandant

en c h e f , rassembla des forces

consi-

dérables dans la plaine du Cap ; et R o c h a m b e a u fut obligé de retirer les troupes françaises de tous les autres points p o u r défendre la capitale. Alors on se disposa de part et d'autre à livrer bataille. L e s deux généraux évitèrent, pendant

quelque

t e m p s , d'en venir aux mains; mais plusieurs escarmouches

ayant

eu

l i e u , dans le voisinage

de l'Acul, R o c h a m b e a u finit par se décider à com-


264

HISTOIRE DE L'ILE

battre. C o m m e on se préparait à en venir aux mains, un corps de troupes, destiné à renforcer une des ailes de l'armée française, fut cerné et fait prisonnier. R o c h a m b e a u commença l'attaque avec impétuosité, et pendant quelque temps les noirs battirent en retraite devant lui ; mais bientôt ils attaquèrent à leur tour ; e t , repoussant le général français, ils lui firent essuyer une perte considérable, et se trouvèrent à la nuit maîtres d u champ de bataille. Dans cette j o u r n é e , les Français firent environ cinq cents prisonniers, et R o c h a m b e a u les condamna tous à la peine de m o r t , sans songer q u e , par cette c o n d u i t e , il exposait la vie de ses propres soldats, qui étaient dans le c a m p des noirs. Dessalines fut bientôt instruit de cet acte de rigueur, et il résolut d'en tirer une vengeance éclatante. Il fit élever cinq cents g i b e t s , prit tous les officiers français qui étaient tombés en son pouvoir, ainsi q u e quelques soldats, et les fit pendre t o u s , au point d u j o u r , sous les y e u x de l'armée française. Ensuite les noirs levèrent leur c a m p , fondirent

avec

une

fureur incroyable sur

les

Français, qui se retranchèrent dans la ville du Cap. Les derniers renforts arrivèrent au mois d'avril. Dans le courant de m a i , les hostilités recommencèrent entre la Grande-Bretagne et la France ; et


DE SAINT-DOMINGUE.

265

au mois de j u i l l e t , u n e escadre anglaise p a r u t sur les côtes de Saint-Domingue. A cette époque les Français se trouvaient

entièrement

renfermés

dans la ville du C a p , et dans le district environn a n t , qui ne s'étendait pas à plus de deux milles autour de la place. Ils étaient bloqués de près par Dessalines, q u i , à l'arrivée des Anglais, envoya un parlementaire p o u r inviter le c o m m a n d a n t à agir de c o n c e r t avec e u x c o n t r e les F r a n ç a i s , et à solliciter des secours de munitions. L e c o m m a n dant anglais ne se c r u t pas autorisé à a c c e p t e r toutes les propositions des n o i r s ; mais il n'hésita pas à entretenir avec e u x u n e correspondance amicale; il leur rendit m ê m e un service i m p o r t a n t en b l o q u a n t le havre du C a p - F r a n ç a i s . U n e des frégates qui croisaient à l'extrémité orientale de ce h â v r e , s'empara b i e n t ô t d'un grand n o m b r e de bâtiments qui apportaient des provisions de la partie espagnole de l'île. Ainsi les Français ne p u r e n t recevoir ni r e n f o r t s , ni secours du c ô t é de la m e r . L ' a r d e u r et le courage des nègres augmentaient avec les obstacles q u e leurs adversaires avaient à v a i n c r e ; et ils étaient si a c h a r n é s à leur destruction, qu'il était impossible qu'il l e u r parvînt aucun secours du côté de la terre. L e général français continua de se défendre avec un courage h é r o ï q u e ; mais les assiégés e u r e n t à souffrir les m a u x les plus affreux ; et R o c h a m -


266

HISTOIRE DE L'ILE

b e a u a dit depuis « qu'ils avaient été réduits à tuer des c h e v a u x , des m u l e t s , des â n e s , et même des c h i e n s , p o u r apaiser la faim qui les dévorait. » V e r s le milieu de n o v e m b r e , les assiégeants f o r c è r e n t quelques-uns des ouvrages avancés, et se disposèrent à prendre la ville d'assaut. Bientôt le c o m m a n d a n t français se décida à c é d e r ; car il savait q u e , si les noirs escaladaient les remparts, ils entreraient infailliblement dans la v i l l e , et qu'alors ils massacreraient tous c e u x qui auraient p o r t é les a r m e s ; c'est pourquoi il proposa

une

capitulation. Dessalines j u g e a à propos de l'accept e r ; elle fut signée le 19 n o v e m b r e . L e s principaux articles stipulaient, 1° q u e les Français évacueraient la ville du C a p , et les forts qui en dépendaient,

dans l'espace de dix j o u r s , avec

toute l'artillerie et les munitions qui s'y t r o u vaient; 2° qu'ils se retireraient sur leurs vaisseaux avec les h o m m e s de guerre et leurs bagages; 3° q u e leurs malades et leurs blessés demeureraient dans les h ô p i t a u x , où ils seraient soignés p a r les noirs j u s q u ' à leur g u é r i s o n , e t qu'ensuite on les conduirait en F r a n c e sur des vaisseaux neutres. Ces conditions pouvaient passer

pour

t r è s - a v a n t a g e u s e s , vu la situation où se

trou-

vaient les Français. L e j o u r m ê m e où ce traité fut c o n c l u avec D e s -


DE SAINT-DOMINGUE.

267

salines, R o c h a m b e a u envoya deux de ses officiers pour négocier l'évacuation du Cap avec le commandant de l'escadre anglaise. Ses propositions furent r e j e t é e s , et on lui en fit d ' a u t r e s , qu'il refusa à son tour. I l se flattait peut-être d'échapper à la faveur d'une tempête qui i n c o m m o dait en ce m o m e n t l'escadre. Mais les Anglais, ayant été informés de la capitulation par Dessalines, redoublèrent de vigilance pendant le peu de j o u r s qu'ils e u r e n t à continuer le blocus. L e général français pensa alors être victime de sa ruse, ainsi q u e le reste de son armée. I l paraît qu'il prit la f u i t e , au lieu de faire u n e retraite honorable. L e s noirs a r b o r è r e n t aussitôt l e u r étendard sur les m u r s du Cap. L e 3o n o v e m b r e , il était déployé sur tous les forts ; et le c o m m o d o r e anglais, ne voyant pas sortir la flotte française, dépêcha un de ses capitaines p o u r s'informer de la situation de R o c h a m b e a u et de ses troupes. E n e n t r a n t dans le h â v r e , c e t officier r e n c o n t r a un des capitaines français, qui le pria de se rendre à b o r d de la Surveillante

p o u r c o n c l u r e une capitulation

qui mît la flotte sous la protection des Anglais, et empêchât que les noirs ne la coulassent à fond avec des boulets rouges, c o m m e ils se disposaient à le faire. L e s Anglais y consentirent. On rédigea un petit traité, qui fut signé sur-le-champ. On fit


268

HISTOIRE DE L'ILE

dire ensuite à Dessalines que tous les b â t i m e n t s du p o r t s'étaient rendus aux troupes anglaises ; et on le pria de suspendre le feu j u s q u ' à ce que le v e n t , qui soufflait alors d i r e c t e m e n t dans le h a v r e , pût leur p e r m e t t r e de sortir. L e général noir fit d'abord quelques difficultés ; mais il finit p a r a c c o r d e r ce qu'on lui demandait; et la flotte, composée de trois frégates et de dix-sept autres b â t i m e n t s plus p e t i t s , profita du p r e m i e r coup de vent favorable p o u r s o r t i r , c o n f o r m é m e n t à la c o n v e n t i o n ; ensuite elle m i t pavillon b a s , et se rendit. L e s Anglais firent environ huit mille prisonniers de g u e r r e . U n petit corps de troupes

françaises, c o m -

m a n d é par le général Noailles, était e n c o r e en possession du Mole. L e c o m m o d o r e anglais le s o m m a de capituler; mais les Français refusèr e n t , en disant qu'ils avaient des munitions p o u r cinq mois. C e p e n d a n t , le l e n d e m a i n , 2 d é c e m b r e , le général Noailles évacua la place pendant la n u i t , et fit e m b a r q u e r ses troupes sur six bâtim e n t s . U n b r i c k , que m o n t a i t le g é n é r a l , e u t seul le b o n h e u r d'échapper. L e s cinq autres b â t i m e n t s furent pris par les Anglais, et conduits à la J a m a ï q u e , avec ceux qui avaient appartenu à R o chambeau. Ainsi

finit

l'expédition de S a i n t - D o m i n g u e .

Elle avait d'abord e x c i t é , en F r a n c e , un i n t é r ê t


DE SAINT-DOMINGUE.

269

universel, stimulé l'ardeur des soldats, la cupidité des c o m m e r ç a n t s , amusé le p e u p l e ,

flatté

l'ambition d u g o u v e r n e m e n t ; mais toutes ces espérances s'évanouirent, et les Français

finirent,

comme nous le v o y o n s , par abandonner entièrement l'île.


270

HISTOIRE

DE

L'ILE

C H A P I T R E X. Depuis

le mois de décembre 1803, jusqu'au

de la ville de Santo-Domingo,

en juin

siége

1804.

Après le départ des Français, les noirs entreprennent d'établir un nouvel ordre de choses. — Proclamations. — Saint-Domingue reprend le nom d'Haïty. — Dessalines est nommé gouverneur àvie.— Mesures pour le recrutement de l'armée et l'accroissement de la population. — Proclamations incendiaires de Dessalines. — Massacre général des Français. — Les noirs essaient de conquérir la partie espagnole de l'île. L E S noirs avaient employé le temps qui s'était écoulé depuis la cessation des hostilités j u s q u ' a u départ des F r a n ç a i s , à se p r é p a r e r au nouvel ordre de choses qui allait c o m m e n c e r . L e général en c h e f adressa d'abord une proclamation a u x habitants du C a p - F r a n ç a i s p o u r dissiper les craintes q u e ce c h a n g e m e n t de régime pouvait l e u r faire concevoir. I l leur dit : « que la dernière guerre n'avait aucun rapport avec les habitants de la C o l o n i e ; qu'il avait a c c o r d é protection et sûreté à tous les c o l o n s , sans aucune distinction de coul e u r . » I l déclara « qu'il continuerait toujours d'agir d e la m ê m e manière; » ajoutant que la conduite


DE SAINT-DOMINGUE.

271

qu'il avait tenue envers les habitants de J é r é m i e , des Cayes et de P o r t - a u - P r i n c e , était une preuve de sa b o n n e foi et de son h o n n e u r . I l invita c e u x qui

auraient de la répugnance

à quitter leur

pays, à y d e m e u r e r , et leur promit sa protection. Enfin, il termina en disant, «que tous c e u x qui désiraient suivre l'armée française, étaient libres de le faire. » L a veille du j o u r désigné p o u r l'évacuation de l'île, les noirs publièrent la p r o c l a m a t i o n suivante, signée par D e s s a l i n e s , Christophe et Clervaux. AU

N O M DES NOIRS ET DES H O M M E S D E C O U L E U R .

« L'indépendance de S a i n t - D o m i n g u e est p r o clamée. R e n d u s à n o t r e première dignité, nous avons recouvré nos droits, et nous j u r o n s de n e jamais nous les laisser ravir par aucune puissance de la terre. L e voile affreux du préjugé est maintenant d é c h i r é ! m a l h e u r

à ceux qui

oseraient

réunir ses l a m b e a u x sanglants. « Propriétaires de S a i n t - D o m i n g u e , qui errez clans des contrées é t r a n g è r e s , en p r o c l a m a n t notre i n d é p e n d a n c e , nous ne vous défendons pas de r e n t r e r dans vos b i e n s ; loin de nous cette pensée injuste. Nous savons qu'il est parmi vous

des

hommes qui o n t abjuré leurs anciennes e r r e u r s , r e n o n c é à leurs folles p r é t e n t i o n s , et r e c o n n u la. justice de la cause p o u r laquelle nous versons


272

HISTOIRE DE L'ILE

notre sang depuis d o u z e années. N o u s traiterons en frères

c e u x qui nous aiment : ils peuvent

compter sur notre estime et notre amitié, et revenir habiter parmi nous. L e Dieu qui nous prot è g e , le D i e u des h o m m e s , nous o r d o n n e de leur tendre nos bras victorieux. M a i s , p o u r c e u x qui, enivrés d'un fol o r g u e i l , esclaves intéressés d'une prétention c r i m i n e l l e , sont assez aveugles pour se croire des êtres privilégiés, et p o u r dire que le ciel les a destinés à être nos maîtres et nos tyrans, qu'ils n'approchent jamais d u rivage de SaintD o m i n g u e ; ils n'y trouveraient q u e des chaînes o u la déportation. Qu'ils demeurent où ils s o n t ; qu'ils souffrent les m a u x qu'ils ont si bien m é rités ; que les gens de b i e n , de la crédulité desquels ils ont t r o p long-temps a b u s é , les accablent d u poids de leur indignation. « N o u s avons j u r é de punir q u i c o n q u e oserait nous parler d'esclavage. N o u s serons inexorables, peut-être m ê m e c r u e l s , envers tous les militaires qui viendraient nous apporter la m o r t et la servitude. Rien ne c o û t e , et tout est permis à des h o m m e s à qui l'on v e u t ravir le premier de tous les biens. Qu'ils fassent couler des flots de sang ; qu'ils i n c e n d i e n t , p o u r défendre leur l i b e r t é , les sept huitièmes d u g l o b e , ils sont innocents devant D i e u , qui n'a pas créé les h o m m e s p o u r les voir gémir sous un j o u g honteux.


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DE SAINT-DOMINGUE.

« Si, dans les divers soulèvements qui o n t eu lieu, des b l a n c s , dont nous n'avions pas à nous plaindre, ont p é r i , victimes de la cruauté de quelques soldats ou cultivateurs, trop aveuglés par le souvenir de leurs m a u x passés p o u r distinguer les propriétaires humains de ceux qui ne l'étaient pas, nous déplorons sincèrement leur m a l h e u r e u x s o r t , et déclarons, à la face de l'univers, que ces m e u r t r e s o n t été c o m m i s malgré nous. 11 était i m p o s s i b l e , dans une crise semblable à celle où se trouvait alors la C o l o n i e , de prévenir ou d'arrêter ces désordres. Ceux qui o n t la m o i n d r e connaissance de l'histoire, savent qu'un p e u p l e , fût-il le plus policé de la t e r r e , se porte à tous les e x c è s , lorsqu'il est agité par les discordes civiles, et q u e les c h e f s , n'étant pas puissamment s e c o n d é s , ne peuvent punir tous les c o u p a b l e s , sans r e n c o n t r e r sans cesse de nouveaux obstacles. M a i s , aujourd'hui q u e l'aurore de la paix nous présage un temps moins o r a g e u x , et q u e le calme de la victoire a succédé aux désordres d'une guerre affreuse, S a i n t - D o m i n g u e doit p r e n d r e un nouvel a s p e c t , et son g o u v e r n e m e n t doit être désormais celui de la justice. « D o n n é au quartier-général du F o r t - D a u p h i n , le 29 n o v e m b r e 1 8 0 3 . « Signé

DESSALINES ; CHRISTOPHE ; CLERVAUX,

18

»


274

HISTOIRE DE L'ILE

L e style de cette proclamation e s t , c o m m e on le v o i t , e m p r u n t é à l'école révolutionnaire ; mais on y trouve néanmoins une modération remarquable. Q u a n d les noirs e u r e n t recouvré leur l i b e r t é , ils supprimèrent

les différents noms que l'île

avait reçus des E u r o p é e n s , et lui rendirent celui d'Haïty, que lui donnaient les naturels lorsqu'elle fut visitée, pour la première fois, par Christophe Colomb. L e p r e m i e r j o u r de l'année 1804, les généraux et les chefs de l ' a r m é e , représentant le peuple d ' ï l a ï t y , signèrent une

déclaration

d'indépen-

d a n c e , et j u r è r e n t solennellement de r e n o n c e r p o u r jamais à la F r a n c e , et de m o u r i r plutôt q u e de se soumettre de nouveau à son empire. E n m ê m e temps ils n o m m è r e n t J e a n - J a c q u e s Dessalines gouverneur-général à p e r p é t u i t é , et lui conférèrent le pouvoir de r e n d r e des d é c r e t s ,

de

faire la paix et la g u e r r e , et de choisir son successeur. L'un des premiers actes de son gouvernement fut

d'engager

les nègres

et les mulâtres

qui

étaient aux États - Unis d ' A m é r i q u e , à revenir à Saint-Domingue. Au c o m m e n c e m e n t des troubles, un grand n o m b r e de riches propriétaires avaient quitté l'île et s'étaient réfugiés sur le continent avec un grand n o m b r e de leurs esclaves, qu'ils


DE SAINT-DOMINGUE.

avaient ensuite été obligés d'abandonner

275

faute

d'argent; d'autres y avaient émigré volontairem e n t à diverses é p o q u e s , et la p l u p a r t de ces hommes se trouvaient alors dans la plus grande m i s è r e , et hors d'état de r e t o u r n e r dans

leur

patrie. Dessalines publia u n e proclamation p a r laquelle il proposa aux capitaines de vaisseaux américains Une r é c o m p e n s e de quarante dollars par chaque noir qu'il ramenerait à Haïty. Mais le caractère de Dessalines ne p e r m e t pas de consid é r e r cette mesure c o m m e un acte de pure humanité. I l paraît qu'il v o u l a i t , par ce m o y e n , r e c r u t e r son a r m é e , et a c c r o î t r e la population mâle qui était considérablement diminuée. L e m ê m e m o t i f lui suggéra u n e autre m e s u r e d'une nature toute différente. 11 offrit, entre autres avantages c o m m e r c i a u x , à un agent anglais de la J a m a ï q u e , avec qui il était en r e l a t i o n , d'ouvrir ses ports aux vaisseaux de la t r a i t e , et d'accorder a u x habitants de la J a m a ï q u e le privilége exclusif d e vendre des nègres à Haïty. Mais on devait a c h e t e r les h o m m e s p o u r en faire des soldats, et n o n des esclaves. U n Américain qui conversa plusieurs fois sur ce sujet avec Dessalines, lui dit un j o u r qu'il désapprouvait

cette

m e s u r e , parce

qu'elle semblait e n c o u r a g e r la traite des nègres. Mais Dessalines répondit q u e , soit qu'il adoptât ou qu'il rejetât la m e s u r e , on amènerait toujours


276

HISTOIRE DE L'ILE

d'Afrique le m ê m e n o m b r e d'hommes ; et que, loin de leur faire aucun m a l , il les préservait de l'horrible esclavage, auquel on les eût condamnés dans les îles anglaises, et en faisait des citoyens libres et des soldats. Cette raison semblait

peut-être

assez plausible; cependant elle ne suffit pas pour disculper entièrement Dessalines. L o r s de l'évacuation du C a p , on avait permis aux habitants français de partir avec leurs c o m patriotes; mais la difficulté de transporter argent et leurs m e u b l e s , les avait

leur

déterminés

presque tous à rester dans la Colonie. Ils voyaient l'escadre anglaise croiser devant le h â v r e , et sac h a n t que t o u t ce qu'ils e m b a r q u e r a i e n t serait pris et considéré c o m m e butin, ils aimèrent mieux s'en rapporter à la b o n n e foi et à la prudence de Dessalines, que de partir sans aucun m o y e n de subsistance : car la d o u c e u r et l'humanité qu'ils avaient trouvés jadis clans les n o i r s , leur faisaient espérer d'en être bien traités, malgré les évènem e n t s qui venaient d'avoir lieu. L a c l é m e n c e extraordinaire de T o u s s a i n t , et de ceux qui avaient servi ous ses o r d r e s , leur laissait croire que l'humanité des nègres était à l'épreuve de toutes les provocations. T o u s les blancs que Christophe avait e m m e n é s , c o m m e otages, en évacuant le Cap-Français, étaient revenus sainsetsaufs quand la paix avait été c o n c l u e avec L e c l e r c ; et on


DE SAINT-DOMINGUE.

277

savait q u e , pendant tout le temps de leur absence, Toussaint et c e u x de son parti les avaient bien trait é s , quoique à cette époque les Français refusassent d'accorder quartier aux nègres sur le c h a m p de bataille. Toussaint n'existait p l u s ; cependant il est à présumer que les espérances des blancs du Cap-Français et des autres lieux se seraient réalisées, si son successeur eût partagé les sentiments humains qui animaient généralement les n è g r e s , o u si ce successeur avait été tout autre que Dessalines. On ignore quelles pouvaient être les intentions secrètes de c e t h o m m e sanguinaire lorsqu'il p r o m i t de protéger ces infortunés, car quelques semaines après il travailla ouvertement à leur perte. A peine eut-il r e ç u le gouvernement à vie qu'il publia une proclamation incendiaire, dans laquelle il tâchait d'exciter ses compatriotes à la v e n g e a n c e , en leur rappelant les cruautés des Français. « Ce n'est point assez, disait-il, d'avoir chassé « de n o t r e pays les barbares qui pendant des siè« cles l'ont inondé de s a n g , ni d'avoir

réprimé

« successivement les factions qui se laissaient « éblouir par un fantôme de liberté q u e la F r a n c e « plaçait devant leurs y e u x ; il faut a s s u r e r , par « un dernier acte d'autorité n a t i o n a l e , la durée « de l'empire de la liberté dans le pays qui nous « a donné naissance; il faut ôter au gouverne-


278

HISTOIRE

DE L'ILE

« ment i n h u m a i n , qui nous a tenus jusqu'ici dans « l'abrutissement le plus h o n t e u x , l'espoir de nous « enchaîner de nouveau. Les généraux qui ont di« rigé vos efforts contre la t y r a n n i e , n'ont point « achevé leur ouvrage. L e nom français répand « encore la tristesse dans nos c a m p a g n e s , et tout « nous rappelle les cruautés de ce peuple bar« bare. Nos l o i s , nos c o u t u m e s , nos villes, tout « porte l'empreinte de la France. Q u e dis-je? il « demeure encore des Français parmi nous ! V i c « times, depuis quatorze ans, de notre crédulité « et de notre clémence; vaincus, non par les ar« mées françaises, mais par l'éloquence

artifi-

« cieuse de leurs agents, quand serons-nous enfin « las de respirer le même air qu'eux ? Qu'avons« nous de c o m m u n avec ces

hommes

sangui-

« naires? leur cruauté comparée à notre m o d é « r a t i o n , leur couleur à la nôtre, l'étendue des « mers qui nous séparent, notre climat qui leur « donne la m o r t , tout nous dit clairement qu'ils « ne sont pas nos frères, qu'ils ne le deviendront: « j a m a i s ; et q u e , s'ils trouvent un asile parmi « n o u s , ils se rendront encore les

instigateurs

« de nouveaux troubles et de nouvelles divisions. « C i t o y e n s , h o m m e s , f e m m e s , enfants et vieil« lards, jetez les y e u x autour de v o u s ; parcou« rez toute l'étendue de cette île; cherchez-y vos « femmes, vos é p o u x , vos frères, vos sœurs. Q u e


DE SAINT-DOMINGUE.

279

« dis-je? c h e r c h e z - y vos enfants, vos enfants à « la m a m e l l e , que sont-ils devenus? A u lieu de « ces intéressantes victimes, l'œil épouvanté ne « voit que leurs assassins, dont la présence vous « reproche votre insensibilité « votre vengeance. « leurs

et la lenteur

de

Q u e tardez-vous à apaiser

mânes? C r o y e z - v o u s que vos

cendres

« p o u r r o n t reposer paisiblement dans le

tom-

« beau de vos pères, si vous n'exterminez la ty« rannie ? Irez-vous les joindre sans les avoir ven« gés ? N o n , leurs ossements repousseraient

les

« vôtres. E t v o u s , généraux intrépides, qui avez « ressuscité la liberté en prodiguant votre s a n g , « sachez que vous n'avez rien fait, si vous

ne

« donnez aux nations u n exemple terrible, mais « j u s t e , de la vengeance que doit exercer

un

« peuple vaillant qui recouvre sa liberté. Intimi« dons ceux qui tenteraient de nous la ravir en« c o r e , et commençons par les Français. Qu'ils « t r e m b l e n t en approchant de nos côtes, et dé« vouons à la m o r t tout Français qui osera souiller «de sa présence cette terre de liberté. « Laissez aux Français l'odieuse épithète d'es« claves.

Ils ont vaincu pour n'être plus libres.

« Pour nous, suivons une autre route. Imitons « ces nations q u i , portant leurs regards dans l'a« v e n i r , et craignant de laisser à la postérité un « exemple de lâcheté, ont mieux aimé sacrifier


280

HISTOIRE DE L'ILE

« leur vie, q u e d'être rayées de la liste des nations « libres. Paix avec nos voisins; mais maudit soit « le n o m français : haine éternelle à la F r a n c e . « Voilà nos principes. J u r e z d o n c de vivre indé« p e n d a n t s , de préférer la m o r t à t o u t ce qui « tendrait à vous replacer sous le j o u g ; j u r e z de « poursuivre sans relâche les ennemis de votre « indépendance. » Au mois de février, Dessalines publia une autre p r o c l a m a t i o n moins virulente q u e la p r é c é d e n t e , mais c o n d a m n a b l e , en ce qu'elle était contraire aux promesses d'amnistie qu'il avait faites. Elle ordonnait la poursuite de tous les auteurs et complices des assassinats c o m m i s sous les gouvernem e n t s de L e c l e r c et de R o c h a m b e a u . Dessalines prétendait que plus de soixante mille de ses c o m patriotes avaient été n o y é s , suffoqués,

pendus,

fusillés, etc. « Nous adoptons cette m e s u r e , ajoutait-il, p o u r apprendre aux nations du

monde

q u e , malgré la protection q u e nous accordons à ceux qui agissent loyalement envers n o u s , rien ne saurait nous e m p ê c h e r de punir les m e u r t r i e r s qui o n t pris plaisir à se b a i g n e r dans le sang des enfants d'Haïty. » L e s noirs étaient tellement enclins à la clém e n c e , que ces instigations qui e u s s e n t , en tout autre pays, suffi pour causer un massacre génér a l , d e m e u r è r e n t entièrement sans effet. Dessa-


DE SAINT-DOMINGUE.

281

lines chercha, pendant quelque t e m p s ,

à faire

servir le peuple à ses projets sanguinaires; mais n'ayant p u y réussir, il prit enfin le parti de faire une exécution

militaire. Il visita, l'une

après

l'autre, toutes les villes dans lesquelles il restait des Français, et fit massacrer sous ses y e u x ces infortunés par des soldats qu'il avait chargés de cette mission horrible. L e massacre fut exécuté avec le plus grand ordre. O n prit des précautions pour empêcher que d'autres étrangers ne se trouvassent confondus avec les Français. Dans la ville d u C a p , où le massacre eut lieu dans la nuit du

20 a v r i l ,

on eut soin, pour prévoir toute méprise,

d'en-

v o y e r , sur le soir, de n o m b r e u x détachements aux maisons des négociants américains, avec ordre de n'y laisser entrer personne, pas même les généraux noirs, sans la

permission

des maîtres, qu'on

avait instruits de tout pour les rassurer. O n obéit si p o n c t u e l l e m e n t , qu'un de ces individus privilégiés, qui avait reçu chez lui plusieurs Français, put les protéger jusqu'à la fin. On épargna les prêtres, les chirurgiens, et quelques autres personnes q u i , pendant la g u e r r e , avaient traité les nègres avec h u m a n i t é , c'est-àdire environ un dixième des blancs. T o u t le reste fut massacré, sans égard ni pour l'âge ni pour le sexe. L a sécurité personnelle dont jouissaient les


282

HISTOIRE

DE

L'ILE

Américains n ' e m p ê c h a pas que cette nuit ne fût p o u r eux une nuit d'horreur. A t o u t m o m e n t , ils entendaient enfoncer à coups de haches les portes de leurs voisins. Des cris perçants se faisaient entendre presque aussitôt, et ils étaient suivis d'un m o r n e silence. L e m ê m e b r u i t se renouvelait à chaque minute,

lorsque

les soldats

passaient

d'une maison à u n e autre. O n r e m a r q u e dans l a conduite que tint Dessalines en cette occasion la perfidie la plus atroce. Il publia une p r o c l a m a t i o n dans laquelle il disait q u e les noirs s'étaient suffisamment vengés des F r a n ç a i s , et q u e tous c e u x qui avaient échappé au massacre pouvaient se m o n t r e r à la parade p o u r recevoir des cartes de

sûreté ; déclarant

qu'ils pourraient: ensuite c o m p t e r sur u n e sécurité parfaite. Plusieurs centaines de b l a n c s qui avaient prévu

le massacre é t a i e n t parvenus à se

c a c h e r . L a plupart d'entre e u x s o r t i r e n t alors de leurs r e t r a i t e s , et se rendirent à la parade. Mais au m o m e n t où ils croyaient recevoir les cartes de sûreté qu'on leur avait p r o m i s e s , on les c o n duisit au lieu de l'exécution et on les fusilla. L e ruisseau qui coule au milieu de la ville du CapF r a n ç a i s , fut teint de l e u r sang. I l s'en fallait de b e a u c o u p q u e les mesures violentes de Dessalines fussent g é n é r a l e m e n t approuvées, m ê m e de ses frères d'armes. On savait q u e


DE SAINT-DOMINGUE.

Christophe les c o n d a m n a i t ,

283

quoique par p r u -

dence il ne s'y opposât pas ouvertement. Télémaque et un autre officier osèrent

manifester

l'horreur que leur inspiraient ces cruautés ; mais on les punit e n les forçant de pendre eux-mêmes deux Français q u i se trouvaient alors dans le fort. C'est donc sur Dessalines seul q u e doit r e t o m b e r toute l'infamie de l'exécution militaire. Dans la proclamation s u i v a n t e , qu'il adressa vers la fin du mois d ' a v r i l , aux habitants

d ' H a ï t y , il ré-

clame avec orgueil l'honneur de cette a c t i o n , en se vantant d'avoir m o n t r é plus de fermeté q u e le v u l g a i r e , qui redoutait cet acte de sévérité; e t il fait tous ses efforts p o u r p r o u v e r à, ses partisans la justice et la nécessité de sa conduite. E n même t e m p s , il affecte de mettre son système en opposition avec celui de Toussaint, dont il a c c u s e , sinon la b o n n e f o i , d u moins la fermeté; et il engage ses. successeurs à ne point suivre son exemple. Voici la proclamation : « Les Français ont c o m m i s des. crimes

jusqu'a-

lors i n o u ï s , e t qui font frémir la nature. Ils ont Comblé la mesure de l'iniquité; mais l'heure de la vengeance est enfin v e n u e , et ces ennemis implacables des droits de l'homme o n t souffert le châtiment qu'ils avaient mérité par leurs forfaits. « M o n bras levé sur leurs têtes, avait tardé trop long-temps, à frapper. Mais D i e u lui-même


284

HISTOIRE DE L'ILE

a donné le signal, et vous avez porté la hache sur l'arbre de l'esclavage. E n vain le t e m p s , et surtout la politique infernale des E u r o p é e n s , l'avaient environné d'un triple airain. V o u s l'avez dépouille de son a r m u r e , que vous avez placée sur votre cœur, pour être ( c o m m e vos ennemis) cruels et impitoyables. Semblables au torrent impétueux qui entraîne tout ce qui s'oppose à son passage, vous

avez dans votre

fureur détruit

tous les

obstacles. Ainsi périssent tous les tyrans de l'innocence, tous les oppresseurs de l'humanité ! « E h quoi! courbés depuis des siècles sous un j o u g de fer, jouets des passions ou de l'injustice des hommes et des caprices de la fortune ; victimes de la cupidité des Français, de ces vampires insatiables

que nous avons

engraissés

de

nos

sueurs avec une patience et une résignation sans exemple, nous aurions v u encore une fois cette horde sacrilége entreprendre de nous sans distinction

détruire

de sexe ni d'âge ; et n o u s , qui

sommes selon e u x , dépourvus d'énergie, de vertu et de sentiment, nous n'aurions pas plongé dans leur c œ u r le poignard d u désespoir? Est-il un Haïtien assez v i l , assez indigne de sa régénération pour croire qu'il n'a pas accompli les décrets de l'Éternel en exterminant

ces tigres

altérés

de

sang? S'il en est u n , qu'il prenne la fuite : la nature indignée le repousse

de notre sein ; qu'il


DE SAINT-DOMINGUE.

285

aille cacher son infamie loin de cette île : l'air que nous respirons ne convient pas à ses organes grossiers; c'est l'air de la liberté p u r e , auguste et triomphante. « O u i , nous avons rendu aux Français guerre pour g u e r r e , crime p o u r c r i m e , outrage p o u r outrage. O u i , j ' a i sauvé m a patrie; j ' a i vengé l'Amérique. Je l'avoue avec orgueil à la face d u ciel et de la terre

Q u e m ' i m p o r t e l'opinion de

mes contemporains et des générations futures ! J'ai fait m o n d e v o i r ; je jouis d u témoignage de ma c o n s c i e n c e , cela m e suffit. « Mais que dis-je? le salut de mes m a l h e u r e u x frères et l'approbation de m o n c œ u r ne sont pas ma seule récompense. J'ai v u d e u x classes d'hommes nés p o u r se chérir, s'assister et se secourir mutuellement, crier à la v e n g e a n c e , et se disputer l'honneur de porter le premier c o u p . Noirs et m u l â t r e s , q u e la perfidie des Européens a longtemps v o u l u diviser ; v o u s qui êtes maintenant r é u n i s , qui ne formez q u ' u n e famille, il fallait, n'en doutez p a s , que votre réconciliation fût scellée d u sang de vos b o u r r e a u x . L e s mêmes proscriptions v o u s ont m e n a c é s ; v o u s avez déployé la m ê m e ardeur p o u r frapper vos e n n e m i s , le m ê m e sort vous est réservé; les mêmes intérêts doivent vous rendre désormais inséparables. Conservez parmi vous cette précieuse

harmonie,


286

HISTOIRE DE L'ILE

cette heureuse union ; elle est le gage de votre b o n h e u r , de votre salut et de vos succès; c'est le secret d'être invincibles. « P o u r consolider ces liens, il faut rappeler à votre souvenir les atrocités commises contre vous, et le massacre de toute la population de cette île, médité de sang-froid dans le silence du cabinet : projet abominable dont des Français n'ont pas rougi de me proposer l'exécution! Il faut vous représenter la Guadeloupe pillée et détruite, ses ruines encore teintes d u sang des enfants, des femmes et des vieillards égorgés. Pélage lui-même, victime de la perfidie des b l a n c s , après avoir lâchement trahi sa patrie et ses frères; le brave Delgresse, se faisant sauter avec le fort qu'il défend a i t , plutôt que de subir l'esclavage. Magnanime guerrier! cette m o r t glorieuse, loin

d'affaiblir

notre c o u r a g e , ne sert qu'à nous inspirer la résolution de te venger ou de te suivre. V o u s parlerai-je encore des complots tramés dernièrement à Jérémie ? de l'explosion terrible qui devait avoir lieu ? du sort déplorable de ceux de nos frères qui ont passé en E u r o p e ? de l'horrible despotisme qu'on exerce à la Martinique? Malheureux noirs de la Martinique, que ne puis-je voler à votre secours et briser vos fers ! « Hélas ! une barrière insurmontable nous sépare; mais peut-être une étincelle du même feu


DE SAINT-DOMINGUE.

287

qui nous e n f l a m m e , s'allumera-t-elle dans v o s coeurs : p e u t - ê t r e , au bruit de cette c o m m o t i o n , sortirez-vous de votre léthargie, pour r é c l a m e r , les armes à la m a i n , vos droits sacrés et éternels ! « Je viens de» p r o u v e r , par u n exemple terrible, que la justice divine e n v o i e , tôt o u t a r d , sur la t e r r e , des h o m m e s d'une nature supérieure p o u r la destruction et la terreur des m é chants. T r e m b l e z d o n c ,

tyrans,

usurpateurs,

fléaux d u N o u v e a u - M o n d e ! nos poignards sont aiguisés, votre châtiment est prêt. J'ai sous mes ordres soixante mille guerriers qui brûlent d'offrir u n n o u v e a u sacrifice a u x mânes de leurs frères égorgés. S'il est une nation assez insensée, o u assez téméraire p o u r m ' a t t a q u e r , qu'elle se m o n tre. A son a p p r o c h e , le génie d'Haïty sortira d u sein de l'Océan. S o n regard m e n a ç a n t bouleverse les flots, et excite les tempêtes; son bras puissant disperse les flottes o u les met en pièces; la nature elle-même obéit à sa voix formidable; les m a l a d i e s , la p e s t e , la famine, les i n c e n d i e s , le p o i s o n , l ' a c c o m p a g n e n t partout. Mais, p o u r q u o i compter sur l'assistance d u climat et des éléments? ai-je oublié que je c o m m a n d e à des h o m m e s nourris dans l'adversité, d o n t le courage s'accroît à la vue des obstacles et des dangers ? Qu'elles viennent ces cohortes homicides ! Je les attends avec fermeté. Je leur abandonne le rivage et les lieux où


288

HISTOIRE DE L'ILE

jadis existaient des villes; mais malheur aux téméraires qui approcheront des montagnes! Il vaudrait mieux pour eux être engloutis dans les profonds abîmes de la m e r , que d'éprouver la colère des enfants d'Haïty.

« Guerre à mort aux tyrans! voilà ma devise; Liberté!

Indépendance!

voilà notre cri de rallie-

ment. « G é n é r a u x , officiers et soldats, je n'ai pas toutà-fait imité mon prédécesseur, Toussaint-Louvert u r e ; j'ai accompli la promesse que je vous ai faite, en prenant les armes contre la tyrannie; et, tant qu'il me restera u n souffle de v i e , je serai

fidèle à m o n serment. Jamais aucun colon, ni aucun Européen,

ne remettra le pied dans cette île,

avec le titre de maître ou de propriétaire.

Cette

résolution formera désormais la base fondamentale de notre constitution. « S'il vient après moi d'autres chefs q u i , en tenant une conduite diamétralement opposée à la m i e n n e , creusent leur tombeau et celui de leurs compatriotes, vous ne pourrez accuser que la loi d u destin, qui ne m'aura pas permis de vivre assez long-temps pour votre bonheur. Fasse le ciel que mes successeurs suivent le sentier que je leur aurai tracé ! ce sera le plus sûr m o y e n de consolider leur puissance, et le plus bel h o m m a g e qu'ils pourront rendre à ma mémoire.


DE SAINT-DOMINGUE.

289

« C o m m e ce serait déroger à m o n

caractère

et à m a dignité, que de punir les innocents d u crime des c o u p a b l e s , j'ai usé de clémence e n vers quelques b l a n c s , recommandables par la religion qu'ils o n t toujours professée, et

qui,

d'ailleurs, ont j u r é de vivre avec nous dans les bois. Je v e u x qu'on

respecte leur vie et leur

tranquillité. « Je r e c o m m a n d e de n o u v e a u , et j ' o r d o n n e à tous les généraux des départements

et

autres,

d'accorder s e c o u r s , encouragements et protection à toutes les nations neutres et alliées, qui désireront établir des relations commerciales dans cette île. » Dans cet écrit, Dessalines accuse les F r a n ç a i s , qui étaient restés dans l'île après le départ de l'armée, d'avoir tramé des complots contre les noirs. O n p e u t r é v o q u e r en doute la vérité de cette assertion; mais telle était alors l'opinion g é n é r a l e , puisque Dessalines prend le public à témoin de ce qu'il avance. Plusieurs circonstances pouvaient donner encore lieu à ces soupçons. L e s frégates françaises et les t r o u p e s , qui s'étaient réfugiées à C u b a , interceptaient

tous

les se-

cours qui arrivaient d u d e h o r s , et semblaient menacer les nègres d'une nouvelle invasion. Q u o i qu'il en soit, rien ne saurait justifier l'horrible proscription ordonnée

par Dessalines, et sur-

19


290

HISTOIRE DE L'ILE

tout le massacre qu'on fit de tous les enfants des Français. Dessalines voulait se justifier, en disant qu'il avait été c o n t r a i n t , p o u r satisfaire ses t r o u p e s , de faire périr les meurtriers de leurs p è r e s , de leurs enfants et de leurs amis; q u e , p o u r e n c o u rager ses soldats, lors du siége du C a p , il leur avait promis le pillage de la ville, et le massacre des F r a n ç a i s ; qu'ils avaient m u r m u r é de ce qu'il ne

remplissait pas plus

tôt ses

engagements.

Il p a r a î t , d'après c e l a , qu'il considérait c o m m e entièrement nulles les promesses qu'il avait ensuite faites aux b l a n c s , à l'époque de la capitulation. Mais on doit être peu surpris de la mauvaise foi de ce nègre f é r o c e , qui se glorifiait de sa c r u a u t é , et osait m e t t r e sa conduite

en

opposition avec celle de T o u s s a i n t , qu'il accusait de faiblesse. C e p e n d a n t , un petit d é t a c h e m e n t de

troupes

françaises était demeuré en possession de la ville de S a n t o - D o m i n g o , et les habitants espagnols de la partie orientale de l'île, q u i , lors de l'évacuation du C a p , avaient r e c o n n u le nouveau vernement,

s'étaient

gou-

depuis déclarés p o u r les

F r a n ç a i s , à l'instigation de leurs prêtres. Aussitôt après le massacre du

mois d'avril,

Dessalines

forma le projet de subjuguer les Espagnols, et de chasser les Français de leur dernière forteresse. 11


DE SAINT-DOMINGUE.

291

résolut aussi de faire une tournée sur les. côtes, pour visiter toutes les positions, et y faire exécuter, au besoin, ses décrets. Quelques jours avant d'entreprendre son v o y a g e , il adressa aux habitants de la partie espagnole de l'île une proclamation dans laquelle il leur reprochait leur perfidie, et leur commandait de rentrer dans le devoir. Il ajoutait qu'il approchait à la tête de ses légions victorieuses, et promettait de leur a c c o r d e r , s'ils se soumettaient, sa protection et sa faveur; en même t e m p s , il les menaçait de la plus horrible vengeance s'ils se déclaraient contre lui. « Encore quelques m o m e n t s , « disait-il, et j'écraserai le reste des Français sous « le poids de ma puissance. Espagnols ! vous à qui « je ne m'adresse que parce que je veux vous « sauver ; vous q u i , p o u r vous être rendus cou« pables d'évasion, ne vivrez bientôt qu'autant « que ma clémence daignera vous épargner;... il « en est temps encore, abjurez une erreur qui « peut vous être funeste; rompez toute

liaison

« avec m o n ennemi, si vous voulez que votre sang « ne soit pas confondu avec le sien. Je vous donne « quinze j o u r s , à dater de cette notification, pour « vous rallier sous mes étendards. V o u s savez ce « dont je suis capable ; songez à votre salut. R e « cevez le serment que je fais ici de veiller à votre « sûreté personnelle,

si vous profitez de cette


292

HISTOIRE DE L'ILE

« occasion de vous m o n t r e r dignes d'être admis « au n o m b r e des enfants d'Haïty.» L e 1 4 m a i , Dessalines partit du Cap-Français, par la route du M o l e , de P o r t - P a i x , et des G o naïves; et partout il s'occupa de réparer les désastres occasionnés par la g u e r r e , et de rétablir le b o n ordre. E n f i n , après avoir p a r c o u r u les provinces de l'ouest et du m i d i , il se m i t en m a r c h e pour la partie espagnole de l'île. 11 se croyait certain du s u c c è s ; mais les circonstances lui étaient peu favorables. E n effet, malgré le soin qu'il avait pris de se disculper dans sa p r o c l a m a t i o n , les cruautés qu'il venait de c o m m e t t r e ne pouvaient m a n q u e r d'inspirer de l'horreur aux Espagnols. D'ailleurs, ceux-ci ne souffraient p a s , c o m m e les E u r o p é e n s , de l'influence du climat. Ils étaient presque tous de race africaine; e t , quand Toussaint fit la c o n q u ê t e de leur pays, la population se composait de plus de cent mille h o m m e s l i b r e s , et d'environ

quinze mille es-

claves. On traitait ces derniers

avec tant

de

douceur, qu'ils étaient presque tous fortement attachés à leurs m a î t r e s , et qu'ils avaient aussi c o n ç u , depuis long-temps, une haine nationale pour tous les habitants de l'autre partie de l'île. Dessalines mit le siége devant la ville de S a n t o D o m i n g o , qui opposa plus de résistance qu'il ne s'y était attendu. N é a n m o i n s , il eût p r o b a b l e m e n t


DE SAINT-DOMINGUE.

293

persévéré dans son entreprise, sans l'arrivée d'une escadre française, qui d é b a r q u a de nouvelles for­ ces. A l o r s , p r é v o y a n t qu'il lui serait difficile de réussir, il leva le siége, et battit en retraite, sans avoir rempli l'objet qu'il s'était proposé dans cette expédition.


HISTOIRE DE L'ILE

294

CHAPITRE Depuis le mois de juin Dessalines,

1804,

XI. jusqu'à

la mort de

en octobre 1806.

Dessalincs prend le titre d'empereur. — Son couronnement. — Nouvelle constitution. — Ses principaux articles. — Remarques. — État des cultivateurs. — Productions. — Population et force militaire. — Plan de défense. — Religion. — Éducation. — Caractère de Dessalincs et anecdotes relatives à sa personne. — Son despotisme et sa mort. P E U de temps après son r e t o u r , Dessalines ren o n c e au titre de gouverneur, p o u r p r e n d r e celui d'empereur. L e 8 o c t o b r e , il fut c o u r o n n é avec t o u t le cérémonial qui avait été p r é c é d e m m e n t établi p a r les autorités constituées du pays ( 1 ) . S a dignité fut ensuite confirmée par u n e nouvelle c o n s t i t u t i o n , qu'on promulgua le 8 mai de l'année suivante. Cette constitution avait été rédigée p a r vingttrois représentants du

p e u p l e , dont les noms

étaient inscrits en tête. Ils d é c l a r a i e n t , « en présence

de l ' Ê t r e - S u p r ê m e , devant qui tous les

h o m m e s sont é g a u x , et qui a répandu tant de (1) Voyez, pour les détails, les notes finales.


DE SAINT-DOMINGUE.

295

créatures sur la terre, pour manifester sa gloire et sa puissance par la diversité de ses œuvres ; et en présence de toutes les nations qui les avaient si long-temps et si injustement considérés comme des enfants b â t a r d s , que la constitution était l'expression libre de leurs c œ u r s , et le v œ u général de leurs constituants.» Par

la déclaration préliminaire, on

érigeait

l'empire d'Haïty en un État l i b r e , souverain et indépendant ; l'esclavage était entièrement aboli; on reconnaissait l'égalité des rangs; tous les citoyens devaient être égaux devant la loi ; les propriétés étaient déclarées inviolables; on devait perdre ses droits de citoyens par l'émigration, et en être privé momentanément en cas de b a n q u e r o u t e ; l'acquisition des

propriétés était interdite aux

blancs de toutes les nations (excepté seulement à ceux qui avaient été naturalisés et leurs enfants, et aux Allemands ou Polonais naturalisés); tous les habitants d'Haïty devaient, quelle que fût leur couleur, prendre le n o m générique de Noirs. O n déclarait, en o u t r e , que celui qui n'était pas bon p è r e , b o n fils, bon é p o u x , et surtout b o n soldat, était indigne de porter le n o m d'Haïtien; on ne permettait pas aux pères de déshériter leurs enfants; c h a q u e citoyen devait professer un art mécanique. L'empire d'Haïty, un et indivisible, fut partagé


296

HISTOIRE DE L'ILE

en six divisions militaires, commandées chacune par un général qui était indépendant des autres, et qui correspondait directement avec le chef de l'Etat. O n confia le g o u v e r n e m e n t à u n premier magistrat qui devait prendre les titres d'empereur et de c o m m a n d a n t en chef de l'armée, et l'on n o m m a à cette dignité Jean-Jacques le vengeur

et le libérateur

de ses

Dessalines, compatriotes.

O n lui conféra aussi le titre de Majesté,

ainsi qu'à

l'impératrice son é p o u s e ; et leurs personnes fur e n t déclarées inviolables. L a c o u r o n n e était élective; mais l'empereur avait le p o u v o i r de n o m m e r son successeur. L'impératrice et les enfants r e c o n n u s par sa majesté, devaient jouir, leur vie d u r a n t , d'une rente annuelle, et ses fils devaient passer successivement par tous les grades de l'armée. N u l empereur ne pouvait s'attacher u n corps privilégié, à titre de garde d ' h o n n e u r , o u sous toute autre dénomination, sans s'exposer à être considéré c o m m e en guerre avec la nation, et d é c h u de sa dignité ; on en devait alors choisir un autre parmi les m e m b r e s d u conseil-d'état. L ' e m pereur devait faire les l o i s , y apposer son s c e a u , les p r o m u l g u e r , n o m m e r et destituer à volonté tous les fonctionnaires p u b l i c s ; surveiller l'administration des finances de l'état, et faire battre monnaie ; faire la paix et la guerre ; conclure les traités; répartir à son gré les t r o u p e s , et avoir


DE SAINT-DOMINGUE.

297

enfin le droit d'absoudre les criminels o u de c o m m u e r leur peine. L e conseil-d'état était composé des généraux de division et de brigade. Il devait y avoir un secrétaire-d'état et deux ministres : l'un p o u r les finances et le département de l'intérieur, l'autre pour la guerre et la marine. T o u s les citoyens pouvaient terminer

leurs

différends à l ' a m i a b l e , par arbitres. C h a q u e commune avait une justice de paix, avec une juridiction qui s'étendait à tous les procès d o n t les frais n'excédaient pas cent d o l l a r s , avec l e droit d'en appeler à u n tribunal de district. L e s délits militaires étaient soumis à des conseils particuliers. O n n'admettait pas de religion dominante. L a liberté des cultes était tolérée. L e g o u v e r n e m e n t ne devait p o u r v o i r au maintien d'aucune institution religieuse. Les crimes d'état devaient être jugés par u n conseil n o m m é par l'empereur. L e s maisons de tous les citoyens étaient déclarées inviolables. L e g o u v e r n e m e n t confisquait toutes les

propriétés

des Français. O n considérait le mariage c o m m e un acte p u r e m e n t c i v i l , et le divorce était permis dans certains cas. L e s noirs mirent cette constitution sous la sauvegarde des magistrats, des pères et mères de famille, des citoyens et des soldats. Ils la r e c o m -


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HISTOIRE DE L'ILE

mandèrent en m ê m e temps à leurs descendants, aux amis de la liberté, et aux philantropes de tous les p a y s , c o m m e un gage signalé de la bonté de D i e u , q u i , dans ses décrets immortels, leur avait permis de briser leurs fers, et de se constituer en peuple l i b r e , civilisé et indépendant. Elle fut acceptée p a r l ' e m p e r e u r , qui la fit mettre aussitôt en v i g u e u r . Q u e l q u e idée qu'on puisse avoir de cette constitution, il est au moins certain qu'elle faisait q u e l q u e h o n n e u r a u x législateurs qui l'avaient r é d i g é e , et qu'elle était passablement adaptée aux besoins d u peuple à qui on la destinait. Si les qualités morales d u souverain eussent r é p o n d u à ses talents militaires, il est p r o b a b l e qu'elle eût contribué à la prospérité de l'île ; o n doit convenir m ê m e qu'elle produisit en général un heur e u x effet. L e s cultivateurs furent traités c o m m e au temps de T o u s s a i n t ; on fixa leur salaire à un tiers du p r o d u i t des r é c o l t e s ; ils avaient tout en abondance. O n ne se servait plus d u f o u e t , m ê m e p o u r infliger les châtiments. L'oisiveté était regardée c o m m e un crime ; mais on ne la punissait q u e de l'emprisonnement. Presque tous les lab o u r e u r s travaillaient g a i e m e n t ; ils étaient censés devoir d e m e u r e r dans les plantations auxquelles ils avaient été attachés dans l ' o r i g i n e ; cependant


DE SAINT-DOMINGUE.

299

s'ils avaient q u e l q u e motif raisonnable qui les engageât à c h a n g e r , le commissaire o u l'officier qui commandait clans le district le leur

permettait.

L a plupart des propriétés appartenaient au g o u v e r n e m e n t , qui les avait confisquées ; mais on les louait à l'année. En général le taux d u l o y e r était proportionné au n o m b r e des cultivateurs et non à l'étendue des terres. L e s mulâtres et les métis qui pouvaient faire preuve de q u e l q u e degré de parenté avec les anciens

propriétaires

b l a n c s , étaient admis à hériter de leurs biens. Ces métis étaient en très-grand

nombre.

On faisait fort p e u de sucre : car les plantations avaient été détruites p o u r la p l u p a r t ,

et

l'on n'avait pas reconstruit les usines et les bâtiments nécessaires à la fabrication. L e principal produit de l'île consistait en café : la récolte de 1805 s'éleva à plus de 3o millions de livres : c e qui suffirait p o u r charger une cinquantaine de bâtiments ordinaires. L'île produisait aussi u n e quantité considérable d'acajou et d'autres bois précieux. E n 1 8 0 5 , Dessalines fit faire le d é n o m b r e m e n t des habitants de la partie de l'île qu'il g o u v e r n a i t , et le relevé donna environ trois cent quatre-vingt mille âmes. Il faut peut-être ajouter à ce n o m b r e vingt mille individus qui se trouvaient dispersés, ou q u e d'autres motifs empêchaient de p o r t e r


300

HISTOIRE DE L'ILE

sur les registres; on peut d o n c présumer

que

toute la population montait à cette époque à quatre c e n t mille âmes. L e s h o m m e s en formaient la moindre p a r t i e , et les terres étaient généralem e n t cultivées par des femmes. L e m a r i a g e , qu'on célébrait selon les rites de l'église r o m a i n e , était presque u n i v e r s e l , et ses devoirs en général bien observés. Cependant l'empereur menait u n e vie licencieuse. L ' a r m é e régulière se composait de quinze mille h o m m e s , d o n t quinze

cents de

cavalerie. I l s

étaient bien disciplinés, b i e n a r m é s , mais mal vêtus. Ils avaient p o u r uniforme des habits b l e u s à revers rouges. On p e u t j o i n d r e à ces troupes presq u e tous les h o m m e s capables de p o r t e r les armes, qui formaient une espèce de milice.On les exerçait régulièrement q u a t r e fois l'an ; ils

demeuraient

alors pendant plusieurs j o u r s réunis en corps. Depuis l'évacuation de l'île par les F r a n ç a i s , Dessalines prit soin d'empêcher que la population ne diminuât p a r l'émigration. I l décréta les peines les plus rigoureuses c o n t r e q u i c o n q u e e m m è n e rait h o r s de l'île quelque citoyen d'Haïty ; il favorisa m ê m e les croisières anglaises qui arrêtaient les bâtiments à certaine distance de la côte. L e s nègres craignaient toujours q u e les Français ne profitassent

du p r e m i e r intervalle de paix

avec la G r a n d e - B r e t a g n e , ou de quelque autre


DE SAINT-DOMINGUE.

301

occasion favorable p o u r chercher à les subjuguer de n o u v e a u . C'est p o u r q u o i Dessalines et les autres chefs firent tous les préparatifs nécessaires pour se défendre en cas d'invasion. A la première apparition d'une armée étrang è r e , on devait détruire les v i l l e s , qui étaient toutes bâties sur la c ô t e ; et l'armée des noirs devait se retirer dans les forteresses de l'intérieur de l'île ; les positions qu'elle avait choisies, étaient bien fortifiées. L'artillerie d u C a p , composée surtout d'un grand n o m b r e de canons de fonte, avait été transférée dans ces forts; le p e n c h a n t des collines et les vallées environnantes étaient plantés de b a n a n i e r s , de plantains, d'yams et

d'au-

tres arbres d u p a y s , qui produisaient tant de fruits q u ' o n avait calculé que les garnisons p o u r raient subsister sans être obligées d'aller c h e r c h e r des provisions au-delà de la portée de leur artillerie. L a p l u p a r t de ces collines étaient de forme c o n i q u e ; on arrivait, par u n e pente d o u c e , au sommet o ù se trouvaient construits les forts; les noirs regardaient c o m m e impossible que l'ennemi leur coupât la communication avec ces magasins naturels. Ces positions étaient d'ailleurs bien p o u r v u e s d ' e a u , et c'était un grand avantage ; car du temps de T o u s s a i n t , Dessalines avait été cont r a i n t , faute d ' e a u , d'abandonner la position de la Crète-à-Pierrot.


302

HISTOIRE DE L'ILE

Les prêtres français, épargnés pendant le mass a c r e , et les ecclésiastiques espagnols, qui étaient venus de l'autre partie de l'île, étaient en assez grand n o m b r e pour rendre générale la célébration du culte. T o u s les dimanches et j o u r s de fêtes, on disait la messe o u des prières matin et soir. P a r politique, ou par quelque autre mot i f , Dessalines protégeait le clergé et témoignait b e a u c o u p de respect p o u r les cérémonies de l'église. On baptisait tous les enfants; on donnait un soin particulier à leur éducation ; on établit des écoles dans presque tous les districts. L e s n o i r s , qui remarquaient l'ascendant qu'avaient les gens instruits sur les autres h o m m e s , s'efforçaient de p r o c u r e r de l'éducation à leurs enfants; et la plupart des j e u n e s Haïtiens apprenaient à lire et à écrire. L o r s de l'insurrection de 1 7 9 1 , le souverain d'Haïty servait un nègre n o m m é Dessalines, dont il e m p r u n t a ensuite le n o m , pour l'ajouter à celui de J e a n - J a c q u e s . Cet h o m m e , qui demeurait au C a p - F r a n ç a i s , vit son ancien esclave devenir son souverain. Il était c o u v r e u r , et J e a n - J a c q u e s avait fait chez lui le m ê m e métier. 11 avait c o u t u m e de dire que l'empereur avait toujours été un mauvais chien,

mais un bon ouvrier. Dessalines conserva

beaucoup d'amitié pour l u i , et le nomma son premier sommelier. Ce dernier était enchanté de


DE SAINT-DOMINGUE.

303

sa c h a r g e , et offrait un contraste singulier avec l'empereur, qui ne buvait jamais que de l ' e a u , quoiqu'il eût une cave bien garnie. Dessalines ne savait pas l i r e , mais il avait appris à signer son nom. I l avait un l e c t e u r , qui lui lisait les papiers p u b l i c s , et il l'écoutait d'ordinaire avec la plus grande attention. Quelquefois il se faisait lire les discours de M. W i l b e r f o r c e , sur la traite des n è g r e s , qu'on insérait, par son o r d r e , dans la gazette du Cap-Français. Dessalines était p e t i t , mais fortement constit u é , a c t i f , et d'un courage à toute épreuve. On croyait ses talents militaires supérieurs à c e u x de T o u s s a i n t ; mais il lui était fort inférieur, q u a n t aux m o y e n s , et ne s'élevait guère au-dessus de la médiocrité. L e respect qu'on avait pour l u i , provenait s u r t o u t de la t e r r e u r qu'il inspirait. Cependant, il se m o n t r a quelquefois o u v e r t , affable, et même généreux. S a vanité lui faisait concevoir des caprices étranges. I l aimait les broderies et les o r n e m e n t s ; souvent il s'habillait avec b e a u c o u p de magnificence; e t , en d'autres occasions, il paraissait en public dans le c o s t u m e le plus c o m m u n . Un autre ridicule de Dessalines, c'était d'avoir la prétention d'être un danseur a c c o m p l i ; il e m menait toujours à sa suite un maître de danse, qui lui donnait des leçons à ses m o m e n t s de loisir. L e c o m p l i m e n t le plus flatteur qu'on pût lui f a i r e ,


304

HISTOIRE DE L'ILE

était de lui dire qu'il dansait b i e n , quoiqu'il fût, bien différent en cela de la plupart des nègres, très-maladroit à ce genre d'exercice. Il avait des filles d'un premier l i t , mais point de fils. Sa seconde femme avait été la maîtresse favorite d'un riche c o l o n , qui lui avait fait donner une belle éducation. C'était une des plus belles négresses des Indes occidentales. Elle était douée d'une grande amabilité, et mettait tout en usage p o u r

adoucir le naturel féroce de son

époux ; mais ses efforts furent

malheureusement

infructueux. L e s blancs ne souffrirent pas seuls de la cruauté de Dessalines. S o u p ç o n n e u x et jal o u x , il fit mettre à m o r t , sans a u c u n e forme de p r o c è s , u n grand n o m b r e de ses sujets et de ses officiers ; il finit m ê m e par exercer le despotisme le plus atroce. T a n t de crimes donnèrent naissance à plusieurs complots. L e s soldats conspirèrent contre l u i , et se saisirent de sa p e r s o n n e , au quartier-général, le 17 octobre 1806; c o m m e il se débattait p o u r leur é c h a p p e r , il reçut un c o u p de sabre qui mit fin à sa tyrannie et à ses jours.


DE

CHAPITRE

Depuis le mois d'octobre conseil d'État, fère

305

SAINT-DOMINGUE.

XII.

1806, jusqu'à

l'acte du

qui établit la royauté,

le titre de roi à Christophe,

et con-

en 1811.

Christophe prend les rênes du gouvernement au Cap-Français. — Son caractère. — Proclamation publiée à son avènement. — Pétion se met à la tète du gouvernement au Port-auPrince. — Détails sur sa personne. — Guerre terrible entre ces deux rivaux. — Bataille. — Pétion est défait. — Christophe assiége Port-au-Prince, se retire presque aussitôt. — Il convoque une assemblée au Cap-Français. — Nouvelle conistitution. — Ses principaux articles. — Christophe reçoit le titre de président. — Sa proclamation au sujet de la nouvelle constitution. — Il déjoue un complot tendant à exciter des troubles à la Jamaïque. — Guerre sanglante entre Christophe et Pétion. — Le Mole de Saint-Nicolas se rend à Christophe. — Suspension d'armes. — Relations amicales entre la partie espagnole de l'île et les provinces soumises au gouvernement de Christophe. — Les Français quittent la ville de Santo-Domingo. — Le conseil d'État confère à Christophe le titre de roi.

L A m o r t de Dessalines causa une satisfaction générale a u p e u p l e , qui ne pouvait plus supporter sa tyrannie : et cet événement fut très-favo-

20


З06

HISTOIRE DE L'ILE

rable à la liberté et au bonheur des nègres. Christ o p h e , dont nous avons eu occasion de parler déjà, s'empara aussitôt du pouvoir suprême. O n dit qu'il naquit à la G r e n a d e , et qu'il était esclave à Saint-Domingue, lors de la révolution de 1791. Il avait été l'ami et le compagnon de Toussaint-Louv e r t u r e , à qui il ressemblait beaucoup du côté du caractère. Il passait pour très-humain, quoique certaines gens l'aient dépeint depuis comme un h o m m e dur et sanguinaire. Il était b o n mari et b o n père; il remplissait les devoirs de la religion. Son plus grand plaisir était d'exercer l'hospitalité. Il aimait le b o n v i n , mais il en buvait modérément. E n sa qualité de commandant en chef, il donnait souvent des repas publics, et les divertissements

qui les suivaient étaient de la plus

grande magnificence. Les officiers de la marine anglaise et les négociants étrangers mangeaient souvent à sa table. Il avait des manières aisées, et même un certain air de noblesse, qui paraissait surprenant dans un h o m m e d é p o u r v u d'éducation. Il possédait de grands talents naturels. Souv e n t il prononçait des discours

très-énergiques

dans l'assemblée des notables de l'île; et il connaissait assez bien la langue anglaise pour la parler avec facilité. Christophe eut une fois l'occasion de déployer son bon sens et sa modération aux dépens d'un


DE SAINT-DOMINGUE.

307

capitaine de vaisseau de guerre anglais. Cet officier, qui c o m m a n d a i t un bâtiment de la croisière de la J a m a ï q u e , descendait souvent au Cap-Franç a i s , où ses compatriotes avaient toujours été traités avec égards. Un soir il alla au s p e c t a c l e , et e m m e n a avec lui un grand n o m b r e de marins. Ceux-ci r e t o u r n è r e n t fort tard à leurs chaloupes : un nègre qui faisait faction sur le q u a i , arrêta l'un d'entre eux qui portait un grand s a c , parce q u e les règlements défendaient qu'on e m b a r q u â t de nuit a u c u n e marchandise. L e m a r i n ne voulut pas céder à la sentinelle qui donna l ' a l a r m e ; le b r u i t de cette dispute étant parvenu j u s q u ' a u t h é â t r e , le capitaine se rendit sur le quai avec ses m a r i n s , et au lieu de se c o n f o r m e r aux l o i s , il maltraita les soldats noirs. On envoya c h e r c h e r C h r i s t o p h e , qui c o u r u t sur les lieux pour prévenir t o u t accident. Il représenta d'abord avec douc e u r au capitaine qu'on ne devait pas enfreindre les règlements du port. « V o u s p o u v e z , lui dit-il, « aller à b o r d à telle h e u r e q u e vous v o u d r e z , « ainsi que vos officiers et vos m a t e l o t s , quoique « cela soit contraire aux règlements ; mais la sen« tinelle a eu raison d'empêcher qu'on e m b a r q u â t « des marchandises à l'heure qu'il est. » L e capitaine répondit en accablant d'invectives le c h e f des n o i r s , et tint les propos les plus outrageants. U n m o t , un signe de Christophe

eussent suffi


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HISTOIRE

DE

L'ILE

p o u r faire exterminer tous les Anglais ; mais il conserva le plus grand sang-froid, et répondit à l'insolence grossière du capitaine avec une noble modération. « V o u s d é s h o n o r e z , lui dit-il, la marine anglaise ; mais je ne jugerai p a s , d'après vous, le reste de vos compatriotes. Je v o u s considère et je vous traiterai c o m m e un enfant; retirez-vous, et apprenez à vous m i e u x conduire à l'avenir. » Ce capitaine ne débarqua plus dans l'île, et la p l u p a r t des autres officiers se tinrent pareillement loin des côtes. On trouve dans les règlements que Christophe fit à son avènement les m a r q u e s d'un j u g e m e n t sain et d'une b o n n e politique. Il refusa le titre p o m p e u x d ' e m p e r e u r , et se contenta de celui de chef du gouvernement

d'Haïty,

et il s'occupa d'en-

c o u r a g e r le c o m m e r c e et de régler les affaires intérieures de l'île. Les passages suivants, extraits d'une proclamation qu'il adressa aux puissances n e u t r e s , le 24 o c t o b r e 1806, développent le plan de conduite qu'il s'était proposé de suivre. « T o u t e notre attention est maintenant tournée vers la culture des productions de prix. N o t r e industrie nous a a m p l e m e n t récompensés de nos t r a v a u x ; nos magasins, remplis de toutes les productions des Antilles, n'attendent que l'arrivée de v o s flottes p o u r échanger les marchandises q u e vous r e c h e r c h e z , contre celles dont nous


DE SAINT-DOMINGUE.

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avons besoin. Si un système défavorable aux progrès du c o m m e r c e l'a j u s q u ' à ce j o u r e m p ê c h é de réussir parmi n o u s , cette influence désastreuse cessera bientôt. L e gouvernement actuel est si éloigné de vouloir m e t t r e des entraves au c o m m e r c e , qu'il vous offre des avantages qu'aucun gouvernement

n e saurait accorder.

autre

N'importe

sous quel pavillon vous vous m o n t r i e z , l e gouvern e m e n t s'engage à veiller attentivement à votre sûreté personnelle et à vos intérêts. L e s taxes s e r o n t proportionnées aux difficultés q u e vous p o u r r e z éprouver en gagnant n o s ports ; on e x pédiera vos bâtiments avec la plus grande p r o m p titude. L e g o u v e r n e m e n t a o r d o n n é déjà la suppression des consignations e x c l u s i v e s , de la taxe s u r le prix des m a r c h a n d i s e s , des priviléges a c c o r dés p o u r la vente du café, et de la défense de p r e n d r e des cargaisons de s u c r e , e t c . Chacun sera l i b r e de vendre et d'acheter a u x conditions qu'il c r o i r a les plus avantageuses. L e s anciens règlem e n t s , enfantés par l ' i g n o r a n c e , ne

mettront

plus d'obstacles à vos spéculations : vous ne serez plus forcés d'accorder votre confiance à des individus qui vous étaient é t r a n g e r s , et qui n'entendaient pas m ê m e les intérêts de leur pays ( 1 ) . Vos marchandises d e m e u r e r o n t e n t r e les mains (1) Dessalines avait créé des commissaires publics, qui,


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HISTOIRE DE L'ILE

de vos amis et de vos facteurs particuliers, et le gouvernement s'engage à leur accorder toute la protection qu'ils pourront désirer. Les horreurs qui n'ont que trop signalé le commencement d'un règne t y r a n n i q u e , ne se renouvelleront

plus à

l'avenir. V e n e z avec une entière confiance c o m mercer dans nos ports : venez échanger les fruits de votre industrie contre nos richesses; et soyez persuadés que vous n'aurez jamais lieu de vous repentir de vous être fiés à nos promesses. « Mais si le gouvernement fait tous ses efforts pour vous procurer les avantages d'un c o m m e r c e brillant, il exige de vos agents la m ê m e loyauté et la même b o n n e foi. Il espère aussi que la c o n duite infâme des pirates de la Louisiane ne t r o u vera pas d'imitateurs. « Nos ports sont : L e C a p , F o r t - D a u p h i n , P o r t d e - P a i x , les Gonaïves, S a i n t - M a r c , Port-au-Prince, les C a y e s , Jérémie et Jacmel : vous p o u v e z y env o y e r vos cargaisons. « L'exactitude avec laquelle le gouvernement d'Haïty a toujours rempli ses e n g a g e m e n t s , est un gage assuré de l'exécution

des traités qu'il

pourra conclure avec vous. Malgré les m a u x qui ont précédé notre indépendance, et les guerres

seuls, avaient le droit de vendre les cargaisons qui arrivaient dans l'île.


DE SAINT-DOMINGUE.

311

désastreuses qu'elle a nécessairement occasionnées, le gouvernement n'a jamais cessé de pouvoir subvenir à ses besoins. Telle est l'étendue de nos ressources, que les vices m ê m e de l'administration précédente n ' o n t pas e m p ê c h é les liquidations d'avoir lieu. Que s e r a - c e donc l o r s qu'une sage é c o n o m i e succédera à la prodigalité, et qu'une j u s t e répartition des revenus déterminera

les droits du gouvernement

et des

particuliers ? » L a tranquillité fut bientôt t r o u b l é e par l'apparition d'un nouveau c h e f , n o m m é P é t i o n , qui vint disputer à Christophe le souverain pouvoir. Pétion était m u l â t r e ; il avait succédé à Clervaux ; e t , à la m o r t de Dessalines, il était c o m m a n d a n t en c h e f au Port-au-Prince. 11 avait fait ses études à l ' É c o l e militaire de P a r i s ; il était h o m m e d e l e t t r e s , et il avait un c a r a c t è r e doux et des m a nières prévenantes. C'était le plus habile de tous les ingénieurs n o i r s , et il passait p o u r très-instruit dans l'art militaire. L e s deux chefs prirent les armes p o u r appuyer leurs prétentions; il y eut plusieurs r e n c o n t r e s , e t la lutte devint bientôt très-violente. E n f i n , le I

e r

janvier 1807, les deux armées se m e s u r è r e n t

en bataille rangée; Pétion fut défait et obligé de c h e r c h e r son salut clans la fuite; Christophe le poursuivit j u s q u ' a u x portes de Port-au-Prince. Il


312

HISTOIRE DE L'ILE

mit le siége devant cette ville dans l'espoir de t r i o m p h e r c o m p l é t e m e n t de son rival. Cepend a n t , c o m m e sa présence était nécessaire dans les p r o v i n c e s , où il ne laissait, pas d'y avoir des méc o n t e n t s , il se décida à lever le siége, qui eût exigé b e a u c o u p de temps et de grands sacrifices, et il se retira au Cap-Français. Il n'eut pas de peine à établir son autorité dans les districts du Nord. L e succès de sa première campagne avait trop affermi sa puissance, pour q u e son rival pût réussir à l'ébranler. D a n s les diverses proclamations qu'il adressa à l'armée et au p e u p l e , il témoigna le désir de m e t t r e fin aux m a u x qui affligeaient la p a t r i e , d'encourager l'agriculture et te c o m m e r c e , et d'assurer le b o n h e u r des peuples. On convoqua e n s u i t e , au Cap-Français, u n e assemblée composée des généraux et des princip a u x c i t o y e n s , et on forma une nouvelle constit u t i o n , qui fut publiée le 17 février 1807. Cette constitution déclarait que tous les individus résidant sur le territoire d'Haïty étaient libres ; q u e l'esclavage était p o u r jamais aboli ; que le gouv e r n e m e n t appartenait à un magistrat s u p r ê m e , qui devait prendre le titre de p r é s i d e n t , et de généralissime des forces de terre et de m e r . Cette charge n'était pas héréditaire; mais le président avait le droit de choisir un successeur parmi les


DE SAINT-DOMINGUE.

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généraux; il avait aussi le pouvoir de c o n c l u r e des traités avec les puissances é t r a n g è r e s , et de faire la paix e t la guerre. L e conseil d ' E t a t , qui formait un

corps d é l i b é r a n t , se composait de

neuf m e m b r e s , d o n t six devaient être généraux. Ainsi le gouvernement tenait b e a u c o u p de l'oligarchie , et avait en m ê m e temps une grande partie de la p r é p o n d é r a n c e m o n a r c h i q u e , quoiqu'il ne portât pas le n o m de r o y a u t é ; car le président avait le pouvoir de n o m m e r les m e m b r e s du conseil d'Etat. On prit des mesures sages p o u r l'administration de la j u s t i c e , et quoiqu'il y eût des j u g e s réguliers, tous les citoyens furent autorisés à soum e t t r e leurs différends à des arbitres. L e culte catholique r o m a i n fut déclaré celui de l ' E t a t ; mais on tolérait l'exercice de tous les autres. On devait établir des écoles dans c h a q u e district, et tous les Haïtiens, depuis seize ans j u s q u ' à c i n q u a n t e , étaient assujettis au service militaire. On eut soin de d é c l a r e r q u e le g o u v e r n e m e n t ne c h e r c h e r a i t jamais à t r o u b l e r les Colonies des autres n a t i o n s , et que les Haïtiens ne feraient pas de c o n q u ê t e s hors de l e u r île ( 1 ) . L e j o u r m ê m e où cette constitution fut publiée, Christophe adressa aux Haïtiens la proclamation suivante : (1) Voyez les notes finales.


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HISTOIRE DE L'ILE

Henri Christophe, Président et Généralissime des forces militaires et navales du Gouvernement d'Haïty, à l'armée et au peuple. « Nous avons enfin vu la lumière. U n e constitution libérale vient de déjouer les c o m p l o t s , dont vous étiez sur le point de devenir les victimes. U n code plein de sagesse, adapté à nos moeurs, à n o t r e c l i m a t , à nos c o u t u m e s , a fixé e n c o r e une fois les destinées d'Haïty. « E n vain j'avais assemblé les districts p o u r les engager à envoyer des députés au P o r t - a u - P r i n c e , et à vous d o n n e r u n e constitution ; tous m e s soins n e faisaient q u ' a c c r o î t r e l'ardeur des f a c t i e u x , qui s'efforçaient de c o r r o m p r e l'opinion p u b l i q u e , et d'établir u n e constitution favorable à leurs intérêts et à c e u x de leurs partisans, mais aussi contraire à la liberté des peuples q u ' a u x principes de la saine raison. « C i t o y e n s , vous avez tous eu des preuves de la p u r e t é de mes i n t e n t i o n s . V o u s savez c o m b i e n les impies qui o n t allumé le feu de la g u e r r e civile, en o n t abusé. L e u r s efforts n e m ' o n t pas intimidé un seul i n s t a n t , et n ' o n t pu m ' e m p ê c h e r de servir ma patrie. J e n'ai c e s s é , nuit et j o u r , de m ' o c c u p e r à pourvoir à la sûreté publique. Que n ' a i - j e pas fait p o u r y p a r v e n i r ? Que n'ai-je pas souffert en m'opposant aux complots des factieux?


DE SAINT-DOMINGUE.

315

« Je suis toujours demeuré au milieu de v o u s ; vous p o u v e z dire si l'ambition a jamais influé sur ma conduite ou

flétri

m o n honneur. R e -

vêtu aujourd'hui du pouvoir s u p r ê m e , par le voeu de mes concitoyens, de mes

compagnons

d'armes, j'ai cédé à leurs désirs, j'ai consenti à me charger de ce fardeau pesant, mais

hono-

rable, parce que je veux être encore utile à m o n pays. Heureux si mes efforts sont couronnés de succès, et s'ils contribuent au bonheur de mes compatriotes ! « Mais je ne puis atteindre à ce b u t par mes seuls efforts. 11 faut observer les lois et la constitution qu'on vient de vous présenter. Elle pourvoit au maintien de vos droits ; elle garantit à chaque citoyen sa liberté personnelle, ses droits de propriété, ceux de sa famille. « L e s suites funestes des guerres dans lesquelles nous avons été engagés, avaient presque détruit chez nous tout principe de religion. L a morale était tournée publiquement en dérision, et une jeunesse corrompue s'abandonnait sans remords à tous les excès de la débauche. L'instruction p u blique était avilie et laissée aux mains de mercenaires. Il fallait faire refleurir la religion, p o u r qu'elle fût respectée et chérie; il fallait rendre à la morale toute sa dignité, enseigner aux jeunes gens les principes de l'honneur ; enfin, persuader


316

HISTOIRE DE L'ILE

au peuple que sans religion et sans m o r a l e il ne peut exister de société. « L e s t r i b u n a u x défendront vos i n t é r ê t s ; et les j u g e m e n t s que p r o n o n c e r o n t leurs ministres, ser o n t dictés par la justice et l'équité. Il ne reste au peuple d'Haïty qu'à se distinguer par sa probité et sa b o n n e foi. Notre pays est essentiellem e n t c o m m e r ç a n t , tant par sa situation, que par la nature des denrées qu'il produit : il faut donc que nous attirions les négociants de toutes les parties du g l o b e , par n o t r e équité autant que par les produits de n o t r e sol. C o m m e le c o m m e r c e est la s o u r c e de toutes nos richesses, il importe b e a u c o u p q u e les m a r c h a n d s é t r a n g e r s , qui fréq u e n t e n t nos p o r t s , jouissent de la m ê m e protection q u e nos c o n c i t o y e n s . « P o u r alimenter le c o m m e r c e , et lui donner un nouvel e s s o r t , il faut nous livrer avec persévérance à l'agriculture. Placé sous le plus beau ciel du m o n d e , et favorisé par la n a t u r e , qui lui prodigue ses dons les plus p r é c i e u x , le cultivat e u r haïtien n a pas à lutter c o n t r e les rigueurs d'un climat glacé, ni à se défendre de l'inclémence des saisons. L e m o i n d r e travail suffit p o u r l'enrichir. Empressez-vous d o n c , industrieux cult i v a t e u r s , de remplir vos magasins des produits de votre sol fertile. Étalez aux y e u x des n é gociants de l'Europe t o u t ce qui peut

exciter


DE SAINT-DOMINGUE.

317

leurs désirs, et vous verrez bientôt votre c o m merce b e a u c o u p plus florissant q u e vous n'aviez osé l'espérer. « Après avoir rétabli la r e l i g i o n , détruit l'immoralité, réformé les m œ u r s , encouragé l'agriculture et le c o m m e r c e , nous n e devrons pas négliger l'usage des armes. L ' e n n e m i épie nos m o u vements, et observe n o t r e conduite. Nous n'avons encore aucune garantie de l'affection de nos alliés. Il faut nous a t t a c h e r ces derniers p a r des traités, et nous tenir prêts à résister aux autres sur le champ de bataille. Nous sommes abandonnés à nous-mêmes; toutes nos ressources sont d o n c en nous. Elles sont en v o u s , braves soldats, qui êtes prêts à verser votre sang plutôt que de vous soumettre à l ' e n n e m i , qui vous ravirait la liberté q u e vous avez acquise ! Elles sont en v o u s , citoyens et cultivateurs, qui faites la richesse de l'État! C'est votre u n i o n , votre soumission aux lois qui doit cimenter votre indépendance. « Nous ignorons e n c o r e quelle conduite les puissances étrangères tiendront envers nous. Faisons de telles dispositions q u e , sans leur témoigner aucune défiance, nous puissions n'avoir rien à redouter de c e u x qui formeraient des projets hostiles c o n t r e nous. N'oublions jamais q u e le salut d'un peuple libre dépend surtout de la force de ses armes. L a culture des terres emploie un


318

HISTOIRE

DE

L'ILE

grand n o m b r e de nos compatriotes : songeons q u e nous sommes tous soldats ; qu'il n'y a que les nations belliqueuses qui aient conservé leur lib e r t é . Rappelons-nous qu'une poignée de Grecs, dévoués p o u r leur p a t r i e , o n t confondu la rage d'un million de b a r b a r e s , qui voulaient leur ravir la liberté. J u r o n s d'observer n o t r e sainte constit u t i o n , de la faire r e s p e c t e r , et d e périr plutôt q u e de laisser violer le moindre de ses articles, » Christophe avait eu l'occasion déjà de prouver sa b o n n e foi et sa modération. Quelques esprits r e m u a n t s , de la partie méridionale de Saint-Dom i n g u e , avaient ouvert u n e c o r r e s p o n d a n c e secrète avec plusieurs m é c o n t e n t s de la J a m a ï q u e , dans le dessein de t r o u b l e r la tranquillité de l'île. Cette intrigue fut découverte par la vigilance de C h r i s t o p h e , qui fit arrêter aussitôt les conspirateurs. L e ministère britannique fut si satisfait de cette m a r q u e d ' i n t é g r i t é , qu'en février 1807, il p e r m i t par u n e o r d o n n a n c e , aux vaisseaux marchands chargés p o u r Buénos-Ayres et la P l a t a , de disposer de leurs cargaisons p o u r tous les ports de S a i n t - D o m i n g u e , qui n'étaient soumis ni à la F r a n c e ni à l'Espagne ; d ' e m b a r q u e r les productions du p a y s , et de r e t o u r n e r avec elles en Ang l e t e r r e , ou, de les m e t t r e à b o r d des bâtiments neutres

p o u r les vendre

permit aussi aux

chez

l'étranger. On

propriétaires

des cargaisons


DE SAINT-DOMINGUE.

319

d'apporter les denrées qu'ils avaient reçues en échange, dans les ports de la G r a n d e - B r e t a g n e ou de l'Irlande. Cependant, C h r i s t o p h e et Pétion së disputaient toujours la souveraineté; il y eut pendant plusieurs années u n e g u e r r e sanglante e n t r e ces deux rivaux. On vit t r i o m p h e r t o u r - à - t o u r les deux partis en différents c o m b a t s ; un grand n o m b r e de provinces et de villes furent successivement occupées et évacuées, prises et reprises par les armées ennemies. L e s villes de S a i n t - M a r c , d'Arcah a y e , de G o n a ï v e s , de P o r t - d e - P a i x , offrirent le spectacle d'une lutte opiniâtre. Mais le principal théâtre était le Mole-Saint-Nicolas, o ù les d e u x partis se signalèrent par de n o m b r e u x exploits. E n f i n , Christophe investit lui-même cette p l a c e , qui était occupée par une partie de l'armée de Pétion; e t après vingt j o u r s d'un siége régulier, dans lequel deux des c o m m a n d a n t s perdirent la vie, la garnison se rendit à d i s c r é t i o n , et fut réunie à l'armée. Après c e t é v é n e m e n t , qui eut lieu en o c t o b r e 1810, la majeure partie de l'armée des assiégeants fut licenciée, et le c h e f r e t o u r n a luimême a u Cap-Français. Christophe avait profité de l'anarchie qui régnait en E s p a g n e , p o u r t â c h e r de se concilier les habitants espagnols d'Haïty, qui paraissaient disposés en sa faveur; il c o n c l u t avec eux un traité


320

HISTOIRE DE L'ILE

d'alliance et de c o m m e r c e . I l leur fournit aussi quelques secours d'armes et de munitions de g u e r r e , p o u r les assister dans leurs opérations c o n t r e les F r a n ç a i s , qui possédaient e n c o r e deux postes dans cette partie de l'île. Au mois de nov e m b r e 1809, u n e petite escadre anglaise s'empara de la ville et du port de S a m a n a ; les troupes françaises furent faites p r i s o n n i è r e s , et la place fut livrée aux Espagnols. E n juillet 1810, une flotte anglaise, c o m m a n d é e par le général Carmichael, partit de la J a m a ï q u e p o u r c o o p é r e r à la réduction de la ville de S a n t o - D o m i n g o , le dernier des postes que les Français conservassent clans l'île. D ' a b o r d , le gouverneur, n o m m é B a r q u i e r , déclara qu'il était déterminé à ne pas se rendre : mais, voyant que le général Carmichael faisait tous les préparatifs nécessaires p o u r e m p o r t e r la place d'assaut, il j u g e a à propos de capituler. On perm i t à la garnison de se retirer avec les honneurs militaires; les officiers furent envoyés en F r a n c e , sur p a r o l e , et les soldats demeurèrent prisonniers de guerre. C'est ainsi que les Espagnols rentrèrent en possession de leur capitale, qui avait été pendant près de huit ans au pouvoir des F r a n ç a i s . Au printemps

de l'année

1 8 1 1 , Christophe

échangea son titre de président c o n t r e celui de roi. I l y fut autorisé par les m e m b r e s du conseil d ' é t a t , qui étaient assemblés au C a p - F r a n ç a i s ,


DE SAINT-DOMINGUE.

321

« p o u r revoir la constitution de 1807. » Ils disaient que lors de sa formation ils l'avaient considérée c o m m e très-imparfaite, bien qu'elle fût adaptée aux circonstances ; q u e le m o m e n t était venu de retoucher leur o u v r a g e , d'améliorer leur c o d e , et d'établir d'une manière p e r m a n e n t e D i o d e

l'unique

de g o u v e r n e m e n t qui pût convenir à l e u r

pays. Ils ajoutaient q u e la majorité du

peuple

sentait c o m m e e u x la nécessité d'établir une monarchie h é r é d i t a i r e , p a r c e q u e le g o u v e r n e m e n t d'un

s e u l

individu est m o i n s sujet a u x t r o u b l e s

et a u x r e v e r s , et qu'il possède au plus h a u t degré l e pouvoir de maintenir les lois, de protéger l e s droits des c i t o y e n s , de défendre leur l i b e r t é , et de les faire respecter au-dehors : q u e le titre de gouverneur - g é n é r a l , conféré à T o u s s a i n t ,

ne

convenait pas à la dignité d'un magistrat s u p r ê m e ; que celui d ' e m p e r e u r , d o n n é à Dessalines, n'était propre qu'au souverain de plusieurs É t a t s ; q u e celui de président n'emportait pas avec soi l'idée de la puissance souveraine ; e n f i n , q u ' a u c u n titre ne pouvait m i e u x convenir q u e celui de roi. Ils déclaraient en outre q u e la nation d e v a i t , par reconnaissance, établir la royauté dans la famille du c h e f qui la gouvernait depuis plusieurs années avec tant de gloire et de sagesse. P a r un

autre

a r t i c l e , ils décrétaient l'institution d'un corps de noblesse h é r é d i t a i r e , dans lequel on devait ad-

21


322

HISTOIRE DE L'ILE

m e t t r e toutes les personnes qui avaient rendu quelque service important à leur pays dans la m a g i s t r a t u r e , dans l'armée ou dans les sciences. L e conseil d'État établit sur cette base un acte constitutionnel ( 1 ) , par lequel il conféra la dignité royale à Christophe et à sa famille, n o m m a les divers officiers de l ' É t a t , et fit à la constitution de

1807 les additions que paraissait exiger le

c h a n g e m e n t opéré dans la forme du gouvernem e n t . Cet acte fut publié b i e n t ô t a p r è s , et le peuple parut le recevoir avec u n e satisfaction générale.

(1) Voyez les notes finales.


DE SAINT-DOMINGUE.

CHAPITRE

Depuis

323

XIII.

le mois de mars 1811, jusqu'à l'année 1816.

la fin de

Christophe et Pétion suspendent les hostilités, et s'occupent de la civilisation de leurs sujets. — Couronnement de Christophe. — Organisation régulière de ses États et de ceux de Pétion. — A l'avènement de S. M. Louis X V I I I , les Français songent à rentrer en possession de l'île. — Sentiments des Haïtiens, en recevant la nouvelle de la paix générale, et des projets formés contre leur indépendance. — Manifeste de Christophe. — La France envoie des commissaires à Haïty, pour prendre des renseignements et sonder les intentions des chefs. — Correspondance avec Christophe Résolutions du Conseil. — Négociations avec Pétion. — Réponse des autorités constituées. — Proclamation du président. — Les Français arment une flotte. — Le retour de Bonaparte interrompt ces préparatifs. — Ouvertures de Bonaparte et de S. M. Louis X V I I I , après la restauration. — Elles sont rejetées.

CHRISTOPHE

et Pétion se firent pendant long-

temps une guerre sanglante. L e premier avait quelque avantage sur son rival, mais pas assez cependant pour qu'on pût espérer de voir se terminer promptement leur querelle. D'ailleurs les deux partis sentaient que s'ils prolongeaient la


324

HISTOIRE DE L'ILE

guerre ils finiraient par s'affaiblir et qu'ils retomberaient infailliblement sous le j o u g des anciens colons. U n écrivain d'Haïty, qui occupe un emploi dans le gouvernement au Cap-Français, fait cette réflexion : « Quelle pensée affligeante pour l'humanité ! Nous savons que les partisans de l'esclavage se réjouissent de nos dissensions; qu'ils méditent l'entière destruction du peuple d'Haïty, et nous semblons nous efforcer à l'envi de seconder leurs desseins en nous égorgeant les uns les autres. O délire des passions ! à quelles extrémités, ne portest u pas les h o m m e s qui se livrent aux illusions trompeuses de l'ambition ! » Il est p r o b a b l e que tel fut le sentiment des deux partis; car les hostilités cessèrent enfin, c o m m e d'un c o m m u n accord. Depuis plus de six a n s , il n'y a eu ni bataille ni m o u v e m e n t h o s t i l e ; quoiqu'on n'ait c o n c l u aucun traité de p a i x , aucun, armistice, la tranquillité la plus parfaite a régné dans toute l'étendue de l'île. A dater de 1 8 1 1 , on voit la civilisation faire des progrès rapides à Saint-Domingue. Christophe et Pétion paraissent s'être appliqués tous deux à encourager l'industrie, la m o r a l e et les sciences dans leurs domaines respectifs, en m ê m e temps qu'ils se disposaient à défendre leur liberté et l e u r indépendance.


DE SAINT-DOMINGUE.

325

Sitôt après le décret rendu par le conseil d'État, en mars 1 8 1 1 , Christophe prit le titre de roi, et s'entoura de tout l'appareil de la royauté. L e dimanche, 2 j u i n , il fut couronné avec pompe au Cap-Français ( aujourd'hui Cap-Henri ) , ainsi que son épouse, dans le Champ-de-Mars. Après la cérémonie d u sacre, le r o i , la reine, et quelquesuns des grands officiers de l'État reçurent le sacrement des mains de l'archevêque; et la journée se termina par une fête magnifique. Les diverses institutions de ce nouveau royaume furent calquées sur celles des monarchies d'Eur o p e , et de la France en particulier. Les Haïtiens eurent des princes du sang, des d u c s , des comtes, des barons et des chevaliers ; un grand m a r é c h a l , un grand aumônier et un maître des cérémonies ; des levers et des cercles, des anniversaires de naissance et de c o u r o n n e m e n t , et autres fêtes nationales; des palais r o y a u x , des c h a m b e l l a n s , des pages, des gardes-du-corps ; un ordre royal et militaire de Saint-Henri; une chancellerie, des cours de justice; des notaires, des a v o c a t s , des j u g e s , des intendants, des inspecteurs, des directeurs d'administrations; enfin une académie et un théâtre royal (1). T o u t observateur impartial ne pourra s'empêcher d'admirer la civilisation qu'on remar-

(1) Voyez les notes finales.


326

HISTOIRE DE L'ILE

quait dans les États de Christophe. L'organisation des districts soumis au gouvernement de Pétion, quoique

différente et plus simple, n'était

pas

moins bonne. Il n'institua pas de noblesse; mais il établit la même hiérarchie militaire et administrative, et donna un soin particulier à l'instruction publique. Toutes les armées de Bonaparte étaient occupées en E u r o p e , et ses flottes, qui avaient à redouter la marine anglaise, ne pouvaient sortir des ports; aussi les Haïtiens ne furent-ils plus inquiétés par les Français. Mais dès que S. M . Louis X V I I I fut assise sur le trône de ses pères, les anciens colons formèrent de nouveau le projet de recouvrer les possessions qu'ils avaient perdues. Ils présentèrent dans cette vue une pétition à la chambre des députés. O n la soumit à un comité ; et le général Desfournaux, qui avait servi autrefois dans la Colonie, exposa bientôt le résultat des délibérations. Il fit d'abord valoir les avantages que le commerce avait retirés de la possession de SaintD o m i n g u e ; il examina ensuite les moyens de rétablir la Colonie. Il dit qu'on n'était pas encore instruit des dispositions des chefs ; mais qu'il était persuadé que Christophe et Pétion

s'empresse-

raient de reconnaître la souveraineté du roi. Il proposa donc de supplier S. M . de leur accorder, ainsi qu'aux chefs noirs dénommés clans le rap-


DE SAINT-DOMINGUE.

327

p o r t , tous les h o n n e u r s et les avantages p é c u niaires qui pourraient convenir à leur s i t u a t i o n , et à celle de la Colonie. Cependant, c o m m e ses espérances pouvaient être d é ç u e s , il conseillait d'envoyer un n o m b r e suffisant de troupes de terre et de m e r p o u r o c c u p e r la Colonie, et y a r b o r e r le drapeau b l a n c , symbole de la paix générale. L'expérience du passé devait, disait-il, rendre infaillible le succès de cette expédition. IL pensait néanmoins qu'il serait nécessaire, quelles que fussent les intentions des chefs, d'envoyer avec les colons des forces suffisantes p o u r les installer dans leurs b i e n s , et les y maintenir. 11 proposa à la c h a m b r e de prier S. M. de lui présenter des projets relatifs à l'administration de SaintD o m i n g u e , et aux nègres qui étaient dans la Colonie, ou qu'on devait y introduire

à

l'avenir;

de déterminer les droits civils et politiques des h o m m e s de toutes c o u l e u r s , qui possédaient des propriétés dans l'île, et de régler plusieurs affaires de finance et de c o m m e r c e . I l insistait surtout sur la nécessité de c o m m e n c e r sur-le-champ les préparatifs, et promettait avec confiance le plus heur e u x succès. Il paraît que ces projets séduisirent, non-seulem e n t les anciens colons, mais e n c o r e un grand nomb r e des premiers personnages de l'Etat. Cependant, les dispositions des Haïtiens ne leur étaient pas favo-


328

HISTOIRE DE

L'ILE

rables. Dans une d é p ê c h e , adressée à M. P e l t i e r , de L o n d r e s , et datée du 10 j u i n , le c o m t e de L i m o n a d e , secrétaire p o u r les affaires étrangères dans les É t a t s de C h r i s t o p h e , après avoir parlé de la satisfaction que son souverain avait éprouvée

à la nouvelle de la c h u t e de B o n a p a r t e , an-

n o n ç a i t que les bâtiments des négociants français étaient libres d'entrer dans les ports d'Haïty, c o m m e c e u x des autres n a t i o n s , et que Christophe désirait être en b o n n e intelligence avec le roi de F r a n c e . Mais il déclaraiten m ê m e t e m p s , en t e r m e s f o r m e l s , q u e le roi d'Haïty ne traiterait avec la F r a n c e qu'en qualité de puissance indépendante ( 1 ) . Les

provinces

du sud

étaient

animées

des

m ê m e s sentiments q u e celles du nord. L e gouvernement

déclara formellement

qu'à la

pre-

m i è r e apparition d'une armée ennemie on m e t trait le feu aux m a i s o n s , e t q u ' o n détruirait t o u t ce qui ne pourrait être transporté dans les m o n tagnes. E n m ê m e t e m p s , on eut soin de r e m p l i r de t o r c h e s tous les arsenaux. Si quelqu'un paraissait révoquer en d o u t e , devant Christophe, la politique de cette m e s u r e , il citait aussitôt l'exemple de M o s c o u , dont la destruction avait suffi p o u r sauver les Russes (2).

(1) Voyez les notes finales. (2). Voyez les notes finales.


DE SAINT-DOMINGUE.

329

Dès q u e les desseins du gouvernement français furent c o n n u s à S a i n t - D o m i n g u e , on p u b l i a , dans la Gazette royale d'Haïty, une p r o c l a m a t i o n , a y a n t pour objet de faire connaître au peuple les n o u velles relations politiques que la paix entre la France et les autres puissances de l'Europe venait d'établir. Après avoir dit q u e les noirs ne pouvaient m a n q u e r

de se

réjouir de l a c h u t e de

Bonaparte, qui avait c h e r c h é à les e x t e r m i n e r , ou à les réduire à l'esclavage, on ajoutait q u ' a u c u n motif n'obligeait à rejeter les ouvertures du roi de F r a n c e ; q u e , s'il faisait paraître des dispositions amicales, on pourrait c o n c l u r e avec lui un traité d'alliance et de c o m m e r c e compatible avec l'honneur, la sécurité et l'indépendance d'Haïty. On exhortait les Haïtiens à faire tous leurs efforts pour défendre l e u r liberté c o n t r e q u i c o n q u e entreprendrait de les asservir; et l'on défiait, en ces t e r m e s , les ennemis des noirs : «Si nous désirons les bienfaits de la p a i x , n o u s n e craignons ni les fatigues, ni les h o r r e u r s de la guerre. Q u e nos implacables e n n e m i s , les C o l o n s , q u i , depuis vingt-cinq a n s , n ' o n t cessé de songer au rétablissement de l'esclavage, et d ' i m p o r t u n e r tous les gouvernements de leurs projets de c o n q u ê t e , se m e t t e n t à la tête des colonnes p o u r diriger leur m a r c h e ; ils s e r o n t , les p r e m i e r s , victimes de notre vengeance, et le sol de la liberté se ré-


330

HISTOIRE DE L'ILE

jouira d'être arrosé du sang de ses oppresseurs. Nous m o n t r e r o n s , aux nations du m o n d e , ce que peut un peuple de guerriers, armé pour la plus juste des causes, pour la défense de ses foyers, de

ses

de

son

longs

femmes,

de ses enfants, de

indépendance. » Ensuite

détails sur

le

système

conviendrait d'adopter

sa liberté,

venaient

de

de défense qu'il

en cas d'invasion ; et la

proclamation finissait de la sorte : « C'est en vain que nos ennemis ont conçu le fol espoir de semer

la discorde parmi

nous;

leur

apparition

sera le signal de notre union. Q u i pourrait désormais nous rêts ? Q u e l

est

tromper sur nos véritables intécelui d'entre

nous qui se lais-

serait séduire par des promesses fallacieuses? Si nous

devons avoir la guerre, il faut que nous

soyons tous exterminés, ou que nous vivions indépendans. » O n publia cette adresse le 1 5 août; e t , le 1 8 sept e m b r e , le roi Henri fit paraître un manifeste, contenant un récit détaillé des événements qui avaient produit et accompagné l'indépendance d'Haïty. Il déclarait, en présence de toutes les nations, que cette indépendance était légitime, et qu'il avait fermement résolu de la défendre. Il terminait en déclarant solennellement qu'il n'accepterait jamais de traité, ou de condition, ca-


DE SAINT-DOMINGUE.

331

pable de compromettre l'honneur, la liberté et l'indépendance du peuple d'Haïty (1). A u mois de juin 1 8 1 4 , M . Malouet, que S. M . Louis X V I I I avait nommé ministre des Colonies, envoya aux Indes occidentales trois commissaires chargés de transmettre au gouvernement français des renseignements sur l'état de Saint-Dom i n g u e , et les dispositions des deux chefs. Son choix tomba sur M M . D a u x i o n - L a v a y s s e , M é dina et D r a v e r m a n , qui reçurent ordre de se transporter sans délai à Porto-Rico, ou à la Jamaïque. Ils se r e n d i r e n t donc en A n g l e t e r r e , et s'embarquèrent à Falmouth sur un p a q u e b o t qui partait pour la Jamaïque, où ils arrivèrent à la fin d'août. L e 6 s e p t e m b r e , M . Lavaysse, étant arrivé à K i n g s t o n , écrivit à Pétion pour l'engager à reconnaître l'autorité de S. M . Louis X V I I I . Il fit pareillement remettre à Christophe, le

er

1

oc-

t o b r e , une lettre dans laquelle il le menaçait de toutes les forces combinées de l ' E u r o p e , s'il refusait de se soumettre à la France. Il lui donnait à entendre que les puissances européennes, et la Grande-Bretagne en particulier, avaient

résolu

unanimement de détruire tous les gouvernements qui s'étaient formés pendant la révolution,

(1) Voyez les notes linales.

et


332

HISTOIRE

DE

L'ILE

entre autres celui d'Haïty, si Christophe était assez aveugle sur ses véritables intérêts p o u r ne pas se r e n d r e aux invitations du nouveau m o n a r q u e . Il disait que la F r a n c e convertirait en soldats les esclaves qu'elle achetait en ce m o m e n t sur les cotes d'Afrique, afin d'exterminer les r e b e l l e s ; il ajoutait qu'il était persuadé que

Christophe

avait t r o p de sagesse p o u r ne pas préférer l'honn e u r d'être admis au n o m b r e des premiers serviteurs du souverain de la F r a n c e , à l'état précaire de c h e f d'esclaves révoltés. Dès q u e Henri eut r e ç u cette l e t t r e , à laquelle M. Lavaysse avait j o i n t une copie de sa lettre à P é t i o n , il c o n v o q u a u n e assemblée extraordinaire de la n a t i o n , et lui soumit ces p i è c e s , e n la priant d'en examiner attentivement le c o n t e n u , et de p r e n d r e les mesures qu'elle j u g e r a i t nécessaires p o u r le salut de la patrie. L e s m e m b r e s de l ' a s s e m b l é e , t o u c h é s de c e t acte de m a g n a n i m i t é , répondirent par u n e adresse dans laquelle on r e m a r q u a i t les passages suivants : « L e s t y r a n s , lorsqu'ils o n t voulu c o u r b e r le « peuple sous l e u r j o u g oppresseur, o n t employé « la r u s e , et c o u v e r t leurs intentions criminelles « de prétextes s p é c i e u x , mais l'envoyé français n'a « pris aucun détour. I l ose proposer à un peuple « libre l'alternative de l'esclavage ou de la m o r t . « E t à qui ose-t-on parler de la sorte? Est-ce à un


DE SAINT-DOMINGUE.

333

« peuple indépendant, à des héros couverts de « blessures reçues au champ d'honneur ; à des « hommes qui o n t déraciné et les anciens préju« gés et l'esclavage ! L a conduite des Français « prouve qu'ils nous placent h o r s de la sphère « c o m m u n e ; c a r , à quel autre peuple du m o n d e « oseraient-ils proposer des conditions aussi h u « miliantes? Ils sont tellement persuadés de notre « stupidité, qu'ils nous croient dépourvus m ê m e « de cet instinct n a t u r e l , qui porte les animaux à « c h e r c h e r leur conservation. Est-ce en r e t o u r des « bienfaits q u e nous avons r e ç u s des F r a n ç a i s , « qu'il nous faut r e p r e n d r e nos chaînes? E s t - c e « p o u r être de nouveau livrés aux t o r t u r e s , o u « p o u r être dévorés par les c h i e n s , q u e nous de« vons r e n o n c e r au fruit de vingt-cinq années de « c o m b a t s ? Qu'avons - nous e n c o r e de c o m m u n « avec la F r a n c e ? Nous avons r o m p u tous les liens « qui nous attachaient à elle. Nous n'avons plus « rien qui nous r é u n i s s e aux F r a n ç a i s , qui n ' o n t « jamais cessé

de nous

persécuter.

Pourquoi

« d o n c serions-nous condamnés à gémir sous leur « j o u g ? e t c . , e t c . , etc. » Ils disaient ensuite q u e , s'il leur fallait choisir entre l'esclavage et la m o r t , ils se déclareraient

unanimement

pour

cette

dernière alternative. « Mais n o n , ajoutaient-ils, Haïty sera invincible. » Ils terminaient en offrant leurs b r a s , leurs p r o p r i é t é s , et leur vie, p o u r


334

HISTOIRE DE L'ILE

la défense de leur roi, de leur patrie, et de leur liberté. M . Lavaysse envoya le colonel Médina au CapHenri, pour conduire les négociations avec Christophe. Mais ce dernier, ayant découvert qu'il était né à Saint-Domingue, qu'il avait servi autrefois dans l'armée, en qualité d'officier, et qu'il avait trahi les noirs, le fit mettre en arrestation. On

saisit ses

papiers; l'on reconnut que Mé-

dina avait pour objet d'exciter la discorde parmi les Haïtiens : on le une commission

traduisit donc devant

militaire, qui le jugea comme

espion. Nous avons dit que M . Lavaysse écrivit à Pét i o n , le 6 septembre. L e 24, le président lui répondit avec politesse, et l'invita à se rendre au Port-au-Prince. M . Lavaysse saisit la première occasion qu'il t r o u v a , et s'embarqua à bord d'un vaisseau anglais. A son arrivée, il écrivit à Pétion une seconde l e t t r e , dans laquelle il attribuait tous les m a u x de la guerre qui avaient affligé les Haïtiens, « à des hommes qui déshonoraient le nom fran« çais, aux ennemis de la maison de B o u r b o n , « aux disciples de Robespierre, de M a r a t , aux « dignes satellites de leur successeur, Bonaparte.» Il proposait ensuite : 1° Q u e le président reconnût et proclamât la souveraineté du roi de France ;


DE SAINT-DOMINGUE.

335

2° Q u e le président et les autres chefs imitassent la conduite qu'avaient tenue les Français lors de la déchéance de Bonaparte ; 3° Qu'ils arborassent le drapeau blanc. Il promettait au président et à ses collègues des dignités honorables et des récompenses, s'ils acceptaient ces propositions.

Il

disait que

les

progrès des lumières avaient détruit en France les anciens préjugés, et que L o u i s , semblable

à

la Divinité dont il était l'image, portait une égale affection à tous ses sujets, sans distinction

de

couleur. Il ne manquait p a s , en même t e m p s , de se déchaîner c o n t r e le Corse, Leclerc,

contre le

et les autres hommes que

avait envoyés à Haïty, en

bacha

l'usurpateur

1802.

Pétion lui répondit par une énumération des maux que le gouvernement révolutionnaire avait fait souffrir à Haïty. Il lui a n n o n ç a , en même temps, qu'il avait convoqué les principales autorités de la république, et qu'il leur soumettrait ses propositions. L e 21 n o v e m b r e , toutes les autorités d'Haïty s'assemblèrent au P o r t - a u - P r i n c e , et résolurent à l'unanimité de rejeter les propositions des Français. L e président communiqua le résultat des délibérations à M . L a v a y s s e , et lui fit part des raisons qui avaient déterminé l'assemblée. Mais il ajouta que la république d'Haïty, désirant rétablir


336

HISTOIRE DE L'ILE

des relations commerciales avec la F r a n c e , et prouver le respect qu'elle avait toujours eu pour Sa Majesté Louis X V I I I , voulait fixer la base d'une indemnité pécuniaire, pour les pertes que les colons français avaient essuyées. M . Lavaysse n'était pas autorisé à répondre à cette offre; c'est pourquoi il demanda ses passe-ports le 29 novemb r e ; et il s'embarqua bientôt après sur u n bâtim e n t qu'il avait loué d'avance. On publia au Port-au-Prince tous les documents officiels, relatifs à cette affaire; et on mit en tête cette proclamation d u président :

AU PEUPLE ET A L'ARMÉE.

« Les annales de la R é p u b l i q u e n'offrent nulle « part une époque plus intéressante que celle dont « vous êtes maintenant les témoins : jamais le ca« ractère national n'a eu plus besoin de déployer « toute sa grandeur. « Haïtiens, nous avons combattu pendant vingt« quatre ans pour nos droits et notre liberté. Notre « indépendance est le fruit de nos travaux; sans « elle rien ne peut nous garantir la durée de notre « constitution. Déjà célèbres par nos

exploits,

« nous fixons les regards de toute l'Europe, qui « attend le résultat de notre conduite. Nous de« vons un exemple à la postérité. Je ne citerai


DE SAINT-DOMINGUE.

337

« point les hauts faits des héros qui se sont im« mortalisés en c o m b a t t a n t les premiers p o u r la « liberté. L'histoire ne les a pas oubliés. C ' e s t elle « qui en perpétuera le souvenir. « J e m'adresse à des h o m m e s animés du patrio« tisme le plus p u r , à un peuple libre de fait et « de d r o i t , et qui s'empressera

de prouver

au

« Monde qu'il est digne de sa liberté. L a généro« site et la grandeur d'âme constituent le c a r a c « tère du vrai patriote. J ' a i toujours r e m a r q u é en « vous ces n o b l e s q u a l i t é s ; et j ' e n ai r e ç u der« n i è r e m e n t une nouvelle p r e u v e , p o u r laquelle « j e dois vous

témoigner ma

vive reconnais-

« sance. « L a F r a n c e , qui vient de c o n c l u r e un traité de « paix avec les Puissances de l ' E u r o p e , renouvelle « ses prétentions sur Saint-Domingue. Quoiqu'elle « ait pour jamais perdu ses droits par la conduite « qu'elle a tenue envers n o u s , elle ne laisse pas de « f o r m e r e n c o r e des projets de conquêtes ; m a i s , « cette fois, elle a préféré la d o u c e u r à la vio« l e n c e , qui sera toujours impuissante. E l l e a en« voyé ici le général français Dauxion-Lavaysse. « V o u s avez satisfait aux devoirs sacrés de l'hos« pitalité, et vous l'avez admis parmi nous avec « confiance. 11 vous a parlé c o n f o r m é m e n t à s a m i s « s i o n ; e t , à mille lieues de son p a y s , il n'a pas « craint de soutenir avec force les prétentions de •11


338

HISTOIRE DE L'ILE

« son gouvernement. Vos chefs et vos magistrats « se sont assemblas; ils ont écouté tranquillement « les propositions de la F r a n c e : car un gouver« n e m e n t fondé sur la raison et la j u s t i c e , peut « non seulement entendre tout sans s'émouvoir, « mais j u g e r tout avec discernement. L e s propo« sitions du gouvernement français étaient incom« patibles avec vos lois et vos institutions ; on les « a donc rejetées à l'unanimité, c o m m e on fera « de toutes celles qui tendront à vous faire re« culer dans la carrière que vous avez si glo« rieusement parcourue. V o u s ne craigniez pas « la g u e r r e ; mais vous vouliez garantir vos familles « et vos enfants des calamités qu'elle entraîne à « sa s u i t e ; e t , pour prouver que vous désiriez la « p a i x , vous avez proposé de faire quelques sa« crifices pécuniaires p o u r apaiser vos persécu« teurs. Ils i m p o r t u n e n t le roi de F r a n c e en de« mandant à grands cris la restitution de leurs « b i e n s ; mais ils craindraient de les attaquer, s'ils « savaient qu'à leur a p p r o c h e on doit les réduire « e n cendres. V o s c h e f s , dépositaires des inten« tions q u e vous aviez manifestées, surtout depuis « la paix c o n t i n e n t a l e , o n t été chargés de faire en « votre n o m cette proposition généreuse. Cette « conduite d o n n e r a aux autres nations u n e haute « idée de votre s a g e s s e , et fera redouter « colère.

votre


DE SAINT-DOMINGUE.

339

« Haïtiens ! vous avez fait votre devoir. L e droit « des armes vous a rendus maîtres de ce pays. « C'est votre propriété inaliénable, et vous êtes « libres de disposer à votre gré de ce qui vous « appartient. T o u t e s les nations du M o n d e sont « convenues de respecter le droit des gens. L e « caractère d'un envoyé est toujours considéré « c o m m e s a c r é , lors m ê m e q u e ses intentions « sont hostiles. L e général français, Dauxion-La« vaysse, est parti après s'être acquitté de sa mis« sion. V o u s n'avez pas à vous r e p r o c h e r d'avoir « négligé vos intérêts ; vous vous êtes rendus es« timables à vos propres yeux et à ceux des autres « peuples. L a victoire a c c o m p a g n e toujours la « justice. Elle est donc p o u r v o u s , si les Français « osent vous attaquer. S'ils v i e n n e n t , vous m e « verrez à votre t ê t e , fier de vous conduire à la « v i c t o i r e , ou de périr avec vous. Quel que soit « le s o r t que le ciel nous ait r é s e r v é , il est de « n o t r e devoir de nous y préparer. Que les chefs « de districts, qui e x e r c e n t sur vous u n e autorité « paternelle, s'empressent d o n c d'établir des re« traites sûres dans l'intérieur des

montagnes;

« qu'ils emploient à ce travail les ouvriers qu'ils « ont sous leurs o r d r e s ; qu'ils multiplient les « plantations. L e devoir des magistrats et des « juges de paix est d'entretenir l'union , la con« c o r d e , l'amour du travail et la confiance mu-


340

HISTOIRE

« luelle

DE

L'ILE

parmi leurs compatriotes. L a Républi-

« que aime à croire que tous les citoyens feront « leur devoir, et j'espère vous montrer l'exemple. « J'ai donné ordre d'imprimer tous

les docit-

« ments qui ont rapport à vos relations avec le « gouvernement français. O n les soumettra à votre « e x a m e n , à la suite de cette Adresse. V o u s ver« rez ce qu'on vous p r o p o s e , et ce que vous devez « répondre. «. D o n n é au Port-au-Prince, le 3 décembre 1 8 1 4 , e

« 11

année de l'indépendance.

« Signé

PÉTION.

»

Q u a n d ces nouvelles furent parvenues à Paris, le roi

de France d é c l a r a , officiellement,

que

M. Dauxion-Lavaysse avait été chargé uniquem e n t de se procurer des renseignements

pour

guider le g o u v e r n e m e n t français dans ses délibérations. Ainsi, les propositions qu'il avait faites aux

chefs

d'Haïty,

furent

entièrement

désa-

vouées. C e p e n d a n t , les anciens colons ne renoncèrent pas à l'espoir d'accomplir leurs projets favoris. Ils firent tant q u e le gouvernement se décida enfin à armer une flotte, destinée à mettre à la voile au printemps de 1 8 1 5 . Mais un événement imprévu interrompit ces préparatifs. Bonaparte sor-


DE

SAINT-DOMINGUE.

341

lit lotit à coup de l'île d ' E l b e , au mois de mars. Il a b o l i t , par un d é c r e t , la traite des n è g r e s , et fit b i e n t ô t après des propositions au g o u v e r n e ment de S a i n t - D o m i n g u e ; mais on les rejeta avec mépris; e t , pendant le peu de temps qui s'écoula jusqu'à sa seconde c h u t e , il fut beaucoup trop occupé en E u r o p e , p o u r pouvoir inquiéter les habitants d'Haïty. Dès que S. M. Louis X V I I I fut remontée sur son t r ô n e , les colons renouvelèrent leurs sollicitations. L e g o u v e r n e m e n t demeura

plusieurs

mois sans les écouter. C e p e n d a n t , en juillet 1816, Sa Majesté n o m m a , sur le rapport du ministre de la marine et des C o l o n i e s , deux commissaires, MM. E s m a n g a r t et de F o n t a n g e s ; ils devaient être chargés de l'administration de toutes les affaires civiles et militaires de Saint-Domingue. Ces commissaires se m i r e n t aussitôt en devoir de remplir leur mission. Ils longèrent d'abord la c ô t e , sur un b â t i m e n t a m é r i c a i n , et envoyèrent à terre des lettres adressées à monsieur Christophe;

le

général

m a i s , cette suscription ayant paru

injurieuse, on renvoya tous les papiers sans les décacheter. Ils prirent d o n c le parti de m e t t r e leurs dépêches sous e n v e l o p p e , et de les adresser au c o m m a n d a n t du port des Gonaïves. Mais ces lettres ne servirent qu'à enflammer la colère des Haïtiens, qui j u r è r e n t de nouveau de défendre


342

HISTOIRE DE L'ILE

leur liberté et leur indépendance. E n un m o t , cette seconde députation, bien qu'émanée direct e m e n t de S. M. le roi de F r a n c e , n'obtint pas un meilleur résultat que la p r e m i è r e , parce que les prétentions p r é c é d e m m e n t émises n'avaient pas changé.


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