Considérations sur l'état présent de la colonie française de Saint-Domingue T.1

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Conseil général de la Martinique


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CONSIDÉRATIONS SUR

L'ÉTAT

PRÉSENT

DE LA COLONIE FRANÇAISE DE

SAINT-DOMINGUE.



CONSIDÉRATIONS SUR

L'ÉTAT

PRÉSENT

DE L A C O L O N I E FRANÇAISE »

DE

SAINT-DOMINGUE.

OUVRAGE

POLITIQUE

ET

LÉGISLATIF;

Préfenté au Ministre de la Marine,

Par Mr H.

A

P A R I S ,

Chez G R A N G É , Imprimeur - Libraire , rue de la Parcheminerie ; & au Cabinet-Littéraire , Pont Notre - Dame. M. D С С. L X VI Avec Approbation & Privilége


« Des abus profondément enracinés : les Protecteurs » intéressés de ces abus énormes, croiseront ces vues » d'utilité publique dans les Colonies; mais ils feront » bientôt dissipés, fi on a le courage de les attaquer » d'abord dans la Métropole ». Hist. Phil. & Pol. du commerce des Européens dans les deux Indes, T. I I I , liv. v i i i , Chap. 38,


AUX

COLONS

DE S. D O M I N G U E .

J' AI

partagé

vos peines & vos

craintes : un Ministre protecteur me permet de contribuer à vous rassurer. Il desire le bien des Colonies ; joignezvous à moi pour lui rendre graces, & ne vous souvenez, en lisant mon Ou­ vrage , des désordres qui vous ont affligé, prix

que pour mieux connaître le d'une administration

a iij

bienfai-


vj

sante, que pour vous attacher à la mériter de plus en plus, par l'accroissement de vos

travaux.

En soutenant votre cause, je n'ai attendu

aucune

reconnaissance

de

votre part, je l'ai fait pour moi-même; en vous sacrifiant une partie de mon tems, je n'ai fait

qu'accomplir un de

mes premiers sermens. Je ne vous tairai point qu'il m'a fallu

beaucoup de démarches & de

soins, pour réussir à faire

entendre

vos plaintes , à découvrir

publique-

ment votre véritable position. mensonge,

Le

qui n'ose plus se risquer

au grand jour, se cache encore fous des lambris,

dans les antichambres

de Versailles; mais il est toujours


vij

aisé de le faire taire dans des lieux que le Souverain

remplit

de son

amour pour la vérité. Ce Livre , offert au Ministre

de

la Marine au mois d'Octobre 1 7 7 5 , ( à Fontainebleau ) a été par ses ordres : M.

examiné

de la

Coste,

Chef du Bureau des Colonies,

chargé

d'abord de cet examen , en a jugé favorablement, témoignage

& en a porté

un

qui m'est précieux.

M.

de la Riviere , ancien Intendant des Isles du Vent,

vient d'en

rendre

un compte également avantageux le suffrage de ces deux dont le choix m'honorait, doute, pour mon Ouvrage,

:

Censeurs, est,

fans

un heu-

reux préjugé. Vf,


Viij

Puisse le tribut de mes

veilles,

vous devenir utile ! Je trouverai une grande r茅compense dans le fruit

que

vous en retirerez, & je ferai consister mon bonheur a vous prouver toujours, combien je desire le v么tre.

H. D.L


ix

EXTRAIT

du compte rendu

par M. de la Riviere , ancien Intendant

des Isles du

Vent

}

au Ministre de la Marine.

M O N S I E U R ,

« P O U R satisfaire à votre e r

» lettre du i . de ce mois, ]'ai » l'honneur de vous envoyer un » extrait du manufcrit

de Mr.

» H. D . L. & dans cet extrait ,» » mon avis fur la permiffion qu'il demande pour faire imprimer ce manufcrit. » Le grand objet de fon Ouvrage » eft la réforme de tous les divers


X

» abus, qui, fuivant lui, fubliftent depuis long-tems à S. Domingue, » dans le Gouvernement propre» ment dit, dans la Légiflation » dans l'adminiftration de la Juftice, dans celle des Finances, & c . en » un mot, dans toutes les différentes » branches de l'ordre public. » Cet Écrivain ne fe borne pas » à faire connaître les abus , il » propofe encore les moyens qu'il croit propres à les réformer » Sans entrer dans la difcuffion » des faits, difcuffion dont je ne » fuis pas chargé

je crois ,

» Monfieur , pouvoir confidérer » cet Ouvrage comme une dénon» ciation très-importante qui vous;


xj

» eft faite ; & , d'après cela , je » dirai quelle me paraît mériter ; » de votre part, la plus grande » attention ; demander que vous » preniez les mefures les plus fùres » pour en vérifier le contenu, & » dans tous fes détails, en fuppo» fant, toutefois , qu'ils ne vous » foient

pas

déjà

parfaitement

connus , ou que vous n'ayez » pas des preuves évidentes du » contraire. » Sous ce point de vue & dans cette fuppofition , je regarde le » manufcrit de M . H. D . comme un » Ouvrage précieux, pour une ame » telle que la vôtre : en même-tems » qu'il vous découvre une multitude


xij

!» de défordres que vous ne pouvez !» manquer de condamner ; il répand !» un grand-jour fur les moyens de les déraciner. » En partant toujours du même » point de vue & de la même » fuppofition , je penferais donc » que vous pouvez , fans inconvé» niens, permettre l'impreffion du » manufcrit. Il en réfultera même » pour v o u s ,

Monfieur , deux

» avantages; le premier, d'annon» cer, par cette conduite , à toute » la nation, que loin de vouloir » maintenir de tels abus, vous êtes » dans le deffein d'en arrêter le » cours ; le fecond, de vous pro» curer de grandes lumieres fur les


xiij

PS moyens de rétablir le bon ordre » à S. Domingue , en foumettant. » ceux qui vous font propofés, à » la critique du public , aux ré» flexions de tous les hommes » éclairés ou intéreffés à ce réta» bliffement. A ces deux avantages » je pourrais en ajouter un troi» fieme, celui de pénétrer tous les ” efprits de la néceffité de cette » reforme; de la rendre ainfi plus » facile & plus fùre, en les difpofant » à la recevoir. » T e l eft, Monfieur, le réfultat » de l'examen qu'il vous a plu de » me confier.... A u furplus, fi je » vous propofe d'en permettre l'im» preffion,

c'eft qu'en fuppofant


ixv

» que le Gouvernement de Sainte » Domingue foit devenu arbitraire , » je dois croire que cela s'eft fait » contre l'intention du R o i , & à » l'infçu de fon Miniftre ». Je fuis, & c . Signé

DE LA RIVIERE.


xv

T A B L E DES DISCOURS D E L A Ire P A R T I E . Formation 5c Exiftence de la Colonie. DISCOURS P R É L I M I N A I R E . L I V R E

.

.

page I

P R E M I E R .

Tableau de la Colonie. D i s c . I. Des engagemens des Colons envers l'Etat. 21 D i s c . I I . De la protection que la Métropole doit aux Cultivateurs. 32, ER

DISC.

III.

Qui des Commerçans ou des

Cultivateurs a le mieux répondu aux vues de l'Etat. 39 D i s c . IV. Des forces de la Colonie en tant qu'induftrieufe. 51 LIVRE SECOND. De la propriété des Biens à S. Domingue, D i s c . I . Du droit de hache & des conceffwns. 88 D i s c . II. De quelques loix fur la propriété. er

iii

DISC.

I I I . De l'efclavage des Negres. 130


xvj

D i s c . I V . Des prétentions que l'on peut avoir à la fortune. 147 LIVRE

TROISIEME.

De l'Agriculture. e r

Disc. I De l'exploitation des terres. 169 D i s c . II. Des moyens de fertili fer. 190 D i s c . I I I . Des inftrumens nécessaires à la préparation des denrées. 2.06 D i s c . I V. De la valeur des denrées. 229 LIVRE

QUATRIEME.

Du Commerce. er

D i s c . I . Des Monnoies. 251 D i s c . I I . Des loix du Commerce 267 D i s c . I I I . Du Commerce étranger. 2 7 6 D i s c . IV. Des moyens de procurer à la Métropole tous les avantages qu'elle eft en droit d'attendre de l'établiffement de. la Colonie. 303

FIN

de la Table

CONSIDÉRATIONS


CONSIDÉRATIONS SUR

L'ÉTAT

D E LA C O L O N I E DE

PRÉSENT

FRANÇAISE

SAINT-DOMINGUE.

P R E M I E R E P A R T I E Formation & Exiftence de la Colonie.

DISCOURS

PRÉLIMINAIRE.

ON agite depuis long-tems la queftion de favoir, s'il peut exifter une légiflation par­ faite ; c'eft la queftion la plus intéreffante pour l'humanité. Tome I.


2

D i s c o u r s

Des hommes célébres font parvenus à démontrer qu'il étoit poffible de faire de bonnes loix pour tous les peuples : tous ont fait voir que le moyen de découvrir l'efpece de chacune de ces loix, étoit de confidérer attentivement le climat, les moeurs, le commerce, les liaifons, les idées des hommes que l'on aurait à gouverner, & q u e de cet examen & de la force de loi donné a fes réfultats, dépendait la félicité publique ( i ) . O r , quel but plus glorieux peut fe propofer un Ecrivain, que celui de rendre meilleure la fituation des peuples qu'il a connus? Il eft de grand peuples dont la légiflation ne peut pas être réformée ; Quel h o m m e affez hardi pourrait entreprendre d'y toucher? Quel h o m m e affez préfomptueux pour affurer qu'il connaît parfaitement tous les

( i ) Les hommes fe roidifient toujours contre les loix injuftes, & la rigueur ne peut pas fuppléer à la perfuafion.


PRÉLIMINAIRE.

3

refforts de leur gouvernement? Quelle vie affez longue pour prouver que cette préfomption n'eft pas fauffe, pour mettre à découvert ces refforts trop compliqués, & joindre à leur développement les moyens de les rendre plus actifs ou de les fimplifier?.. Mais chaque citoyen peut faire connaître les obfervations qu'il a faites fur quelques parties de ces grands gouvernemens. Ses travaux feront eftimés à proportion de leur utilité ; on peut même affurer que s'il ne font pas auffi utiles qu'il l'efpérait, du moins ils ne font pas dangereux ; au contraire, ils pourront enflammer le zele de quelqu'Ecrivain plus éclairé, & faire découvrir par le choc de la contradiction des vérités effentielles. En Angleterre, où tout ce qui intéreffe la nation eft traité avec liberté dans les écrits publics, l'étude & la méditation des particuliers ont quelquefois dirigé les meilleures opérations du gouvernement. Je fais bien qu'un Français doit propofer A ii


4

Discours

fes réflexions avec plus de circonfpection ; j'ai même entendu dire, que les principes du gouvernement Monarchique, n'admettaient pas l'extrême liberté de penfer & d'écrire (i); mais tout Français eft c o m p table à fa Patrie, de l'emploi de fon tems & de fes lumieres. Celui qui ne veut être utile qu'à lui-même ou à fa famille, n'eft pas un vrai citoyen. L'amour de la patrie, c'eft-a-dire, du pays que l'on habite, de la Société dont o n eft membre, eft la premiere de toutes les vertus civiles; & le defir de s'illuftrer par des talens & des vertus patriotiques, ne peut jamais être nuifible ni crimiriel.

( 1 ) Cette maxime eft fauffe : tout eft perdu dans un gouvernement quand on y défend de réfléchir; c'eft l'étude & la méditation qui peuvent feules o c xaûonner le développement des grands talens en tous genres : o r , il n'eft que trois objets intéreffans pour tous les hommes, la nature, la religion & le gouvernement. Il ne doit pas être défendu de pen-

fer & d'écrire fur ces objets.


P R É L I M I N A I R E ;

5

Tels font les motifs fur lefquels je me fuis déterminé à publier cet Ouvrage Puiffe-t-il parvenir jufqu'au pied du Trône, y réclamer les droits de la Colonie de SaintDominguc, & y être reçu comme un témoignage pur de mon zele pour le bonheur de la nation. La différence qui exifte entre le climat de Saint-Domingue; les mœurs & les entreprifes des Colons, & le climat de la France intérieure ; les mœurs & les entreprifes de ceux qui y réfident, avait fait voir depuis long-tems que les loix de la Métropole ne fuffifaient pas à cette Colonie; elle avait occafionné une infinité d'ordonnances. & de réglemens, que l'aggrandiffement de la population & le défaut d'inftruction de ceux qui les avaient établis, ont rendus inapplicables ( i ) . La diffention qui régne

( i ) Сеs réglemens ne font point exécutés, & ne pourraient l'être qu'au préjudice de la Colonie. A iij


6

D I S C O U R S

prefque toujours entre les principaux Adminiftrateurs, les erreurs des Juges, l'inexpérience des Jurifconfultes, m'ont prouvé que par-tout où il n'y a point de régie fixe, la juftice & la paix ne peuvent habiter. Il ne faut rien laiffer à l'arbitraire, ni l'amour du bien général, ni la droiture du cœur ne peuvent remplacer la fageffe des loix. Les loix font en effet, le dépôt des lumieres publiques, & il n'eft point de génie capable d'y fuppléer. Je n'ai point entrepris de rédiger un code ; mais fachant que les principes généraux de légiflation font les commencemens de la Juitice , j'ai voulu faire connaître ceux qui m'ont paru devoir la faire régner fur la côte Françaife de SaintDomingue. Les mœurs & les travaux des hommes étant les caufes des loix, j'ai confidéré d'abord la maniere dont cette colonie s'eft élevée & le lien politique qui exifte entr'elle & la Métropole. J'ai examiné enfuite fes forces»


PRÉLIMINAIRE

7

la nature des propriétés que l'on y peut acquérir, fon agriculture, le commerce auquel elle a donné lieu, l'aggrandiffement dont ce commerce ferait fufceptible. Dans la feconde partie de mon Ouvrage, j'ai approfondi mes réflexions fur le climat, fur les mœurs des Colons, & celles des hommes qui travaillent ou commercent avec eux. J'ai diftingué les moeurs des Créoles, de celles des Français tranfplantés dans la Colonie ; j'ai confidéré les influences de l'efclavage fur les mœurs, la population, la diftribution du peuple en trois claffes, les ingénus, les affranchis, les efclaves, les moyens d'empêcher la confufion des rangs & le mêlange des claffes, l'état du gouvernement militaire ou civil, & enfin les réfultats de ce grand examen m'ont fourni quelques principes de loix. Commentonpeut

Si quelques erreurs fe font gliffécs dans juger de cet Ouvrage , & en retirer mes remarques, le plan que je me fuis fait toute l'utilité poffible,foit par rapport u Commerce, à la les rendra faciles à relever, & mon travail aCulture , ou à la Législation, A iy


8

D I S C O U R S

fera toujours utile par la méthode même que j'ai employée. La diverfité des opinions parmi les h o m m e s , provient ordinairement ou de ce qu'ils ne s'entendent pas, ou de ce qu'ils n'ont pas les mêmes objets préfens à leur fouvenir, ou qu'indifférens aux chofes qui ne touchent en rien à leur intérêt particulier, ils mettent peu d'importance aux jugemens qu'ils en portent. C'eft pourquoi j'ai voulu, pour fixer leur attention par un intérêt puiffant & c o m m u n , préfenter à leur mémoire tous les objets qui peuvent fe rapporter à la Colonie de Saint-Doming u e , & les leur faire généralement connaître , afin qu'eux & moi puiffions nous entendre parfaitement. S'ils apperçoivent entre ces objets les mêmes rapports que m o i , ils en porteront le même jugement que j'en ai porté, s'ils ne les apperçoivent pas, c'eft qu'ils n'auront pas mis affez d'attention à les examiner, ou que je me ferai trompé. Dans ce dernier cas, il leur fera facile de rectifier m o n erreur; & fi, au


PRÉLIMINAIRE.

9

contraire, mon jugement fe trouve jufte, ils en pourront profiter. Tel eft le but de ce Livre, que nonfeulement il puiffe être utile par les vérités qu'il contient & les maximes qui en réfultent; mais encore par celles qu'il pourra faire découvrir. Il engagera néceffairement, ceux qui s'intéreffent a la Colonie de SaintDomingue, dans des réflexions dont il résultera toujours un grand bien pour le commerce & l'agriculture, il excitera des h o m mes plus ingénieux que m o i , à faire part de leurs lumieres au Miniftere & à la C o l o nie , & fixera l'attention générale fur ce grand établiffement, duquel dépend actuellement le falut du commerce de France. La richeffe d'une nation étant, d'avoir beaucoup de productions d'une nature propre à lui procurer par échange une partie de ce que les autres nations poffédent ; il eft effentiel à la France d'étendre fes Colonies à fucre, ou d'en augmenter les forces: pour découvrir les moyens d'accroître la


10

DISCOURS

profpérité de celle de Saint-Domingue, il eft néceffaire d'en considérer la formation & l'exiftence, comme je le fais dans la pre­ miere partie de cet Ouvrage. Il eft une nouvelle terre, le royaume y envoye une petite portion de fon peuple, 9

l'Etat contracte avec les fujets émigrans, & leur promet de les protéger & de les foutenir; ils s'obligent à travailler de concert avec les habitans de la Métropole, à con­ dition de participer aux avantages qui doi­ vent réfulter de cette union. Les Commerçans nationaux donnent des foins à l'aggrandilTementde cette nouvelle Colonie, & les cultivateurs induftrieux en tirent des tréfors ; s'il s'éléve quelques conteftations fur le partage, chacun veut s'attribuer la plus groffe part ; l'État réclame l'éxécution des promeffes que les Coloniftes lui ont faite de fe rendre utiles, en conféquence de la protection qu'il leur a donnée, & chaque habitant lui paye avec plaifir le tribut de fa reconnoiffance; mais les commerçans.


P R É L I M I N A I R E .

1 1

non contens des avantages qu'ils reçoivent journellement, foutiennent qu'ayant fourni toutes les chofes néceffaires, tous les bénéfices leur appartiennent. Les Colonies , difent ils, font faites pour nous. Ce principe vrai ou faux les autoriferait-ils à détruire ou à s'approprier les établiffemens auxquels leur intérêt primitif les a fait contribuer? Les Colons demandent la faveur qui eft due a la grandeur de leurs travaux ; ils font efpérer à l'État qu'ils lui rendront à l'avenir de plus grands fervices, & aux Commerçans qu'ils leur donneront de jour en jour de plus grands bénéfices à partager. L'utilité réciproque maintient leur fociété chancelante , mais l'ingratitude & la cupidité annoncent une féparation prochaine ou de plus grandes conteftations à terminer. Le premier Livre confidere fucceffivement ces objets; j'y établis, d'une maniere auffi f i m pie que vraie, les engagemens des Colons envers l'État; je fixe enfuite le dégré de protection que l'État doit à la Colonie, ou si


12

D i s C O U R S

l'on veut les engagemens de l'Etat envers elle ; je confidere qui des Colons ou des Négocians, a montré le plus d'empreffement pour fatisfaire aux vues de l'État, & enfin les forces actuelles de la Colonie relativement aux revenus qu'elle produit, & que l'État, le commerce & les Coloniftes doivent partager enfembleLa propriété des terres, & des efclaves qui fervent à les exploiter, font l'objet de du fecond Livre ; on n'a pu donner à cette matiere importante toute l'étendue dont elle aurait été fufceptible ; il fallait éviter les détails. On s'eft borné a établir les principes d'une maniere diftincte. Chacun en pourra faire l'application felon fes connaiffances. Le but que je me fuis propofé dans ce Livre, n'eft pas feulement d'amufer, n i même d'inftruire par des préceptes, mais d'exciter l'émulation, de faire raifonner & de facililer moyens d'acquérir de l'expérience fur les objets qui y font traités. L'Etat préfent de l'Agriculture à Saint-


P R É L I M I N A I R E .

13

Domingue pourrait fournir la matiere d'un grand Ouvrage; il n'eft point ici confidéré dans tous fes rapports avec le commerce & l'induftrie des cultivateurs ; il fuffit que le lecteur puiffe fe faire une jufte idée de l'exploitation des terres, des moyens que l'on peut employer le plus fouvent pour les fertilifer, des inftrumens néceffaires dans les principaux genres de culture, & des valeurs des denrées en elle-mêmes, & en raifon du fond qui fert a les produire. Il faut au furplus obferver qu'en général les maximes les plus faines de l'économie rurale de toute l'Europe, font abfolument différentes de celles qui conviennent à S. Dominguc. Par exemple, il faut que la culture du bled, de la vigne & des grains foit diftribuée entre un grand nombre de cultivateurs, que les métairies foient les plus petites poffibles. Un petit champ de bled ou un quartier de vigne peuvent être auffi bien cultivés par line pauvre famille, qu'un grand territoire par lin Agriculteur puiffant. Entre les mains de


14

D I S C O U R S

ce dernier, tout un canton n'eft défriché que par des mercenaires, au lieu qu'un terrein divifé en petites métairies forme une population refpectable de citoyens & de peres de famille. Mais il en eft autrement de la culture du fucre, de l'indigo ou du coton ; ces cultures engagent dans de grandes entreprifes , & exigent l'avance d'un gros capital, il faut y employer des bâtimens & des machines confidérables. Il faut donc que les Habitations foient grandes. Leur fubdivifion multiplierait les frais d'exploitation fans multiplier les produits. Je n'ai pu m'empêcher de faire voir dans le quatrieme Livre, quels font les effets d'un commerce mal dirigé: le commerce n'eft utile que quand il eft appliqué aux intérêts de la nation, que quand fes opérations maintiennent l'aifance & la circulation dans la Métropole, en contribuant a l'aggrandiffement des Colonies. Je me fuis éloigné de beaucoup d'opinions depuis long-tems adoptées en France, il faut qu'un Ecrivain fc


PRÉLIMINAIRE

15

tienne en garde contre les préjugés fi anciens qu'ils puiffent être ; le tems ne change point la vérité, il n'y a point de prefcription contre l'utilité publique, & de vieux fyftêmes, ne font fouvent que de vieux abus qu'il eft dangereux de refpecter. J'aurais eu peut-être plus de partifans, fi j'avais facrifié les intérêts de la Nation, & de la Colonie à la tyrannie & au monopole. Mon ouvrage aurait été d'autant mieux accueilli par les hommes naturellement ennemis du bien public, que j'aurais cherché à détruire les maximes précieufes que la PhiIofophie a données de tous tems fur la maniere de gouverner les hommes; mais je n'ai employé que le langage de l'humanité, de la juftice & de la vérité. Je me fuis long-tems confulté avant de publier ce Livre; il aurait paru moins promptement & fans doute moins imparfait, fi les vues éclairées qui, dans ces dernieres années fe font répandues dans quelques ouvrages


16

D I S C O U R S

fur l'administration publique ( i ) , n'avaient semblé m'accufer de lenteur ( 2 ) . Je n'ai rejette aucune des vérités ni des penfées que j'ai crues utiles; je me fuis a p i proprié fans fcrupule toutes celles qui pouvaient fervir à mon plan. Quelquefois même j'en ai çonfervé les expreffions, parce que quand,il s'agit du bonheur des hommes, il ne faut pas craindre de répéter ce que d'autres on déjà d i t , il n'y a pas deux vérités ni deux manieres de penfer jufte fur le même fujet. Je n'ai pas cru devoir citer à chaque inftant les noms des Auteurs an tiens & mo^dernes qui m'ont éclairé dans le fujet que j,'ai a traiter. Ce détail aurait été trop long, trop faftidieux , & m'aurait, entraîné dans des commentaires inutiles.

(1) Particuliérement dans l'Ouvrage intitulé: Phil. & Pol. du commerce des Européens dans les 2 deux Indes: Hist.

(2) La premiere partie étoit achevée en 1767, & il n'y a été fait d'autres changemens que ceux qu'exigeait l'aggrandiffement de la Colonie.

Venu


P R É L I M I N A I R E .

17

Venu jeune à Saint-Domingue & deftiné par mon choix au foin de la Juftice ; j'ai travaillé d'abord pour ma propre inftruct i o n , le tems, les réflexions & l'amour de m o n état ont achevé l'Ouvrage. Si j'ai hazardé quelques idées nouvelles, c'eft que leur vérité m'a paru ne pouvoir pas être conteftée de bonne foi. Au refte, je ne m'en fuis fié que très-peu à mes foibles lumieres; j'ai voulu m e convaincre moi-même des avantages réels de ce que je propofais, avant de chercher à perfuader les autres, & fachant que les principes des loix ne font pas moins fufceptibles d'une démonftration rigoureufe que ceux de la Géométrie ; j'ai voulu autant qu'il m'a été pof. fible ne donner aucun précepte, & ne tracer aucun changement, aucun projet de réglement ou de loi, fans rendre raifon des m o tifs qui pouvaient faire envifager ces innovations comme néceffaires au bonheur national. Sous quel prétexte un Ecrivain politique pourrait-il rejetter cette méthode? Tome 7. B


18

D I S C O U R S

L'erreur toujours fe contredit, fans ceffe elle nous égare, mais la vérité jamais. Rebuté par les difficultés & par le défaut des encouragemens qu'il m'aurait fallu pour les vaincre, j'ai été tenté plufieurs fois d'abandonner mon entreprife. Ces hommes qui donnent le beau nom de prudence à leur timidité, & dont la difcrétion est toujours favorable à l'injuftice, voulaient étouffer en m o i le germe de l'émulation. Ils me faifaient envifager d'un côté les richeffes & la tranquillité pour prix de m o n filence, & de l'autre une mer d'infortunes ; mais ils n'ont pu détruire mon efpoir, le defir d'être utile, l'amour de la patrie, un intérêt encore plus puiffant ont ranimé mes efforts. Les Difciples du Machiavelifme, & ceux qui n'auront pas apperçu ce qui manque à la perfection du Livre immortel de Montcfquieu , diront peut-être, que je me fuis trop attaché à confidérer ce qui peut faire le bonheur particulier de chacun de ceux qui habitent la C o l o n i e , ou qui y ont


P R É L I M I N A I R E .

19

des relations & que je ne facrifie pas affez à l'intérêt de ceux qui gouvernent. Je ne céderai point à leur opinion, l'art de gouverner un pays, eft de faire en forte qu'il y ait peu de malheureux; ce qui n'arrive que quand la puiffance n'ufurpe rien , & que la loi régie tout. La félicité publique net an autre chofe que l'affemblage & le réfultat de la félicité particuliere de chacun des citoyens, proportionnée à l'ordre dans lequel il vit, & à l'utilité dont il eft à tous les autres. La loi n'eft en conféquence que la mefure de toutes ces félicités, & la confervation des proportions qui doivent exifter entr'elles. Le fentiment du bonheur eft le mobile de toutes les actions publiques, c'eft pour lui que l'on recherche la gloire, c'eft pour en jouir que l'on s'adonne à des actions utiles; fans lui les hommes feraient indifférens pour le bien comme pour le mal. Or, fi les actions nuifibles ou inutiles peuvent procurer les richeffes & la confidération, qui font les marques extérieures de la félicité, les hommes feront détourB ij


20

D I S C O U R S

nés de l'amour de la vertu. La perfection de la loi ou du gouvernement, confifte donc en ce que perfonne ne puiffe trouver fon intérêt dans l'infortune des autres, en ce que chaque citoyen foit a portée de fe rendre le plus heureux qu'il foit poffible dans fa condition, fans employer aucun autre moyen que la pratique des vertus fociales. C'eft ainfi que je penfe fur le gouvernement en général, & tout autre fyftême m e paraît ennemi du genre humain. Enfin, on ne peut trop le répéter, il l'amour de l'humanité eft dans l'homme la feule vertu vraiment fublime, feul il doit être le fondement des loix.


CONSIDÉRATIONS SUR D E

LA

DE

L'ÉTAT

C O L O N I E

PRÉSENT F R A N Ç A I S E

SAINT-DOMINGUE.

LIVRE PREMIER.

TABLEAU

DE LA COLONIE.

D I S C O U R S

P R E M I E R .

Des engagemens des Colons envers

l'État,

T o u t e s les Nations ont été d'abord plus guerrieres qu'induftrieufes : la multiplicité des befoins fit naître chez les Flibuftiers ce courage ardent que les grandes paffions infpirent. Le tems B iij


22

C O N S I D É R A T I O N S

de leur établiffement à Saint-Domingue, eft l'âge hiftorique de cette Colonie ; je ne pourrais porter des regards directs fur ce premier âge fans m'écarter de mon fujet, & j'ai raifon de fuppofer que chacun de ceux pour qui j'écris, a fait une étude particuliere de l'Hiftoire des différens pays qui fervent à fon exiftence, ou bien a fes plaifirs. Je confidérerai donc la Colonie Françaife de Saint-Domingue , comme une émigration de français, qui, étant nés après la répartition totale des terres, fituées dans l'enceinte du royaume , n'ont pas été colloqués à cette diftribution. Fruftrés de la portion que la nature femblait leur défigner en les faifant naître , ils ne pouvaient payer le droit d'exifter au fein de leurs familles ils ont été contraints de s'expatrier. Ces citoyens malheureux ayant porté les bras de l'Etat aux extrêmités de la terre, la Métropole fit avec eux beaucoup de conventions que je réduirai toutes à celle-ci. Les engagemens des Golons envers l'Etat, font departager avec lui le produit de la culture , & d'accroître autant qu'il eft poffible, les revenus à partager,

« Voyez-vous ces montagnes efcarpées dont le » fommet affronte les orages ; ces marais couverts » de nître , ces plaines d'où s'exhalent fans ceffe » des vapeurs fulphureufes ; ces déferts arides où les ( i ) C'eft-à-dire , foutenir les charges de l'Etat,


sur

l a Colonie

de

S. D o m i n g u e .

23

» bitumes reftent defféchés fur le fable brûlant; je » vous les donne, c'eft à vous de les fertilifer : je » vous fournirai des outils & des provifions, nous » partagerons enfemble le produit, & vous me » rembourferez ma mife. » Cette fociété, toute à l'avantage de la Métropole, devient chaque jour plus fructueufe ; l'ambition des Colons augmente leurs travaux, pique leur induftrie & fait laricheffede l'Etat. Dans les plaines de la partie Françaife de SaintDomingue , on voit par-tout la nature pliée fous la main du Cultivateur. Lesfleuves& les rivieres coulent tranquillement, où naguères, on ne voyait que des forêts ; l'inégalité des terres eft applanie par les loix du Nivellement, & ne s'oppofe plusàleur paffage. Sortant des canaux où l'art a foin de les refferrer, ils fe divifent en ruiffeaux, couvrent la furface de la terre, & font filtrer dans les plantes un or liquide, qui, bientôt en eft exprimé par les efforts de la méchanique. Que l'oeil audacieux franchiffe la diftance qui nous fépare des plus hautes montagnes, il verra d'autres travaux! L'un, fait fauter des rochers pour fe frayer un chemin à des pays inhabités, & qu'on croirait inhabitables (1); l'autre, pour fe faire une ( 1 ) Autant les plaines de Saint-Domingue font

B iv


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demeure au milieu de cent mille Cafiers, plantés à pic fur la coupe d'un morne (i), rapporte des terres & l'aplanit. Aujourd'hui que le Roi a concédé prefque tous les terreins, & qu'ils font établis en grande partie, le commerce fe rembourfe de fa mife, fe dédommage du retard & partage le produit. Tout prend une forme & une valeur nouvelle dans les mains induftrieufes du cultivateur. l e s bienfaits du commerce fe reftreignent a préfent à la fourniture des marchandifes, dont la confommation immenfe occupe annuellement 450 Navires d'Europe qui s'en retournent chargés de fucre, d'indigo, de café, de coton; voilà l'effet actuel des engagemens réciproques du commerce & des Colons. Les bienfaits du Monarque confiftent dans un encouragement perpétuel ; ainfi ceux à qui il confie la difpenfation de fes graces & le maintient de fon pouvoir, ne doivent jamais perdre de vue l'intérêt des habitans qu'ils ont à gouverner. On peut affurer que les Colons, en réclamant belles, autant les montagnes font efcarpées, inégales & pleines de rochers; on y trouve des coquilles, des roches de mer & des pétrifications marines, fort avant dans les terres. ( 1 ) Morne, Montagne, terme Créole.


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la bonté du Souverain, fe font affujettis à une réconnoiffance auffi durable que fa protection. Comment témoigneront-ils cette réconnoiffance ? C'eft en contribuant autant qu'il eft en eux à la gloire de la Métropole, & à la puiffance des peuples qui fait le bonheur des Rois. Si on réfufait aux Cultivateurs l'encouragement auquel ils on droit de prétendre, on leur ôterait les moyens de porter leur culture au plus haut degré. La fabrication & l'exportation des denrées diminueraient fenfiblement. Les Artifans du commerce, les Fourniffeurs, les Matelots languiraient dans les villes Maritimes , fans favoir à qui redemander l'occupation qu'ils ne retrouveraient plus. Un abus d'autorité, l'inégale diftribution d'une riviere, une contrainte rigoureufe à un paiement confidérable , peuvent arracher le pain des mains de cent familles. Les Colons doivent beaucoup , fans doute , aux bienfaits du Monarque, & beaucoupàleurs travaux ; fi la main qui les protège ne foutient plus leur induftrie , fi la protection ceffe , ils font découragés. Dans cet état je ne chercherai point a pénétrer leurs intentions ; quel ferait l'effet de la fenfibilité impuiffante qu'ils pourraient conferver intérieurement ? C'eft par leur utilité qu'ils témoignent leur réconnoiffance ; s'ils ne font plus utiles, ils ne font plus reconnoiffaus.


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Il s'enfuit que l'État, qui ne met aujourd'hui dans la fociété qui exifte entre lui & la Colonie, qu'une maffe inépuifable de juftice, de protection, d'encouragemens , de graces, de faveurs, tandis que les Cultivateurs y mettent une fuite de travaux, de foins & d'induftrie, doit ufer très-libéralement de fon tréfor, mais toujours de maniere que tous les Sujets, également utiles, puiffent y participer également, & qu'il n'y ait de faveur confidérable, que pour celui qui doit faire efpérer le plus de reconnoiffance, en la maniere que je viens de déligner. Après avoir établi la fituation contractuelle des Colons envers l'Etat, confidérons fi des conventions faites fous un autre point de vue, & dans un tems où l'on ne pouvait pas efpérer des établiffemens fi avantageux, produiraient aujourd'hui un différent effet. Les Flibuftiers, qui conquirent fur les Efpagnols la partie Françaife de Saint-Domingue, n'eurent point de chef reconnu ; (i) c'était un mélange de Matelots, de Soldats, d'Aventuriers de toutes les nations. Lorfque les hommes ne font ( i ) Des Aventuriers Français & Etrangers, avaient conquis fur les Efpagnols la partie Françaife de SaintDomingue, qu'ils habitaient fans chef ni forme de gouvernement Un particulier (le fieur Duparquet) entreprit de mettre l'établiffement de Saint-Domingue,


SUR LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 2.7

point infpirés par des paffions fortes, il faut néceffairement que le devoir & le pouvoir dé l'exemple excitent leur courage ; mais parmi des hommes que de grandes pallions infpirent , le Chef n'eft que le plus fanatique des foldats. Comparons les Flibuftiers au petit nombre des brigands qui fonderent le fameux Empire de Rome ; les premiers étaient guidés par les fureurs de la rapacité , les autres par le defir de fe créer une patrie ; l'avarice eft plus fort que le patriotifmc : les premiers Romains eurent un Chef, les Flibuftiers n'en eurent pas. On peut pouffer plus loin le parallele : la caufe des Romains étaient une ; chacun des Flibuftiers ne voyait dans l'univers que fon intérêt particulier. Je ne doute pas qu'étant mieux éclairés & perfuadés, une fois, que l'on ne peut trouver fon avantage perfonnel que dans l'intérêt général de la fociété à laquelle on s'attache , ils n'euffent fait de très-grands progrès dans l'Amérique. Ne pouvant garder leur conquête, ni même la colorer aux yeux de l'univers, qui juge différemment les crimes de quelques hommes, & fous l'autorité du Roi & de la Compagnie, qui le nomma Gouverneur; il en obtint les provifions fur la fin de 1664, & fut reçu au commencement de 1 6 6 5 , avec beaucoup de fatisfaction de la part des Habitans, qui reconnurent volontairement la domination du Roi.


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l'injuftice d'une nation, les Flibuftiers fe donnerent au Roi de France, dont plufieurs d'entr'eux étaient nés fujets. Cette donnation fuppofe néceffairement une condition politique, ne nous fera-t-il pas permis d'examiner la nature de ce pacte ? Il fuffira pour établir les conventions refpectives que l'on doit fuppofer, de confulter l'intérêt de l'État & celui des Flibuftiers. Les vues du Monarque tendaient à l'aggrandiffement de fon domaine ; l'intérêt des Flibuftiers était de fe maintenir contre les Efpagnols leurs irréconfiliables ennemis ; il leur fallait un protecteur ; le Roi de France voulut bien l'être, & mit à leur conquête le fceau de fon autorité. On peut déterminer ainfi les conventions refpectives. « Nous vous jurons fidélité, & vous partagerez » nos biens. — Je vous admets au nombre de mes » fujets, je vous protégerai, & vos ennemis feront » les miens ». Le Roi devint donc propriétaire de ce que nous appelions la partie françaife de Saint-Domingue ; mais cette propriété qui réfidait effentiellement fur fa tête , n'était en quelque forte que paffive ; il ne retenait que pour conferver, que pour maintenir à chacun ce qui lui devait être attribué


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en raifon de la donation politique dont nous venons de parler. Les Flibuftiers font convaincus qu'ils ne peuvent fe foutenir, fi leurs intérêts continuent à être divifés ; ils veulent former une fociété, ils s'affemblent pour choifir un chef : c'eft à-peuprès ainfi qu'un de leurs Orateurs s'exprima, fans doute. ( 1 ) « Freres invincibles, » La fortune a fécondé nos entreprifes, & la » Renommée publiera la grandeur de notre courage, » tant que la brife de l'Eft rafraîchira la côte ». » Cependant, j'envifage à regret, que plufieurs » d'entre nous font peu de cas de l'avenir, que » d'autres aveuglés par un intérêt particulier à » chacun d'eux, ne fongent qu'à s'éloigner & à » remplir leurs barques des richeffes immenfes, » que la puiffance de leur bras leur a fait trouver » au milieu des dangers ». » Combien ne ferait-il pas plus glorieux de » nous maintenir dans ces poffeffions arrofées du « fang d'un fi grand nombre de nos freres ? Ne » mangeons pas le fruit fans planter le noyeau ; ( 1 ) Les Hiftoriens font en poffeffion de mettre des harangues dans la bouche de leurs Héros; à plus forte raifon doit-il m'être permis d'inférer une harangue hypothétique dans un Ouvrage de raifonnement.


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» l'âge a blanchi nos têtes , les bleffures ont affai» bli nos corps, nos ennemis pourraient profiter » de nos divifions & de notre affaibliffement, & » fe venger fur chacun de nous, de ce que la » fermeté de nos cœurs intrepides leur a fait « endurer ». « Voici l'avis de nos Freres les plus expéri» mentés, qui m'ont accorde l'honneur de vous » porter leurs paroles ». » Nous fommes nés prefque tous fous la domi« nation Françaife. La bonté de L o u i s XIV eft » auffi grande que fa gloire, notre bravoure nous » la rendra propice , ayons recours à lui. Nous « n'aurons plus rien à craindre de nos ennemis, la » teneur de fon nom glacera leurs courages , nous » aurons l'avantage de refter fur nos terres, & » de donner à la France une grande étendue » de pays ». Le murmure s'éleve, les avis font partagés ; enfin les plus confidérables donnent l'exemple aux plus faibles : le Gouverneur de la Tortue prend poffeffion au nom du Roi, & devient le diftributeur des terres qu'il vient d'annexer à fon domaine : mais pouvait-il, fans injuftice, en difpofer au préjudice des premiers poffeffeurs, des anciens Conquérans ? Il réfulte de tout ce qui vient d'étre dit, i ° . que fous quelqu'afpect que l'on puiffe confidérer


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l'établiffement de la Côte Françaife de SaintDomingue , on doit regarder les engagemens des Colons envers l'Etat, comme auffi durables que la protection (1) du Souverain : 2°. que cette protection n'eft due qu'à l'utilité de leurs travaux, & doit être mefurée fur elle. Les Cultivateurs promettent à la Métropole des avantages confidérables, elle leur affure qu'ils continueront de partager avec elle les bienfaits & la juftice du Roi ; la fageffe des loix, la prudence des Chefs font les garants de la convention. (2) ( 1 ) Si la protection ceffe la convention finit, puifque fa bafe eft l'utilité réciproque, & que le Cultivateur ne peut être utile qu'autant qu'il eft encouragé: il ne faut qu'un jour, dit Montefquieu, pour détruire l'induftrie, il faut cent ans pour la faire renaître. ( 2 ) Nous n'avons pas toujours eu des Chefs également prudens; d'un autre côté, les Gouverneurs & les Intendans font relevés trop vîte, à peine ont-ils eu le tems de connaître le pays qu'ils avaient à gouverner, que d'autres leur fuccédent. A l'égard des loix, elles font infufifantes pour la Colonie ; & il n'y a point affez de réglemens particuliers pour y fuppléer.


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C O N S I D É R A T I O N S

D I S C O U R S De

la protection aux

II.

que la Métropole Cultivateurs.

doit

Les faveurs & l'encouragement que les Cultivateurs font en droit d'attendre de la Métropole fe reduifent à une bonne adminiftration. Des Chefs attentifs à l'intérêt général de la Colonie, & à l'intérêt de l'Etat, qui font intimement liés, ne laifferaient rien à defirer aux Cultivateurs ; ils retiendraient, dans la plus exacte difcipline, les troupes néceffaires au bon ordre & à la police ; ils protégeraient les hommes éclairés, deftinés par état a les aider de leurs confeils, & les artifans qui s'employent aux inftrumens néceffaires à la culture & à la préparation des denrées. Jamais ils n'accorderaient de graces particulieres ; incapables de toute confidération privative, tous les citoyens également utiles feraient égaux à leurs yeux dans l'ordre politique. Les priviléges font odieux en eux-mêmes, ils font toujours nuifibles ; il eft de la prudence du gouvernement de les reftraindre toujours fans jamais les étendre. La


sus.

LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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Quelle forte de La protection du Monarque confifte donc prin- protection eft due aux Cultivateurs. cipalement dans le choix des Adminiftrateurs. Le choix des Magiftrats dépofitaires des loix, & des Officiers prépofés pour les réclamer, ou pour les exécuter , n'eft pas moins important. Les autres graces fe rapportent immédiatement à la Métropole, puifqu'elles concourent à l'accroiffement de la peuplade & du commerce. Cette Colonie, bien différente de tant d'autres qui ont coûté inutilement des fommes immenfes à l'Etat, occuppe une trentieme partie des habitans du Royaume , & cette portion du peuple eft digne de l'attention du gouvernement, puifque c'eft la partie induftrieufe de la nation. Les denrées qu'on en retire peuvent ouvrir un grand commerce, avec les peuples du Nord; commerce qui ferait également avantageux fur l'exportation , & fur les retours ou marchandifes d'échange. Ce commerce accroîtrait les forces de la Marine , & formerait un grand nombre de Matelots ; il faut donc confidérer deux branches de commerce : la premiere, entre la France & les Colons, dont les profits peuvent être grands pour chaque Négociant en particulier : la feconde, entre la France & les Etrangers, dont les profits qui feraient peut-être plus faibles pour les particuliers, feraient grands pour le commerce en général, & Tome I.


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C O N S I D É R A T I O N S

réaliferaient ceux que l'on aurait faits dans la premiere négociation. Il réfulte par conféquent des travaux de la Colonie, une circulation immenfe, tant à caufe du fuperflu de la Métropole, dont elle réalife les valeurs, que des profits à faire fur les denrées d'échange ; cette circulation eft principalement l'ouvrage de trois mille Cultivateurs, qui font aidés par la maffe des Coloniftes : chacun d'eux eft fans doute un fujet intéreffant pour l'Etat. On accordait chez les Romains, une grande récompenfe à celui qui avait eu allez de bonheur ou de vertu pour fauver la vie à un citoyen (i); celui qui foutient celle de cent familles, a de plus juftes droits à la confidération publique , fur-tout après avoir rifqué de périr cent fois à 2000 lieues de fa patrie, & y avoir confumé fes plus beaux jours, car les richeffes à SaintDomingue ne font point le don d'une fortune aveugle ; c'eft ordinairement le fruit de trente années de travaux. Il eft beau de fe facrifier foimême au defir d'être utile en devenant plus heureux. Quels font en particulier les encouragemens & les récompenfes qui peuvent redoubler l'émulation

des Cultivateurs.

Si tous les hommes mefurent le dégré d'eftime qu'ils accordent à chacun de leurs concitoyens , fur l'utilité plus ou moins grande qu'ils en retirent; ( I ) La Couronne Civique.


sur

l a C o l o n i e de S. D o m i n g u e .

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on doit fans doute eftimer celui dont les travaux font utiles à la nation entiere; il mérite l'admiration générale. Non cet étonnement flupide que les hommes faibles ont pour des entreprifes dont ils fe fentent incapables ; mais cet applaudiffement éclairé qui engage les autres a les imiter. L'intérêt public doit toujours préfider à la diftribution que font les Adminiftrateurs, des graces dont ils font dépofitaires. Les Hollandais , en érigeant une flatue à celui qui leur apprit la maniere de faler les harengs, ont accordé cet honneur à l'utilité que la nation retire de ce fecret, dont la découverte n'exigeait pas un mérite bien diftingué. Ce fut un autre Hollandais, habitant à Surinam, qui le premier détourna le cours d'une riviere , pour fertilifer fes plantations par une irrigation proportionnonnée à leur aridité, & l'exécution de cette méthode fuppofait quelques connoiffances de l'Agriculture & de l'Hidraulique ; cependant il n'obtint pas de fes compatriotes, la même récompenfe qu'ils avaient donnée à Buckelft ; la raifon en eft bien fimple, c'eft que les fucreries de Surinam occupaient moins de navires que la pêche des harengs ; mais les Français qui ne font pas la même pêche, & qui font imcomparablement plus de fucre, doivent penfer autrement. Dans tous les pays, chez toutes les nations С ij


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policées, on a accordé de grands avantages à ceux qui defrichent de nouvelles terres, ou qui portent au plus haut dégré de production celles qui font déjà cultivées. (1) On trouve aujourd'hui dans différens cantons de la France , des champs de bled au milieu des landes fi long-tems négligées. En recherchant la caufe de cette activité, on trouve un Edit du Roi , donné en 1764, qui exempte de toutes redevances pendant 2.0 ans, ceux qui defrichent des terres, ou deffechent des marais. Si d'un bout de l'Univers à l'autre, on femble être convenu de récompenfer les Cultivateurs, qu'elle protection les Colons de Saint-Domingue ne font-ils pas en droit d'attendre! Vous à qui le Roi a confié une partie de fes pouvoirs, vous qu'il a chargé dans fa bonté paternelle de conduire des Sujets éloignés de lui ; oubliez l'éclat du rang que fa faveur vous donne, pour ne fonger qu'à l'importance du dépôt. La véritable gloire de ceux qui commandent ; gît dans la félicité publique.

( 1 ) Les loix de la Chine accordent des récompenfes à quiconque défrichera des terres incultes, dupuis quinze arpens jufqu'à quatre-vingt. Celui qui en défriche quatre-vingt, eft fait Mandarin du huitieme ordre.


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Arrêtez le bras de l'oppreffeur, veillez : il en eft parmi nous qui ne peuvent être utiles, & pourtant veulent agir; leurs motifs ne valent rien, car ils font contraires à l'aifance publique & à l'harmonie qui doit régner entre les citoyens. On ne peut être citoyen que par les Loix , & coupable fans les violer ; on ne doit rien faire fans elles. L'injuftice entraîne la ftérilité par-tout où elle s'étend ; les plantes féchent fur pied. La Cayenne n'eft pas infertile ; l'iniquité s'y eft propagée , & la Colonie n'a point réuffi. L'effet des richeffes d'un pays, c'eft de mettre de l'ambition dans tous les cœurs ; l'effet de l'oppreffion eft de faire naître la mifere & le défefpoir. La pauvreté n'eft point la mere de l'induftrie, fi on l'a cru, c'eft une erreur ; l'émulation prend naiffance au fein de la médiocrité, & l'ambition croît avec les richeffes ; mais la pauvreté produit le découragement, elle eft la fœur de la pareffe. La richeffe ou la pauvreté de chaque contrée , dépend encore moins de la fertilité du fol, que de la nature du gouvernement : la fomme du travail eft la mefure du bonheur & de la puiffance, comme celle de la population. La principale fcience du gouvernement eft donc d'exciter les hommes au travail. C iij


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Toutes les Colonies Anglaifes font riches ; toutes les Colonies Efpagnoles font pauvres ; les hommes, le bled & l'induftrie croiffent abondamment dans les premieres ; l'ignorance , les Moines, l'or & les Soldats ne fervent qu'à augmenter la mifere des autres. Les Anglais ont fondé des Villes, formé des Provinces, établi des Manufactures, des Cours de Juftice , des Écoles publiques , des Courfes de chevaux , ces Concerts. & des Jeux. Après avoir créé des Tribunaux de Confcience & placé des garnifons , les Efpagnols ont fondé des Couvents , des Églifes , des Hôpitaux ; ils ont bâti des Forts :lesuns ont couvert la terre d'hommes & de moiffons ; les autres , pour déterrer un métal dont l'abondance détruit la valeur , femblent creufer les tombeaux de l'univers. L'Anglais heureux & fage , a voulu fe contenter de fruits & de grains, qui, en favorifant la population , augmentent fon commerce ; l'Efpagnol malheureux , a cru trouver au milieu de l'or l'antidote du mal qui le confume , & c'eft un poifon qui le tue.


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D I S C O U R S

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III.

Qui, des Commerçans ou des Colons, a le mieux répondu aux vues de l'Etat. LE but que la Métropole a dû fe procurer dans l'établiffement de la Colonie , eft l'aggrandiffement du commerce & de la navigation ; elle en a voulu retirer , i ° . « l'emploi des marchandifes » & denrées qui excédaient la confommation » néceffaire dans l'intérieur du Royaume , & » devenaient fuperflues ; 2 ° . de nouvelles mar» chandifes rares en Europe , & qui puffent » ouvrir à la nation Françaife , l'entrée des ports » étrangers ». Les Habitans de Saint-Domingue, ont acheté, pour répondre à ces vues, beaucoup de marchandifes Françaifes, & ont fabriqué immenfement de fucre , d'indigo , de café , de coton, qu'ils ont donné en échange. Four répondre aux vues de l'État, le commerce de France devait, de fon côté, fournir aux Colons tous les inftrumens utiles à la culture ; les poffeffeurs des terres devaient les mettre en œuvre, & par leurs travaux & leur induftrie , porter cette culture à fon plus haut dégré de production. C iv


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C O N S I D É R A T I O N S "

Les Commerçans ont fouvent manqué à leurs fournitures ; jamais les Cultivateurs n'ont laiffé repofer les inftrumens dont ils étaient pourvus. Lorfque la Compagnie de Saint-Louis, (i) concédait les terres de la bande du Sud , dont le Gouvernement l'avait rendue propriétaire , elle fourniffait aux conceffionnaires une certaine quantité de provifions, & les forcait à fe reconnaître débiteurs des fommes auxquelles il plaifait à fes Facteurs d'arrêter leur eflimation. La mauvaife qualité des inftrumens & des fournitures, ne permettant pas au Cultivateur d'en retirer l'ufage qu'il s'était propofé , il fallait de nouveau recourir à la Compagnie, qui augmentait alors les difficultés & rehauffait le prix de mille objets, dont le befoin inftant faifait la feule valeur. Après la récolte , l'Habitant portait fes denrées à la Compagnie , qui en fixait encore le prix ; elle était à la fois maîtreffe du taux , de l'achat & de celui du paiement ; enfin, déduction faite de ce que fes travaux avaient produit, le Colon infortuné fe trouvait toujours débiteur de la Compagnie. La bande du Sud eft la partie la plus étendue & peut être la plus fertile des poffeffions Françaifes à Saint - Domingue , c'eft la moins cultivée, & c'eft cependant celle qui a le moins fouffert ( I ) Etablie en 1668, détruite en 1720.


SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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pendant les guerres. Les Propriétaires y font chargés de contrats ufuraires dans le fort principal, ufuraires dans les intérêts exigés ( 1 ). Voila les fuites du monopole, fes effets fe font encore reffentir longtems après qu'il a été détruit ; la Nature venge l'humanité que l'on opprime, & les fources des richeffes tariffent enfin fous les efforts de la cupidité. Le commerce des Particuliers, qui s'était étendu dans les autres parties de la Colonie, n'a pas été auffi deftructeur ; cependant il a toujours voulu gagner fur les Colons, & a cherché à profiter des inftans du befoin , pour mettre fes fournitures à des prix exceffifs ; les Loix qu'il a voulu impofer aux Cultivateurs , fur-tout dans les momens où l'adverfité rendait leurs befoins plus preffans , font d'une dureté qui paraît éloignée du caractère général de la nation Françaife. Un Ecrivain célébre (2) a raifon de dire , que les États Monarchiques foutiennent difficilement les grandes entreprifes de commerce. Dans ces États , les Négocians ne forment point de corps ; ils commencent par fe détacher du gros de la Nation , & ne refpectent point fes intérêts ; ils ( 1 ) Depuis 1766, plufieurs dentr'eux fe font pourvus en reftitution contre des contrats, qu'ils avoient été forcés de paffer avec les Agens de la Compagnie.

(2) Montefquieu, dans fon Efp. d. L.


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Considération

font enfuite divifés entr'eux par un principe de jaloufie, bien différent de l'efprit d'émulation qui devrait les animer dans leurs entreprifes ; enfin , ils font détachés de leur profeffion elle-même ; ils ne l'exercent que paffagerement, & font toujours prêts à la quitter pour s'adonner à celles qui payent un plus grand tribut à leur vanité. De tels hommes font peu jaloux d'acquérir la fcience du commerce, & moins jaloux encore de fa durée & de fa profpérité. Ils ont réduit le commerce à l'art de profiter des befoins refpectifs des Nationaux & des Coloniftes ; le nom de commerçant , qui emporte avec lui la confidération que l'on doit au Citoyen utile , femble n'être pour eux qu'un titre de contribution. Ils achetent à crédit des marchandifes dont fouvent ils abforbent la valeur par anticipation ; les navires arrivent à Saint-Domingue , & les dépenfes énormes que les Armateurs font pour foutenir un train faftueux, ne font foutenues , elles-mêmes, que par l'efpoir des retours ; de-là les faillites & les malheurs fans nombre qui allarment la fureté publique. Cependant tout fe vend au plus haut prix à Saint-Domingue ; les denrées d'échange montent à des fommes infiniment fupérieures à la valeur des marchandifes apportées dans la Colonie; le Commerçant a donc pu gagner ; mais fi les denrées


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de retour font vendues en France aux Nationaux , c'eft fur ces derniers que fe réalifera le gain fictif que l'on a fait à Saint-Domingue. Quel avantage la Métropole retirerait-elle d'un femblable commerce , fi ce n'eft l'armement de quelques navires & la formation de quelques navigateurs (i) ? Erreur de Voltaire au fujet des Cette réflexion a fait dire à Voltaire , que Colonies Françaif, le commerce des Français dans les Antilles, n'enrichit point le Royaume , qu'au contraire il fait périr des hommes & caufe des naufrages. « Ce n'eft pas fans doute, a-t-il dit, un vrai » bien ; mais les hommes s'étant fait des nécef» fités nouvelles , il empêche que la France » n'achete cherement de l'étranger un fuperflù » devenu néceffaire ». Cet Écrivain ne fongeait pas que les étrangers n'ayant point de Colonie égale à celle de SaintDomingue , la France peut leur vendre à euxmême ce fuperflu (2) devenu néceffaire. ( 1 ) Ce ferait toujours un grand bien; la circulation intérieure & les forces du Royaume en feraient accrues, & l'on ferait redevables à la Colonie de cet avantage important. ( 2 ) Si l'on peut appeller fuperflu le fucre, l'une des plus belles productions de la Nature que l'art ait encore perfectionnée, qui eft falutaire, balfamique, dont enfir l'ufage modéré peut prolonger l'exiftence de l'homme.


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CONSIDÉRATIONS

Mais le défaut de courage & d'induftrie a rendu communes en France des denrées qui font partout ailleurs à un plus haut prix. Les magafins en étant remplis, tout le monde s'eft cru affez riche pour en faire nfage. Il fallait vuider ces magafins en couvrant la furface des mers d'hommes & de vaiffeaux ; il fallait aller chercher des confommateurs dans tous les marchés de l'univers, & ne pas attendre que des marchands étrangers vinffent acheter parmi nous, dans le tems de l'abondance, ce que notre indolence nous forçait de donner à vil prix. « Le commerce eft pauvre ; il eft ruiné » par les fommes qui lui font dues dans les Colo« nies ; les armemens font coûteux , & le béné» fice d'exportation du fucre & des autres den»rées dans les pays du Nord , eft fi petit, qu'on » ne doit pas l'envier aux étrangers.— En Angleterre ce font les Colons qui ont le moins répondu aux vues de leur Métropole, en France ce font les Commerçans.

Tel eft à peu-près le langage des Négocians de Nantes ou de Bordeaux , comme fi le commerce pouvait être trop pauvre pour ne pas fe rendre onéreux. A l'égard des dettes de la Colonie de Saint-Domingue envers les commerçans, elles ne font pas plus grandes qu'une demi-année de fon revenu ; & quant au bénéfice d'exportation, il eft fi grand par lui-même , ou par l'accroiffejnent qu'il donne à la circulation publique, que


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les étrangers font deux traverfées pour en profiter , tandis qu'une feule fuffirait aux armateurs de France. D'ailleurs le prix du fucre à la Jamaïque , à la Grenade , dans toutes les Colonies Anglaifes, efl toujours à quinze ou vingt pour cent audeffus du cours de Saint-Domingue , parce que le fol des Ifles Anglaifes efl plus ingrat, que les Anglais exigent moins de travail de leurs Negres & les nourriffent à plus de frais, ( ils font dans l'ufage de leur donner des vivres & des poiffons falés, ) qu'enfin ils font moins induftrieux dans ce genre de culture, & que d'un autre côté , la grande valeur qu'ils donnent en Europe aux denrées de leurs Colonies , par leur habileté dans le commerce , doit naturellement les faire monter à un plus haut prix dans les lieux de la fabrication. Les Négocians de France pourraient donc offrir dans tout l'univers les denrées de Saint - D o mingue (1) , & particuliérement le fucre, à quinze pour cent au moins au-deffous du prix Anglais , (2.) ils obtiendraient donc la préférence. ( 1 ) Les Caboteurs de Saint-Domingue, qui portent À la Jamaïque du coton & de l'indigo, gagnent ordinairement à ce commerce dix pour cent fur le prix, & douze pour cent fur le poids, parce que le poids Anglais eft plus léger de douze pour cent que la mefure Françaife. ( 2 ) Il y a cependant quelques obftacles, mais qui ne


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C O N S I D É R A T I O N S

Voulez-vous favoir d'où vient cet embarras qui empêche l'aggrandiffement du commerce métropolitain ? C'eft que l'état de Négociant ne paffe point à trois générations ; il n'eft entrepris que par des hommes nouveaux , qui s'élevent fans fonds , fur des projets, mal conçus, & ne cherchent qu'à faire fupporter indifféremment les frais de leur témérité, foit aux Français , foit à d'autres. Es ne commercent que pour s'enrichir promptement ; ils ne connaiffent point d'autre but ; ils

font pas difficiles à lever; le premier, eft le grand prix du Fret, la cherté des Navires en France, & la grande dépenfe qu'il faut pour les armer : ( il faut tirer d'Irlande le bœuf pour nourrir les Matelots, il faut procurer au Capitaine & aux Officiers de Navire une nourriture abondante & recherchée, & par conféquent remplir le Navire de provifions très-coûteufes ; il faut un plus grand nombre de Matelots, parce qu'un Navire qui ferait conduit par douze Mariniers Anglais, le ferait à peine par trente Français, à caufe de la différence du gréement, des cordages, & des hommes inutiles que les Armateurs Français font obligés de prendre fous les noms de Chirurgien, de Maître d'Hôtel, de Cuifiniers, de Pilotins, & c ) . Le fecond obftacle provient de la loi impofée aux Navires Français de défarmer au lieu de leur départ, des frais d'entrepôt en France, & des droits & impôts qu'il faut y payer avant de porter les denrées à l'étranger. Nous en parlerons encore.


S U R LA C O L O N I E D E S . D O M I N G U E ,

47

féparent les priviléges du Négociant des devoirs du Citoyen ; & quand ils fe croyent affez riches, ils enlevent leurs fonds à la circulation générale , (i) & abandonnent le commerce , fans s'inquiéter de ceux qui les remplaceront. Des hommes qui ne confidérent que le moment, c'eft-à-dire, que l'intérêt particulier d'une fortune inftantanée, ruinent le commerce & les Colonies. A quoi fervent les richeffes qu'ils ufurpent ? les rendent-elles plus heureux ? Non : leur orgueil, ou celui de leurs defcendans , les précipite dans des embarras infolubles, & leurs biens paffent en d'autres mains. On fabrique dans la Colonie de Saint-Domingue , le plus beau fucre du monde ; on y recueille une infinité d'autres denrées, dont l'ufage paraît utile à toutes les Nations ; c'eft au commerce à vendre ces denrées & â leur ouvrir un grand débouché, s'il ne le fait pas, il ne remplit pas les vues de l'État, il ne fatisfait pas à l'intérêt de la Métropole. ( i ) L'argent qui fait le prix des dignités, des feigneuries, des charges, des alliances qui illuftrent la retraite de nos Commerçans, peut bien n'être pas entiérement perdu pour la circulation, mais on conviendra qu'il eft plus oifif qu'il ne pourrait l'être entre les mains du Négociant, dont la profeffion confifte à le faire circuler 8c produire.


48

C O N S I D É R A T I O N S

Cependant il paraît indifférent à un ArmateurFrançais , que le fucre vaille vingt ou foixante francs , pourvu qu'il remette au pair, & qu'il y ait eu du bénéfice fur la vente de la premiere cargaifon. Si les marchandifes de France fe vendent bien dans la Colonie , fi les retours ne perdent point, fi le fret ne fouffre point de diminution , ont dit à la Bourfe que les affaires font bonnes , quoique le fucre ne fe vende que vingt francs ; on devrait dire au contraire qu'elles font très-mauvaifes, car fi le fucre était au plus haut prix, il en faudrait une moindre quantité pour remplir le montant des cargaifons vendues a. l'Amérique ; les cargaifons pourraient donc être augmentées en nombre & en valeur & il y aurait plus d'hommes employés. Le moyen de rehauffer le prix des denrées de la Colonie, c'eft de faire les bénéfices que les étrangers feront fur nous, tant qu'elles feront accumulées dans les ports. Si le fucre des Anglais eft inférieur ; fi cependant il eft toujours à un plus haut prix à la Jamaïque qu'à Saint-Domingue , il en réfulte qu'en Angleterre , c'eft le Cultivateur qui a le moins répondu aux vues de fa Métropole, & qu'en France , c'eft le Commerçant (1) : cette vérité eft

(1 ) Les impôts établis dans la France fur les denrées fi


SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

49

fi inconteftable , que fi l'exportation des denrées de Saint-Domingue était permife aux Anglais, elles renchériraient, dans cette Colonie , de plus de vingt pour cent. Il faut donc s'attacher à les faire valoir & à détruire, par les moyens les plus prompts, une concurrence auffi dangereufe. Il n'eft de Négociant véritablement eftimable, que celui qui, ne perdant jamais de vue l'utilité générale de fa Patrie dans les entreprifes particulieres qu'il fait , l'enrichit par fon induftrie ; qui, dans toutes les occafions, remonte aux principes invariables du commerce , qui n'ont point d'autre but que la profpérité nationale. Si la direction du commerce faifait en France la premiere partie du Gouvernement public ; fi les Adminiftrateurs portaient un regard plus affuré furcette branche effentielle, les vues que la Métropole a dû fe propofer feraient fans doute remplies. D'un côté , on chercherait moins a gagner fur les Colons ; gagner fur eux , c'eft affaiblir les moyens de cultiver ; d'un autre côté, on craindrait de fomenter dans l'intérieur du Royaume , la confommation exceffive de leurs denrées : il eft de la C o l o n i e , étant

un obfracle à l'exportation à

l'Etranger, & par conféquent au progrès du commerce, le blâme ne doit pas tomber entiérement fur les Commerçans, les Financiers doivent le partager.

Tome I.

D


50

C O N S I D É R A T I O N S

dangereux d'impofer fur les Nationaux , le tribut de l'induftrie, & de faire dégénérer en luxe , ce qui doit être reftraint à la réalité des befoins ; enfin , on encouragerait l'exportation des denrées de la Colonie, dans les pays étrangers ; & loin de la gêner par des impôts, on attacherait à fes progrès des faveurs & des récompenfes. Le commerce de France deviendrait en cette partie , fournhTeur & porte-faix des autres Nations, & obtiendrait , à prix égal, la préférence fur la Nation rivale , à caufe de la qualité fupérieure du fucre fabriqué dans les Colonies Françaifes. Ainfi la queftion qui fait le titre de ce difcours, & fur laquelle il paraît d'abord allez difficile de fe déterminer , fe réfout d'elle-même, après quelques momens d'examen.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

D I S C O U R S

51

IV.

DES FORCES DE LA COLONIE EN TANT QU'INDUFTRIEUFE. le commerce national n'ait pas entiérement fuivi les vues de l'État, il n'en eft pas moins vrai que, dans la fituation préfente de ce commerce, les Colons ont ouvert à la France une circulation profitable ; non-feulement la dépenfe des armemens eft compenfée , mais on en retire des avantages réels. Les fourniffeurs, les ouvriers y gagnent ; l'activité redouble ; l'aifance qu'elle procure , fait croître le nombre des fujets laborieux ; ils fe multiplient, pour ainfi dire, euxmêmes , & réparent, par l'augmentation de la force & de l'induftrie , les malheurs de la dépopulation. Les fonds employés dans la Colonie , pour propager ce commerce, ne font rien en comparaifon des revenus qu'ils produifent ; c'eft trop les eftimer , que de les porter à huit fois plus que le revenu annuel (1) ; il eft actuellement allez

QUOIQUE

( 1 ) Avant la révolution du Café en 1 7 7 1 , les revenus étaient au capital, ce que le fixieme eft au tout ; car les revenus de la Colonie montaient à foixante-quinze D ij


52

C o n s i d É R A T I O N S

difficile d'en faire une eflimation bien jufte. Cependant comme l'évaluation comparative des revenus & du fonds dont ils font tirés , eft trèsnécefïàire pour connoître l'état préfent de la Colonie , je vais mettre le Lecteur a portée de s'en faire une idée affez précife. Et pour cela je choifis trois Époques (i). La premiere , en 1764 ; c'eft l'année qui a fuivi la publication de la Paix ; c'eft celle où le Cultivateur a commencé a recueillir le fruit des travaux , que l'efpoir lui a fait entreprendre pendant la guerre, & à cette Epoque , je trouve une eftimation générale faite par les deux Confeils Supérieurs, affemblés au Cap , pour l'impofition des quatre millions demandés par le R o i , pour l'entretien des troupes réglées dans la Colonie ; mais je m'apperçois que MM. des Confeils ont négligé de faire la preuve de leur eflimation ; & millions, & les capitaux à quatre cent quarante; mais les plantations, le nombre des Négres & les bâtimens, fe font accrus dans les montagnes fans beaucoup de fruit. ( 1 ) J'ai préféré cette méthode à foute autre, parce qu'elle conduit en quelque forte à l'Hiftoire de l'Agriculture, & du commerce de la Colonie, depuis la paix jufqu'à préfent, & met par conféquent le Lecteur plus en état de juger de la véritable fituation de la Colonie Sz de fes produits.


sur

l a

Colonie de S.Domingue.

53

je m'arrête , pour la rectifier , à une feconde Époque, qui eft en 1 7 6 7 ; enfin, comme il n'y a point eu de révolution depuis ce teins , fi ce n'eft dans la culture du café & dans la diminution du prix de cette denrée, je pourfuis mon eftimation , fans répétition de calcul, jufqu'en 1775 , qui eft le tems où je me fuis déterminé à publier ce Livre. ÉTAT

comparatif en

de

l a

C o l o n i e ,

1764 & 1767.

Sucreries de la partie du

Nord.

C e t t e partie de la Colonie commençait à être établie , fous le gouvernement de Bertrand d'Ogeron , en 1670 ; la culture n'y a été en vigueur qu'en 1737.

Sucreries en blanc ,

en brut.

Haut du Cap 1 Quartier Morin & Ifle Saint-Louis . . 2 3 . 2. Limonade 22. . . 14. Grande Riviere & Dondon » • . i. Plaine du Nord' 12. . . 8. Petite Anfe 22. . . 7. L'Acul . • • 17 .". „ »• Limbe 11 • « 108 . . 38 D iij


54

C O N S I D É R A T I O N S

De l'autre part...

108 .

Port Margot I Quartier Dauphin & partie de Maribaroux . Autre partie de Maribaroux & Ouanaminte Terriers Rouges & Jacquezy , . . . Le Trou & dépendances Port de Paix . .. TOTAL

. . . .

38

••

I•

21 . • 1413 16 22. 2.

183.

. . . .

• 8. . 8. . 11. . ».

. .

80.

Il y avait en 1767 , dans le reffort du Confeil Supérieur du Cap , cent quatre-vingt-trois Sucreries en blanc, & quatre-vingt en brut ; deux cents foixante-trois Sucreries , tant en blanc qu'en brut. Depuis 1763 , jufqu'au commencement de 1767, il a été introduit dans la Colonie, cinquante mille deux cents trente-fept Negres, tous occupés à la culture ; ce qui, en raifon des Negres qu'il y avoit en 1 7 6 3 , ferait croire que la culture fc ferait accrue, dans quatre ans , de dix-fept pour cent ; mais en obfervant que le tiers des Negres de Guinée meurt ordinairement dans les trois premieres années de la tranfplantation , & que la vie laborieufe d'un Negre fait au pays, ne peut pas être évaluée à plus de quinze ans, il faudrait


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. diminuer, i°. le tiers des Negres nouveaux introduits depuis 1763 ; 2 ° . trois cinquiemes de la maffe totale des Negres de la Colonie , & il s'en fuivrait que la culture ne fe ferait pas accrue de dix-fept pour cent. Mais la mortalité des Negres nouveaux, dont l'introduction eft publique, eft compenfée en grande partie par ceux qui proviennent de la contrebande , & les renaiffances fuppléent en partie à l'extinction des Negres faits an pays ; cependant comme il n'eft venu, en 1767, que trois cents quatre-vingt-quatre navires, qui ont emporté toutes les denrées de cette année-là , 6c que trois cents quatre-vingt-quatre navires de port ou tonnage ordinaire n'auraient point fuffi à l'exportation , fi la culture avait augmenté de dix-fept pour cent, l'augmentation doit être fuppofée à quinze pour cent. Par les déclarations faites en 1 7 6 4 , le fucre blanc exporté du Cap, pcfait... 55, 1 1 1 , 332.1. augmentation à 15 p.100.. 5, 265, 699. 4 0 , 3 7 8 , 031 l Et la même année le fucre brut exporté , pefait. . . II, 239, 700 1. augmentationà 15 p 100.. 1, 685, 955.

Sucre blanc & brut exporté en 1767, de la dépendance du Cap 53,303,

6861 DIV.

I.


56

C O N S I D É R A T I O N S

Les 263 fucreries établies dans cette dépendance-, ne donnent pas d'égales productions , quelqu'unes font de grands revenus , d'autres font très-faibles, mais prefque toutes étaient à leur plus haut dégré de culture en 1 7 6 7 , & il ne reftait pref que point d'accroiffement à. efpérer. La quantité de 53, 303, 686 1. de fucre blanc & brut répartie en 2,60 fucreries donne pour chacune 205,014 liv. ce qui n'eft pas exceffif ; mais il faut obferver que dans cette quantité, il y a trois fois plus de fucre blanc que de brut. Sucreries de la partie de l'Oueft, dont un grand nombre eft fufceptible d'augmentation. La partie de rifle que les Français ont cultivée; la premiere, c'eft la partie de l'Oueft, étant éloignée des établiffemens de la Colonie Efpagnole , dont alors on avait à craindre les forces, & àpeu-près au milieu de toutes les terres envahies par les Français : elle devoit être néceffairement le fiége du gouvernement.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . Nomb. des Sucreries.

.57

Leurs. Produits.

blanc.

brut.

1 Sucrerie aux Gcnaives, affez mal montée, . 19 A l'Artibonite, bien éta­ blies, dont 9 en blanc à 250 milliers, . . . 2, 250 m. 10 en brut à 300 mil

150m.

3,000.

18 Aux Vazes, Arcahaycs & Boucaffin , dont 3 en blanc, deux à 300 m. & une à 400 milliers, 1 , 000. 15 en brut, à 300 m. . . . . . . . 4, 80 Au Cul - de - fac , Les Varreux , & dépen­ dances du Port - auPrince, dont 39 en blanc & 41 en brut, évaluées par le détail au produit total d e . . . 9 , 3 8 4 . . . 1 7 , 1 Au Grand-Goâve, . . . . . , . . . 49 A Léogane, dont 1 en blanc & les autres en brut 234 . . . 13 , 13 Au Petit-Goâve & Miragouane, dont 3 en bl. . . 666 . . . 2, 7 Au Fond des Negres & au Fond des Blancs , . dont 3 en blanc . . . . 700 . . . 7 A Nipes, Petit-Trou & les Baracaires. . . . . . . . . 1, 2 A la Grande Anfe, mal établies & infertiles . .

500

730. 200.

939. 784. 650. 500. 150.

197 Sucreries , dans la partie de l'Oueft , ont fait

en 1767

1 4 , 234 m. . 4 4 ,

504 m.


58

C O N S I D E R A T I O N S

Sucreries de la partie du Sud, toutes fufceptibles d'une grande augmentation. Cette partie s'étend depuis le Cap-Tiburon, jufqu'à la pointe de la Béate, ce qui fait 50 lieues de côtes plus ou moins refferrées par les montagnes, c'eft le plus beau canton de l'Ifte, & fi la culture n'y a pas encore été portée à fon plus haut dégré, c'eft que la Compagnie deSaint-Louis en a retardé les progrès. ( 1 )

(1) On eft redevable aux Anglais de la Jamaïque & aux Hollandais de Curaçao , de prefque tous les établiffemens de la partie d u d ; la Compagnie de Saint-Louis y avait porté la défolation; le commerce de France, qui n'y trouvait que des avances à faire & rien à recueillir, l'avait abandonné depuis 1720 jufqu'en 1740; dans cet intervalle les Etrangers y porterent les chofes néceffaires ; mais fitôt que le commerce de France vit qu'il y avait des revenus à tirer, fes députés firent des repréfentations véhémentes; on les crut. La P. était alors Intendant, on lui fit paffer des ordres , en vertu defquels on arrêta D. T . , C.& P . fauteurs du commerce étranger , & on les punit auffi durement que s'ils n'avaient pas été les bienfaiteurs de la Colonie & même du commerce national, qui, fans eux, n'aurait point trouvé de revenus à exporter ; ils furent condamnés aux Galeres, mais enfuite on fe contenta de prendre leur fortune, & on leur fit grace.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

59

I Sucrerie aux Anfes, Canton des Anglais , fur laquelle il y a trois cents Negres , qui pro­ duit 400 m. 70 Dans la plaine du fond de l'Ifle à Vache, dont 10 en rafinerie, roulant tantôt en blanc, tantôt en brut, felon les circonftances, 65 Sucreries en brut, à 300 milliers 19, 500 5 en blanc, à 300 m.. 1,500 m. 10 A Cavaillon , dont 2. à la baie des Flamands 3 , 000 a A Saint-Louis 600 1 A Acquin 300 34 Sucreries dans la partie du Sud, ont produit, en 1767

I, 500 m. . . 23, 800 m.

R É C A P I T U L A T I O N

Des Sucreries & de leur produit en 1767.

Sucre blanc.

Sucre brut.

263 Dans la partie du Nord , font. . . 4 0 , 378 m. . . 12, 925m. 1997 Dans la partie de l'Oueft, font. . . 14 , 1 3 4 84 Dans la partie du Sud, f o n t . . . .

I,

500

.

4 4 , 503 . 23 , 300

544 Sucreries ont produit 56, 112 m. . . 80, 728 m. qui répondent à 1 0 9 , 931 milliers de Sucre terré, ou 175, 896 milliers de Sucre brut, blanc & brut 1 3 6 , 840 milliers.


60

C O N S I D É R A T I O N S

OBSERVATION.

j

En Mars 1764, l'affemblée des deux Confeils ayant fait le relevé des droits de fortie payés en 1753 , trouva que l'exportation du fucre brut, ayant monté cette année a 67657 banques créoles, pefant beaucoup plus d'un millier ; & dans le plan de répartition dreffé pour l'impofition des quatre millions , elle eftima l'exportation future à 80,000 milliers, ou banques d'un millier chacune ; mais les membres de cette affemblée ne firent pas attention que depuis 1 7 5 3 , beaucoup de fucreries qui roulaient en brut, avaient été établies en blanc, ce qui diminuait la quantité du fucre brut, & rendait l'eftimation trop forte ; comme il eft évident , puifque malgré l'établissement d'environ quarante fucreries depuis la publication de la paix, jufqu'en 1 7 6 7 , notre eftimation ne va qu'a 80,72.8 milliers de fucre brut. Ils fe tromperent de même fur la quantité du fucre blanc, qu'il ne porterent point affez haut ; ils ne l'évaluerent qu'a 35 mille barriques: d'un millier; mais à la fin de 1764, on avait exporté du Cap feulement 35,111,332 liv. de fucre terré , & nous avons eftimé jufte en difant qu'en 1767, il en eft forti 56,112 milliers.


SUR LA COLONIE D E S. D O M I N G U E .

61

I N D I G O . La même affemblée reconnut que la quantité de 1,690,545 liv. d'indigo déclarée en 1753, était au-deffous de la quantité recueillie en 1 7 6 3 ; elle évalua la récolte annuelle a 1,880 milliers, fans y comprendre l'indigo qui n'eft pas déclaré & qui eft enlevé par les Anglais ; mais cette culture a diminué à mefure que les terres fe font ufées; les manufactures ont été converties en fucreries, cafeyeres & cotonneries ; il s'en eft établi fort peu de nouvelles, & les anciennes qui ont été confervées, n'ont pas augmenté leurs forces. Nous eftimons qu'il s'eft fabriqué en 1767 , 2,OOO milliers d'indigo, dont environ 500 milliers ont paffé dans les Colonies étrangeres. C O T O N . Cette aifemblée penfait, on ne fait trop pourquoi , que la culture du coton ne ferait jamais confidérable dans la Colonie ; l'événement a montré fon erreur avant la guerre ( en 1753 ) , on n'en avait déclaré que 1,393,646 livres, on partit de -là pour en évaluer l'exportation future à 1500 milliers; mais en 1764, on commença à planter beaucoup de cotonniers à l'Artibointe, & cette culture s'efl toujours accrue depuis. On a recueilli en 1767, dans la dépendance


62

C O N S I D É R A T I O N S

de Saint-Marc, en Coton

I,

500 m.

Au Cul-de-fac;

50

Au Mirbalais

2.0

Au Petit & Grand Goâve

60

A Léogane

20

Au Petit Trou & à Nipes

100

A la Grande Anfe , les Abricots & la Seringue

100

Jaqmel & dépendances.

300

Cap Tiburon, les Anfes & Labacon . .

200

Montagne de l'Ifle à Vache & S. Louis.

100

Côtes de Fer & Acquin

100 2, 550 m.

Il n'y avait point de cotoneries dans la partie du Nord en 1 7 6 7 ; mais c'eft au Cap que l'on a toujours vendu la plus grande partie des récoltes faites à l'Artibointe & aux Gonaïves. (1) C A C A O . Quoique des expériences malheureufes aient démontré que le climat de Saint-Domingue fe refufe à la culture des Cacoyers , les habitans de la grande Anfe, encouragés par les profits

( 1 ) En 1 7 6 4 , il en étoit forti 545 milliers par le Port du Cap; &: en 1 7 6 7 , il en eft forti 627, 288 liv.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

63

immenfes qu'on en peut retirer quand la culture réuffit pleinement, ont planté des cacoyers au milieu des bois. On eftime qu'ils recueillent tous les ans 150 milliers de cacao , qui font vendus au Portau-Prince. Le refte du cacao que l'on peut exporter , vient d'un petit commerce que les Marchands de la Colonie font avec quelques Efpagnols de Carthagêne & de Sainte-Marthe; commerce qu'il ferait poffible d'aggrandir. (I) C A F É . L'affemblée de 1764 obfervant qu'en 1755 il n'était forti de la Colonie que 6,941,2.58 liv. de café , eftima que l'exportation de cette denrée n'excéderait pas 7 millions ; mais dès la fin de la même année, il était forti du Cap feulement 9,480 milliers de café ; en 1767 on en a recueilli 15600 milliers. Eftimation de la quantité de Negres, qui était dans la Colonie au premier Janvier En 1759, tems de guerre, le total des Negres du reffort du Confeil du Port-au-Prince, était, par le recenfement général, de 104,839 Negres; il en a été introduit un petit nombre ( 1 ) Tous les Cacoyers de la Colonie périrent en 1 7 1 5 , leur culture avait été introduite en 1665 par d'Ogeron. En général le pays eft à préfent trop découvert pour cette forte de plantation, qui exige beaucoup de fraîcheur & un grand abri.


64

C O N S I D É R A T I O N S

pendant la guerre , par les Armateurs & Corfaires Français, & un nombre beaucoup plus grand par le commerce interlope : non - feulement ce commerce a réparé les pertes furvenues par la mortalité pendant la durée de la guerre, mais encore il a produit une augmentation , puifque le recenfement du même reffort, en 1763, était de 108,539 noirs La population ne s'eft pas fi bien foutenue dans la dépendance du Cap, où le poifon a fait des ravages ; le recenfement de cette dépendance, en 1763, ne montait qu'à

98,000

Total des Negres portés fur les recenfemens de la Colonie en 1763 206,539 noirs Ce calcul eft d'accord avec celui fait par l'affemblée de 1764; elle eftima à 200 mille, le total des Negres de la Colonie. En 1764, 36 navires venant des côtes d'Afrique, ont apporté 10,945 Negres En 1764, 34 autres . . . . 10,153 En 1766, 47 autres . . . . 13,860 En 1 7 6 7 , 50 autres . . . . 15,2.79 2.56,776 Negres La


S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

65

La paix avait donc procuré à la Colonie en 1767 , un accroiffement de 52.237 Negres, fans y comprendre ceux que la contrebande, qui était beaucoup tolerée dans ces premiers tems, avait introduits, & qui avec les renaiffances, doivent avoir à-peu-près balancé la mortalité, dans le court efpace de trois années. RÉCAPITULATION Des revenus de la Colonie en 1767 ( I ) . Sucre blanc ou terré. . 56,112 m. à 48 liv. le quint. 26,933,760l. Sucre brut 80,718 à 24 19, 504,620. Indigo 1,500 à 6 la liv . . 9,000,000 Coton . . . . 2,550 à 170 le quint. 4,335,000 Café 15,600 à ,, 16 f. la 1. 12,480,000 Cacao . . . . . . . . . 150 à ,, 16 120,000 Cuirs en poil 14 bann. à 181.chaq. 252,000 Cuirs tannés 32 côtes, à 10liv. . 320,000 Caret. ... 4 à 10 livres . . . . 40,000 Syrop ou Melaffe . . . 50 banques, à 30 liv. 1,500,000 Tafia. 10 banques, à 70 liv. 700,000 Bois d'Acajou, Campêche & Gayac, pour 14,620 75,000,0001.

( 1 ) La maffe des productions enregiftrées en 1767, fuivant les déclarations des chargeurs, eft un peu moindre que dans cette récapitulation ; cette différence vient de l'excédent des poids déclarés, & des chargemens faits fous voile.

Tome I.

E


66 Preuve par l'exportation.

CONSIDÉRATIONS

VOLUME

des denrées exportées de S. Domingue, en 1767. Tonnage, décharge ou

544 Sucreries ont fait 56,112 m. fucre terré,

& . . . . . 80,728 fucre brut,

encombrement.

Total, blanc & brut 136,840 milliers ou . ,

68,480 ton,

1,500 m. d'indigo, le millier eftimé pour un tonneau 1,500 15,600 milliers de café , le millier au tonneau 15,600

2,550 milliers de coton, 700 livres au tonneau. 14 m. bannettes de cuirs en poil, à 501; chaque, & 1000 au tonneau . . 32 m. côtés de cuirs tannés, á 10 1.& 1000 au tonneau. . . « . . . Bois d'Acajou, Gayac, Campêche & Caret .

3,643 750 320 407

90,700 ton. On peut tranfporter ce volume avec 400 navires de 2,2-7 tonneaux chacun; mais comme tous les navires ne font pas de cette jauge, on peut fup. pofer 100 navires de 150 tonneaux chacun , 100 de 200, 100 de 258, 100 de 300 : 400 porteront 90,700 tonneaux. Medium, 227 tonneaux.


S U R LA COLONIE D E S . D O M I N G U E .

ÉTAT

67

des Navires chargés dans la Colonieen DES

d'Europe,

Au Fort Dauphin. . . . . . . . . Au Cap . . . 195 Au Port de Paix A Saint-Marc . . . . . . . . .

MERS

d'Amérique;

2. . . . 2. 20.

26.

Au Port au Prince & Léogane . 116 . . . 1 9 . Aux Caves S. Louis & Jacmel . . . 49 . . . 23. D'Europe 384. d'Ara. 68. Dans le nombre de 384 Navires d'Europe, il y a voit 50 Négriers.

PROGRESSION jufqu'en

de la

Colonie,

1774.

Il eft venu de Guinée, depuis 1767 jufqu'en 1774, 2.74 navires négriers,qui ont apporté 79 mille Ne­ gres, ce qui fait par chaque année 13 mille Negres ou environ 79,000 Negres, La mortalité fur les Negres tranfplantés a été au tiers, parce q u e les étrangers ayant eu conf-

tamment lapréférence de latraite, on a introduit beau coup de Negres de rebut ; la fraîcheur des mon79,000 Negres, E ij


68

CONSIDÉRATIONS

De l'autre part. . . 70,000 Negres» tagnes a d'ailleurs contribué à leur deftruction, & il eft à remarquer que trois cinquiemes des Negres nouveaux, depuis 1 7 6 7 , ont été employés à la culture du café , qui ne réuffit que dans les mornes & dans les terreins les plus humides ; il faut donc déduire. 26,333 Negres. Refte. 52,667 Negres. qu'il faut ajouter à la quantité de 256 mille, qui était dans la Colonie en 1 7 6 7 , ci. 256,000 Negres. 308,667 Negres. La population des efclaves dans la Colonie , a été jufqu'à préfent très-faible , & les rénaiflfnces ont été prefque doublées par les mortalités : les Negres nouveaux, font d'ailleurs fort peu d'enfans dans les premieres années de leur arrivée dans le pays ; il ne faut donc calculer que fur la rénaiffance annuelle d'un Negre fur 30, 308.667 Negres.


SUR LA C O L O N I E D E S D O M I N G U E .

69

Ci-contre. . . . . 308,667 Negres;

ce qui fait ; 10288. Rénaiffance pendant 6 ans 61,728 370,395 Negres,

La vie laborieufe des Negres n'étant que de 15 ans, il périt tous les ans à-peu-près un quinzieme de la quantité générale; il faut donc ôter de la maffe fix fois le quinzieme de 256 mille Negres qui exiftaient en 1767..

102,396 267,999 Negres.

L'introduction des Negres de contrebande, quoique toujours obftaclée de la part du gouvernement, peut être juftement évaluée par chacune des fix années qui fe font écoulées depuis 1767 , à 4000 têtes de Negres ; pour 24,000 Negres. fix ans. . Total des Negres qui étaient dans la Colonie à lafinde l'année 1773-

291,999 Negres.

Il y a donc eu une augmentation réelle de près de 40 mille Negres en fix ans; les trois E iij


70

CONSIDÉRATIONS

cinquiemes de cette quantité ont éré employés a la culture du café , & l'on a établi depuis 1767 , une infinité de cafeyeres; elles ont coûté la vie à beaucoup de Negres nouvellement pris en Guinée, qui ont été livrés trop-tôt a de rudes travaux dans des montagnes couvertes de brouillards , où ils ne pouvaient trouver qu'un climat ennemi, & fouvent point de vivres convenables. ce qui a rendu l'accroiffement du nombre des Negres biens moins fenfible, qu'il ne l'avait été depuis la paix jufqu'en 1767. On peut donc affurer que malgré les grandes récoltes de café faites depuis 1767 jufqu'en 1772., les progrès de cette culture n'ont point été avantageux à la Colonie. Etat des revenus de la Colonie, en 1774-

A préfent les nouveaux établiffemens en café font nuls, quant à la progreffion des revenus de la Colonie ; car, outre que tous manquent de forces & commencent a être fort mal entretenus, il faudrait qu'ils produififfent le double, pour égaler le prix que la Colonie a retiré du café en 1767 : on eftime la récolte de 1774 à 29,700 milliers, mais à peine pourrait on évaluer cette denrée à 8 fols la livre dans une eftimation générale. On a converti nn grand nombre de Cafeyeres en indigoteries & en cotonneries ; mais dans le


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 71 principe de ce changement, on ne peut pas encore apprécier les produits. On eftime qu'il s'eft recueilli en 1 7 7 4 , deux millions trois cents cinquante milliers d'indigo , dont il faut déduire cinq cents milliers qui ont été enlevés par les étrangers. La récolte du coton eft portée à 3,500,000. Il a été fait depuis 1767 jufqu'en 1 7 7 4 , 4 6 établiffemens en fucrerie, dont 25 dans la bande du Sud, 14 dans la partie de l'Oueft, & 7 dans la dépendance du Cap , dont deux au Port-de-paix. Cette augmentation dans la fabrication du fucre, s'eft faite en grande partie par le changement de culture , & l'on y a employé affez peu de Negres nouveaux. Plufieurs des fucreries qui étaient, en 1 7 6 7 , entre les mains d'un feul Propriétaire, ont éprouvé depuis des partages fictifs ou réels entre fes héritiers , & quoiqu'il n'en foit réfulté aucun changement dans les produits , nous comp terons dans la Colonie 650 fucreries , qu'on eftime avoir produit 59 millions cent milliers de fucre blanc, & 88 millions 408 milliers de fucre brut.

E iv.


72 Etat des revenus.

CONSIDÉRATIONS R É C A P I T U L A T I O N Des revenus en 1 7 7 4 .

Sucre blanc-ou terré . . 59,100 m. Sucre brut. ....... . . 88,408 Indigo 1,850 Coton 3,500 Café 29,700 Cacao 150 Cuirs en poil 14 Cuirs tannés 32. Caret 5 Syrop ou Melaffe. . . . 58 Tafia 10 Bois de Gayac, Acajou & Campêche,

à 48 liv.le quint. 28,368,000 à 24. le quint. 21,217,320 à 6 la liv. . . 11,100,000 à 170 le quint. 5,950,000 à „ 8 f. la 1. 11,880,000 à „ 16 la 1. 120,000 bann. à 18 f. chaq. 252,000 côte's, à 10 livres. 320,000 à 10 livres 50,000 banques, à 33 liv. 1,914,00a bariques, à 72 liv. 720,000 19,680 pour. TOTAL 82,000,000 !..

RÉCAPITULATION Des forces employées pour faire ce revenu. TERRES,

BATIMENS

ET

PLANTATIONS.

650 Sucreries, tant en fucre blanc qu'en fucre brut eftimées, terres, plantations & bâtimens, 180 mille livres chacune 117,000. m 1500 Cafeyeres, eftimées,, terres & bâtimens, 20000 livres chaque

30,000

600 Indigoteries, eftimées 30000 liv. chaq. 18,000 400 Cotonneries, eftimées 30000 chaque.

12,000

Etabliffemens en cacao, Guildiveries, Rafineries & Entrepôts

1,000

3150 Habitations en grande culture, eftimées 178,000 m.



Tome I. page 73.

ÉTAT DES REVENUS

ET DES IMPOTS

DE LA C O L O N I E en

P

O

I

D

S

DOMINGUE,

1776. I

P R I X .

E N C O M B R E M E N T .

.

DE SAINT

M

SUCRE SUCRE

B L A N C . . . . . BRUT

INDIGO C O T O N

milliers, allant pour . 90,000 m pour . 1,800 m pour . 5,500m pour. 60,000

. 31,000 m

pour . .

150 m CACAO S Y R O P , 18,000 boucauts, pt.. 56,000 m 5,000 m T A F I A , 10,000 barriques, pt. . 750 m C U I R S EN P O I L , 14m.bann. p .. C U I R S T A N N É S , 3 2 m.côtés,p m .. CARET 5m 1,5oo m GAYAC , Acajou & Campêche •

pour. . pour . . pour . . pour. . pour. . pour. . pour . .

C A F É

t

320

. . . ,

t

POIDS,

246,525

milliers.

ENCOMBREMENT

O

T

.

le quintal. . . 30,000,000 paye 36 1. par millier . . . . 2 , 1 6 0 , 0 0 0 . 45,000 15 1. le quintal . . 22,500,000 . . . 18l. 1. par millier. . . . 1 , 6 2 0 , 0 0 0 . 1,800 à 7 1 . 10 f. la livre.13,500,000 10 f. par livre . . . 9 0 0 , 0 0 0 . 5,000 à 2001. le quintal . . 7,000,000 2 f. 6 d. par livre. . 4 1 2 , 5 0 0 . 32,000 à . . 8 f. la livre . 12,800,000 . . . 1 8 1 . par millier . . . . 5 7 6 , 0 0 0 150 à • 16 f.la livre. . 120,000 . . n'eft point taxé . 28,000 à 6 6 1 . le boucaut. . 1,848,000 . . . . . 7 f . Iod. parbouvt.. 210,000 . 4,000 à 72 1.1a barrique . . 720,000 . . . 6 1. par barrique . . . 60,000. 750 à 181. labannette . . 252,000 . . . 2 l. par bannette . . . 28,000. 310 à 1 0 1 . le côté.. . . 310,000 . . . Il. par côté 32,000. 5 à 10 l. la livre . . . 50,000 . . ne payent rien . 1,500 eftimés 40,000 . . ne payent rien . 30,000

147,525

tonneaux, à à

P

liv.

liv.

tonneaux

501.

PRIX

89,150,000

.

I M P ô T .

5,998,500 1.

5,998,5oo

Valeur commune de toutes les denrées, à l'infant de leur fortie .

95,148,500l.

LES Commiffaires des deux Confeils affemblés au Port-au-Prince , en Avril 1776 , pour la répartition de l'Impôt, n'ont eftimé le produit de cet Impôt, qu'à 5,310 mille livres , y compris le cadaftre , au lieu que nous l'évaluons a 5,998,500 livres , fans comprendre le cadaftre ; ce qui fait une différence de près du neuvieme , entre leur calcul & le nôtre. La raifon de cette différence eft que Meffieurs les Commiffaires, au lieu de calculer l'état actuel de la Colonie & de fes productions, fe font dirigés fur un relevé des déclarations d'Octrois faites depuis 1 7 7 0 , que l'Intendant leur a fourni ; & ils ont dit, l'Impôt a produit en cinq ans une telle fomme, qui donne par chaque année tant, donc en faifant tels changemens dans la répartition , telles augmentations, l'Impôt produira cette année & les fuivantes, 5,310 mille livres; il eft très-évident que cette maniere de calculer n'eft point bonne. I°. Les déclarations faites aux Receveurs des Octrois, font des guides infidéles ; 2 . les rpvenus de la Colonie, font plus confidérables qu'ils ne l'étaient en 1770 ; & comme il y a lieu d'efpérer qu'ils s'accroîtront encore , il y a une furcharge très-forte dans la répartition. 0


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . Ci - contre NEGRES

73.

178,000 m.

ET A N I M A U X .

Il faut déduire fur la quantité de 292 mille Negres, trente mille Negrés ouvriers & domeftiques, employés dans les Villes, Bourgs & Embarcadaires, Cabrouetiers , Canoteurs. &c. Il refte 262 mille Negres, anciens & nouveaux, grands & petits, à 1 5 0 0 l. 3 7 5 , 0 0 0 m. 6000 Mules & Mulets ,à.5oo1. l'un d. l'autre. 3 , 0 0 0 I 200 4000 Chevaux, a 300 livres 9ooo Bêtes â cornes , employées à l'exploita1,080 tion , à 120 livres . Total des forces employées à la culture. 558,280 m. Dont le huitieme eft 69,785 m.

Ainfi les revenus de la Colonie excedent de plus de 10 millions, le huitieme des fonds employés à les produire ; & la médiocrité des prix que nous avons portés, affure que dans toutes les circonftances (hors celle de la guerre), la Colonie ne fera pas un moindre revenu. Voilà ce qui fournit à l'exportation annuelle de plus de 450 navires des villes Maritimes de France, & à un cabotage très-étendu ; on a vu jufqu'a 100 bâtimens réunis dans la rade du Môle pour le commerce du bois & du fyrop ; une quantité de bâtimens Français & étrangers traitent fecretement le long des côtes ; enfin il y a environ 100 bateaux qui font chargés plufieurs fois par an dans la Colonie, pour la Jamaïque, la Nouvelle Angleterre, la Côte d'Efpagne, & Curaçao; & la Métropole a fouvent reffenti de bons effets de ce commerce Amériquain,


74

CONSIDÉRATIONS D E S C R I P T I O N

Des Villes & Bourgs de la Colonie & de leur Jituation commerçante. P A R T I E

DU

N O R D ,

Qui comprend le reffort du Confeil Supérieur du Cap. La ville du Cap eft fituée au pied d'un morne : c'eft le lieu le plus a portée du mouillage , mais on auroit pu bâtir la ville plus convenablement à une demi-lieue plus loin, à l'Embarcadaire de la petite Anfe, dans un terrein plus fpacieux & plus commode ; la hauteur des montagnesempêche que l'on ne puiffe reffentir au Cap , le vent qui s'éleve dans la plaine ; la chaleur du foleil y eft augmentée par la réverbération de ces montagnes, & l'air n'eft jamais rafraîchi que par le vent qui vient du côté de la mer. La richeffe & la fertilité des quartiers voifins, a porté cette ville à un degré de fplendeur qui ne s'étoit point encore vu dans les Colonies Françaifes ; elle eft divifée en 240 îlets de 120 pieds chacun, formés pour la plûpart de maifons commodes & riantes ; on en comptait en 1767 , 840 & en 1774, 893, fans comprendre les cafes ou baraques en bois : on continue à bâtir ; le feul édifice public qui foit bâti réguliérement, c'eft la maifon du gou-


SUR LA C O I O N I E D E S . D O M I N G U E .

75

vernement, autrefois des Jéfuites. Les Cafernes font grandes, mais faites fur de mauvais plans; l'Eglife Paroiffiale ne répond pas aux dépenfes qu'on a faites pour l'élever : il y a deux places publiques, celles de Notre-Dame, où fe trouve l'Eglife, & celle de Clugny, où fe tient le marché ; il y a une fontaine au milieu de chacune de ces deux places ; on y trouve ordinairement de l'eau, mais elles font d'une architecture bizarre & ridicule. La place de la Comédie eft une troifieme place nouvellement faite; on y remarque une fontaine plus ridicule encore que les deux autres. La prifon eft un bâtiment neuf & confidérable. Les maifons de Providence, trop vantées dans un ouvrage moderne ( 1 ) , ne font que des monumens d'infidélité & de mauvaife adminiftration : elles devaient être bien utiles, mais leur inftitution était trop belle pour être fuivie ; la main de l'homme a tout renverfé. Il ne refte que deux hôpitaux : dans l'un on reçoit gratuitement quelques mendians, & des Matelots en payant; dans l'autre, un très-petit nombre d'orphelines & des filles folles, dont on retire des penfions. Les revenus attachés à ces deux maifons, devraient procurer deux hofpices plus honorables & plus fructueux. Le Cap contient feul, autant d'habitans que toutes (I)L'Hiftoire Politique & Philofophique du Commerce des Européens, dans les deux Indes.


76

C O N S I D É R A T I O N S

les autres villes de la Colonie : on peut en porter le nombre à 10 mille perfonnes libres, fans com prendre les navigateurs, les foldats, les gens fans aveu & trente mille efclaves. Le Fort Dauphin, où il y a une Jurifdiction Royale, eft une petite ville qui n'a gueres plus de cent maifons , il y a pourtant aux environs des plaines confidérables, mais tout le commerce fe porte naturellement au Cap , qui eft le centre des affaires. Le quartier du Port-de-paix eft parvenu de— puis bien des années au dégré de culture & de population, dont il était fufceptible ; on y avait efpéré dans ces derniers tems, un accroiffement de valeur, par les plantations en café, mais, l'événement a détruit cet efpoir. La ville contient environ 12O maifons. La ville du Môle Saint-Nicolas, qui releve de la jurifdiction du Port-de-Paix , eft riche & peuplée ; le port eft très -fréquenté ; les étrangers s'y raffemblent pour le commerce du bois & du fyrop ; on compte dans la ville 210 maifons ou cafes, & on ne ceffe point de bâtir. La plupart de ces maifons font de bois de pifpain, & paliffadées de même ; elles ont été apportées toutes faites de la Nouvelle Angleterre. Les Allemands établis à Bombardopolis , cultivent des vivres, du coton, du café , & même un peu d'indigo ,


SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

77

qu'ils vendent au Môle ; ce nouvel établiffement qui dans les commencemens n'avait point eu de fuccès, s'eft promptement accru. Les

autres Bourgs &

Embarcadaires de

la

partie du N o r d , font de petite confidération ; ils peuvent comprendre trois cents cinquante feux. P A R T I E

DE

L'OUEST.

L e Port-au-Prince, ville capitale, établie en 1 7 5 0 , n'a dû fon établiffement qu'à l'idée trop avantageufe qu'on avait conçu

de fa fituation

Maritime ; deux ports formés à l'entrée de la plaine du Cul-de-fac, par une chaîne de petites îles, ont déterminé bientôt des hommes jaloux d'entreprendre , & peu capables de réflexion. Le grand P o r t , deftiné principalement pour les vaiffeaux du R o i , eft mal fain. Les marais faumâtres qui fe forment fur les îlots dont il efl: entouré, rendent l'air contagieux,

& cette contagion fe répand dans

la ville ; les vaiffeaux y font plus fujets qu'ailleurs à la piquure des vers. C'eft cependant ce cloaque infect qui a fixé fur fes bords le chef-lieu d'une des plus belles Colonies du monde, & le fiége de fon gouvernement ; le Port Marchand fe comble tous les jours. Les gros vaifleaux n'y entreraient plus fans danger, dans les baffes-marées. La ville eft bâtie fur le

tuf ; les eaux

qui defcendent des

montagnes y entretiennent beaucoup d'humidité,


78

C O N S I D É R A T I O N S

& quand les torrens, formés par les

avalaffes,

laiffent un paffage libre dans tous les quartiers, la réflexion du foleil fur le t u f , rend la chaleur infupportable ; mais le plus grand de tous les défagrémens, c'eft qu'on y trouve fort peu d'eau pour boire,

& qu'il faut l'aller chercher très-

loin. On y comptait, en 1 7 6 7 , 550 maifons e n tourées de galeries, difperfées dans vingt-neuf rues très-larges & bordées d'arbres, qui attiraient dans les maifons toutes fortes d'infectes. L e tremblement de terre de 1 7 7 0 , a renverfé une partie des arbres plantés fi mal à propos ; les rues ont été continuées dans leur étonnante largeur, & les maifons écroulées ont été remplacées par 650 cafés de bois, pour la plûpart affez commodément & très folidement bâties. Léogane eft une ville heureufement fituée : les rues font bien diftribuées, & n'ont ni la largeur exceffive de celles du Port-au-Prince, ni la d i menfion trop refferrée de celles du Cap. On y trouve 350 maifons; elles étaient prefque toutes conftruites en pierre, mais ayant été renverfées en

1770,

bois. Cette

elles ont été auffi-tôt rebâties en ville

eft à une demi-lieue de

la

m e r , dans une plaine fertile, portée à fon plus haut degré

d'établiffement, &

arrofée par

un

grand nombre de petites rivieres ; comme le défrichement

de cette plaine eft ancien, les par


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

79

tages de famille, en multipliant les habitations, en ont réduit plifieurs à une trop petite étendue. Il faudrait, pour faciliter le commerce de Léogane, ouvrir un canal depuis la ville jufqu'à la mer. C e qui deviendrait facile en y portant le lit de la grande riviere de ce quartier, & les égouts des habitations qui en detournent les eaux. La ville de S a i n t - M a r c , qui eft a l'entrée de la plaine de l'Artibonite, confifte en 2 5 0 maifons, entre lefquelles on ne remarque aucun autre édifice public, que la falle de la Comédie. Les h a bitans

de

ce quartier font paffionnés

pour c e

genre de fpectacle ; mais les débordemens des rivieres qui furviennent tous les hivers, les e a privent dans le tems où ils pourraient en jouir le plus agréablement. La v i l l e , quoique petite e f t , riche & commerçante ; c'eft-là que font portées en grande partie les récoltes de la plaine de l'Artibonite ; ces récoltes, déjà confidérables, feraient immenfes,

fi

on

parvenait à arrofer la plaine

avec les eaux de la

riviere

dont elle prend le

nom. Plufieurs Entrepreneurs fe font propofés

&

ont démontré la poffibilité du fuccès, particulierement Monfieur Courregeoles,

dont les plans

approuvés par l'Académie des Sciences, méritent l'applaudiffement &

la reconnaiffance

du G o u -

vernement & de la Colonie : cependant il y a encore des habitans qui fuppofent que l'exécution


80

C O N S I D É R A T I O N S

de ce projet peut-être dangereux.

L'Artibonite

eft un fleuve impétueux, qui pourrait,

difent-

i l s , malgré les digues les mieux établies, f u b merger les habitations, au lieu de les rendre plus fécondes ; cette entreprife exigeant par elle-même de grandes avances & des dépenfes prodigieufes ; ils ne fe croyent point affez affurés du fuccès. Le petit Goâve

n'eft plus qu'un bourg mal

peuplé ; on n'y voit rien qui puiffe rappeller l'ancienne fplendeur qu'il eut dans les premiers t e m s de la Colonie : on

n'y trouve qu'une centaine

de maifons affez mal entretenues. Le bourg de la grande Anfe ou de Jérémie, eft bâti fur un fol élevé, & l'air y eft très-fain, les environs font bien cultivés ; on y recueillait dans ces dernieres années beaucoup de café, du c a c a o , un peu de coton & fort peu d'indigo ; mais la révolution du café donne lieu de croire que l e s autres cultures y prendront bientôt de

l'accroif-

fement. On compte 1 2 0 maifons dans ce b o u r g ; les autres bourgs & embarcadaires comprennent environ 2 5 0 feux. P A R T I E

DU

SUD.

L e bourg de Jacmel eft fitué entre des montagnes qui ne font pas bien fufceptibles de grandes cultures; mais le Port eft b o n , le rend très-propre à

& fa pofition

entretenir un commerce avantageux


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

8r

avantageux avec les Hollandais de Curaçao : ce commerce

ferait principalement utile en cas de

g u e r r e , parce qu'il fervirait à l'approvifionnement de la partie de l'Ouest. La ville de Léogane, qui n'en eft éloignée que d'environ douze lieues, fervirait d'entrepôt ; il ferait facile d'ouvrir un chemin de communication entre Jacmel & cette v i l l e , pour toutes foites de voitures ; on ne compte à Jacmel que 80 maifons. La ville de Saint-Louis, fituée au fond de la baye de ce n o m ,

dans un terrein bas & envi-

ronné de marais faumatres, couverts de mangliers, eft un pofte très-important pour la guerre,

&

propre à l'armement des corfaires, mais une ville bien pauvre durant la paix ; la Jurifdiction qui y eft établie y a fixé une centaine de blancs marchands & ouvriers, & beaucoup de Negres

&

Mulâtres libres. On y vit a peu de frais ; la plûpart des maifons font données pour rien à ceux qui veulent bien les habiter & les entretenir, à la charge de faire d'autres conditions avec les P r o priétaires fi-tôt que la guerre furviendra. On y trouve encore foixante maifons, dont plufieurs tombent en ruine. Un territoire de 50

lieues,

releve de la Jurifdiction de Saint-Louis ; on a propofé d'y créer un Confeil Supérieur, où l'on porterait les appels des Jurifdictions de Jacmel & de Jérémie, & de transférer la Jurifdiclion aux

Tome I.

F


8 2

C O N S I D É R A T I O N S

Cayes : cet établiffement joindrait aux autres avantages qu'il préfente, celui de conferver & d'aggrandir la ville de Saint-Louis. Celle des Cayes eft fituée au bord de la mer, à l'iffue de la plaine du fond de rifle à la

vache,

plus belle plaine de toute la Colonie ;

comprend quatre

cents maifons,

qui

elle

forment

différens quartiers féparés par des foffés &

des

lagons ; la partie de la ville appellée la Savanne, en renferme plufieurs que leur profondeur rendra difficiles à combler ; on y

voit quelquefois des

cayemans. (1) Ces amas d'eaux ftagnantes & faumatres rendent la ville mal-faine. Le Port des Cayes n'eft point fûr pendant que regnent

les

grands vents ; ce n'eft, pour ainfi dire, qu'une rade foraine, & les navires font obligés de fe retirer à trois lieues d e - l à , dans la baye des Flamands, pendant les hivernages. C'eft aux C a y e s , que fe portent prefque toutes les récoltes de la partie du S u d ; on y compte foixante Commis ou Agents principaux du commerce de France ; plufieurs Facteurs du commerce étranger y réfident ordinairement.

( 1 ) Animal amphibie qui reffemble au Crocodile; fa grandeur eft ordinairement de huit à dix pieds, mais i l y en a de prodigieux; il fe traîne fur la terre comme le L é z a r d , il dévore les b œ u f s , les chevaux, les chiens & fuit devant les hommes.


sur

lA

COLONIE

DE S. D O M I N G U E .

83

L a plaine du fond, dont le voifinage fait la profpérité

de cette v i l l e , a fix lieues de long

fur cinq de large, le fol en eft très-uni & incliné vers la mer ; elle elt d'une grande fertilité, & propre par-tout à la culture du fucre. Pour l'arrofer on a détourné le cours de la ravine du S u d ,

&

on en a tiré des canaux particuliers à l'ufage de chaque habitation; cette entreprife a pleinement réuffi par les foins du fieur Davezac, Il ne manque à cette plaine, pour furpaffer en richeffes celles du

Cap,

que

d'être autant cultivée ; mais le

nombre des Efclaves n'y eft point allez grand : on doit s'attacher à le multiplier, à proportion des befoins de la culture ; cependant fi on y tolérait ouvertement l'introduction des Negres de traite étrangere,

le commerce de France ne pouvant

foutenir la concurrence, continuerait de porterfes cargaifons

dans les autres parties de l'Ifle ;

d'un autre c ô t é ,

fi

l'on y profcrivart entière-

ment cette introduction furtive, ce ferait refufer aux Colons des fecours précieux, & faire monter le prix des Negres nouveaux à un taux exceffif. Il faut donc continuer à défendre, autant qu'il efl poffible, l'introduction des Negres étrangers, afin d'engager les Armateurs de France, à y envoyer préférablement leurs cargaifons, & pourtant ne point faire de recherches fur les acquifitions furtives que les habitans pourraient faire d'ailleurs, F ij


84

C O N S I D É R A T I O N S

Les autres bourgs &

embarcadaires peuvent

contenir 2,00 feux. Autrefois, dit - o n , plus aifément

les fortunes fe faifaient

à Saint-Domingue,

le pays était

meilleur & plus riche : quelle erreur ! Sous le gouvernement du Marquis de F a y e t , il n'y avait pas une feule fucrerie qui fut portée à fon plus haut degré de production ; c'eft lui qui, le premier, a vu pratiquer l'arrofage des terres, qui était en ufage long-tems auparavant dans la Colonie de Surinam ( 1 ) . Il eft vrai qu'il y avait en ce tems un plus grand commerce avec les Efpagnols, il y avait plus d'or; mais la circulation alors établie dans le p a y s , avantageufe

a quelques

particuliers,

n'était pas généralement u t i l e , comme à p r é f e n t , à tous les Coloniftes ; il n'y avait ni talens,

ni

induftrie ; on entaffait l'or fur des tables pour le rifquer à des jeux de hazard ; on a été m ê m e , dans ces tems de ftupeur, jufqu'à ériger en ferme royale

le privilége des j e u x ,

&

ennoblir e n

( 1 ) En 1 7 3 5 , les habitans de Léogane foufcrivirent, au nombre de vingt-quatre, pour détourner le cours d e la riviere la plus confidérable du quartier, & fe l ' a p proprier par des canaux à l'ufage de leurs habitations; on peut voir au Port au P r i n c e , au greffe de l'Intend a n c e , le projet redigé par G o n d o u i n , Syndic de la foufcription.


SUR LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

quelque forte une chofe pernicieufe &

85

défendue

par toutes les loix. A

préfent il y a cent

fois plus de revenus

tirés du fein de la terre, il y] a cent fois plus d'induftrie; je dis que tout habitant de la Colonie, dans quelque pofition qu'il fe t r o u v e , eft fois plus riche, cent fois

cent

plus heureux qu'il ne

l'aurait été autrefois dans une pofition rélative. Etre riche, c'eft jouir : o r , nous jouiffons de richeffes cent fois plus grandes, en N e g r e s , en machines, en plantations,

en navires, dont

fort dépend de nos manufactures,

le

en ouvriers,

en artiftes attachés à la Colonie, enluxe même ( 1 ) , &

nous pourrions jouir d'avantage. L'or ne pro-

duit rien en f o i , & les terres de Saint-Domingue produifent immenfement ( 2 ) ; mais au lieu ( 1 ) Je ne fais fi on peut appcller l u x e , l'aifance dont jouiffent quelques habitans de la Colonies chez eux la nature n'eft point déguifée, l'art ne fert qu'à la feconder; abondance ou commodité n'eft point luxe. ( z ) L'Auteur d'un livre imprimé au mois de Décembre 1 7 7 5 , intitulé : Effai fur l'Hiftoire Naturelle de SaintDomingue, croit que les productions de la Colonie fe font élevées, en 1 7 7 5 , à quatre-vingt-douze millions de livres de fucre b r u t , foixante-cinq millions de fucre b l a n c , deux millions d ' i n d i g o , quarante-huit millions de café, quatre millions de coton & dix-huit millions de fyrop. Cette eftimation hazardée eft trop forte: l'Auteur

F iij

n


86

C O N S I D E R A T I O N S

de diffiper nos richeffes, notre ambition nous porte à les remployer fans ceffe fur la même terre qui les a produites, jufqu'à ce qu'enfin il s'eft pas reffouvenu que, dans les pages précédentes, il avait annoncé que quatre cents Navires d'Europe enlevaient à-peu-près toutes les denrées de la Colonie, & que cinq cents Navires Marchands, de tonnage ordinaire, ne pourraient pas exporter la moitié des productions qu'il fuppofe ; cette maffe s'éleverait, fans y comprendre le fyrop, le tafia, les cuirs, les bois de teinture, le cacao & le caret, à cent trente-quatre mille tonneaux de charge ou encombrement, & pour l'exporter il faudrait au moins cinq cents quarante Navires de deux cents cinquante tonneaux chacun, & les fuppofer tous également chargés. O r , il ne vient dans la Colonie que quatre cents cinquante. Navires de F r a n c e , dont la jauge moyenne n'eft que d e deux cents vingt-cinq à deux cents trente tonneaux. Sa plus grande erreur eft fur la quantité du café, dont il fuppofe la récolte triplée; il fe trompe: 2°. Parce que la récolte du café, dans la Colonie ne s'eft pas accrue à proportion des plantations

&

établiffemens qu'on a faits pour l'obtenir; on a c o m mencé par défricher les meilleurs terreins, & les fols plus ingrats que l'on a cultivé depuis n'ont

produit

que très-peu. 2 ° . Quand même on fuppoferait que la récolte du café ferait triplée depuis 1 7 6 7 , il ne s'enfuivrait pas qu'on eût recueilli en 1775 quarante-huit

millions de

café ; puifque, felon lui-même, il ne s'en eft recueilli en 1767 qu'environ douze millions ds livres, dont le triple eft trente-fix millions.


S U R LA C O L O N I E

DE S. D O M I N G U E .

87

n'y ait plus rien à ajouter à nos poffeffions, ce fera le tems du repos &

de la fécurité.

Il s'eft trompé de même fur la quantité du f y r o p ; a-t-il pu croire que dix-huit mille milliers de f y r o p , o u dix-huit mille barriques d'un millier chacune, puffent fuffire au commerce de la nouvelle A n g l e t e r r e , & à foixante guildives qui font dans la C o l o n i e ; que cette quantité fut la proportion de quatre-vingt-douze mille milliers ou barriques de fucre b r u t , & de foixante-cinq mille barriques de fucre terré? Comment a-t-il pu commettre cette erreur, tandis que dans l'Hiftoire Philofophique & Politique du commerce des Européens, que lui-même cite vingt f o i s , il trouve l'exportation du fyrop eftimée dès 1 7 6 7 , à vingt-un mille cent quatre barriques d'un millier, en quoi n'eft point compris ce qui eft confommé fur les lieux, ou employé en tafia?

F

iv


88

C O N S I D É R A T I O N S

L I V R E

DE

LA

A S. D I S C O U R S

Du D

S E C O N D .

PROPRIÉTÉ

droit de Hache,

DES

BIENS

DoMINGUE. P R E M I E R .

& des Conceffions.

ANS le premier âge de la Colonie, rien

n'était plus incertain & plus négligé que la p r o priété des terres ; elles appartenaient à quiconque s'en emparait. Un homme s'enfonçait dans les forêts pour chercher un terrein à fa convenance ; quand il avait fixé fon choix, il abattait quelques arbres auprès d'une fource ou d'une ravine, & marquait l'étendue par d'autres arbres abattus à l'entour ; c'était une appropriation qu'on appellait droit de hache. Quand il n'y avait encore qu'un petit nombre de cultivateurs, la préfixion des limites n'était pas effentielle à la fûreté de leurs poffeffions ; il reffait de grandes terres vacantes entre les habitations, & l'on ne cultivait que celles où il y avait des fources. Le droit de hache n'était point alors abufif ; mais quand la Peuplade s'eft accrue, il eft devenu nuifib l e , on l'a aboli ; cependant il doit encore être


S U R LA C O L O N I E

DE S. D O M I N G U E .

8g

refpecté quand il n'y a point de confufion dans les établiffemens.

En effet, c'eft la culture qui doit

mériter la propriété ; mais on a raifon d'exiger que celui qui veut acquérir cette propriété, foit muni d'un titre dont la date foit certaine, & qui, par la jufteffe des abornemens & la fpécification d'étendue, affure la collocation de chaque terre. C'eft le but que, par les conceffions, on fe propofe, fans l'atteindre toujours ; il faudrait que ce titre fervit encore à conftater les travaux & les diligences du poffeffeur, au cas où la propriété viendrait à lui être conteftée. L'Ifle de Saint-Domingue a cent foixante lieues de long fur trente dans fa largeur commune ; elle en a trois cents cinquante de circuit. La Colonie Françaife occupe une côte de cent quatre-vingt lieues, fur dix dans la moyenne largeur. Dans cette efpace, il ne relie prefque plus de terres a concéder ; on prétend même que les conceffions déjà faites anticipent fur les terres Efpagnoles ; mais cela n'eft pas avéré. Les limites de la Colonie Françaife font incertaines, & on ne fait pas bien où elles doivent s'arrêter. Suivant la tradition, elles s'étendaient, au commencement du fiecle, de la riviere d'Yaquc jufqu'au Cap de la Béate. On a prétendu depuis les reftraindre entre la riviere du Maffacre & les ances Apitre. Il y eût des conventions en 1 7 3 0 entre les deux Colonies; mais les conven-


90

C O N S I D É R A T I O N S

tions demeurerent fans exécution, 6k des Efpagnols établis fur les frontieres, ont dans ces dernieres années dévailé des plantations Françaifes, &. l e s propriétaires de ces plantations les ont repouffés à force ouverte. Il n'eft donc pas facile de connaître les limites de la Colonie, & par conféquent l'étendue des terres que l'on y peut défricher (1). Cependant dans cinq années de paix on a donné deux mille con— ceffions; mais il n'y en a eu qu'un quart de remplies, les autres font reftés fans effet, parce qu'elles avaient été données pour des terreins qui n'exiftaient pas. Toutes les nations qui fe font attachées a la culture des terres, ont fait des loix fur la propriété. D e tant de réglemens il réfulte un loi g é n é r a l e , par laquelle la qualité de propriétaire n'eft a c c o r dée qu'a celui qui réunit les titres à la poffeffion. O n ne peut s'écarter de cette premiere loi fans c o n f o n dre toutes les idées; & pourtant on l'a négligée dans la Colonie, tant il eft vrai que les principes

les

plus fimples ne font pas toujours les mieux fuivis. Pour partir d'un point fixe dans les remarques que nous ferons fur la maniere dont les

Colo-

niftes deviennent propriétaires de terres nouvelles, ( 1 ) A u mois de Mai 1 7 7 6 , on a reçu dans les Bureaux de Verfailles, le détail d'une opération faite entre le Préfident Efpagnol & le Gouverneur de la C o l o n i e Françaife, par laquelle on a prétendu fixer les limites; on ne peut pas encore juger des avantages de ce Traité, & des fûretés que l'on a prifes pour en affurer l'exécution.


SUR LA C O L O N I E

DE S. D O M I N G U E .

91

il faut admettre qu'une conceffion fignée du Général & de l'Intendant, eft le titre effentiel de la propriété; & qu'il doit fe réunir au droit de H a c h e , qui conftate la poffeffion de fait. Beaucoup de particuliers obtiennent des conceffions, quelques-uns établissent. Ces derniers ayant réuni le titre à la poffeffion, devraient, fuivant les principes, être propriétaires ; cependant ils fe trouvent fouvent déchus de la propriété. La poffeffion eft fouvent contraire à elle-même, & fouvent le titre fans effet. Si la poffeffion n'eft pas conforme au titre, on n'a point rempli les conditions qui doivent obtenirla propriété ; mais comme le titre n'eft pas certain, & que la poffeffion eft toujours certaine, il femble qu'en toute conteftation, le poffeffeur de bonne-foi devrait l'emporter fur le titulaire ; on décide toujours autrement. Tout le monde connaît la nature des conceffions, & le nom même l'exprime ; ce que nous avons dit en confidérant les engagemens des C o lons envers l'État, annonce également ce qu'elles doivent être ; ici nous nous bornerons à confidérer ce qu'elles font. Dans les anciennes conceffions, l'étendue des. terres n'étaient point défignée, il n'y avait point d'abonnement préfix ( 1 ) : à préfent on fixe des (1) Un feul homme était poffeffeur

d'une conceffion


92

C O N S I D É R A T I O N S

bornes, on fpécifie

l'étendue des conceffions ;

mais on n'a pas prévu tous les inconvéniens. Par les conceffions, ceux qui repréfentent le R o i , déclarent abandonner à tel cultivateur, telle quantité de terrein, fituée à tel endroit, bornée de telle maniere, & dans tels rhumbs de V e n t . Cela fuppofe un terrein connu dans fon giffement, &

dans fes bornes ; cependant le terrein ainfi

défigné, n'eft ordinairement connu de perfonne. Comment n'a-t-on

pas pris des précautions

pour s'affurer de l'étendue & du local des terres à concéder? Comment, d'après ces précautions, a t-on pu fe tromper dans la diftribution?.... On a pris des précautions, on les a multipliées ; mais a t-on pris celles qu'il aurait fallu ? qui aurait compris douze habitations du quartier du Boucaffin ; fes héritiers ont voulu faire valoir ce titre contre les Cultivateurs qui s'étaient élevés depuis, mais pouvait-on les écouter? On avait donné à un autre toutes les terres fituées entre la Grande-Riviere & l'étang du Cul-de-fac. Cette immenfe conceffion a été réduite à deux terreins de 1500 pas en quarrés, l'un dans les favannes du B l o n d , & l'autre fur les bords de l'étang. Enfin, on avait concédé au célebre André M i n g u e t , les quartiers du Dondon & de la Marmelade, en confidération des fervices qu'il avait rendus à la Colonie ; il ne refte aucune trace de ces conceffions immenfes, auxquelles on pourrait ne pas ajouter f o i , s'il n'en était pas fait mention dans les archives de la Colonie.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

93

D e s chaffeurs pénétrent jufqu'à des terres inconnues ; les arbres y font grands, touffus, chargés d e feuilles & de fruits, tout reverdit, le fol paraît fertile. Ils donnent des noms à ce nouveau territoire : le Tond-rouge,

le trou d'Enfer, ou le

Boucan à Jofeph ; la riviere ou les fources qu'ils rencontrent, reçoivent auffi des noms. Leur découverte eft annoncée, & comme ils n'ont pénétré dans le bois que par des circuits infinis, ils ne manquent pas d'affurer que le pays eft immenfe, chacun veut participer aux nouvelles conceffions à faire. LOIX

ACTUELLES,

SUR

LES

CONCESSIONS. 1°. Celui qui veut obtenir la conceffion d'un terrein, doit prendre un certificat de l'Arpenteur du quartier dans la dépendance duquel eft fitué le terrein à délivrer ; ce certificat doit faire mention de l'étendue du terrein, & lui fixer des bornes. Chaque Arpenteur doit enregiftrer les certificats à mefure qu'il les donne. 2 ° . Le certificat doit être publié trois fois par un Huiffier de l'Intendance, à l'iffue de la grande Meffe paroiffiale. 3 ° . Le Commandant du Quartier, & à défaut, l'Officier de Milices venant après l u i , le vifent ; le •certificat qui n'aurait point été vifé ferait nul.


94

C O N S I D É R A T I O N S

4°. La premiere publication du certificat doit être faite dans un mois du jour de fa date, à peine de nullité, a moins qu'il n'ait été rafraîchi. L e porteur d'un certificat pour terrein à concéder, doit fe pourvoir par requête devant le Général & l'Intendant qui concédent les terres en commun, & font Juges de tous les différens qui s'élevent au fujet des concelfions : (les conceffions font expédiées fur ces requêtes & lignées fans vérification). 6°. Les conceffions pour culture ne peuvent excéder la valeur de mille pas en quarré, & celles pour hatte & corail quinze cents pas. ( O n peut obtenir la converfion du titre de hatte en celui de culture). 7. Elles doivent être enregiftrées au Greffe de l'Intendance, dans les quatre mois de leur date. 8°. Il faut que ceux qui les ont obtenues les préfentent dans fix mois à l'arpenteur qui a délivré le certificat, pour qu'il faffe mention fur fon r e giftre, tant des

conceffions, que de leur e n -

regiftrement. 9 ° . Le conceffionnaire doit commencer à établir & faire arpenter le terrein compris en fa

con-

ceffion, dans l'an & j o u r , à peine de réunion. 10. Il ne peut vendre ni aliéner ce t e r r e i n , qu'il

ne foit défriché au moins pour les deux


S U R L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

95

t i e r s , s'il n'en a obtenu la permiffion du Général &

de l'Intendant. Il ne peut abattre les bois propres à la

conftruction des Vaiffeaux, qui fe trouvent fur fon terrein. 1 2 ° . Une conceffion ne peut préjudicier à ceux qui en auraient précédemment obtenu une même ou femblable ; c'eft ce qu'on appelle réferver l e droit d'autrui. 1 3 . Les conceffions font précaires & r é v o o

cables ( 1 ) ; il eft exprimé dans t o u t e s , qu'elles font à perpétuité ; mais le Général & l'Intendant n'ont que la diftribution provifoire des terres; & i l s ne peuvent, fuivant leurs commiffions, les c o n c é d e r , qu'à la charge par ceux qui les obtiennent d ' e u x , de fe pourvoir par-devant le R o i , pour e n obtenir la confirmation. Voila ce qui réfulte de beaucoup d'Ordonnances & de Réglemens (2).

(1) Cela n'empêche pas que les terres qui en font l ' o b j e t , n'entrent dans le commerce de toutes c h o f e s , &

il

ferait

bien

difficile

de

les faire rentrer

au

D o m a i n e ; mais la claufe de confirmation eft toujours inquiétante, & il ferait de la fageffe du Gouvernement de la révoquer. (2) Particuliérement de ceux des 6 M a r s , 22 Juillet &

31

A o û t 1 7 3 3 , 22 Juillet 1 7 5 0 , 8 Avril &

10


96

C O N S I D É R A T I O N S

Les progrès des connaiffances humaines

font,

en toute matiere, bien plus lents qu'on ne penfe : croira-t-on qu'il a fallu cent ans pour rédiger ainfi les Loix des conceffions ? Voyons quel

eft

l'effet de la prévoyance qu'on y a apportée. C'eft fur des exemples que nous devons appuyer nos Obfervations. On voulut, en 1 7 6 9 , établir une montagne d e la dépendance du P o r t - a u - P r i n c e , qu'on avait négligée à caufe de l'éloignement ; le fuccès de la culture du café excitaient à la mettre en valeur. On envoya des chaffeurs pour découvrir fi le fol était fuffifamment arrofé ; on trouva une ravine allez forte & plufieurs fources. U n homme diligent demanda un certificat à un arpenteur du quartier de Mirbalais ; il voulut être borné au

nord, d'une crête principale, chaffant au fud, le long de la ravine, eft & oueft, terres non Novembre

1751,

&

1er

Avril

1773.

Ce

dernier

Réglement établit des Arpenteurs dans chaque paroiffe, & il faut que ce foit l'Arpenteur de la paroiffe

qui

délivre les certificats dans fon territoire, & qu'après avoir enregiftré les certificats, mention foit faite dans la marge du regiftre, de leur date & de l'enregiftrement des Conceffions. Un Arpenteur ne peut arpenter aucun terrein, fans que la préfentation faire à l'Arpenteur qui a délivré le certificat, ne foit répétéefur la Conceffion; enfin, c'eft une complication infinie.

concédées.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

concédées.

97

Le certificat fut v i f é , publié, la con-

ceffion délivrée : un autre fe préfenta au même arpenteur qui lui donna un certificat borné du premier ; enfin il en donna cent trente tous bornés l'un de l'autre. Il n'était pas le feul à délivrer des certificats pour le même terrein, on vit paraître deux cents conceffions.

Cependant il n'y avait

d'efpace que pour placer quarante conceffions de mille pas en quarré.

Après plufieurs années de

procédures, après cent procès-verbaux d'arpent a g e , dont la plupart ne contenaient que des commencemens d'opérations,

& qui tous auraient

croifés les uns fur les autres, il a fallu réduire les conceffions à trente-fept, le furplus annullé. Ceux

qui avaient commencé à établir, qui

avaient pratiqué des chemins ; enfin, qui avaient fait les premiers efforts, ont prefque tous été dépoffédés par de plus anciens titulaires, ou par les ceffionnaires de leurs droits ; car s'il n'eft pas permis de vendre les conceffions, il eft permis de les céder (1). Un des arpenteurs dont les certificats avaient

( 1 ) Chacun colore des noms de Ceffion ou Donation les ventes qu'il fait de terreins non établis. S'il fallait défendre les ventes des Conceffions non établies,

il

faudrait fans doute en défendre la ceffion : tout cela ferait injufte & dangereux.

Tome I.

G


98

C O N S I D É R A T I O N S

caufé tant de défordres, a été interdit pour plufieurs années,

& on a rejetté fur lui toute la

faute ; mais il fallait s'en prendre au vice des r é glemens, & non pas à celui qui s'en était prévalu; car le terrein à diftribuer devait être

arpenté

d'avance, ou il devait être inconnu des arpenteurs. Quand les chaffeurs découvrent une n o u velle t e r r e , ils ne peuvent la parcourir dans tous les f e n s , étant obligés de fe frayer des chemins dans le b o i s , la manchette ( 1 ) à la main, ils n'ont qu'une connoiffance très-incertaine de fon étendue, Les falaifes & les précipices qui fe r e n contrent à la jonction des montagnes, les rivieres & les rochers les obligent de tourner prefque toujours ; il leur arrive fouvent de faire une lieue pour franchir une efpace de cent pas. Pour que les arpenteurs puffent certifier avec connoiffance de caufe qu'il y a tel terrein vacant, 11 faudrait qu'avec la bouffole ils ouvriffent des chemins,

qu'ils

fiffent

des balifages,

afin de

calculer l'étendue du terrein ; mais d'abord fur quoi prendrait-on

les frais

de

cette opération

pénible & difpendieufe ? ( 2 ) D'un autre c ô t é ,

( 1 ) Manchette,

efpece de fabre avec lequel on coupe

les jeunes arbres & les gaulis. (2) Si cette opération préalable fe faifait aux frais du


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

t o u t le

99

terrein n'eft pas cultivable, il y a de

grands intervalles inacceffibles,

& que l'on ne

peut pas arpenter : comment donc un arpenteur peut-il difpofer

d'un terrein qu'il n'a point vu

& dont la diftribution eft difficile ? U n arpenteur, obligé de fe conformer à des conceffions aveugles, comme les certificats fur lefquels on les a délivrées, tire des lifieres

&

pofe des bornes de tous les côtés mefurâbles : 6c comme les précipices ou l'efcarpement des rochers lui paraiffent des barrieres fuffifantes, il s'arrête là, & figure fon p l a n , de même que fi tout était a r p e n t é , fe contentant de dire dans fon procèsv e r b a l , après avoir rendu compte de la pofition des premieres bornes : « Ce font toutes les opé» rations

néceffaires

à

l'arpentage

du terrein

» concédé à S * * , attendu qu'il eft fuffifamment » borné par les rochers efcarpés qui l'avoifinent du « côté du n o r d ,

où il nous ferait

impoffible

» d'affeoir nos opérations ». L e terrein étant obftaclé du côté du nord dans l'arpentage

fait à la requête de S * * ,

il s'agit

d'arpenter le terrein de B * * , à qui il donne

G o u v e r n e m e n t , comme il femble que cela devrait ê t r e , les conceffions ne pourraient plus être gratuites, o u plutôt il n'y aurait plus de conceffions, ce ferait des ventes.

Gij


100

C O N S I D É R A T I O N S

borne au fud. S * * communique fes t i t r e s ,

&

comme on ne peut en prendre b o r n e s , on recule de l'autre côté des rochers ou du précipice. O n délivre donc a B * * , la valeur de fa conceflion en dehors des r o c h e r s , & tous les conceffionnaires poflérieurs font reculés d'autant.

Mais un

conceffionnaire antérieur ou égal en d a t e , fe p r é fente & dit à B * * : vous n'êtes point dans le l o c a l qui vous a été concédé ; il le renvoye dans les rochers. Alors B * * , qui a vu les titres de S * * , ne manque pas de prétendre qu'il n ' e f t pas placé non plus comme il le devrait ê t r e , 6k que fon arpentage a été mal f a i t , ou qu'il y a des nullités dans fa conceffion.

S'il ne trouve rien à d i r e ,

il préfente requête au Général & à l'Intendant, & il expofe qu'il eft ancien conceffionnaire, & que depuis long-tems il n'a pu trouver le local de fa conceflion, parce que d'autres s'en font emparés malgré fes diligences ; qu'il efl: important que les arpentages des nouveaux conceffionaires lui foient communiqués, devant être placé avant eux. S u r cette communication, il fe trouve toujours quelquarpentage v i c i e u x , & on obtient une révifion générale. Les arpenteurs chargés de cette révifion, donnent a Simon la cafe de P i e r r e , à

Claude,

les établiffemens de Simon ; perfonne n'eft content, les procès recommencent & ne finiffent plus. I l y a eu trois révifions générales d'arpentage à

la


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

101

montagne du P o r t - d e - P a i x , & le Tribunal terrier a rendu en 1 7 6 7 , un jugement contradictoire & définitif entre les Habitans de cette Partie ; mais les procès durent e n c o r e , parce que ce n'eft pas feulement des décifions que les hommes attendent. L e nombre de ceux qui commencent des établiffemens eft petit. Il eft naturel de ne point s'empreffer à faire des bâtimens & des plantations qui coûtent beaucoup, quand on craint de ne pas retirer le fruit de fes travaux, quand on eft incertain du lieu que l'on doit cultiver ; &

cette

incertitude rend injufte la peine de réunion portée contre ceux qui n'établiffent pas dans l'année de la conceffion. Un arpenteur ne pouvait, avant le réglement de l'année 1 7 7 3 , délivrer des certificats au-delà du reffort de la Jurifdiction dans laquelle il a été reçu. A préfent il ne peut s'étendre au-delà du territoire de la Paroiffe dans laquelle il réfide. Le Mirbalais dépendait autrefois de Saint-Marc ; il a été compris depuis dans la Jurifdiction du Port-au-Prince.

Les commandans de la petite

r i v i e r e , de l'Artibonite & de Mirbalais, fixerent en 1 7 5 0 , en préfence des principaux Habitans, les limites des deux quartiers, & par conféquent des deux Jurifdictions, à la tête de la Riviere blanche, au lieu nommé la Roche. Comme il falG iij


102

C O N S I D É R A T I O N S

lait traverfer de hautes montagnes pour fe rendre en ce canton, qui eft à plus de douze lieues de Saint-Marc & à trente-cinq lieues du P o r t - a u Prince ; que d'ailleurs il y avait encore des terres à concéder dans les plaines, on ne s'intéreffa gueres aux limites de l'Artibonite & de Mirbalais. Un arpenteur de Saint-Marc délivra en 1 7 5 2 , trois certificats

à

trois

pour des terres fituées

différens

particuliers,

au-delà de la Riviere

blanche, dans un lieu qu'il appellait le fond des C a h o s , au bord de la riviere des Capucins ; ils. prirent des conceffions, dont ils ne firent aucun ufage pendant dix-huit ans. En 1 7 6 6 , un économe du quartier de M i r balais, chaffant dans ces terres nouvelles, réfolut de les cultiver ; il fit des plantations en vivres & en c a f é , & bâtit une cafe fur le bord de la riviere des Capucins. C e canton était connu au Mirbalais, fous le nom de Bananerie des Negres marons, à des bananiers qui croiffaient

caufe

naturellement

le

long de la riviere. L'économe, que nous appellerons Gaultier, fe fit donner un certificat, dans lequel il fut fait mention des établiffemens qu'il avait commencés ; mais ce certificat & la conceflion difparurent au Greffe de

l'Intendance.

Croyant

que fa plantation i f o l é e , dans un pays environné des plus hautes montagnes & fort éloignée des


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

103

V i l l e s , ferait inacceffible aux ufurpateurs, il ne fe preffa point de prendre une autre conceffion, & ne fongea qu'à aggrandir fa culture ; mais on le chaffa de la maifon qu'il avait bâtie, d'autres cueillirent les fruits des arbres qu'il avait plantés. Les habitans de Saint-Marc, qui avaient obtenu des conceffions en 1752, parurent en 1 7 6 9 ; ils fe firent arpenter fuivant leurs titres, & l'habitation de Gaultier fut comprife dans l'arpentage fait à la requête de l'un d'eux. Gaultier alarmé, vient au Port-au-Prince ; fes plaintes font écoutées ; il obtient une conceflion avec effet rétroactif jufqu'en 1 7 6 8 ; fes abornemens étaient incontestables, c'était le bras de gauche de la riviere des Capucins,

chaffant pour

longueur deux mille pas fur huit cents, jufqu'au troifieme faut de la même riviere. Les follicitations qu'il lui avait

fallu

faire,

avaient emporté du t e m s , & il trouva à fon retour un des habitans de Saint-Marc en poffeffion réelle. Comme ce dernier était riche, & qu'il avait trouvé beaucoup de plantations en vivres, il avait mis cent Negres dans le bois. Une entreprife fi rapide fit connaître l e fond des c a h o s , o u , fi l'on v e u t , la bananerie des Negres marons. C e canton ne fe trouvant qu'à fix lieues du bourg de la petite riv i e r e , les habitans de Saint-Marc profiterent du voifinage ; & , fans s'inquiéter des prétentions d e G iv


104

C O N S I D É R A T I O N S

Gaultier, ils obtinrent des conceffions, les firent reconnaître par des arpenteurs de leur quartier,

&

planterent beaucoup de Cafiers ; enfin, il y eût en peu de tems quarante habitations aux environs de la riviere des Capucins. Cependant Gaultier obtient une

Ordonnance

qui l'autorife à fe faire arpenter fuivant fon titre. Il choifit un arpenteur du P o r t - a u - P r i n c e , & fait conflater par un procès-verbal, auquel affiftent des habitans anciens, que la riviere des C a p u cins eft dans la Jurifdiction du Port-au-Prince,

&

que la Jurifdidion de Saint-Marc eft bornée plus loin par le lieu nommé la Roche. L'arpenteur fait des balifages, & commence à mefurer ; mais les nouveaux cultivateurs font arracher les piquets & s'affemblent pour rédiger entr'eux le procèsverbal de leurs oppofitions. Il y a trois cents N e gres travaillans, & quatre cents mille Cafiers fur l'efpace concédé à Gaultier. Dépoffédera-t-on ceux qui ont formé des défrichemens auffi considérables ? D'un autre c ô t é , Gaultier, Cultivateur

moins

puiffant, mais plus diligent, & non moins l a b o rieux, aura-t-il travaillé fans fruit, & fatisfait inutilement à toutes les conditions qui pouvaient lui faire obtenir la propriété du terrein qu il réclame? Si le terrein concédé à Gaultier rentre dans la Jurifdiction de Sainr-Marc, il aura à combattre des conceff i o n sanciennes ; cependant, que peut la priorité du


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

105

t i t r e , quand il n'eft foutenu d'aucune poffeffion ( 1 ) ? M a i s en même-tems le titre de Gaultier deviendra nul ; que peut la poflefïion fans titre ? E n f i n , d é poffédera-t-on quarante habitans pour le placer ; &,

fi on ne les dépoffede point, ne lui fera-t-on

pas une injuftice. E n ne déplaçant que les détenteurs du terrein de Gaultier, on ne ferait pas jufte envers eux, puisqu'ils poffedent auffi légitimement, fans doute, que ceux à qui ils ont donné bornes. Il faudrait donc les reculer tous ; mais ce mouvement eft—il poffible après qu'ils ont plantés des haies v i v e s , conftruit des maifons, & fait des plantations immenfes. Il y a, comme on v o i t , un grand embarras dans les nouveaux établiffemens (2) ; & il eft bien im-

(1) Il eft abfurde d'alléguer en principe que la réunion n'eft pas de droit, & qu'il faut la faire prononcer, dès qu'on admet qu'une conceffion,

dont les claufcs

n'ont point été accomplies, doit être réunie au Domaine; une telle conceflion demeure nulle de foi : l'événement de la réunion eft comme celui de la prefeription. Si l'on ne peut oppofer au Poffeffeur

un acte p r e f c r i t ,

par quelle bizarrerie pourrait - on lui oppofer

une

conceffion prefcrite à défaut d'établiffement ? ( 2 ) Qu'on s'imagine ce qui y eft ajouté par des Arpenteurs incapables, des Procureurs fans expérience, des Avocats fans talent ; par la h a i n e , l'avarice ou l'entêtement des Conceffionnaires !


106

C O N S I D É R A T I O N S

portant de le faire ceffer ; c a r , fi la propriété d e s terres eft incertaine, l'ardeur de les faire valoir eft ralentie; & le peuple qui voit ces défordres, fans en pénétrer les caufes, fe perfuade que tout fe donne à la faveur, & qu'il n'y a ni titres, ni poffeffion qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent. Les habitans des plaines poffedent prefque tous aujourd'hui fur des contrats réguliers ; mais, puifqu'il n'y a plus de terres à concéder dans les plain e s , celles des montagnes font à rechercher. Il ne faut pas que ceux qui entreprennent de les défricher fe confument dans les longueurs & les d é penfes des procédures ; & qu'enfuite ils puiffent être ruinés par le mal jugé des queftions les plus fimples. Il y a des moyens de fuppléer a la pénétration des Juges, & de raffurer les Colons. La marche de l'efprit humain, a dit un grand A u t e u r , eft de paffer d'abord du fimple au c o m p o f é , & enfuite de revenir au fimple ; mais elles avaient le défaut de ne pas défigner l'étendue des terreins donnés (1).

A préfent il n'y a plus de

(1) Le Marquis de Sorel avait concédé, en 1720, a u fieur L e m a i r e , un terrein fitué à la grande riviere de Jaqmel, chaffant dans les m o r n e s , fans autre préfixion ; cette conceffion a été ratifiée, en 1 7 3 4 , par le Marquis


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

107

doute fur l'étendue, mais le local eft incertain. Il y a plus de conceffions que de terres, ce qui reffemble à un raifonnement fans objet, Il y a des défenfes, des ordres & des conditions à fuivre, des formalités à remplir ; on a réglé la maniere de pofféder, avant de conférer la poffeffion. Revenons donc à nos premiers t i t r e s , & tâchons d'en rectifier la fimplicité. O n veut acquérir la propriété d'un terrein vacant, par une conceffion du Prince, par des établiffemens, par un arpentage, ne vaudrait-il pas mieux commencer par un arpentage, établir enfuite & demander une concefîion. L'arpentage conftaterait l'exiftence du terrein, fa qualité, fon étendue, l'établiffement mériterait la propriété ; la conceffion en accordant cette propriété, ferait la récompenfé des premiers travaux. L'arpentage donnerait la poffeffion précaire & conditionnelle ; l'établiffement en ferait l'effet ; la concefîion donnerait la perpétuelle propriété. Colons

en

retard ; l'établiffement préferverait de leurs

L'arpentage

mettrait

les

autres

in-

de Fayet & l'Intendant Duelos, & cédée à Marin Morin de S. P o l . Il fe trouve que ce S. P o l , ou fes héritiers, ont vendu toutes les terres fituées à la grande riviere de J a q m e l , & poffedent encore deux habitations,


108

C O N S I D É R A T I O N S

quiétations ; la conceflion confirmerait la jouiffance & la rendrait paifible à jamais. Il n'y aurait plus de réunions ( 1 ) ,

plus d'in-

certitude fur le local ; il n'y aurait plus de c o n ditions à remplir, puifque la conceflion ferait la preuve de leur accompliffement. Il n'y aurait plus de procès fur les arpentages, puifqu'au lieu de les faire d'accord avec les c o n ceffions, il fuffirait qu'ils puffent s'accorder avec eux-mêmes. Le tribunal terrier ne ferait plus furchargé de procédures, ce ne ferait qu'un tribunal d'infpection fort inutile. Il fuffirait d'enjoindre aux arpenteurs de ne délivrer aux particuliers que l'étendue des c o n ceffions ordinaires, c'eft-a-dire, mille ou quinze cents pas, à peine de deftitution. On conferverait les trois arpenteurs généraux actuellement pourvus. Les fonctions des arpenteurs généraux feraient de faire tous les ans la révifion des lifieres dé chacune des places commencées à établir dans le ( 1 ) Les réunions font abufives; elles ne font prefque jamais prononcées que contre des mineurs ou

des

abfens ; & dans l'état actuel des chofes, quiconque eft puiffant ou protégé, peut garder impunément des terres incultes; o u , ce qui eft encore pire, obtient facilement celles à réunir, contre des malheureux qui n'ont point de crédit.


SUR. LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

109

cours de l'année, & les bornes de chaque terrein, ainfi r é v i f é e s , feraient inamovibles. Ils connaîtraient des conteftations qui pourraient s'élever au fujet des arpentages non encore révifés, & d'après l'inftruction que chaque partie leur aurait donnée par un mémoire figné d'elle, & non d'aucun Avocat ou procureur ( 1 ) , ils fe tranfporteraient fur les l i e u x , ils vérifieraient les arpentages

&

les corrigeraient quand ils ne feraient pas réguliers ; c'eft-a-dire, quand les lifieres ne feraient pas dans leur direction naturelle, où qu'il y aurait abus dans les dimenfions. I l eft encore un moyen falutaire ; le Gouvernement Anglais vend à l'encan les nouvelles terres de fes Colonies, par lots égaux, à un prix modéré; cette maniere de diftribuer les terres n'eft point onéreufe aux particuliers, (2) & ne permet ni les procès, ni l'injuftice. Elle efl d'ailleurs favorable à la culture, parce que ceux qui mettent les terres à un prix quelconque, ont néceffairement le defir de les exploiter le plus avantageufement ( 1 ) Comme il ne s'agirait ni de Droit é c r i t , ni de Droit coutumier, mais feulement de Planimétrie, on n'aurait pas befoin de leur miniftere, déjà trop fouvent employé. ( 2 ) L'âcre de terre neuve, n'eft guere porté à plus de trente fchelins.


110

C O N S I D É R A T I O N S

poffible ; il n'en eft pas ainfi de ceux à qui elles font données gratuitement. Pourquoi

donc le

Gouvernement

Français

n'adopterait-il pas cette méthode d'un peuple ingénieux ? L'état, en mettant les terres a l'enchere publique, au lieu de les concéder, entretiendrait fur le produit des adjudications, des arpenteurs en nombre fuffifant ; de forte qu'au moment de l'acquifition, l'adjudicataire ferait mis en poffeffion réelle de fon lot. Et comme tous les lots feraient égaux, de dimenfion carrée & défignés par des numéros, les bornes p o f é e s , le feraient pour toujours. Il n'y aurait plus d'embarras fur le local des conceffions, fur la priorité ou prévention, fur les formes ou formalités, fur la poffeffion ou fur les arpentages. Plus d'erreurs ou de variations dans les lifieres, plus d'oppofitions, plus de prétentions doubles, & dès l o r s , plus de ces conteftations qui arrêtent les progres de la culture & dévorent les moyens d'établir. Les abus font évidens & multipliés ; les moyens d'y remédier font faciles. Je ne m'arrêterai point à démontrer de plus en plus l'efficacité de ceux que je propofe. J'en ai dit affez pour ceux qui penfent; je n'ai point écrit pour les autres, ils font fourds à la voix de la raifon.


sux

LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

D I S C O U R S

De

quelques

Loix

touchant

111

II.

la

des biens de la Colonie

Propriété (1).

T L A

propriété des terres une fois acquife par

titres & poffeffion, n'eft pas fujette à beaucoup de conditions; nous n'en connoiffons que d e u x ; elles font abufives. Les Habitans ont été aftreins par les conceffions qui leur ont été faites, à tel ou tel genre d'établiffement, fans leur lauffer la liberté du choix ; mais cette loi qui fait violence au droit de p r o p r i é t é , n'a jamais été exécutée ; néanmoins elle fubfifte &

pourrait, entre les mains de

quel-

qu'Adminiftrateur inexpérimenté, être nuifible à ceux qui auraient fait des établiffemens en c u l t u r e , fur des terreins donnés pour hatte ou corail. La coupe & vente des b o i s , ne doit pas non plus être interdite aux propriétaires ; la culture ne permet pas de conferver des arbres au milieu ( 1 ) Ge Difcours n'a rien qui puiffe plaire à des Lecteurs frivoles ; fatigués par ce que j'ai dit fur les Conceffions, s'ils redoutent l'ennui, ils peuvent paffer au Difcours fuivant.


112

C O N S I D É R A T I O N S

des défrichemens ( 1 ) . Les mêmes bois qui feraient propres à la conftruction

des vaiffeaux &

aux

ouvrages publics, peuvent être employés utilement fur les lieux ; leur déplacement ferait n u i fible & difpendieux, mais encore plus fouvent impoffible.

On pourrait avec plus

d'avantage,

planter & entretenir des forêts royales à la portée des grandes v i l l e s , & dans d'autres lieux c o n v e nables ; cela ferait conforme aux intérêts de la c o l o n i e , à fes befoins. C'eft tout ce que nous avons a remarquer fur les conditions impofées aux C o l o n s ,

devenus

propriétaires ; mais il nous refte à confidérer toutes les actions civiles ou juridiques, qui fe rapportent directement à la propriété ; le

partage,

l'hypothéque, le déguerpiffement, la faifie-réelle. ( 1 ) Dans les pays chauds rien ne croît au pied des a r b r e s ; ils abforbent tous les fucs de la terre, ils attirent à eux toute la végétation ; leur ombre eft d'ailleurs nuifible par-tout où elle s'étend ; ce font les rayons du foleil qui donnent de la force à la f e v e , ils les interceptent tous : ils font à l'égard des p l a n t e s , ce que font pour le peuple des hommes trop puiffans ; c'eft donc par un défaut d'expérience, qu'on a fait imprimer depuis quelques années, que pour faire ceffer la difette de bois dans la C o l o n i e , on devrait planter des arbres autour des champs de cannes, dans les haies & fur le bord des foffés : aucun de n o s Cultivateurs prudens ne fuivra cette méthode,

II


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

113

I l faut s'arrêter à tous ces o b j e t s , pour

con-

noître parfaitement l'état de propriétaire dans la Colonie. A y a n t traité dans le difcours

précédent

des

émanations du D o m a i n e , de l'origine des propriétés ; examinons d'abord les fucceffions de propriété dans la Colonie. Réglées comme par-tout ailleurs par l'ordre naturel & généalogique, les partages qu'elles entraînent nuifent aux grands établiffemens. Qu'une habitation en fucrerie comprenne une étendue de trois cents carreaux de terre, ou cent Carreaux feulement ; il faut toujours les mêmes bâtimens ; un moulin à eau fuffit pour l'une & pour l'autre ; il faut également des Negres aux barrieres, des gardiens d'animaux, des tailleurs de hayes. Un habitant qui a deux cents carreaux de terre en bon fol & trois cents N e g r e s , peut faire un million de fucre brut, avec cent cinquante Negres fur cent carreaux de terre également productive, il n'en fera que trois Cents milliers. Cette derniere habitation bien établie, coûtera fix cents mille livres ; l'autre qui rend trois fois p l u s , ne coûte que douze cents mille francs. I l eft donc très-important de ne point divifer le grand établiffement, & c'eft mal-à-propos qu'on

Tome

I.

H


114

C O N S I D É R A T I O N S

prétend le diftribuer en l o t s , comme on ferait des prairies fituées dans la Prévôté de Paris. Si les héritiers pouvaient être toujours d'acc o r d , il leur ferait avantageux de gérer en fociété ; il fuffirait qu'un d'eux reftât dans le pays pour préfider à la culture, & les uns après les autres pourraient même en être chargés, fi on pouvait leur fuppofer une intelligence égale. Mais

les diffentions

dérangent

toujours

de

pareilles fociétés ; on finit par confier les biens à un étranger, qui le plus fouvent s'enrichit

&

Iruine l'habitation ; les procès qui s'élevent entre les propriétaires, vont

au-delà de leurs vies ;

les héritiers multipliés ne s'accordent pas plus que leurs prédéceffeurs ; c'eft à qui achetera les p r é tentions des autres ; défunis entr'eux, les créanciers les écrafent féparément par les

contraintes

& par les frais. E n f i n , après bien des années de trouble & de langueur, un poffeffeur s'éleve & réduit chacun d'eux à lui vendre fa portion ( 1 ) . Si on fait vendre les biens par licitation,

celui

qui ne peut pas acquérir eft toujours l é f é , parce que le fond des habitations ne peut pas apprécié à fa jufte

être

valeur, & que d'ailleurs il

n'eft point comparable aux revenus. (1)

L'Apologue

naturellement ici.

des fléches

brifées,

s'applique


S u r L A C o L O N I É DE S. D o M I N G U E .

Il

eft

115

rare de pouvoir vendre une fucrerie en

argent comptant, parce qu'il n'y a point allez de capitaliftes, ni de numéraire. Celui des heritiers qui a la plus grande portion, ou qui eft le plus riche,

eft donc à peu-près le maître du fort de

la vente. Mais le pis eft d'en venir aux partages : on ne peut pas donner la fucrerie à l'un & le moulin à l'autre, il faut que l'un des deux ait les établiff e m e n s , la partie non établie tombe dans l'autre l o t , on y joint une foulte. L e prix des bâtimens

ne peut pas être une

diminution de la quantité du terrein du premier l o t , parce que la terre étant trop refferrée, les bâtimens deviendraient moins utiles & perdraient leur prix. Cela eft fi v r a i , que quand les bâtimens font trop confidérables, ou mal placés par rapport au terrein fur lequel ils doivent fe trouver après la divifion, on ne les eftime pas même au prix des matériaux, ce qui occafionne une perte confidérable fur la maffe à partager, &

eft ruineux à

la fois pour les Particuliers & pour la Colonie. Les Negres fe partagent en lots égaux ; mais un attelier de deux cents N e g r e s , qui pouvait exploiter avantageufement une terre de deux cents c a r r e a u x , diftribué en deux l o t s , devient infufH ij


116

C O N S I D É R A T I O N S

fifant pour exploiter le même terrein divifé en deux fucreries ( 1 ) . (t) Dix carreaux de terre en favannes ou pâturages, fuffifent à cent bœufs, chevaux ou mulets, cinq carreaux ne fuffifent pas à cinquante bêtes ; deux Negres peuvent en garder cent, il n'en faut pas moins pour en garder cinquante ; il n'y a pas moins de poftes & de barrieres fur une petite que fur une grande habitation, & c . U n terrein de deux cents carreaux exige un entourage de fix mille pas; fi on le coupe en deux quarrés égaux, le chemin commun ne fe trouvera convenablement que dans la ligne de féparation ; il faudra par conféquent que chacun faffe de fon côté un nouvel entourage de mille pas ; il y aura donc huit mille pas de haie vive à entretenir, où il n'y en avait que fix mille auparavant. Si on eft obligé de couper le terrein diagonalement, l'entourage s'étend encore plus. Celui qui a de grandes f o r c e s , & celui dont l'attelier eft faible, ne roulent l'un comme l'autre qu'une piece de cannes à la f o i s ; celui dont l'habitation eft grande, roule plus fouvent, & fait à proportion plus de travaux qu'un autre n'en fait fur une petite habitation avec un attelier égal en raifon de fa petiteffe ; n'importe la grandeur du terrein, le travail de la roulaifon eft le même. Celui qui a beaucoup de N e g r e s , c o u p e , charoie, roule & plante en même tems ; celui d o n t l'attelier eft faible, ne peut faire tant de chofes à la fois ; il coupe fes cannes le j o u r , la nuit elles paffent au moulin : il eft obligé d'arrêter la roulaifon p o u r profiter du plant, il emploie donc à proportion plus de forces pour produire un moindre effet.


S U R LA C o L O N I E DE S. D O M I N G U E .

117

C e l u i qui n'a pas les bâtimens, eft obligé de faire fur

le champ une dépenfe de cent mille

f r a n c s , pour conftruire les plus néceffaires ; mais où prendra-t-il cette fomme ? C e n'eft pas fur la foulte, parce que fon c o partageant ne peut pas être contraint fur la chofe partagée, mais feulement fur les revenus qu'elle produit. La feule reffource eft de provoquer un bail à f e r m e , à la charge de faire les établiffemens ; or le prix du bail fera très-borné, &

il faudra

qu'il dure longues années, autrement le Fermier ne fe chargerait point d'une pareille condition. A l'égard du rembourfement de la foulte, il fera bien tardif. Celui qui eft débiteur, cherche tous les moyens de perpétuer dans fes mains un capital qui rend de gros r e v e n u s , &

remploye

ces revenus pour accroître les forces ; en forte qu'il ne paye qu'après longues années, quand il eft en pleine récolte. I l n'eft pas poffible de l'y contraindre plutôt ; en vain on tenterait les faifies - exécution, la féqueftration ou faifie de fruits pendans par racines. Sur quoi donc porteront les condamnations que le créancier obtiendra? Le fonds ne peut être faifi. Les N e g r e s , les animaux, font les bras du cultivateur, ils font inhérens au f o l , & infaififfables ; les autres objets H iij


1 1 8

C O N S I D É R A T I O N S

que l'on pourrait faifir, rembourferaient à peine les fommes que le créancier aurait avancé pour les frais. En faifant fequeftrer les fruits, il faut d'abord fuppofer que le gardien fera fidele. D'un autre c ô t é , l'habitant rehauffera les frais d'exploitation, fera des améliorations

confidérables ; il lui eft

plus avantageux d'aggrandir fes plantations,

confolider fa manufacture, que de s'acquitter e n vers fon créancier ; n'y-a-t-il pas d'ailleurs mille moyens de difpofer des revenus, à l'infçu

du

gardien, de les faire évanouir à fes yeux. Que le créancier, à force d'inquiétations,

ré-

duife le débiteur à vendre fon habitation, il fera victime de fa propre rigueur, & fon payement fera reculé de dix ans. L'acquéreur dans l'ordre commun, eft plus obéré que fon vendeur ; l'achat eft pour lui l'accumulation des dettes. Le créancier fe prévaudrait inutilement de l ' h y pothéque fpéciale qui réfulterait du partage ; cette hypothéque fe réduit à S. D o m i n g u e , à un p r i vilége fimple ; on n'admet point les fuites par décret, ce ferait rentrer dans l'ordre des faifiesréelles. E n f i n , fi le créancier veut fe prévaloir de la déclaration du R o i , donnée pour la Colonie en 1 7 3 4 , fonds

à

qui autorife le créancier bailleur

de

déguerpir fon débiteur, il faut qu'il


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

119

rembourfe l'excédent du prix principal & des amél i o r a t i o n s , qui montent toujours à des fommes prodigieufes. D a n s cet é t a t , tout homme fage

confeillera

à celui des partageans à qui la terre non établie fera tombée en l o t , de mettre ce lot a bail à ferme ; s'il s'avifait

de vendre, il ferait ruiné.

A u lieu de payer aux termes du contrat, l'acquéreur

aurait une

jouiffance,

occafion

de

perpétuer

fa

en faifant pour cent mille écus de

bâtimens. N e pouvant rembourfer un fi gros capital fans faire une feconde vente a celui qui en ferait le p r ê t e u r , il faudrait bien qu'il prit le parti de laiffer jouir l'acquéreur, qui, ayant augmenté l e bien affecté au payement de la d e t t e , payerait i n failliblement un jour ; mais quand ce jour viendrai-t-il ? Si par une autre convention qui n'eft pas d'ufage, on rembourfait la foulte en Negres de l'habitation partagée, c'eft-à-dire, fi on faifait les lots é g a u x , en donnant plus de Négres à celui qui n'aurait pas de bâtimens, il arriverait que tous les co - partageans feraient également ruinés ; l ' u n , pour n'avoir

pas des batimens ; l ' a u t r e , pour

n'avoir pas de Negres. Tous les deux ils feraient obligés de recourir au crédit p u b l i c , dont les opérations font très-lentes & finguliérement obfH iv


120

C O N S I D É R A T I O N S

taclées, par l'impatience des créanciers, & par les pourfuites qui en font l'effet. D e s Negres nouveaux, qui ne pourraient être utiles qu'au bout de deux a n s , reviendraient à plus de mille écus chaque, pour celui qui aurait les bâtimens ; à caufe des intérêts & des frais qui auraient été ajoutés à leur prix principal, du tems de leur inaction, & de la mortalité qui emporte toujours un tiers des Negres tranfplantés ( 1 ) . Le prix des bâtimens renchérirait pour celui qui les ferait à crédit ; il n'y a ni Banquiers ni Prêteurs publics à S. D o m i n g u e , & il y a plus qu'ailleurs des moyens ruineux de fe procurer de l'argent. Il vaut mieux encore tirer au fort à qui fera le plus r i c h e , que de s'obérer tous à la fois. D'ailleurs en affermant la portion non établie, a la charge d'y faire les bâtimens

&

plantations

(1) Les Marchands Français vendent des N e g r e s à fix & douze m o i s , & ne font fouvent payés que dans fix ans. Les Negres de Guinée ne font acclimatés & accoutumés au travail, qu'au bout de deux ans; fi on les vendait au terme de trois a n s , fans exiger à un taux exceffif l'intérêt du r e t a r d , l'Habitant qui aurait fait au moins deux récoltes avec fes N e g r e s nouveaux, ferait plus exact à remplir un engagement qui deviendrait refpectable à fes y e u x , en ce qu'on

aurait paru le faciliter.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

121

convenables, celui à qui elle eft tombée en lot fe trouve riche après un bail de fept ou neuf ans ; mais ce bail eft bien long pour ceux qui veulent j o u i r & gagner en tems ce qu'ils peuvent perdre en richeffes, fur - tout dans un pays où le tems lui - même eft ce qu'il y a de plus précieux. L e partage des Habitations eft nuifible; il eft: politiquement & privativement dangereux ; pour l ' é v i t e r , on a imaginé qu'il fuffirait d'introduire le droit d'aîneffe, & de ne donner aux cadets que des encouragemens, des rentes, des fommes mobiliaires. Rien ne ferait plus fatal à la C o l o n i e , que cette inégalité ; il en réfulterait un défordre bien plus grand que celui qu'on voudrait arrêter. C'eft une très-bonne loi que celle qui donne à tous les enfans une portion

égale dans l'héritage de

leurs peres, puifqu'il en réfulte q u e , quelque fortune que le pere ait faite, les enfans toujours moins riches, font portés a fe rendre utiles & à travailler comme lui. Après avoir adopté l'inégalité des parr a g e s , verrait-on encore les aînés des familles créoles mourir en cultivant comme leurs peres? L e propriétaire ne ferait plus le cultivateur

&

tout ferait bouleverfé. Il faut donc trouver un moyen de répartir les héritages par égale portion à tous ceux qui y ont droit, fans démembrement ni divifion réelle, & donner à ce moyen l'ufage & force de Loi. On


122

C O N S I D É R A T I O N S

verra dans la fuite celui que je crois être l e meilleur.

Avec

le

defir d'être u t i l e , on

faifit

aifément l'objet d'une Loi nouvelle ; mais pour en tracer toutes les difpofitions, il faut non-feulement des lumieres, il faudrait encore de l'autorité ( 1 ) . Confidérons maintenant quel ferait l'effet de l'hypothéque, du décret &

de la

faifie-réelle,

par rapport aux propriétés de la Colonie. L'Édit de 1685, permet de faifir réellement les habitations. Cette loi n'a jamais été exécutée & perfonne ne s'en eft prévalu, quoiqu'il y ait toujours eu des débiteurs lents à p a y e r , & des créanciers ardens, inexorables. C e n'eft pas, dit— on,

un préjugé

favorable pour cette voie de

ligueur ; mais ferait-elle fondée en juftice, feraitelle pratiquable ? On prétend qu'elle n'eft ni jufte, ni poffible : c'eft ce dont il faut s'affurer ( 2 ) . Le premier effet de la faifie-réelle ferait de

( 1 ) On trouvera dans le dernier Difcours de cet O u v r a g e , où je donne une idée de la loi qui c o n viendrait le plus à la C o l o n i e ,

les modifications qui

rendraient la voie de licitation infiniment préférable au partage effectif ufité jufqu'à préfent. ( a ) La faifie-réelle eft pratiquable en France parce que tout eft en f o l , en immeubles ; ici tout eft en entreprifes cafuelles, & le fol ne vaut que par le mobilier.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

123

fixer la culture ; il n'y aurait plus de progrès à efpérer. Les fonds de terre prendraient une valeur r é e l l e , proportionnée aux revenus qu'ils produir a i e n t , ce qui ferait à peu près le même effet que fi les revenus étaient réduits au tiers. Les frais d'exploitation feraient toujours cafuels & confidérables ; mais la main d'oeuvre diminuerait, parce que la célérité du payement engagerait les ouvriers à fe propofer à l'envi les uns des autres. Or les marchandifes diminueraient a proportion de la main œ u v r e , ou bien elles refteraient invendues ; plus de certitude dans la valeur des terres ; plus de hardieffe dans les entreprifes ; plus de moyen de réparer les mauvais fuccès ; plus de r é v o lutions

dans les échanges ;

plus de

fortunes

à faire. Six caufes principales s'oppofent à l'établiffement des faifies-réelles.

La richeffe des produc-

t i o n s , l'intérêt du commerce, les cas fortuits ,la mortalité &

des N e g r e s ,

enfin, la nature

la difficulté

d'établir

des objets à faifir

réel-

lement. Les dettes actuellement contractées f o n t , a ce qu'on prétend, la dixieme partie des capitaux e m ployés à la culture ; mais les revenus font fur le pied du huitieme, &

par conféquent plus que

fuffifans pour acquitter toutes les dettes dans une.


124

C O N S I D É R A T I O N S

feule année ; on ne doit pas attaquer le fonds ; quand les revenus fuffifent ( 1 ) . L'habitant n'oferait plus étendre fes entreprifes, parce qu'un cas fortuit l'empêchant de payer au t e r m e , il ferait expofé à fe voir ruiner par une faifie-réelle,

ou à vendre fon attelier pour paye?

fes créanciers, ce qui ferait fatal à la Colonie. Dans l'hipothefe de la faifie-réelle, le tremblement de terre du 3 Juin 1 7 7 0 aurait caufé une mutation générale dans les propriétés de la partie de l'oueft. Quel bouleverfement ! quelles entraves à la culture ! que d'habitations enlevées à l'homme utile & induftrieux, par des hommes indolens & inexpérimentés ! Chaque celui

qui

habitant aurait

fait

reftreindrait une

fa

dépenfe ;

heureufe

récolte,

n'achetterait que ce qui lui ferait néceffaire ; celui dont les plantations n'auraient pas été productives, refterait dans la privation ; il craindrait de s'engager fur l'efpoir d'une récolte prochaine,

qui

pourrait encore s'évanouir. La confommation ainfi diminuée, les liens du commerce national feraient brifés ; que donnerait-on en échange des denrées

( 1 ) On peut objecter que les Habitans qui ont les plus grands r e v e n u s , ne font pas ceux qui le plus.

doivent


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

125

de la Colonie ? Serait-il auffi avantageux de donner pour une barrique de f u c r e , un diamant ou de l ' o r , qu'un tonneau de vin ou une balle de toile? L e s revenus feraient exportés pour le compte du cultivateur. Déja de riches propriétaires fe font retirés en Europe ; la confommation en a fouffert, I l eft venu dans la C o l o n i e , des navires portef a i x , qni, n'ayant point de cargaifons à ne rempliffent

vendre,

que la moitié des vues que la

métropole fe propofe. Les habitans qui n'ont pas befoin des avances du commerce de F r a n c e , n ont avec lui que très-peu de relations ; il faut au c o n traire que les befoins réciproques établiffent entre les commerçans & les cultivateurs, une chaîne de dépendance ; la faifie-réelle romprait cette chaîne, en liquidant la C o l o n i e , & les fuites feraient pernicieufes à la Métropole. Les faifies-réelles n'attaqueraient que les habitations mal établies ; c'eft au contraire celles qu'il faut aider ; elles diminueraient la facilité d'établir, i l faut l'augmenter : la Colonie ferait liquidée, après quelques années de défordre ; mais elle fe détruirait néceffairement dans la fuite, parce que celui qui n'aurait pas de forces pour entreprendre, n'oferait s'en procurer, ni faire d'engagemens ; 6c celui qui aurait des richeffes, ne les employerait pas à une culture dont le commerce prétendrait partager les bénéfices fans participer aux

rifques,


126

C O N S I D É R A T I O N S

qui s'étendent continuellement

a des capitaux

capables d'abforber les plus hautes fortunes auxquelles des particuliers puiffent afpirer. Si vingt Negres périffent en peu de tems f u t une habitation endettée de quarante mille livres, eft-il plus avantageux de payer cette

fomme,

que de remplacer le déficit de l'attelier ? Il eft préférable, fans doute, de remplacer les Negres & de maintenir l'exploitation ; &

cette

préférence

eft d'autant plus jufte, que le créancier fouffrant le retard de fes fonds, eft dédommagé par l'intérêt qu'on lui paye ; faut-il que par cette conduite fage, le cultivateur expofe fes plantations à la

faifie-

réelle ? faut-il, par exemple, que les ravages de la petite vérole qui fe met dans fon attelier, puiffent le ruiner fans reffource ? En faififfant réellement une habitation,

com-

ment fatisferait - on à l'article premier de l'Édit de 1 5 5 1 , qui exige la defcription exacte des objets faifis réellement, a peine de nullité ? Ceux qui connaiffent les fucreries, conviennent que cette exacte defeription ferait une chofe difficile. L'inventaire d'une fucrerie, qui ne doit pas être

def-

criptif comme un procès-verbal de faifie, eft un ouvrage de longue haleine. Les conditions du bail à ferme de l'habitation faille, feraient de la plus grande importance ; quelles précautions prendraiton pour maintenir l'état de valeur de la manu-


Sun

LA

C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 127

facture ? Comment conferver l'intérêt du propriétaire & des créanciers, empêcher les Negres de s ' e n f u i r , obvier à la perte de revenus confidér a b l e s , dans l'intervalle & jufqu'à la prife de poffeffion du bail à pourfuivre par le commiffaire à la faifie-réelle ? Que d'oppofitions pour créances de différentes nature ! quelles difcuffions fur les priviléges ! que de longueurs à effuyer ! mais qui pourrait réunir affez d'argent m o n n o y é , pour fe rendre adjudicataire &

dépofer au Greffe le prix

d'une fucrerie ? A plus forte raifon quand on en faifirait cent à la fois. A &

l'égard des maifons

bourgs,

fanées

dans les villes

rien n'empêche de les faifir réelle-

ment. Mais qu'on raffure les Cultivateurs, qu'on fe hâte de profcrire la loi qui foumet leurs habitations à la faifie-réelle, elle ne peut erre fuppofée comforme aux intentions du Légiflateur. Xes inondations, les ouragans, les tremblemens de t e r r e , enfin la briéveté de l'exiftence humaine

(1),

doivent-ils donc porter dans la Colonie un défordre

continuel &

n o p avantageux

irréparables?

aux créanciers

N'eft-il de ne

pas

fouffrir

qu'un retardement déjà compenfé par les intérêts (1)

Les chaînes de l'cfclavagc n'augmentent pas la

durée de l'exiftence h u m a i n e , elles l'abrégent fi elles font trop pefantes.


128

C O N S I D É R A T I O N S

qu'on leur paye ? Les commerçans de la M é t r o pole femblent toujours être les plus impatiens, mais leur titre n'eft point favorable, puifque les intérêts qu'ils exigent portent également fur l e s bénéfices de la v e n t e , & fur le prix originaire des marchandifes ; & fi le produit des revenus de la Colonie doit fe partager continuellement entre les Cultivateurs & les Commerçans, pourquoi ceux - ci cefferaient - ils de contribuer aux frais de la culture & aux avances que la terre exige ? En général, on ne doit point s'étonner que les dettes relatives aux grandes entreprifes, foient lentement payées, les malheurs privés qui peuvent en réfulter, font rachetés par l'utilité générale, & c'eft véritablement le cas où l'on peut dire que le bien public doit être préféré à l'aifance de quelques particuliers : cependant, comme

il

convient que toutes les dettes foient acquittées, o u remifes après un certain tems, &

que rien

ne doit demeurer arbitraire, il refte a propofer un moyen de recouvrement plus efficace que la faifie-réelte ; ce ferait de faifir & bailler a ferme. I l ne peut en réfulter aucun préjudice pour la C o l o n i e , les terres feraient également c u l t i v é e s , le commerce n'en fouffrirait p o i n t , les revenus feraient

les

mêmes,

ils

pourraient

s'acroître

encore par l'émulation du Fermier, qui ne peut s'enrichir


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

129

s'enrichir dans l'entreprife d'un bail, que par les forces

qu'il ajoute

à

celles

qu'il

reçoit

du

bailleur. On

verra dans la fuite la maniere dont

ce

moyen de recouvrement pourrait être employé; il

cauferait peu de

frais,

il

pourrait

devenir

profitable en même tems pour le Fermier, les créanciers & le débiteur lui-même : bien différent de la faifie-réelle, il ne donnerait aucune atteinte au droit de propriété ; puifque le bail à

ferme,

fous quelqu'afpect qu'on veuille l'envifager, n'eft jamais qu'un acte confervatoire.

Tome I.

I


130

C O N S I D É R A T I O N S

D I S C O U R S

De L'IDÉE le

l'Efclavage

des

I I I .

Negres.

que l'homme fauvage puiffe concevoir

plus difficilement, eft celle de la fervitude;

au contraire, le fentiment le plus près de la nature, eft la pitié : c'eft de ce fentiment que toutes les vertus humaines tirent leur origine ; il en réfulte que l'homme naturel eft le plus difpofé à la vertu, & que l'homme le plus vertueux du monde policé, eft celui qui eft le plus libre ; la bienfaifance eft l'appanage de la liberté. Il ne faut donc pas s'étonner que les N e g r e s , en devenant nos efclaves, contractent

une infi-

nité de vices qu'ils n'avaient pas dans l'état naturel ; ils perdent envers nous le fentiment de la pitié ; il eft également certain que nous n'avons point ce fentimeut pour e u x , parce que nous fommes éloignés de la nature, & que nous ne fommes pas libres ; nous fommes réduits à foutenir une politique inhumaine, par une fuite d'actions cruelles; nous fommes

attachés a une fociété

dont

les

charges font immenfes, appellés à des emplois dans lefquels notre ambition nous porte h nous élever de plus en plus, & entraînés par

une

foule de paffions que nous voulons affouvir : ne


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

131

pouvant brifer tant de chaînes, nous voulons les polir & les rendre brillantes, & nous employons à

cet

ouvrage

des milliers de b r a s , que

la

nature avait faits pour la liberté. Les Philofophes en murmurent, & cependant ils participent à cette iniquité, puifqu'ils ne fe font point encore retirés dans les déferts ; ontils le

droit de nous reprocher un mal que nous

avons trouvé dans fa force ? Si leurs écrits en condamnent la naiffance & lès progrès, leur indolence les approuve. La fociété humaine a montré de tous tems, & montrera toujours la violence des hommes puiffans & la foumiffion des faibles. T e l l e eft fon origine, telle eft fa

conftitution;

l'homme robufte, qui le premier fe fit chaffeur, opprima bientôt les bergers, & devenu guerrier, il les força à creufer les entrailles de

la terre.

Nous nous retrouvons, pour ainfi dire, dans cet état violent de la premiere fociété,

mais

avec

cette différence que nous fommes foumis a des influences politiques, & que la race des tyrans elle-même eft efclave. N o s terres ne font cultivées que par le fecours des N e g r e s , quand ils font employés à la cult u r e , ils ne peuvent plus en être détachés fans le confentement du maître, ils fuivent le fort de la t e r r e , l'intérêt qui ne veut pas que le laboureur foit privé de fa charrue & de fes b œ u f s , ne

I ij


132

C O N S I D É R A T I O N S

fouffre point que nous foyons fruftrés du travail des efclaves, qui deviennent entre nos mains l e s inftrumens de la récolte. Je confidérerai donc l e s N e g r e s , comme attachés au f o l , & la propriété que nous exerçons fur e u x , comme une fuite de la propriété des terres. Je ne m'arrêterai point à examiner fi cette propriété eft légitime, elle eft du moins avantageufe ; &

fi on les traitait

avec humanité, leur efclavage ne ferait point mal-_ heureux. C'eft du fein pareffe, qu'ils font des travaux

de l'ignorance & de la

tirés pour être appliqués à

utiles, & la fertilité du pays

ils font tranfplantés leur promet un fort

où affez

doux. C e c i pofé : fans m'arrêter à des

diftinctions

inutiles, je vais confidérer à la fois les Negres de cette Colonie dans l'état politique, naturel & légiflatif. Je mœurs, &

parlerai de nos intérêts, de leurs de leurs inclinations, enfin de

la

maniere dont ils font gouvernés, c'eft-à-dire, de nos injuftices. Les Negres font bons & faciles a conduire ; ils font laborieux quand ils ne font pas découragés : aucune efpece d'hommes n'a plus d'intelligence ; elle fe développe même chez eux avant qu'ils foient c i v i l i f é s , parce qu'ils ont beaucoup de cette bonne volonté, qui donne en mêmetems

la force de travailler &

les

difpofitions


S U R L A C o L O N I E D E S.

DOMINGUE.

133

néceffaires pour le travail. Si nous voulons en exiger

de grands ouvrages, il faut les traiter

humainement & les accoutumer gradativement à une difcipline exacte & invariable. Il ne faut rien leur retrancher fur le tems du r e p o s , ni fur celui qui leur eft néceffaire

pour

cultiver des vivres ( 1 ) ; il faut en avoir un grand foin dans leurs maladies, il faut les rendre heur e u x : cela n'eft point difficile, car ils fe c o n tentent de peu. L e s Negres font en général fobres & patiens ; mais fi l'on ne leur donne pas le tems de c u l t i v e r pour e u x , fi l'on ordonne des travaux forcés la nuit, fous le nom de veillées, fi l'on diftribue leurs jardins dans un mauvais t e r r e i n , ils volent (1) Les Negres ont pour eux la journée du Dimanche ; dans le refte de la femaine ils n'ont que le foir après le coucher du foleil, & depuis midi jufqu'à deux heures ; en leur donne des terres à cultiver pour fe nourrir. Dans les fucreries où l'arrofage eft pratiqué, ils font ordinairement dans l'abondance, on leur d o n ne l'eau la nuit du famedi & toute la journée du D i manche ; leurs plantations fuffifamment arrofées ne manquent prefque jamais. Les Negres font moins h e u reux dans la plaine du Cap ; on a été réduit plufieurs fois à leur permettre d'aller travailler chez ceux qui voudraient les nourrir. Dans les montagnes où les pluies font fréquentes & le climat plus f r a i s , le m a n i o c , les l é g u m e s & les racines croiffent facilement. I iij


134

C O N S I D É R A T I O N S

les vivres réfervés pour la maifon du tuent les animaux des

maître,

dans les favannes ( 1 ) , & font

incurfions chez

les

voifins. Soyons juftes

envers e u x , fi nous voulons qu'ilsfoientdociles envers nous. On doit veiller fur tout à ce qu'ils aient toujours

abondamment de vivres en

état

d'être recueillis, & ne leur laiffer vendre que ce qu'ils ne peuvent pas confommer. Si leurs plantations viennent à manquer fortuitement, ils ne doivent pas en fouffrir ; le maître doit alors les nourrir à fes dépens, quelques fommes qu'il en coûte. Quand la faifon eft bonne, ils n'exiftent pour eux qu'un feul jour

par

femaine ; nous

devons les nourrir quand la faifon eft contraire, car alors ils ne vivent que pour nous. Plus les Negres font heureux & riches, plus ils font

laborieux.

Donnons - leur

de

grands

terreins, afin qu'ils aient l'ambition de les cultiver & d'en retirer du profit : qu'en coûtera-t-il a leur donner les meilleures terres ? Les nôtres fe fertiliferont fous

leurs mains. Les Negres qui

n'ont point de lits, de femmes & d'animaux, font pareffeux, fujets au maronage ; rien ne les attache a l'habitation, ils craignent les Blancs, comme des hommes furieux ; quand leur fort eft meilleur,

(1) Savanne, p â t u r a g e , prairie.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

ils

chériffent

leurs

maîtres comme des

135

dieux

bienfaifans. ( 1 ) S o u s un bon maître, le Negre laborieux eft plus heureux que ne l'eft en France, le payfan qui travaille à la journée ; fes enfans font élevés dans la maifon principale, avec un foin particulier; fa

femme,

ménagée

compagne

de

fes

dans fa groffeffe,

travaux,

& fecourue

ell dans

tous fes befoins ; il ell h l'abri de toute inquiétude.

Le jour d'hier eft pour lui comme celui

du lendemain : il dort fans crainte des Sergens, &

boit fans payer les maltotiers ; perfonne ne

partage avec l u i , la poule qu'il a nourrie, le produit du grain qu'il a f e m é , poulin qu'il

éleve.

champs fertilifés,

Sa voix &

ni le

fait

prix du

retentir

les

donne à fes compagnons

l'exemple de la joie : fa tâche eft modérée, & dès qu'elle

ell finie,

plaifirs; les

il

n'eft

intervalles

occupé

que de fes

repos rendent fon zele

plus actif. N'allez point chercher en France un bonheur

qui vous

fuit,

Créoles

voluptueux !

adouciffez le fort de vos efclaves, vous le trouverez dans vos demeures ( 2 ) ;

vous n'y verrez

( 1 ) La reconnoiffance des hommes s'exprime

tou-

jours ainfi : Deus nobis hœc otia focit. (2) Les abus d'autorité ayant porté un coup fatal

I iv


136

C O N S I D É R A T I O N S

que des vifages rians : le travail n'aura plus un afpect révoltant,

il

deviendra

facile &

même

agréable. Mais fous un maître cruel, l'efclave tremblant &

famélique,

gémit accablé fous le poids des

travaux : pour punir fa faibleffe, au lieu de la réparer, on fait ruiffeler fon fang fous les coups redoublés d'un fouet qui le déchire. Il craint de s'allier à fa compagne, & de donner l'être à des enfans malheureux comme l u i , tantôt

affiégé

augmente à

par

tantôt

fugitif,

fon

défefpoir

les maladies ;

chaque inftant : il s'immole de les

propres mains

au chagrin qui le

tombe dans un dépériffement

dévore,

également fatal

ou à

celui qui le perfécute : les tyrans font toujours victimes de leur propre fureur. L e pays où regne l'efclavage, eft l'écueil de l'homme qui n'a que les apparences de la vertu. L'habitude de fe faire obéir rend le maître f i e r , prompt,

dur,

c o l e r e , injurie,

cruel,

&

lui

fait infenfiblement manquer à toutes les vertus morales. Cependant s'il les o u b l i e , la crainte de

à la tranquillité p u b l i q u e , pour fixer les babitans fur leurs terres ; il faudrait d'abord les raffurer & leur prouver qu'un p o u v o i r , que jufqu'à préfent ils ont cru fans b o r n e s , ne pourra s'étendre à l'avenir jufqu'à faire le mal.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 1 3 7 fes

propres efclaves le tourmente fans c e f f e ,

eft

feul au milieu de fes ennemis. Les

Negres n'ont

pas

le

caractere

il

atroce

que l'ignorance & la crainte leur ont attribué ; ils n'ont prefque jamais poiré fur leurs maîtres une main

homicide,

&

c'eft

de

nous

qu'ils

ont

appris l'ufage du poifon ( 1 ) . Cependant la plupart

(2) Le poifon, qui depuis vingt ans a été fatal à tant d'hommes dans la dépendance du C a p , n'eft point compofé de v é g é t a u x ; ce n'eft pas un fecret, un fortilege (Ouanga) comme le peuple de la Colonie l e croit imbécillement. Un Droguifte qui avait chez lui u n e quantité d'arfenic & de fublimé corrofif, mourut pendant la guerre, & fon mobilier fut mis à l'encan; on vendit l'arfenic & le fublimé corrofif parmi d'autres drogues ; un Negre libre en acheta & en fit acheter ; il était en liaifon avec un Ncgre chef de N e g r e s marons ( M a c a n d a ) qui avait des intelligences dans beaucoup d'habitations, il fut le distributeur d u poifon. Il n'y a pas d'apparence qu'il voulût empoifonner tous les Blancs, qu'il eût une l i g u e , une confpiration pour fe rendre maître de la Colonie ; car au lieu d'empoifonner des Blancs, il ne fit empoifonner q u e des Negres & très-peu de Blancs : ainfi on peut affurer que le poifon ne fut entre fes mains q u e l'inftrument d'une vengeance particuliere. O n peut voir au Greffe du Confeil du C a p , les p r o cédures criminelles contre Macanda, P o m p é e , A n g é l i q u e , Brigite, L a u r e n t , & autres brûlés depuis ; tous ne fe font fervis que d'arfenic & de fublimé c o r -


138

C O N S I D É R A T I O N S

des Blancs ne vit que dans la crainte ; ils fentent prefque tous combien leurs efclaves font en droit rofif. Le malheur des empoifonnemens ne vient d o n c uniquement que d'un défaut de police. Dans le reffort du P o r t - a u - P r i n c e , à la Jamaïque & dans les autres Ifles, les empoifonnemens font très-rares ; fi les N e gres faifaient en Guinée l'étude du p o i f o n , ils feraient: par-tout ufage de la funefte fcience qu'ils auraient a p portée de leurs pays. Ils auraient beaucoup de f a c i lité dans le bas de la c ô t e , où les habitations font moins rapprochées. Les Negres du Cap continueront l o n g - t e m s fans doute la diftribution du p o i f o n , ils ont eu le tems & les moyens d'en faire des amas ; c'eft apparemment parce qu'on n'efpere plus arrêter ce fléau, qu'on l a i f f e fubfifter cent boutiques de Droguiftes, qu'on fouffre q u e tous les Chirurgiens & leurs Negres exercent la pharmacie. Cependant on brûle fans miféricorde, fans preuv e s , quelquefois même fans indices, tout N e g r e accucufé de poifon ; je ne conçois pas bien cette politique injufte. • E n 1 7 7 4 , un jeune N e g r e fut arrêté par hafard ; on trouva dans fa poche un paquet d'arfenic, il déclara le tenir d'un N e g r e , efclave d'un Chirurgien du C a p . Sur cette déclaration on emprifonna le N e g r e Pharmacien ; il mourut avant le jugement. L'accufé fut brûlé fans autre indice du «rime que le poifon trouvé. Si l e N e g r e Apothicaire n'était pas mort, il aurait fourni occafion de donner un exemple néceffaire aux c o n freres de fon maître. L'imprudence du maître doit en pareil cas être punie plus féverement que le crime de


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

139

d e les h a ï r , & fe rendent juftice ; le maître bienfaifant n'éprouve point de femblables terreurs, & fes efclaves font fes amis. Si les Negres étaient naturellement méchans, un feul homme n'en gouvernerait pas cent au milieu des b o i s , dans une montagne r e c u l é e , comme cela fe voit depuis cent ans.

Le Maître vit en

fécurité au milieu de fon attelier & de fes d o meftiques, & peut leur donner des armes fans craindre qu'elles foient tournées contre lui. Combien les Negres ne font-ils pas empreffés auprès de leurs Maîtres dans leurs

maladies !

Souvent une feule Négreffe travaille pour nourrir fon Maître, & ne le laiffe manquer de rien, il n'endure aucun des befoins phyfiques. Il eft paffé en ufage, ( 1 ) qu'un Negre à talens peut difpofer de fon tems, en donnant tous les mois une certaine fomme à fon Maître : il y en a

l'efclave. Il n'y a dans rifle qu'une feule efpece de poifon, c'eft le jus de la canne de Madere, mais cette plante eft auffi rare que l'arfenic efl: commun. On cite encore le Mancanilier, le Laurier R o f e , la graine de Lilas ; mais aucuns de ces végétaux n'a ce prompt effet qu'on leur attribue ; la fleur de Quebec n'empoifonne que les chevaux & les bœufs. ( 1 ) Cet ufage eft funefte autant qu'il eft injufte, nous le ferons voir en traitant de la police générale.

!


140

C O N S I D É R A T I O N S

au C a p , qui payent un tribut de quarante

piaf-

tres par mois : ils n'ofent rien détourner pour leur ufage perfonnel, ils

fe

privent

de tout

pour

completter la fomme exigée. O n peut voyager nuit & j o u r , fans armes, dans toute la C o l o n i e , on n'y rencontre pas de voleurs ; les Negres marons ne font de mal a perfonne ( 1 ) . L e s Negres font fouvens les confident de n o s faibleffes, les dépositaires de notre a r g e n t , eft

fous leurs mains dans nos maifons; ils

tout ref-

pectent notre confiance, ils font bienfaifans les

(1) I l s'eft formé au-deffus de la montagne des grands b o i s , dans des pays inacceffibles, une horde de N e g r e s m a r o n s , qui offrent afyle à tous les efclaves qui p e u vent les aller joindre. On dit que pendant les t r o u bles furvenus en 1 7 1 8 , entre les nations Francaife & E f p a g n o l e , des Negres de la Colonie Françaife fe réfugierent fur les terres d'Efpagne; qu'à la fin des troubles, la Cour d'Efpagne voulut que les Efclaves f u gitifs fuffent rendus aux Français ; qu'on en avoit a r rêté un grand nombre, mais que la populace Efpagnole fe fouleva & les remit en liberté 5 qu'enfin ils fe r e t i rerent dans les montagnes les plus hautes de l'Ifle, & y font demeurés. Mais il ne faut pas adopter cette fable. Q u o i qu'il en f o i t , o n a inutilement entrepris de les détruire, ils fubfiftent toujours ; ils ne font point affez forts pour faire craindre une invafion dans la C o l o n i e ; on eftime que leur nombre ne va pas au-delà de 7 ou 800 de tout âge & de tout fexe.


sur

uns

L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

141

envers les autres ; un Negre n'endure pas

la faim quand fon camarade à des vivres. On fouffre mal-à-propos qu'ils faffent

l e com-

m e r c e de Toiles pour leurs M a î t r e s , ou fur le crédit

public ; mais ils font exacts à

rendre

c o m p t e , & regardent comme un dépôt le prix d e s marchandifes qu'ils ont achetées à crédit. Ils font Tendres & lafcifs, ils aiment la danfe. & les plaifirs, & ont beaucoup de dirpofitions à la mufique ; i l n'y a rien de mélodieux dans leurs chants, mais ils ont une jufteffe & une précifion admirables : on les entend chanter en parties, & fur différens refreins, en cultivant la t e r r e , fans que jamais la difcordance d'un fon faux ou trop hâté trouble leur harmonie. Les plus grands dangers, & la mort

même,

n'effrayent point les Negres : ils font plus courag e u x qu'il n'appartient à des hommes

fournis à

l'efclavage ; ils paraiffent infenfibles au milieu des t o u r m e n s , & font enclins au fuicide. Ils apprennent affez facilement toutes fortes d e métiers : plufieurs n'ayant pas beaucoup de t h é o r i e , ne font pas en état d'entreprendre de grands ouvrages, mais c e font de bons ouvriers fous les principaux Entrepreneurs. Ils parfaitement aux ouvrages

réuffiffent

de Menuiferie ; il y

en a d'habiles dans l'Horlogerie & dans l'Orfév r e r i e , mais ils font plus rares.


142. Ils

C O N S I D É R A T I O N S ne font pas, comme on v o i t ,

d'intelligence, & pofé

des facultés

dépouvus

les Ecrivains qui leur ont f u p bornées,

les ont jugés

trop

légérement. Ils font au contraire adroits & fpirituels ; ils méritent

l'attention

du f a g e , car s'ils

n'ont

pas toutes les v e r t u s , ils font exempts de bien des vices. On peut j u g e r , par la bonne conduite qu'ils tiennent dans l'état de liberté, de ce dont ils feraient capables étant bien dirigés. ( 1 )

( 1 ) En voici un exemple récent & généralement connu dans la dépendance du C a p . U n habitant de la plaine du Cap emmena fon N e g r e Cuifinier en France ; la fréquentation des Blancs le r e n dit infolent, & fon maître n'en pouvait plus jouir. Je vais te renvoyer au C a p , lui dit-il un j o u r , tu es devenu mauvais; je pourrais te vendre, mais je ne ferais pas plus riche en te rendant plus malheureux : je te donne la l i b e r t é , va travailler & fois honnête homme. Louis fut touché de la bonté de fon maître, & promit d'être fage & laborieux ; il tint d'abord un cabaret, il leva enfuite une penfion ; il étaic bon cuifin i e r , il fut accrédité ; enfin il entreprit la principale auberge du Cap & fit une grande fortune. Il apprit pendant la derniere guerre que fon maître était dans la mifere à Bordeaux, & qu'il avoit un p r o cès à foutenir dans la Colonie pour recouvrer le refte de fa fortune. Il n'avait point oublié ce bon maître; i l lui devoit t o u t , il fut reconnoiffant.


S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

143

O n a dit que les Efclaves ne pouvaient être contenus font

par les loix

civiles, parce

qu'ils ne

point dans la f o c i é t é , & qu'ils ne peuvent

être fournis qu'à une loi de famille, c'eft-à-dire, a la loi du maître. Je crois au contraire

qu'il

eft néceffaire que les Efclaves de cette Colonie foient

fournis à une

changer,

&

loi

civile,

qui

ne peut

non pas à la loi du maître, qui

n'eft autre chofe que fa volonté ; car fi

l'Ef-

c l a v e était foumis uniquement à la l o i du maître, il

en réfulterait que

le

maître aurait

fur

lui

l e droit de vie & de m o r t , ce qui répugne à tous

les principes ; il ferait à la fois l'offenfé,

l'accufateur & le juge ! . . .

C e ferait confondre

toute idée de Juftice. L e s Negres des Colonies-Françaifes font foumis au C o d e pénal, & jugés fuivant l'Ordonnance criA y a n t fait paffer à Bordeaux une fomme considérable pour fubvenir aux premiers befoins de fon bienfaiteur il le pria d'en recevoir autant tous les ans. Il pourfuivit l u i - m ê m e le Procès ; fon argent & fes diligences ne furent pas inutiles ; & fon ancien maître verfa des larmes de joie, en revoyant un fi bon efclave. Q u e l homme a montré plus de courage & de vertus civiles q u e le Capitaine V i n c e n t , N e g r e , à préfent âgé de p l u s de cent ans? Il commandait encore un Corfaire dans la guerre de 1744. Il était plein d'humanité, de refpect pour les B l a n c s , & l'un des meilleurs peres de f a m i l l e que f o n puiffe trouver.


144

C O N S I D É R A T I O N S

minelle ; l'Edit de 1685, regle les punitions que leurs maîtres peuvent leur infliger, & établit une forte de proportion entre les fautes & le c h â timent ; mais cela n'empêche pas que des Negres ne périffent journellement dans les chaînes, ou fous le fouet ; qu'ils ne foient affommés, étouffés, brûlés fans aucune formalité ( 1 ) : tant de cruautés relie

toujours inpunie, & ceux qui l'exercent

font ordinairement des fcélérats réfugiés, ou des gens nés dans la fange des villes de l'Europe ; les hommes les plus v i l s , font auffi les plus barbares. La bienfaifance qui gagne les c œ u r s , la févérité qui eft une fuite de la juftice, font les moyens de contenir les Negres. Ils peuvent s'accoutumer à la fervitude, mais il ne faut pas que le maître foit plus dur &

plus cruel envers eux

que la

fervitude elle - même. Les Efclaves n'ont point troublé la République d'Athênes, où l'humanité était refpectée, jufque dans leurs perfonnes. Les Ilotes ont troublé l'état à Lacédémone, ils l'ont même

ébranlé.

Non-feulement nous fommes injuftes envers nos Efclaves, nous

le fommes encore envers ceux

( 1 ) Ces atrocités commencent à devenir plus r a r e s , & l'intérêt a prefcrit aux habitans de la C o l o n i e une modération q u e l'humanité feule aurait dû leur infpirer.

des


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

des

autres.

Un

Efclave

145

doit être admis à fe

plaindre lorfqu'il a été maltraité par un autre q u e ion maître ; c'eft affez de lui ôter la défende naturelle ( 2 ) , fans lui interdire la défenfe civile. A

Saint - D o m i n g u e ,

quiconque

maltraite impunément les Noirs.

eft Blanc

Leur

fituation

eft t e l l e , qu'ils font efclaves de leurs maîtres & d u public. Dans le tort que l'on fait à un efclave, l e s Juges font dans l'ufage de ne confidérer que la diminution de fon prix. O n devrait au contraire punir févérement celui qui a maltraité

l'efclave

d ' u n autre : il eft horrible d'ajouter la perte de l a fureté à celle de la liberté. Cependant il ferait peut être dangereux de porter une loi trop favorable

aux efclaves ; chez les

R o m a i n s , ils étaient livrés, fans adouciffement, à des fupplices dont les ingénus étaient exempts. La l o i a été plus févere pour eux dans prefque toutes les N a t i o n s , leur fang eft politiquement regardé comme moins précieux : mais nous particuliers, laiffons agir cette loi rigoureufe, & n'ajoutons point à leurs malheurs par notre dureté ; écoutons la v o i x de l'humanité ; celui qui y eft f o u r d , ne mérite pas d'être compté au rang des hommes. ( 1 ) Les Negres efclaves, & même les affranchis la C o l o n i e , font menacés de mort s'ils ofent fe dépend r e contre un B l a n c , même après en avoir été frappés.

Tome

I.

K


146

C O N S I D É R A T I O N S

V e n e z avec moi fur les habitations de quelques C o l o n s , qui favent joindre

la vigilance à

la

douceur ; c'eft dans leurs familles que vous devez vous choifir des modeles ; rien n'eft fi fort que l'exemple, le précepte n'en approche pas (1).

( 1 ) Lunguum eft iter per prœcepta... T A C . Milius jubetur exemplo. P L I N .


sur

LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

D I S C O U R S

Des

prétentions

147

IV.

que Von peut

avoir

à la fortune. LEs

fentiers qui conduifent au temple de la

f o r t u n e , font auffi nombreux que les détours du labyrinthe. La Déeffe paraît au bout de chaque allée ; on s'avance vers elle fur les aîles du tems ; mais fouvent elle échappe à celui qui la pourfuit. Quelques

Français ont fu la fixer à

Saint-

Domingue ; mais il faut avoir beaucoup de hardieffe & de conftance 1 ou être doué d'un rare b o n h e u r , pour y réuffir comme eux. Si l'on prétend à la fortune dans cette C o l o n i e , c'eft la culture des terres en propriété qui doit la donner ; mais cette propriété eft devenue bien difficile à acquérir. Pour entreprendre les grandes cultures, il faut avoir des capitaux & du crédit ; ceux qui arrivent dans la C o l o n i e , étant ordinairement éloignés de ce point-là ; il n'y a pour eux d'autres moyens que de fe rendre utiles à l'hab i t a n t , foit en l'aidant dans fa c u l t u r e , foit en vendant fes denrées, foit en réglant fes intérêts. L a Colonie ayant produit dans ces dernieres années un revenu de plus de quatre-vingt millions, & y fuppofant quarante mille domiciliés ingénus K

ij


148

C O N S I D É R A T I O N S

ou affranchis, non compris les gens errans & fans a v e u , qui prennent ce qu'ils peuvent fur la p o r tion des autres, chacun d'eux participant également à ce r e v e n u , aurait une fomme annuelle de deux mille livres, égales à treize cents trente-trois livres fix fols huit deniers tournois. Il n'y a point de pays dans l'univers qui offre des richeffes en une telle proportion. Mais comme dans l'état actuel il y a environ quatre mille foldats à entretenir, des Officiers de Guerre & de Juftice aux appointemens de la C o l o n i e , des ouvrages & dépenfes publiques, il paraîtrait à déduire, 1°. le produit de la capitation des Negres (1) ; 2 ° . la portion de l'octroi que l'habitant fur porte (2) ; 3°. il faudrait déduire également le produit du cadaitre, qui eft bien moins un impôt fur les maifons, qu'une reprife en feconde main fur le revenu des terres. Mais l'emploi de ces impôts n'eft pas en pure perte pour la C o l o n i e , ils refluent fans ceffe dans les mains de ceux qui les ont p a y é s , & fi ce ne font pas les cultivateurs qui fentent le plus cette refluence, les marchands, les ouvriers profitant de la dépenfe des deniers (1) En 1 7 7 6 , la capitation des Negres a été fupprimée, & le montant en a été impofé fur la fortie des denrées. (a) Les ventes des denrées fe font fouvent à d e m i droit, c'eft-à-dire, q u e , prix c o n v e n u , l'acheteur paye la moitié de l'octroi, & le cultivateur l'autre moitié.


I

S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

publics,

font d'autant moins payer les

149

fervices

q u ' i l s rendent aux cultivateurs, & l'équilibre eft rétabli. I l faut néceffairement que dans un pays labor i e u x , ceux qui font les plus grandes entreprifes, o u qui font les plus utiles aux

entrepreneurs,

ayent la plus groffe part dans les revenus : il y a donc des gens qui ont à leur part cent mille écus, d'autres m i l l e , d'autres cent francs ; mais aucun ne peut dévorer tout ce qu'il r e ç o i t , il paye à la M é t r o p o l e , qui fournit en partie à fa fubfiftance u n prix plus ou moins grand, le refte eft employé à des reproductions. Il y a donc dans la Colonie u n germe de fortune, qui s'accroîtra tant que les terres feront fertiles ; mais de combien eft-il ? C'eft ce que nous allons approfondir. O n parle toujours de faire fortune à S a i n t - D o m i n g u e , fans favoir fur quoi fonder les prétentions que l'on a pour réuffir dans ce projet ; de - là combien d'efpérances

chimériques

& de fauffes

d é m a r c h e s , combien de Français regrettent leurs P r o v i n c e s , combien de malheureux voyent toutà - c o u p leur deftin changé d'une maniere qui leur femble miraculeufe. O n peut fuppofer

annuellement la vente de

trois cents trente cargaifons, de la valeur de cinquante mille l i v r e s , argent de France. Le bénéfice

commun ajouté au change de l'argent, n'a

K

iij


150

C O N S I D É R A T I O N S

guere é t é , depuis 1 7 6 4 , à plus de 80 pour cent ; nous avons donc à calculer fur quatre-vingt-dix mille livres pour chaque cargaifon ; ainfi la

Mé-

tropole reçoit de n o u s , pour le tribut de la c o n fommation, vingt-fept millions quatre cents c i n quante mille livres ; nous payons aux

Colonies

Anglaifes pour de la farine, du r i s , du b e u r r e , des viandes & poiffons falés, des planches & des f e r r e m e n s , quatre millions, dont près de deux millions en fyrop. Il refte environ cinquante m i l lions ; vingt-deux millions cinq cents mille livres font payés aux Commerçans de la

Métropole,

pour prix de quinze mille Negres qu'ils introduifent tous les a n s , & fix millions aux Anglais de la Jamaïque & Navigateurs interlopes, pour prix de cinq mille Negres ; (1) il relie enfin, vingtdeux millions pour faire valoir

l'induftrie

des

artiftes, des ouvriers de la C o l o n i e , & des facteurs ou marchands de la feconde main.

Mais

comme cette malle de richeffes ne peut p é r i r , & s'accumule

au contraire

d'une année à l'autre

dans la circulation ; nous eftimons qu'elle a t o u jours été depuis 1 7 6 7 , au prorata de trois années,

( 1 ) Une partie de ces Negres fe paye en coton & en indigo exporté f u r t i v e m e n t , & que nous n'avons point compris dans la récapitulation générale du r e v e -

nu de la Colonie,


sur

&

LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

151

q u e les reproductions fe font augmentées à

m e f u r e que la maffe s'eft trouvée excédente. Il faut d o n c ajouter quarante-quatre millions aux revenus d e la C o l o n i e , on trouvera que la circulation t o t a l e , tant au dedans qu'au dehors de la C o l o n i e , étant de cent vingt-cinq millions par a n , chaque h o m m e l i b r e , utile &

bien intentionné ; établi

dans la C o l o n i e , pourrait prétendre à l'emploi annuel de trois mille cent vingt-cinq livres ; qu'on ajoute à cette fommece que la

négligence des

uns prête à l'émulation des a u t r e s ,

& l'on con-

naîtra les prétentions que tous les Coloniftes en général peuvent avoir à la fortune ( 1 ) . Voila les prétentions générales, nous confidérerons ci-après des prétentions de chacune des principales claffes ces Coloniftes ( 2 ) qui ne font point propriétaires de terreins. ( 1 ) Mais les propriétaires qui demeurent en F r a n c e , 8c y confomment les deniers de la reproduction, enlevent beaucoup aux revenus & à la circulation de la C o l o nie Je n'ai rien à répondre à cette objections mais je penfe qu'un gouvernement fage & protecteur, pourrait ce que la rigueur n'a pu jufqu'à préfent. Il fixerait les propriétaires fur leurs habitations, & il en réfulterait un grand bien pour la Métropole & pour la Colonie. (a) O n entend par Coloniftes, tous ceux qui demeurent dans les C o l o n i e s , & par Colons, les cultivateurs feulement,

K iv


152.

C O N S I D É R A T I O N S

A l'égard des Ouvriers & des Commerçans de la M é t r o p o l e , ils o n t , outre le bénéfice de la main d'œuvre, un profit certain de quatre millions cinq cents foixante-quinze mille livres tournois, fur les marchandifes dont ils trouvent le débouché dans la C o l o n i e , & un profit prefque égal fur la traite des Noirs. V o i l a plus de neuf millions à partager tous les ans entre les fourniffeurs & les armateurs des villes maritimes de France. L'exportation des denrées de la C o l o n i e , p r o duit encore cinq millions. Relie la commiffion de vente fur les chargemens faits par les

proprié-

taires, le magafinage & le bénéfice de la c o n fommation étrangere. Q u e l encouragement pour ceux q u i , avec des capitaux & de la probité, veulent s'adonner au commerce

maritime ! ils peuvent dans l'ordre

c o m m u n , prétendre à proportion de leur m i f e , à un bénéfice annuel de plus de vingt millions tournois, qui, précipités dans la circulation, peuvent s'accumuler, fe reproduire, à l'infini, & ouvrir une fource intariffable de tréfors. Le commerce de toute l'Angleterre produifait moins de richeffes au feizieme fiecle que n'en procure à préfent à la France une feule Colonie ; cependant cette v e i n e , faible dans le commencement, s'eft tellement a c c r u e , qu'elle permet maintenant aux Anglais de prétendre aux richeffes de l'Univers; c'eft ce qui fera t a u -


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

153

j o u r s croire que la puiffance des Nations dépend de l'impulfion qu'elles reçoivent de leur Gouvernement. V e n a n t à confidérer les prétentions que peuvent a v o i r à la fortune les Coloniftes qui ne font pas propriétaires de terres : nous mettons dans la premiere claffe, c'eft-à-dire, par ordre d'utilité, ceux qui font occupés à la culture & aux inftrumens du Cultivateur, les Economes & Régiffeurs, les I n génieurs hidrauliques, les Architectes, Entrepren e u r s , Charpentiers, Maçons ( 1 ) . Viennent enfuite les Commiffionnaires & Marchands de la f e c o n d e main, les Artifans de toute efpece. Enfin les prépofés à la diftribution de la Juftice, Juges & Magiftrats, Avocats & Procureurs ; les Greffiers & les Huiffiers, qui doivent fervir à régler les intérêts de tous les autres. D e s vingt-deux millions qui reftent à la Colonie fur les revenus annuels que la culture produit, prélevement fait des objets qu'elle tire de la M é t r o pole ou des étrangers pour fa confommation, & des fommes qu'elle emploie en acquifitions de Negres, il y en a fix qui font diftribués aux Artiftes & à

(1) Les Charpentiers & Maçons qui

ne travaillent

que dans les V i l l e s , rentrent dans la claffe des artifanc, à qui j'indiquerai comme aux autres le fond fur lequel leurs prétentions à la fortune peuvent fe réalifer.


154

C O N S I D É R A T I O N S

ceux qui s'emploient à la culture. Savoir, à d i x huit Entrepreneurs de moulins à fucre, prifes d'eau & aqueducs, connus dans les différentes parties de la C o l o n i e , & trente leurs piqueurs & vriers

ou-

5 0 0 M.

à 2 5 0 Charpentiers entrepreneurs de bâtimens, & 300 leurs ouvriers libres . à

150

Maçons entrepreneurs, &

. 1500

200

leurs ouvriers libres

900

à 60 Forgerons & Charrons, & 100 leurs ouvriers libres

300

à 200 Régiffeurs établis fur les Sucreries en l'abfence des propriétaires, la plûpart tirés de la claffe des Economes & Rafineurs

900

à 650 Economes gagés fur 650 Sucreries. (La plupart font auffi Rafineurs.)

. 1000

à 50 Rafineurs occupés uniquement de la fabrication du fucre fur les grandes habitations

. 1 3 0

à 300 Ecrivains Sous-Economes ou C a brouetiers blancs employés fur les plus fortes habitations

320

à 200 Régiffeurs des caféyeres, indigotteries & cotonneries fous les propriétaires

.

.

.

.

.

.

.

.

.

.

.

500 6050


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E . 155

Ci-contre à

.

.

. 6050 m

5 0 0 Economes de caféyeres, indigo-

t e r i e s & cotonneries, fous les propriétaires ou régiffeurs. ( L e s propriétaires des moindres habitations n'ont point d'Economes.)

.

.

.

.

.

350 6400

m i

D e u x millions font encore à répartir à d'autres hommes utiles aux Cultivateurs. S a v o i r , à cent Chirurgiens établis dans les quartiers en nombre proportionné à l e u r étendue & aux befoins de ceux qui l e s cultivent, & cinquante leurs aides . .

500

A 1 5 0 Magafiniers, Entrepofeurs & Entrepreneurs du charroi des provifions & des denrées

1500

L e s Commiffionnaires établis dans les principales Villes & dans les B o u r g s , prélevent ordinairement un droit de deux & demi pour cent fur tout ce qu'ils fourniffent aux habitans, & fur tout ce qu'ils vendent pour leur compte : cependant d e puis quelques années il s'en eft tant étab l i s , fur-tout au C a p , qu'on peut à préfenr faire faire ces fortes de commiffions 8400

m.


156 C O N S I D É R A T I O N S

De l'autre part

8400 m

à un & demi pour c e n t , & même à un moindre p r i x , en s'abonnant par année. Quoiqu'il en foit, nous eftimons la commiffion de vente à un pour cent feulement fur toutes les denrées de la C o l o n i e , parce que les habitans en vendent ou chargent eux-mêmes une grande par850

tie

O n peut eftimer les fournitnres qui fe font par e u x , tant en outils, ferremens & matériaux, qu'en provifions & marchandifes, à dix millions ; fur quoi il leur revient une commiffion que nous porterons à trois pour c e n t ,

attendu

que plufieurs joignent à la qualité de Commiffionnaires, celle de Marchands de la feconde main, ce qui fuppofe un bénéfice fur les marchandifes tirées de leur propre magafin, & eft pour eux un moyen de fortune qui fe prend directement fur les deniers de la culture .

.

300

* 9550

m.

* O n voit par ce c a l c u l , que ceux qui évaluent au tiers des revenus les frais d'exploitation des habitans d e la C o l o n i e , le remplacement des Negres compris, p o r -


S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

157

C ' e f t donc un million cent cinquante mille livres à

répartir entre quatre cents Commiffionnaires

que

l'on compte dans la C o l o n i e ,

fans parler

d'une foule d'Agioteurs qui ne peuvent ici faire nombre,

&

fix cents cinquante leurs Facteurs

ou Commis. Ils ont encore une commiffion fur la vente & les recouvremens de la cargaifon des Negres ; nous eftimons cette commiffion à trois pour c e n t , o b fervant néanmoins qu'il s'en fait à des taux différens à caufe de la concurrence. Il fe vend tous les ans dans la Colonie pour vingt-deux millions cinq c e n t s mille livres de Negres de traite françaife, ce q u i leur donne une rétribution de 7 8 7 8 0 0 livres à répartir comme ci-deffus

.

.

.

.

7 8 7 8 0 0 1.

I l faut ajouter à cela les commiffions à prendre fur ce qui peut être recouvré des anciens fonds dûs avant la guerre, & l'on aura la totalité des moyens de fortune des Commis & Agens établis dans la

tent leur eftimation trop haut. En effet, fur neuf millions cinq cents cinquante mille livres donnés aux é c o n o m e s , ouvriers, voituriers & marchands, la dépenfe des nouveaux établiffemens eft comprife; & quinze mille N e g r e s de traite Françaife, que l'on peut évaluer à vingtd e u x millions & d e m i , excedent la néceffité des remplacemens & conduifent à une augmentation considérable.


158

C O N S I D É R A T I O N S

Colonie fous le titre de Négocians. Comme il n'eft point de métier plus facile, il n'en eft pas non plus que les jeunes gens embraffent plus volontiers ; c'eft ce qui fait que les profits en font très-modérés. C e genre de profeffion n'offre pas, comme on v o i t , des avantages proportionnés aux defirs de tous ceux qui s'en mêlent. Il ne faut pas beaucoup compter fur des hommes qui, l'exerçant prefque tous fans capitaux, veulent tenir un état à l'égal des plus riches: le luxe déplacé eft un vice en celui qui abforbe fes propres deniers ; c'eft un vice en ceux qui vivent fur le crédit & la confiance publique. I l y a quelques Commiffionnaires qui font des entreprifes de commerce ; mais elles font extrêmement bornées. Les Agens du commerce étranger auraient de plus grandes reffources ; mais ils font en trop grand nombre & trop éloignés pour la plupart des principes de ce commerce. Leur mal-adreffe, leur avarice & plus fouvent encore leur

infidélité,

indifpofent

également les étrangers & les Coloniftes. A l'égard des Marchands de la feconde main, qui achetent & revendent pour leur compte, fans traiter directement avec les Cultivateurs, leurs efpérances & leurs profits fe prennent fur la maffe totale de la circulation, tant au dedans qu'au dehors de la C o l o n i e , en des proportions égales à leurs e n t r e prifes ; il en eft de même des Artiftes & Artifans de


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

159

t o u t e efpece qui traitent de leurs falaires avec les C u l t i v a t e u r s & les Citadins, les Forains & les d o m i c i l i é s . Leurs plus grandes prétentions font au C a p , qui eft le pays le plus remuant que l'on puiffe i m a g i n e r ; c'eft là que les Spéculateurs, les A g i o t e u r s & Revendeurs ont de grands coups à faire ; c'eft-là qu'il y a des révolutions précipitées fur t o u t e s fortes d'objets de commerce ; c'eft là q u i l fe f a i t auffi toutes fortes de négociations, de fraudes & d'ufures, qui n'ont pas affez de liaifons à notre fujet pour que nous en puiffions faire le détail. Le foin de la Juftice occupe près de mille h o m m e s ; c'eft affurément beaucoup fi l'on s'arrête an n o m b r e des Jufticiables ; c'eft peut-être auffi plus q u ' i l n'en faut pour l'expédition des affaires. I l eft v r a i qu'il y a une infinité de procès ; mais il y e n aurait fans doute moins, s'il y avait moins de gens de J u f t i c e , & s'ils étaient en général moins avides

&

plus expérimentés. L e s procès Scieurs Jugemens coûtenttous les ans un peu plus de cinq millions à la Colonie, en quoi il ne faut pas comprendre le préjudice du m a l - j u g é , qui eft un malheur tacite & inappréciable. V o i c i affez juftement la répartition actuelle de cette f o m m e confidérable. Savoir ( 1 ) :

(1)

U n nouveau réglement du Général & de

l'In-


160

C O N S I D É R A T I O N S JUSTICE

S O U V E R A I N E .

A u x deux Confeils Supérieurs, compofés l'un & l'autre d'un Préfident,

de douze Confeillers &

d'un Procureur-général, aux appointemens de la Colonie

400

m.

A vingt A v o c a t s , & trente-cinq leurs Clercs

.

.

.

.

.

500

A u x deux Greffiers, & cinq Clercs ou Greffiers-Commis

.

.

.

.

.

.

A u x deux Audienciers

80 25

A u x Huiffiers, qui le font auffi des Jurifdictions

40 1045

m.

tendant, du mois de Décembre 1 7 7 5 , portant tarif des frais de Juftice, tend à changer entierement cette r é p a r t i t i o n ; les Greffiers, les Huiffiers, les G e o l i e r s , feraient exceffivement payés ; les Juges & leurs Lieuten a n s , les Procureurs du R o i & leurs Subftituts, pourraient à peine vivre du produit de leurs offices ; les Procureurs & les Avocats percevraient à-peu-près les mêmes droits qu'ils ont pris jufquà préfent. Mais ce réglement, q u i n'eft que provifoire, ne paraît pas d e voir être confirmé par le R o i , & ne peut pas être l o n g temps exécuté. L e Miniftere a pu même agréé les r e préfentations qui lui ont été f a i t e s , pour en arrêter l'exécution.

Ci-contre


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

Ci-contre S I É G E S

161

1 0 4 5 m.

R O Y A U X .

A neuf Juges

270

A neuf Lieutenans de Juges.

.

A neuf Procureurs du R o i .

.

.

.

.

120 140

.

A vingt-quatre Subftituts des P r o c u reurs du Roi

.

.

.

.

.

.

.

.

100

A neuf Greffiers, & vingt leurs Clercs.

380

A neuf Audienciers

100

A foixante-dix Procureurs, & cent cinquante leurs Clercs

1250

A quatre-vingt Notaires, & cinquante Clercs

600

A foixante Huiffiers, & cinquante Clercs o u Records

600

A deux cents trente hommes en deux compagnies de Maréchauffée, dont trente fix Officiers

350

A trente-cinq hommes en deux c o m pagnies de Police au Cap & au P o r t - a u P r i n c e , dont quatre Officiers.

.

.

.

45 5000 m.

* Les prifons de la Colonie produifent aux Géoliers des revenus immenfes, dont ils rendent ordinairement une partie à leurs protecteurs ; la géole du Cap rapporte jufqu' à 60000 liv. On efpere que le Miniftere va faire ceffer cette énorme perception.

Tome I.

L


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C O N S I D É R A T I O N S

Il y a encore des intriguans qui font le rolle de gens d'affaires dans les villes & dans les plaines ; ce font les moteurs de beaucoup de mauvais p r o cès. Je ne parlerai point de leurs prétentions à la fort u n e , parce qu'il me femble qu'on ne devrait pas fouffrir que pour y parvenir ils s'adonnaffent à un femblable métier. C'eft à tort que l'on dit qu'un dixieme des revenus de la Colonie eft abforbé en frais de Juftice. I l n'en coûte pas même le v i n g t i e m e , parce que les frais de Juftice fe prennent fur la maffe totale des richeffes qui font dans la circulation, & non pas fur le produit annuel de la culture feulement ; mais il paraîtra toujours étonnant que foixante-dix P r o cureurs qui font dans la Jurifdiction, coûtent beaucoup plus que toute la Juftice Souveraine. Il eft vrai qu'ils entretiennent cent cinquante Clercs à leurs appointemens

mais la portion de ces jeunes

fujets eft fi rétrécie, qu'elle ne va pas au-delà du dixieme d'un falaire annuel de douze cents cinquante mille livres que ces Meffieurs fe font accorder. Il nous refte quelques obfervations à faire. Combien de fois n'a-t-on pas vu les places de la Colonie remplies par les fujets qui devaient le moins y prétendre, les emplois les plus confidérables être le prix du crédit, de la faveur ou de l'argent? Ces fortes de traités ont fouvent même acquis une publicité fcandaleufe. Souvent les autres e m -


S U R l A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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p l o i s font donnés dans la Colonie par des Adminiftrateurs qui n'ont pas le tems de connaître ceux d o n t ils font choix ( 1 ) . Il y en a eu qui ont été méchans & fans expérience ; & fous un gouvernement tyrannique & c o r r o m p u , il eft toujours i m poffible que le mérite conduife à la fortune. Il d e vient au contraire un motif d'exclufion. O vous qui croyez être propres aux emplois les les plus utiles, & qui tiennent le premier rang dans la fociété ! cherchez un pays où vos talens puiffent être accueillis ; ils feront négligés à S. Domingue : ils y ont rarement ouvert le chemin des richeffes ; ils y ont lutté fans ceffe contre l'aveuglement & la méchanceté : mais vous dont l'exiftence dépend uniquement de l'effort de vos b r a s , vous ne ferez pas réduits à demander la permiffion d'être utiles, on ne vous laiffera pas dans l'inaction. U n M a ç o n , un Charpentier, un Forgeron eft h e u r e u x , perfonne ne lui contefte l'ufage de fa h a c h e , de la truelle ou de fon marteau ; il n'eft obligé à aucune de ces dépenfes que l'on ne fait que pour les a u t r e s , & qui ne peuvent fatisfaire qu'une folle vanité : il eft habilié proprement

&

commodément, avec une grande culotte & une

( 1 ) Ils nomment ordinairement fur des protections particulieres, fur des recommandations plus ou moins hazardées.

L ij


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C O N S I D É R A T I O N S

chemife de ginga(1) ; il n'a pas befoin de protecteurs ; & quand il a paffé la r e v u e , il peut fe moquer avec raifon de tant d'hommes moins f a g e s ,

que

leur ton prépondérant foumet à la dérifion publique. Qu'un Charpentier fe préfente, les Cultivateurs l'employeront en arrivant, ils lui avanceront des Negres : il fera bientôt entouré d'une foule d'ouvriers qui lui appartiendront, & feront autant de moyens de fortune ; il ne tiendra qu'à lui d'être auffi opulent qu'un homme de fon état puiffe afpirer à l'être. Combien en a-t-on vu q u i , ne fachant pas l i r e , mais fachant travailler, ont poffédé des millions à St. D o m i n g u e , & auraient été bien plus riches s'ils n'avaient pas été forcés de payer à des fripons le tribut de leur groffiere ignorance ! O n ne doit point être étonné de voir dans la C o lonie tant d'hommes déplacés ; fouvent le plus vil des protégés vient y traiter durement l'hommehonnête, que la protection n'a pas careffé. Cette confufion des hommes, cette variation continuelle dans les prépofés, doit feule retenir les jeunes Français qui ayant des reffources chez e u x , ont le defir de paffer en cette Colonie. O n fouffre que cinq cents fujets qui doivent être précieux à la France, viennent tous les a n s , fans ( 2 ) Toile t e i n t e , dont on fait beaucoup d'ufage dans les Isles.


S U R L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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é t a t , fans e m p l o i , fouvent fans aptitude, ou avant l ' â g e qui développe le germe des talens, languir ou p é r i r dans la Colonie ; on ne s'occupe point à les r e t i r e r de la mifere où les plonge une démarche i n confidérée. Toujours il en arrive, & tous fans deftin a t i o n , fans objet. Il femble qu'avant de fouffrir qu'un homme courre les rifques d'un

fi grand

d é p l a c e m e n t , il ferait important de favoir à quoi il voudrait s'employer, & s'il y ferait propre. U n homme laborieux qui vient à S. Domingue fans profeffion convenable, doit fe mettre au ferr i c e d'un cultivateur ; en fe comportant

bien,

il

pourra acquérir fa confiance, & dans le cas où il s'abfenterait, être chargé de la régie de fes biens : il pourra devenir propriétaire l u i - m ê m e , & s'il eft au fait de la culture, s'il fait fe ménager du crédit, il pourra entreprendre avec de faibles capitaux. Mais l'Econome d'une Sucrerie doit être debout jour & n u i t , faire chaque matin le tour de l'habitation à pied ou à c h e v a l , felon fon étendue, afin de connaître les travaux & d'étudier la maniere de les difpofer le plus avantageufement. Souvent on eft obligé de veiller la nuit à la fabricarion du fucre & à la conduite des Negres qui y travaillent. Pour mener une vie fi laborieufe, il faut être d'un tempérament robufte & n'aimer point le repos : dans les caféyeres & indigotteries, la conduite des travaux n'eft pas fi fatiguante, on a toujours le temsL IIJ


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C O N S I D É R A T I O N S

de dormir ; mais l'Econome gagne moins, & fes efpérances ne font pas femblables. En général le métier d'Econome eft eftimable; on pourra s'appercevoir dans les Difcours où je traite de l'agriculture, qu'il eft ami des arts. Il y a d'ailleurs dans les campagnes de S. Domingue des a g r é mens & une falubrité d'air que l'on ne peut trouver dans les villes, L a Colonie peut offrir des reffources aux jeunes gens que l'âge des plaifirs a entraînés dans l'excès du dérangement : s'ils ne quittaient pas la F r a n c e , l a mifere flétriffante leur ôterait pour jamais l'efpoir de recouvrer l'eftime publique ; mais ils peuvent redevenir utiles dans un pays où ils ne font point connus, où l'expérience du vice peut d'ailleurs être pour eux une leçon de fageffe. Il en eft auffi qui fauvés du décri général, & placés dans la Colonie par une injufte protection, croient avoir acquis le droit d'y donner impunément l'exemple des vices les plus dangereux, & d'ajouter aux fautes excufables de la jeuneffe, des actions qui deviennent criminelles dans un âge plus avancé. Ils veulent être la terreur des faibles & ne font que l'opprobre des gens vertueux. Si on continuait d'infecter la Colonie en p u r geant la Métropole, le défordre s'accroîtrait avec la population.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

167

O n voit encore arriver des hommes de cette claffe appellée n o b l e , pleins d'amour pour la p a r e f f e , & perfuadés qu'ils honorent le pays, auquel i l s voudraient faire fupporter le fardeau de leur exiftence : leurs titres ne raffafient que leur o r g u e i l , &

préfentent le déplorable fpectacle d'une vanité

égale à leur mifere. I l faut les occuper, & il y a des places que p l u fieurs d'entr'eux pourraient remplir par préférence : telles font celles d'Officiers dans la Maréchauffée. C e s emplois ne font pas affez confidérés peut-être ; l e s gardes qui veillent a la tranquilité publique font l e s plus utiles foldats. L e s autres, & même ce parti vaudrait

mieux,

peuvent s'occuper à l'agriculture & prendre la p r o feffion d'Economes ; elle ne déroge point a la n o bleffe, & convient à tous les hommes: un G e n t i l homme peut la faire avec honneur. S'il paraît o u blier fon rang pour ne s'occuper que du foin d'être u t i l e , on appréciera ce qu'il lui aura fallu d'efforts pour fe mettre au-deffus des préjugés de la naiffance & des vains preftiges d'une fauffe grandeur. I l fera d'autant plus eftimé, qu'il ne fe prévaudra point d'une diftinction qui ne peut être qu'une i n fulte générale fi elle n'eft pas le prix de la vertu ( 1 ) .

( 1 ) Autrefois l'oifiveté procurait à quelques gentils-

L iv


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C O N S I D É R A T I O N S

Perfonne ne doit être dans l'inaction : à S. D o mingue l'homme bienfaifant rend fervice fans craindre de faire des ingrats ; mais qu'eft-ce que rendre fervice à un Colonifte ? C'eft le mettre en état de travailler. O n ne fuppofe pas qu'il foit venu pour ne rien faire, dans un pays où tout le monde eft o c c u pé : s'il a fait vœu d'être à charge aux autres, on l'abandonne, on l'exclut de la fociété, comme la chenille fous la main du jardinier vigilant, eft d é tachée de la plante qu'elle s'attachait à ronger & qu'elle eût détruite.

hommes venus dans la C o l o n i e , les mêmes avantages q u e le travail & l'induftrie donnaient aux autres hommes ; mais beaucoup de roturiers étant venus faire à Saint-Domingue le rôle de gentils-hommes, qui leur paraiffait facile, les Tribunaux ont été obligés de faire contre les faux nobles des réglemens q u i ne font pas affez bien exécutés.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

L I V R E

T R O I S I E M E .

DE

L'AGRICULTURE.

D I S C O U R S

De

CEUX

169

l'Exploitation

P R E M I E R .

des

Terres.

qui cultivent une terre fertile ont un

grand avantage fur ceux qui l'ont défrichée : il faut donc faciliter les travaux de celui qui défriche. Il y a encore de grands terreins a défricher dans les parties de l'oueft & du fud de la C o l o n i e , & ceux qui en font propriétaires attendent impatiemment les forces néceffaires pour en tirer des productions. Il y a auffi beaucoup de terres qui ne p r o duifent pas a proportion de leur fertilité, parce qu'elles font mal cultivées, & que les propriétaires n'ont pas les moyens qu'il faudrait pour les mettre en valeur. Les eaux font mal dirigées, faute de quelques o u vrages de maçonnerie ; les travaux font multipliés, parce que les machines font infuffifantes : les plantations font mal entretenues & les habitans fans ceffe pourfuivis par des créanciers avides, qui s'enrichiraient en les facilitant, ne peuvent fe fervir de leurs revenus pour augmenter leurs forces ; en-


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C O N S I D É R A T I O N S

forte qu'il n'y a qu'une longue fuite de récoltes h e u reufes qui puiffe les tirer de l'oppreffion & pouffer leurs établiffemens. C'eft au milieu des entraves que tous les C u l t i vateurs fe font é l e v é s , & que les grandes plantations fe font formées ; la patience des habitans, la fertilité de la terre ont vaincu tous les obftacles. L a vigne quelquefois croît au milieu des ronces,

mais

elle languit pendant long-tems & fes fruits font tardifs. Le commerce national, qui s'affure de toutes l e s productions de la Colonie, voudrait encore étendre fes prétentions fur les fonds de la culture ; c'eft un affocié bien dur ( 1 ) . Les habitans en général ne retardent leurs p a i e mens que pour aggrandir leurs plantations : les con-

( 1 ) U n Marchand avait un jardin qui ne produifait rien ; il fit fociétc avec un Jardinier, & c o n v i n t de lui fournir des graines & des outils; mais il voulut s'emparer des fruits encore verds ; il criait fans ceffe : « rendez-moi ma g r a i n e , ou donnez-moi des fruits » . L e Jardinier était au défefpoir; le Curé de la paroiffe, homme de tête Se d'érudition, parvint à les mettre d'accord : « Mes enfans, leur d i t - i l , après boire, il eft » recommandé dans l'Ecriture, de ne point manger l e » bled en herbe, & les fruits avant la faifon de l a » maturité ». N o u s fommes les Jardiniers, les Marchands ne veulent point laiffer mûrir ; qui fera le Curé 2


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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m e r ç a n s profiteraient comme eux de cet aggrandiff e m e n t , & par une contradiction étrange, ils s'opp o f e n t à leurs travaux. L e s plantations de S. Domingue font de quatre efpeces : la canne à fucre, l'indigotier, le cafier & l e cotonnier : il n'y a prefque plus de cacaotiers, la culture du roucou efl abandonnée, & la fortie du tabac n'eft pas permife. L a culture de la canne à fucre efl la plus confidérable & la plus avantageufe. Celle du café aurait pu ouvrir un commerce utile entre la France & les nations étrangeres ; mais les plantations des Hollandais ont fi bien réuffi, celles des Colonies F r a n çaifes ont été fi multipliées, plufieurs G o u v e r n e mens ont pris tant de précautions contraires à la trop grande confommation du c a f é , que cette denrée de luxe eft tombée dans un aviliffement dont il n'eft pas vraifemblable qu'elle puiffe fe

relever

promptement. L'indigo efl ordinairement recherché ;

il offre au Cultivateur l'avantage précieux

pour les fujets d'une nation qui n'a point encore l'empire de la mer, de faire paffer en tems de guerre de grandes valeurs fur un petit nombre de vaiffeaux; mais c'eft une culture fi fragile ! les v e n t s , la pluie, la féchereffe, les infectes lui font également c o n traires, La prudence du Cultivateur, l'adreffe du F a b r i q u a n t , ne peuvent jamais fe repofer ni fur la qualité de la plante, ni fur leur propre expérience.


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C O N S I D É R A T I O N S

La nature des eaux influe encore fur la couleur de l'indigo, & toutes les terres ne font pas propres à cette culture. Toutes les circonftances fe réuniffent pourtant quelquefois, & procurent des récoltes abondantes : on peut avec cent Negres recueillir & fabriquer vingt milliers d'indigo ( 1 ) ; mais c o m bien de fois a-t-on travaillé a cette ingrate culture fans retirer les fiais ? Le coton vient dans la plus mauvaife terre, & la féchereffe ne lui fait aucun tort : ta pluie ne l'empêche pas de mûrir ; mais quand il eft mûr elle l e rougit & le gâte. Les vents nuifent à la récolte : elle fe fait le plus ordinairement dans les mois de Mars & A v r i l , & il eft rare que les vents foient alors dangereux. La canne à fucre eft un rofeau renforcé par des nœuds qui font très-rapprochés vers la racine

&

plus éloignés au milieu de la canne. Ces nœuds ne font que fur l'écorce & laiffent a la féve une entiere circulation : la hauteur des cannes eft de dix pieds dans les terreins humides : elles font plus petites ailleurs. Leur groffeur dépend auffi de la féchereffe ou de l'humidité du fol : elles renferment beaucoup

( 1 ) Vingt milliers d'indigo à 8 livres, prix affez o r d i naire depuis la paix, font 160000 l i v r e s , & le capital de cent Negres & d'une terre de 100 carreaux propres à l'indigo, n'eft que de 500 M.


S U R LA C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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de filets entourés d'une matiere fpongieufe qui r e tient une grande abondance de fucs. Les cannes & leurs feuilles font couvertes d'un poil imperceptible qui fe détache au frottement le plus léger ( 1 ) ; elles font pleines d'un fuc léger 8c clair, qui eft limpide dans les vaùTeaux & devient plus confinant à mefure qu'on le defféche ; c'eft une efpece de vin agréable & doux, qui s'aigrit & fe gâte en très-peu d e t e m s , & dont la quantité pourrait enivrer. En faire fortir l'eau 8c les parties hétérogenes, en conferver les fels, c'eft à quoi fe réduit l'art de faire le fucre. L a racine des cannes eft un tiffu de filamens & d e ramifications très-minces ; c'eft une efpece de chevelure : elle eft attachée à la fuperficie de la terre & ne pénetre gueres qu'à la profondeur de fept à huit pouces. L e cafier eft un arbufte dont le bois eft dur : il croît 6c s'éleverait jufqu'à vingt pieds, fi on n'avait pas foin de le réduire en buiffon : fa feuille eft a l l o n g é e , pointue & d'un verd fombre : elle jaunit dans les terres argilleufes, 8c toutes les parties de l'arbufte dépériffent alors. Sa racine pénetre à p l u fieurs pieds de profondeur dans la t e r r e , & fe gliffe dans les fentes des rochers ; mais dès qu'elle trouve ( 1 ) Ce font autant de petites lames d'une matiere dure, mais friable, qui pénetrent aifément dans la peau Se caufent an chatouillement très-incommode.


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C O N S I D É R A T I O N S

une réfiftance qui ne lui permet plus de s'étendre, l'arbre meurt. Il produit une fleur blanche dont le piftil fe transforme bientôt en une cerife, qui eft mûre quand elle a pris une couleur rouge très-foncée. C e t t e cerife renferme deux graines également couvertes d'une pellicule qui fe détache à la préparation. L'abondance des récoltes en café dépend principalement du terrein où le carier eft planté : il exige une terre graffe, un fol profond, & réuffit mieux dans les montagnes que dans le plat p a y s , parce qu'il ne peut être entretenu que par la fraîcheur & arrofé que par des pluies fréquentes. Il y a des terreins où le cafier périt en peu d'années ; dans d'autres il dure pendant quinze ou vingt ans : on peut prolonger fon exiftence en coupant le tronc au raz de la terre : il produit une nouvelle tige qui dure encore huit ou dix ans : il meurt enfuite &

laiffe une terre ftérile, qui ne peut plus

convenir à aucune des grandes cultures, fi ce n'eft à celle du coton. Les Commerçans préferent le café le plus n o u veau & le plus v e r d , celui qui a le grain le plus rond & le plus petit : cependant le meilleur fol produit le plus gros café ; plus l'arbufte a de f é v e , plus le fruit doit avoir de perfection : il fe deffeche en vieilliffant & n'eft plus fujet à perdre de fon


SUR

poids

L A C O L O N I E DE S. D O M I N G U E .

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: il fe dégage en féchant d'une partie des a c i -

d e s qui lui donnaient une âpreté défagréable, & l'expérience prouvera à tous ceux qui voudront la c o n f u l t e r , que le café le plus gros, le plus f e c , efl l e plus flatteur au g o û t , le plus fort & le plus clair après l'infufion ( 1 ) . L'indigo efl une plante f a i b l e , dont la tige ne s'éleve pas à plus de deux pieds : elle eft droite & fans moelle ; fon écorce eft grife auprès de la racin e , verte au milieu & rouge dans le haut de la tige : l e s feuilles font accouplées & en grand nombre ; elles font liffes, tendres, & attachées par des queues très-courtes : elles font plus ou moins allongées, felon l'efpece de l'indigo, franc, bâtard ou maron. I l y a fur les feuilles une farine légere qui centribue à la beauté de la teinture que l'on tire de cette plante. L'indigo bâtard ou maron leve plus facilement : il a les feuilles plus rondes, plus épaiffes & d'un verd plus foncé que l'indigo franc : la qualité d e la teinture qu'il produit eft inférieure ; mais elle a plus de péfanteur. O n eft affez dans l'ufage de mêler les deux efpeces en femant. D e u x mois après q u e l'indigo efl planté, il fe forme au haut de la tige des épis chargés de petites fleurs, dont le piftil fe change en des cofies qui renferment chacune huit ( 1 ) On préfere le café dont le grain eft petit, à caufe de la reffemblance avec celui-qu'on tire de i'Afie,


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C O N S I D É R A T I O N S

ou dix graines très-petites & femblables aux graines de navet. L e cotonnier eft un arbufte dont le bois eft creux &

fragile ; fa feuille eft grande & découpée ; fa

fleur eft couleur de foufre : elle a des étamines & un piftil qui fe change en une bogue un peu moins groffe qu'un œ u f de pigeon & plus pointue. Quand le coton eft f o r m é , il s'enfle dans la bogue & la fait crever : elle fe partage en trois. Le lendemain on peut commencer la récolte, pour éviter la p l u i e , qui tache & rougit le coton ; mais il faut obferver que les coffes foient entierement ouvertes : il y a du coton blanc, du coton rouge, qui eft plus r a r e , & dont l'exportation n'eft point permife (1) ; & e n fin une troifieme efpece appellée coton de f o i e , dont le fil eft fi d é l i é , qu'il ne pourrait être employé à aucun des ouvrages d'utilité commune. D'après cette idée générale des quatre fortes de plantations qui font la richeffe de la C o l o n i e , i l faut approfondir la maniere de les cultiver. Dans les quartiers où l'on arrofe, il faut, avant de planter les cannes à fucre, niveler le terrein, afin de connaître l'endroit le plus élevé, & d'y conduire l'eau pour l'en faire découler dans toute l'étendue du champ. La meilleure méthode eft de divifer chaque (1) Le coton de cette efpece viendrait très-bien à S. D o m i n g u e , fur-tout dans la partie de l'Oueft, & il eft d ' u n bon ufage.

pieces


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 177 piece de cannes en planches de trente-cinq pieds de largeur fur la longueur de cent pas. Entre les planches on ouvre des canaux ou rigoles , & on laifle autour de la piece de cannes une allée de vingt ou vingt - quatre pieds. Chaque planche aboutit à un canal plus large & plus profond que ceux dont elle eft bordée dans fa longueur ; ainli on arrofe toutes les planches, en bouchant fucceffivement ce canal d'une rigole à l'autre. Cette méthode exige des travaux & de l'intelligence dans celui qui les conduit. La formation des canaux & des rigoles, qui fe font avec la houe (I) , demande des Negres adroits. Les divifions méthodiques dans les plantations en cannes à fucre, font avantageufes au Cultivateur, par les intervalles mêmes qui ne produifent rien. Dans les champs qui ne font point divifés en planches (2.), les cannes des bordures font celles qui viennent le mieux ; l'air ne pouvant agir que par fa pefanteur au milieu des champs, ylaiffeles plancations dans un état de langueur. (I) ll y a des Negres qui ont une adrefle furprenante à manier la houe, & il n'eft pas poffible de defirer plus de célérité dans ce genre de travaux que l'on en trouve parmi les Negres de la plaine du Cul-de-fac. (a) Tels font la plûpart de ceux de la partie du nord où les canaux d'arrofage font rares.

Tome l,

M


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C O N S I D É R A T I O N S

On plante les cannes de boutures tirées du haut de celles qu'on vient de couper. On couche deux ou trois boutures dans des folles de la profondeur de fix pouces ou environ fur dix-huit de long 6k douze de large , & on laiffe d'une fofle à l'autre deux pieds & demi ou trois pieds de diftance. Les boutures étant légèrement couvertes de terre , il en fort autant de tiges qu'elles ont de nœuds : chaque fofle eft ordinairement garnie de dix ou douze jets. Toutes les foffes doivent être rangées fur des lignes parfaitement droites. Les habitans dont les champs font arrofés & diftribués par planches , mettent ordinairement dix rangs dans les planches, & quelquefois douze. Dans ces habitations, on entend ordinairement par piece de cannes un champ féparé par des allées du refte de l'habitation , contenant 500 pas de long fur 100 de large , c'efVa-dire, cinq carreaux ; enforte que chaque piece de cannes peut être djftribuée en cinquante planches. On defirerait trouver par-tout lamême régularité. Dans les quartiers où l'on ne peut arrofer, on plante fans niveler , fans ôter même les pierres qui fe trouvent dans les champs ; on obferve feulement que les rayons foient droits pour la facilité de la farclaifon. La grandeur des champs & leur largeur n'ont pour regles que la fantaifie : il n'y a point de fubdivifions, Ôc les cannes viennent comme elle


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 177

peuvent ( i ). Heureux ceux qui n'ont pas befoin d'arrofer leurs terres ! plus heureux ceux qui ont befoin de canaux darrofage, & qui peuvent les pratiquer ! La canne, une fois plantée, n'exige d'autres foins que la farclaifon dans les fix premiers mois. Il faut dix-huit mois pour qu'elle parvienne à fa maturité : on la coupe, & la fouche donne de nouveaux jets bons a couper au bout de quinze mois. Dans les terreins neufs 6k humides, les rejettons donnent autant de fucre 6k deplus belle qualité que les grandes cannes. Dans les terreins arides 6k fablonneux , où il eft principalement néceffaire d'arrofer, les cannes donnent de très-beau fucre ; mais les rejettonsrendent peu. Les premiers rejettons fourniffent à (3) Dans la plaine du Cap la culture eft tout-à-fait désordonnée ; on ne s'attache qu'à la préparation du fucre , fans s'inquiéter de la perfection des cannes : on laiffe à peine des allées, parce qu'on s'imagine qu'en multipliant les plantations, on multiplie les productions à recueillir ; le fol haut & bas n'eft point applani dans les endroits où il pourrait l'être , ni faigné dans les endroits marécageux : aufli l'avis des Colons les plus anciens 6k les plus expérimentés eft qu'un tiers des Sucreries de la plaine du Cap donne douze pour cent de revenu, tous frais déduits , & toutes les autres huit pour cent. Le produit eft à proportion plus confidérable dans la par tie de l'oueft.

M ij


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C O N S I D É R A T I O N S

peu près les deux tiers de ce que les grandes cannes ont donné. Les feconds rejettons produifent encore moins : i l faut alors faire arracher les fouches & replanter. Il y a des terres où une piece de cannes peut durer huit ans. Quelques habitans ont attendu avec fuccès les fixiemes rejettons. Voilà à peu près tout ce qu'il eft néceflairede favoir fur la culture des cannes. La récolte s'en fait toute l'année , & dans une grande habitation il doit toujours y avoir une piece de cannes bonnes à rouler. On ne s'apperçoit pas, du moins a S. Domingue , qu'il y ait une faifon particuliere pour leur maturité : cependant l'ufage des Colonies Anglaifes eft de planter les cannes de maniere que le tems de la plus grande récolte fe trouve dans les mois de Mars 6k d'Avril , & cet ufage eft naturel pour toutes les habitations où on n'arrofe point , a caufe des pluies , qui commençant a tomber fréquemment dans les mois de Septembre & Octobre , marquent le tems de la plantation , & conduifent néceiTairement celui de la récolte au mois de Mars & d'Avril. L'entretien des canaux 6k des chemins, la récolte prefque continuelle de cannes, 6k les travaux de la préparation, demandent des atteliers nombreux : i l faut en tirer les Cabrouetiers , les Sucriers , les Gardeurs des befliaux & des barrieres, les Tailleurs de haies, les Charrons, Forgerons , Char-


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE 181 pentiers, Maçons, Tonneliers, Doleurs, les Hofpitalieres , les domeftiques néceffaires à la maifon du maître & les malades , qui font toujours un fur quinze ; enforte qu'un habitant Sucrier , dont le capital en Negres eft de quatre cents mille livres , ne peut pas mettre ordinairement plus de foixantedix Negres au jardin (i)-, comprenant les femmes enceintes , les nourrices & les enfans au-deflus de douze ans. Mais l'habitant qui peut, dans le temps de la roulaifon , employer foixante-dix Negres à couper ou planter des cannes ,& fournir des Negres à tous les poftes &: dans les bâtimens , peut retirer d'un bon terrein jufqu'à cinq cents milliers de fucre terré. J'ai dit qu'il fallait arracher les fouches avant de replanter; cependant l'ufage le plus, fuivi eft (i) Trente Negres aux cabroüets & dans les bâtimens . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aux Poftes, dix Negres A l'Hôpital ou Marons, quinze Negres . . . Enfans & Domeftiques Soixante-dix au Jardin

90 m; 15 30 40 140 515 m.

Tel pourrait être-un.attelier choifi par un habile cultivateur & bien adminifrré ; mais prefque tous les atteliers de la Colonie ont coûté plus cher , & font embarraffé de Negres languiffans, d'enfans & de vieillards , qu'il ne faut point compter par leur nombre.

M iij


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de mettre le feu aux pieces de cannes que l'on veut replanter. Cette méthode eft vicieufe, elle brûle la fuperficie de la terre, & le feu des fouches elt fi violent, que les pierres qui fe rencontrent font fouvent changées en chaux; on en trouve de vitreifiées. Il vaut mieux arracher les fouches, quoiqu'il en coûte des travaux, parce que la terre fe trouve plus facile a préparer pour la plantation fuivante , & les- fouches mifes en tas, deviennent en féchant, le meilleur chauffage que l'on puiffe employer pour la fabrication du fucre ; mais les habitans qui n'ont pas de grandes forces, ne peuvent pas, fuivre cette méthode. Les cannes, dans leur maturité, font allez fortes, pour qu'aucun homme ne puiffe les rompre fans effort ; on fe fert, pour les couper, de ferpes ; ce font des couperets forts dans leur enmanchure, & très-épais par le dos, de la largeur de quatre a cinq pouces en arrondiffant vers le bout, & de trois & demi feulement, auprès du manche, fur dix à onze pouces de lame. Les Negres, rangés en ligne, coupent les cannes & les dégagent de leurs feuilles, & des têtes qu'ils laiffent éparfes fur le champ ; elles font chargées par paquets fur les cabroüets, qui les portent au moulin. Nous parlerons dans la fuite de la maniere dont, le fucre en eft extrait.


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L'indigo, une fois réuffi, peut dans les années pluvieufes, être coupé cinq fois. Il demande une terre broyée & légere. Les Negres , reculant fur une ligne , ouvrent avec la hoüe des trous à un pied l'un de l'autre, de la profondeur de deux pouces 6k demi. Les Negrillons qui les fuivent , mettent dans chaque trou quatre à cinq graines , & les Négreffes les couvrent avec la terre qui s'éleve fur le bord des trous, c'eft ce qu'on appelle planter ; cette plantation fe fait dans l'automne , ou au printems. L'indigo leve, ou ne leve pas, fuivant le tems ; une pluie légere le fait lever en quatre ou cinq jours ; mais on plante quelquefois toute l'année , fans faire une feule coupe. S'il réuffit, on s'occupe à farder fans celle ; car l'indigo efl une plante fi faible, que la moindre herbe l'empêche de croître ; enfuite i l vient un vent de Sud, qui brûle tout le jardin, ou bien la chenille ne laiffe que des tiges dépouillées de leurs feuilles, ou les vers piquent la racine 6k l'herbe meurt. Si pendant deux mois on a fçu fe préferver de tous ces accidens, il faut bien épier le tems où la tige commence à fe fortifier , où les bourgeons d'où fortiront les fleurs, fe forment fous les feuilles ; car fi on laiffe paffer l'indigo de fix jours feulement, la récolte eft infructueufe. Lorfque l'indigo eft prêt à fleurir, on le coupe M iv


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avec des couteaux courbés , ou plutôt des ferpettes ; & les coupes pourraient fe renouveller de fix en frx femaines , pendant deux ans, que les premieres racines peuvent fournir des tiges , fi le concours des accidens, n'arrêtait pas cette r é colte fuivie. Après deux ans la plante dégénere ; il faut la renouveller. Le fol qui produit de l'indigo, s'épuife en fept ou huit ans , & il faut avoir des terreins neufs, que l'on puiffe cultiver, en attendant que la terre ufée ait repris des fels, par des plantations de patates, dont les cultivateurs font dans l'ufage de la couvrir; les patates pouffent des liennes chargées de feuilles rondes , larges & épaiffes, qui forment un tapis, & entretiennent la fraîcheur de la terre : brûlées d'abord par la chaleur du foleil, & pourries enfuite par l'humidité, ces feuilles engraiffent la terre , & la mettent bientôt en état de donner de nouvelles récoltes. On peut renouveller ainfi, les indigoteries jufqu'à trois fois, mais enfin elles deviennent ftériles, Le cafier fe plante quarrément, ou en quiconce , en fortant des pépinieres. Il faut que les graines que Von emploie pour former ces pépinieres foient fraîches , & encore dans la cerife , autrement elles ne leveraient pas. Les plans fe mettent ordinairement; a douze ou quinze pouces de profon


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deur dans la terre , & à fept ou huit pieds de diftance. Le cafier réuffit bien fur les collines & les montagnes, où les pluies font fréquentes, & les eaux s'écoulent facilement : il ferait inutile de l'arrofer, parce que les feuilles & les branches ont plus befoin d'eau que la tige. L'expofition la plus favorable pour cette plantation, eft l'afpect du foleil couchant ; il faut le farder avec -foin, tant qu'il efl faible : on doit l'arrêter a une certaine hauteur ; les uns difent à quatre • pieds, d'autres à cinq, mais je crois qu'il faut uniquement confidérer la nature du fol : dans quelques terreins, le cafier n'excéderait jamais la hauteur de dix pieds ; dans d'autres, il s'élèverait jufqu'à vingt pieds ; quoi qu'il en foit, i l faut toujours l'arrêter, de maniere qu'on en puiffe cueillir aifément le fruit ; il ne faut pas non plus s'en tenir abfolument à ce que nous avons dit, fur la diftance que l'on doit laiffer • entre les arbres. Dans les terres les plus fertiles l'arbre efl gros, fes rameaux font longs & multipliés , ils fourniffent de groffes cerifes, dont on tire plufieurs livres de graines ; dans d'autres, l'arbuffe rampe pour ainfi dire, fa tige eft faible , fes rameaux dépouillés de feuillage , les , fruits rares & petits, Il faut une grande terre pour donner de la fubftance à un arbre touffu ; . i l en faut moins pour arbriffeau,

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Le cafier commence à produire la troifieme année, mais la récolte n'eft abondante que la cinquieme : il eft quelquefois attaqué des vers qui le détruifent par la racine ; une longue léchereffe le brûle; il ne dure que vingt ans. Celui qui fait des plantations en café , ne peut donc pas efpérer une longue fuite de récoltes ; malgré cela, cette culture deftructrice avait féduit une grande partie des habitans. Elle convenait fur-tout à ces Européens, qui ne feront jamais qu'étrangers dans la C o lonie , a des hommes que le défir de retourner dans leur patrie, rend avides de jouir, & peu jaloux de conferver : il ont tous été éblouis par des récoltes prodigieufes, qui le vendaient à un prix exceffif. Ils y ont employé, depuis la paix, d'excellentes terres, & plus de quarante mille Negres, dont i l eft mort une grande partie ; ils ne prévoyaient pas que cette denrée de luxe, étant mieux connue & multipliée , tomberait en difcrédit. Les plantations de la Guyanne hollandaife, qui font auffi productives que celles de Saint - Domingue , & s'exploitent à. moindre frais, ont renverfé toutes leurs efpérances (i).

(l) La Colonie & le commerce de France fouffrirent de les avoir adoptées. La traite des Noirs commence à de-.


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L e cotonnier fe plaît dans un fol ufé, fec , ou pierreux ; & s'il réuffït dans un terrein neuf & fertile, en pouffant plus de bois, i l donne moins de fruits. La culture du coton devient par cela même une reffource précieufe. C'eft au printems qu'on plante ordinairement le cotonnier : on jette fept à huit graines dans des trous éloignés les uns des autres de fept pieds & demi, ou environ. Il fort peu de jours après, de chaque trou, une petite pépiniere qui forme un bouquet ; on ne laiffe croître que deux ou trois tiges des plus fortes ; les autres font arrachées. Au mois d'Août, le cotonnier eft grand , & alors on a foin de couper le haut de la tige. On lui donne une nouvelle taille au bout d'un mois, en forte qu'il fe trouve arrêté à la hauteur de 4 pieds ; le bois qui porte fruit, eft celui qui poulie après cette derniere taille. Il faut que cet arbufte foit farclé de maniere à n'être pas embarraffé par venir difficile, fur-tout pour les Français. Dans de telles circonftances, le mauvais emploi de quarante mille Negres porte un grand préjudice. Les Negres fe font vendus à un prix trop cher pour la culture même du fucre, à des habitans qui n'avaient d'autres reffources que l'efpoir des récoltes en café ; & cet efpoir étant détruit, l'avidité du Marchand eft trompée.


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de mauvaifes herbes. La récolte fe fait dix mois après la plantation, & plutôt dans quelques terreins. Telle eft la culture des plantations de la Colonie ; les préparations qui fuivent la récolte exigent plus de foins. I l eft malheureufement des pays où l'on acquiert rarement de grandes richeffes, fans de grandes injuftices : i l en eft autrement à Saint-Domingue ; c'eft le travail, la probité, la juftice qui peuvent les donner. Demandez des fruits a la terre , demandez-les avec un foin perfévérant ; il' n'y a point d'exemple qu'elle en ait réfufe ; vous n'aurez pour en jouir aucune mauvaife action a vous reprocher. La culture des terres a Saint-Domingue , eft fi fructueufe, qu'on doit s'étonner qu'il refte encore des terreins à défricher. La dureté des commerçans nationnaux & leur peu d'habileté dans la traite des noirs , ont beaucoup rétardé les établiffemens ; cependant i l ne faut pas que les agriculteurs en foient découragés : la frugalité, le travail & la modération, font les commencemens de la fageffe ; fi les richeffes viennent enfuite , celui qui les reçoit n'en peut faire qu'un, bon ufage ; fes befoins ont des bornes & fa bienfaifance n'en a pas (*). (i) Ces maximes font excellentes ; mais elles ne font gueres fuivies par les habitans de la Colonie, le deTor-


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Noublions jamais ce bon vieillard, qui fit croire à fes enfans, qu'il y avait un tréfor dans leur champ; il les rendit modérés & laborieux; ils remuerent tout leur héritage , & l'abfence des richeffes qu'ils cherchaient leur en fît trouver de plus grandes. Livrés a la même recherche , actifs & modérés comme eux , remuons toutes nos terres, ne laiffons pas le moindre efpace inutile, & nous découvrirons de nouveaux tréfors. dre , la témérité des engagemens , l'inexpérience , le tumulte des paffions, la débauche & la cruauté fe mêlent trop fouvent aux principes de leurs établiffements.


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DISCOURS II. Des moyens de fertilifer

L A fécondité qui nous étonne eft prefque par-tout une fécondité créée : des bras induftrieux enrichiffent la nature ; fi le fol préfente des inégalités , i l faut les applanir & ne laiffer de pente que celle qui eft néceffaire pour la facilité d'arrofer : c'eft dans tous les pays un des plus grands moyens de fertilité. Il ne faut pas que l'homme ambitieux, qui entreprend de cultiver les terres de S. Domingue , fe perfuade que ces terres heureufes répondront a fes vœux , fans exiger de lui les travaux, les remarques , les foins multipliés qui font ailleurs l'étude principale du Cultivateur : s'il eft dans cette erreur, il faut le détromper & lui faire connaître le champ fur lequel il peut fonder de légitimes efpérances. Le fol de la côte de S. Domingue eft en général une couche plus ou moins profonde de tuf, d'argile ou de fable , fur un fond de roc vif ; une argile friable, & qui n'eft pas trop humide, fe mêlant avec les feuilles & les débris des plantes , a formé dans plufieurs quartiers une couche de terre épaiffe; dans d'autres endroits une argile très-graffe fe mêle


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avec le fable de la mer : le tuf a lui-même de la fécondité , il reçoit beaucoup de modifications del'humidité qui le brile & le divife en petites parties , ou du fable 6k des végétaux ; mais par-tout o ù le tuf & l'argile ne comportent point de modifications , les plantes croiffent difficilement. Le fol de S. Domingue eft extrêmement varié au Port-au-Prince : il produit des légumes, qu'il refufe aux jardiniers des environs du Cap ; du rocou à Léogane, il n'en vient point au Cul-de-Sac ; du coton aux Gouaives, 6k prefque point ailleurs ; du fucre brut dans la partie de Toueft, & peu dans les parties du nord 6k du fud (1). J'ai dit précédemment que la canne n'a pour racine qu'une efpece de chevelure , qui ne pénetre pas ordinairement a plus de fix ou fept pouces dans ( 1 ) Le fol eft moins varié dans les montagnes : elles font couvertes de bois durs eutrelaffés de liennes : quand on commence à les défricher, la décompofition des feuilles & des branches que le tems a pourri, procure une végétation prodigieufe. Les plaines produifent plus ordinairement des bois mous ; il y en a qui ne préfentent que des herbes rares & de grands végétaux moelleux & fucculents, tels que les torches & les raquettes. Comme les terreins des plaines de St. Domingue offrent des productions plus riches , plus utiles que celles des montagnes , nous nous Tommes attaché principalement à confidérer les moyens de les fertilifer.


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la terre : c'eft donc des fels répandus fur la fuperficie de la terre que dépend la réuffite de cette premiere des plantations : l'art de fertilifer en ce genre eft d'entretenir fuperficiellement une fraîcheur & une humidité convenables pour foutenir la végétation. Il y a à S. Domingue des plaines où l'on ne voit que du fable : des herbes faibles & defféchées , courbées fans ceffe par un vent fort & brûlant, des torches & des raquettes font les feules plantes qui ôfent s'élever a quelque diftance du fol. Ces terres qui paraiffent ftériles , feraient au contraire trèspropres à former des établiffemens en fucrerie , fi l'on y conduifait des eaux. Les terres falineufes , quoique couvertes d'herbes fucculentes , ne font pas auffi précieufes : la canne , au lieu de végéter dans les tems pluvieux , y eft fujette à moueller & jaunir, parce que l'eau féjourne au-deffous de fa racine : dans la féchereffe elle languit & ne mûrit pas ; la canne fe refferre à la fuperficie , & étrangle , pour ainfi dire, la canne en fe refferrant. En général toutes les terres qui fe durciffent & fe fendent dans le tems fec , ne conviennent point à la culture du fucre. Les terres graffes & neuves , quoique d'ailleurs fertiles, font d'une exploitation défagréable pendant les premieres années, les cannes font d'une hauteur & d'une groffeur prodigieufe ; elles ne rendent


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rendent que peu de fucre : il eft noir, gras , fans faveur ; il n'a point de qualité : il eft difficile a fabriquer & même fujet à brûler dans les chaudieres. Dans de femblables terreins, il eft plus avantageux de rouler les premieres cannes en fyrop, que de s'obftiner à vouloir en tirer de bon fucre. Des fourmis d'une efpece particuliere s'attachent prefque toujours à dévorer les premieres plantations qu'on y fait ; mais on parvient à les détruire en mettant le feu dans les champs ; ce qui, en raifon de l'efpece d u fol, ne peut que le rendre meilleur. Les terres grifes , mêlées d'un fable fin , font les plus recherchées : les cannes y viennent très-bien fans qu'on les arrofe , & les arrofemens y produifent encore de bons effets ; le fucre y eft beau & facile à fabriquer ; les grains font autant de cryftaux. Les plantations en vivres n'y réuffiffent que quand elles font fréquemment arrofées par les pluies ou par les mains des Cultivateurs. On peut fertilifer les terres compactes & argilleufes ; mais elles enrichiraient difficilement celui qui les cultiverait. Les terres rouges valent mieux ; cependant elles ne font jamais bien productives. Le tuf ne produit rien. On pourrait fans témérité entreprendre la culture de cette favanne immenfe qui fépare le quartier des Gouâves de celui de S. Marc (1) , fi quelque (I) La favanne défolée.

Tome

I.


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riviere pouvait l'arrofer ; la ftérilité apparente d'un terrein fablonneux ne doit pas décourager , on peut y planter des cannes , pourvu que fans ceffe elles foient noyées : l'eau ne s'amaffera point fous les racines , l'eau fe perdra dans un fable profond. L'eau ne fertilife les terres que parce qu'elle eft remplie de parties ignées. Il y a également un feu caché dans le fable : i l eft poreux , & l'eau le pénètre dans tous les fens : les fels & l'efprit de végétation qu'il renferme fortent alors avec abondance & remplirent toutes les parties de la plante dont il environne les racines. Ce que nous venons de dire de la végétation dans les terreins fablonneux , eft démontré par l'expérience comme par le raifonnement. L'herbe vient principalement dans les terreins froids : il n'en eft pas ainfi de la canne à fucre. Il n'y a point de verdures dans les plaines de Gallet & de fable ; mais i l y a des plantes qui tirent mille fois plus de fucs. Les torches , les raquettes , font pleines d'un jus abondant 6k vifqueux : elles produifent des fruits doux 6k pleins de laveur ; & c'eft une vérité connue de tous les Colons expérimentés , que par-tout où vient la raquette, la canne a fucre vient auffi. Il faut cependant obferver que la raquette n'exige pas beaucoup d'eau : elle vient très-vîte & croît à la moindre pluie. Les cannes prendraient bien dans la même terre, fi on les plantait dans le tems de la


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pluie ; mais elles périraient bientôt, f i , pour les conferver , on n'avait pas le loin de les arrofer , parce que leur croiffance eft moins prompte. lI y a des Sucreries au milieu des favanes du Blond , au quartier du Cul-de-fac ; auprès des haies verdoyantes & fleuries dont elles font entourées , on ne voit que du fable ; tout annonce l'aridité : cependant à quelques pas le fol efl chargé des plus riches productions ; on replante les cannes à toutes les roulaifons ; on les arrofe fans celle & on recueille tous les ans des millions de fucre. Dans de femblables terreins on fait de beau fucre dès la premiere année ; i l n'eft point chargé d'eau ni de pairies étrangeres, & pour conduire les cannes à leur maturité , il fuffit de laiffer paner quelque tems fans les arrofer. Il faut bien fe garder de mettre le feu dans les champs après que les cannes ont été coupées ; car il ne relierait que de la cendre , du charbon & de la chaux, & l'eau n'en ferait qu'une pâte ftérile : mais i l faut arracher les fouches & laiffer les feuilles éparfes dans les champs , y épancher enfuite les eaux qui, en les pourriffant j fourniront le meilleur engrais. Dans les premieres années d'un établiffement en fucrerie formé au milieu des fables, i l faut replanter de nouvelles cannes à chaque récolte , parce Nij


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que les rejettoris uferaient inutilement la terre : mais après quelques années, quand la pourriture des végétaux a donné confiltance de terre a la profondeur de fix pouces fur toute la fuperficie, on peut demander aux mêmes plantations jufqu'à trois récoltes. Les Sucreries perdent rarement de leur fertilité entre les mains d'un habile Cultivateur. Ce font les plantes qui exigent beaucoup de farclaifons, & qui laiffent le fol à découvert, qui ufent la terre. La - plante qui exige le moins d'être farclée & qui entretient les fels végétaux , en les couvrant de fes feuilles, perpétue la fécondité. Il faut fur-tout ret nir que la décompofition de ces mêmes feuilles, après la récolte , eff néceffaire à la réproduction des cannes à fucre (l) ; & ne les brûler que quand elle fe trouvent fur ces terreins humides, dont il faut divifer & brifer les parties , ou qui font attaqués d'infectes, s

( l) Quelques Colonies ont entrepris de renouvelle des; erres ufées, plutôt par de faux travaux , que par les récoltes qu'elles avaient produit, en employant le varech; cette méthode ne vaut rien. Le varech corrompe le fol, & ne lui donne qu'une chaleur momentanée d'ailleurs, il communique au fucre une âcreté, qui Ôte toute fa valeur. On ne s'eft jamais fervi devarechà Saint-Domingue : les patates, les cannes & l'eau en pourrit les feuilles, voilà les meilleurs engrais.


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C e s terres remplies d'une eau épaiffie , & qui ne circule que très-peu , fe refroidiffent tôt ou tard ; mais un terreau léger qui recouvre du fable 8c des roches brifées à la profondeur de dix toifes, ne fe refroidit jamais ; l'eau s'y introduit de toutes parts , & y produit toujours une fermentation égale , fans jamais s'y repofer. Celui qui a pu en tirer deux récoltes avec la facilité des arrofemens, y trouvera toujours des richeffes nouvelles s'il peut conferver la même quantité d'eau. Mais on a dépouillé les montagnes des arbres fourcilleux qui en faifaient l'ornement : on a tari les rivieres à. leurs fources ; l'ifle la plus arrofée de l'Archipel Amériquain , ne le fera bientôt plus allez fur les côtes Françaifes, & les tréfors de la Colonie diminueront fenfiblement. O Cafier , funefte préfent de l'Arabie \ comment dédommagerez-vous les Colons de ce que vous leur avez fait perdre ? les beftiaux que l'on entretenait dans les bois , les animaux fauvages & peu féroces dont ils étaient remplis , les matériaux qu'ils devaient fournir pendant une infinité de fiecles ,les rofées qu'ils recueillaient dans l'étendue de leurs feuillages , les ruiffeaux qui s'enflaient fous leur abri, les hommes qui devaient être employés aux travaux les plus utiles, vous avez tout dévoré , tout détruit (l). (l) Le cafier eft le feul arbre, le feul des végétaux à

Niij


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Dans les terres falées & compactes , l'herbe reverdit dans .les pâturages auffï-tôt que la pluie a tombé : cependant les cannes à fucre dépériffent à vue d'œil : on les arrofe, & leur dépériffement n'en eft pas moins prompt ; c'eft que le fol n'eft point propre à cette culture, & on ne peut l'améliorer. Si on fait des faignées , pour noyer enfuite la terre & tâcher de la corriger en l'égouttant , on ne fait que délayer de la boue ; fltôt que cette terre a touché l'eau, elle ne s'en fépare plus : on fera donc réduit à planter dans un lac? & rien n'y viendra. Si l'on y met le feu , cette terre fe durcit & fe cuit , pour ainfi dire: on ne peut ni la brûler ni la divifer. Si le terrein était marécageux fans être faumâtre , on parviendrait plutôt à l'améliorer ; il fuffirait de l'entourer par des foffés profonds : mais pour faire croître des cannes a fucre dans un terrein argilleux & falé, on ne peut employer d'autre reffource que celle d'y rapporter des fables & d'y faire paffer la charrue : il ne faudrait jamais y mettre ni S.Domingue, dont la racine pénetre à quelque profondeur. Le bois de fer, l'acoma qui fe pétrifie dans la terre, n'ont pas des racines profondes ; ils les étendent fur un grand diametre,qui leur fert, pour ainfi dire, de piédeftal ; mais le cafier enfonce profondément les fiennes, pour 2bforbcr tous les fucsdela végétation; la moindre partie de la feve qu'il retient, fuffirait aux plus grands arbres : la fureur de cette plantation a caufé de grands ravages.


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le feu ui l'eau ; les récoltes n'y feraient jamais égales ; les rejettons y viendraient mal : cependant avec le tems & de grands travaux on pourrait y former d'utiles établiffemens. En cherchant un terrein plus heureux , nous rencontrons un fol gras & noyé. Après avoir abbatu des mangliers que plufieurs hommes ne pourraient embraffer , nous y pratiquerons des égouts ; des terres relevées ôteront la communication aux marécages voifins. Le feu embrafera toutes les branches des arbres abbatus, & la terre prendra la couleur de la fuie. Les cannes y croîtront : mais en les voyant groffir avant le tems , on connaîtra facilement que le fol eft trop humide : en faifant des foffés à la profondeur de fix pieds dans le milieu des champs de cannes , on y trouvera peut-être l'eau. I l faut en creufer dans toutes les allées qui entourent le champ à huit pieds de profondeur, les premiers s'égoutteront dans ceux-ci, & enfin les rigoles tirées le long des planches y porteront leurs eaux. Alors ouvrant toutes les éclufes, on defféchera la terre a force de la noyer, & on lui donnera même une légéreté qu'elle n'avait pas. C'eft ainfi que le Cultivateur induftrieux fait couler les rivieres où étaient les lacs & les marais. En commençant l'exploitation d'un terrein marécageux & couvert de grands arbres , il y a de grandes précautions a prendre pour la confervation des


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Negres qu'on y emploie : il ne faut pas fouffrir qu'ils demeurent fur le fol que l'on dégrade ; il faut au contraire leur faire conftruire des ajoupas dans un endroit éloigné & fur un tetrein depuis longtems découvert ; ils ne doivent commencer à travailler qu'après le lever du foleil : il fort toujours des vapeurs épaiffes d'un fol humide, qui eft expofé pour la premiere fois à la chaleur des rayons ; mais ces vapeurs font diffipées pendant le jour, & ne retombent que dans la nuit où la bife eft moins forte , c'eft-à-dire, où le vent qui regne du fud-eft au nord-cil fe fait moins reffentir. On peut employer la charrue dans les terres humides & fortes ; mais il ne faut pas que le foc pénetre a plus de fix pouces. Les premieres cannes que l'on y recueille ne peuvent être roulées qu'en fyrop, & ce n'eft qu'à la quatrieme ou la cinquieme récolte que l'on en peut tirer du fucre marchand. Il n'eft pas néceffaire de replanter fouvent, & on peut ordinairement attendre les quatriemes rejettons. I l eft bon d'y faire paffer le feu toutes les fois qu'on eft obligé de replanter, parce que cela en divife les parties : quand elles font defléchées & couvertes de cannes ,il ne faut y employer l'eau qu'avec beaucoup de ménagemens. On ne peut les égoutter, les purger des eaux croupiffantes qu'en y verfant des torrens : en les arrofant comme on fait d'autres terres , elles retiennent prefque toujours une trop


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grande quantité d'eau. Enfin , quoi que l'on faffe , ces terres ne feront jamais bien convenables à la culture des cannes à fucre. Une terre grife, légere, friable, voilà la fource des tréfors. Heureux celui, qui dans la plaine du Cul-de-fac , au Boucaffin , dans la plaine à Jacob , peut retirer foixante milliers de fucre d'une piece de cannes de cinq carreaux ! fa terre ne s'épuifera qu'avec l'eau qui la fertilife : qu'il ne porte point envie aux habitans de laplaine du Cap, le féjour des eaux dans l'inégalité de leurs champs , pendant les mois de Décembre & Janvier, refroidira toujours leurs terres : la féchererTe des mois de Juin & Juillet les découragera toujours ; leurs Negres ne feront jamais certains de trouver des alimens dans toutes les faifons. Celui qui arrofe ne craint point la féchereffe, & i l égoutte fon terrein quand il lui plaît. Ses Negres font toujours dans l'abondance : il eft obligé de niveler , de tracer & d'ouvrir des canaux, d'applanir des terres ; mais ces grands travaux produifent beaucoup de fruits. I l y a deux efpeces de terres rouges : les unes font argilleufes & faumâtres ; d'autres font mêlées de fable. Celles-ci font productives ; les autres feront toujours des terres à pot. Ces fortes de terres ne font pas propres à recevoir beaucoup d'eau : la charrue les divife & les rend affez fertiles ; mais


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elles conviennent bien mieux à la culture des patates & du manioc , qu'à celle du fucre. Les canaux d'arrofage font les principaux inftrumens de la culture en fucrerie , puifqu'il s'agit d'accroître fans ceffe une plante naturellement humide , un véritable rofeau dont la racine ne tient à la terre que fuperficiellement ; mais il faut que cette terre ait beaucoup de chaleur, qu'elle s'égoutte facilement, & que l'eau ne faffe qu'en augmenter la fermentation. Les terres de la Côte Françaife de S. Domingue réuniffent en général toutes les qualités néceffaires pour la culture ; mais le fol eft varié plus qu'on ne faurait dire , il y a une infinité de modifications dont il n'eft pas facile de juger au premier coup d'œil. On doit feulement retenir qu'un terrein n'eft propre à la culture du fucre,que quand il renferme une chaleur continuelle , une forte d'embrafement intérieur ; que quand l'eau en accroît la fermentation , & quand elle s'égoute en peu d'heures. Les obfervations qu'on peut faire fur ces principes , i n diqueront facilement les moyens de fertilifer & de donner aux terres les qualités dont elles pourraient manquer (i). ( i ) Nous ne dirons rien de particulier fur la maniere de fertilifer dans les autres genres de culture : nousavons déja indiqué la maniere de réparer les terres


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I l eft bien important que l'eau , qui devient a S. Domingue le plus grand reffort de la culture , foit egalement diftribués à tous ceux qui peuvent en faire un ufage également avantageux en proportion des terres arrofables dont ils font poffeffeurs. Le droit de détourner une riviere pour affurer des plantations appartient plutôt à la terre qu'au Cultivateur lui-même : il faut donc que la diftribution en foit générale & proportionnelle ; c'eft ce qui n'a pas toujours été. La cupidité des uns , la négligence des autres , l'autorité , la protection , la force , la faibleffe , ont jufqu a préfent dirigé les partages (l). Un habitant placé dans un terrein aride,projette de détourner le cours d'une riviere & de la conufées par la culture de l'indigo : celles que l'on emploie à la culture du coton n'exige pas de préparations ; le cafier ne vient bien que dans des terres profondes, & l'art du cultivateur n'y peut rien. ( I ) a Quel étrange abus! difaient les habitans du » quartier de Léogane, que l'on voulait priver de l'eau de » la riviere commune à leur quartier ; une fociété de » particuliers aurait fait des conventions, & ces con» ventions deviendraient des loix contre nous ! ils » nous jugeraient avec ces titres , qu'ils ont eux-mê» mes fabriqués ; ils tromperaient l'efpoir du naviga» teur, du marchand , du confommateur qui atten» dent nos récoltes ! L'efprit de faveur & d'exclufion » combattra-t-il toujours l'utilité générale ? »


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duire vers fes plantations ; les travaux font difficiles & difpendieux : feul il ne pourrait réuffir dans fon entrcerife , & fa fortune entiere ne fuffirait pas : i l s'adreffe à fes voifins ; plufieurs approuvent fon projet: ils offrent d'en partager les frais & l'utilité ; d'autres, rébutés par les difficultés , refufent de foufcrire. Cependant le nombre des foufcripteurs étant affez grands pour fatisfaire aux dépenfes , on rédige le projet : les Adminiftrateurs l'approuvent & en permettent l'exécution. On affigne un délai pour foufcrire &² faire les fonds de l'entreprife , après lequel délai ceux qui fe trouvent refufans font déclarés déchus du bénéfice de la répartition a faire. Ce comminatoire tend à éclairer fur leurs intérêts des habitans trop timides, 6k a diminuer pour chaque particulier les frais de l'entreprife, en augmentant le nombre des fouferipteurs. Bientôt le lit de la riviere fe trouve refferré ; on en détourne le cours ; on établit un baffin général de diftribution ; on fixe des éclufes ; la prife d'eau eft faite ; les canaux particuliers font tracés ; l'ouvrage eft achevé. L'un établit une Sucrerie : l'autre fait conftruire un moulin à eau , & augmente fes forces en diminuant le nombre des animaux qu'il entretenait a grands frais. La hardieffe d'un Cultivateur fait ainfî trouver, au milieu des fables brûlans, d'innombrables richeffes , & augmente les revenus de l'Etat , en faifant le bonheur d'une multitude de citoyens.


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Ceux à qui le fuccès de cette entreprife avait paru douteux, voudraient alors le partager : l'exemple de leurs voifins excite leur émulation , il faut les encourager. S'ils s'adreifent aux Chefs de la Colonie, & propofent de rembourfer aux premiers foufcripteurs les fommes pour lefquelles ils auraient été colloques lors de la répartition des frais, leur demande doit être favorablement écoutée ; & cette faveur, fi c'en cil une ,eftjufte en elle-même, parce que la privation d'une eau fi néceffaire, pendant quelques années , doit être regardée comme une punition proportionnée à leur timidité ; fi on ne voulait pas les faire participer à un bien qu'ils auraient euxmêmes refufé , on enleverait au commerce la quantité de denrées que ces habitans fabriqueraient. La Métropole & la Colonie en fouffriraient également ; ce ferait la Nation qui fouffrirait la peine de privation fi elle était prolongée ; mais en étendant les bienfaits du Souverain à tous ceux qui peuvent en faire ufage , on enrichit tout à la fois l'Etat & les Cultivateurs.


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III.

Des Instrumens nécessairesà la préparation des Denrées. D E belles entreprifes, deftinées a un faite inutile, ne font pas clignes d'admiration : les machines qui mettent en mouvement les eaux qui vont baigner de fuperbes jardins , plaifent moins aux yeux du fage, que la roue qu'un petit ruiffeau fait tourner pour foulager les travaux de l'homme induftrieux. Il n y a dans l'Univers aucune manufacture qui exige des inftrumens plus difpendieux que celle du fucre ; les bâtimens & les machines qu'on y emploie ont l'avantage de joindre la beauté a l'utilité. Les moulins font les principaux inftrumens des Sucreries : il y en a de deux fortes, les moulins à bêtes & les moulins à eau. Un moulin à bêtes produit ordinairement la force nécerffaire pour exprimer entierement le fuc des cannes : mais fon effet eft lent, à peine fournit-il a un équipage de chaudieres bien montées. Le moulin a eau ferre mieux & plus également, il peut fournir à deux équipages ; ainfi il faut deux moulins à bêtes pour produire l'effet d'un moulin à eau. Le moulin à vent ferait moins difpendieux ; mais


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2.07

cette efpece de moulin ne vaut rien , parce que la puiffance eft rarement fuffifante , & que cette puiffance ne peut agir dans tous les tems. Il y a un troifieme défaut, & il eft irrémédiable , c'eft que le mouvement n'eft jamais égal. Le moulin à bêtes eft compofé d'un grand fût ou pivot, appelle grand rolle, on le revêt d'un tambour de fer poli, au-deffus duquel font pofées , à diftances égales, trente-deux dents d'un bois franc & dur, qui s'enchaînent de chaque côté du grand rolle aux dents des deux autres fûts plus courts, également revêtus, qu'on appelle petits rolles : les rolles tournent perpendiculairement fur des chevilles de fer appellées culs-d'œufs , qui portent fur des platines d'acier pofées fur l'entablement de la machine. Le grand rolle eft faifi par le haut & adapté quatre chevrons qui forment le toit du moulin ; deux de ces chevrons débordent a la longueur de douze ou quinze pieds, plus ou moins, au-delà du t o i t , & prennent le nom de queues : on attelle trois chevaux ou mulets fur chacune de ces queues, ils font tourner le grand rolle , qui répete la puiffance qu'il en a reçue fur les deux petits rolles. Ces rolles font arrêtés par des jumelles & des clefs qui tiennent au cadre du moulin ; les jumelles inférieures fe joignent de maniere qu'en les creufant horifontalement à la profondeur d'un pouce ou envi-


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ron, on y forme la table du moulin où s'épanche le jus des cannes , en coulant le long des tambours qui l'ont exprimé. Ce moulin eftaffisfur une élévation ou butte de la largeur plane de cinquante pieds, plus ou moins , & proportionnellement accrue vers fa bafe. Quand les animaux ne tirent que par facade, le moulin s'embarraffe & fe brife quelquefois ; ainfi il eft intéreffant d'avoir de bons mouliniers. Un moulin a fucre bien compofé eft de toutes les machines celle qui produit la plus grande force, relativement a la puiffance qui la met en mouvement; Chaque canne eft paffée deux fois au moulin : dès qu'elle a paffé de gauche à droite , un Negre la reprend de l'autre côté , & la fait repaffer de droite a gauche ; les deux petits rolles, qui reçoivent leur mouvement du grand rolle qui eft au milieu , tournent en fens contraire. La bagaffe, c'eft-à-dire , la canne qui a déja paffé une fois aa moulin , force plus fur les rolles que ne le ferait une barre de fer d'Efpagne de la même groffeur ; les nœuds qui font a la diftance de cinq a fept pouces retiennent le tambour : i l faut donc que les forces foient exactement combinées pour que la machine produife l'effet néceffaire. L'ufage des moulins à bêtes eft très-difpendieux, il exige une grande étendue de pâturages, pour que les animaux foient bien entretenus : i l ne faut pas


sur.

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pas toujours les tenir dans la même favanne, i l faut en avoir plufieurs, afin de donner le tems à l'herbe de fe reproduire. Il eft également indifpenfable de femer dans d'autres terres du millet ou mahis , de l'herbe de guinée pour leur fervir de fourrages : quoique les chevaux de S. Domingue foient toujours au verd , ils font généralement meilleurs & plus vigoureux que ceux d'Europe. Les mulets créoles font petits ; mais ils font très-forts : ceux que l'on tire de la côte d'Efpagne leur font infé rieurs. Le prix de ces animaux , qu'il faut fouvent renouveller , abforbe un gros capital ; mais un moulin à bêtes ne coûte que douze ou quinze mille livres : cette fomme fuffirait à peine pour conftruire la cave d'un moulin à eau (I). On tenterait inutilement d'apprécier les moulins à eau. L'aqueduc feul a quelquefois quinze cents pas : il efl un peu plus coûteux de le faire en terre qu'en maçonnerie ; mais en terre il eft plus durable ( I ) On a imaginé de faire des moulins à bêtes tout de fer , on les vendait douze mille francs argent de la Colonie, & on les garantiffait. Ils ont prefque tous manqué par les rôles qui étaient coulés fur une croix de fer & vuides en dedans : l'air comprimé par le mouvement du tambour cherchait à faire éruption , & les tambours n'étant point foutenus crevaient fans beaucoup d'effort, d'ailleurs le fer coulé eft toujours aigre & n'eft jamais fans difaut.

Tome

I.


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& moins fujet à réparation : enfin un moulin à eau entraîne au moins une dépenfe de foixante mille francs (T) ; quelquefois elle eft double : encore arrive-t-il fouvent que cette machine ne répond point à l'attente du Cultivateur , a caufe de l'incapacité de l'Artisle. Les moulins à fucre tournent toujours horifontalement ; mais dans les moulins à eau la roue horifontale reçoit fon mouvement d'une roue perpendiculaire , dont la circonférence eft préfentée au courant de l'eau, & qui tourne de droite à gauche , ft l'eau frappe le fommet de la roue, & de gauche à droite fi elleefttangente à la partie inférieure. Pour parvenir à la conftruction d'un moulin à eau, il faut avoir la libre difpofition d'une quantité d'eau confidérable ( 2 ) , que j'eftime à quarante pouces courans , adminiftrée fur le fommet de la roue , & à foixante quand on ne peut la mettre que par-deffous. Au furplus la difpofition de l'aqueduc & les pro( 1) Y compris les journées des Negres manoeuvres que l'habitant fournit. (2) Je dis confidérable, non que trois pieds & demi ou cinq pieds d'eau plans ou courans faffent un grand volume, mais confidérable en égard au nombre des habitans qui ont befoin d'en avoir à-peu-près la même quantité, & aux rivieres d'où ces eaux peuvent être tirées.


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portions du levier peuvent exiger une moindre ou plus grande portion d'eau. Plus le moulin a eau eft chargé , c'eft-à-dire , plus on y met de cannes à la fois, plus il fait de force, parce que l'eau tombant toujours également, la puiffance s'accroît par la réfiftance , & la roue employant plus de tems à faire fa révolution , reçoit une plus grande quantité d'eau; mais les moulins a bêtes s'arrêtent quand ils font trop chargés, parce que les animaux ne reçoivent pas des forces à proportion de la réfiftance : i l ne peuvent la vaincre quand elle vient à s'accroître. I l eft toujours dangereux de trop charger un moulin, & le moindre inconvénient eft que tout le jus des cannes ne foit point extrait. Autrefois on croyait ne pouvoir jamais employer une trop grande quantité d'eau ; des expériences plus juftes & des proportions mieux combinées , ont démontré qu'il ne faut pas trop charger le levier, dont le mouvement répété opérerait trop violemment fur le balancier, & ferait tourner les tambours avec trop de rapidité ; ce qui, loin d'augmenter la preffion, diminuerait la force & n'exprimerait qu'imparfaitement le jus d'une quantité prodigieufe de cannes, plutôt brifées qu'étroitement ferrées par une action trop vive & trop peu durable. La chute de l'eau , fa rapidité, fa pefanteur, & Oij


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la pulfion qui en réfulte , étant effentielles à la perfection de cette machine, il faut chercher le fol le plus élevé de l'habitation où l'eau puiffe monter : on s'affure enfuite, par l'exactitude du nivellement , de la fituation la plus convenable pour en faire dériver un aqueduc, jufqu'à l'endroit que l'on deftine a l'établiffement du moulin, où le fol doit être de douze ou quinze pieds plus bas que le fond de l'aqueduc à fa brifure, fi l'eau eft a mettre pardeffus la roue. L'aqueduc ne doit avoir qu'une inclinaifon de neuf ou dix lignes par toife dans tout fon prolongement , il doit être le plus droit poffible, parce qu'en ferpentant, le cours de l'eau ferait néceffairement gêné dans quelques endroits , & précipité dans d'autres , ce qui contreviendrait aux premieres loix de l'hydroftatique ; car i l faut que le cours de l'eau foit toujours égal, pour qu'elle fe reproduife fans ceffe en égale quantité à la brifure de l'aqueduc où l'on adapte le courfier. Si l'aqueduc était trop incliné , le cours de l'eau ferai: pide à la brifure : il faut au contraire qu'elle foit, pour ainfi dire , dormante, & qu'elle n'agiffe que par fa pefanteur : elle en prendra plus de rapidité & de pulfion dans le courfier, qui eft une dalle de dix pieds de longueur fort inclinée, & plus étroite à l'iffue d'où l'eau tombe fur la roue qu'à fon commencement , qui doit embraffer la largeur de l'aqueduc.


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L'inclinaifon du courfies doit être à fon extrêmité de trente pouces au-deffous du fond de l'aqueduc & le bout du courfier doit fe trouver à trente pouces au-deffus du fommet de la roue. L'eau tombera en quart de cercle à quatre pieds & demi de chûte immédiate jufqu'à la premiere aube choquée , qui doit fe trouver à deux pieds audeffous du fommet de la roue. Il faut obferver que l'eau, en fortant de la tarevanne , puiffe fe retrouver fur terre après foixante ou cent pas de canal, afin d'arrofer les pieces de cannes qui font au-deffous du moulin, on a moins de mefures à prendre dans les quartiers où l'on n'arrofe pas , & il fuffit de pratiquer un égout. On appelle tarevanne l'efpace où la grande roue fait fa révolution : deux murs de deux pieds & demi d'épaiffeur font placés à cinq pieds & demi ou fix pieds de diftance, & fe joignent à la brifure de l'aqueduc ; une des extrémités de l'axe ou arbre de la roue eft pofée fur le mur extérieur ; l'autre paffe dans la cave du moulin : il faut que la tarevanne foit conftruite en telle forte, que rien ne puiffe obftacler l'échappement des eaux qui tombent de la roue ; à plus forte raifon doit-on prendre garde qu'elle ne puiffe être gênée dans fa révolution. L'iffue de la tarevanne eft le commencement du canal où s'épanchent les égouts du moulin. Quand on ne peut pas difpofer fes eaux de O iij


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maniere à leur donner une chute fubite de vingtcinq pieds, c'eft-à-dire a élever l'aqueduc de vingt-cinq pieds au moins au-deffus de la tarevanne ; i l ne faut pas fonger a mettre l'eau par-deffus la roue, il vaut mieux l'adminiftrer pardeffous. Il y a eu néanmoins des habitans qui fefont autrefois contentés d'une roue de quinze ou feize pieds de diametre ; mais un levier auffi court ne peut jamais donner affez de force, 6c exige une trop grande quantité d'eau; il faut avoir une roue de dix-huit à vingt pieds : i l y en a plufieurs de 24 pieds. En mettant l'eau par-deffous la roue , il fuffit que le fond de l'aqueduc foit élevé de vingt à vingt-deux pieds feulement, au-deffous de la tarevanne , de maniere que toujours la roue foit placée fix pouces au-deffus du fond de la tarevanne, ainfi pour une roue de vingts pieds, il faut que l'aqueduc foit élevé de vingt pieds & demi au-defius du fond de la tarevanne , c'eft à-dire, qu'en fuppofant la roue de vingt pieds, & la pofant fix pouces plus haut que la fouçure de la tarevanne; on aura le fommet de la roue dans l'arrafement du fond de l'aqueduc. Dans cette difpofition, on doit pratiquer une brifure à l'aqueduc , pour que l'eau puiffe être conduite fous la roue, par un plan incliné, tangente à une circonférence qui paffe par le centre des


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aubes ou palettes; c'eft-à-dire, direct à la palette, qui fe trouve trois pieds au - déffous de l'axe de la roue , par ce moyen, l'eau tombera de treize pieds de hauteur, verticale fur la premiere aube choquée. Dans ce cas, on place les bras de la roue en dedans des jantes ; on établit une auge circulaire , exactement concentrique à la roue (1) qui y fait fa révolution. Cette auge doit prendre depuis le point d'aplomb , au-deffous de l'arbre de la roue, jufqu'à dix-huit pouces plus haut que la premiere aube choquée. Cette maniere d'adminiftrer l'eau, n'eft pas la plus avantageufe, quoiqu'on l'ait autrefois prétendu. On ne doit s'en fervir que quand i l eft impoffible de donner l'eau au fommet de la roue, où elle eft capable d'une plus grande action, ce qui ferait facile à démontrer, fi les bornes que nous nous preferivons permettaient de le faire. Après avoir donné une idée de la puiffance qui fait agir les principaux moulins à fucre, & de la maniere dont elle doit être adminiftrée , nous avons lieu de croire qu'on fera bien aife de trouver ici le détail des machines , dont chaque ;

(1) C'eft-à-dire, que tous les points de la circonférence de la roue, doivent toujours être à la même diftance du fond de l'auge o iv


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moulin à eau doit être compofé, dans les meilleures dimenfions que l'on ait jufqu'à préfent employées, & même que Fonpuisseimaginer..

parfaites du Moulin, à eau , la grande- Roue fuppofée de vingt pieds.

DIMENSIONS

Elle doit avoir trente huit aubes on palettes de dix pouces de haut, fur dix-huit pouces de large, c'eft-à-dire, qu'il y aura dix-huit pouces d'intervalle entre les faces internes des jantes de la roue. Les palettes feront adaptées, de façon que l'eau tombant fur chacune, la frappe dans fon milieu perpendiculairement.

La Lanterne ou Fuzeliere. La lanterne eft attaché à la partie de l'arbre de la roue qui paffe dans, la cave du moulin. Prefque tous les artiftes ont exécuté cette piece d'une maniere différente. La plupart ont affujeti les fufeaux qui la compofent fur deux tourteaux de même diametre, mais ce n'eft pas la meilleure méthode, parce qu'il en réfulte un frottement rude, qui ne peut être que nuifible ; on en peut juger d'autant mieux que l'on eft plus fouvent obligé de renouveller les fufeaux; au contraire, en lui donnant une forme conique, l'échappement des dents du balancier fur lequel la lanterne


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répete la force du levier, devient plus facile, & le mouvement devient plus égal & plus doux. Notre lanterne fera donc portion de cône tron­ qué , c'eft-a-dire, compofée de deux tourteaux inégaux dans leur diametre, & elle aura vingttrois fufeaux. La diftance du centre d'un fufeau au centre de l'autre fera de cinq pouces , cinq lignes, onze points & demi fur le grand tourteau.

Dans cette proportion, elle fera de quatre pou­ ces six lignes deux points fur le petit.

Conféquemment la circonférence qui paffera par les centres des fufeaux, donnera fur le grand tourteau un diamettre de trois pieds quatre pou­ ces quatre lignes quatre points1/2; celle qui paf-

fera par les centres des fufeaux fur le petit tour­ teau , donnera un diametre de deux pieds neuf pouces O lignes onze points 1/2.

Les circonférences feront exactement tracées fur les faces internes des tourteaux, auxquels on donnera tel diametre extérieur que l'on jugera à propos pour la folidité ; mais i l faudra prendre les mefures fur ces circonférences feulement. L'intervalle entre les deux tourteaux, ou plutôt la longueur interne des fufeaux fera de douze pou­ ces, les vingt-trois fufeaux feront tournés fur une longueur de douze pouces fix lignes cinq points , à caufe de l'inclinaifon.


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Ils auront par le gros bout à l'afleurcment du grand tourteau trois pouces O lignesfixpoints de diametre , & par l'autre bout a l'afleurement

du petit tourteau, deux pouces cinq lignes once points & demi.

En fe conformant à ces dimenfions i l y aura trois lignes un quart de jeu entre les dents du Rouet & les fufeaux ; ce qui fera fufhfant pour peu qu'il y ait de jufteffe dans l'exécution.

Le Balancier ou Rouet. Le diametre extérieur du balancier fera de dix pieds neuf pouces, fon diametre intérieur fera de neuf pieds cinq pouces , ainfi les jantes du

balancier auront huit pouces de large , i l fuffira de leur donner cinq pouces & demi d'épaiffeur. Dans le milieu de la couronne ou du plan des jantes, on tracera un cercle de dix pieds un pouce de diametre. On divifera ce cercle en foixantefeize parties, ou arcs égaux; la corde de chacun de ces arcs fera de cinq pouces juftes, les points de ces divilions feront les centres des dents ; ainfi il y en aura foixante-feize, & du centre de l'une au centre de l'autre, i l y auFa cinq pouces de diftance. Les dents auront quatre pouces de face & les faces feront toutes dirigées au centre du balancier ; a cet effet elles auront vingt - quatre


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lignes trois points d'épaiffeur au-dehors, & vingtdeux lignes huit points en dedans.

Elles feront coupées obliquement pour augmenter la facilité de l'engrenage & de l'échappement fur la fufeliere & leur largeur du plan inférieur du balancier, fera de quatre pouces huit lignes fept points en dehors, & de cinq pouces une ligne huit points en dedans.

Les entrepreneurs qui voudraient exécuter un moulin fur ces dimenfions, feront obligés de les vérifier exactement fur leur épur. Nous n'entrerons dans aucun détail fur le relie de la machine, on eft généralement d'accord fur l'ajuftement des rôles. Il arrive malheureufement quelquefois que les Negres en mettant les cannes au moulin, fe laiffent prendre les doigts ; cela eft rare dans les moulins , dont la table eft élevée à trois pieds & demi au-defius du plancher ; cependant i l eft à propos de former une éclufe à l'extrémité du courrier, afin que l'on puiffe arrêter l'eau en cas d'accident, alors il faudra peu d'efforts pour contenir la roue & fufpendre le mouvement qui lui reftera (1). ( 1 ) Voltaire ( Effai fur l'Hiftoire Générale, tome TV , page153.) dir;.. » on fait travailler les Negres » comme des bêtes de fomme, on les nourrit plus mal ;


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Le moulin communique à la fucrerie par un canal où s'épanche le vin des cannes auffi-tôt qu'il eft exprimé. La fucrerie eft une cafe de quatrevingt à cent pieds, fur une largeur proportionnée ; on y établit un ou deux équipages felon l'étendue de la manufacture. Chaque équipage eft compofé de quatre chaudieres inégales, enfouies dans des caves de maçonnerie qui s'épanchent gradativement l'une dans l'autre. Il regne fous les chaudieres, des fourneaux que l'on chauffe avec le bois des cannes, dont le fuc a été exprimé : ce bois s'appelle bagaffe. Le vin des cannes eft reçu dans la premiere chaudiere , où la chaleur en fait évaporer les parties aqueufes , il s'épanche dans une feconde chaudiere où il fe change en fyrop , & jette la premiere écume (1). Un feu plus violent le fait écumer d'avantage, dans la troifieme chaudiere, o ù il commence à prendre confiftance de fucre ; on acheve de le cuire dans la quatrieme , où i l re» s'ils veulent s'enfuir on leur coupe une jambe, Se » on leur fait tourner à bras, l'arbre des moulins à » fucre ». On a bien abufé de la crédulité de cet Ecrivain ! Comment Voltaire, ayant fans doute vu des cannes à fucre, a-t-il pu croire que le jus en était exprimé avec des moulins à bras ? ( 1 ) On prétend dans les Colonies Anglaifes , des îles du Vent, que pour bien faire le. fucre , le feu doit être fous la grande comme fous la batterie,


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çoit quelques préparations , felon qu'il eft néceffaire de le décharger de certaines huiles plus ou moins difficiles à fe détacher : ces préparations confiftent ordinairement à y verfer des leffives, dans lefquelles il entre, felon les remarques du Sucrier & l'efpece des cannes que l'on roule, de la cendre, de la foude, de la chaux ,du fuif, & autres matieres propres à dégraiffer le fucre & à en formelle grain. Le fucre étant fait on le met dans des pots de terre en forme de cône percé par le bout, il s'y dégage des huiles étrangeres , & enfin de tout ce que l'on n'a pu transformer en fucre , c'eft à ces matieres que l'on donne le nom de fyrop. Le fucre brut étant fait, on peut lui donner de nouvelles préparations & le dépouiller des parties étrangeres qui n'ont pu s'en détacher au feu , ni dans la purgerie. La premiere opération à faire pour cela eft de la mettre une feconde fois dans les formes , & de couvrir l'ouverture de la forme de terre calcaire ou de marne ; l'eau dont on arrofe cette terre, filtre avec les portions calcaires dont elle fe charge dans tous les grains de fucre, & entraîne toutes les matieres graffes dont ils étaient chargés. Cette eau qui s'égoutte par les trous des formes, eft alors épaiffie & changée en un fyrop inférieur & plein d'âcreté. La feconde opération eft de vuider les formes , & de mettre le fucre dans une étuve, où une chaleur


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douce & foutenue fait évaporer l'humidité qu'il avait reçue dans le terrage , on le pile enfuite, on le met dans des futailles, dont i l eft tiré par les Rafineurs de l'Europe qui lui donnent le dernier degré de perfection (1). Les fucreries entraînent de grandes dépenfes en bâtimens & en uftenfiles ; outre les moulins, la fucrerie, la purgerie, il faut un nombre de cafes pour loger commodément une multitude de Negres, un H ô pital pour les traiter dans leurs maladies, une charronnerie pour réparer les cabrouets 6c voitures & les renouveller , une tonnellerie , une forge , une cafe a bagaffes pour conferver le chauffage , un apentis pour tenir les chariots à l'abri ; ceux qui roulent en blanc ont befoin d'avoir une rafinerie , une étuve & des magafins confidérables & difpendieux. (l)On a fouvent agité la queftion de favoir s'il était plus avantageux de terrer le fucre que de le vendre brut. Mais tout le monde eft demeuré d'accord qu'il valait mieux terrer le fucre en temps de guerre , à caufe de la diminution du volume. & le laiffer brut pendant la paix. Cette règle générale eft cependant fubordonnéc à des caufes fecondes comme le défaut de pâturages & par conféquent de beftiaux pour les charrois , la qualité des terreins & des cannes qu'ils produifent. Mais quand on n'eft plus occupé de mille détails qu'entraîne le terrage du fucre, on s'occupe plus particulièrement de l'Agriculture.


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Tous les inftruments connus , comme chevres, grues , palans, virvaux , cabeftans, &c. y trouvent leur emploi, ceux qui n'ont encore pu fe procurer ces inftrumens, y fuppléent par les bras de leurs Negres ; & comme jamais ils n'en ont allez , leurs travaux fouffrent un retardement ruineux. La culture du café exige moins de bâtimens & d'uftenfiles ; il ne faut que des magafins ou greniers fpacieux à proportion de la quantité du café à recueillir, des glacis pour faire fécher la graine , un moulin pour dépouiller le café de la cerife , un moulin pour enlever le parchemin quand il eft fec & un moulin à vanner. Le premier de ces moulins eft le plus confidérable, il varie dans fa forme felon le caprice des habitans, & il y a prefqu'autant d'efpeces de moulins à café que de cafeyeres, tous produifent a-peu-près le même effet. Celui dont l'ufage eft le plus général eft compofé de deux rouleaux de bois garnis de lames de fer, longs de vingt pouces fur douze de diametre ; ils s'approchent dans leur mouvement d'une piece immobile appellée mâchoire , & le café tombant entre les rouleaux & la mâchoire , eft dépouillé de la cerife ; on le paffe au crible, pour le féparer des premieres peaux , & enfuite on le met à tremper dans des vaiffeaux pleins d'eau, pendant douze ou quinze heures ; on l'en


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retire après l'avoir lavé , on le met enfin à fécher, quand il eft bien fec on le fait paffer au moulin à piler, ce moulin n'eft compofé que d'une meule de bois, qui, en paffant fur les grains en détache entierement la pellicule ou le parchemin. Le moulin-à-van n'eft autre chofe qu'un effieu de bois, fur lequel on pofe quatre feuilles de fer blanc, qui, par le vent qu'elles font quand elles font tournées avec rapidité, emportent toutes les pellicules qui fe trouvent mêlées à la graine. Le triage eft la feule opération qui refte à faire pour mettre le café en état d'être vendu. L'indigo demande plus de foin : il faut avoir une indigoterie , c'eft-à-dire, plufieurs cuves dans lefquelles l'herbe, après avoir été coupée , reçoit les préparations néceffaires à la perfection de la teinture que l'on recherche. Dans la premiere cuve , la plante eft noyée dans une grande quantité d'eau qui la fait fermenter & en détache la fécule ou teinture bleue, en vingt ou vingt-quatre heures au plus ; on ouvre alors le robinet, & l'eau chargée de la teinture s'épanche dans une feconde cuve où elle eft battue , jufqu'à ce que les fels de la plante, qui font furnager les grains de teinture , en foient exactement féparés, & que ces grains fe précipitent au fond de l'eau ; on vuide encore cette cuve, en fàifant écouler l'eau par des robinets placés les uns fur les

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les autres, & que l'on ouvre fucceffivement, l'indigo ayant alors acquis la confiftance d'une boue de couleur bleue très-foncée, eft mis dans un réfervoir, où après s'être repofé quelque tems i l laine encore furnager beaucoup d'eau qu'on a foin de faire écouler ; on le met enfuite dans des facs où i l s'égoutte entiérement. Sa pâte plus réfiftante eft enfin mife dans des caiffes de bois d'acajou (1),de deux pieds & demi en quarré fur deux pouces & demi feulement de profondeur ; on expofe ces caiffes à l'ombre, & l'indigo y devient affez fec pour être mis en carreaux ; on le fépare donc par quarrés de deux pouces , & on le laiffe reffuer, c'eft-à-dire, fe renfler à l'humidité & fe purger en féchant tout-à-fait de l'eau qu'il aurait pu conferver intérieurement. Ces préparations durent trois mois , & l'indigo ne peut pas être vendu plutôt. Le poids & le volume de l'indigo diminue pendant un an, fi on le tient toujours dans des endroits fecs ; il fe renfle & s'appefantit fi-tôt qu'il eft mis dans quelqu'endroit humide ; ainfi tout juf qu'à la pefanteur & la quantité de la denrée , eft (1 ) Acajou , cedre Américain. Il y en a de plufieurs efpèces que l'on diftingue ordinairement par les nom de mâle, femelle, ondé, moucheté, marbré, uni, Scc. On en fait les plus beaux ouvrages de menuiferie.

Tome

I.


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incertain pour les cultivateurs, & le prix eft fujet à de grandes révolutions. Il y a des rifques dans la fabrication de l'indigo , quelquefois la plante fermente beaucoup en peu de teins, quelquefois la fermentation eft difficile ; fi on la laiffe trop fermenter, la cuve ne produit rien, parce qu'il fe détache une trop grande quantité de fels pour qu'on puiffe les féparer de la fécule qui furnage alors, malgré les efforts du manufacturier (i). Si la cuve eft trop battue • il y a moins de reffource encore , parce que les grains de teinture, après avoir été divifés des fels étrangers, ne peuvent plus fe réunir fi on les brife, & reftent difperfés dans l'eau. Quand le battage n'a pas été interrompu à propos, le grain qui eft à moitié détruit, paraît n'avoir point encore été formé , & les remarques du maître ne fervent fouvent en ce cas, qu'à l'affermir dans l'erreur : on n'a fur le degré de fermentation , que de vaines conjectures ; les pluyes qui ont changé l'efpece des eaux ; la difpofition des feuilles plus ou moins tendres ; la différence des jours plus ou moins chauds, plus ou moins orageux ; celle de la plante nouvelle, ou des rejettons, tout fe réunit pour rendre, par rapport au même terrein, les obfervations frivoles & l'expérience inutile ; la vigilance peut encore moins ( i ) On fe fat d'huile pour l'épreuve des cuv


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fc repofer, quand il s'agit de procéder fucceffivement fur différens terreins. Cependant tous les économes qui changent de place, fe difent habiles à préparer l'indigo ; peut-on les croire ? On a fait des roues pour faciliter le battage de l'indigo ; la méthode de le battre avec des bucquets eft plus fuivie & paraît auffi bonne. Ces fortes de moulins ne pourraient être bien utiles qu'a ceux qui voudraient faire agir deux indigoteries , & battre en même-temps plufieurs cuves. Le coton entoure une graine noire de la forme d'un pois long, à laquelle il eft fortement attache. Pour l'en féparer, on emploie une machine compofée de deux baguettes de bois dur, tournées fur une circonférence de quinze à dix-huit lignes & cannelées à la profondeur d'une ligne & demie; on les affujettit par les deux bouts à une diftance affez refferrée pour que la graine puiffe s'y arrêter : ces deux baguettes tournent en fens contraire, &: on les met en mouvement, foit avec des roues comme celles dont fe fervent les Couteliers, foit avec des manivelles , ou par le mouvement du pied , comme les meules des émouleurs. Chaque moulin peut paffer vingt livres de coton par jour, entre les mains de Negres laborieux. Mais fouvent il n'en paffe que dix livres : ainfi i l faut avoir beaucoup de moulins & de Negres pou ettoyer quarante milliers de coton. r


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- Nous confidererons dans le difcours fuivant, les avantages que procurent ces quatre cultures prin­ cipales , tant à la Colonie & aux Commerçans en particulier , qu'à toute la Nation. Les entreprifes de quelques hommes & leur activité influent plus qu'on ne croit fur la richeffe du monde en­ tier.


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De la valeur des

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IV.

Denrées.

L E commerce de l'univers tient à préfent au commerce des Antilles; celui de la France, parla fabrique des huiles, des vins, des étoffes d'or 6: d'argent, des toiles & des draps; de la Flandre, par les toiles blanches & peintes en coton &: en fil ; de l'Allemagne, de la Suède & du Danemarck, par le fer & les pêcheries; de l'Angleterre, parles chairs falées, les pêcheries &: la clincaillerie; de la Hollande, par le chanvre, les mâtures, les pêcheries & les navires portefaix; de l'Europe, entiere par la confommation du fucre, de l'indigo , du café & du coton ; de l'Amérique feptentrionale, par les bois à bâtir, les troupeaux, le bled, le ris, les navires, & la confommation du fyrop , du rhum & du tafia ; celui de l'Amérique méridionale , par les introductions interlopes des marchandifes Européennes , par l'extraction des chevaux & des mulets, par l'or & l'argent , qui n'ont de valeur qu'en raifon des objets dont ils font la balance , & qui perdraient de leur prix, s'ils fervaient a repréfenter moins de chofes ; celui du Levant, par les drogues médicinales , les fruits P iij


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fecs, & la confommation du café ; de l'indouftan, de la Chine & du Japon, par les toiles unies ou brodées , blanches ou peintes , les cauris & autres marchandifes propres au commerce de Guinée ; de l'Afrique, par la traite des noirs, par la piraterie même. Ainfi les Colonies Européennes , établies dans les Antilles, en donnant le mouvement le plus rapide à la circulation, font la profpérité du monde. Mais elles dévorent, dit-on, des multitudes , des peuples ! ceux qui périffent dans le commerce d'Afrique, une partie de ceux qui vont mourir aux extrémités de l'Afie , ceux qui font emportés dans les tempêtes, & précipités dans l'abîme des mers , ceux dont le climat brûlant de la Zône torride aigrit & boit le fang ! Ces malheurs font rachetés par l'aifance des peuples , par la force que donne le travail : l'activité générale eft la caufe premiere d'une grande population : des hommes pauvres, timides , fuperftitieux, indolens, fe reproduifent peu , toujours la génération fe reffent de la langueur des peres. Les peuples Cultivateurs , Navigateurs & Commerçans , font toujours les plus nombreux ; la Hollande était bornée dans fes cultures ; mais cette poffeffion précaire , dérobée à la mer, a reçu un grand peuple, & ce peuple commerçant & répandu dans tous les climats, ne fe détrui-


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fait que pour fe multiplier. La population de l'Angleterre n'était pas confidérable au quinzieme fiecle ; elle s'eft tellement accrue par l'activité nationale, que des millions d'hommes en font fortis pour peupler le nouveau monde ; au contraire , la Suède, où le commerce maritime a toujours été-reftreint par une fauffe prudence du gouvernement, n'a jamais pu réparer les bréches que la fureur des guerres avait faites à fa population. Les Efpagnols, les Portugais étaient nombreux quand ils étaient actifs. On a cru long-tems que les nations commerçantes ne fe multipliaient qu'aux dépens des peuples agriculteurs & fédentaires, & que pour réunir un grand nombre d'hommes dans ies villes maritimes , i l fallait ne pas craindre de changer les campagnes en déferts ; mais au contraire , le commerce donne des accroiffemens à la cultivation : on ne voit plus de déferts, que dans les Empires léthargiques ; l'erreur s'eft évanouie, le commerce & la navigation ont été encouragés de toutes parts. Entre les Colonies qui donnent le plus de 1 effort à l'activité des nations , la Colonie Franrevenus qu'elle produit ne paraiffent être livres par les cultivateurs, que fur le pied d'environ cinquante - cinq millions tournois ; mais la maffe P iv


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des denrées, portée l' inftant de la confommation, monte à plus de cent millions; & cette maffe caufe tous les ans dans l'univers pour plus de cinq cents millions d'entreprifes, qui toutes procurent, ou des bénéfices réels, c'eft-a-dire , des reprifes d'une nation fur l'autre , ou des gains fictifs:, c'eft-à-dire , des changemens de valeurs, entre les nationaux ; ces changemens augmentent les travaux, & par conféquent le bonheur. L'homme n'eft pas heureux dans I'inaction., il cil né peur agir; l'inquiétude qui fait fon caractere principal, ,le porte à multiplier fes mouvement (1): or , il n'y a point de différence entre le plaisir d'agir & le travail libre, & il n'y a point de travail plus libre que celui qui fatisfait à la fois l'ambition 6k, l'induftrie , qui multiplie les jouiffances : ainfi, on peut affurer que les hommes font heureux par le commerce & par les arts , auxquels i l donne de la vie ; c'eft en effet le commerce qui excite les arts, & l'hiftoire n'aurait pas fourni l'exemple d'un feul peuple, dont le commerce eût été inférieur à l'induftrie, fi ( 1 ) Si quietusmoriar.C'eftparce que les hommes n'aiment point le repos, qu'ils appellent plaifirs, la danfe , \zs exercices de la gimnaftique , & généralement tout ce qui peut mettre en mouvement leur efprit & leur Corps, Le plus cruel ennemi de l'homme, c'eft l'ennui.

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des erreurs politiques ne l'avaient pas fait trouver en France. D'après ces obfervations générales, nous voudrions pouvoir traiter dans ce Difcours, tant de la valeur que les denrées de la Colonie prennent dans le commerce, que de celle qu'elles tiennent de leur nature & de leurs propriétés ; mais fe ferait nous écarter de notre fujet. Nous nous bornerons donc a examiner la valeur de ces denrées, par rapport aux cours actuels & aux forces de la culture. On pourrait encore confidérer leur valeur , par rapport au cours qu'il ferait poffible de leur donner, fuivant les nouvelles branches de commerce qu'elles procureraient & les différentes manufactures dont elles pourraient occafionner l'établiffement, mais fe ferait la matiere d'un grand ouvrage : ce que nous dirons fera court. Quelles font les denrées dont la culture eft la plus avantageufe ? Arrêtons-nous d'abord a celle du fucre. Le fucre eft généralement prifé dans l'univers ; il eft utile à la Médecine, & n'eft point nuifible à la fanté ; il fe transforme en liqueurs, s'allie avec les vins & les fruits, & augmente infiniment les plaifirs de la table. Offrant un grand volume à proportion des valeurs, i l procure aux Navigateurs une branche d'exportation immenfe ; il reçoit


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de l'induftrie , des changemens , des mélanges , des préparations fans nombre ; il n'y en a jamais trop , il efl toujours recherché , il donne de grands élans à l'activité des Colons. Leur ambi­ tion efl: irritée par la néceffité d'avoir de grands capitaux, pour en entreprendre la culture ; i l occupe dans la Colonie beaucoup d'ouvriers, & procure au commerce la vente de beaucoup d'inftrumens & de matériaux ; c'eft fans contredit la culture la plus avantageufe , c'eft celle qui fait la richeffe de la côte Françaife de Saint-Domingue, & mettra toujours la nation qui poffédera cette Colonie , en état de maintenir l'équilibre du com­ merce avec toutes les autres Nations ; c'efl celle enfin qui contribue le plus à foutenir le prix des métaux, en les faifant employer a plus d'é­ changes , en leur donnant plus de valeurs a repréfenter. Quittons ce point de vue , que nous ne pour­ rions fixer fans parcourir ou oublier trop d'objets , pour confidérer la valeur du fucre par rapport aux particuliers qui en entreprennent la culture. Une Sucrerie établie en blanc, de l'étendue de trois cents carreaux de terre arrofable, dont la moi­ tié plantée en cannes, avec les Negres & bâtimens néceffaires, vaut dix-huit cents mille livres. Savoir : 300 carreaux de terrre arrofable en bon fol,


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à 1700 livres le carreau 500 Moulin à eau , fucrerie , purgerie , étuve & rafinerie , cafes à Negres & autres bâtimens 300 Cafe principale 20 Outils & voitures 30 500 Negres \. . . . 900 Animaux 50

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Argent de la Colonie 1800 Celui qui emploiera ainfi dix-huit cents mille livres , regagnera fa mife en huit années de paix, fans faire travailler plus des deux tiers de fon terrein , c'eft-à-dire , en plantant de cannes à fucre, 150 carreaux, & 50 pour les plantations en vivres, favannes , jardins à Negres & emplacemens des bâtimens. Mais celui qui, avec cinq cents mille livres , commencera une pareille entreprife , y emploiera deux millions 8c plus, à caufe des frais de pourfuite , des intérêts des capitaux empruntés, & de la cherté de tout ce qu'il fera forcé d'acheter à crédit. Cependant on a vu des habitans commencer des établiffemens en Sucrerie avec cent cinquante mille livres, fe liquider avant leur mort, malgré dix années de guerre , & laiffer des habitations en état de produire mille banques de fucre (1). ( 1 ) Trois freres, nés dans la paroiffe de Baugé , en Anjou , venus dans la Colonie fans aucune efpece de fortune, & attirés l'un par l'autre à différentes épo-


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Il y a des habitations où chaque carreau de terre planté en cannes produit quinze milliers de fucre brut : en fuppofant que celle que nous prenons pour exemple donne huit milliers de fucre brut au carreau , le revenu ferait de 1200 milliers , qui fe réduiraient a huit cents milliers de fucre terré , qui, à 50 livres le cent, donnent 400 m.l. : en déduifant le tiers pour les frais d'exploitation, il refte 2.66 m. 1. pour le produit net de trente pieces de cannes cultivées par 500 Negres. I l faut ajouter a cette fomme celle de 40000 livres pour le prix des fyrops , qui eft à-peu-près le dixième du prix des fucres , & on trouvera que la culture rendra année commune 612 livres par tête de Negre, quitte de tous frais. On dit aifez fouvent dans la Colonie que chaque Negre employé à la culture du fucre doit rapporques , commencerent en 1748 un établiffement en fucre. rie dans la grande plaine du Cul-de-fac ; ils furent laborieux. Le dernier, mort en 1770 , âgé de cinquantecinq ans , a laide quatre cents carreaux de terre établie» dont les deux tiers plantés en cannes, fîx cents Negres de choix , 1500 m Iiv. tournois rendus en France, prefque autant dans la Colonie en créances fur divers., en meubles & en monnoie ; & enfin la terre Seigneuriale de Baugé en Anjou , lieu de fa naiffance, qu'il avait acquife, & dont il portait le nom. 11 avait en outre fait don aux enfants naturels que lui ou fes freres avaient eu de leurs efclaves , d'une grande habitation à indigo, avec beaucoup de Negres.


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ter 1000 livres (1) ; mais il faut alors fuppofer à la terre une fertilité rare , il faut calculer fur des récoltes toujours également heureufes , i l faut fuppofer que le prix du fyrop paie une grande partie des frais d'exploitation , il faut ne compter que fur le travail des meilleurs Negres, & ne prévoir ni le marronage ni les infirmités ; i l faut enfin porter le prix du quintal de fucre brut, de 26 à 30 livres, Se à proportion celui du fucre terré , que nous ne fuppofons qu'à 50 livres. On pourrait ménager fur les dépenfes d'exploitation , d'entretien & de renouvellement, que nous fuppofons au tiers ; mais ce ménagement ferait dangereux , il faut entretenir exactement les forces de la culture & réparer les bâtimens ; l'humanité & l'intérêt même veulent que les Negres foient bien traités dans leurs maladies, & il eft fouvent utile de leur faire quelque libéralité. Cent carreaux de terre qui reftent à exploiter fur l'habitation que nous donnons en exemple, ne coûteront qu'une augmentation de Negres. En fuppofant que fur trois millions que le propriétaire aura retiré en dix récoltes, i l ne remploie que trois (1) Il y a dans la Colonie un peu plus de deux cents foixante mille Negres, employés à la culture; les revenus de là Colonie font de 85 millions, il en faut déduire les frais , & on ne peut pas dire que toutes les cultures confondues les unes avec les autres, donnent plus de 300 liv. par tête de Negre.


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cents mille livres, il pourra augmenter fa culture par des plantations faites fucceffivement, dans l'efpace de dix ans , fur foixante carreaux de terre ; fuppofant encore que ces plantations ne produifent que quatre récoltes avant la dixieme année, elles fuffiraient du moins pour rendre au propriétaire le montant du remploi qu'il aurait fait, parce que cet aggrandiffement ne lui coûterait que la mife de 150 Negres. Il faut obferver que nous avons fuppofé des bâtimens bien étendus ; que nous leur avons donné un prix qui les fait fuppofer être fuffifans pour l'exploitation des trois cents carreaux de terre ; que nous n'avons calculé que fur un fol médiocrement fertile ; que nous avons évalué au plus haut prix le renouvellement des forces & les frais d'exploitation , & le fucre à fon moindre prix en tems de paix. On peut juger fur cet exemple de la progreffion des fortunes, quand la terre a moins coûté , quand le propriétaire attentif à la culture eft en état de gérer fes biens perfonnellement, quand il a des N e gres ouvriers qui lui permettent de grandes épargnes fur la conftruction & l'entretien des bâtimens, quand par prudence & par humanité il traite affez bien fes efclaves pour les rendre capables de fuporter de grands travaux, par fes foins dans leurs maladies , il prolonge leur exiftence , quand il remploie exactement, dans des forces nouvelles , le produit annuel de fes revenus , & que fon ambition eft de porter fa culture au plus haut degré.


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Il y a néanmoins quelques habitations en Sucrerie dans la dépendance du Cap , qui ne rapportent anx propriétaires que huit pour cent de leur capital. O n fent bien que pour 'peu que des habitations, bornées à ce revenu , foient endettées , elles ne pourront payer. Mais pourquoi produifent-elles fi peu ? C'eft qu'elles appartiennent à des gens qui demeurent en France, & qui ont envoyé, pour les régir, d'autres Français inexpérimentés comme eux dans le gouvernement des habitations , qui n'ont pas le plus léger defir de rétablir celle qui leur eft confiée, & ne s'occupent qu'à la piller. Leur gestion finit ordinairement par un procès, où leurs mauvaifes actions leur font reprochées inutilement : ils vont enfuite diffiper à Paris le fruit de leurs rapines ; ceux-là, pour l'ordinaire, ne parlent pas avantageufement d'un pays où leur nom eft méprifé, où tout dépofe contre leur conduite. Le café, dans un fol profond , pourrait, au prix; de quinze fols la livre , donner environ huit cents livres par tête de Negre, tous frais déduits, hors ceux du tranfport, qui font confidérables & qu'on ne peut évaluer , parce qu'ils augmentent ou diminuent à proportion de l'éloignement. Les terres profondes , plantées de cafiers, font des mines riches, mais qui s'épuifent en peu d'années. Celles qui font infertiles joignent au malheur de dévorer les hommes qui les cultivent, celui de ne produire prefque rien ; nouvellement défrichées, elles font


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chargées d'exhalaifons meurtrieres, & les Negres y périffent facilement. Les jeunes cafiers font couverts de rofée jufqu'au milieu du jour : il faut les farder fouvent : les Negres qui commencent a travailler dès l'aurore font mouillés ; ils font fenfibles au froid & ne peuvent y réfifter long-tems. Le café de S. Domingue eft à-peu-près auffi bon que celui de la Guyanne Hollandaife , inférieur à celui que produit l'Afie. Son effet eft de précipiter la circulation du fang. On prétend qu'il a la vertu d'égayer & de chaffer les fombres vapeurs ; qu'il réchauffe l'eftomac , facilite ou précipite la digeftion ; qu'il diffipe fur-tout cet abbatement & engourdiffernent des nerfs trop ordinaire dans les pays chauds ; qu'enfin c'eft un anti-fcorbutique très puiffant, & qui purifie le fang par de douces agitations. Tant de propriétés devraient faire chérir cette production , & en étendre la confommation chez tous les peuples : mais d'un autre côté on dit que le café eft une denrée de luxe., qui n'eft nincceffaire ni même utile ; que c'eft une drogue pernicieufe , qui ne fait jouir un moment qu'en rapprochant la vieilleffe. On 'dit qu'il augmente dans les pays froids l'âcreté & la fermentation du fang ; que , plus funefte encore dans les pays chauds , i l attaque les nerfs 6k caufe des tremblemens dans tous les membres ; qu'enfin , s'il eft anti-fcorbu tique , c'eft un poifon pour ceux qui ne font pas abfolument


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abfolument exempts de toutes affections vénériennes. S'il nous était permis de donner un avis fur une pareille matiere, nous croirions pouvoir avancer que le café peut être falutaire dans les climats tempérés ; mais qu'il faut en ufer fobrement dans les pays chauds & dans les pays froids. L'ufage en eft général au Levant, on en prend à toute heure & fans mefure , & on n'en a point éprouvé de mauvais effets. Mais faudrait-il s'étonner qu'une graine qui ne peut être recueillie que dans certains climats , ne convînt pas également aux hommes de toutes les régions ? Quoi qu'il en foit, la confommation du café a conftamment diminué depuis 1770, &: les plantations fe font multipliées. D'autres caufes , réunies à ces deux premieres , ont occafionné une grande révolution dans le prix de cette denrée : elle avait, en huit années de paix , créé à S. Domingue des fortunes incroyables (1). ( I ) Deux freres, charpentiers de métier, obtinrent les conceffions de plufieurs terreins au Mont-Rouis , dépendance de Saint-Marc : fans forces , fans reffources, ils entreprirent de les défricher; ils devinrent bientôt er| état d'acheter quelques Negres ; ils travaillerent à leur tête , & ont fini par achever des cargaifons entieres, pierre , menuifier , paffa à Saint-Domingue après le fiége de la Martinique, avec une Mulâtreffe qui lui était attachée; la facilité qu'il y avait à fe precurer dec ter-

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L'indigo eft la teinture la plus généralement employée. Quoique l'indigo de Guatimala foit ordinairement fupérieur à celui de S. Domingue , ce dernier n'eft point dégénéré, & on en recueille dans le quartier des Ances , aux environs du bourg des Cotteaux ) qui eft de la premiere qualité. Les Frauçais n'en exportent pas la plus grande partie : les Anglais de la Jamaïque, qui naviguent fans celle fur cette côte,, en enlevent beaucoup. Ils font prefqu'auffi jaloux des manufactures d'indigo qu'ils le font des fucceffions de la Colonie de S. Domingue. Le fol de leurs îles ne convient point auffi—bien à ces deux fortes de culture. L'indigo de la premiere

res dans un temps où les malheurs de la guerrefaifaient négliger la culture, lui en fit obtenir une à la montagne des Grands-Eois ; il n'avait point de Negres, mais là Mulâtreffe était laboricufe ; ils commencerent à travailler tous les deux. Pierre eft mort en 1768, & a laiffé un grand attelier ; il avait voulu donner tout foa bien à fafidelleMulàtreffe , mais cette volonté n'a point eu d'effet. Privée par une loi févere d'un bien fur lequel fes travaux auraient dû lui donner des droits , elle a demandé qu'on lui laiffat gérer l'habitation : elle en était encore le principal économe en 1772 ; c'était une grande femme bien faite. Ses doigts chargés de durillons, annonçaient affez qu'elle ne craignait point les travaux: elle était effimée des habitans voifins, &: méritait de l'être.


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qualité a valu fouvent dix francs la livre , & on en peut recueillir quinze milliers avec cent Negres. Si de pareilles récoltes étaient ordinaires, ce ferait, de toutes les denrées, celle qui produirait le plus au propriétaire ; mais on ne peut pas compter fur un revenu certain, c'eft une loterie. On aurait tort de blâmer ceux qui, ayant été d'abord heureux , ont renoncé a la culture de l'indigo pour s'adonner à des entreprifes plus folidement avantageufes. Cependant l'indigo eft une marchandife utile & prefque toujours recherchée : elle eft commode pendant la paix pour le commerce interlope : elle offre, en tems de guerre, le moyen de faire à la Métropole de grands retours en peu de volume , & on peut regretter que plufieurs habitans aient abandonné la culture de l'indigo pour celle du café, qui laiffe moins de reffources après quelques années de revenu, & entraîne une grande confommation de Negres. Le coton eft la matiere principale des plus belles manufactures : celui de S. Domingue n'eft pas de la premiere qualité ;mais fans les plantations des Portugais au Bréfil, il n'aurait de fupérieur que celui qui eft recueilli dans les Indes orientales , & peutêtre i l l'égalerait dans la fuite, fi on avait plus d'attention à ne pas employer , en femant , des. graines altérées ou imparfaites , fi on voulait choifir fur les arbres les gouffes les plus belles, les plus Q ij


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mûres, les mieux ouvertes , dont le fil eft le plus long , pour emballer féparément, & trier également les graines qui doivent fervir à la réproduction. Le coton ne donne, année commune, que quatre cents cinquante livres par tête de Negre : il a valu, depuis la paix , de 110 livres à 140 liv. le quintal (1) ; c'eft un revenu allez fixe : il faut de grands événemens pour faire manquer la récolte. Cette culture ferait même avantageufe fi la vie des Negres était plus longue , ou fi leur travail pouvait être moins cher ; car le coton fe vend prefqu'aufli facilement durant la guerre que dans la paix. Cent cinquante carreaux de terre propre à cette culture, les bâtimens néceffaires & des plantations capables de donner annuellement trente-cinq milliers de coton a recueillir par cinquante Negres , peuvent coûter deux cents mille francs. Ce capital produira environ trente-cinq mille livres : il en faudra déduire huit mille francs pour économat, dépenfes & exploitations , & fept mille livres pour le remplacement des Negres : il reliera net vingt mille francs , ce qui ne fait que le dixieme du capital. Si un homme commençait cette culture fur forn crédit dans le commerce & la confiance de fon vendeur , les intérêts des fommes qu'il devrait, abfor(1 ) Il a été à 220 liv. en 1776, mais fe foutiendrat-il à ce prix ?


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beraient la moitié de fort revenu : les frais & fa dépenfe perfonnelle abforberaient le refte. Cette culture ne peut donc convenir qu'à un homme dont la fortune eft bornée, qui ne doit rien , & qui ne veut point avoir d'embarras, ou qui n'eft plus dans l'âge des grandes entreprifes , & qui ne cherche qu'à retirer la rente de fon capital. En ce cas il s'offre un parti plus avantageux ; c'eft de n'avoir que des Negres & de les donner à bail à ferme aux entrepreneurs de la culture du fucre. Ces Negres ne feront affermés que deux cents ciquante ou trois cents livres dans l'état actuel ; mais il aura d'autant plus de Negres qu'il n'aura point de terres : il n'aura point à craindre de la cafualité, & des cautions à fon choix , lui répondront de la rente & de la confervation de fon capital, qui fera inextinguible (1) : ( I ) C'eft ainfi qu'on afferme les Negres des mineurs. De vieux Colons dont la fortune eft bornée, profitent d'un ufage fi commode qui procure la richeffe fans le travail, & l'on n'en doit pas être furpris ; mais comment peut-il y avoir des preneurs ? Dans le cas d'un bail de fept ans, le prix des Negres qui ont furvécu, fe trouve payé par les rentes, & fouvent le Fermier eft obligé de payer pendant fept ans la ferme d'un Negre mort, Sz encore le prix principal fans en avoir retiré Je moindre fervice : qu'un maître perde fon Negre , c'eft une perte de 2000 liv. au plus; quand un Fermier en voir mourir un, il perd le double.

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mais fi cous ceux qui cultivent des habitations d'un médiocre revenu, prenaient ce parti extraordinaire, le prix des baux à ferme ne fe foutiendrait plus. Ceci paraît fondé en principe : néanmoins il fe trouverait toujours des hommes qui'affermeraient nonII n'eft point de moyens plus prompt de fe ruiner ; & fi des cultivateurs fe font enrichis fur des fermes de Negres , l'exemple en eft rare & difficile à citer, l'état des revenus de la Colonie l'annonce ; on y emploie 260milleNegres pour obtenir en toute culture unrevenu de 85 millions , en déduifant l'intérêt du prix terres , des bâtimens & des animaux, à dix pour cent , & les frais d'exploitation , il ne refte pas plus de 200 liv. par tête de Negres, & nous n'avons encore rien déduit pour le remplacement. Comment donc celui qui afferme chaque Negre 250 liv. & fonvent davantage , qui répond en outre de la mortalité & du marronage , pourrait-il donc s'enrichir ? Il n'y a que la culture du fucre qui puiffe faire fupporter le coût d'un bail à ferme de Negres : encore n'y a-t-il point de fortune à y faire ; mais celui qui, prenant à ferme une habitation qui manque de forces , employe fes capitaux à y mettre des Negres fait immanquablement une grande fortune. Toutes les réparations, toutes les augmentations difpendieufes font à la charge du propriétaire & en déduction du prix du bail, le Fermier feul en profita , & comme il en eft le principal entrepreneur, il peut encore y gagner. Les bàtimens périffent pour fe propriétaire, & les Negres meurent pour le Fermier, & il faut que le Fer» mier paie les fermages du Negre mort ; cette loi n'eft


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feulement les Negres , mais encore les plus mauvaises terres, à un prix exceffif. Tel eft l'effet naturel du defir d'entreprendre, ou de foutenir des entreprifes mal combinées, toujours l'ambition trompera l'avarice. Ce qui eft fans doute étonnant, c'eft pas égale , ou plutôt ce ne peut-être une l o i , & quoique l'intérêt particulier murmure , il faudrait y changer. On dit que le Negre peut-être excédé de travaux, & mourir par la faute du Fermier ; mais un moulin peut être foncé , un plancher affaiffé par une charge trop grande. Un ouragan, un tremblement de terre, ruinent le propriétaire, le Fermier n'en fouffre point; vingt Negres meurent de la petite vérole ou de la fierre , le propriétaire ne perd rien , & le Fermier eft au défefpoir ; pourquoi cette injufte alternative? C'eft que les premiers qui ont donné des Negres à ferme , étaient des hommes riches , ceux qui les ont pris étaient des cultivateurs qui n'avaient point affez de forces pour exploiter leurs terres. Ceux qui ont mis leurs habitations a ferme, étaient des habitans fans forces , ceux qui les ont prifes étaient des hommes aifés qui pouvaient y mettre des Negres ; & la richeffe a dans cette occafion, comme dans toutes les autres, tyrannifé la pauvreté. En recherchant la caufe de l'inégalité des baux à ferme , on remontera it à la loi des conceffions. Si au lieu de donner pour rien les terres de la Colonie , on les avait vendues, les acheteurs étant néceffairement plus riches que les conceffionnaires à titre gratuit, les baux à ferme de Negres auraient été moins recherchez , & les baux à ferma, des terreins auraient été plus chers. Q iv


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qu'il y ait de riches habitans , allez faciles pour fe rendre victimes de la témérité des fermiers, pour la plupart infolvables, & leur fervir de cautions. Le fucre , le café , l'indigo & le coton font les productions les plus précieufes de la Colonie. Le cacao , dont la culture fut introduite en 1665 par Bertrand Dogeron , avait donné quelques efpérances ; mais la confommation n'en eft pas allez étendue chez les nations, pour offrir pendant long-tems une perfpective avantageufe au commerce & à.la Colonie. Le chocolat eft nourriffant & agréable au goût ; mais il échauffe & affoupit ceux qui en font le plus d'ufage. Les Efpagnols en confomment beaucoup, & en effet cette boiffon convient à leur genre de vie ; mais leurs Colonies produifent du cacao au-delà de ce qu'il faudrait pour leurs approvifionnemens. Les plantations des habitans de la grande anfe prouvent que cette culture pourrait réuffir à la côte de S. Domingue, en plantant les arbres au milieu des bois. Le tabac aurait cela d'avantageux, qu'un feul homme en pourrait cultiver allez pour fe procurer , du produit de fa récolte, une nourriture abondante & des moyens d'augmenter fa plantation ; mais, depuis qu'il a été mis en ferme , la Colonie a perdu totalement cette branche d'agriculture, Le rocou eft une des plus anciennes plantations de S, Domingue ; l'arbre qui le produit eft un peu


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plus grand & plus touffu que le cerifier ; l'écorce en eft rouffâtre, les feuilles grandes & dures : i l fleurit deux fois l'année ; fon fruit eft une gouffe piquante, qui renferme une petite graine couverte d'une pellicule rouge. On tire de cette pellicule une teinture qui s'emploie principalement à teindre les laines. Le rocou a été négligé dans la Colonie depuis qu'elle a commencé à fournir de plus riches productions. Cet arbre , qui vient fans être planté dans prefque tous les quartiers , ne fe trouve point dans la plaine du Cul-de-fac , & l'expérience a démontré qu'il ferait difficile de l'y faire croître. Nous ignorons la caufe de cette fingularité. La culture du gingembre eft facile & n'eft point difpendieufe , un homme feul peut l'entreprendre. A la fin des pluies on plante les rejettons à un pouce & demi de profondeur dans la terre : ils pouffent au bout de quelques jours & produifent une herbe qui ne s'eleve jamais qu'à deux pieds ; quand les feuilles jauniffent, le gingembre eft mûr : on l'arrache & l'air le deffeche ; c'eft une racine platte , large , compacte , qui prend toutes fortes de configurations : elle ne pourrit point dans la terre , & peut s'y conferver plufieurs années. Cette racine ufe le fol au point qu'il ne produit plus après la quatrieme récolte. On confomme un peu de gingembre dans les Colonies & fur-tout dans l'Amérique Septentrionale ,


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C O N S I D É R A T I O N S

& un peu plus en Angleterre & dans les pays du Nord. On en plante rarement ailleurs qu'à la Jamaïque , & i l ne vaut jamais gueres plus de dix-huit francs le quintal. C'eft une épicerie inférieure , & l'Europe l'a rejettée depuis que le poivre eft devenu commun ; on peut en faire une boiffon réchauffante en le faifant bouillir , ou le mettre en confitures feches ; mais l'ufage n'en fera jamais général, il nuirait à la fanté. Quoi qu'il en foit, le cacao ni le rocou , le tabac ni le gingembre , ne feront jamais comptes pour beaucoup dans les richeffes de S. Domingue. Nous ne croyons pas que dans l'état préfent on y doive tenter de nouvelles cultures , ni qu'on puiffe ajouter au commerce national aucune branche d'exportation , il faut s'attacher feulement à. augmenter celles qui font profpérer ce commerce.


SUR

L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E . 2 5 1

L I V R E

Q U A T R I E M E .

Du

COMMERCE.

DISCOURS

PREMIER.

Des Monnoies. L A fcience du commerce eft de rapprocher les befoins des moyens de les fatisfaire ; mais avant d'entreprendre aucun genre de commerce , il faut rendre les échanges faciles , avoir fur-tout des lignes qui puiffent fervir de mefures aux prix de toutes les marchandifes , à proportion de leur utilité. S'il n'y a plus de proportion entre les fignes des valeurs , il n'y a plus d'équilibre entre les échanges. Le commerce étant incertain par lui-même , on doit chercher les moyens d'en diminuer les hazards (i) ; mais l'incertitude redouble quand il filivient quelque changement dans les monnoies, & i l n'y a plus de fureté quand le titre des efpeces n'eft plus le gage de leur prix. (i) « Le Négoce par lui-même eft très-incertain, & » c'eft un grand mal d'ajouter une nouvelle incertitude » à celle qu'on ne peut éviter. » MONTESQUIEU , Efprit des Loix, Liv, xxviii, Chap.4.


252,

C O N S I D É R A T I O N S

L'argent & l'or font les fignes repréfentatifs que l'acheteur donne a celui qui vend : mais il eft à S. Domingue beaucoup moins de lignes ou de valeurs numéraires que de valeur à numérer. Je n'entreprendrai point l'hiftoire des monnoies introduites dans les Colonies, ni celles des erreurs du Gouvernement fur cet objet, je me borne à confidérer,dans tous fes rapports , l'état préfent de la Colonie, afin qu'on puiffe prendre des mefures certaines pour rendre melleure lafituation à venir. Il fe fait annuellement pour trois cents millions d'échanges dans la Colonie : ces échanges confiflent dans la vente des denrées de fon crû , dans l'achat des marchandifes de la Métropole, dans l'aliénation des Negres , des immeubles , &c. Une grande partie des négociations ne peut fe faire qu'en denrées & à termes, parce que , depuis la paix, il n'y a jamais eu à la fois pour trente millions de numéraire. Avec quelque rapidité que cette fomme puiffe être reproduite en des mains différentes , elle ne peut jamais être appliquée fucceffivement, dans le cours d'une année, à une infinité d'échanges dont elle n'eft que le dixieme. Il y a dans la Colonie plus de marchandifes feches que l'on n'en pourrait confommer en dix ans, & les Coloniftes s'en fervent en bien des cas pour fuppléer au numéraire. Si les efpeces étaient multipliées à proportion des échanges, le prix de ces


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

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marchandifes ne ferait plus déterminé que par les progrès de la confommation , & l'on éviterait bien des abus. Ce font les expédiens ruineux que procurent les marchandifes portatives ou faciles à conferver, qui ont donné lieu à la diftinction ufuraire du prix du cours au prix d'argent (1). ( 1 ) Cela s'entend en deux manieres. Un homme entre avec un fac d'argent dans le magafin d'un marchand qui réunit beaucoup de marchandifes ; il choifit & demande le prix: informez-vous, lui dit-on , de ce que cela vaut chez les capitaines ; fuivant le cours, je le donnerai à dix pour cent audeffous. On croirait que ce Marchand fe ruine, il s'enrichit; mais d'autres en ont fait les frais. Je dois une fomme en denrées, & je paye au cours, c'eft-à-dire, au prix que tous les créanciers ont reçu de leurs débiteurs: j'ai du fucre & j'en propofe la vente à prix d'argent : on m'offre dix pour cent au-deffous du prix auquel il aurait été reçu en paiement : teleftle cours des achats. Ayant fi peu de monnoies, il eft difficile de maintenir l'équilibre, & celui qui a raffemblé des efpeces ne s'en défaifit que dans l'efpoir d'un gros bénéfice. Le numéraire de la Colonie fe tire des Efpagnols & des Portugais : le commerce interlope qu'on fait avec les Colonies Efpagnoles tous les ans , en fait fortir environ quatre millions de piaftres : mais les Colonies françaifes des îles de l'Amérique au vent ou fous le vent, n'y entrent pas pour plus du dixieme: elles en


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C O N S I D É R A T I O N S RETOURS

EN

MONNOIES.

les Commerçans de France ou leurs Agens, qui viennent traiter dans nos ports , réunifient une grande partie numéraire ; fouvent ils l'emportent & chargent leurs navires à fret. Le prix de l'affrettement renchérit alors néceffairement. En attirant à elle tout l'or qui nous vient des Efpagnols , la Métropole tarit la circulation intérieure. L'enlevement des efpeces ne caufait autrefois aucun préjudice : elles étaient diftribuées en moins de bourfes, parce qu'il y avait moins de Coloniftes. L'or & l'argent étaient plus communs chez les Efpagnols , & notre commerce avec eux était plus étendu. A peine peut-on retirer aujourd'hui , de ce commerce, affez d'efpeces pour fubvenir aux dépenfes journalieres. Il eft donc intéreffant d'en arrêter l'enlevement. C'eft ainfi que raifonne le plus grand nombre ; mais il eft impoffible d'empêcher l'exportation des monnoies. Défendre cet enlevement fous des peines féveres , c'eft réprimer un abus par une injuftice encore plus dangereufe : ce refte de barbarie ne pourrait peuvent retirer encore un vingtieme par leur commerce avec les Anglais. Ce que les Négocians de la M é t r o p o l e ont emporté jufqu'à préfent, par chaque a n n é e , monte à plus d'un tiers en-fus.


S U R LA C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

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avoir que de mauvais effets (1). C'eft d'ailleurs un acte d'indigence que de défendre la fortie des matieres d'or & d'argent, puifque l'argent & l'or font des objets de commerce, en même tems qu'ils font le gage de toutes les négociations. Augmenter le taux des efpeces pour en empêcher la fortie, c'eft fubftituer une monnoie faune à des valeurs réelles, & cela ferait d'autant plus dangereux dans la Colonie , que nous tirons les monnoies d'une nation étrangere, & que nous donnerions alors plus de marchandifes , pour avoir une quantité de monnoies qui procurait auparavant plus de chofes. La valeur des denrées fuit toujours la progreffion de la valeur des fignes : on ne peut augmenter l'un fans l'autre. D'un autre côté, le but que l'on fe ferait propofé par cette augmentation ne ferait point rempli. En voici la preuve. (1) E n vain on voudrait oppofer à cette maxime ce q u i fe paffe chez un peuple du N o r d , où l'entrée de toutes les monnoies eft permife, mais non pas la fortie : je m'en tiens à la regle générale, fans m'arrêter à ce gouvernement particulier, qui reffemble à la caverne du lion. Si toutes les nations l'imitaient, le crédit d'une nation à l'autre ferait un prêt fans gages, le cours des changes deviendrait arbitraire , & par conféquent ufuraire : il ne ferait plus r é g l é par la néceffité du commerce : d'ailleurs ce qui pourrait convenir à un gouvernement à l'égard des autres , ne peut s'appliquer à une Colonie à l'égard de fa M é t r o p o l e .


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C O N S I D É R A T I O N S

Si huit piaftres gourdes, évaluées 60 livres, étaient portées à 66 livres, elles ne donneraient également en France que 42. livres ; c'eft le prix de leur valeur intrinfeque en argent du Royaume. Huit piaftres gourdes , à 60 livres, donnent un bénéfice de 40 fols fur le retour. A 66 livres elles donnent 40 fols de perte. Mais fi une quantité de fucre, d'indigo ou de café , qui coûterait à S. Domingue 66 livres, ne produifait en France, déduction faite de tous frais, qu'une fomme de 40 francs, le marchand Français, qui ne confidere pas l'intérêt général, & commerce le plus fouvent comme s'il ne devait faire qu'un voyage , emporterait la monnoie & laifferait la denrée. Il y a plus : fi 66 livres , argent de l'Amérique , ou la quantité de denrées qui repréfente cette fomme , produifaient en France 44 livres, le marchand Français préférerait encore emporter les efpeces qui ne remettraient que 41 livres , parce qu'alors il deviendrait le voiturier & le commiffionnaire de l'habitant , qui ferait obligé lui-même de charger fa denrée : le fret prendrait plus de valeur en raifon des chargemens qu'il y aurait à faire, & le Commerçant gagnerait, fur l'augmentation du fret, plus qu'il ne perdrait fur la remife. L'habitant ferait obligé de payer une commiffion fur la vente de fa denrée en France , & le Commiffionnaire pourrait


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pourrait la garder pour fon compte s'il lui était avantageux (1). Dans l'état préfent du commerce de France , i l ferait donc nuifible & abufif d'augmenter la valeur des efpeces qui ont cours dans la Colonie : pour en empêcher l'enlevement, il faudrait changer l'efprit du commerce ; & comme ces efpeces nous viennent des Efpagnols, plus ils en apporteraient, plus l'augmentation cauferait de perte effective fur les marchandifes qu'ils prendraient en échange. Variations & incertitudes dans le cours des monnoies.

Le grand nombre des hommes n'eft pas le nombre (1) Si dix Capitaines des navires marchands emportent des efpeces au lieu de la quantité de fucre qui devait remplacer leurs cargaifons, il y aura 3000 banques de fucre à charger à fret. Que la concurrence des chargemens faffe renchérir le fret de trois deniers , ils auront g a g n é à faire leurs retours en efpeces, quoique les efpeces n'aient pas remis au pair. Le calcul eft aifé: fi trois quintaux de fucre brut, acheté à 22 livres, remettent en France 44 liv. tournois, & que huit piaftres gourdes à 8 liv. 5 fols ne remettent que 42 livres , il y a 40 fols de bénéfice à charger en denrées : mais f i , en ne le faisant pas, le fret a renchéri de trois deniers, trois quintaux donneront 3 livres 15 fols de furgain, & l'Armateur aura gagné réellement trente-cinq en paraiffant perdre quarante.

Tome

I.


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des fages : plus les monnoies étaient rares, plus on en faifait d'enlevemens,plus les échanges devenaient difficiles. Les Coloniftes crurent alors, qu'autant moins ils avaient d'efpeces , autant plus elles devaient valoir. Quelques gens qui avaient fait des amas de piaftres gourdes, ne voulurent point s'en défaifir, à moins de onze efcalins. La difficulté de changer les piftoles favorifa leurs deffeins : enfin on s'habitua à recevoir & à donner onze efcalins pour une piaftre gourde , c'eft-à-dire, une valeur plus grande pour une plus petite , fans fonger aux fuites de cette augmentation. Les efcalins devinrent très-rares & les piaftres gourdes très-communes. Les Adminiftrateurs parurent approuver en 1770, cette variation que le peuple avait imaginée. Au mois de Septembre 1772, les piaftres gourdes ont été remifes à 7 liv. 10 fols. Il y avait, lors de cette réduction , pour vingt millions de piaftres gourdes dans la feule ville du Cap. Le onzieme de cette fomme a été perdu. On en avait déja perdu le dixieme lors de l'augmentation , en donnant, pour les avoir, un dixieme de marchandifes au-delà de ce que l'on donnait auparavant. Les Commerçans de France ont faifi le moment du rabais pour les emporter , & le numéraire a manqué. Quelques Français mal intentionnés, & des Anglais qui s'étaient apperçus de nos befoins, ont introduit , en peu de tems , une quantité d'efpeces


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qui ont été reçues avidement ; ces monnoies infideles ayant circulé promptement, la confiance a ceffé de toutes parts. Les négociations ont été troublées, les dettes accrues, les payements ont été interrompus : on s'eft borné à punir légérement quelques diftributeurs de l'or prétendu anglais ; on n'a pas même recherché ceux qui avaient fait, ou fomenté l'encteprife de fon introduction, & tout eft relié dans le même état, c'eft-à-dire, dans l'incertitude & dans la confuiion. Le cours public, de l'or anglais étant arrêté, i l s'eft trouvé dans la Colonie très-peu de numéraire ; dans cette difette, les piaftres gourdes ont repris un nouveau cours fur le pied de onze efcalins. Que d'après ces événemens on faffe attention à la multiplicité des engagemens anciens & actuels , à la rigueur des Métropolitains, .aux reffources que chaque Colonifte a été forcé de rechercher dans cette ufure cruelle qu'on, appelle virement de parties , pour éviter des pourfuites plus ruineufes encore que l'ufure elle-même ; enfin au cours des denrées intercepté par la difficulté des échanges, &. l'on verra combien l'incertitude des monnoies a dû renverfer de fortunes, combien elle a eu de fuites malheureufes, & ces fuites ont été moins reffenties dans les premiers tems, qu'elles ne le feront à l'avenir. R ij f


260 considérations

Comme on n'a point prononcé la fuppreffion des pieces anglaifes, comme on n'a porté aucune peine contre ceux qui les garderaient, on ne s'eft point hâté de les foumettre au creufet (i). Il faut arrêter les progrès de la gangrene qui s'eft emparée d'une des principales branches de : miniftration publique ; mais il eft bien difficile de faire une fciffion précipitée fans qu'il en réfulte de l'ébranlement. Quelque parti que l'on puiffe prendre il fera murmurer ; la voix du peuple eft dans ces circonftances, comme la vibration d'un inftrument qui réfonne encore quand on a ceffé de le toucher. « Que toute efpece frappée à-une marque étrangère devienne marchandife, & n'ait de valeur « que par fon titre & par fon poids ». Cette loi, toute jufte qu'elle eft, exciterabien des plaintes , elle ne fera applaudie que par ceux dont la caille fera vuide lorfqu'on la publiera ; mais peut» on différer le moment de la promulguer , quand

( i ) A u mois de Juin 1774 les monnoies c o u p é e s ont été réduites au poids, mais fur le pied de 1030 livres le marc. Ce reglement préfente les mêmes inconvéniens que l'augmentation des piaffres gourdes, parce que l'or à travailler ne peut pas valoir plus de 940 livres le marc dans toute l ' A m é r i q u e ; enforte qu'il y a 140 livres par marc entre l'or monnoie c o u p é e & l'or en lingot.


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261,

on eft certain-que plus on l'éloignera plus elle paraîtra févere (1). P R O J E T . Il faut prendre des mefures pour procurer à la Colonie une quantité de numéraire proportionnée à fes befoins. Cent millions égaux à 66333333 1. 6 f. 4 d. tournois fuffiraient & au-delà. Que les efpeces foient à l'effigie du Prince & à l'écuffon Français. (1) U n Magiftrat de S. Domingue a dit en 1776, dans un Difcours public & imprimé : L'Etatefttrop fage pour faire le fonds du numéraire de. la Colonie,quand l'Etranger s'en charge . . . . Avant de dire qu'il eft fage dans un Etat de ne point faire le fonds du numéraire qui doit y circuler, il aurait dû nous montrer ce qu'il en peut coûter à un Etat pour faire le fonds du numéraire, & quels font les avantages qui réfultent de la plus ou moins grande circulation de ce numéraire ; il aurait fallu nous dire encore, fi ce numéraire, quand on l'attend de l'Etranger, circule plus rapidement que quand il appartient au Gouvernement : alors on aurait é t é à portée de juger. A u contraire, il détruit tout de fuite l'affertion qu'il venait de hazarder , en avouant que fur l'article du numéraire , la Colonie eft toujours dans une exiftence précaire. Il n'y a fûrement point de fageffe à laiffer un grand pays dans une exiftence précaire, fur les moyens de commercer, d'acheter , de vendre & d'échange , les- objets qu'il confomme & tous ceux qu'il produit.

R iij


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C O N S I D É R A T I O N S -

Qu'elles foient réelles, c'eft-à-dire, que la matiere foit le gage de là valeur. Qu'il foit ftatué- par une loi immuable que l'on ne fera point d'opération qui puiffe les rendre idéales; rien ne doit être plus exempt de variations que ce qui eft la mefure de toutes chofes. Que la valeur des efpeces foit d'une proportion différente de celle des monnoies qui ont cours dans le Royaume, & que le coin foit auffi différent ; qu'elles ne puiffent avoir cours que dans h Colonie. Qu'elles foient battues en France ; car s'il y a un-bénéfice à faire & une augmentation d'ouvriers , c'eft la Métropole qui doit en profiter. Lé bénéfice de la fabrication pourrait être de dix pour cent fans aucun inconvénient ; il ne faudrait pas qu'il excédât. Ces monnoies n'ayant point de cours dans l'in— teneur du Royaume & donnant de la perte au creu. fet, il ferait indifférent qu'on voulut les emporter, parce que celui qui s'en chargerait ne pourrait que les échanger dans les Villes maritimes , d'où elles feraient rapportées néceffairement dans la C o lonie. Il ferait nuifible d'établir des monnoies audéffous de 7 f. 6 d. ou de cinq fols tournois ; en- baiffant la valeur des petites monnoies le


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Negres feraient plus miférables , & ce ferait un malheur (1). (1) Il faut infiniment moins de pieces d'argent de 7 fols 6 deniers pour payer une aune de toile , qu'il ne faudrait de nieces de cuivre ou de billon. Si on en i n troduifait, la valeur des fruits, des légumes & autres provifions journalieres diminuerait à proportion ; les Negres feraient réduits à une nudité prafque continuelle, ce qui nuirait beaucoup à la confommation, puifqu'il n'y a point de Negre dans la Colonie qui ne puiffe fe procur r un habillement de bonne toile. S'il y avait de plus petites monnoies, les travaux de chaque Negre lui deviendraient moins utiles : cela n'enrichirait pas les marchands & ouvriers; car les dépenfes qu'ils font obligés de faire venant à diminuer, le paiement de leur induftrie diminuerait à proportion. Mais les toiles de lin , de chanvre & de coton ne pourraient pas diminuer audeffous du prix de leur premier achat, fans ruiner le commerce : or fi le Negre vendait fes l é g u m e s & fes œ u f s pour un fol marqué , le maître ferait obligé de le vêtir à fes frais ; ainfi l'introduction des monnoies de cuivre ne ferait utile à perfonne. Le fort des efclaves ferait à plaindre, parce qu'il y a des maîtres imbécilles & avares. Les Negres n'ont que le Dimanche pour fe nourrir, après avoir travaillé toute la femaine au profit de leur maître : le tems néceffaire à la culture de leurs vivres ne leur Iaiffe que le tiers d'une j o u r n é e , qui devrait être pour eux celle du repos. L'em ployeraient-ils à des plantations furabondantes pour un moindre prix que celui qu'ils ont jufqu'à prefent retiré . Auraient-ils le moyen d'acheter des cochons, des che_

R iv


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C O N S I D É R A T I O N S

Mais pour fabriquer cent millions en efpeces d'or & d'argent à l'ufage de la Colonie , il faudrait que la Colonie fournît cent millions ; cela paraît impoffible. M O Y E N S. Eclairez les hommes fur leurs intérêts , ils ne le refuferont pas a l'efpérance ; ils s'emprefferont même à feconder ceux qui leur feraient envifager un plus grand bien. Le verfement de cent millions d'argent ou or monnoyé , peut fe faire en quinze ans , & l'exportation des monnoies Efpagnoles en fournira la matiere , fans qu'à cet égard il foit befoin de prendre aucune précaution. La diftribution des nouvelles efpeces, étant fucceffive , fe ferait fans aucune fecouffe, elle n'apporterait point de révolution fenfible dans la valeur des denrées. Pour parvenir à ce verfement , il fuffirait de faire, outre le prélevement des droits ordinaires , fubfides & impôts de la Colonie, un emprunt au vaux ? Ce ferait leur enlever à la fois toutes les choies dont la propriété les attache au fol qu'ils cultivent, en faire des efclaves rebelles & les réduire au défefpoir. L a richelfe n'eft point dans l'or & l'argent, elle eft dans l'induftrie & le travail, qui procurent l'abondance de toutes les chofes utiles : craignons de diminuer l'effet de ces deux puiffans refforts.


sur

L A C O L O N I E D E S. D O M I N G U E .

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nom du Roi fur tous les habitans, par répartition, ou, fi l'on veut, par taxe réelle de leurs biens, rembourfable en quinze ans fur les deniers royaux. Cet emprunt ferait de la fomme de fix millions, à employer dans les Villes principales de la C o lonie , en denrées choifies au prix du cours. Ces denrées feraient chargées pour le compte du Roi & envoyées en France , pour , le produit net, être converti en monnoies d'or & d'argent à l'ufage de la Colonie, & renvoyé à St. Domingue pour fubvenir aux dépenfes intérieures, au paiement des gages des différents Officiers employés dans la Colonie. La recette générale des impôts ferait chargée tous les ans de la même maniere fur des navires marchands, & envoyée en France pour être convertie en monnoies, & ces monnoies diftribuées par la même voie que nous venons de propofer , jufqu'à la concurrence de cent millions. Sur le produit de la derniere année, qui fe trouverait double au moyen de l'avance de fix millions que les habitans auraient faite, on pourrait retenir pour le Roi les pertes qu'il y aurait eu fur les chargemens en denrées , fi toutefois il y avait eu des pertes, le furplus ferait à répartir entre les contribuables fur les quittances qui feraient rapportées par eux ou leurs héritiers. Ce projet réunit plufieurs avantages.


206

C O N S I D É R A T I O N S

L'établiffement d'une monnoie invariable , fans caufer de révolutions dans les fortunes des Colons & dans leurs propriétés , & la diftribution des efpeces, fans changer la valeur des denrées & fans donner aucune entrave au commerce. Il en réfulterait d'ailleurs beaucoup d'encouragement , beaucoup d'activité dans la circulation générale, beaucoup de ftabilité dans les poffeffions: enfin le commerce des efpeces étrangeres, confidérées comme métal, deviendrait avantageux aux habitans de la Colonie & à la Métropole. Dans l'état préfent, les Efpagnols ont befoin de nos marchandifes, mais nous avons encore plus befoin de leurs efpeces, fi nous avions des monnoies établies , leurs befoins feraient les mêmes , & nous ne prendrions leur monnoie que pour ce qu'elle vaudrait intrinféquement.


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D I S C O U R S

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II.

Des Loix du Commerce. DE tous les moyens qu'on puiffe employer pour acquérir des richeffes, le commerce eft fans doute le plus honnête ; mais il faut qu'il foit fait avec regle, c'eft-à-dire, que quoiqu'il foit libre, il foit dirigé felon l'utilité publique ; c'eft ce qu'il faut expliquer. Il n'y a point en France de reglemens avantageux fur le commerce ; il femble qu'en ait affecté de croire que la liberté du commerce eft la faculté donnée au commerçant national de faire ce qu'il veut : c'eft une mauvaife politique ; car celui qui cherche à s'enrichir, ne s'arrête jamais à confidérer les intérêts relatifs de l'Etat & du commerce , il y contrevient prefque toujours pour fuivre fon intérêt perfonnel. La liberté indéterminée de cinq ou fix cents Négocians qui tentent la fortune en même-tems, eft donc une liberté deftructrice ; elle eft a l'égard du commerce en général ce qu'eft à l'égard de tous les hommes une loi fans principes, une volonté fans motifs ; ce que ferait à l'égard d'une République une liberté fans loix. Le mot liberté ne doit donc pas s'entendre, en fait de commerce , d'une faculté privative don-


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née aux Marchands nationaux de faire ce qu'ils veulent dans les ftades qu'ils fe font données, mais de la faculté de s'unir à tous les autres Marchands , pour concourir en raifon de leurs capitaux à l'aggrandiffement du commerce, au doublement d'activité, à la richeffe , à la force des Nations ; c'eft ce que les Hollandais ont été les premiers à remarquer : cette remarque fit leur puiffance, & porta leur numéraire au point de n'être nulle part ailleurs en égale proportion. Les Anglais les prirent pour modeles , & ce n'eft qu'en les imitant qu'on peut les égaler. Les véritables principes en tout genre , font invariables comme la nature des chofes. La liberté du commerce , a dit Montefquieu , n'eft pas une faculté accordée aux Négocians de faire ce qu'ils veulent ; ce qui gêne le Commerçant ne gêne pas pour cela le commerce. En effet, que des peuples commerçans voyent fortir de leurs ports des navires deftinés a répandre chez les Nations reculées le fuperflu qui nuirait à la patrie, peuvent-ils s'arrêter à calculer le petit intérêt de quelques Armateurs ? Ils n'ont à confidérer que le nombre des expéditions , & la durée du commerce. Ils fe contentent d'un : moderé , & fe confolent facilement de leurs pertes, parce que les valeurs des objets de furabondance fe font réalifées en grande partie, que les


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fourniffeurs & les ouvriers ont gagné, & que le crédit & la force de la Nation fe font néceffairement accrus. Le crédit & la foi publique font dans toute entreprife de commerce , ce que font les machines dans les manufactures , ils doublent les moyens ; « ce font des cabeftans qui levent des fardeaux „ que les hommes n'auraient pu lever à bras (1) ». Les peuples induftrieux doivent donc avoir des banques nationales & des papiers de crédit ; mais il ne faut pas que ceux qui gouvernent reffemblent à ces Méchaniciens ignorans qui employent les leviers les plus compliqués pour produire une force ordinaire ; il faut qu'ils fachent combiner l'effet du crédit public , & en proportionner les mouvemens aux befoins de leurs entreprifes (2.) ; quand il y aura une grande circulation il y aura toujours un affez grand bénéfice; puifque le laboureur, lafileufe&le tifferan n'ontd employé que des outils, des travaux 6k des graines, & que quand ils font récompenfés le commerce eft néceffairement affez

(1) Voltaire, Dialogue entre un Philofophe C o n t r ô l e u r général des finances.

& un

(2) C'eft cette proportion qui aurat rendu utile le f y f t ê m e de Law ; elle n'a point été obfervée , & tout a é t é bouelverfé. Il n'y a rien de fi pernicieux que des é c h a n g e s & des crédits fans objets.


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riche : car d'un côté ces hommes augmentent leurs jouiffances, c'eft-à-dire, la confommation intérieure des chofes commerçables, en raifon de leurs profits; d'un autre côté ils font d'autant plus d'avances à la terre ou à leurs métiers , que plus ils ont reçu du produit des travaux paffés (1). Tous ces gens font peres ou fils de famille , c'eft la meilleure partie des citoyens ; la moindre perte qu'ils éprouvent eft fenfible au corps de l'Etat (2). Le véritable but du commerce eft de les faire gagner , ou du moins de les entretenir dans l'émulation ; ce but doit augmenter le bonheur du plus grand nombre , & il eft évident que plus on employe d'hommes, plus l'Etat eft puiffant & riche, plus il eft refpectable aux yeux de l'univers ; car fi les peuples deftructeurs font des maux qui curent après eux, il en eft de même du bien que font & reçoivent les peuples dirigés à une heureufe induftrie ; elle maintient la balance entre les différentes claffes des hommes laborieux, & rend heureufe jufqu'à la derniere claffe. L'obligation du Cultivateur eft d'entretenir, de recueillir les productions de la terre , & de la fe(1)

Ils donnent par conféquent au Commerce plus

d'objets à exporter. (a) Voilà ce qu'on ne peut pas fe perfuader en Frarce, en Efpagne & en Portugal.


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conder autant qu'il eft poffible ; l'obligation de l'ouvrier eft d'augmenter les valeurs des productions en les façonnant au befoin , a l'utilité, au caprice des hommes ; celle du Négociant eft, comme nous l'avons déjà dit, de rapprocher les befoins tics moyens de les fatisfaire , c'eft-à-dire ,

de porter au confommateur éloigné les chofes que la terre a produites, que l'ouvrier a préparées Si le Négociant ne remplit pas cette obligation , s'il cherche a s'approprier le bien du Cultivateur & à profiter de fes befoins ; s'il veut forcer une partie de la Nation à acheter de lui ce qu'il ne peut fournir à jufte prix; s'il la force à l u i vendre ce qu'il ne peut acheter allez cher , fa profeffion devient plus dangereufe qu'utile. I l faut que ce que l'on appelle bénéfice ou profit, ne foit que la récompenfe de l'homme qui fatisfait aux befoins prévus, & fe rend habile à prévoir. Si on abufe de ces befoins , c'eft une ufure ; fi on empêche ceux avec qui le négoce fe fait de fe procurer ce qui leur eft néceffaire a meilleur marché, ou de tirer un plus grand prix des objets qu'ils peuvent donner en échange , c'eft une tyrannie ; & fi des loix confieraient ces abus, i l faudrait les réformer. Faut-il rappeller les vexations que les commercans nationaux ont tant de fois commifes dans la

&


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C O N S I D É R A T I O N S

Colonie pendant la guerre , & dans la paix ils femblaient defirer la ruine des établiffemens qui devaient fonder l'efpoir du commerce. C'eft dans de telles circonftances que l'art des Adminiftrateurs confifte à trouver les moyens d'arrêter la cupidité des Marchands, fans nuire à la liberté & à la fûreté dont le commerce doit effentiellement jouir. En abufant des befoins des Cultivateurs, les Commerçans, au lieu d'être les bienfaiteurs de la Nation, en deviennent les ennemis ; il faut donc que de fages reglemens les ramenent à l'utilité générale : le commerce qui n'eft conduit que par l'intérêt des particuliers, c'eft-à-dire, par l'avarice & le monopole , n'eft autre chofe que la conjuration de quelques individus contre la fociété entiere. Pour éviter les progrès de cette conjuration , non-feulement le commerce doit être dirigé par des loix générales, mais il faut encore qu'il y ait des loix particulieres qui reglent la maniere de le faire. Il n'y a rien de ftable fur le commerce de S. D o mingue : il avait été feulement enjoint au Général & à l'Intendant, par l'art. 31 de l'Ordonnance du premier Février 1766 , « de veiller à tout ce qui » pourra augmenter le commerce, & de donner » avis fur le champ ( aux Miniftres des Colonies) »de tout ce qu'ils jugeront devoir y être réformé ou


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» ou fait pour le bien & l'avantage de la Colonie, » à l'effet d'y être pourvû.» Ils ont fouvent t é moigné le défir de répondre à cette confiance, mais comment auraient-ils pu connaître en trois ans ce qui pouvait être vraiment utile à la Colonie ? Le commerce national doit prendre part aux cas fortuits dont les Colons ont fupporté la perte, puifqu'il partage les bénéfices de la culture. Le confommateur enrichit le négociant , & le négociant eft à la fois l'inftrument de la confommation l'affocié de celui qui cultive. Pour que la Colonie continuât de fleurir , en laiffant fubfifter le commerce fans loix , & chaque négociant tendre à la fortune, fans s'embarraffer , ni des opérations des autres, ni de l'état où le le commerce fe trouvera quand il fera devenu riche , i l faudrait que les revenus de l'année puffent égaler les capitaux. Et comme les marchands de France commercent principalement avec leur nation elle-même, leurs ventes feraient des taxes pour tous les citoyens ; cependant ies négocians retirés verraient bientôt leur fortune détruite par la rage de jouir immodérément ; & l'hydre toujours renaiffant de ce commerce fatal, fe joignant à l'hydre , non moins cruel d'une adminiftration forcée (1), dévorerait à la fois la Métropole & ( I ) La Théorie des Fermes.

Tome l.

s


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C O N S I D É R A T I O N S

les Colonies , & l'on verrait ce que l'on avûdans le Portugal , une nation entiérement compofée de pauvres & de riches , & point de citoyens aifés ; plus de forces , plus de puiffance, plus d'activité , plus de marine peut-être , & tout ferait perdu. Par-tout où il n'y a point de médiocrité, partout où les capitaux ne font pas difpenfés dans des mains innombrables, par-tout où il y a des privileges exclufifs , regne le monopole. La mauvaife conduite du marchand & le découragement du. cultivateur concourent au dépériffement de l'induftrie. Les négocians font ruinés tour à tour par leur propre infidélité, fans que ceux avec qui ils ont commercé s'enrichiffent de leurs pertes. Dans un pays où tout roule fur le commerce & l'induitrie , il faut des loix précifes & multipliées felon les progrès de l'activité populaire ; il en faut moins dans un pays dont la valeur ne fe fonde point fur le commerce maritime (i) : plus il y a de cas, plus il faut de loix ; c'eft un principe général dont l'application ne devrait pas être tardive à l'égard du commerce de la Colonie de Saint-Domingue.

(i) Voyez Platon, Traité des Loix, Livre V I I I Plus il y a de cas, plus il faut de Loir,


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Dans la pauvre légiflation du commerce de Fran» ce, on a cru prévoir affez , & l'on n'a pas feulement obvié à cet efprit de privilege , de faveur &d'exclufion, trop ordinaire dans les Gouvernemens monarchiques & toujours fi dangereux, à ce monopole deftructeur qui en réfulte , à ces intérêts particuliers qui fe croifent & divifent les nerfs de l'Etat. On a mis dans les mains des marchands nationaux le fiphon avec lequel ils tirent la fubftance de la nation elle-même. Colbert avait voulu leur en donner un autre pour les étrangers , mais ceux-ci ont bientôt trouvé les moyens de boucher prefqu'entiérement ce dangereux tuyau, & de reprendre toujours avec ufure ce qu'ils n'ont pu retenir; l'aggrandiffement des Colonies à fucre nous fournit depuis quelques années un.objet d'enchere pour tous les marchés d'Europe; confervons chérement cet avantage précieux qui peut, avec le tems & la prudence, nous redonner la préférence générale du commerce que nous avons perdue.


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D I S C O U R S

III.

De l'utilité du Commerce avec les E

de la défection des Compagnies, le commerce des Colonies n'a pas recouvré fans ref triction fon indépendance naturelle ; la Métropole a défendu fous des peines féveres aux habitans de fes Colonies tout commerce avec les étrangers : cependant c'eft la concurrence qui met un prix jufte aux marchandifes , qui établit entre elles les véritables rapports. LORS

Le commerce étranger peut fe faire en deux manieres : la premiere, en ouvrant aux Armateurs étrangers les ports de la Colonie ; la feconde , en allant chercher chez eux les chofes dont on a befoin : la premiere a des inconvéniens , l'autre ne peut produire que de grands avantages. Il femble que les Colons de Saint-Domingue ayent eux-mêmes fermé leurs ports aux navires étrangers, par un traité que Dogeron, leur Gouverneur, fit avec eux en 1671. Après qu'ils eurent chaffé la Compagnie, ils convinrent que tout navire Français ferait reçu a trafiquer avec eux, mais que les étrangers en feraient exclus. La né


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 277 ceffité a déja donné de fortes atteintes à ce pacte. Elle eft au-deffus des conventions & des loix. Si la Colonie ne trafiquait qu'avec le commerce national, il n'y aurait jamais d'équilibre, la C o ­ lonie gagnerait & le commerce perdrait infailli­ blement, ou bien ce feraient les Négociants qui gagneraient fur les Cultivateurs; l'un & l'autre eft Également dangereux. Le privilege exclufif que les Armateurs de Fran­ ce s'attribuent, en alléguant le faux principe que les Colonies font faites pour e u x , fe réduit dans le droit, comme dans le fait, à une fimple préfé­ r e n c e , & tant qu'ils n'auront point à fe plaindre que leurs cargaifons feront reftées invendues, ou que les introductions étrangeres les auront fait tomber à vil prix, il fera de l'intérêt de la Na­ tion, & de celui des Armateurs eux-mêmes, de laiffer fubfifter des introductions qui ne peuvent être jamais ftériles. Car fi les Colonies font confacrées à l'utilité de la Métropole ; fi elles font deftinées à lui procu­ rer l'emploi des objets qu'elle ne peut conformer elle-même ; & à lui fournir en échange des ma­ tieres qui puiffent aggrandir fon commerce avec les peuples qui l'environnent, & qui n'ont pas les mêmes reffources en égale portion ; fi c'eft le prix que ces matieres reçoivent chez les peuples voifins qui réalife le fuperflu qu'elle nous envoye, ON S iij


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doit en tirer cette conféquence, que la Métropole ne doit nous fournir exclufivement, que des ob­ jets que leur abondance lui rendrait fuperflus, & dont le fimple emploi eft un bénéfice pour elle; que par la même raifon elle ne doit empêcher rien de ce qui peut augmenter la quotité des produc­ tions de fes Colonies. Les regiftres de celle de Saint-Domingue font pleins de loix contre le commerce étranger; l'Ordonnance de 1727 menaçait ceux qui s'en mêle raient d'une punition terrible, d'un efclavage pire que la mort (1) , cette loi s'anéantiffait par fa pro­ pre rigueur ; il eft toujours injufte de punir au­ trement que par l'argent, un délit pécuniaire, & les hommes ne craignent jamais les loix dont ils ont reconnu l'injuftice. Affujettis à vendre le produit de nos récoltes aux Armateurs de France, qui fe plaignent tou­ jours de les revendre à perte, tandis que les Mar­ chands étrangers viennent dans nos ports y mettre un plus haut prix ; leur concurrence ne pour qu'exciter l'émulation des Nationaux, dont le privilege exclufif caufe la léthargie, & fi l'on céde à leur murmure, du moins faut-il confidérer que rien ne favorife plus le commerce avec les étran­ gers, que leur négligence à prévenir les befoins ( 1 ) L a peine des Caleres.


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 279 de la Colonie, que la dureté avec laquelle ils abufent de ces befoins auffitôt que des événemens malheureux ont pû les rendre urgens, que l'a­ bandon auquel ils livrent cruellement les quar­ tiers les moins riches ou les plus reculés. C e n'eft que depuis 1740 que les Négocians de la Métropole ont établi un commerce direct avec la partie du Sud. On fait que cette fertile contrée doit fon établiffement aux Anglais de la Jamaïque & aux Hollandais de Curaçao, qui, de­ puis 1 7 2 0 qu'a ceffé le privilege de la Compagnie de S. Louis jufqu'à la fin de 1 7 2 9 , y ont apporté des N é g r e s , & en ont retiré prefque toutes les productions. Le commerce que tous les Sujets de la Colonie font dans les Colonies étrangeres, au lieu d'expofer à des peines, devrait être encouragé, parce qu'il ne peut avoir que de très-bons effets. Il y a des circonftances où la Colonie manque de fa­ r i n e , de chevaux, de Negres, de mulets. Un C o lonilte induftrieux, qui pofféde la plûpart des lan­ gues vivantes, qui a des capitaux, des correfpondances étendues, & des intelligences fecretes chez les Anglais, chez les Efpagnols, où il eft difficile d'en entretenir, arme des navires à grands frais, & va chercher de la farine & des grains à la nouvelle Angleterre, des Negres à la Jamaïque ou des mu­ lets à la côte d'Efpagne ; pris par les Anglais, il S iv


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perd une partie de fes biens, par les Efpagnols il perd fes biens & fa libertê. Vainqueur de ces dangers, il a droit à la reconnaiffance de fes concitoyens ; mais on l'arrête, on le menace ; & s'il facrifie la plus grande partie de fon capital & du gain légitime qu'il devait en retirer pour fe fouftraire aux peines qu'on lui fait craindre, les fcelerats qui le dépouillent lui font encore valoir le fervice qu'ils lui rendent, difent-ils, en le faifant échapper a la publicité d'une punition févere & méritée, qui abforberait fa fortune, & ruinerait fon crédit. Un feul homme bas & méchant, fuffit pour enchaî­ nât: l'activité du Négociant laborieux ; une foule de réglemens qui ne font que des pieges tendus à fon émulation, à fon zéle & à fa bonne foi, confondent les actions utiles avec les crimes ; il fe trouve coupable fans le vouloir & fans l'avoir prévu, il eft emprifonné, fpolié, ruiné, & les défendes données dans des occurrences totale­ ment oppofées à celles où nous nous trouvons, par des Souverains que le tems a rendus à la pouffier e , le condamnent, tandis que les Colons reffentent fes bienfaits. L'ouvrier des richeffes de l'Etat eft perfécuté par les Délégués du Prince. Du moins, fi quelqu'apparence de droit ou de raifon pouvait racheter tant d'horreurs ! mais non , tant que l'utilité du commerce étranger fubfiftera, les


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE.

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Contrebandiers feront encouragés par le fuccès, les gens chargés d'empêcher ce commerce le pro­ tégeront en paraiffant vouloir arrêter fes progrès. Pour le détruire il faudrait le rendre inutile. Tant que le commerce maritime de France ne fera pas en état de balancer celui de la Nation rivale par l'économie des armemens, & par fon empreffement à procurer les débouchés les plus avantageux aux productions des Colonies, on entreprendroit en vain de rompre les liens du commerce interlope, l'intérêt réciproque des Cultivateurs & des Contrebandiers vaincra tous les obftacles. Il entre tous les ans à la Jamaïque pour cent mille livres fterling d'indigo, provenant de SaintDomingue. Les quartiers des Ances, de Tiburon, des Irois, du Cap Dame-Marie & de Jérémie en fourniffent les deux tiers, le refte eft pris dans les autres quartiers de la Colonie. Cet indigo eft en­ levé à un taux fort avantageux : il y a 2.0 pour cent au-deffus du cours ordinaire ; favoir, 12. pour cent fur la différence du poids anglais, & 8 pour cent fur le prix. Les Négocians de la Jamaïque y gagnent encore, & retirent la gratification de 6 den. par livre, que le Gouvernement accorde pour encourager la culture de l'indigo. L'impor­ tation du coton étranger eft généralement permifé en Angleterre, il a été affranchi de tous droits en 1 7 6 6 ; le fixieme ou environ de celui qu'on


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recueille a Saint-Domingue paffe à la Jamaïque. On prend en échange de ces denrées, des Negres dont l'introduction à Saint-Domingue eft bien dé­ fendue, mais fur lefquels il y a ordinairement a gagner 300 liv. par tête. Quelquefois le commerce étranger eft ouver­ tement toléré, & les prifes que l'on fait de tems à autres, ne peuvent, attendu l'impunité d'un grand nombre de refractaires, être regardées que com­ me des vols folemnifés par les Juges. Des bateaux armés par le Gouvernement, c'eft-a-dire, aux frais de la Colonie, commandés par des hommes de faveur qui deftinés fecretement à ce commerce défendu qu'ils paraiffent intercepter, arrêtent che­ min faifant, tout ce qui ne porte pas le fignal de la force, & conduifent leurs prifes dans des ports où l'on étale publiquement des marchandifes de contrebande ; & les Juges, a la lueur des bougies de blanc de baleine, digérant la farine & les fruits de la nouvelle Angleterre, prononcent fans pitié des confifcations & des amendes contre ceux qui les nourriffent & les éclairent. En autorifant le commerce étranger en ce qu'il peut avoir d'avantageux pour l'aggrandiffement de la Colonie, on ne ferait que détruire les abus qui fe rencontrent dans la maniere de le faire (1) , & ( 1 ) Il a été verfé à Bordeaux, depuis 1 7 7 2 , beaucoup


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 283 les objets qui font maintenant de contrebande baifferaient de prix, parce que le nombre des Trai­ teurs s'accroîtrait à proportion de ce qu'il y aurait moins de rifques. Il ferait contre la juftice & la politique de réferver aux Marchands Français tous les objets de commerce dans les Colonies, foit qu'ils puiffent ou ne puiffent pas fatisfaire à tous les befoins de la culture & de la confommation, ce ferait bien­ tôt porter la défolation où regne l'abondance, & perdre en peu d'années le fruit d'un fiecle de tra­ vaux. Toute recherche doit être défendue quand il s'agit d'objets qui n'entrent pas dans le commer­ ce de la France avec la Colonie, tels font les bois pour bâtir, les beftiaux, les grains, les fruits, les viandes & les poiffons falés ; enfin dans tous les cas la défenfe de tirer de l'étranger, doit être fubordonnée à l'utilité de la Colonie ( 1 ) . de farine de Philadelphie Se de N e w - Y o r c k . Cette farine, tranfvafée dans des barils français, a été envoyée à SaintD o m i n g u e & dans les Ifles du V e n t par les armateurs d e B o r d e a u x , qui s'oppofent le plus fortement à la vente d e celle que les Colons tirent directement de la Nouvelle Angleterre. L e s Capitaines de leurs navires, imitant cette f r a u d e , en achetent fecretement dans les ports de la C o ­ l o n i e , & la revendent comme provenant de leurs car­ gaisons. (1)

Un Magistrat de St D o m i n g u e , dans un difcours


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Ce principe eft confacré par des exemples. La France ne pouvant fournir le bœuf falé en con­ currence avec les Anglais, le Roi l'exempta, par un Réglement de 1 7 1 0 , de tout droits d'entrée pour les Colonies. Il doit en être de même a préfent pour la morue féche, dont la confommation eft grande dans les Colonies, & que nous ne pou­ vons plus fournir en concurrence avec les Anglais depuis la chute de nos pêcheries. Ifolés dans leur Ifle, tant que les Colons ne voudront pas fe contenter des vivres qu'elle produit, leur exiftence fera précaire, elle ne fera fondée que fur leur induftrie ; la Métropole ne peut pas leur fournir toujours ni affez abondamp u b l i c , & imprimé en 1 7 7 6 , dit que la concurrence des étrangers ferait un bénéfice certain pour les Colons ; mais que ce bénéfice, qui leur échappe en tournant au profit d u commerce de la F r a n c e , acquitte la Colonie envers h M é t r o p o l e , aux depens de qui, d i t - i l , elle eft formée. En

prenant la peine de raifonner fur la conftitution de la C o l o n i e , comment n'a-t-il pas vu que le bénéfice que la concurrence produirait, étant perdu pour les C o l o n s , ne tourne point au profit du commerce de F r a n c e , mais qu'au contraire cette perte que les Colons é p r o u v e n t , affure le détriment du commerce de France ? Peu confiant dans fes principes, après avoir vanté le privilége exclufif du commerce métropolitain, il avoue que la maffe du revenu des Colonies ne peut pas être le prix de la gêne & des entraves.


SUR LA COLONIE DE S . DOMINGUE. 285 ment ce dont ils ont befoin : ils doivent donc tirer leur fubfiftance de tout l'univers. Si le commerce avec les étrangers n'avait jamais eu lieu, le tiers de la Colonie ferait inhabité, dix mille hommes auraient manqué de pain pendant la derniere guerre ; c'eft avec des farines apportées par les navires Hollandais & les Parlementaires Anglais, que les Soldats ont été nourris tant qu'elle a duré ; une autre tiers de la Colonie aurait été ruiné pour long-tems par le tremblement de terre du 3 Juin 1770 ; & fi l'on prorogeait les anciens Réglemens contre ce commerce, la feule reffource de la Colonie ferait qu'ils fuffent toujours violés. Ces confidérations ont déterminé à établir, par Réglement du premier Juillet 1767 & Lettres patentes du premier Mai 1 7 6 8 , deux ports francs dans les Colonies, l'un à Sainte-Lucie pour les Ifles du Vent, l'autre au Môle Saint-Nicolas pour la Colonie de Saint-Domingue. Les environs de ces deux ports n'offrent qu'un fol pierreux & rempli de tuf ; mais les Colons, débarraffés de toutes entraves, y trouvent de grandes reffources ; chacun y vend les marchandifes qu'il peut donner à meilleur marché, chacun y charge les denrées auxquelles il peut mettre le plus haut prix. Ce font des établiffemens précieux à la Nation, quoiqu'ils prouvent inconteftablement l'impuiffance du commerce national.


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Le premier Août 1769, il a été permis aux A n ­ glais d'apporter au môle Saint-Nicolas, pendant le refte de l'année 1769. & jufqu'à la fin de 1 7 7 0 , de la farine & d'autres comeftibles ; le tremble­ ment de terre du 3 Juin 1 7 7 0 , a prolongé cette permiffion, qui ne devrait pas être fujette à ré­ vocation. Mais un feul entrepôt pour la Colonie de SaintDomingue ne peut pas entiérement remplir les vues que l'on a dû fe propofer. La diftance où les deux extrêmités de la Colonie font de cet en­ trepôt, le rend infuffifant ; on n'en peut pas rece­ voir des fecours affez prompts, & l'on en a fait l'expérience en 1 7 7 0 ; enfin les dépenfes & les retards que cette diftance occafionne, ont des fui­ tes onéreufes par rapport au commerce du bois & du fyrop, qui ayant plus de volume que de va­ leur, ne devraient pas fupporter de gros frais (1). L'introduction des Negres de traite étrangere ( 1 ) Au mois de Janvier 1 7 7 6 , on a permis aux étran­ gers de faire dans tous les ports de la C o l o n i e , la vente des bois à bâtir, & de prendre en payement du fyrop & du tafia. C e réglement, en faifant tomber l'entrepôt du môle Saint-Nicolas , détruit le cabotage, au lieu de le protéger, il fallait exciter les caboteurs de la Colonie à aller offrir des melaffes & du rhum à la N o u v e l l e A n g l e t e r r e , & en rapporter des bois ou toute autre ma­ tière utile> à proportion des befoins des C o l o n s .


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 287 eft défendue au môle Saint-Nicolas, comme dans tout le refte de la Colonie. Cependant la traite des Noirs eft devenue fi difficile pour les Arma­ teurs Français, ils font forcés de les vendre à un prix fi cher dans les Colonies, quand ils favent qu'il y a une certaine quantité de navires à la côte de Guinée, ils fe gardent fi bien d'en expédier d'autres, de peur de ne pas gagner affez. . . . D'ailleurs il y a des quartiers où les habitans ne font point en état de payer les Negres aux prix qu'ils ont exigé depuis la paix, & leurs navires ne s'y arrêtent pas. Tels font les quartiers de Jérémie, Saint-Louis & Jacqmel. L'introduction des Negres par les étrangers eft du moins avantageufe par rapport aux quartiers où l'état actuel des cul­ tivateurs, n'annonce pas aux Marchands de la Métropole des ventes avantageufes, ni des recouvremens prochains ( 1 ) .

(1)

O n a propofé des gratifications pour encoura­

g e r les armateurs de France à fournir des Negres a u deffous du prix ordinaire. ( V o y e z un livre i n t i t u l é : Droit par

Public ou Gouvernement des Colonies M.

Petit,

Tome II,

Françaises,

tit. vj, fect. 21, page

422).

Cette méthode ne vaudrait rien. 1.o N e faudrait-il pas é l e v e r ces gratifications au-deffus du bénéfice auquel les Marchands renonceraient ? 2.o Les plus grands efforts de l'induftrie ne pourraient pas dans l'état préfent du c o m ­ m e r c e de France, procurer les Négres a un prix a u f f i


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La dureté révoltante des Commerçants Fran­ çais, & encore plus la néceffité prenante, ont fouvent déterminé les Adminiftrateurs à ouvrir aux étrangers les différens ports de la Colonie (1). modéré que celui auquel les Anglais peuvent les v e n ­ dre ; enfin ces gratifications, prifes dans la caiffe de la C o l o n i e , feraient toujours à la charge de l'habitant, en ce qu'elle néceffiteraient l'augmentation des impôts, a u ­ tant vaut-il payer à titre de p r i x , que de gratification. ( 1 ) Le P o r t au Prince était renverfé, le peuple & fes chefs errans fur les décombres dans des nuages de pouffiere & de foufre, jettaient les cris du défefpoir. La nuit ne difparut que pour leur rendre plus fenfible l'horreur de leur fituation, ils fe raffemblerent fur la place du Gouvernement. U n grand nombre de p r i ­ fonniers, & fur-tout de ceux qu'en ce tems-là on nommoit des rebelles, échappés à la m o r t , & rendus à la liberté, profternés aux pieds du Général & de l'Inten­ d a n t , les efclaves entourant leurs maîtres avec les lignes & l'expreffion de la douleur, offraient un fpectacle a t tendrilfant ; mais qui prouvait bien mieux la fidélité des uns que l'humanité des autres. Les efclaves n'ont pas été depuis mieux traités qu'ils ne l'étaient avant ce d é faftre, & les prifonniers ont été remis en captivité, ou rendus à des fupplices que la nature ébranlée femblait vouloir leur épargner, en renverfant les murs de leurs cachots. O n craignait la famine & non pas la révolte. U n ci­ t o y e n , dont le zèle mérite d'être l o u é , propofa de s'embarquer pouf la Jamaïque, & d'employer fa fortune &

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Après le tremblement de terre de 1770 , les Anglais pouvaient s'enrichir de nos malheurs ; mais l o i n de fuivre l'exemple des nationaux, & de prof o n crédit qui étaient confidérables, pour obtenir des f e c o u r s ; mais les Capitaines des navires qui étaient à la rade s'y oppoferent, difant qu'ils avaient à bord pour q u i n z e jours de v i v r e s , & que pendant ce t e m s - l à , il p o u r r a i t arriver des navires de F r a n c e , au préjudice desq u e l s il ne fallait pas autorifer le commerce avec les A n ­ g l a i s . Il fallait du tems pour relever des f o u r s , & les mettre en écat de recevoir le chauffage; les Capitaines firent b o u l a n g e r dans leurs n a v i r e s , & diftribuerent du pain au p e u p l e , fur des promeffes de payer. O n ne regardait ni à la qualité ni au prix; mais on peut dire que la qualité était mauvaife & le prix exceffif. Auffi-tôt qu'il y eut des f o u r s , & qu'on put faire du pain dans la v i l l e , les C a ­ pitaines haufferent le prix de la farine, & il fallut emp l o y e r la force & les menaces pour en obtenir à un taux raifonnable ; il y avait bien des pauvres dans la ville. Un g r a n d défaftre eft: toujours fuivi pour quelque tems d'une mifere déplorable, & les A g e n s du commerce de France redemandaient avec ufure, à des familles infortunées, le pain que le befoin leur avait fait prendre; ils employe­ r e n t contre elles toutes ferres de v o i e s ; c'était, difaienti l s , des dettes facrées; & parce qu'on avait été nourri l a v e i l l e , il fallait, felon e u x , fe priver fans gémir des m o y e n s de fubfifter le lendemain. Le Gouvernement, en defapprouvant leur conduite, en fecondait la r i g u e u r , o n m u r m u r a i t ; mais il fallait p a y e r , & l'on apprit à des malheureux qu'il y avoit déjà des prifons, tandis q u ' i l s demeuraient encore fous des tentes.

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fiter de nos befoins pour achever notre ruine, ils n'ont propofé que des conditions avantageuses, & les pays fertiles de Léogane & du Port-au-Prince ont été rétablis dans fix mois. Leurs fecours ont relevé les courages abattus de nos Cultivateurs, & une récolte abondante a bientôt fait oublier l'événement terrible, qui d'abord avait jetté dans tous les cœurs l'épouvante & le chagrin, à peine s'eft-il trouvé dans les ports affez de navires Européens pour emporter les den­ rées, & les Capitaines n'ont pas laiffë échapper cette occafion de renchérir le prix de l'affrettement. Cependant les Députés de la Bourfe de Nantes & de Bordeaux, ofaient encore fe plaindre du commerce étranger, aveugles fur leurs propres intérêts ils ne voulaient pas voir, que fans ce fecours extraordinaire leurs navires feraient reve­ nus à vuide, que la récolte aurait été perdue, que les Colons auraient employés vingt ans à réparer leurs pertes. Ces plaintes indifcrettes, adreffées à des Miniftres féduits, retentirent dans la Colonie, il fallut recourir aux prieres pour qu'il fût permis aux Anglais de recouvrer le prix des matériaux 6c des bâtimens, & le falaire même des ouvriers dont ils avaient généreufement fait l'avance ; mais la néceffité fit bientôt voir qu'on devait les autorifer à accomplir les marchés qu'ils avaient con-


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tracté avec un grand nombre d'habitans, avant les ordres de la Cour, & à en recevoir le paiement fuivant les conditions énoncées dans ces marchés. Les Armateurs fe plaignent fouvent de la trop grande quantité d'expéditions pour les Colonies de l'Amérique, & difent que la concurrence, furtout celle des étrangers, a rendu le commerce mauvais. Il faudrait avant tout qu'ils puffent expli­ quer ce qu'ils entendent par ces mots. En général ils veulent dire que l'on ne gagne pas affez fur la vente ou le retour des marchandifes ; mais ce n'eft pas la concurrence des Armateurs nationaux, ni même l'admiffion des étrangers qui diminuent les bénéfices à faire. C'eft l'incertitude qui ré­ faite de l'adminiftration particuliere des Colonies; ce font ces bras intéreffés qui tantôt repouffent, tantôt excitent le commerce étranger : voilà les caufes qui détruifent toutes les fpéculations, & donnent fouvent des pertes confidérables. Que l'on ferme aux étrangers les rades de nos Ifles, la vente des marchandifes françaifes y pren­ dra le niveau de la confommation & ne le paffera jamais. Si le commerce interlope avec les Colo­ nies étrangeres, n'ouvrait pas un grand débouché a ces marchandifes, il ferait impoffible d'en ven­ dre à nos Coloniftes une affez grande quantité pour fervir d'échanges à leurs denrées. On vend à Saint-Domingue quatre cents cargaifons, parce

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que l'on boit des vins de France à la Jamaïque & dans les Colonies Efpagnoles, parce que l'on y porte des foieries, des galons de Paris & de L y o n , des gravures & des toiles françaifes. Que nos ports foient toujours ouverts, & nous ajouterons au calcul de la confommation intérieure de nos Colonies, celui de la concurrence étran­ gere celui des confommations particulieres que cette concurrence pourrait faire naître, & les nouveaux débouches qu'elle pourrait ouvrir ; mais la prohibition & la tolérance, qui fe fuccedent proportion de l'intérêt que les prépofés croyent avoir à fe rendre plus faciles ou plus féveres, redoublent les hafards du commerce ; le fpéculateur éclairé ne peut jamais l'être affez pour pré­ venir ou écarter toutes les entraves dont on l'ac­ cable ; le Marchand moins inftruit n'apperçoit de reffources que dans une prohibition durable, & Fait retentir fes clameurs jufqu'au Trône du Sou­ verain. Il eft un principe certain : tirer des étrangers les objets que la Métropole ne peut fournir que difficilement & à un prix exceffif, c'eft augmeuter dans la Colonie une profpérité que la Métro­ pole partage, puifqu'elle en retire plus de den­ rées, & y trouve un plus grand débouché de fes marchandifes. On objecte que la liberté du commerce étran-


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ger ne peut qu'augmenter la population & la profpérité des Colonies Anglaifes ; mais dépend-il de nous d'arrêter cette profpérité, après que notre gouvernement a perdu le Canada, abandonné la Louifianne, & renoncé à l'établiffement de la Guyanne ; nous aurions pu trouver dans ces C o ­ lonies une partie des productions qui nous man­ quent , & que fournit abondamment la nouvelle Angleterre. En confervant le Canada, les Ifles Françaifes n'auraient pas eu le même befoin de commercer avec les étrangers, & leur attachement pour leur Métropole aurait été un fûr garant contre l'acti­ vité des Négocians de la nouvelle Angleterre. Mais il aurait fallu rendre les Canadiens moins amis de la pareffe & du plaifir, il aurait fallu en­ tretenir plus de laboureurs que de guerriers, ac­ corder moins de récompenfes militaires, de décorations frivoles, & plus d'encouragemens réels. Le Canada aurait offert avec autant d'avan­ tages que les Provinces de la nouvelle Angleterre, les chofes utiles qu'elles produifent, & les Ifles Françaifes y auraient trouvé le débouché du fyrop & des eaux-de-vie de fucre ; la perte de cette Colonie a mis toutes les autres, & dans la guerre & dans la paix, fous le joug de la Nation rivale. C'eft donc mal-à-propos qu'un écrivain*, qu'on * Voltaire.

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doit encore admirer en blâmant fes erreurs, a préfenté le Canada comme un monceau de glaces qui ne méritait pas d'allumer des guerres. C'eft a là poffeffion peut-être que tenait l'Empire de l'A­ mérique & le commerce du monde entier, & fi l'intérêt patriotique pouvait rendre légitimes des combats qui feraient verfer des torrens de fang, il n'y a point d'efforts qu'on ne dût faire pour y rentrer. La Colonie de la Louifiane n'était pas encore affez floriffante en 1 7 6 9 , pour balancer par la concurrence, le commerce des Colonies Anglaifes avec les Français de Saint - Domingue ; on n'y trouvait point le débouché du fyrop, mais elle offrait de grandes reffources : la France n'a pas daigné les conferver. Une grande partie de la Guyanne refte encore à détacher du Domaine Français, mais elle n'eft point établie. Les malheureux Colons qui y fout difperfés, ne font point encouragés ; d'ailleurs leurs travaux ne pourraient être utiles qu'aux Ifles du V e n t , & il n'y a point d'apparence qu'ils puiffent s'élever de long-tems à des entreprifes de cultu­ res & de commerce capables de foutenir la con­ currence des Anglais ; mais on y pourrait trouver dans quelques années des hommes, des vaiffeaux, & avec cela que ne peut-on pas entreprendre?... Il ne faut pas en attendant rejetter les fecours du commerce étranger.


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Prenez garde, dit-on, de facrifier la fureté de la Colonie aux avantages acceffoires d'un commerce libre pour quelques objets peu importans. Mais que 200 habitans de la nouvelle Angleterre viennent dans nos ports, au lieu de cent qui y font actuellement, ou par permiffion dans la rade du Môle, ou fur des prétextes & fans permiffion dans d'autres atterrages, la Colonie ferait-elle moins en fureté ? Elle fera plus riche pendant la paix ; & pendant la guerre fi la France partage l'empire de la mer, que peut-on avoir à craindre ? Si au contraire la Marine Françaife ne fe montre pas en force, on réfifterait en vain ; & fi nous avons lieu de redouter la guerre, le meil­ leur moyen de la retarder eft d'unir avec nous la Nation belliqueufe par les chaînes du commerce, qui eft ami de la paix, & qui rapproche les Na­ tions ennemies ; on eft revenu de cette fureur cruelle, ridicule & toujours pernicieufe aux aggreffeurs d'attaquer un Empire, parce qu'il eft puiffant. D'un autre côté, les objets que nous fournit le commerce avec les Anglais, ne font pas des objets peu importans ; ce font des bois pour charpente, des planches, du merrain, du ris, des farines, des graines & des fruits de toute efpece ; de l'huile à brûler, de la bougie de blanc de baleine, de la chandelle & du fuif ; des ferT iv


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remens, de la clincaillerie, du beurre, des vian­ des falées, des poiffons fecs & falés; enfin toutes les chofes les plus néceffaires à la fubfiftance & à la confervation des hommes. Il n'y a dans la Colonie que des bois durs, dont le travail ferait très-cher : d'ailleurs il ne refte de bois que dans des quartiers très-éloignés. Le commerce de Fran­ ce n'en peut pas fournir; la Louifianne appartient à préfent aux Efpagnols ; tout le reftle n'eft fourni par les Français qu'à des prix exceffifs. A l'égard de la farine, fi la France en fourniffait exclufivement à la confommation de la Colonie, outre qu'elle renchériroit dans les marchés du Royau­ me , ( & quoiqu'on en puiffe dire, c'eft toujours un grand mal ) il fe trouverait que les Armateurs fonderaient leurs cargaifons fur une denrée qui eft de la premiere néceffité dans l'intérieur du Royaume, ce qui commencerait à devenir dange­ reux. A préfent que la Colonie eft grande & peu­ plée, on y confomme en pain & bifcuit quatrevingt-dix mille barils, de farine par an ( 1 ) . Les ( 1 ) Le tiers de cette quantité fe confomme dans la feule ville du C a p ; il faudrait reftraindre, autant qu'il ferait poffible, cette confommation exagérée d'une denrée qu'il eft fouvent difficile de fe procurer. Mais les Européens ne peuvent s'en paffer, & tel eft le fort de la farine à S. Domingue que plus elle eft chere, p l u s la confommation en eft prompte.


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 297 Commerçans de France n'en fourniffent pas qua­ rante mille, & il eft à defirer pour le Peuple Français, pour les habitans de la Colonie, que jamais ils n'en fourniffent d'avantage. Nous obferverons néanmoins que plus les objets de confommation font importans, plus on doit craindre de les tirer des étrangers ; c'eft en quel­ que forte mettre dans leur dépendance une Colo­ nie que l'intérêt de la Métropole doit retenir dans la fienne ; mais comme les Navigateurs & les Mar­ chands des différentes Provinces de la nouvelle Angleterre ne forment point un corps politique, leurs intérêts varient d'une Province à l'autre, il n'y a donc point à craindre de tomber dans leur dépendance, elle ne s'étendra jamais au-delà des befoins du commerce. Le bled, qui chez d'autres Nations eft le principal objet & le mobile de tout, eft pour eux une forte de fuperflu, moins pré­ cieux que les melaffes & les eaux-de-vies, & s'il y a quelque dépendance entr'eux & nous, ce fera toujours une dépendance fortunée, toute à l'avan­ tage de notre Colonie, & fondée fur fa richeffe. Nous aurions pu nous-mêmes établir un commerce floriffant dans ces heureufes Provinces où regne le travail & la modération ! Il ne fallait point fouffrir que les navires étrangers vinffent dans nos ports ; il fallait permettre aux habitans de la C o ­ lonie d'armer pour les Colonies Anglaifes des na-


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vires qui n'auraient pu être commandés que par des Français, & d'y porter 6k en rapporter tous ce qui ferait avantageux : éclairés fur leurs véri­ tables intérêts, ils nous ont devancé & ont fait ce que nous aurions dû faire. Il n'eft pas permis aux navires étrangers d'aborder dans leurs Colo­ nies des Antilles, fi ce n'eft à la Jamaïque & a la Dominique, qui font des ports de franchife ; mais il eft permis à tous les anglais de naviguer aux Colonies Françaifes & Efpagnoles, & ce com­ merce eft tellement encouragé, qu'en 1766 le Gou­ vernement a fupprimé les droits impofés fur toutes les denrées, & en a excepté de même les pro­ ductions des Colonies étrangeres introduites dans les fiennes. C'eft ainfi que par une fage politique, ils nous ont fait perdre une branche effentielle du commerce maritime, à laquelle l'injuftice de nos vieux réglemens nous défendait d'afpirer ; du moins faudrait-il aujourd'hui permettre aux navigateurs de Saint-Domingue de chercher a la partager ? Mais l'avarice infenfée des Métropolitains veut cou­ per toute communication entre nous 6k les ports où nous pourrions changer nos befoins en richeffes. La prohibition du commerce avec les étran­ gers, eft, felon eux, un principe fondamental ; 6k un paffage de Montefquieu, à qui la grandeur de fon génie n'a pas toujours montré la vérité, de­ vient a leurs yeux aveuglés un jugement irréfra­ gable.


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 299 “ L'objet des Colonies ( a dit cet Ecrivain célébre, Efprit des Loix, livre X X I , chapitre X X I . ) étant de faire le commerce à de meilleures conditions, qu'on ne le fait avec les peuples voifins, avec lefquels tous les avantages font réciproques, c'eft avec grande raifon qu'on a établi que la Métropole pourrait feule négocier dans la Colonie, parce que le but a été l'ex„ tention du commerce & non pas la fondation „ d'une nouvelle Province „ Ce peu de mots renferme bien des erreurs. i ° . L'objet des Colonies n'eft point de faire le commerce à de meilleures conditions qu'on ne le fait avec les peuples voifins, mais de faire avec les peuples voifins, au moyen de fes Colonies, un plus grand commerce, & à de meilleures condi­ tions qu'on ne faifait avant de les avoir. Ce n'eft pas de gagner fur les Coloniftes, parce que ga­ gner fur eux, c'eft diminuer les forces de la C o ­ lonie, altérer les moyens de la reproduction ; mais c'eft de gagner fur la vente que l'on fait à des peuples voifins, des denrées que la Colonie pro­ duit. 2°. Tous les avantages ne font plus réciproques entre deux peuples, quand l'un a des Colonies floriffantes, & par conféquent des objets de com­ merce que l'autre n'a pas. 3 . En autorifant le commerce avec les étran„ „ „ „ „ „ „

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gers, cela n'empêcherait pas que la Métropole feule négociât dans la Colonie, il en réfulterait feulement que la Colonie commercerait dans d'au­ tres ; ce qui ferait une extenfion du commerce, & par conféquent une fource, une augmentation de richeffes. 4°. L'objet que l'on fe propofe en formant une Colonie, eft non-feulement l'extenfion du commerce, mais encore la fondation d'une nouvelle Provin­ c e ; car affurément les Colonies font des Provinces du Royaume, & l'on peut dire, par exemple, que de toutes les Provinces de France, la Colonie de Saint-Domingue eft la plus utile & la plus riche. 5°. Pour que le but foit rempli, c'eft-à-dire, pour que le commerce de la Métropole reçoive toute l'extenfion poffible, il faut que la Colonie produife tout le revenu poffible, & pour cela qu'elle reçoive tous les objets néceffaires à fes établiffemens, au meilleur marché poffible. Ce n'eft point la vente des planches, merrains, bois à bâtir, des ferremens, des falaifons, celle de la farine, & même des Negres bruts, qui peut donner au commerce de France une extenfion profitable. Les planches ni le bois ne pourraient pas fuppor­ ter les frais qu'il en coûterait pour les apporter de France à Saint-Domingue; on eft obligé de tirer les ferremens & la clincaillerie d'Angleterre & d'Allemagne pour nous les apporter ; il ne peut


S U R LA COLONÏE DE S . DOMINGUE. 301 pas y avoir beaucoup de profit à cela , & il vaut mieux que nous les tirions directement de la Nou­ velle Angleterre. Les pêcheries ne donnent que de la perte aux Français depuis la prife de l'Ifle Royale, I l n'y a point trop de bled ni de farine en Fran-. c e , puifque des milliers d'hommes y meurent de faim : & malgré les opinions de quelques préten­ dus Politiques, cette denrée ne fauroit être à un trop bas prix. D'ailleurs on ne fera jamais embarraffé de la vendre en Europe. La dépenfe des armemens Français pour la côte de Guinée, la langueur & l'incertitude de la traite, la préfé­ rence décidée que les Anglais & les Portugais ont gagné, ne permettent que des bénéfices rares & légers fur la vente des cargaifons. Au furplus, il n'y a point d'exemples que la vente des Negres de traite étrangere ait empêché celle d'aucune cargaifon Françaife : les cultivateurs jaloux de de­ mander à la terre beaucoup de productions, ache­ teront toujours autant d'efclaves qu'on leur en préfentera, & ils aiment mieux y mettre un prix exagéré que de différer leurs emplettes, parce qu'ils regagnent par l'emploi du tems ce qu'ils paraifîent perdre en achetant trop cher. Le com­ merce de la Métropole ne fouffrirait donc point de celui que la Colonie ferait avec les étrangers ; au contraire, le réfultat de ce dernier commerce, qui pourrait anéantir avec le tems le commerce


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par l'étranger, augmenterait la maffe des productions , & fourniffant à la Métropole une plus grande quantité d'objets d'exportation, il lui don­ nerait les moyens de réalifer dans la Colonie, une plus grande partie de fon fuperflu, d'entretenir de plus grandes manufactures & en plus grand nom­ bre, & de pratiquer de plus grands débouchés parmi les Nations de l'Europe & de l'Afie. Enfin , ce commerce ferait d'autant plus avantageux, que la plupart des échanges continuerait de fe faire avec des matieres dont les Armateurs de France ne fauraient tirer aucun parti.


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IV.

Des moyens de procurer à la Métropole tout ce qu'elle eft en droit d'attendre de l'établiffement de cette Colonie. L'INTÉREST de la Fiance eft de s'occuper férieufement d'une Colonie, qui, étant bien peu­ p l é e , bien cultivée & bien administrée, lui pro­ curera dans toutes les circonftances des avantages cent fois plus grands que tous ceux qu'elle a pu fe propofer d'en retirer jufqu'à préfent. Le premier moyen d'obtenir ces avantages eft fans doute l'aggrandiffement de la culture. Les terreins de prefque toutes les Ifles Anglaifes font inférieures en productions à ceux de la cote Fran­ çaife, de Saint-Domingue. Les Européens & les Âmériquains les recherchent cependant beaucoup plus ; & les achetent à un plus haut prix. Il y en a deux raifons, l'une eft la perfuafion où l'on eft que ces liles n'ont point à craindre les orages de la guerre. La feconde eft que les Cultivateurs y font affurés de trouver par leur Métropole un débouché plus grand & une valeur plus haute pour toutes leurs denrées. Le fecond moyen eft la perfection du commerce.


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Il faut que tous les Citoyens, que tous les membres de l'Etat puiffent fe faire une idée jufte des rapports & des liaifons qui exiflent entre tous les objets de commerce, entre les hommes & les chofes , qu'ils fachent refpecter le Cultivateur & le Négociant, qui fondent la profpérité nationale, & que tous fe réuniffent pour réprimer les hom­ mes audacieux qui ne peuvent que la détruire. On ne peut parvenir a ces moyens connus, & généralement recommandés depuis l'établiffement de la Colonie, que par d'autres moyens jufqu'à préfent négligés. 1°. Il faut s'attacher à fixer les Propriétaires fur leurs habitations ; on ne peut attendre que de mauvais effets d'une régie mercenaire. Il eft de l'in­ térêt de la Métropole de ne pas l'autorifer. La confommation des Ifles Anglaifes ne va pas au-delà du dixieme de leurs productions, parce qu'on a fouffert que toutes les habitations appartinffent à de riches Métropolitains, & que les Cultivateurs ne fuffent plus les Propriétaires ; la confommation de la C o ­ lonie de Saint-Domingue s'éleve au quart de les revenus, on peut l'aggrandir, & l'on doit s'y ap­ pliquer d'autant plus que la régie des habitations par économat, & la réfidence des propriétaires en France mettraient entre les mains d'un petit nom­ bre d'agens l'adminiftration de tous les biens de la Colonie,


S U R LA COLONIE DE S. DOMÌNGUE. 305 la C o l o n i e , & réduiraient le commerce des villes maritimes à de fimples commiffions. 2°. On doit apporter beaucoup de foins à em­ pêcher les étrangers de venir commercer dans la C o l o n i e , & prendre les précautions les plus fages pour que le commerce avec ou par les étrangers, ne nuife point au commerce national. Mais on doit encourager le commerce de la Colonie avec les Colonies étrangeres, c'eft-à-dire, les Armemens des Colonies Françaifes pour le pays étranger. 3 ° . La Colonie fournit au commerce de France une quantité de productions, dont les Nationaux ne doivent confommer que la moindre partie, le refte doit paffer à l'étranger, fur qui nous devons principalement lever le tribut de notre induftrie. Le commerce de France doit fournir d'un autre côté aux Coloniftes, avec un grand bénéfice, le fuperflu de fes denrées & de fes manufactures. Pour que ce double fruit qu'on attend de l'établiffement de la Colonie foit auffi grand qu'il doit l'être, il faut qu'elle trouve un débouché avantageux de toutes fes productions ; il ne faut donc pas que les navires de France qui exportent ces productions, foient affujettis à faire leurs retours dans les ports dont ils font partis parce qu'il eft de l'intérêt commun de la Métropole & de la Colonie, d'éviter les dépenfes & les frais d'un entrepôt , pendant lequel ces denrées ne peuvent que dépérir. Tome I. I. V


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On aurait tort de croire que c'eft le confommateur qui rapporte ces frais & ce dépériffement; fi on veut Les lui faire payer, il achetera d'au­ tant moins, parce que fes facultés n'augmenteront pas en raifon de la cherté que ces frais auront o c cafionée ; alors la quantité des denrées à vendre ne diminuera pas, & leur abondance amenera néceffairemcnt le rabais. Le cultivateur fupportera donc feul toutes les pertes & tous les frais ; il employera par conféquent moins de forces à la culture, & les productions ne pourront fe multiplier.

On objecterait vainement que les frais faits en France par les denrées de l'Amérique, avant d'être portées fur le lieu de leur confommation, enrichiffent le peuple ; parce que fi le Cultivateur évite ces frais inutiles, il fera plus riche, il pourra employer plus de moyens pour réuffir dans fa culture, les productions feront plus grandes, & quoique fujettes à moins de dépenfes, elles porteront, en raifon de leur maffe plus confidérable, un plus grand profit. Il faudrait, s'il était poffible, doubler le nomi r e des armemens ; cet accroiffement dépend de la progreffion des revenus de la Colonie : après avoir été tirés du fein de la terre, ils exigent en­ core de grandes avances pour leur donner les pré­ parations & la confiftance néceffaires à leur con-


sur LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 307 fervation. Il faut donc faifir tous les moyens d'en­ richir les Cultivateurs. 4 . La liberté de l'exportation des denrées de la Colonie chez les étrangers par les navires de la Métropole, joint à tous fes autres avantages celui de diminuer la confommation trop gran­ de que les Français font des denrées de la Colo­ nie : il eft facile de prouver que cette confomma­ tion eft ruineufe. Un tonneau de vin, coûtant à Bordeaux 300 liv. tous frais compris, vendu 800 liv. à Saint Domingue, a porté un bénéfice de 253 liv. 6 f. 8 d. tournois ; mais ce bénéfice n'exifte que dans l'égale valeur que l'on fuppofe aux chofes qui font données en payement. Si ce payement eft fait avec deux banques de fucre, le payement ne peut fe réalifer que par la vente du fucre qu'elles contiennent ; en le vendant à des confommateurs Français, le bénéfice eft réalifé pour le vendeur, mais il eft nul pour la Nation. La liberté de l'exportation empêcherait les retours en métaux, ces retours qui difcréditent les denrées & ruinent la Colonie ; dans l'état préfent il y a peu de proportion entre la valeur relative des denrées à S. Domingue, & dans les Villes maritimes de France, où leur recherche eft momentanée ; les retours ne font, pour ainfi dire, qu'un jeu ; ce qui caufe des crifes périodiques dans les fortunes de la Métropole & de la Colonie, & redouble l'inV ij 0


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certitude du négoce, dont on doit au contraire di­ minuer les hazards autant qu'il eft poffible. Si la vente des denrées de la Colonie aux étran­ gers eft profitable à la Métropole, pourquoi aban­ donner la plus grande partie de ce profit à l'activité des Nations voifines, & ne pas prévenir leurs befoins ? Si une partie des productions de la Colonie eft confommée dans le fein de la France, & que d'autres Nations s'emparent du commerce exportatif de ces productions & viennent les acheter dans les ports, il en réfultera que le commerce gagnera fur les confommateurs Français ou fur les Coloniftes, ou qu'il fe ruinera. Dans cet état, ce qu'il y au­ rait de plus à defirer ferait que le commerce ne pût ni gagner ni perdre, il refterait au moins le bénéfice de la circulation ; mais cette balance ne peut pas être fuppofée. On prétend qu'il n'eft point étonnant que les Français aient négligé l'exportation, à l'étranger, des denrées du crû de la Colonie, quoique ce foit la partie la plus effentielle de leur commerce : les frais des armemens font, dit-on, fi difpendieux, le nombre des matelots eft devenu fi petit, les Capitaliftes font fi timides, la France a fi peu de crédit dans le monde commerçant, les Anglais font fi puiffans, les Hollandais ont tant d'adreffe, les uns & les au­ tres ont tant d'économie & de facilités. Un con>


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 309 merce dont les profits font petits, ne peut pas convenir dans les pays où les objets de première néceffité font chers & le luxe au plus haut degré ; & peut-être furchargeroit-on de fi grands droits d'entrées les marchandifes que l'on ferait forcé de prendre en paiement du fucre vendu à l'étranger, qu'il y aurait une perte évidente pour tous les En­ trepreneurs. Vains prétextes, ridicules terreurs, qu'enfante l'inertie : dès qu'un peuple a l'avantage de fabriquer dans la plus grande perfection une denrée commerçable, recherchée de toutes les Nations aucun autre peuple n'a autant de facilité pour en faire la vente. Pour ce qui eft des capitaux & des forces maritimes : étendez le cercle des entreprifes, & vous aurez de plus en plus desricheffes & des hommes. A l'égard des droits à payer fur les retours pris à l'étranger, on ne doit craindre ni les impôts, ni. les furcharges, ni les entraves fous le regne d'un jeune Monarque, dont toutes les actions prouvent qu'il n'eft avare que des richeffes de fes peuples, & jaloux que de faire leur bonheur ; & quand même l'exportation des denrées de la Colonie à l'étranger ne donnerait pas beaucoup de bénéfices apparens, on ferait du moins affuré de réalifer fur des confommateurs étrangers le prix des cargaifons vendues à l'Amérique ; le peuple s'enrichirait, &: V iij


310

C O N S I D É R A T I O N S

le commerce National pourrait alors regagner fans inconvénient, fur ce peuple plus riche, ce qu'il paraîtrait avoir perdu (1). 6°. Les mêmes raifons qui doivent rendre libre le commerce exportatif des denrées des Colonies, doivent faire permettre l'embarquement du fucrc en pain. En pilant le fucre pour le réduire en caffonade, il perd de fa valeur, & devient fujet à un grand déchet (2); il n'en réfulte, pour ainfi dire, ( l ) L e s Hollandais ne s'enrichiffent pas au commerce de la baleine, ils y perdent même quelquefois; mais cette pêche foutient le commerce & la navigation : les Fourniffeurs, les mariniers travaillent & s'enrichiffent, & d'une perte apparente, il réfulte un bénéfice pour l'Etat. (2) E n pilant le fucrc on écrafe fon grain , & l'on ne peut pas éviter la diffipation d'un grand nombre de par­ ties effentielles à fa bonne qualité ; c'eft ce qui fait que la caffonade convient moins aux rafineries que le fucre brut. E n perdant fon g r a i n , le fucre terré perd beau­ coup de fa blancheur ; l'opération du pilage lui donne même une efpece de fermentation dans les futailles, qui acheve de le rendre inférieur à ce qu'il était dans fon premier état. En rafinant le fucre, il dépendrait de l'ha­ bileté de l'ouvrier de l'obtenir en grain ou en p a i n , fans recourir au pilage. L e fucre en grain ferait plus c o m ­ mode pour l'exportation, & il vaudrait mieux l'obtenir fous cette forme : la difficulté d'exporter le fucre en pain fans brifage, pourrait même contribuer à maintenir la mauvaife méthode de le p i l e r , fi l'on ne propofait par un moyen plus fimple.


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 3 1 1 aucun bénéfice pour les rafineries établies dans l'intérieur du Royaume, parce que le fucre que l e peuple achete, eft confommé dans la forme o ù il fe trouve, c'eft-a-dire, en caffonade, fans être rafiné ; cette caffonade n'eft pas même propre à être rafinée ; à l'égard du fucre qui eft vendu aux peuples étrangers, il eft indifférent pour la Mé­ tropole qu'il foit vendu en banques ou en pains, puifqu'en le vendant les Français perdent l'efpoir d'y donner une autre façon ; enfin le travail des rafineries eft fort coûteux en France, & n'eft pas lucratif, au lieu qu'il ne coûte que très-peu dans les Colonies; il eft infiniment plus facile, & il entraîne beaucoup moins de pertes, & de dé­ chet. La prohibition du fucre en pain pouvait être raifonnable quand la Colonie ne fabriquait de fucre qu'autant qu'il en fallait pour la confommation intérieure du Royaume ; mais à préfent que la Nation ne doit pas confommer plus du tiers de cette production, & que le furplus doit paffer aux étrangers, l'Etat eft intéreffé à ce qu'elle leur foit livrée fous la forme qui peut y donner le plus haut prix, & qui eft fujette à moins de dépériffement. Les reglemens ne doivent pas furvivre à leur utilité ( 1 ) . ( 1 ) U n Rafineur de Bordeaux prétend avoir trouvé l e fecret de rafiner le fucre, fans lui faire fupporter plus

V iv


312

C O N S I D É R A T I O N S

Si l'on veut abfolument maintenir les rafineriesétablies en France, par préférence à celles de la Colonie, on peut défendre l'entrée du fucre terré & rafiné, foit en poudre ou en pain, dans les Villes intérieures du Royaume ; mais il en faut permettre l'exportation à l'étranger. 7°. Il eft intéreffant pour le bien général du commerce de France, que les cargaifons portées à l'Amérique foient bien compofées ; fi elles font mal afforties, il arrive que quelques objets abondent, & qu'on manque abfolument des autres ; de-là vient une perte réelle pour l'Armateur, & une plus grande pour les Colons, parce que l'Armateur cherche de douze livres de déchet par quintal brut. Il é v i t e , par fa méthode, l'ufage des pots & formes pour le terrage ; enforte qu'il n ' y aurait point de fucre inférieur, appelle dans le commerce fucre de tête, & fort peu de fyrop ou melaffe ; il avance que la grande quantité de melaffe qui fe trouve toujours par les procédés actuels, n'eft qu'un vice de la main-d'œuvre. Il propofe de rendre fon fecret p u b l i c , fi on lui accorde le privilége de s'en fervir feul pendant vingt ans dans l'intérieur du R o y a u m e , avec la faculté de le céder à qui bon lui femblera, en fe r é ­ servant la rétribution qu'il voudra arbitrer. L e s C o l o ­ nies pourront en faire ufage fans lui rien payer. Si fa méthode, après avoir été vérifiée, eft auffi avantageufe qu'il l'annonce, le tribut qu'il exige ne le privera pas de la reconnaissance qui eft dûe à l'utilité d'une pareille découverte.


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 3 1 3 naturellement à fe dédommager de l'aviliffement des marchandifes qui abondent, en ponant celles qui font rares à un prix exceffif. Il n'y aura pmais de cargaifons bien composes, tant que les Négocians n'auront pour regle qu'un intérêt féparé de l'intérêt général du commerce. Ifolés & fans communication entr'eux , s'attachant fur-tout â fe cacher réciproquement leurs opérations, ils feront dans l'impoffibilité de proportionner leurs combinaifons fur l'abondance ou la difette de chaque efpece de marchandifes, tant en Europe que dans la Colonie. Leurs agens, incapables de vues générales ( 1 ) , con­ tinueront à demander, tous en même-tems, l'efpece de marchandifes fur laquelle ils croiront qu'il y aura le plus à gagner ; ils la feront par conféquent renchérir en France & baiffer à Saint-Domingue, où d'autres marchandifes deviendront rares à leur tour; & de même les denrées qui leur feront de­ mandées unanimement par les Armateurs, renché­ riront dans la Colonie, & donneront en retour une perte confidérable ; au lieu de concourir à la profpérité du commerce, ils en augmen­ teront les rifques, & la Nation & la Colonie en fouffriront des pertes. Le moyen fûr d'éviter

( 1 ) Cette incapacité eft au point qu'ils ont fait en 1 7 7 4 , beaucoup de retours en o r , coupé à 135 livres l ' o n c e , argent des Ifles.


314

C O N S I D É R A T I O N S

ces pertes, eft d'affortir continuellement les cargaifons, relativement à la confommation annuelle de la Colonie & à fes befoins généraux, fans y rien changer ; de mettre à peu près le même in­ tervalle dans l'expédition des navires, & une at­ tention particuliere à les difperfer proportionnelle­ ment dans différens ports de la Colonie. Aucuns Négocians ne manqueraient à ces regles, & ils en reconnaîtraient l'infaillibilité, s'ils confultaient l'in­ térêt général du commerce, qui peut feul affurer en tout l'intérêt particulier de chacun d'eux (1). 8°. Il conviendrait qu'il y eût à Saint-Domin­ gue des Négocians qui achetaffent d'avance les den­ rées de la Colonie pour les livrer aux navires d'Eu­ rope, & qui, recevant en payement des marchan(1)

Ceci ne peut pas donner lieu à des reglemens

du R o i , & ne doit être confidéré que

comme une

regle de conduite propofée aux N é g o c i a n s , & fur l a ­ quelle leur intérêt doit affez les éclairer.

Le

com­

merce s'enrichira toujours fi l'on diminue fes hazards ; les Négocians doivent fe réunir pour toutes les bran­ ches de commerce qu'un d'entr'eux ne peut faire feul; c'eft la néceffité de cette union qui a fait établir les Cham­ bres & les Affemblées de commerce. A u moyen de ces Affemblées, les Négocians peuvent mettre dans leurs opérations la même concordance & la même célérité dont fe vantent les Compagnies exclufives , & éviter les a b u s , les ruines , les vexations que ces Compagnies e n tralnenc.


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 315 difes d'Europe, les revendiffent à la Colonie : c'eft, l e procédé naturel ; mais jufqu'à préfent le défaut de fonds & de crédit a donné lieu a un procédé contraire. On ne trouve à Saint - Domingue que des Facteurs, qui, fans rien acheter ni vendre, fe bornent à faciliter autant qu'ils peuvent l'échan­ ge des marchandifes d'Europe & des denrées de la Colonie; ces Facteurs ont fi peu de reffources, que les objets de cargaifon qui ne peuvent être ven­ dus avant le départ des navires, reftent dépofés dans des magafins pour le compte des Armateurs, jufqu'à ce qu'on en puiffe trouver la défaite. Ceux qui ont amaffé quelques biens dans cette efpece de c o u r t a g e , repaffent en France ; & au lieu de chercher à augmenter leur fortune par les moyens honnêtes & faciles qui leur font offerts à SaintDomingue, ils s'empreffent à rechercher dans les Villes de la Métropole des occafions de la renverfer. 9 . Toutes les obligations foufcrites par les habitans envers les commerçans de France, qui font énoncées payables en argent effectif & non autrement ( 1 ) , doivent être annullées, parce que l'intérêt de l'Etat ne permet pas dans la Colonie d'àu( 1 ) C'eft en ces termes que les Armateurs exigent maintenant que foient foufcrites toutes les ventes d e N e g r e s , & prefque toutes les autres obligations.


316

C O N S I D É R A T I O N S

tre commerce qu'un commerce d'échange : lorfque les Commerçans ne veulent traiter qu'en argent, le gouvernement doit venir au fecours du Culti­ vateur. Rien n'eft plus injufte que de le forcer à payer avec des efpeces qu'il n'eft pas le maître de fe procurer, & de le forcer à charger à fes rifques des denrées, fur lefquelles il avait compté pour fatisfaire à fon engagement ; denrées qui feules pouvaient lui procurer de l'argent, & qui ne font rejettées par l'Armateur trop avide, que parce qu'il voudrait les obtenir à vil prix. Si cet Armateur peut fe faire payer en argent de ce qu'il a vendu, & obtenir, fans dépenfer cet ar­ gent, le chargement de fon navire, ce commerce devient contraire a l'inftitution de la Colonie : fi l'habitant eft forcé de charger fes denrées & de les envoyer lui-même dans les ports de la Métropole pour y être vendues pour fon compte, c'eft lui qui devient le Négociant, feul il court tous les rifques fans pouvoir les éviter, parce qu'il eft obligé de s'en rapporter à des Commiffionnaires , dont l'emprefiement n'eft jamais relatif qu'à leur intérêt. 10°. On pourrait rétablir la culture du tabac dans la Colonie ; cette culture réunit de trop grands avantages pour être négligée : d'ailleurs les Fermiers achetent tous les ans pour fept ou huit millions de tabac de la Virginie, pourquoi ne pas les forcer à donner la préférence à une Colonie


S U R LÀ COLONIE DE S. DOMINGUE. 317 Françaife ? pourquoi détruire dans une Ifle floriffante un nouveau germe de profpérité? 1 1 ° . Il a été fait dans la Colonie, depuis 1 7 7 2 , foixante-dix mille banques de fyrop tous les ans, dont environ le quart a été converti en tafia, tandis qu'on pourrait faire du rum avec autant de facilité que dans les Ifles Anglaifes : une barique de fyrop produit une barrique de rum, comme elle produit une barique de tafia, il ne faut pas plus de main-d'œuvre ; il n'y a donc point de profit à faire une liqueur inférieure (1). Si l'on changeait en rum

(1)

Beaucoup de gens regardent le métier de faite

l e Rum, un

comme un fecret, o u ,

g u i l d i v e r i e s , & toujours fans ce

du m o i n s ,

art difficile. On a effayé d'en faire dans métier

exige quelque

comme plufieurs

fuccès. I l eft vrai que

apprentiffage ;

mais

cet

apprentiffage n'eft ni long ni difficile. Le fuccès dépend d e la maniere de faire les Rapes,c'eft-à-dire,

de

faire

a i g r i r & fermenter le fyrop en le mêlant avec de l'eau. J'ai connu

dans la plaine des C a y e s , un Français qui

avait appris à la Barbade, & qui faifait du Rum de t r è s - b o n n e preuve. ( Le rum eft la plus légere de t o u ­ tes les liqueurs inventées jufqu'à préfent : il eft de p r e u v e quand une goutte d'huile qu'on y jette ne furn a g e p a s , & fe précipite au fond du verre ) . Le

rum de S. Domingue ferait meilleur que

celui

d e la N o u v e l l e - A n g l e t e r r e , parce qu'on mêlerait des é c u m e s dans les rapes ; c'eft cette méthode qui donne la fupériorité au rum de la Barbade & de la Jamaïque


318

C O N S I D É R A T I O N S

tout le fyrop qui fe fait dans la Colonie, on pour­ rait, en y joignant les écumes, en tirer quatre-vingt mille banques de rum, qui ne reviendraient, au prix actuel du fyrop, qu'à cent dix livres la barique, toutes dépenfes comprifes, avec un bénéfice de quinze francs. Il ne faudrait pas qu'il fût permis d'introduire, fans précautions, cette liqueur dans la Métropole ; autrement cette introduction ferait tomber les e a u x - d e - v i e : on a prétendu le contraire ; mais il n'eft point vrai que les eaux - de - vie de fucre foient inférieures à celles de raifins ; elles ont plus de force, elles font plus amies de l'eftomac à caufe de leur qualité balfamique ; quand elles font bien faites elles font plus agréables au goût, elles peuvent fervir à beau­ coup plus d'ufages. Il ferait donc à propos de n'en pas fouffrir la diftribution en France, fans y at­ tacher des impofitions capables d'en faire haufTer le prix au-delà de celui des eaux-de-vie du Royau­ me ; mais on pourrait leur ouvrir de grands débouchés au-dehors, & les employer de préférence pour la traite des Noirs. Par ces moyens, on donnerait la plus grande valeur à toutes les productions de la Colonie ; & l'on impoferait une forte de tribut

fur celui de la Nouvelle-Angleterre. O n en retirerait encore l'avantage de donner de la valeur aux écumes que l'on jette maintenant aux beftiaux.


S U R LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 3 1 9 aux Anglais Amériquains qui viennent acheter les fyrops ou melaffes dans les ports de Saint-Do­ mingue, puifqu'on regagnerait fur eux le bénéfice d e la main-d'œuvre, que notre indolence leur a l a i f f é jufqu'à préfent ; ils y mettraient d'ailleurs un prix d'autant plus haut, qu'ils n'auraient point à fupporter les pertes que leur occafionne main­ tenant le coulaga & la fermentation du fyrop. Tous ces avantages ne rempliraient point en­ core l'ambition d'un fpéculateur zélé pour le bien de l'Etat & de la Colonie, fi les Français n'obtenaient pas la concurrence dans la traite des Noirs. L'afcendant de la Nation rivale l'em­ porte jufqu'à préfent dans les principaux comp­ toirs de la côte de Guinée, il en ferait autrement fi la France avait toujours été auffi éclairée fur fes véritables intérêts qu'elle aurait dû l'être. La culture du tabac n'étant pas permife dans nos Colonies, celui que nous portons à la côte de Guinée eft apporté d'abord de l'Amérique feptentrionale en Angleterre, d'Angleterre en France, où il paye des droits, enfin de France à la côte de Guinée les Anglais gagnent fûrement plus à l'y porter que nous. L'oppreffion dans laquelle leur commerce tient celui des Portugais, leur procure en outre du tabac du Brefil, que nous fommes contraints d'échanger à un taux exceffif. Les eauxdc-vie coûtent très-cher, en France , &: payent de


320

C O N S I D É R A T I O N S

grands droits. Les Anglais employent le rum qui vaut mieux & coûte moins. Ils fabriquent des toiles de coton , à l'imitation des Indes, à moindres frais, & mieux que les Français ; on connaît la bonté de leur clincaillerie : leurs Vaiffeaux armés économiquement préfentent une chaîne de forêts. Les falaifons, le bled, le riz , les hommes leur coûtent p e u , leur gouver­ nement les protege. Leurs navires font pe­ tits, ils font la traite en peu de jours, & les tra­ jets font courts pour eux. Comment ne réuffiraientîls pas ? La pofition des Français eft bien différente, ils ont été forcés d'abandonner le Sénégal aux An­ glais ; il ne leur refte à la côte de Guinée, que les Comptoirs de Gorée & de Juda, peu propres au commerce ; ils font réduits à traiter dans la riviere de Galbar & fur d'autres côtes difficiles, que les Anglais 6k les Por­ tugais ont négligées. Si les marchandifes orientales qui fervent a la traite des Négres ont doublé de prix, c'eft principalement pour les Français ; les autres objets reviennent à un prix fort cher, & ils font obligés de les tirer prefque tous des étran­ gers; leurs armemens font exceffivement difpendieux, parce que les approvifionnemens font chers, & que depuis le Capitaine jufqu'au Ma­ telot , tous ceux qui font employés veulent nonfeulement


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 3 1 1 feulement être nourris délicatement, mais encore faire fortune dans un voyage. Il faut donner en Afrique le double des marchandises que chaque tête de Negre coûtait autrefois , & le prix des efclaves a prefque quadruplé depuis vingt ans ; les courtiers vont les prendre dans l'intérieur des ter­ r e s , & le vendeur éloigné ne reçoit pas à prefent une valeur plus grande que celle qu'on don­ nait il y a vingt ans au vendeur voifin du bord de la mer ; mais le prix eft doublé par les droits des Rois & les falaires des courtiers. Ces frais aug­ mentent toujours de plus en plus à proportion de l'eloignement où l'on eft forcé d'aller chercher des efclaves. La traite étant difficile, il eft néceffaire de la faire avec de petits navires ; quand un petit ter­ ritoire fourniffait en peu de jours de quoi former une grande cargaifon, on pouvait employer de gros vaiffeaux ; mais à préfent qu'il faut, dans les parages où les français abordent, un mois pour traiter cinquante ou foixante Noirs, on ne doit pas fe fervir de navires plus grands qu'il ne faut pour traiter cent cinquante Negres. Amenés des pays reculés, épuifés par plufieurs jours d'une marche pénible, parlant prefque tous un langage différent, incertains de leur fort, effrayés par le préjugé de notre barbarie, s'ils languiffent dans les rades de Guinée, ils tombent malades , font en mouTome I.

X


522

C O N S I D É R A T I O N S

rant refpirer aux compagnons de leur malheur un air contagieux : ces accidens ne font point à crain­ dre quand on traite avec un navire de cent ou cent cinquante Noirs ; il fait peu de féjour à la côte, & l'Armateur en dépenfant moins, a moins de pertes à redouter. C'eft ce que les Anglais ont bientôt reconnu & mis a profit ; mais l'intérêt des Capitaines & Officiers que les Français employent, s'oppofe à l'adoption d'une pareille méthode : de grands navires leur procurent de gros gages, de grands privileges, de grandes commiffions ( 1 ) , ils n'y veulent point renoncer, & nos Marchands peu clairs - voyans, & par conféquent toujours perféverans dans les ufages qui leur font les plus funeftes, n'ont point voulu changer de routine ; ils femblent vouloir s'attacher à rendre le commerce le plus ruineux qu'il foit poffible pour eux & pour les Colons. ( 1 ) L'Armateur a le même intérêt que le C a p i t a i n e ; comme il n'arme point avec fes f o n d s , il a plus de droits à répéter vis-à-vis fes intéreffés, quand l'armement eft confidérable; l'événement de la traite lui elt prefque t o u ­ jours indifférent. L'Agent ou le Commiffionnaire de S. D o mingue eft a u f f i conduit par les mêmes v u e s . Il n'y a donc d'aveugles que les

capitalises de P a r i s ,

&

d'ailleurs, qui fourniffent des fonds pour de pareilles entreprifes.


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE.

323

En vain chercheraient-ils à perfuader que les Negres ne font pas vendus dans les Colonies à un prix beaucoup plus haut qu'ils ne l'étaient au­ trefois, parce qu'ils font payés à peu près avec la méme quantité, de productions ( 1 ) . Si le prix des productions a augmenté, doit-on fe priver en pure perte de cette augmentation ; d'ailleurs il n'eft pas vrai que la même quantité de denrées qui faifait autrefois le prix d'un Negre, fuffife à préfent pour en acheter un femblable ; cet équilibre ne pourrait être fuppofé que dans le cas où les Negres feraient vendus pour une quantité de den­ rées, fans fixer aucune valeur numéraire. Mais dans cette fuppolition l'habitant Cafeyer,qui, après avoir acheté des Negres au prix de deux mille livres, dans l'efpoir de les payer avec dix-huit cents livres de café, eft obligé d'en livrer quatre milliers, peut-il fe diffimuler la différence qui fe trouve entre le prix actuel des Negres nouveaux, & le prix qu'on en donnait avant la guerre en 1753. Le prix de l'indigo a fans ceffe varié depuis la paix de 5 liv. jufqu'à 12. francs la livre ; le coton, depuis 110 liv. jufqu'à 220 liv. le quintal ; le fucre eft la feule denrée dont la valeur fe foit foutenue ; mais il valait à peu près autant en 1 7 5 3 , & dans ( 1 ) C e fophifme eft échapé à un Auteur moderne dans un ouvrage digne de l'immortalité.

x

ij


324

C O N S I D É R A T I O N S

ce tems les plus beaux Negres de traite Françaife ne fe vendaient que 12 à 1400 liv. La révolution du prix des denrées de la Colonie ne compenfe donc en aucune maniere l'augmentation du prix des Negres, & fi le prix des productions varie, il faut faire enforte que le prix des inftrumens employés a les tirer du fein de la terre, foit le moindre poffible. S'il était permis d'armer dans les Colonies pour la traite des Noirs, peut-être parviendrait-on à balancer les avantages que les étrangers ont réunis jufqu'à préfent ; les Negres nouveaux fe vendent rarement a la Jamaïque au-deffus de 1000 liv. nous pourrions les avoir à 12.00 liv. en les trai­ tant nous-même, & la culture s'aggrandirait d'un tiers au-delà de la production actuelle. Ayant le rum & le tabac en abondance, notre commerce avec les Anglais & les Hollandais, nous fournirait les autres objets en échange de celles de nos denrées qui ne conviennent point à la Mé­ tropole. L'ufage où feraient les Colons de tirer des Negres directement de l'Afrique ne leur laif­ ferait pas craindre la lenteur, l'ignorance & l'avi­ dité des Négocians Français ; leurs vaiffeaux au­ raient le double avantage de n'être pas long-tems retenus dans leur traite, & de n'avoir à entre­ prendre-, en allant & en revenant, que de courtes traverfées dans des mers prefque toujours paifibles.


SUR LA COLONIE DE S. DOMINGUE. 325 Le bénéfice du Cultivateur ferait plus grand , parce que les forces qu'il employerait lui coûte­ raient moins. Les droits du Roi augmenteraient parce qu'il y aurait plus d'objets fur quoi les impofer ; ce qui ferait perdu fur la fortie des navires armés pour la côte de Guinée, ferait amplement compenfé par les tributs que l'on retirerait de la richeffe induftrieufe de la Colonie. Les Négocians de la Métropole en laiffant les Colons man­ quer de forces, en vendant trop cher ce qu'ils leur en procurent, fe privent d'un avantage réel pour courir après une ombre. Les Prépofés du commerce & de l'adminiftration publique , femblent vouloir fe racheter des pertes que caufe leur indolence, par l'avarice & les prohibitions ; mais on ne peut trop le répéter , tel eft l'effet de l'injuftice, qu'elle ne remplit pas même les vues de ceux qui l'exercent. En ne négligeant aucun des moyens que nous venons de propofer, l'Etat gagnerait moins par les Sujets qu'il entretiendrait à Saint - Domingue fans aucuns frais, que par la population qn'il fe procurerait au-dedans du Royaume. Le furcroît de culture & de travaux qu'il faudrait pour entre­ tenir cette Reine des Colonies de l'Archipel Amériquain, augmenterait la force & la richeffe natio­ nale; les manufactures d'Europe & d'Afie trouve-


326

C O N S I D É R A T I O N S

raient dans cette Colonie un débouché dont la France profiterait feule ; les Empires qui n'ont point de poffeffions en Amérique, lui paieraient un grand tribut ; enfin on verrait redoubler l'activité de tous les habitans du Royaume , & le mouvement rapide de la circulation augmenterait à mefure que la cul­ ture des côtes de Saint - Domingue, qui n'eft pas encore à fon terme, en approcherait de plus en plus. Mais tous ces moyens qui ne fe rapportent qu'au commerce extérieur de la Colonie, & à la valeur de fon produit deviendraient impuiffans, fi dans fon intérieur, on ne voyait regner qu'une légiflation deftru&ive, qu'une anarchie plus cruelle que le defpotifme même, en un mot, qu'un dé­ tordre affreux. Plus une plante chérie a fait d'ef­ forts pour étendre fes rameaux , & plus elle porte de fruits , plus elle eft promptement detruite quand un ver ennemi la pique dans fa ra­ cine. La perfectibilité du gouvernement intérieur eft le plus effentiel de tous les moyens qui doivent affurer à la Métropole les avantages que peut lui procurer la Colonie de Saint-Domingue. L'agri­ culture & le commerce ne peuvent réuffir que par une adminiftration modérée, qui maintienne la tranquillité au - dedans de la C o l o n i e , &


S U R LA COLONIE DE S. D O M I N G U E . 327 p o r t e les combats au-dehors pour les détourner l o i n d'elle : la feconde Partie de cet ouvrage fera v o i r que le Gouvernement actuel eft éloigné de c e but ; elle eft deftinée à tracer les voies qui doivent l'y faire atteindre. FIN

du premier

Volume.



CONSIDÉRATIONS SUR

L'ÈTAT

PRÉSENT

DE LA COLONIE FRANÇAISE DE

S A I N T - D O M I N G U E ,



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