L' Abolition de l'esclavage, tome 2

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L'ESCLAVAGE.

5° P r o j e t s d ' é m a n c i p a t i o n .

De 1 8 5 5 à 1 8 5 5 , aussitôt que le gouvernement eut n o m m é une commission

pour p r é p a r e r l'abolition d e

l'esclavage dans les colonies de la Hollande, il reçut 52 1

projets p o u r S u r i n a m , 7 projets p o u r les Antilles , Une enquête et un examen approfondi,

parfaitement

résumés dans les deux rapports du 26 août 1 8 5 5 p o u r Surinam, et du 26 mai 1856 pour les Antilles, ont abouti 2

à un projet, proposé le 2 5 septembre 1857 . Il est cu­ rieux de voir comment un g o u v e r n e m e n t si p r u d e n t , éclairé p a r l'expérience des autres nations, entend ré­ soudre celte g r a n d e question. Voici les bases du projet de 1857 : 1° L'abolition sera i m m é d i a t e ; on

a reconnu

que

les délais troublent tout et ne p r é p a r e n t r i e n . 2° Les maîtres seront i n d e m n i s é s . Le tarif de l'indem­ nité ne sera pas uniforme. A S u r i n a m , on évalue les esclaves, mâles ou femelles : Plantations de canne à sucre à

500 florins

de café, cacao

325

de forêts

240

Coton, riz

200

Domestiques, suivant l'âge, de 50 à 500 et même

1

700

Nous remarquons au nombre de ces projets ceux de Mgr Niewindt, vi­

caire apostolique de Curaçao, et de M. Putman, ancien curé de cette île. 2

Nous devons tous ces renseignements à l'obligeance de M. de Frezals,

secrétaire de la légation de Fiance en Hollande, et à une excellente Note rédigée par M. Lux, l'un des hommes les plus distingués et les plus honora­ bles de la Haye.


LA HOLLANDE.

275

Dans les Antilles, on estime l'esclave m â l e ou femelle, selon son âge, de 5 0 à 5 0 0 florins; de 50 à 4 0 5 fl. pour la petite île de Saba. 5° Les esclaves s'engageront p o u r douze mois au moins, à travailler p o u r l e u r ancien m a î t r e ou p o u r u n a u t r e à leur choix. Ceux qui n ' a u r o n t pas pu ou pas voulu s'en­ gager s e r o n t g r o u p é s , au n o m b r e de 1 , 5 0 0 au p l u s , en communes

rurales, sous la direction d'officiers du gou­

v e r n e m e n t , s u r des terres achetées ou expropriées dans ce but. Tout m e m b r e d ' u n e c o m m u n e , âgé de 2 0 à 6 0 ans, doit à la c o m m u n e cinq j o u r s de 9 h e u r e s , par s e m a i n e , de travail. Les esclaves domestiques sont groupés en sociétés ou gilden,

dirigées p a r des officiers du g o u v e r n e m e n t cl

dont le siége est à P a r a m a r i b o . Ils doivent au gilde

un

travail analogue, selon l e u r métier. 4° Les esclaves doivent p r e n d r e un n o m de famille, élire un domicile et en justifier. 5° Les enfants nés après la loi sont libres, mais jusqu'à l'âge de douze ans, ils d e m e u r e n t sous la puissance des parents. 6" Tous les émancipés doivent c o n t r i b u e r à la création d'un fonds destiné à r e m b o u r s e r l'État des frais de leur émancipation. 7° On a p r é p a r é , en outre, de n o m b r e u x règlements de détail. La Commission avait proposé d'exproprier les planta­ tions

et les esclaves a la fois, par ce motif q u e le sol

sans

les esclaves n ' a p a s de valeur. Plus généreux, le gouver-


276

L'ESCLAVAGE.

nement laisse aux propriétaires la terre et les construc­ tions, et leur promet u n e i n d e m n i t é , dont le total s'é­ lève à Surinam

14,096,760 florins

Curaçao et les îles Saint-Martin

2,292,950 250,000 16,639,710

On évalue les recettes des c o m m u n e s et des gilden à 3 , 0 0 0 , 0 0 0 florins, et leurs charges à 1 , 2 8 8 , 4 7 5 11. Ce serait donc u n excédant annuel de 1 , 7 1 1 , 5 2 5 fl. servant à r e m b o u r s e r l'Etat. Ces projets, présentés à la deuxième Chambre des États généraux le 2 4 septembre 1 8 5 7 , ont été retirés, étudiés, modifiés et transformés en u n second projet dé­ 1

posé le 2 5 octobre 1 8 5 8 . On avait trouvé d u r e l'obliga­ tion imposée à l'esclave de payer sa liberté, pendant de longues années, et de rester ainsi indéfiniment esclave d ' u n e d e t t e ; on se bonne à le soumettre à un impôt de capitation et à u n droit de réquisition pour les travaux publics. On avait j u g é dangereux le payement d'une in­ demnité toute en argent q u i , u n e fois payée, irait aux créanciers, sortirait de la colonie et n'alimenterait pas le travail; la fondation d'une b a n q u e à P a r a m a r i b o et le payement en actions de cette b a n q u e d'une partie de l'in­ d e m n i t é , parent à ce danger. On accorde aux proprié­ taires le droit d'opter entre l'indemnité et u n e expro­ priation totale qui rendrait l'État propriétaire de leur plantage, sauf à l'affermer p o u r un prix convenable. Les 1

V. le texte de ce projet à l'Appendice.


LA HOLLANDE.

277

mesures les plus m i n u t i e u s e s sont prises p o u r q u e l'es­ clave soit r e n d u libre avec ses vêtements, ses outils et tout ce qui esl censé lui a p p a r t e n i r , m a i s en m ê m e t e m p s les mesures les plus sévères sont proposées p o u r q u e la li­ berté ne le dispense pas du travail ; il doit être

engagé,

au moins p o u r douze m o i s ; il est puni p o u r vagabondage ou simple oisiveté ; c'est encore un esclave, mais un es­ clave qui p e u t choisir son m a î t r e et sa r é s i d e n c e ; il a toutes les libertés, excepté celle de ne pas travailler. Après des discussions, des a m e n d e m e n t s et trois a n ­ nées de r e t a r d s , ce projet, p o u r t a n t si p r u d e n t , n'a pas été encore adopté, m a l g r é de solennelles promesses, qui, après avoir apaisé l'opinion, finiront par la lasser. Il arrive ce qui est arrivé en F r a n c e . A u n e vive agita­ tion par la presse, les livres, les pétitions, qui s'est m a ­ nifestée surtout de 1840 à 1 8 4 4 , a succédé le silence. Puis c'est des colonies elles-mêmes qu'est venue la de­ l

m a n d e de l'abolition . Après l'émancipation

française,

précédée de l'émancipation anglaise, on s'est écrié que Surinam placé entre Demerary et Cayenne, allait p e r d r e tous ses esclaves par l'insurrection ou p a r la désertion ; inquiets d ' u n e propriété si menacée, au m o i n s les colons voulaient-ils s'assurer de 1 i n d e m n i t é . Les projets ont été entassés s u r les projets, les p r o m e s ­ ses ont été ajoutées aux promesses; mais on s'est aperçu que les pauvres noirs restaient tranquilles; de m ê m e que leurs défauts servent à justifier l'esclavage, leurs vertus servent à retarder l'affranchissement. On a calculé l'in1

Etat de la question T. de Bruyn,

coloniale,

par M Ackersdyck, Utrecht, 1861, chez


278

L'ESCLAVAGE.

d e m n i t é , et elle a paru aux propriétaires très-maigre, aux financiers très-lourde. Les budgets ne s'ouvrent pas aisément aux actes de vertu qui coûtent cher. Il est vrai, l'incertitude fera plus de mal aux colons que n e leur en pourrait faire l'émancipation; mais il ne faut pas attendre ni que les nègres se révoltent ni que les blancs se repentent; c'est au gouvernement à se résoudre. Le roi qui l'a promis ne tardera pas, espérons-le, à ajou­ ter ce lustre à l ' h o n n e u r de son règne et à la gloire de la Hollande. Riche, commerçante, libre, chrétienne, cette noble nation voit sa richesse et son commerce, sa liberté et sa religion, souillés par la servitude. Quelques-uns des palais du heerengracht ou du Keizersgracht ont été payés par le labeur des nègres. La France, l'Angleterre, le Danemark, la Suède, la Russie, la régence de Tunis n'ont plus d'esclaves, et la Hollande est, avec la Turquie et l'Espagne, la seule nation de l'Europe qui en possède encore. L'opinion est décidée, l'expérience est faite, la loi est préparée, le gouvernement est engagé, la colonie est résignée; on attend, on ajourne, on hésite. 1

Dans son généreux écrit, M. Van Hoevell , rappelle la grande fête qui eut lieu dans l'église neuve d'Amsterdam, le 12 mai 1 8 4 9 , à l'occasion de l'avénement du roi Guil­ laume III. Autour d'un écusson dont les allégories rap­ pelaient la gloire et la fortune de la Hollande, resplen­ dissait cette belle devise : JUSTITIA, PIETAS, FIDES, mais u n e m a i n inconnue se sentait tentée d'écrire au-dessous de ces mots : SURINAM ! Sur cette terre hollandaise où sévit l'esclavage, la devise est fausse et l'écusson est taché. 1

Slaven en vrijen, Tweede Peel, p. 246, et aussi Eerste Deel, p. 1, 2. 5.


LA TRAITE L'IMMIGRATION

L'AFRIQUE



LIVRE

IX

LA TRAITE, L'IMMIGRATION, L'AFRIQUE

I LA

TRAITE.

J o h n Wesley a appelé l'esclavage l'abrégé de toutes les infamies.

Canning a défini u n navire n é g r i e r , la

grande réunion

de crimes sous le plus petit espace. Robert

Peel a dit que ce trafic excite à plus de crimes acte public qui ait jamais quelque

plus

été commis

par aucune

fût son mépris pour les lois divines et

qu'aucun nation, humaines.

Je crois qu'on peut a p p e l e r aussi l'histoire de la traite des esclaves et de l'abolition de la traite u n r é s u m é de la honte et de la g r a n d e u r du g e n r e h u m a i n . I. — Au dix-septième et au d i x - h u i t i è m e siècle, aux siècles de Louis XIV et de Voltaire, à la veille de la Révo­ lution française et encore au l e n d e m a i n , l ' E u r o p e e n t i è r e


282

L'ESCLAVAGE,

se livre ouvertement à la traite des noirs. Quelques hom­ mes gémissent, et, disons-le à l ' h o n n e u r de la foi catho­ 1

lique, l'Eglise ne cesse de protester . Mais les rois si­ gnent des traités, au nom de la sainte Trinité, pour organiser la traite. Elle est l'une des ressources

finan­

cières principales d'une g r a n d e monarchie catholique, l'Espagne. Les asientos, traités ou contrats du gouvernement es­ pagnol avec divers particuliers ou diverses compagnies étrangères pour fournir d'esclaves noirs ses possessions d'outre-mer, furent très-fréquents depuis le commence­ ment du seizième siècle. Comme ce trafic était entouré de beaucoup de garanties, et qu'au monopole de la vente des nègres s'ajoutait, le bénéfice d'introduire en fraude beaucoup d'autres

objets de commerce, les gouverne­

ments de l'Europe tâchaient par tous les moyens imagi­ nables d'assurer ce privilége à leurs sujets. Charles V l'octroya en 1517 à ses compatriotes les Flamands. Ils en tirèrent de tels bénéfices et se multiplièrent à un tel point en Amérique, qu'ils en vinrent aux mains avec les Espa­ gnols à Saint-Domingue, tuèrent, en 1 5 2 2 , le gouverneur de cette île, et assiégèrent le fort. Depuis lors, le gou­ vernement se résolut à 1

limiter considérablement

A ta suite de Robertson. Hist. d'Amérique,

les

liv. III, tous les écrivains

ont redit, et le savant Mémoire de M. Charles Giraud répète (Comptes rendus de l'Académie

des sciences

morales.

Avril 1861, p. 178) que la

traite est due à Las-Casas, dont la charité inconséquente, afin de décharger les Indiens qu'il déféndit si énergiquement, aurait proposé d'asservir les Africains. Mais Dochlinger (Hist. ceci,

t. III, § 100, p. 597) démontre que re

cette imputation est calomnieuse, ainsi que nous l'avons déjà établi, 1 par­ tie, la Religion dans les colonies, p. 286.


LA T R A I T E .

283

1

a s i e n t o s . Ils cessèrent en 1 5 8 0 , mais les besoins du tré­ sor, la nécessité de r e m b o u r s e r aux Génevois les sommes é n o r m e s qu'ils avaient fourni p o u r l'expédition de vincible Armada,

l'in-

portèrent Philippe 11 à conférer de n o u ­

veau le privilége de l'asiento. Gomez Reinel en fut gratifié de 1595 à 1 0 0 0 . En cette a n n é e , on traita pour neuf ans, avec le Portugais Jean Rodriguez Continho, gouver­ neur

d'Angola.

Il s'engagea à f o u r n i r

aux colonies

4 , 2 5 0 esclaves par an et à payer au roi u n e rente de 162,001) d u c a t s . Sa m o r t , en 1 0 0 5 , fit passer le contrat à son frère Gonzalez Vaez Continho. Le 2 6 septembre 1 6 1 5 , nouvelle concession à un a u t r e Portugais n o m m é Antonio Fernandez Delvas, pour huit ans. Il s'oblige à i n t r o d u i r e 5 , 5 0 0 esclaves et à payer 1 1 5 , 0 0 0 ducats p a r a n . Encore u n P o r t u g a i s , Manuel Rodriguez Lamego, traite pour h u i t autres années, en 1 6 2 5 , et s'engage à fournir 5 , 5 0 0 esclaves et à payer 1 2 0 , 0 0 0 ducats. 2 , 5 0 0 esclaves et 9 5 , 0 0 0 ducats sont les conditions stipulées, en 1 6 3 1 , p o u r h u i t nouvelles a n n é e s , avec les Portugais Cristobal Mendez de Sossa et Melchior Gomez Anjel. La g u e r r e entre la F r a n c e et l'Espagne et d'autres mo­ tifs i g n o r é s i n t e r r o m p e n t les asientos

jusqu'en

1662.

Domingo F u l l o et Ambrosio Lomelin en jouissent alors pour

neuf a n s , p e n d a n t

lesquels ils doivent

fournir

2 4 , 5 0 0 nègres et payer au roi 2 , 1 0 0 , 0 0 0 piastres. La Tratados, conventos y declaraciones de puz y de comercio que han hecho con lus potentias estrangeras los monarcos espanoles de la casa de Borbon desde el ano de 1700 hasta el dia, fuestos en orden, etc., por 1

don Alejandro del Cantillo. Madrid, 1843, pp. 3 2 , 3 5 , 58, 7 2 , 78, 8 0 0 , 8 5 7 .


284

L'ESCLAVAGE.

ferme passe pour cinq ans, en 1674, à Antonio Garcia et don Sébastien de Siliccos, moyennant 4 , 0 0 0

esclaves

et 4 5 0 , 0 0 0 piastres. Le contrat est rompu, faute d'exé­ cution, et un autre est conclu en 1676, pour cinq ans, avec le consulat de Séville, offrant de payer 1,125,000 piastres et 1,200,000 de p r i m e , puis le 27 janvier 1 6 8 2 , avec don Juan Barrozzo del Pazo et don Nicolas Porcio, de Cadix, pour 1 , 1 2 5 , 0 0 0 piastres. 11 est transféré après eux aux Hollandais don Balthazar Coimans, puis en 1602, à don Bernardo Francisco Marin de Guzman, résidant au Venezuela, moyennant 2 , 1 2 5 , 0 0 0 écus (escudos de plata), pour cinq ans, enfin à la compagnie portugaise de Gui­ née, de 1696 à 1 7 0 1 . Ce contrat, par lequel la compagnie s'obligeait,

en

propres termes, à fournir dix mille tonnes de nègres (diezmil toneladas de vegros), donna lieu à tant de scandales et de difficultés, q u ' u n e transaction pour le mettre à néant dut intervenir, le 18 juillet 1 7 0 1 , à Lisbonne, entre les deux rois d'Espagne et de Portugal, Philippe V et don Pedro 11, traitant, comme d'usage, au nom de la 1

sainte Trinité (el nombre del santisima Trinidad ). Au traité avec le Portugal succède un traité avec la France. Le 27 août 1 7 0 1 , le roi très-catholique et le roi très-chrétien

stipulent pour dix ans (1702-1712), que le

monopole du transport des nègres dans les colonies d e l'Amérique appartiendra à la compagnie royale de Guinée, représentée par M. du Casse, chef d'escadron, gouverneur de Saint-Domingue. Elle se charge de « l'asiento » »

1

V. le texte dans le recueil de Cantillo, p. 52.


LA

T R A I T E .

285

c'est-à-dire d e l'introduction des esclaves nègres d a n s les Indes occidentales de l ' A m é r i q u e a p p a r t e n a n t à Sa Majesté catholique, afin de p r o c u r e r p a r ce moyen u n louable, p u r , mutuel et réciproque a v a n t a g e ( u n a loable, pura,

mutua

y reciprocad

utilidad),

à leurs Majestés et à

leurs sujets ; elle fournira en dix a n s 4 , 8 0 0 pièces (piezas

de Indias),

d'Inde

des deux sexes et de tous figes, tirés

d ' u n e partie q u e l c o n q u e de l'Afrique, excepté de Minas et du cap Vert, a t t e n d u q u e les n è g r e s de ces pays n e sont pas p r o p r e s p o u r lesdites Indes, soit 4 , 8 0 0 nègres er

par a n (art. 1 ). Pour chaque n è g r e , la Compagnie payera 55 écus 1 5 (chaque écu valant 5 livres tournois (art. II). A cause des besoins pressants d e la c o u r o n n e d'Es­ p a g n e , la c o m p a g n i e avancera

600,000

livres tour­

nois (art. 111), s u r les 4 , 7 5 5 , 0 0 0 q u ' e l l e doit, et en r e ­ tour, il lui est fait remise

des droits sur 8 0 0

nègres

par a n . Les navires doivent être français ou espagnols, les équipages de toute nation, mais exclusivement

catho­

liques (art. VIII). L'introduction p o u r r a avoir lieu d a n s tous les ports où il y a u r a des officiers de l ' E s p a g n e . Dans les îles du Vent, Sainte-Marthe, C u m a n a , Maracaybo, les noirs n e p o u r r o n t être v e n d u s au delà de 500 piastres, mais partout a i l l e u r s , le plus cher que la compagnie pourra

le

(art IX). Sa Majesté catholique place le traité et

les opérations de la c o m p a g n i e sous la protection de tous les fonctionnaires des possessions espagnoles. Elle e n g a g e sa foy et sa parole le traité seule

comme

royale

à ladite

son propre

bie

la connaissance

compagnie, ... et se réservant

de tous les cas qui peuvent

regardant à

elle

survenir


286

L'ESCLAVAGE.

dans l'exécution

(art. XIX, XX). Mais si les capitaines

débarquent d'autres marchandises que les nègres, ne fussent-ils

coupables que de négligence pour n'avoir

veillé soigneusement

à empêcher le débarquement

objets de contrebande,

pas de ces

ils seront condamnés à mort et la

sentence exécutée sans délai ni appel (art. XXII). Le droit sera de même pour les nègres morts avant d'être ven­ dus (art. XXIV). Les navires de l'Asiento pourront faire des prises sur ceux qui feraient illicitement le m ê m e com­ merce qu'eux (art. XXVII). Les deux rois sont pour

moitié

dans l'affaire,

intéressés

chacun pour un quart.

Sa

Majesté catholique a pour sa part à verser u n million de livres tournois, mais on l'en dispense, moyennant u n i n ­ térêt de 8 0/0 et la compagnie comptera dès à à

ladite

Majesté

des profits

qui

lui

présent

appartiendront

(art. XXVII). Lorsque ce traité prit fin, l'Angleterre obtint q u e le monopole lui fût concédé pour trente ans (1715-1 754)». Ce fut l'objet du traité connu proprement sous le nom de traité de l'Asiento, en date du 20 mars 1 7 1 5 . Sa Ma­ jesté britannique se chargeait d'introduire dans l'Amé­ rique espagnole

1 4 4 , 0 0 0 pièces d'Inde

des deux sexes

de tout âge, soit 4 , 8 0 0 par a n , moyennant 55 piastres écus et 1/5 de piastre par tête (1,11). Les conditions étaient à peu près les mêmes que celles du traité avec la France. Même obligation d'avancer à cause des besoins de la couronne, deux cent mille piastres escudos ( III) moyennant remise annuelle

du droit sur 800

nègres

(IV ). Même droit d'importer dans tous les ports du nord et Buenos-Ayres (VII). Mais les Anglais, plus habiles, oh-


LA TRAITE.

287

t i n r e n t de plus g r a n d s avantages c o m m e r c i a u x . Ils p o u vaient i n t r o d u i r e p l u s de 4 , 8 0 0 esclaves p a r a n , pendanl les vingt-cinq p r e m i è r e s années, en ne payant p o u r ce s u p ­ plément que 10 2 / 5 piastres (VI).Ilsrecevaient des terrains pour établir l e u r s factoreries aux lieux d ' e m b a r q u e m e n t et de d é b a r q u e m e n t ( I V ) , Ils firent c h a n g e r la peine de mort p o u r c o n t r e b a n d e en u n e peine et u n e a m e n d e (XXII), se firent accorder quinze j o u r s de répit avant de payer p o u r les n è g r e s d é b a r q u é s en état de m a l a d i e , et dispense si le n è g r e m o u r a i t dans ce délai (XXIV). Les deux rois étaient, intéressés pour m o i t i é , c h a c u n p o u r u n q u a r t , dans le t r a ­ fic, et le roi d ' E s p a g n e dispensé de payer sa p a r t en capi­ t a l e condition de servir un intérêt de 8 p o u r 1 0 0 , comme dans le précédent traité (XXVIII). Enfin, p a r un article ad­ ditionnel, pour témoigner à Sa Majesté b r i t a n n i q u e l'envie qu'elle

a de lui faire plaisir,

Sa Majesté catholique ac­

cordait la faculté d'envoyer a n n u e l l e m e n t un vaisseau de 500 t o n n e a u x p o u r c o m m e r c e r avec l ' A m é r i q u e , à con­ dition de ne vendre les marchandises qu'au temps des foires, pas avant l'arrivée des flottilles et galions, Sa Majesté se réservant d'ailleurs encore dans cette opéra­ tion 1 4

des profits et 5 p o u r

100 s u r les trois autres

1

quarts (art. 45 ) . Toutes ces stipulations furent consacrées de nouveau dans le traité de paix p r é l i m i n a i r e , signé à Madrid le 1

Dès le 12 juin 1716, par un traité interprétatif, l'Angleterre obtenait

que les 500 tonneaux fussent portés à 650, pendant dix ans, que l'époque des foires de Carthagène, Porto-Bello et la Vera-Cruz fussent à jour fixe, qu'on permit de porter à Buénos-Ayres le reste des marchandises contre lesquelles étaient troqués les nègres en Afrique, enfin que le payement des droits ne fut compte qu'à partir de 1717.


288

L'ESCLAVAGE.

27 mars 1715 ( a r t . 9 ) , et par l'art. 12 du traité d'Utrecht ( 1 3 juillet I 705), le même traité qui fixe la suc­ cession d'Espagne, et cède à l'Angleterre la possession de Gibraltar et de Minorque. En 1 7 4 5 , l'Angleterre faillit rallumer la g u e r r e en Europe, parce que l'Espagne refusa le

renouvellement

1

de ce t r a i t é . L'âme est remplie d'horreur lorsqu'on se condamne à parcourir ces tristes détails. Un seul gouvernement, l'Es­ pagne, qui prend le nom de catholique, a conclu en moins de deux siècles, plus de dix traités pour autoriser, protéger, exploiter, le transport de plus de 5 0 0 , 0 0 0 es­ claves. Il a prélevé sur chacune de ces têtes h u m a i n e s , comptées par pièce ou par tonne, un impôt dont le total dépasse 5 0 , 0 0 0 , 0 0 0 livres. Dans tous ces traités, pas une disposition, pas une syllabe destinée à défendre ces m a l h e u r e u x contre les abus et les souffrances. Mais des rois stipulent sans pudeur leur part de profit, et l'une des plus puissantes nations, l'Angleterre, alors gouvernée par une femme, la reine Anne, s'assure par un traité fa­ 2

meux dont l'un des négociateurs fut un é v è q u e , l'autre, un lord Strafford, un monopole lucratif et honteux, dont elle jouit encore jusqu'à

la moitié du dix-huitième

Discours de M. Dudon, Moniteur du 18 mai 1825. En France, jusqu'en 1791, la traite a été encouragée par des primes. Entre autres documents, j'ai sous les yeux une lettre du ministre de la m a ­ rine (8 septembre 1785) écrivant à MM. de Bellecombe et de Bongars à Saint-Domingue. « Il est très-intéressant de maintenir la confiance du com­ merce pour ne pas ralentir les spéculations pour la traite. » 1

(Archives des colonies.) - Jean, évèque de Bristol, doyen de Windsor, gardien du sceau privé.


LA T R A I T E .

289

siècle, qu'elle p a r t a g e avec les a u t r e s nations j u s q u ' à la fin. J'ose dire à l ' h o n n e u r du dix-neuvième siècle qu'il ne se trouverait p l u s en Angleterre, en F r a n c e , à p e i n e en E s p a g n e , u n roi, u n m i n i s t r e , u n c o m m i s , p r ê t à m e t t r e son n o m au bas de pareilles i n f a m i e s . II — Ce n'est pas à la Révolution qu'est d u e l'abolition de la traite. On trouve les nègres au n o m b r e des denrées coloniales, dans la Balance

du commerce,

en 1780, en

1 7 0 0 , en 1 7 9 1 . Dans le r a p p o r t s u r les résultats du com­ m e r c e extérieur d e la R é p u b l i q u e fait à la Convention, le 1 7 s e p t e m b r e 1 7 9 2 , i m p r i m é p a r son o r d r e e n 1 7 9 5 , le m i n i s t r e Roland s'excuse, attendu l'état des colonies, de n e pouvoir faire connaître exactement le nombre des cultivateurs

africains

transportés

par nos armateurs

dans

1

les îles de l'Amérique . Au tableau des p r i m e s et encou­ r a g e m e n t s , il i n d i q u e q u e les gratifications

relatives

traite des noirs n'ont pas été payées postérieurement loi du 2 5 janvier constituante

à la à la

1 7 9 1 , vu le silence que les Assemblées

et législative

ont gardé depuis sur cet

2

objet .

A la fin de ce r a p p o r t , e m p h a t i q u e et ridicule, Roland s'é­ crie à propos des colonies : « Puisse le génie d e la liberté purifier

sans les anéantir,

d'un rapport,

des relations qui , sous

plus

n ' h o n o r e n t pas l ' h u m a n i t é . . . » Il conclut

en m o n t r a n t « le territoire de la République, fermé p a r un double m o n t ,

b a i g n é p a r l'une et l'autre m e r ,

d e v e n u le CLUB CENTRAL OÙ les h o m m e s de toutes les n a -

1

Note, au bas du tableau n° 25, p. 150.

- Observations sur le t a b l e a u 2 5 , p . 156.

II.

19


290

L'ESCLAVAGE, 1

lions se rendront pour puiser des leçons de fraternité .)) Ce que l'Europe entière avait fait, ce que la Révolu­ tion française n'avait pas défait, ce que le pouvoir absolu refit, l ' h o n n e u r de le détruire appartenait à l'Evangile, servi par la liberté. Une poignée de chrétiens, en agis­ sant sur l'opinion, a agi sur le monde; ils ont obtenu, spectacle presqu'inouï sur la terre, un triomphe pacifique de la justice. Ces hommes, on le sait, étaient Wilberforce,Clarkson, Crenville,Sharp, Buxton, quelques pasteurs ou chrétiens, obscurs et persévérants. Sept fois ils proposèrent le bill d'abolition et sept fois il échoua. Lorsqu'ils réussirent enfin, ils avaient à lutter contre les plus puissants personnages de leur pays, lord Eldon, qui affirmait encore en 1807 au Parlement que « la traite avait été sanctionnée par des parlements où siégeaient les jurisconsultes les plus sages, les théologiens les plus éclairés, les hommes d'Etat les plus é m i n e n t s ; » lord Hawkesbury, depuis le comte de Liverpool, qui pro­ posait de rayer dans le préambule de la loi les mots : «incompatible

avec les principes

de justice

et

d'huma­

nité »; le comte de Westmoreland qui déclarait que « lors m ê m e qu'il verrait tous les presbytériens et les prélats, les méthodistes et prédicateurs, les jacobins et les assas­ sins, réunis en faveur de l'abolition de la traite, il n'en élèverait pas moins sa voix dans le Parlement contre cette 2

mesure , » 1

P. 15. On sait qu'en 1802 le Consulat plaça de nouveau la traite sous la protection de la loi. - Cités dans la protestation du ministre du Brésil, M. de Abreu, 22 octobre 1845, Revue col.. 1846. VIII. 62.


LA TRAITE.

291

Grâce à Dieu, la passion g é n é r e u s e q u i inspirait la loi de 1 8 0 7 , anima désormais tous les ministres qui eurent à l'appliquer et, depuis plus d ' u n

demi

siècle,

cette

flamme n e s'est pas éteinte u n seul j o u r . On a accusé l'Angleterre d'avoir agi p a r intérêt, on a m ê m e i m a g i n é qu'elle avait pour b u t de r u i n e r toutes les colonies à travailleurs africains, y compris les siennes, afin d'assurer le monopole agricole et commercial de ses 1

i m m e n s e s possessions des Indes . On a p r é t e n d u qu'elle avait voulu c o n q u é r i r ,

sous prétexte d ' h u m a n i t é ,

la

surveillance de toutes les m a r i n e s du m o n d e , la h a u t e police des m e r s . Ses efforts,

ses dépenses, les difficultés

auxquelles

elle s'est exposée, le l a n g a g e de ses h o m m e s

d'État,

m e t t e n t hors de doute le complet désintéressement de l'Angleterre.

Il est possible qu'elle ait trouvé son in­

térêt d a n s son devoir, et q u e , p a r m i ses h o m m e s d'État, les u n s aient été p l u s sensibles à l ' u t i l i t é ,

les autres

à l ' h u m a n i t é . Sachons féliciter la nation dont les in­ térêts sont si bien d'accord avec ceux du genre h u m a i n , sans c h e r c h e r toujours de petits motifs

aux

actions. L'abolition de la traite clans l'univers

grandes entier

est devenue c o m m e u n article de foi de la politique, a n ­ glaise. Au Congrès

de Vienne,

le 8 février 1 8 1 5 , u n e décla­

ration contre la traite fut signée au nom de l'Angleterre, l'Autriche, la F r a n c e , le P o r t u g a l , la Prusse, la Russie, l'Espagne et la Suède. Déjà, l'Angleterre avait obtenu de

1

Opinion dé M. Dejean de la Bâtie, Précis de l'abolition de l'esclavage.


292

L'ESCLAVAGE.

la France, dans le Traité de Paris du 50 mai 1814, u n 1

article ayant ce b u t . En 1 8 1 8 , au congrès d'Aix-la-Chapelle; en 1 8 2 2 , au congrès de Vérone, les cinq grandes puissances répètent les mômes déclarations. L'Angleterre employa sans relâche tous les efforts de sa diplomatie, depuis 1 8 1 4 , pour obtenir des diverses 2

puissances des traités p a r t i c u l i e r s . Elle eut besoin de vingt-sept années pour persuader le Portugal. Par une convention du 21 janvier 1 8 1 5 , suivie d'un traité signé le 2 2 , l'Angleterre avait promis la remise d'une ancienne dette et 5 0 0 , 0 0 0 livres sterling pour i n ­ demniser les propriétaires des bâtiments portugais cap­ turés avant cette époque p a r les croiseurs anglais, et le Portugal avait interdit la traite sous pavillon portugais, excepté pour alimenter ses propres possessions. Par u n e autre convention du 2 8 juillet 1 8 1 7 , les deux nations s'accordèrent le droit réciproque de recherche, de détention des négriers, de jugement p a r des commissions mixtes. Le Portugal promit u n e pénalité spéciale contre les sujets portugais qui se livreraient à la traite. En dépit de ces 3

conventions, près de 6 0 , 0 0 0 esclaves étaient transportés au Brésil en 1 8 2 2 , dans l'année où ce vaste e m p i r e se sépara de la métropole. Notes, r e m o n t r a n c e s , menaces, demeurèrent sans effet j u s q u ' e n décembre 1 8 5 0 . Un dé1

er

Articles additionnels. Art. 1 . Some account of the traie

col,

Baxton, 1849. 3

in slaves, by James Bandinel, 18 42, Rev,

1844, II, p . 154 à 214. — On the Slave Trade, Rev. col,, loc. cit., 160.

by sir J. Fowell


LA T R A I T E .

293

cret défendit alors aux sujets p o r t u g a i s d ' o p é r e r la traite, mais il n e fut exécuté n u l l e p a r t , et pas m ê m e publié au Mozambique. La traite c o n t i n u a à se faire sous pavillon portugais, avec la connivence des fonctionnaires portugais au profit de l ' A m é r i q u e et de tous les aventuriers des co­ lonies de l ' E u r o p e . Le 24 août 1 8 3 9 , les deux c h a m b r e s anglaises votèrent un bill qui autorisait les croiseurs b r i ­ tanniques à a r r ê t e r les n é g r i e r s portugais et les cours de vice-amirauté à les j u g e r . C'était p u n i r u n e violation du droit des gens par u n e autre violation. V a i n c u , le P o r t u g a l concéda p a r

un

traité du 5 j u i l l e t 1842 le droit de visite et de r e c h e r c h e , le j u g e m e n t par des commissions mixtes, l'obligation de démolir ou de v e n d r e les navires c o n d a m n é s , l'assimila­ tion de la traite à la piraterie, l'application aux condam­ nés de la peine i n f é r i e u r e à la peine de m o r t , la liberté des esclaves saisis. Il fallut user du m ê m e procédé, en 1 8 4 5 , avec le Bré­ sil, bien que le traité de 1 8 1 7 avec le Portugal eût été suivi d ' u n e convention nouvelle du 2 3 n o v e m b r e 1 8 2 6 . Plus de 5 0 , 0 0 0 esclaves étaient encore i m p o r t é s en 1 8 4 9 . Une loi du 17 juillet 1850 r é p r i m a enfin cet odieux trafic. Avec l'Espagne, la lutte d u r a vingt et u n a n s . Le traité du 28 août 1 8 1 4 , celui du 23 s e p t e m b r e 1 8 1 7 p a r le­ quel l'Angleterre avait promis 4 0 0 , 0 0 0 livres sterling, le décret du 19 d é c e m b r e 1 8 1 9 , la convention addition­ nelle du 10 d é c e m b r e 1 8 2 2 , d e m e u r è r e n t sans effet. A Madrid, le g o u v e r n e m e n t prohibait la t r a i t e ; à la Havane ses agents l'encourageaient et la mettaient à profit. Tou­ tes les représentations les plus énergiques furent i n u t i l e s


294

L'ESCLAVAGE,

jusqu'au 28 juin 1 8 5 5 . À cette date, après la mort du roi Ferdinand, le gouvernement constitutionnel conclut avec l'Angleterre un traité efficace, au moins pour la traite sous pavillon

espagnol.

Nous l'avons dit, la France avait promis, au traité de Paris (1814), l'abolition de la traite. Le 29 mars 1 8 1 5 , à son retour de l'île d'Elbe, Napoléon la déclara abolie. Une ordonnance du 8 janvier 1817 répéta cette interdic­ tion. Cependant le gouvernement de la Restauration refusa d'entrer dans une ligue proposée aux grandes puis­ sances par l'Angleterre pour assimiler la traite à la pira­ terie, retirer aux trafiquants la protection de leur pavil­ lon national, interdire l'accès aux produits des colonies à esclaves. On se borna à prononcer, par u n e loi du 25 avril 1 8 2 5 , la peine de l'amende, de l'emprisonne­ ment et de la déportation contre les Français engagés dans le commerce de traite. On connaît assez les traités du 30 novembre 1851 et du 22 mars 1 8 5 5 , qui concé­ dèrent le droit réciproque de visite, les débats auxquels ils donnèrent lieu, le refus de ratification du traité du 20 novembre 1 8 4 1 , entre les grandes puissances, enfin la convention du 28 mai 1 8 4 5 , dont le terme est main­ tenant expiré sans qu'elle ait été renouvelée. C'est d'ail­ leurs à la fin de 1850 que remonte la constatation du der­ nier fait de traite sous pavillon français. L'abolition de la traite est u n des articles de la consti­ tution des États-Unis, mais cet article en ajourna jusqu'en 1807 la cessation. Toutes les propositions de traité, adres­ sées au gouvernement de Washington par l'Angleterre, en 1819, 1820, 1825, 1824, 1 8 3 1 , 1 8 3 1 , 1859, 1841, les


LA T R A I T E .

295

résolutions du congrès en 1 8 2 1 et 1 8 2 2 n ' o n t p a s abouti à u n e convention. Les États-Unis se sont toujours refusés au droit de visite. S e u l e m e n t , p a r u n traité d u 9 août 1 8 4 2 , les deux puissances se sont obligées (art. 8) à e n ­ tretenir s é p a r é m e n t en surveillance à la côte d'Afrique u n e force navale d'au moins 8 0 c a n o n s . 1

L'Angleterre a traité p l u s aisément avec la H o l l a n d e , 2

3

la S u è d e , le D a n e m a r k , le p r e m i e r État qui ait aboli la traite, la Russie, l'Autriche, dont les b â t i m e n t s trans­ 4

p o r t a i e n t des noirs de Barbarie en T u r q u i e , la P r u s s e , 5

6

7

le r o y a u m e de N a p l e s , la T o s c a n e , la S a r d a i g n e , les 8

9

10

11

villes a n s é a t i q u e s , H a ï t i , le Texas , le Mexique , la C o l o m b i e , la Nouvelle-Grenade , V e n e z u e l a , l ' É q u a ­ 12

13

15

16

14

17

18

t e u r , l ' U r u g u a y , Buenos-Ayres , le C h i l i , le Pérou 19

et la Bolivie . 1 4 mars 1818, 51 décembre 1822, 25 janvier 1 8 2 5 , 7 février 1 8 5 7 . - 0 novembre 1824, 15 juin 1 8 5 5 . 26 juillet 1 8 5 5 . 4

19 février 1 8 4 2 , Russie, Autriche, Prusse.

5

14 février 1 8 5 8 .

6 24 novembre 1857. 7

8 août 1854.

8

9 juin 1857.

9

25 décembre 1 8 5 9 .

10

18 juin 1842.

11

26 décembre 1 8 2 6 , 29 juillet 1 8 4 1 .

12

18 avril 1 8 2 5 .

13 1841. 14

15

1 6

15 mars 1859. 1841. 15 juin 1859.

17 février 1 8 2 5 , 24 mai 1 8 5 9 . 18

19 janvier 1859, 7 août 1 8 4 1 .

1 9

5 juin 1857, 2 5 septembre 1840. V. ta liste de ces traités, Rev. col.,

1814,

255.


L'ESCLAVAGE.

296

Par vingt-trois traités, obtenus en moins de trente ans, l'Angleterre est ainsi parvenue à décider presque toutes les nations chrétiennes, selon la belle expression de lord Aberdeen, « à p r e n d r e place parmi les grandes puissances de la chrétienté, q u ' u n i t entre elles un senti­ 1

ment c o m m u n de commisération et de j u s t i c e . » La plupart de ces peuples et quelques autres, comme la Grèce ( 1 8 4 0 ) , avant ou après ces traités, consacrèrent des lois spéciales à l'interdiction du trafic des esclaves, tandis que par une bulle mémorable du 3 décembre 1 8 5 9 , le souverain pontife Grégoire XVI faisait retentir d'une sentence solennelle de condamnation contre cette odieuse coutume la catholicité tout entière, au nom de la loi des lois, l'Evangile, au nom du législateur des législateurs, Dieu. L'œuvre eût été incomplète si l'on n'eût agi que s u r les acheteurs d'esclaves, sans influer s u r les vendeurs. Aux traités avec les grandes puissances de l'Europe ou de l'Amérique, succédèrent les traités avec les petites puissances de l'Afrique. On aurait pu être tenté de m a l m e n e r par la force ces intimes monarques régnant par la brutalité sur des ter­ ritoires mal définis, et sur des sujets misérables; l'Angle­ terre crut digne d'elle de les traiter selon le droit des gens, science où elle les trouvait peu avancés. C'est dans toutes les meilleures formes des chancelleries que Sa Majesté britannique signa des conventions avec Nama-Comba, 1

chef de Cartabar, en G a m b i e ;

1

2

Dépêche de 1841 aux États-Unis

Ibid., 1849, p. 236.

avec Obi-Osai, chef du


LA TRAITE.

297

pays d'Abok, s u r les b o r d s d u N i g e r , avec E y a m b a , chef du Calebar, ou avec R a d a m a , roi de Madagascar, en 1841 ; p u i s , e n 1 8 4 7 , avec p r e s q u e tous les chefs des côtes des Bissagos, de S i e r r a - L e o n e , des G r a i n e s , d'Ivoire, de Con­ go, d u Gabon, de Loango. P o u r d o n n e r u n e idée de ces sortes de conventions, nous citerons la p l u s c o u r t e , faite 1

le 7 m a r s 1 8 4 4 . William Simpson Blount, lieutenant commandant le bâtiment à vapeur de Sa Majesté, le Pluton, au nom de Sa Majesté la Reine d'Ang'eterre, et le roi Bell, du village Bell, à Cameroons. er

Sont convenus les articles et conditions qui suivent : Art. I . Les deux parties contractantes arrêtent qu'à partir de la date de ce traité, cesseront entièrement sur le territoire du roi Bell, et partout où son influence pourra s'étendre, la vente et le transport des esclaves ou autres personnes, quelles qu'elles soient; et que ces personnes ne pourront être transférées d'un point quelconque du territoire du roi Bell dans une autre contrée, île ou possession d'aucun prince ou po­ tentat. Le roi Bell fera une proclamation et une loi défendant à ses sujets ou à toute personne dépendant de lui, soit de vendre aucun esclave, pour le transporter hors du territoire, soit d'aider ou d'en­ courager aucune vente de cette espèce, sous peine de punition sé­ vère. Art. IL Le roi Bell s'engage à avertir les croiseurs de Sa Majesté Britannique de l'arrivée de tous les navires négriers qui pourraient outrer dans la rivière. Art. III. En considération de cette concession du roi Bell, et pour remédier à la perte de revenus qu'elle doit lui occasionner, le lieu­ tenant W. S. Blount s'oblige, au nom de Sa Majesté Britannique, à remettre, chaque année, pendant cinq ans, audit roi Bell les articles suivants : Soixante fusils, cent pièces de drap, deux barils de poudre, deux 1

Ibid.,

1844, III, 5 5 0 .


298

L'ESCLAVAGE.

puncheons de rhum, un habit écarlate avec épaulettes, une épée. Lesdits cadeaux seront délivrés en échange d'un certificat signé du roi Bell, constatant que les conditions ci-dessus ont été mises à exécution.

Dans d'autres traités, des conditions plus sérieuses ont été introduites. Ainsi dans le traité avec les chefs de Malimba (1847), il est convenu que n u l l e maison, ma­ gasin, baracoon

quelconque, ne peut être élevé

pour

la traite, que les chefs doivent détruire celles qui se­ raient ou sont déjà construites, et que, s'ils n e le font pas, les Anglais peuvent les démolir eux-mêmes, de m ê m e que saisir les embarcations, et prouver, d ' u n e manière sérieuse aux chefs de Malimba, le déplaisir de la reine d'Angleterre. Il est convenu encore que les nègres déjà détenus pour être exportés, seront remis aux Anglais pour être conduits dans leurs colonies et libérés. Enfin, il est accordé aux Anglais une entière liberté de com­ 1

merce . Des conventions furent signées, en 1 8 2 2 , en

1859,

puis renouvelées en 1 8 4 5 , avec un roi plus puissant, l'i2

man de Mascate , qui domine u n e g r a n d e partie de la côte orientale d'Afrique depuis le golfe Persique, j u s ­ qu'aux possessions portugaises, y compris les îles de Zanzibar, Pemba, Monfia. Ses états sont le théâtre de la traite odieuse faite p a r les Arabes, il en reçoit de la côte et de Madagascar. Des nègres chargés de denrées, sont conduits à la côte, puis vendus par-dessus le marché, 1 Ibid.; 1846, VIII, 587. 2 Ibid., 1847, XIII, 198.


LA T R A I T E .

299

avec l e u r fardeau ; l ' i m a n tire de ce c o m m e r c e plus de 2 0 , 0 0 0 livres sterlings p a r an ; on vendait, en 1844, au d i r e du capitaine H a m m e r t o n , u n enfant de 50 à 80 francs, un h o m m e de 80 à 1 0 0 francs, u n e f e m m e

jusque 190

francs; sauf à la r e v e n d r e , Dieu sait dans quel état, s u r les côtes d'Arabie ou de P e r s e , de 15 à 50 francs; on j e ­ tait aux chiens les esclaves m o r t s . L ' i m a n Seïd-Saïd p r o ­ mit de r e n o n c e r à la traite, et de l'interdire à ses sujets. Un consul fut établi à Zanzibar, et les croiseurs anglais furent autorisés à saisir les navires et les sujets de Sa Hautesse. Un certain n o m b r e de traités fut conclu avec des cheiks arabes s u r la côte occidentale du golfe P e r s i q u e . La F r a n c e , depuis la convention de 1 8 4 5 , fut associée à p l u s i e u r s de ces traités et en conclut directement quel­ ques a u t r e s . Un comité d ' e n q u ê t e , n o m m é en 1 8 5 5 p a r la Cham­ bre des c o m m u n e s , constata qu'il y avait à cette époque e n t r e la Grande-Bretagne et les a u t r e s puissances civi­ lisées, vingt-six traités en v i g u e u r p o u r la suppression de la traite, et soixante-cinq traités conclus avec les chefs 1

africains . On a vu les stipulations contenues dans ces d e r n i e r s . P a r m i les p r e m i e r s , dix traités ont établi le droit réci­ p r o q u e de visite et la juridiction de commissions mixtes, quatorze le d r o i t de visite, mais avec la j u r i d i c t i o n des tri­ b u n a u x nationaux; deux (avec la F r a n c e et les États-Unis) sans g a r a n t i r le droit de visite, contiennent l'obligation

1

Rev. col., 1 8 5 3 , XI, p. 3 1 7 .


300

L'ESCLAVAGE,

réciproque d'entretenir des escadres sur la côte d'Afri­ que. L'Angleterre n'a rien négligé p o u r assurer le succès de tous ces moyens compliqués. Pendant que le gouver­ nement établissait des croisières, des consulats, des com­ missions, des correspondances qui remplissent chaque 1

année deux volumes in-folio , soumis aux deux Cham­ bres, l'opinion abolitionniste organisait des missions, des voyages, des enquêtes, des sociétés, des m e e t i n g s , des 2

journaux . En France, une agitation moindre, notable cependant, fut entretenue pendant toute la d u r é e du gouvernement constitutionnel, et ce gouvernement, avec le zèle le plus sincère, exécuta les traités, demanda des crédits, négocia des conventions, multiplia les instructions et, enfin, or­ donna la traduction de tous les documents dans la Revue coloniale,

dont les trente-trois volumes ( 1 8 4 5 - 1 8 5 7 ) ,

contiennent l'histoire, j o u r par j o u r , de cet immense effort de deux grandes nations au service des m e m b r e s les plus infimes de l'espèce h u m a i n e . III. — Quel a été, en r é s u m é , le résultat de tant de peine et de persévérance? On l'a beaucoup contesté. En Angleterre, le premier organe de l'opinion publique, le Times,

a pris à tâche de

nier les effets de la politique suivie pour la répression de la traite. Nous avons dépensé, a-t-il souvent répété, des sommes énormes, 4 ou 5 0 0 millions, pour arriver à. quoi? à faire payer plus cher le sucre et les n è g r e s . 1

Correspondances

2 Anti-Slavery

relating to the Slave

Reporter, e t c .

trade.


LA T R A I T E . La société pour

l'abolition

301

de l'esclavage,

contraire­

m e n t à l ' o p i n i o n de ses fondateurs les plus anciens et les plus i l l u s t r e s , a vivement attaqué l e système des croi­ 1

sières , et q u e l q u e s m e m b r e s du p a r l e m e n t ont, par des motions successives, d e m a n d é leur s u p p r e s s i o n , en p r é ­ t e n d a n t qu'on dépensait 2 0 millions

2

p a r a n pour com­

p r o m e t t r e la vie des m a r i n s , et r e n d r e plus cruel le sort des n o i r s , à cause de l ' e m b a r r a s de les cacher et d e les t r a n s p o r t e r clandestinement. Enfin, on sait les susceptibilités et les violents débats auxquels a d o n n é lieu le droit de

visite.

Que l'abolition de la traite ait aggravé les souffrances des noirs, c'est ce q u ' o n a d m e t t r a difficilement. Avant la traite, les rois indigènes sacrifiaient leurs p r i s o n n i e r s ; g r â c e à la traite, ils les vendaient à de c h a r i t a b l e s E u r o p é e n s ; de­ puis l'abolition de la traite, ils sont d e n o u v e a u conduits à les t u e r . Les n é g r i e r s , obligés de les cacher, les r e n ­ 3

dent p l u s m a l h e u r e u x . Voilà ce qu'on affirme, mais com­ m e n t le p r o u v e r ? comment savoir a u juste ce q u e les p e ­ tits souverains font de leurs p r i s o n n i e r s ? c o m m e n t , p o u r d i m i n u e r le c r i m e douteux de ces s o u v e r a i n s , tolérer le c r i m e certain des négriers? Si ceux-ci sont obligés à se cacher, c'est q u e la croisière est efficace. On assure qu'ils traitent leurs noirs p l u s mal qu'avant ; cela est impossi­ ble. 11 faut lire les horribles descriptions des témoins de l'ancienne traite, et n o t a m m e n t les r a p p o r t s anglais q u i nous d é p e i g n e n t , p a r de si fortes expressions, les souf1 The Slave trade,

by sir Fowell Buxton.

2

050,000 liv. st. ou 1 6 , 2 5 0 , 0 0 0 fr.

3

C'était l'opinion du voyageur Raffenel [Rev. col,

1846, VIII, P. 4 9 6 ) .


302

L'ESCLAVAGE,

frances de ces m a l h e u r e u x , places comme des c o i n s , (wedged them in), serrés comme des cuillers,

spoonways,

en langage t e c h n i q u e , pressés c o m m e des figues et des raisins, stowed in bulk like figs or

raisin.

Je p r e n d s à tâche de ne rien exagérer, je m e fais vio­ lence p o u r b a n n i r les tableaux qui peuvent sembler trop dramatiques, et, cependant, on me p e r m e t t r a de citer deux témoignages imposants, l'un sur la traite p a r les c h r é t i e n s , l'autre s u r la traite p a r les m a h o m é t a n s . Je laisse d'abord la parole à lord Palmerston devant la Chambre des lords, le 26 j u i l l e t 1844 (Rev. Col,

1844,

p . 557) : « Au rapport de MM. Venderwelt et Buxton, on débarque, chaque année, en Amérique, de 120 à 150,000 esclaves. On calcule que, sur trois nègres saisis clans l'intérieur de l'Afrique pour être envoyés en esclavage, un seul arrive à destination, deux autres meurent dans le cours des opérations de la traite. Ainsi quelque soit le nombre de ceux qu'on transporte, il faut le multiplier par trois pour avoir le chiffre des créatures humaines que ce détestable trafic enlève chaque année à l'Afrique. « En effet les nègres destinés à la traite ne sont pas pris dans le voisinage du lieu de leur embarquement. En grand nombre d'entre eux viennent de l'intérieur. Beaucoup sont des captifs faits dans deguerres excitées par la soif du gain que procure la vente des prison­ niers. Mais le plus grand nombre provient des chasses qui se font pour prendre les esclaves, et du système organisé dans l'intérieur de l'Afri­ que pour voler des hommes. Quand approche l'époque de faire partit pour la cote des caravanes d'esclaves, des hommes entourent au milieu de la nuit, un village paisible, l'incendient, et s'emparent des habitants, tuant tous ceux qui résistent. Lorsque le village attaqué est situé sur une montagne, qui offre plus de facilités pour la fuite, les habitants se réfugient quelquefois dans des cavernes: alors les chasseurs allument


LA T R A I T E .

303

de grands feux à l'entrée de ces cavernes, et ceux qui y ont cherché refuge, placés entre la mort par la suffocation et l'esclavage, sont for­ cés de se livrer; lorsque les fuyards se réfugient sur les hauteurs, les assaillants se rendent maîtres de toutes les sources et des puits, et les malheureux dévorés par la soif, reviennent troquer leur liberté contre la vie. Les prisonniers étant faits, on procède au choix. Les individus robustes des deux sexes, et les enfants de six à sept ans, sont mis de côté pour faire partie de la caravane, qui doit se diriger vers la côte. On se débarrasse des enfants au-dessous de six ans en les tuant sur le champ. Ou abandonne les vieillards et les infirmes, les condamnant ainsi à mourir de faim. La caravane se met en route ; hommes, femmes et enfants traversent les sables brûlants et les défilés rocailleux des montagnes de l'Afrique, presque nus et sans chaussure. On stimule les faibles à coups de fouet; on s'assure des plus forts en les attachant ensemble avec des chaînes, ou en leur mettant un joug

Beaucoup

tombent d'épuisement en route, et meurent ou deviennent la proie des bêtes sauvages. Arrivés sur la côte on les parque dans les établissements appelés barracoons, où ils sont entassés de manière à devenir la proie d'épidémies. Souvent la mort à déjà cruellement éclairci leurs rangs avant l'arrivée d'un négrier. Le premier qui se présente t'ait son choix, laissant de côté les malades et les faibles, et ayant soin de p r e n d r e toujours le quart ou même le tiers d'hommes de plus que son navire ne peut en contenir, et cela d'après un calcul mathématique, etpar une raison semblable à celle qui fait qu'on embarque sur un navire chargé de vin des barriques destinées à compenser la perte qui résulte de l'évaporation ou du coulage; car le capitaine sait parfaitement qu'un grand nombre des nègres formant sa cargaison périra, les uns succom­ bant au chagrin, les autres mourant par la suite du changement de régime, et beaucoup par l'asphyxie. « On n'attend pas toujours que les mourants aient expiré pour les jeter à la mer; quelquefois on y lance ceux qu'on désespère de sauver. L'orateur cite un événement de ce genre arrivé en 1785. Un nommé Collingwood transportait une cargaison d'esclaves à la Jamaïque : le navire fit fausse route; on manquait d'eau et de vivres. Sachant que si les nègres mouraient d'inanition, les armateurs perdraient la prime


304

L'ESCLAVAGE.

d'assurance, tandis qu'ils auraient droit à cette prime, s'il était prouvé qu'on avait été contraint, par fortune de mer, à sacrifier la cargaison, le capitaine n'hésita pas à précipiter dans les flots 132 personnes vi­ vantes. » Lord Palmerston fait ensuite la description d'un négrier, et il rap­ porte ce mot d'un homme qui avait vu un de ces navires : « Un nègre « n'y a pas autant d'espace quart corps couché dans un cercueil. » Par toutes ces causes, le noble lord pense que si 150,000 esclaves abordent en Amérique, tous les ans, la traite enlève à l'Afrique 500,000 ou 400,000 âmes. Selon lui, tous les crimes du genre h u ­ main, depuis la création du monde jusqu'à nos jours, ne surpassent pas ceux que la traite a causés.

Voici maintenant un épisode de la traite mahométane, raconté par un témoin oculaire : « Le 10 lévrier 1845, je quittai Farrec, dernière ville du royaume de Shoa. Notre caravane se composait des employés de l'ambassade et des domestiques, et d'environ 150 ou 140 esclaves, dont une partie appartenait aux conducteurs des chameaux destinés au service de l'am­ bassade, et le reste à des traitants qui profitaient de l'escorte de l'am­ bassadeur pour échapper au brigandage des bedouins du pays d'Adal. « Plus des deux tiers de ces esclaves étaient des jeunes filles audessous de quatorze ans. Plusieurs d'entre elles n'avaient pas encore atteint leur huitième année. Le reste était composé de jeunes garçons âgés de dix à quatorze ans. L'un d'eux avait été récemment victime de l'usage barbare d'après lequel les Abyssiniens mutilent tous les hommes tués dans les combats, et tous les enfants de leurs ennemis qui, étant âgés de moins de six ans, sont ordinairement épargnés, tandis qu'on égorge sans miséricorde ceux qui ont dépassé cet âge. Indépendamment de l'opération cruelle qu'il avait subie, cet enfant, nommé Affrano, avait été grièvement blessé à la cuisse d'un coup de sabre. 11 avait à peine sept ans, et c'est à cet âge et dans un tel état qu'on lui fusait commencer un voyage de 550 milles, à grandes jour­ nées. Il devait être dirigé, en effet, sur les marchés de Moka, du Caire


LA T R A I T E .

305

ou même de Constantinople, pour être vendu comme eunuque à quel­ que riche mahométan. « Sa situation misérable nous remplit de compassion. Le capitaine Marris obtint l'autorisation de le placer sur une de ses mules. A défaut de ce secours il ne serait jamais parvenu vivant au terme du voyage. « Je remarquai, pendant le cours du voyage, que tes jeunes filles dont la beauté promettait des prolits plus considérables recevaient la permission de monter, de deux jours l'un, sur les chameaux ou sur les mules de leurs maîtres. Cette humanité intéressée n'était d'ailleurs exercée qu'à l'égard de 5 ou 6 jeunes filles. Les autres, à l'exception d'une seule, qui, étant tombée malade, fut placée sur un chameau, marchèrent avec une gaieté étonnante jusqu'au dernier jour de notre route. « Les garçons, au contraire, arrosaient littéralement la route de leurs larmes ; ils se traînaient le long du chemin, pressés par leur con­ ducteur, jeune garçon qui, par sa brutalité, avait mérité le surnom de Sheitan (démon), titre dont il était très-fier et qu'il s'efforçait de justifier par un redoublement de rigueur. « Il faut attribuer la différence de situation d'esprit des deux sexes à l'état différent de leur moral et de leur physique au commencement du voyage. Les jeunes filles sont achetées en considération de leur beauté et de leur bonne constitution. Dans l'achat des garçons, au contraire, les marchands ne sont guidés que par le bon marché. « Je ne parle pas des violences commises publiquement sur les plus jeunes filles par les traitants ou leurs amis, dans le trajet de l'Abyssinie à Tadjourah. C'est une des circonstances les plus infâmes de cet infâme trafic. « Plus de la moitié de ces esclaves étaient chrétiens. Quelques-uns portaient le matab, sorte de pagne en soie bleue ou blanche qui, dans ces contrées, est la marque distinctive du christianisme. « Nous atteignîmes la côte le 15 mars, après avoir traversé, en 56 jours, une distance de 550 milles, ce qui fait une moyenne de 10 milles par jour. Mais nos journées avaient souvent été plus longues On a peine à comprendre que des enfants aient pu accomplir une route aussi longue et aussi pénible. Les jeunes filles étaient excédées II.

20


306

L'ESCLAVAGE.

de fatigue; les garçons, à demi-morts ; et pourtant pas un n'avait succombé. Ce fut un grand sujet de joie pour les traitants et leurs amis. Ils ne se rappelaient pas avoir jamais accompli de voyage aussi heureux. Ils déclarèrent en conséquence que nous leur avions porté bonheur, et que nous possédions à un trè-haut degré la faveur cé­ leste. »

Comment peut-on affirmer, en présence de pareils ta­ bleaux, qu'il soit possible de dépasser encore ces hor­ reurs, et que les mesures prises pour l'abolition de la traite aient pu les aggraver? Je défie qu'on aille plus loin dans le mépris de l ' h o m m e , et d a n s l'excès de la b r u t a ­ lité! Cependant le voyageur Vogel, ce héros de vingt ans, tué lui-même depuis p a r le sultan Wadaï, a raconté qu'en 1854 le scheik de Bornou, ayant pris 4 , 0 0 0 noirs, tua tous les hommes et ne garda que 500 femmes et enfants. Le doc­ teur Barth pense aussi que les massacres ont a u g m e n t é depuis que les chefs n'ont plus le débouché de l e u r m a r ­ chandise. Mais, au contraire, Livingstone écrit à lord Clarendon, le 19 mars 1850, de la rivière Zambesi : « U n certain doc­ teur Brysson a écrit que les mesures prises pour r é p r i m e r la traite n'en avaient fait qu'accroître

les h o r r e u r s .

On m ' a gravement affirmé aussi que les Maravi tuaient maintenant leurs captifs, qu'autrefois ils gardaient pour les vendre aux hommes blancs. Je puis affirmer à Votre Seigneurie q u ' u n e pareille assertion ne peut venir d'un homme mêlé, comme je le suis, aux marchands d'escla­ ves dans le pays m ê m e où se fait le c o m m e r c e ; elle est répandue par ceux qui ont intérêt au trafic. Dans la par-


LA T R A I T E

307

tie é t e n d u e de l'Afrique q u e j e connais, les g u e r r e s sont m a i n t e n a n t très-rares ; elles étaient ment par la traite.

provoquées

évidem­

Il est r a r e de voir à p r é s e n t une cafi-

lah d'esclaves se diriger vers la côte , et les trafiquants savent q u ' i l s risquent plus q u ' e n a v e n t u r a n t l e u r argent au j e u . Le commerce des esclaves, en enlevant toute p o s ­ sibilité d'industrie, est la cause de l'état complet de r u i n e de l'est et de l'ouest de l'Afrique.» L'abolition de la traite fût-elle l'occasion de quelques crimes nouveaux, n'est-ce pas l'effet d e toute loi pénale qui pousse quelquefois le criminel à un second c r i m e p o u r cacher le p r e m i e r ? On p e u t d i r e aussi que les voleurs ne tueraient jamais ceux q u ' i l s détroussent, si le vol était permis. Laissons ce r a i s o n n e m e n t , et ne souffrons pas qu'on accuse la répression

de la traite d'avoir aggravé

ses

horreurs. S e u l e m e n t , il faut convenir que de tous les moyens employés, il n'en est pas u n qu'on ne puisse contester, pas u n q u ' o n ne puisse é l u d e r . Le droit de visite r é c i p r o q u e , l'assimilation de la traite à la p i r a t e r i e , la surveillance des côtes p a r des croisières, l'établissement de commissions mixtes, voilà les moyens vraiment efficaces. Or, le droit de visite r é p u g n e à l ' h o n n e u r des nations. En pleine m e r , en temps de paix, les nations sont indé­ pendantes les unes à l'égard des a u t r e s . Il y a cependant une police internationale qui dérive du droit des gens ; tout navire a le droit de vérifier l'identité du pavillon du navire qu'il rencontre. Il y a d'autres d r o i t s , résultant


308

L'ESCLAVAGE.

de traités. Tel est le droit de visite des n è g r e s , auquel recherche,

pour cause de traite

l'Angleterre ajoutait le droit de

droit de demander les papiers, droit d'explo­

rer les navires. On comprend que vis-à-vis d ' u n faible, ce droit est oppressif, que vis-à-vis d'un fort, il est hu­ miliant. Aussi lorsque le gouvernement d e Juillet crut devoir accepter les traités de 1851 et 1855, dont le gouverne­ 1

ment de 1815 avait repoussé le p r o j e t , la m a r i n e et l'opinion publique protestèrent.

Lorsqu'en 1 8 4 2 , un

nouveau traité fut signé, la ratification fut refusée. Enfin lorsque M. de Broglie et M. Lushington eurent signé la très-raisonnable convention du 29 mai 1 8 4 5 , aux termes de laquelle la France et l'Angleterre se sont engagées à entretenir, chacune pendant dix a n s , 26 croiseurs au moins sur la côte occidentale d'Afrique, et l'Angleterre une autre croisière sur la côte orientale, sans aucun droit de visiter les papiers ou la cargaison, si ce n'est quand le navire était suspect, on s'écria que ce droit était exorbi­ tant, on demanda, dans des adresses fameuses, que le com­ merce français fût replacé sous la surveillance du pavillon

2

français .

exclusice

Enfin, lorsque le terme de la con­

vention arriva, en 1 8 5 5 , on l'a laissée silencieusement tomber. Qui oserait, proposer de la r e p r e n d r e ? Les États-Unis se sont toujours absolument refusés au droit de visite, et les débats avec l'Angleterre à ce sujet se sont terminés seulement en 1858. 1

Dépêches de M. de Polignac et de M. de Laval.

2 Discussions d e s deux chambres, janvier 1846, discours de MM. de la Redorte et Billault. (Rev. col., 1840, VIII, 150.)


LA T R A I T E .

309

On a opposé la même résistance à l'établissement de commissions

mixtes.

La France s'est toujours

refusée à

soumettre ses nationaux à u n e autre j u r i d i c t i o n q u e celle des t r i b u n a u x nationaux. L'Angleterre e n t r e t i e n t des commissions anglo-espagnoles à Sierra-Leone, à SaintPaul de Loanda, au C a p , et à la Havane. La F r a n c e s'est également refusée à assimiler d a n s ses lois la traite à la piraterie. stituent le pirate,

Deux conditions réunies con­

n'avoir p a s de papiers r é g u l i e r s , être

1

a r m é . Un navire n é g r i e r , s'il n'est pas a r m é , quand m ê m e il n ' a u r a i t pas de papiers, n'est pas u n p i r a t e , à moins de lois spéciales. L'Angleterre, le P o r t u g a l , l'Espa­ gne,

les États-Unis, enfin le Brésil ont déclaré q u e la

traite était piraterie.

C'est u n e assimilation parfaitement

j u s t e , m a i s , en 1 8 2 5 , la traite continuait, et on n'osa pas la frapper de peines aussi graves. On y viendra, j e le crois, le progrès de la morale en celte question est l e n t mais c o n t i n u . 11 y a cent a n s , on e n c o u r a g e a i t la t r a i t e : il y a c i n q u a n t e a n s , on la tolérait; il y a q u a r a n t e a n s qu'elle est u n délit, il est t e m p s q u ' e l l e passe au r a n g de crime. La surveillance

des côtes par des croisières

est a s s u r é ­

ment un moyen coûteux et i n c o m p l e t ; on n e fait p a s la police de l'Océan c o m m e celle d ' u n village. Mais les croi1

Loi du 12 avril 1825, Moniteur

du 25. Le rapporteur fut M. lu baron

Portai. La piraterie simple est punie des travaux forcés ; quand elle est accom­ pagnée de déprédation, elle est punie de mort. La baraterie

est le crime commis par un capitaine ou pilote sur le na­

vire même qu'il est chargé de conduire, lorsqu'il le vole, le perd, ou le vend.


310

L'ESCLAVAGE.

sières ont beaucoup fait pour le service de l ' h u m a n i t é ; elles ont délivré un n o m b r e énorme de victimes; en même temps qu'elles préviennent la traite, elles protégent le commerce, elles étendent sur les missions l'ombre tuté­ lame du drapeau de la France. Ajoutons qu'elles ont beau­ coup fait aussi pour l'honneur de l ' h u m a n i t é . Qui refu­ serait le tribut d'une admiration reconnaissante à ces nobles officiers, à ces matelots courageux qui affrontent l'exil, la mer, le soleil, la mort, passent sans gloire et sans repos deux années en sentinelle pour courir sus aux oppresseurs, et mettre en liberté d'obscures vic­ times ! Quels que soient les inconvénients, quelles que soient les imperfections de tous ces moyens, leurs résultats ont été très-considérables, on n ' e n saurait douter. Les hom­ mes les plus expérimentés et les mieux informés, lord Palmerston, lord Aberdeen, lord Clarendon, sir Robert Peel, lord John Russell, n'ont pas cessé d'affirmer en Angleterre, et M. Guizot, M. de Broglie, M. l'amiral Duperré, M. de Mackau, en France, que le n o m b r e des es­ claves enlevés à l'Afrique par la traite avait, considéra­ blement d i m i n u é . Les calculs produits devant le Comité d'enquête de 1848 portent de 100,000 à 1 4 0 , 0 0 0 par an le nombre des esclaves exportés de 1788 à 1840, et de 50 à 8 0 , 0 0 0 le nombre des esclaves exportés de 1840 à 1

1 8 4 8 . Ce serait donc une diminution d'environ moitié. 11 y a des pavillons sous lesquels la traite ne parait plus, comme les pavillons français, anglais, hollandais,

1 Rev. col., 1848, 148.


LA TRAITE.

311

suédois, a u t r i c h i e n s . De toutes les terres c h r é t i e n n e s , l ' A m é r i q u e seule, et, en Amérique, les États-Unis d u Sud Cuba et le Brésil seuls, reçoivent des esclaves. Depuis lors, des lois spéciales ont été o b t e n u e s de ces pays : de l'Espagne, en 1 8 5 5 , d u P o r t u g a l , en 1 8 4 2 , du Brésil, e n 1 8 5 0 . 11 a suffi d ' u n g o u v e r n e u r honnête à Cuba, le général Valdès, p o u r y a r r ê t e r p r e s q u e complé­ tement la traite, pendant quelques années. La loi de 1 8 5 0 , au Brésil, a fait descendre à 7 ou 8 0 0 le n o m b r e des esclaves i m p o r t é s , q u i était de plus de 5 0 , 0 0 0 p a r a n , 1

quelques années a u p a r a v a n t . 2

La croisière a n g l a i s e c a p t u r a , de 1 8 5 7 à 1 8 4 7 , 0 5 4 n é g r i e r s , en destination du Brésil et d e Cuba. Si les croi­ seurs français firent m o i n s de prises, c'est q u e n'ayant pas de traités spéciaux avec les différentes n a t i o n s , ils ne pouvaient saisir les n é g r i e r s q u ' e n cas de

piraterie.

La destruction de n o m b r e u s e s factoreries d'esclaves p a r le système d u blocus près de terre (in shore blockade) a frappé de t e r r e u r les m a r c h a n d s , et substitué le trafic de l'ivoire et de la g o m m e à celui des esclaves. On a été j u s ­ q u ' à faire le siége de villes, c o m m e Lagos, en 1 8 5 2 , et à 3

y substituer u n chef à un a u t r e . « Quand on compare ce q u i avait lieu il y a quelques 4

a n n é e s , a dit lord John Russell le 8 j u i n 1 8 0 0 , quand on se rappelle que 1 4 0 , 0 0 0 esclaves p a r an étaient e n 1

2

L'Encadre

africaine

1846

54,000

1847. . . . . 39,000 vengée, par le lieutenant Henry Yule, Colonial

Magazine, mars 1850; Rev. col, 1850, IV, 277. 3 Rev. col., 1852, VIII, 2 7 0 , 500. 4

Papers relating

to the Slave trade, London, 1 8 6 1 , Barclay.


312

L'ESCLAVAGE.

levés par la traite à l'Afrique, tandis que cette année le nombre n'a pas atteint 5 0 , 0 0 0 , on ne doit pas nier le progrès ni abandonner l'espoir d'une complète suppres­ sion de ce trafic. » En r é s u m é , ce commerce qui était l'apanage des rois est considéré comme un c r i m e ; toutes les nations de l'Eu­ rope sans exception en ont, par des traités, promis la suppression à leurs alliés, interdit par des lois la prati­ que à leurs sujets; cet odieux trafic a été traqué, circon­ scrit, p u n i , diminué, à u n e époque où l ' i m m e n s e ac­ croissement de la consommation des produits coloniaux l'eût infailliblement a u g m e n t é . Les colonies ont-elles été 1

ruinées? Leur production a-t-elle baissé? N u l l e m e n t . L'esclave est seulement devenu plus cher, et par suite il a été mieux traité; Je travail servile augmentant de prix, l'émancipation a rencontré moins d'obstacles. Le mal déshonoré, la traite plus rare, l'esclave plus heu­ reux, la liberté plus facile, voilà d'immenses et satisfai­ sants résultats. J'appelle un autre résultat très-considérable cette con­ viction que l'entière abolition de la traite ne sera réelle­ ment opérée que par l'entière abolition de l'esclavage. Tant qu'on est sûr en effet de vendre très-cher u n e marchandise, on trouve toujours moyen de se la procurer. 2

Le risque augmente le bénéfice . 1

Importation du sucre des colonies anglaises des Indes occidentales : 1° Avant l'abolition

de la traite,

2 Après l'abolition

de la traite,

1801-1806. . . 1,138,590,730 kil, 1817-1822. . .

1,141,197,028

1823-1828.

. .

1,171,851,520

-

1829-1854. . .

1,190,990,566.

Rev. col., mars 1815, p. 262.) 2 Ainsi la surveillance de Cuba est facile. Les passes navigables n'y sont


L'IMMIGRATION.

313,

Or l'esclavage n'est pas partout aboli, et les nations qui l'ont aboli se livrent, p o u r p r o c u r e r à l e u r s colonies u n s u p p l é m e n t de travailleurs, au r e c r u t e m e n t d'Afri­ cains libres connu sous le n o m d'immigration,

q u e l'on

accuse d'être u n retour à la traite. Q u ' e n faut-il p e n s e r ?

II

L'IMMIGRATION, OU L'ENROLEMENT

DES NOIRS LIBRES

SUR LA COTE D'AFRIQUE.

Depuis que les Français se p e r m e t t e n t d ' e n r ô l e r des nègres s u r les côtes de l'Afrique, à destination de l e u r s colonies, de tout poste où flotte un d r a p e a u anglais s u r u n e maison consulaire, sont parties des dépêches q u i s e m b l e n t calquées les unes s u r les a u t r e s . Ainsi M. Sunley, consul à l'île Maurice, écrit en 1 8 5 7 au commodore T r o t t e r , c o m m a n d a n t l a station de la côte orientale d'Afrique, p o u r s i g n a l e r l'arrivée aux Comores, à Oïbo, à J o h a n n a , de navires venant de l'île de la Réu­ nion, avec des permissions et des agents du gouvernement français, p o u r engager des nègres rachetés et affranchis. 11 n e signale a u c u n a b u s . Il déclare m ê m e q u e le capipas largos. Le Vont souffle presque toujours dans la même direction, et, pen­ dant quatre heures environ le matin, il y a un calme plat qui donne aux. steamers une grande supériorité sur les vaisseaux à voiles, et cependant o n importe au moins 3 0 , 0 0 0 esclaves à Cuba chaque année. (Discours de M. Cave, Chambre des

communes,

8 juin 1800.)


314

L'ESCLAVAGE,

laine Durand, de l'Aurélie.) a refusé de stationner à Maroni (îles Comores) et de donner le temps au sultan, qui le lui proposait, de former sur la côte des dépôts d'esclaves, parce que les instructions daient expressément.

du gouvernement

le lui

défen­

Cependant il ajoute qu'il ne pourra

empêcher les sultans indigènes, m a l g r é les traités qui les lient envers l'Angleterre, de chercher à profiter des rachats de nègres opérés par la France. Aussitôt le comm'odore Trotter écrit à l ' a m i r a u t é

1

: « Il n'y a aucune

tentative de transport d'esclaves a u t o u r du cap de BonneEspérance. Mais il est fort à regretter que le gouverne­ ment français persiste dans son système d'émigration des noirs de la côte est d'Afrique vers l'île de la Réunion, sys­ tème qui porte naturellement les chefs, pour approvi­ sionner sur la côte le marché des travailleurs, à tirer de l'intérieur des esclaves au lieu des productions du sol. » Nous trouvons les mêmes doléances partant de la côte occidentale de l'Afrique. On connaît la singulière petite république de Liberia, fondée, en 1822, sur l'ancienne Côte des Graines

entre le cap Pal mas et Sierra-Leone,

par les abolitionnistes américains pour y réexporter des noirs libres sur leur terre natale. Cette république, où 2

les noirs seuls sont citoyens, est loin d'être un m o d è l e . 1

Journal

de commerce de New-York, 6 avril 1858.

2 Comme essai pour abolir graduellement l'esclavage aux États-Unis, et éloigner la race noire, selon les espérances de M. Clay, la république de Li­ beria n'est qu'une illusion. On s'y débarrasse des noirs les plus paresseux ou les plus turbulents, quand le coton est en baisse; ou envoie ainsi en Afrique des hommes nés en Amérique. Liberia est aussi chère à ceux qui veulent l'abolition qu'à ceux qui la repoussent, et ne sont pas fâchés d'éloigner de leurs esclaves la vue de noirs libres. Enfui il n'est pas douteux que l ' e x - p r é sident Roberts était payé pour seconder la traite, ainsi que plusieurs hauts


L'IMMIGRATION.

315

Cependant elle d u r e , elle g r a n d i t ; elle a u n e constitu­ tion, u n président, u n sénat, u n p a r l e m e n t électifs, u n c e n s d'éligibilité, u n corps j u d i c i a i r e inamovible ; elle compte onze villes, près d e 400,000 â m e s , 5 0 églises, 50 écoles, u n collége. Elle traite avec les nations de l ' E u r o p e qui e n t r e t i e n n e n t l'amitié p a r de petits cadeaux ; ainsi l'Angleterre lui a fait présent d ' u n schooner, et la F r a n c e lui a, dit-on, d o n n é m i l l e uniformes de zouaves. Enfin elle c h e r c h e à s ' a g r a n d i r , et envoie des explora­ teurs à l ' i n t é r i e u r . Or c'est dans u n e lettre, datée de 1

février 1 8 5 8 , d ' u n de ces e x p l o r a t e u r s , M. George Seym o u r , envoyé à l'est dans le territoire de Pessay, q u e j e lis ces lignes : « Le système français de c h e r c h e r des é m i g r a n t s s u r cette côte p o u r ses colonies i n d i e n n e s , porte les chefs indigènes, voisins du cap Mount, à recom­ m e n c e r l e u r vieille p r a t i q u e de la chasse aux nègres [kidnapping),

et à se faire e n t r e eux des g u e r r e s de pil­

lage p o u r s'approvisionner d ' é m i g r a n t s . » Il n ' e n fallait pas tant pour q u e la F r a n c e fût h a u t e ­ m e n t accusée e n Angleterre de ressusciter la traite des esclaves et p o u r réveiller tous les échos des meetings d'Exeter-Hall, toutes les a r d e u r s des vieux abolitionnistes d u p a r l e m e n t et de la C h a m b r e des lords. Le 17 juillet 1 8 5 7 , lord Brougham interpella le gou­ v e r n e m e n t s u r l'importation des nègres dans les colonies françaises. « Il croit q u e l ' E m p e r e u r est t r o m p é ; il es­ p è r e q u e les influences religieuses qui l ' e n t o u r e n t lui fonctionnaires, Liberia n'est intéressant que comme expérience de ce que peuvent les nègres pour se gouverner et travailler, même clans de détestables conditions. V. la Revue d'Edimbourg 1859, p. 550-505.


316

L'ESCLAVAGE.

démontreront que cette importation ressuscite la traite, que les nègres sont incapables de comprendre le contrat qu'on leur propose, que les chefs se livrent, pour les amener à la côte, à toutes les horreurs imaginables. Il propose u n e adresse à la reine. » Lord Malmesbury, lord Harrowby, l'appuient. Lord Clarendon répond qu'il est très-occupé de ces faits, qu'il a écrit au gouvernement français, qu'il veille. L'adresse est adoptée. Cependant l'opinion n'était pas encore fort émue ; car­ ie Times du 18 juillet, en rendant compte de la séance, allègue quelques a r g u m e n t s pour et contre, et finit par déclarer que chaque pays doit agir en cette matière comme il l'entend. Mais deux incidents, survenus en 1838, ont animé l'o­ pinion et ravivé le débat. Le premier est la révolte des noirs émigrants et le mas­ sacre de l'équipage de la Reigina-Cœli, de Nantes, cap­ turée ensuite par un navire anglais et menée à Monrovia. Les journaux de juin 1858 ont tous reproduit les émou­ vants détails écrits par un témoin du massacre, M. des Brulais, chirurgien du navire, qui a vu couper en mor­ ceaux le maître d'équipage, tuer tous les matelots, et n'a survécu qu'à force de courage et comme par miracle, après avoir passé deux jours et deux nuits au milieu de ces noirs révoltés, véritables bêtes fauves. Le second incident est celui du Charles-Georges,

cap­

turé sur la côte du Mozambique, en dehors de la zone légale, et malgré la régularité de ses papiers, par les autorités portugaises, incident qui a forcé le gouverne­ ment français à envoyer devant Lisbonne deux vaisseaux


L'IMMIGRATION.

317

de g u e r r e , e t s'est enfin t e r m i n é p a r u n e juste satisfaction r e n d u e à notre droit et à notre pavillon, mais après bien des difficultés,

et à travers un d é c h a î n e m e n t de cla­

m e u r s et d'insultes des j o u r n a u x a n g l a i s et p o r t u g a i s , qui ont accusé de nouveau la F r a n c e de se livrer à la traite. E n est-il a i n s i ?

Le système d ' i m p o r t a t i o n des noirs

libres est-il u n r e t o u r involontaire à la traite? Si cela est faux, on doit persévérer dans ce système, m a l g r é les a p p a r e n c e s . Si cela est v r a i , il convient d'y r e n o n c e r , m a l g r é ses avantages. Nous avons assez parlé 1

de l ' i m m i g r a t i o n ailleurs, p o u r être ici t r è s - b r e f . Nous avons établi que la nécessité de l ' i m m i g r a t i o n n'était pas n é e de l ' é m a n c i p a t i o n des esclaves. C'est le moyen de p e u p l e r des terres insuffisamment habitées, d e cultiver des terres insuffisamment cultivées. Mais l ' a b o ­ lition de l'esclavage a u g m e n t e cette nécessité de deux façons : 1° parce q u ' u n e partie

des anciens

esclaves

étant devenus propriétaires, artisans ou v a g a b o n d s , la classe agricole a d i m i n u é ; 2° p a r c e q u ' u n e partie d e s a n c i e n s maîtres étant devenus plus actifs, plus i n d u s I r i e u x , la c o m m a n d e de travail a a u g m e n t é . Nous avons encore établi q u ' a p r è s avoir essayé de toutes les races, on n'avait rien trouvé de mieux p o u r r e m p l a ­ cer les Africains que d ' a u t r e s Africains. Nous avons enfin m o n t r é q u ' a u x Antilles c o m m e à Bourbon, à la J a m a ï q u e c o m m e à Cuba, à Charleston c o m m e à S u r i n a m , à Rio de Janeiro c o m m e à la Nouvelle1

Liv. I, chap. V ; liv. II, ch. III.


318

L'ESCLAVAGE.

Orléans, le cri unanime de tous les propriétaires appe­ lait, comme le moyen unique du salut ou du progrès, une large immigration de travailleurs, et que tous l e s gouvernements, a n g l a i s , f r a n ç a i s ,

espagnol,

hollan­

dais, américain, brésilien, autorisaient, encourageaient, et réglaient cette opération. Est-il vrai que ce besoin impérieux entraîne forcément à ressusciter la traite? 1

On a dit au c o n t r a i r e , que l'enrôlement des noirs libres était, un moyen d'éteindre la traite, parce que les chefs indigènes, ayant le choix, préféreraient livrer leurs esclaves à des négociants honnêtes pour être affranchis qu'à des négriers cruels. C'est supposer bien de la déli­ catesse à ces affreux petits souverains. C'est oublier s u r ­ tout que les négriers payent plus cher u n esclave p o u r le revendre que les agents de l'émigration ne peuvent payer un engagé dont le contrat sera très-court. S'il en est ainsi, l'émigration

ne prévaudra jamais s u r la traite.

Elle

offre d'ailleurs, en plusieurs points, les mêmes d a n g e r s . Qu'est-ce que la traite? Un drame en cinq actes : la capture, la caravane, la vente, la traversée, l'esclavage. Or l'immigration est un drame qui finit autrement,

mais qui commence

de

m ê m e . On prend, on amène, on vend, on emporte le noir ; seulement, au lieu d'aller à l'esclavage, il va à la liberté, à la liberté qui débute par un exil et p a r un engagement de travail.

V. le très-remarquable article de M. J . Delarbre, L'immigration afri­ caine et ta traite des noirs. 1


L'IMMIGRATION.

319

Comme la traite, l ' i m m i g r a t i o n a m è n e des acheteurs à d ' h o r r i b l e s vendeurs qui se livrent, p o u r les satisfaire, à la chasse et à la g u e r r e , poussent p a r le fouet leurs c a p ­ tifs en troupeaux, tuent les bouches inutiles, et t r o q u e n t ce qui l e u r reste contre des denrées ou de l'or. Elle con­ duit à la liberté s u r u n e t e r r e é t r a n g è r e des m a l h e u r e u x qui ne savent p a s bien ce q u ' o n leur d e m a n d e , et q u i ont en général h o r r e u r de q u i t t e r le sol où ils ont p o u r ­ tant toujours souffert. Enfin, confiée à des m a i n s hon­ nêtes sous des r e g a r d s vigilants p e n d a n t quelques années, peu à peu elle deviendra l'affaire de c o m m e r ç a n t s sus­ pects ou d'agents infidèles, et r e t o m b e r a bientôt, à m e ­ sure q u e la surveillance et l'opinion s ' e n d o r m i r o n t , d a n s les anciens procédés

de la t r a i t e . Pas de

règlement

assez m i n u t i e u x , pas de protection assez forte, pas d ' i n ­ tervention de l'État assez sûre, lorsqu'il s'agit d ' u n con­ trat passé sous l'équateur, loin de la j u s t i c e et des n o ­ taires, contrat qui consiste d a n s q u e l q u e s mots adressés p e n d a n t quelques m i n u t e s p a r u n i n t e r p r è t e intéressé à un captif i g n o r a n t et terrifié, lesquels décident de la vie d ' u n m a l h e u r e u x qui change de m a i n s sans se douter seulement qu'il c h a n g e de sort. En résumé : 1° L ' e n g a g e m e n t des noirs en état de liberté

préalable

m e semble parfaitement légitime ; seulement cette voie est lente et insuffisante. 2° L ' e n g a g e m e n t par

rachat préalable

est à l'abri de

tout reproche de la part de ceux qui engagent après avoir affranchi, mais de la part de ceux qui p r e n n e n t et qui vendent, il ressemble a b s o l u m e n t à la t r a i t e ; le noir est


320

L'ESCLAVAGE.

engagé librement, mais il n'est pas a m e n é l i b r e m e n t à la côte. 3° La surveillance, organisée p o u r r é p r i m e r les a b u s , est loyale et pénible, mais inefficace. Des faits nombreux et horribles le prouvent. J'ai confiance dans ceux qui rachètent, mire

ceux

qui

qui transportent

surveillent

j'honore, j'ad­

; mais j e m e défie de ceux

; j e suis convaincu

de la b a r b a r i e de

ceux qui vendent ; j ' a i des doutes sur le consentement de ceux qu'on vend; j e crois peu au r a p a t r i e m e n t . Ces motifs sérieux et ces s c r u p u l e s trop fondés ont in­ spiré la lettre adressée p a r l ' E m p e r e u r ,

en 1 8 5 8 , au

prince chargé de la direction des colonies :

« S a i n t - C l o u d . le 30 o c t o b r e 1858.

« Mon cher Cousin, j e désire vivement qu'au moment même ou le différend avec le Portugal, à propos du Charles-Georges,

vient de se

terminer, la question de l'engagement des travailleurs libres pris sur la côte d'Afrique soit définitivement examinée et résolue d'après les véritables principes du droit et de l'humanité. J'ai reclamé énergiquement auprès du Portugal la restitution du Charles-Georges,

parce

que je maintiendrai toujours intacte l'indépendance du drapeau na­ tional; et il m'a fallu, dans cette circonstance, la conviction profonde de son bon droit pour risquer de rompre avec le roi de Portugal les relations amicales que je me plais à entretenir avec lui. « Mais, quant au principe de l'engagement des noirs, mes idées sont

loin d'être fixées. Si, en effet, des travailleurs recrutés sur la côte d'Afrique, n'ont pas de libre arbitre, et si cet enrôlement

n'est autre

chose qu'une traite déguisée, je n'en veux à aucun prix. Car ce n'est pas moi qui protégerai nulle part des entreprises contraires au progrès, à l'humanité et à la civilisation. « Je VOUS prie donc de rechercher la vérité avec le zèle et l'intelli-


L'IMMIGRATION.

321

gence que vous apportez à toutes les affaires dont vous vous occupez; et, comme la meilleure manière de mettre un terme à des causes con­ tinuelles de conflit serait de substituer le travail libre des coolies de l'Inde à celui des nègres, je vous invite à vous entendre avec le m i ­ nistre des affaires étrangères pour reprendre, avec le gouvernement anglais, les négociations qui avaient été entamées il y a quelques mois. Sur ce, mon cher Cousin, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. « NAPOLÉON.»

Une commission a été n o m m é e , et, à la fin de ses tra­ vaux, l ' e n r ô l e m e n t s u r la côte occidentale d'Afrique a été s u s p e n d u , mais sans que les traités a n t é r i e u r s aient cessé de s'exécuter. Les négociations ont été reprises avec l'Angleterre p o u r l ' e n r ô l e m e n t des coolies, et, g r â c e à 1

l'habileté d ' u n des délégués de l'île de la R é u n i o n , u n traité conclu à Londres le 2 5 juillet 1 8 6 0 , m a l g r é d ' a r ­ 2

dentes et injustes c r i t i q u e s , assure à cette colonie 0 , 0 0 0 I n d i e n s . L'une des stipulations du traité de 1 8 0 0 avec la Chine assure la liberté de recruter des Chinois. La Chine, l'Inde, voilà deux terres immenses où les colonies peuvent trouver des travailleurs libres, gentium,

officina

et ces réservoirs sont assez vastes p o u r q u ' o n

n'ait pas le droit de se p l a i n d r e s'il est interdit de p u i s e r ailleurs. Cependant, a u c u n travailleur n e vaut l'Africain. Comment se le p r o c u r e r ? Comment r e n d r e licite u n e opé­ ration très n a t u r e l l e ? 1

M. Imbaus.

2 V. la discussion de la Chambre des communes le 8 mars 1860, et le dis­ cours de M. Cave : « Las-Casas a livré les noirs pour épargner les Indiens; c'était du moins livrer les forts pour épargner les faibles ; vous faites le con­ traire. La loyauté de nos sujets sera-t-elle assurée par leur séjour dans une nation étrangère, et qui peut devenir hostile, etc. » II.

21


L'ESCLAVAGE.

322

Elle est criminelle par deux côtés : l'esclavage aux co­ lonies, la barbarie en Afrique; l'esclavage aux colonies est détruit, il ne reste plus qu'à détruire la barbarie en Afrique. Telle est la réponse de l'illustre voyageur David Livingstone, et ce grand nom arrête aussitôt le sourire défiant ou le soupir attristé de ceux qui accuseraient cette réponse d'être c h i m é r i q u e . Dieu soit loué ! Après tant de siècles d'iniquité sans r e mords, après une lamentable série d'opérations coupa­ bles qui ont enfoncé l'Afrique dans l'abrutissement sans porter aux possessions de l'Europe ni des richesses d u ­ rables, ni m ê m e u n e population suffisante, l'humanité est ramenée par l'expérience à la justice, l'intérêt luimême prêche le devoir : ce que l'exploitation de l'Afrique n'a pas produit, on peut l'attendre de l'exploration et d e l'évangélisation de l'Afrique. Ce point mérite de nous arrêter.

III

L'EXPLORATION ET L'ÉVANGÉLISATION DE L'AFRIQUE.

La civilisation africaine ! Je le répète, ce mot provoque sur bien des lèvres un sourire plein de tristesse et d'incrédulité. Si l'Afrique n'est pas civilisée, dit-on, ce n'est pas l'Europe, qu'il convient d'accuser,

c'est le Créateur, c'est celui qui


L'AFRIQUE.

323

plaça s u r u n e terre inhabitable u n e population imper­ fectible.

Est-ce notre faute si le climat de l'Afrique

tue les blancs, si les noirs, avec l e u r s g r a n d s yeux doux et niais, l e u r visage ridicule, leurs grossiers instincts, n'ont pas g r a n d i , n ' o n t pas c h a n g é depuis le c o m m e n c e ­ ment du m o n d e ? N'avez-vous point r e m a r q u é , dans la distribution des d o n s de Dieu s u r la t e r r e , c o m m e u n e ironie mystérieuse? Voyez les Hollandais, voyez ces hom­ mes, intelligents, fiers, q u i font h o n n e u r à n o t r e espèce et à son a u t e u r , leur sol est u n tas de b o u e . L'Africain, au c o n t r a i r e , de tous les êtres celui s u r le front d u ­ quel l ' e m p r e i n t e du céleste ouvrier semble le p l u s effa­ cée, il est l'hôte d'une d e m e u r e où tout est grandiose, colossal ; d e g r a n d s a n i m a u x , le lion, l'éléphant,

le

t i g r e ; les plus g r a n d s poissons q u i existent; les plus g r a n d s végétaux, le baobab, fleuves,

de grandes

le mimosa ; de g r a n d s

montagnes

et de g r a n d s

lacs ;

l ' h o m m e seul est infime et d i m i n u é . Quatre m i l l e a n s ont passé, q u a t r e mille a n s passeront encore s u r cette espèce q u i a le n o m de l ' h o m m e avec le r a n g de la bête. Que pouvons-nous devant ce m y s t è r e ? à peine le com­ p r e n d r e , n u l l e m e n t le modifier. Nous le voudrions, n o u s , Français, q u e n o u s ne le 1

pourrions p a s . C o m m e n t a r r i v e r au c œ u r de l'Afrique? Par l'Algérie ? 1

Note sue le commerce du Soudan avec le nord de l'Afrique, par

M. Jules de Lasteyrie, à la suite du rapport de M. le général de Bellonet sur les crédits supplémentaires de l'Algérie, 20 mai 1 8 4 4 , Moniteur, p. 1 5 2 5 . V. en sens contraire, le discours de M. de Corcelle, Ibid., p. 1 6 3 5 .


324

L'ESCLAVAGE.

Les quatre contrées qui occupent, avec des civilisa­ tions moins imparfaites, le nord de l'Afrique, composent comme une île entre l'Océan, la Méditerranée, la mer Rouge et cet autre océan qu'on n o m m e le désert. Les rares marchandises de l'Europe qui se dirigent vers le Soudan et la Nigritie abordent à Mogador ou à Tripoli. De Tripoli, elles arrivent à Mourzouk ou à Ghadamès, et de Mourzouk au Bornou, sur les bords du lac Tsad, il faut encore quarante jours de marche pénible ; il faut cin­ quante jours de Mogador à Tombouclou, et si les cara­ vanes ont pour les aider des animaux doués, comme les noirs, de douloureuse

facilité

de toujours souffrir,

elles

s'avancent sous des rayons m e u r t r i e r s , à travers le vent et le sable, aspirant à rencontrer de loin en loin un peu d'eau dans le fond d'un puits quelquefois tari, et mena­ cées à chaque pas de la rencontre d'animaux dange­ reux, ou des hommes plus dangereux que la n a t u r e . Ghadamès est, du moins, rapprochée de la Méditerranée, mais Constantine ou Tuggurt, sont bien loin au nord, séparées du Soudan par les Maures et les Touaregs, non moins que par le désert. Veut-on pénétrer par les côtes orientales et occiden­ tales? Il n'est presque pas un point de ces côtes où, attirés d'abord par un beau ciel, de riants ombrages ou de sé­ vères aspects, les Européens ne rencontrent la fièvre, la dyssenterie, l'épuisement, lu mort. Pourquoi s'exposer à tant de fatigues? pour échanger non plus comme autrefois des esclaves, mais un peu de g o m m e ou d'ivoire, de mauvais coton, des arachides, de


L'AFRIQUE.

l'indigo,

325

des p l u m e s d ' a u t r u c h e s , de la p o u d r e

d'or,

contre des étoffes, des fusils, des verroteries et des ca­ denas. Est-ce la peine de d o n n e r p o u r ces résultats douteux ou m e s q u i n s la vie d ' u n E u r o p é e n , plus précieuse que la vie de cent n è g r e s ? A ces paroles décourageantes, j'oppose les instincts de la foi et les leçons de l ' e x p é r i e n c e . Que Dieu ait fait sans dessein des populations si n o m ­ breuses s u r u n e t e r r e si belle, je ne puis le croire sans l'outrager. Nous sommes h a b i t u é s à u n idéal élevé de ci­ vilisation, nous avons e n t e n d u les admirables définitions de M. Guizot s u r le double m o u v e m e n t individuel et so­ cial q u i constitue le p r o g r è s des nations, et, placés si haut, portant nos idées e n c o r e bien au-dessus de nos usages, nous laissons t o m b e r s u r les habitants du Darfour

ou du

Congo u n regard de pitié

dédaigneuse.

Mais, d a n s l ' h u m b l e réalité des faits, est-ce que tous les plus petits de la famille h u m a i n e n e se ressemblent pas b e a u c o u p ? Un paysan de la Sologne, u n bûche­ ron des Alpes, le Lapon dans ses glaces, le m i n e u r de la Sibérie, le Baskir de l ' O u r a l ,

le coolie des m o n ­

tagnes de l'Inde, le batelier chinois, q u e , le c h e r c h e u r

de d i a m a n t s

du

l'Indien du Mexi­ Brésil,

en quoi

donc diffère l e u r condition de celle d u Malokolo visité par Livingstone, ou du Toukouleur du Sénégal ! Avezvous quelquefois pensé à la condition de l ' i m m e n s e m a ­ jorité des h u m a i n s ? Sur les vingt-quatre heures du j o u r , la moitié se passe pour tous les h o m m e s à se r e p o s e r , à se n o u r r i r , à se vêtir, c'est-à-dire à s ' e m p ê c h e r de m o u -


326

L'ESCLAVAGE.

rir. Sur un million d'hommes, neuf cent mille au moins s'occupent de préparer la nourriture ou le vêtement, ou la demeure d'eux-mêmes et des autres, et le lourd travail que le besoin de ne pas m o u r i r impose ainsi sur presque tous les hommes les tient courbés de la m ê m e façon sous le poids d'une m ê m e destinée. La condition des habi­ tants du continent africain n'est ni plus haute ni plus basse, et leur origine fut la m ê m e ; les antiquités de l'E­ thiopie valent bien les antiquités péruviennes, et au commencement, toutes les races semblent parties du même degré. Il est vrai, presque tous les peuples se sont élevés, ne fût-ce que pour un moment, an-dessus de leur misère native ; quelques-uns étaient plus intelligents, ils ont aidé les autres, ils se sont perfectionnés eux-mêmes ; sur le sol de l'Afrique, au contraire, on rencontre une population, on ne rencontre pas des sociétés. Or, l'avanlage incomparable du paysan de la Sologne sur ses pareils en misère à travers le genre h u m a i n , c'est qu'il appartient à une société régulière. Dans le plus mi­ sérable village de l'Europe, je trouve (encore n'est-ce point p a r t o u t , n'est-ce point depuis longtemps) une église, une école, une route, un marché ou des mar­ chands. A qui l'habitant doit-il tout cela ? A la civilisalion ; et de qui procède la civilisation? de trois causes fondamentales, la raison, l'éducation, la révélation. Je conviens que l'Européen l'emporte sur toutes les races par la raison, et j ' e n conclus aussitôt qu'il est des­ tiné par Dieu à être le précepteur des autres. Je vois des climats qui ne peuvent être habités ni par les blancs seuls, car ils n'y travaillent pas ; ni par les noirs seuls,


L'AFRIQUE.

327

car ils n'y progressent p a s , et j ' a p e r ç o i s u n e race m é ­ tisse, sortie du m é l a n g e de leur sang, q u i , p l u s vigou­ reuse q u e l ' u n e , p l u s intelligente q u e l ' a u t r e , a u r a i t pu p e u p l e r et civiliser les terres tropicales. J'en conclus q u e le r a p p r o c h e m e n t et le m é l a n g e de ces races était dans les vues de la Providence. Je vois enfin que Dieu a confié le flambeau

de la foi c h r é t i e n n e à la race qu'il avait chargée

de civiliser les a u t r e s , et j'en conclus encore q u e la pro­ pagation de l'Evangile est la mission de l ' E u r o p e , m é d i a ­ trice de la civilisation entre le Créateur et ses c r é a t u r e s ici-bas. Ce que les classes supérieures sont aux classes in­ férieures dans u n e société réglée, l ' E u r o p e l'est a u g e n r e h u m a i n dans le m o n d e . Or, lequel de ses devoirs l ' E u r o p e a-t-elle j a m a i s rem­ pli envers l'Afrique? Quel bien lui a-t-elle p o r t é ? Quel mal ne lui a-t-elle pas fait? Quel intérêt l ' E u r o p e p r e n d elle à l'Afrique? A part les annales des contrées qui font face à rope, q u e savons-nous de l'histoire de l'Afrique? Hérodote en a dit un m o t . C'est vingt-trois

l'Eu­ Rien.

siècles après

lui q u e n o u s en avons appris u n peu d a v a n t a g e ; dans cet i m m e n s e intervalle, quelques relations à moitié

fabu­

leuses, quelques correspondances de navigateurs portu­ gais, quelques tentatives abandonnées de missions ou de comptoirs, ne n o u s ont apporté que des détails inexacts ou i n c o m p l e t s , q u i se r é s u m e n t toujours ainsi : misère, pillage, esclavage, férocité, fétichisme, a b r u t i s s e m e n t . Que savons-nous de sa géographie? Jusqu'à ces der­ niers t e m p s , les cartes d'Afrique étaient remplies par ces deux mots : Vaste désert, contrées

inconnues,

et b e a u c o u p


328

L'ESCLAVAGE. 1

d'honnêtes gens demeurent persuadés avec Salluste , que cette partie du monde est u n e région maudite où la terre est un sable stérile, le soleil un brasier dévastateur, où le règne animal est représenté par des tigres et des ser­ pents, et l'espèce humaine par une variété féroce ou stupide de l'espèce des singes. Qu'avons-nous fait pour cette population?

Nous en

avons fait u n article de commerce. Pendant plusieurs siècles, nous avons tiré ces masses noires de leurs retrai­ tes inconnues pour les consacrer à fournir à nos déjeu­ ners du café et du sucre, comme on tire le charbon des entrailles de la mine pour l'entasser, le vendre et le con­ sommer. Qu'avons-nous fait pour porter dans ces ténèbres

le

flambeau de Jésus-Christ? Voici la réponse d'un savant et 2

religieux écrivain : « L'Afrique semble ne rappeler à la religion que des souvenirs fu­ nèbres : Cinq siècles d'efforts pour que la croix, s'y plante sur un petit nombre de points, la rapidité avec laquelle des chrétientés florissan­ tes ont disparu par des catastrophes inouïes, les ruines amoncelées par­ tout depuis les Thébaïdes de l'Egypte jusqu'à la dernière des cinq cents églises de l'Afrique chrétienne, tant de fléaux que la barbarie fait peser sur ces peuples, et que la civilisation n'a fait qu'augmenter de toutes les misères de l'esclavage. On dirait, à cet aspect général, qu'une prédestination de malheur plane mystérieusement sur ce vaste continent... 1

Après quelques mots sur les établissements des Gétules, des Numides, des

Perses, des Mèdes et des Phéniciens, en Afrique. Salluste ajoute : « Super Numidiam Gœtulos accepimus partim in tuguriis, alios incultius yagos, agitare ; post eos AEthiopos esse, dein locu exusta

solis ardoribus.

(Jugurtha.

XVIII, 19.) 2 Vie du P. Libermam, parDomPitra, 1855, p. 452, chap. vu.


L'AFRIQUE.

329

« Sur la côte occidentale, pendant plus de quinze siècles, on ne voit arriver aucun de ces apôtres qui ont suivi toutes les routes des anciens navigateurs, aucun de ces missionnaires irlandais qui ont fouillé les îles cl les mers, et abordé sur tous les rivages. Il paraît que de bonne heure les Normands y ouvrent des comptoirs sans que la bonne nou­ velle y soit annoncée, avant l'arrivée des Portugais, à la fin du quin­ zième siècle... Les Franciscains et les Dominicains se partagent ce champ nouveau avec une grande émulation de zèle; on voit des églises nombreuses, un évêché du Congo, une dynastie de rois chrétiens; puis tout disparaît dans une guerre civile, sous une invasion de tribus féroces. En 1547, quatre Jésuites tentent, sans succès, de relever cette Église. A diverses reprises, la Compagnie de Jésus, les Capucins français et les Franciscains espagnols font de nouvaux efforts. La déso­ lation se consomme par le fanatisme des Hollandais, à fin du dixseptième siècle, et par les conquêtes des Anglais, au siècle d e r ­ nier. »

Comment le christianisme aurait-il pu s ' é t a b l i r ? « La traite enlevait par 100,000, chaque année, précisément les tribus évangélisées par les missionnaires. Quatorze millions d'âmes n'ont pu disparaître de ces côtes sans exaspérer toutes les tribus inté­ rieures, sans fomenter parmi elles d'abominables guerres, sans atta­ cher au nom chrétien un odieux ineffaçable.

11 n'est pas nécessaire

d'ajouter à ce fléau le spectacle scandaleux des mœurs européennes, la cupidité et l'ambition des nations chrétiennes... »

Voici ce qu'écrivait à la P r o p a g a n d e , en 1 8 1 9 , un évoque à la suite d ' u n e visite à la mission d'Angola : « Illam aspexi, mœrorem si fas est dicere, desunt : desunt existunt

concepi, lacrymas

effudi,

quia

sine duce, sine luce, sine cruee inveni. sacerdotes,

sunt omnino

ob defectum

ignari;

desunt

illos

instruendi,

ecclesiae,

omnia, Omnia et

qui

quia omnes

vel


330

L'ESCLAVAGE.

dirutae sunt, vel quasi dirutae apparent. tincta . 1

Religio

est pene

ex-

»

Pendant que le christianisme s'éteint, l'islamisme s'est allumé. L'Afrique avait des races blanches; elles ont reçu de l'Europe l'islamisme qui les stérilise; l'Afrique avait des races noires ; elles ont reçu de l'Europe la traite qui les voue à la guerre et à l'abrutissement. Par u n odieux échange entre les habitants des deux continents, ils nous donnent des maladies, nous leur portons des vices, et l'Afrique n'a pas cessé de recevoir de l'Europe l ' h o r r e u r de tout ce qui pouvait la civiliser, la religion, le travail, le commerce, le contact avec la race blanche. Ah ! si nous ne pouvions lui faire du bien, du moins pourquoi lui avoir fait tant de mal ! Mais est-il vrai que le bien soit impossible? Grâce au ciel, l'aurore de jours meilleurs semble s'être levée. Partout, en effet, où quelque tentative sérieuse a été essayée, elle a réussi. Lorsqu'on regarde la carte, qu'il faut toujours avoir sous les yeux dans toutes ces questions, car c'est Dieu qui a dessiné la carte du monde, on ne peut s'empêcher de prévoir que, si un nouveau partage de la terre entre les enfants du Christ se p r é p a r e , comme l'antique partage des fils de Noé, l'Asie paraît désignée à l'influence de la Russie, l'Amérique et l'Australie à l'activité envahissante de la race anglo-saxonne, l'Afrique au génie civilisateur des races latines ayant à leur tète la France. 1

Je l'ai v u e , j'ai g é m i , j'ai pleuré, trouvant tout à peu près sans loi, sans

foi, sans c r o i x . Tout manque : les prêtres, parce qu'on ne peut l e s instruire, et que ceux qui existent sont tout à fait i g n o r a n t s ; les églises, détruites ou ruine.

La religion est presque éteinte.


331

L'AFRIQUE.

Ce g r a n d m o u v e m e n t est c o m m e n c e . Des expéditions h a r d i e s de nos officiers o n t prouvé q u e les communications pouvaient être établies e n t r e l'Algé­ 1

rie et le S o u d a n . En 1 8 4 5 , on niait q u e ces c o m m u n i c a ­ tions fussent pratiques ou désirables. E n 1 8 5 1 , u n e a u t r e commission officiel le craignait q u e les i n c u r s i o n s des po­ pulations m a h o m é t a n e s n'y missent u n obstacle i n s u r ­ 2

m o n t a b l e . E n 1 8 6 0 , le m i n i s t r e des colonies d e m a n d e à l ' E m p e r e u r d'abaisser u n e troisième b a r r i è r e qui n'est ni l'Arabe, ni le désert, q u i est la d o u a n e , et la frontière du sud de l'Algérie est ouverte à l'importation en fran­ chise de droits aux produits n a t u r e l s et fabriqués du Sahara et du S o u d a n . Le r a p p o r t qui précède le décret d u 3

2 5 j u i n 1860 est ainsi c o n ç u :

SIRE, Avant la conquête de l'Algérie p a r l a France, les caravanes qui ap­ portaient les produits du Sahara et du Soudan sur les marchés d u nord de l'Afrique se dirigeaient, selon leurs besoins ou leurs sympa­ thies, vers Alger, Tunis ou le Maroc. Sans doute, lorsque nous avions à combattre les Arabes pour é t e n ­ dre et faire accepter notre domination,

1

Le Sahara,

cuments

lorsque le pays ne pouvait

par le général Daumas.— Le Sahara

arabes,

traduits par M. l'abbé

février et juin 1853. — Voyage 1856-1857. — Explorations

Barges,

du commandant

de M. de Colomb,

et le Soudan, Revue

de

Bonnemain

do­

l'Orient,

à R'damès,

1 8 5 8 , 1800. — Route de

Tuggurt

à Tombouctou,

par M. Cherbonneau, 1 8 0 0 . — Du c o m m e r c e de

l'Algérie

avec l'Afrique

centrale,

Chambre

de commerce

d'Alger

par M. Carette, 1 8 4 5 . — Rapport sur le même

sujet,

1869, etc.

Je dois à M. Jules Delarbre la connaissance de ces documents. 2 Rapport de M. Benoist-d'Azy, p. 5. 3

Bulletin

officiel des colonies,

n° 8 5 , p. 446, décret n° 1 0 2 5 .

à la


332

L'ESCLAVAGE.

présenter la sécurité indispensable au commerce, lorsque, enfin, nous avions devant nous des populations qui ne comprenaient ni nos desseins ni les avantages de notre civilisation, le courant commercial qui exis­ tait jadis entre le centre de l'Afrique et les contrées que nous occu­ pions dut s'en détourner et s'écouler vers la Tunisie, Tripoli ou le royaume de Fez. Mais aujourd'hui que la paix est rétablie, que les routes les plus sûres sont celles qui traversent le territoire soumis à notre autorité, enfin que la renommée de nos armes et des bienfaits de notre puis­ sance a pénétré au delà du déserf, rien ne s'opposerait à ce que les caravanes chargées des productions du Soudan vinssent, comme autre­ fois, enrichir les marchés algériens et leur demander en échange tout ce que notre industrie saurait leur offrir, si la législation, douanière de 1845 n'y avait opposé un obstacle infranchissable,

en

frappant

d'une prohibition absolue tout ce qu'elles pourraient nous apporter. C'est cette barrière, Sire, que je viens demander à Votre Majesté de vouloir bien détruire. Le moment est arrivé de nouer des relations commerciales avec ces contrées, dont quelques-uns de nos intrépides voyageurs ont plus d'une Ibis cherché à pénétrer le mystère. Déjà tes chefs des Touaregs sont venus jusqu'à

Alger, où ils ont pu se faire une idée

de

notre civilisation; ils ont compris de quelle protection, de quelle justice, le commerce était entouré; ils ont exprimé hautement leur admiration pour l'abondance et la variété des marchandises que nos magasins étalaient à leurs yeux; enfin ces Touaregs, dont l'indus­ trie consiste surtout à servir d'intermédiaires entre les négociants du nord de l'Afrique et les producteurs du Soudan, et à transporter les objets d'échange, se sont montrés tout disposés à ramener vers l'Algé­ rie une partie de leurs caravanes. Pour seconder un mouvement qui ne peut être que profitable à tous nous intérêts, la première chose à faire, Sire, c'est d'autoriser sur la frontière du sud de l'Algérie la libre introduction en franchse de toutes les productions du Soudan et du Sahara. Mes collègues des départements d e s finances el du commerce ont pensé avec moi que rien ne s'opposait à ce qu'il en fût ainsi, et ils ont


L'AFRIQUE.

333

donné leur entière adhésion à un projet de décret qui, tout en mainte­ nant les dispositions de la législation antérieure, quant à l'introduc­ tion, sous certains droits, des produits arrivant par les frontières de l'est et de l'ouest, et destinés à rencontrer les similaires en Algérie, lève toutes les prohibitions qui frappent les produits du centre de l'A­ frique et les affranchit de toute taxe. Inspiré par les vues libérales de l'Empereur, ce décret que j'ai l'hon­ neur de soumettre à l'approbation de Votre Majesté, a pour but de procurer de nouveaux débouchés à notre industrie, d'étendre ses rela­ tions avec des contrées presque inconnues jusqu'à ce jour, et d'ouvrir ainsi de vastes horizons à la bienfaisante influence de notre civili­ sation .

« Malgré la supériorité n o n contestable des p o p u l a ­ tions m a h o m é t a n e s s u r celles qui sont encore soumises a u x superstitions du fétichisme, ce n'est p r o b a b l e m e n t pas p a r cette voie q u e la civilisation peut p é n é t r e r dans l ' i n t é r i e u r de l'Afrique... « La religion m a h o m é t a n e immobilise tout ce qu'elle t o u c h e ; elle est e n n e m i e de tout p r o g r è s , de toute action des populations chrétiennes plus é c l a i r é e s . . . Les relations sont p l u s faciles avec les côtes. » Dans le r a p p o r t qui contient ces paroles, r a p p o r t qui est u n véritable chef-d'œuvre de précision, de savoir et d ' h u m a n i t é , le président de la commission du c o m m e r c e 1

et des comptoirs d ' A f r i q u e , M. Benoist d'Azy, a parfai­ tement établi q u e p r e s q u e tous nos établissements u n p e u sérieux sur ces côtes avaient réussi ou pouvaient r é u s s i r . Il attachait déjà u n e haute i m p o r t a n c e à la possession du Sénégal, possession plus précieuse q u e la Guyane, qui 1

Sur toute la côte occidentale, nous avons autrefois possédé 2 1 forts ou

comptoirs. [Notices, II.

par M. Roy, p. 7 7 . ) 21 *


334

L'ESCLAVAGE,

nous assure, avec le monopole du commerce de la g o m m e , la navigation exclusive d'un grand fleuve qu'on peut re­ monter jusqu'à 240 lieues de son embouchure et bordé de populations actives et nombreuses. Cependant à cette époque les Français établis à Saint-Louis, près de l'em­ bouchure du Sénégal, avec un comptoir à Bakel, dans le haut du fleuve, et une succursale à Sénoudébou, dans le Falémé, étaient des commerçants plutôt que des posses­ seurs, et les Maures de la rive droite les inquiétaient sans cesse. A partir de 1854, après les luttes glorieuses diri­ gées par le colonel Faidherbe, nous sommes devenus les maîtres du Sénégal, depuis les cataractes du Félou j u s ­ qu'à Saint-Louis, c'est-à-dire sur u n e longueur de plus de 1,000 kilomètres. Le gouvernement ne paye plus de tri­ b u t , a signé des traités, et possède en paix de vastes ter­ ritoires. Le commerce augmente, l'agriculture se déve­ loppe. Il n'y a plus d'esclaves. A la pointe du cap Vert, l'île de Corée devient u n en­ trepôt libre de plus en plus important, duquel relèvent les comptoirs de Portendick, Sedhiou,

l'île de

1

Caravane .

Sur la grande côte de 800 lieues qui s'étend au-des­ sous de la Sénégambie, Grand-Bassam et Assinie se sou­ 2

tiennent l'un l'autre et commercent avec la côte d ' O r , presque entièrement occupée p a r les Anglais et les Hol­ landais, et le pays des Ashantis, dont la capitale, Comassi, n'a pas moins de 60 à 8 0 , 0 0 0 habitants ; plus au sud, le 1

Là est le principal établissement de M. Bocandé, qui a bien voulu me

donner des renseignements qui continuent pleinement tout ce que j'affirme sur les progrès du commerce et du travail libre. 2

Commerce et mœurs de la côte d'Or, par Peuchgarie

long cours. — Paris, Rouvier, 1857.

aîné,

capitaine au


L'AFRIQUE.

335

1

G a b o n est u n poste militaire indispensable à notre croi­ sière, et un comptoir d'avenir avec un port a d m i r a b l e a u sein d ' u n pays fertile et p e u p l é . Ces comptoirs dépensent p e u , la petite c u l t u r e s'y développe ainsi q u e le com­ m e r c e . Le commerce seul des arachides représentait, dès 1 8 5 1 , 5 0 , 0 0 0 tonneaux, employant 1 5 0 navires et 1 , 5 0 0 m a t e l o t s , moitié de la production de sucre d e s colonies. S u r la côte orientale, à peu près p a r t a g é e , depuis la m e r Rouge j u s q u ' a u Cap, entre les possessions de l ' i m a n de Mascale et les magnifiques régions q u e délient n o m i n a l e m e n t et i n u t i l e m e n t le Portugal, nous ne possédons r i e n , si ce n'est la petite île de Mayotte, où nous avons aboli l'esclavage depuis 1 8 4 0 , et dont les p r o g r è s rapides le seront plus encore l o r s q u ' u n e c o m m u n i c a t i o n r é g u ­ lière avec Bourbon a u r a été établie. Nous n e p a r l o n s q u e des établissements de la F r a n c e , c'est-à-dire de la nation qui a le moins d e goût des établis­ s e m e n t s lointains. Ce serait faire p a r a d e d ' u n e érudition stérile, car l'érudition n'est pas l'expérience, q u e d ' é n u m é r e r les comptoirs de l'Angleterre, dont le drapeau flotte, non-seulement au Cap et à Sierra-Leone, mais s u r p r e s q u e 2

toutes les côtes occidentales , en m ê m e temps queses capi­ taines o b t i e n n e n t de chefs nombreux des traités que la d i ­ p l o m a t i e anglaise s e r r e avec soin d a n s ses portefeuilles 1

Rev. col, nouvelle série, XI, p . 5 8 2 ; XII, p . 1 2 6 ; XIII, p . 4G8 ; XIV,

p. 245.

2 Description nautique des côtes de l'Afrique occidentale, par M E . Bouet-Willaumez, 1849. — Voyage du capitaine Guillain. — Carte d e M. Brossard de Corbigny, 1 8 6 1 . Depuis le cap Vert jusqu'au golfe de Biafra, l'Angleterre a douze comp­ toirs, la France deux.


L'ESCLAVAGE.

336

comme autant de créances à faire un jour valoir sur cette portion encore sans prix du patrimoine des h o m m e s . Les comptoirs réussissent à peu de frais, le commerce avec les côtes et aussi avec l'intérieur, est déjà énorme. La Hollande, l'Amérique, le Danemark, l'Espagne, le Portugal, sont représentés sur ces mêmes côtes, et l'A­ frique connaît t o u s les pavillons de l'Europe. Le com­ m e r c e augmente précisément en proportion de la dimi­ 1

nution de la traite. En 1848, M. l'amiral Bouet a dressé une carte ingénieuse sur laquelle des lignes, qui suivent les côtes occidentales de l'Afrique, indiquent par la diffé­ rence de leurs couleurs et de leurs largeurs l'impor­ tance sur chaque point du commerce de l'or (jaune, d'Or et côte des Bissagots), de la gomme

côte

(jaune-pâle,

Sénégal), de l'huile de palme (vert, côtes des Graines, de Sierra-Leone, d'Ivoire, de C;debar), du cuir (vert-pâle, côte de Sénégambie), du riz, du maïs, des arachides (bleu, côte des Graines), des bois (rouge, côte du Gabon), de la cire (rose, côte du Congo, côte d'Angola), de l'ivoire

(blanc,

côtes de Benin, du Gabon, etc.), enfin du commerce des hommes (noir,

côtes des Bissagots, des Graines, de Be­

nin, de Loango, du Congo, d'Angola, de Benguela). Si l'on refaisait aujourd'hui cette carte, on verrait le noir diminuer, et le rose ou le bleu augmenter dans une pro­ portion réciproque. Dès cette époque, le Sénégal qui avait, en 1857, un mouvement commercial de 1 2 , 0 0 0 , 0 0 0 fr., le voyait s'élever à 2 5 , 0 0 0 , 0 0 0 en 1847, à 1 9 , 8 0 5 , 6 7 7 en 1 8 5 6 , et Corée, qui n'avait vécu que par et pour la 1

Commerce et traite des noirs aux côtes occidentales d'Afrique, par

M.Bouet-Willaumez, 1er janvier 1848.


L'AFRIQUE.

337

traite pendant deux siècles, et j u s q u ' à notre reprise de possession en 1 8 1 8 , avait, en dix a n s , p l u s q u e triplé son 1

c o m m e r c e , et figurait dans les chiffres précédents p o u r 5 , 7 8 8 , 7 0 4 fr. en 1 8 4 3 , pour 8 , 5 9 7 , 4 9 7 en 1 8 5 6 . Avant les comptoirs, j ' a u r a i s dû

n o m m e r les

mis­

sions. Les populations de l'Afrique sont partagées entre u n fétichisme stupide et un m a h o m é t i s m e b r u t a l . Le m a h o m é t i s m e , q u i agonise en E u r o p e , g r a n d i t en Afrique; il s'y m o n t r e , comme aux j o u r s de sa naissance, envahissant,

g u e r r i e r , implacable. Avant u n siècle, si

l'Afrique n'est pas à Jésus-Christ, elle sera à Mahomet, cl l'Europe comptera p e n d a n t de nouveaux siècles avec ce r u d e e n n e m i ,

facile encore à devancer ou à sup­

planter. Animée du zèle apostolique, soutenue par les aumônes de l ' Œ u v r e de la propagation

de la foi, la religion a éta­

bli, s u r cette terre infortunée, des missions courageuses, phares de ces ténèbres, oasis de ce désert m o r a l . Dans quelques maisons bâties en planches, aidés p a r des subsides mesquins, sous u n ciel malsain, au milieu d'indigènes qui ignorent la foi, et d'Européens qui la dés­ h o n o r e n t , quelques prêtres se relayent tout le long de la côte, et, m a l g r é ces conditions ingrates, ils bâtissent des chapelles, ils ouvrent des écoles, ils forment des forge­ r o n s , des tailleurs, des tisserands, des j a r d i n i e r s ; ils évangélisent en six langues, ils empêchent les sacrifices

1

Notices, par M. Roy, p. 7 3 , 79. Gorée et ses dépendances ont été sépa­

rées administrativement du Sénégal par décret du I II.

e r

novembre 1854. 22


338

L'ESCLAVAGE.

humains, et tous ils répètent que la race noire est trèsaccessible au christianisme, quand les chrétiens ne l'en 1

détournent p a s . 11 va sans dire q u e , partout où l'Angleterre et l'Amé­ rique ont abordé, le protestantisme a débarqué à leur suite. Les catholiques peuvent s'en affliger; mais sachons reconnaître loyalement que c'est pour ces nations u n grand h o n n e u r de porter toujours ainsi leur religion avec elles. Tâchons que les catholiques plantent aussi la croix dans tous les lieux où ils posent le pied. Ajoutons q u e le protestantisme est assurément u n grand progrès pour des peuples voués au culte du serpent, aux sacrifices san­ glants ou au mahométisme; il les prend en plein paga­ nisme et les laisse à moitié chemin de la vérité

com­

plète. A des peuples qui attendent le Fils de Dieu depuis six mille a n s , nous portons, hélas ! u n e vérité divisée, et je ne connais pas de plus douloureux obstacle à la propagation de l'Evangile. Mais les hommes qui ont le courage de le r é p a n d r e au centre de l'Afrique, quelle que soit leur communion, sont des hommes qui honorent l ' h u m a n i t é et qui la servent. On n e saurait lire sans émotion leurs 2

récits . Livingstone remarque à merveille que les que-

1

V. à l'Appendice ta nomenclature des missions catholiques françaises. Dana la plupart des églises portugaises, la religion n'est pas seulement morte, elle est pourrie, ce qui est bien pis. Livingstone remarque [Missionary travels, p. 644) qu'il n'y a pas une seule boutique de libraire sur les côtes, soit orientales, soit occidentales de l'Afrique. A Loanda, ville de 12 ou 14,000 âmes, pas un libraire. 2 Les Bassoutos, par M. Cazalis, Paris, 1860. — Vingt-trois ans de séjour dans le sud de l'Afrique, par Robert Moffat, 1840, etc.


339

L'AFRIQUE.

relles de secte expirent bientôt q u a n d on se voit en p r é ­ 1

sence et au milieu du p u r p a g a n i s m e . C'est d'ailleurs

le zèle

des

missions

protestantes

q u i a attiré les missions catholiques. A l a r m é s p o u r le salut

des n o i r s

réexportés

d'Amérique

en

Afrique,

les évêques a m é r i c a i n s a p p e l è r e n t é n e r g i q u e m e n t l'at­ tention

de la P r o p a g a n d e ,

et u n vicaire

apostolique

fut envoyé en 4 8 4 0 . Depuis, en 4 8 4 5 , les deux

Gui-

nées ont reçu les héroïques missionnaires de ce saint père L i b e r m a n n , qui, interrogé s u r l'état de ses établisse­ ments p a r u n e commission

parlementaire,

répondait

h u m b l e m e n t : « Nous ne pouvons q u ' u n e chose, c'est m o u r i r ! » Et, en effet, des sept p r e m i e r s m i s s i o n n a i r e s , a p r è s deux m o i s , un seul survivait; il passa deux a n s p o u r m o r t , luttant à la fois contre les n o i r s et contre les méthodistes; on apprit, en 1 8 4 5 , q u ' i l vivait;

c'était

M. Bessieux, depuis évêque et fondateur de la mission des deux Guinées. Soixante-quinze missionnaires se sont succédé s u r ce c h a m p de b a t a i l l e ; vingt sont m o r t s , dixneuf ont dû r e n o n c e r , vingt-six persévèrent, au milieu de 3 , 5 0 0 catholiques et de 5 0 , 0 0 0 , 0 0 0 de p a ï e n s dissé­ m i n é s d a n s la Nigritie et sur 1,500 lieues de côtes. Le m ô m e zèle a n i m e les missionnaires qui évangélisent Tripoli, T u n i s , la h a u t e et la basse Egypte, les Gal­ las, l'Abyssinie, les Séchelles,

le Cap, Madagascar.

Il

a n i m e é g a l e m e n t les prêtres de l'Algérie et du S é n é g a l , m a l h e u r e u s e m e n t gênés p a r les habitudes d ' u n e légalité q u i se contente de laisser vivre en paix les divers cultes, 1

All classes of Christians find that sedarian rancour soon dies out when

they are working together among and for the real heathen (p. 6 7 6 ) .


L'ESCLAVAGE.

340

croyant éviter leurs disputes en arrêtant leurs progrès, comme si, p o u r la vérité,

c'était vivre que ne pas

grandir. En 1 8 5 9 , le saint-siége a fondé u n évêché nouveau à Sierra-Leone. E n 1 8 6 0 , un vicaire général de la Réunion, M. l'abbé Fava, est allé dans l'île de Zanzibar établir des Sœurs, puis fonder sur la côte orientale une mission pleine d'avenir, seul point où u n autel s'élève à JésusChrist sur mille lieues de côtes habitées par de nombreux êtres h u m a i n s et enrichie de tous les dons de Dieu. Emules, précurseurs des missionnaires, ou mission­ naires eux-mêmes, ambassadeurs de la civilisation, cour­ riers qui annoncent au monde la visite de la vérité et préparent en quelque sorte ses logements, d'héroïques voyageurs, Barth, Vogel, Richardson, Owerweg, Baikie, Livingstone, Burton, Speke, Guillain, les frères d'Abbadie, Raffenel, successeurs intrépides de Mungo-Park, d'Anderson, de Caillé, de Denham, de Clapperton, explorent dans tous les sens le centre de l'Afrique, le Soudan, l'Abyssinie, le cours du Niger, les rives du lac Tsad, et de Benghazi au cap de Bonne-Espérance, d'une côte à la côte opposée, ils m a r c h e n t , apprenant à l'Afrique ce que valent les Européens, et à l'Europe ce que contient 1

l'Afrique . Pendant que nous lisons les j o u r n a u x , que nous allons à la Bourse ou au théâtre, huit ou dix hommes intrépi­ des, différents de nation, hardis représentants du genre h u m a i n tout entier, vont ainsi un à un au-devant de la 1

Je ne connais rien de plus intéressant que les Résumés courts, com­ plets et saisissants, de M. Malte-Brun, sur la plupart de ces voyages.


L'AFRIQUE.

341

mort p a r a m o u r de la science. Les u n s sont les m a r t y r s , les autres les héros de la science et de l ' h u m a n i t é . Richardson part en Moursouk,

1 8 5 0 , aborde à Tripoli,

p u i s s'avance j u s q u ' a u

gagne

pays d u B o r n o u ,

explore le lac Tchad, et m e u r t , le 4 m a r s 1 8 5 1 , à q u a ­ r a n t e et un ans, seul, à six j o u r s de K o u k a .

Quelques

j o u r s avant il avait rêvé q u ' u n oiseau d e s c e n d u du ciel s'était posé s u r u n e b r a n c h e d ' a r b r e , et q u e la b r a n c h e 1

s'étant brisés, l'oiseau était tombé à t e r r e , il avait eu le p r e s s e n t i m e n t de sa m o r t . Son c o m p a g n o n

Ower-

wech, succombe le 27 s e p t e m b r e 1 8 5 2 , à trente a n s . Barth leur s u r v i t , e n t r e p r e n d seul le voyage de T o m b o u c t o u , y entre le 7 s e p t e m b r e 1 8 5 5 , vingt-cinq ans a p r è s R e n é Caillé (20 avril 1 8 2 8 ) , y séjourne six mois, et, r e t o u r ­ n a n t à Kouka, il a le b o n h e u r de r e n c o n t r e r au milieu e r

d ' u n e i m m e n s e forêt le docteur Vogel ( 1 d é c e m b r e 1 8 5 4 ) , qui devait, après d ' a d m i r a b l e s travaux, m o u r i r dans le Wadaï, p e n d a n t q u e Barth, plus h e u r e u x , r a p p o r t a i t à l ' E u r o p e les trophées scientifiques de l e u r c o m m u n e e n ­ treprise. C'est du Cap q u e p a r t Livingstone, dans u n

premier

voyage q u i le conduit en 1840 à Kolobeng, à 500 kilo­ m è t r e s au n o r d de la mission de K u r u m a n , à 1,609 kilo­ mètres du Cap, puis du lac N ' g a m i , à 9 0 1 kilomètres au nord de Kolobeng; il y r e t o u r n e , en 1 8 5 0 , avec m a d a m e Livingstone; il y r e t o u r n e , u n e troisième fois, en 1 8 5 1 , atteint Linyanti, puis le Zambèze, m a g n i f i q u e fleuve q u i , poursuivant son cours j u s q u ' a u canal Mozambique, est

1

Lettre du docteur Barth, Rev. col.,

1855, p. 109.


342

L'ESCLAVAGE.

destiné à devenir le grand chemin des voyageurs et des missionnaires au centre inconnu de l'Afrique. Il part, le 8 juin 1852, pour son quatrième voyage, traverse toute l'Afrique du Cap à Loanda, à la côte occidentale, où il arrive le 51 mai 1854, après avoir mille fois touché de près la mort, puis il se remet en route vers l'est, s'aban­ donne au cours du Zambèze, ce beau fleuve qu'il nomme son compagnon de voyage, the companion

of his

travel,

et touche, le 26 mai 1855, Quilimane, à la côte orien­ tale, ayant pour la première fois exploré d ' u n e rive à l'autre l'Afrique australe. Le 11 décembre 1 8 5 6 , il em­ brassait à Londres sa femme et ses enfants. que fait-il en ce moment? Une nouvelle exploration en Afrique. Ces martyrs, ces héros, ces grands hommes, ils ont rapporté de leurs voyages une triple moisson, que re­ cueillent la géographie, le commerce, l ' h u m a n i t é . La carte, à la place des pays visités par Livingstone, portait ces mots : Grands plateaux

élevés et déserts; il

faut lire maintenant : Grandes vallées plées.

profondes

et peu­

L'histoire, à propos des régions explorées par

Barth, donnait cette définition : Tribus nomades

sauva­

ges et dispersées ; il faut lire maintenant :

Populations

agglomérées dans des villes assez avancées en

civilisation.

Au-dessous et au-dessus de l'équateur, Livingstone et Barth, selon la juste expression de M. Malte-Brun, ont découvert une Afrique

nouvelle.

Dans l'une, des com­

m e r ç a n t s ; dans l'autre, d'admirables produits. La bota­ nique est une science trop h u m b l e ; elle p o u r r a i t , c o m m e l'ethnographie le fait pour les bassins ou pour les cli­ mats, fonder une théorie de l'influence des végétaux sur


L'AFRIQUE.

343

l ' h o m m e ; il y a u r a i t les peuples de l'herbe, c h a n g e a n t de place avec leurs t r o u p e a u x , ou plantant et levant le piq u e t de l e u r tente selon q u e tombe le g r a i n dans le sillon ou l'épi dans la g e r b e ; le p e u p l e du p a l m i e r et de l'oli­ vier, obligé de devenir sédentaire p u i s q u e l ' a r b u s t e q u i le d o m i n e d e m a n d e des a n n é e s de soins; le p e u p l e d u froment,

le p e u p l e du coton, le p e u p l e du tabac, le

peuple des bois. L'Afrique p r é s e n t e r a i t m i l l e a r g u m e n t s à cette t h é o r i e ; Dieu a semé s u r son t e r r i t o i r e la p l u s a d m i r a b l e variété de végétaux, ses peuples sont n o m a d e s ou sédentaires, p a s t e u r s , a g r i c u l t e u r s , ou m ê m e indus­ triels, selon la p l a n t e qui naît au m i l i e u d ' e u x ; les peu­ ples suivent en q u e l q u e sorte les m œ u r s des p l a n t e s , mais il est besoin q u e le c o m m e r c e leur a p p r e n n e à m u l ­ tiplier la c u l t u r e p a r l ' é c h a n g e . Or les g r a n d s voyageurs ont a p p o r t é la preuve q u e les produits à é c h a n g e r étaient i n n o m b r a b l e s ; le coton, p o u r n ' e n signaler q u ' u n , est p r e s q u e dans toute l'Afrique centrale à l'état natif, et de m e i l l e u r e s semences en amélioreraient a i s é m e n t la qua­ lité. Déjà u n e société i n t e l l i g e n t e , fondée à Manchester, Cotton supply society, nace le coton des

e n p r é v i s i o n de la crise q u i m e ­ États-Unis,

a soigneusement i n d i q u é

plusieurs points de l'Afrique, et n o t a m m e n t n o t r e Séné­ gal, c o m m e aussi p r o p r e s q u e l'Egypte à la c u l t u r e de 1

ce précieux a r b u s t e . C'est tout u n avenir de richesse

1

V. un résumé très-exact du rapport fait à cette Société (mars 1801) dans

l'utile Journal aussi la Crise

d'agriculture américaine

M. John Ninet (Revue Améro (Correspondant,

coloniale, au point

des Deux-Mondes, mai 1861).

rédigé par M. Paul Madinier. V.

de vue de l'industrie

du coton,

par

(mars 1861), et par M. Justin


344

L'ESCLAVAGE.

mais aussi de liberté, car tous les voyageurs attestent que l'on ne vendra plus les hommes quand on aura i n ­ térêt à vendre les choses. La découverte de grands fleuves qui sont les routes naturelles vers le centre, est rendue plus précieuse par la constatation de ce fait important que les régions cen­ 1

trales sont plus salubres q u e les côtes . Les expéditions maritimes, les explorations scientifi­ ques, les missions religieuses, nous apportent ainsi à l'envi le témoignage que l'Afrique n'est pas inaccessible à l'Européen, que l'Africain ne se refuse ni à la religion, ni à l'agriculture, ni au commerce. D'une commune voix, les savants, les m a r i n s , les mis­ sionnaires nous répètent q u e l'esclavage et la traite ont tué la religion, l'agriculture, le commerce; mais que le commerce, l'agriculture, la religion, tueront la traite et 2

l'esclavage . D'une commune voix, ils nous affirment que pour a l l u m e r enfin le flambeau dans ces ténèbres, il suffit de deux ou trois établissements européens étendus, solides, pourvus de moyens de navigation, comprenant un vaste territoire bien défini, sortes de lieux d'asile où l'on verra 3

affluer la population , prospérer la culture et grandir peu à peu la civilisation. 1

M. le gouverneur Faidherbe atteste aussi la grande diminution de la mor­

talité des Européens dans le haut Sénégal, à Bakel. (Le Sénégal en 1859, Correspondant, 2

1860, p. 510.)

Richardson a eu pour but de son voyage l'abolition de l'esclavage. Elle

fut aussi la passion de Livingstone, et souvent il fut protégé dans sa route parce que l'on apprit qu'il était de la nation amie 3

des noirs.

On sait que depuis que l'esclavage a disparu de la régence de Tunis, de

nombreux esclaves sont venus s'y réfugier pour être libres,


L'AFRIQUE.

A ces centres de civilisation, vivement

345

recommandés

par Livingstone, on p o u r r a sans d a n g e r , après q u e l q u e s années, venir d e m a n d e r pour nos colonies, des é m i g r a n t s libres, qui se seraient déjà engagés facilement si, depuis trois siècles, l ' E u r o p e avait fait autant de bien à l'Afri­ que q u ' e l l e lui a lait de mal. On s'aperçoit bien tard q u e le mal est toujours u n mauvais calcul, et l'on re­ vient p a r de longs détours à c h e r c h e r , m ê m e p a r intérêt, le bien qu'on m é p r i s a . Je t e r m i n e p a r ces lointaines, mais consolantes perspec­ tives, ce chapitre incomplet. Le 31 janvier 1 8 4 8 , le P. L i b e r m a n n écrivait à Elim a n , roi de Dakar : « Jésus-Christ, fils de Dieu, Dieu des chrétiens, Dieu de tout l'uni­ vers

aime tous les hommes également; noirs comme blancs, tous

sont ses frères bien-aimés

Je suis serviteur de Jésus-Christ; il veut

que j'aime tous les hommes comme il les aime ; mais il m'inspire un amour beaucoup plus vif et plus tendre pour ses chers frères les hom­ mes noirs. »

Le

15 février

1 8 5 6 , David Livingstone

écrivait à

M. Maclear : « Je ne suis pas aussi enorgueilli qu'on pourrait l'attendre d'avoir accompli la traversée du continent. La fin de l'exploration du géogra­ phe n'est que le commencement de l'entreprise du missionnaire. Que je puisse avoir l'honneur de faire un peu de bien à celte pauvre Afrique si dégradée, si opprimée, c'est un vœu auquel, je n'en doute pas, vous vous associerez cordialement. »

On lit dans u n e a u t r e lettre : « J'espère vivre assez pour voir la double influence de l'esprit


346

L'ESCLAVAGE.

du christianisme et du commerce tarir la source amère de la misère africaine, »

11 ne faut plus désespérer de la transformation l'Afrique, puisque Dieu lui à donné de tels amis.

de


LE

CHRISTIANISME ET L'ESCLAVAGE



LIVRE X LE CHRISTIANISME ET L'ESCLAVAGE

Le c h r i s t i a n i s m e a détruit l'esclavage. Oui, celui qui est par excellence le R é d e m p t e u r , celui q u i a racheté la femme de l'abjection., l'enfant de l'aban­ d o n , le sujet de la t y r a n n i e , le p a u v r e du m é p r i s , la r a i ­ son de l ' e r r e u r , la volonté du m a l , le genre h u m a i n du c h â t i m e n t , Jésus-Christ, a r e n d u la fraternité aux h o m m e s et à l ' h o m m e la liberté, Jésus-Christ a d é t r u i t l'esclavage. Je trouve ce fait établi ou affirmé p a r les écrivains les plus i m p a r t i a u x , les p l u s sévères, les p l u s r e n o m m é s ; il est écrit dans u n e longue série de lois, de décisions, de canons, dans u n e suite n o n i n t e r r o m p u e de m o n u m e n t s historiques. Cette imposante u n a n i m i t é de témoignages confirme les pressentiments d ' u n instinct universel. Avant toute

démonstration, on c o m p r e n d , on devine q u e le


350

LE CHRISTIANISME

christianisme a dû abolir l'esclavage, comme le jour abo­ lit les ténèbres, parce qu'ils sont incompatibles. C'est donc une phrase banale d'attribuer au christia­ nisme ce magnifique bienfait, et ceux-là m ê m e qui lui contestent tout ne le lui disputent pas d'ordinaire. 11 en est ainsi, du moins, de ce côté de l'Océan; mais, en Amérique et en Espagne, le besoin de justifier ce qu'on pratique laisse encore quelque crédit à l'assertion contraire. En France et en Angleterre, l'émancipation a fait rentrer dans l'ombre des dissertations analogues. Le temps n'est pas loin cependant où u n publiciste très1

c o n n u osait écrire ces mots : « Le christianisme jours justifié

et maintenu

l'esclavage.

a tou­

» Et, plus récem­

ment, non p o u r justifier l'esclavage, mais pour dénigrer le christianisme, on a soutenu, à grand renfort d ' é r u d i ­ tion, q u e la raison et la philosophie pouvaient seules p r é ­ 2

tendre à l'honneur d'avoir émancipé les esclaves . La question de l'influence du christianisme sur l'abo­ lition de l'esclavage est moins simple qu'on ne le s u p ­ pose, et les objections valent la peine d'être de nouveau réfutées, puisqu'elles sont de nature à égarer bien des esprits. Consultez, dit-on , l'Ancien Testament ; il consacre l'esclavage. Ouvrez l'Evangile; il ne dit rien. Lisez les écrits des apôtres; ils recommandaient aux esclaves la patience, bien loin de leur promettre la li­ berté. 1

M. Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles,

t. II, p. 409.

2 Revue de Paris, article de M. Larroque, janvier 1 8 5 0 .


ET L'ESCLAVAGE.

351

Les conciles, les pères, les papes, les théologiens m o ­ d e r n e s , tiennent le m ê m e langage. Consultez l'histoire : l'esclavage se m a i n t i e n t après le c h r i s t i a n i s m e ; d é t r u i t , il r e n a î t ; et, en définitive, il a été si peu aboli qu'il d u r e encore. Ainsi, contre l'esclavage, le christianisme n'a rien dit, le christianisme n'a rien fait. Reprenons mot à mot cette thèse, et faisons-la précéder d ' u n r é s u m é rapide de l'histoire de l'esclavage avant le christianisme.


CHAPITRE

PREMIER.

L'ESCLAVAGE AVANT LE CHRISTIANISME.

Après d'admirables travaux, consacrés par des savants de premier ordre à cette douloureuse histoire, après les 1

patientes recherches de M. Edouard Biot et de M. Yanoski, après, les écrits malheureusement inachevés de Mœhler

2

3

et de Mgr E n g l a n d , les travaux de Guizot,

d'Ozanam, d'Albert de Broglie, de Troplong, de Champagny, de Wilberforce, de Buxton, de Balmès, de tant d'autres é m i n e n t s écrivains, et surtout après le grand ouvrage si

savant, si consciencieux,

si complet,

de

4

M. W a l l o n , il semble que rien ne reste à ajouter à 1

Abolition de l'esclavage ancien en Occident, par M. Edouard Biot. — Abolition de l'esclavage ancien au moyen âge, par M. J. Yanoski. 2

L'Abolition de l'esclavage par le christianisme dans les quinze pre­ miers siècles, par Mœhler, traduit par M. l'abbé S. de Latreiche, et pré­ cédé d'une Dissertation sur le christianisme et l'esclavage, par M. l'abbé Thérou. 3

Letters to John Forsyth on domestic Slavery by Dr England, firts bishop of Charleston, Baltimore, 1849. 1

Histoire de l'Esclavage

dans

l'antiquité.


LE C H R I S T I A N I S M E

E T L'ESCLAVAGE.

353

l'érudition r é u n i e de la F r a n c e , de l'Allemagne, de l'An­ gleterre, de l ' A m é r i q u e et de l ' E s p a g n e . Je serais fier et satisfait si j e parvenais s e u l e m e n t à r é s u m e r ces beaux travaux, et à en c o m m u n i q u e r toute la substance et, a u t a n t qu'il est en m o i , toute la l u m i è r e . Une vue s o m m a i r e de l'histoire d e l'esclavage dans l'antiquité, u n aperçu

spécial de l'esclavage chez les

Juifs, n o u s c o n d u i r o n t , p a r une route indispensable, mais courte, à l'étude des moyens dont s'est servi le christia­ nisme p o u r i n a u g u r e r dans le monde la l i b e r t é et l'égalité.

I L'ESCLAVAGE DANS L'ANTIQUITÉ.

Ayons la d o u l e u r de le r e d i r e encore u n e fois, à la honte de la famille h u m a i n e , si tous les p l u s g r a n d s esprits sont a u j o u r d ' h u i d'accord pour c o n d a m n e r l'escla­ vage, tous les p l u s g r a n d s d'accord

pour

esprits

étaient

autrefois 1

le justifier et p o u r le p r a t i q u e r . E n

Grèce, Platon l'a légitimé au nom de la politique ; Aristote, au n o m de l'histoire n a t u r e l l e ; É p i c u r e , a u n o m de la v o l u p t é ; Zénon, a u nom de l'indifférence s t o ï q u e ; Thucydide, au n o m de l'histoire;

Xénophon,

au n o m de l'économie sociale. Ancien esclave, Épictète reste à peu près insensible aux m a u x d e ses p a r e i l s . E u 1

Voir tes textes dans les savants ouvrages de Wallon et de Mœhler. Le

peu que je sais leur appartient, et surtout au livre de M. Wallon, qui est, à mes yeux, un véritable chef-d'œuvre. II.

23


354

LE CHRISTIANISME

ripide n'éprouve pas à la vue de ces infortunés, la plus fugitive émotion; Aristophane croit

plaisant de nous

m o n t r e r Caron leur refusant sa barque, et le vieil Hésiode avait froidement écrit que l'esclave est au riche ce que le bœuf est au pauvre. A Rome, Caton assimile les esclaves au vieux bétail de son étable, Varron les é n u m è r e au 1

nombre des instruments de travail , Cicéron s'excuse de trop regretter u n esclave, Pline les compare aux frelons, Lucrèce s'en soucie à peine, Horace s'en moque, Plaute les n o m m e une race bonne pour la chaîne, ferratile

ge-

2

nus ; Sénèque et Marc-Aurèle leur offrent des consolations stériles. Je sais qu'on diminue ce qu'on exagère. Je n'ai au­ cune intention d'abaisser outre mesure la bassesse de l ' h o m m e pour exalter la g r a n d e u r de Dieu, très-fausse m a n i è r e de glorifier l'ouvrier dont on déprécie les ouvra­ ges. Ce n'est pas aux chrétiens qu'il faut apprendre que l'homme est capable, par ses seules forces, d'un certain bien, puisque les chrétiens professent que l ' h u m a n i t é , au degré le plus bas de sa dégradation, était encore assez belle pour n'être pas indigne de l'intervention de Dieu. J'aime donc à chercher et à trouver dans quelques

1

Le texte de Varron (Wallon, II, 189 note) est vraiment cynique : In-

struinenti genus vocale servi;

et semivocale

semivocale, in quo sunt boves;

Re rustica,

et mutum mutum,

; vocale, in quo sunt

in quo sunt plaustra. (De

I, XVII, 1.)

2 L'étendue des domaines, et la difficulté de surveiller à distance beaucoup d'esclaves, avait en effet eu pour résultat de faire mettre les esclaves aux fers, soit la nuit dans l'ergastulum, soit le jour. Caton, Varron, Columelle, le disent sans étonnement, et Sénèque se satisfait par une phrase : Necessitas fortiter

ferre docet, consuetudo facile. (Wallon, II, 217.)


ET L'ESCLAVAGE.

355

a u t e u r s païens des traces de s e n t i m e n t s m e i l l e u r s . Aristote cite des philosophes i n c o n n u s qui combattaient sa d o c t r i n e ; Platon a hésité; P l u t a r q u e b l â m e les r i g u e u r s de Caton; Sénèque a écrit s u r l'égalité de si nobles pages q u ' o n les a supposé i n s p i r é e s secrètement p a r le chri­ 1

s t i a n i s m e . Quelques e m p e r e u r s , les Antonins, Claude, Dioclétien, qui était l u i - m ê m e u n affranchi, ont édicté - des m e s u r e s p l u s h u m a i n e s . La religion avait inspiré q u e l q u e s c o u t u m e s salutaires, et établi quelques lieux d'asile, au pied de la statue d'Her­ cule, de Thésée, génies libérateurs, ou des e m p e r e u r s , d a n s les t e m p l e s ; tant il est vrai, q u e dès q u e la pensée de Dieu intervient, l'instinct de l'égalité des h o m m e s de­ vant lui se manifeste. On aimerait aussi à retrouver quel­ ques exemples de la d o u c e u r des femmes; toutes n'étaient pas des Messalines ; j e crois sans preuve q u e le cœur des femmes a été p l u s d ' u n e fois, c o m m e l'autel des dieux, le lieu d'asile des m a l h e u r e u x esclaves. Mais q u e sont ces faibles vestiges, ces conjectures, ces lambeaux de phrases, a u p r è s de l ' u n a n i m i t é des doctri­ nes, de l'universalité des usages? Ces philosophes aux paroles s y m p a t h i q u e s étaient-ils des p h i l o s o p h e s quants,

prati­

c o m m e on le dit é n e r g i q u e m e n t des chrétiens q u i

conforment leur vie à l e u r foi? Ont-ils a i m é , ont-ils affranchi leurs esclaves? Ont-ils changé les lois? Ont-ils a t t a q u é l'institution c o m m e u n c r i m e ? Non, tous ont été persuadés de cette doctrine d'Aris1

E p . XLVII, vol. Il, p. 196 et suivantes. — Servi sunt? Immo homines...

Hae praecepti mei summa est : sic cum inferiore vivas, quemadmodum tecum superiorem velles vivere.


356

LE CHRISTIANISME

tote : « L'esclave est la propriété illimitée et sans restrie tion de son m a î t r e ; ne pas a p p a r t e n i r à soi, mais bien à un autre, et cependant ne pas laisser d'être un h o m m e , voilà l'esclavage.... Quiconque est aussi inférieur aux autres hommes que l'âme l'emporte sur le corps, est 1

esclave par nature .

»

Ainsi l'esclave est d'une espèce inférieure. Mais q u o i ! l'esclave Mycithe a été très-sage législateur . des Rhégiens ; Phédon, l'ami de Platon, était un esclave. Que d'autres esclaves furent supérieurs à leurs maîtres et à tous les hommes libres! Combien de fois, au j o u r du besoin, a-t-il fallu croire à l'égalité! Après la bataille de Cannes, on trouva bon d'affranchir 8,000 esclaves et de les a r m e r Peu importe! L'animal engendre un animal et l'esclave un esclave. Voilà les livres! Ouvrons les lois et surtout celles de Rome qui nous sont plus familières. Dans les temps les plus anciens, sous la république, l'esclave est au nombre des choses, res mancipî, même par préférence le nom de

il reçoit

mancipium.

Un document r é c e m m e n t découvert, nous révèle à quel degré cette assimilation odieuse était passée et com­ bien longtemps elle dura dans la pratique. Si-Moktar, caïd des Ouled-Sellam, dans la subdivision de Batna , faisant, construire un moulin à eau au prin­ temps de 1 8 5 8 , on a découvert dans les fouilles un de d r o i t s de douanes, 1

Mœhler, ch. II.

tarif

daté du troisième consulat de Sep-


ET

L'ESCLAVAGE.

357

lime Sévère, c'est-à-dire de l'an 2 0 2 de notre ère, p r o ­ v e n a n t des r u i n e s de Z r a ï a , l'ancienne colonia

Julia

Zaraï.

C'est le p r e m i e r et le seul document de ce genre q u e l'on ail trouvé dans toute l'étendue du m o n d e r o m a i n . Voici le tarif des droits p a r tête : Un esclave

1 denier 1/2

Un cheval ou une jument . , . .

id.

Un mulet, une mule

id.

Un âne, un bœuf. Un porc. Un cochon de lait. Un mouton, une chèvre, etc.

Deux textes de Papinien qui écrivait sous Septime Sé­ vère, a p p r e n e n t q u e le prix légal des esclaves était alors 1

fixé à 2 0 pièces d'or, ou 5 0 0 d e n i e r s . Que vaut à l'octroi u n ê t r e h u m a i n , doué d ' u n e âme divine? le m ê m e prix q u ' u n cheval ou u n m u l e t , un peu p l u s q u ' u n âne ou un porc ! Cet h o m m e , notre frère et notre s e m b l a b l e , peut être d o n n é , e n g a g é , loué, l é g u é , cédé, v e n d u , saisi, enfin t u é , nullum. caput habet.

Pour

l u i , pas d'état civil, pas de m a r i a g e , pas de paternité, pas de p r o p r i é t é , pas de droit, pas d'obligation, pas d'ac­ tion en justice, servitus morti adsimilatur.

11 n'est témoin

q u ' a v e c la t o r t u r e , il n'acquiert, il n e stipule q u e p o u r son m a î t r e . Les j o u r s de fête on laisse c h ô m e r les bœufs, m a i s non pas l'esclave. On l'injurie, on le soufflette; au­ c u n recours, à moins qu'il n'y ait d o m m a g e p o u r Je 1

Rapport de M. Regnier, de l'Institut, au prince ministre de l'Algérie,

Monteur

du 0 décembre 1858.


358

LE CHRISTIANISME

maître. Quelle indemnité, s'il est tué? La même que pour 1

un bœuf ou une m u l e , répond la loi Aquilia . Mais s'il commet des fautes, le bâton, le fouet, les travaux forcés, la chaîne, les menottes, les entraves, la fourche, la mort p a r le glaive, la hache, le précipice, le gibet, la poix brûlante, la

croix.

Si la loi permet ces h o r r e u r s , comment le maître usera-t-il de la loi? Si tel est le droit, quelles seront les m œ u r s ? Sauf de rares exceptions, quand tout est permis, tout est pratiqué, la perversité h u m a i n e va même au delà de ce qui est p e r m i s . Les témoignages surabondent. Les abominations décrites par les poëtes et par les satyriques, sont affirmées par les graves historiens, démontrées p a r les lois faites pour y mettre un t e r m e . Le dégoût nous empêche de citer. Vous figurez-vous, en plein paganisme, un homme livré à la colère d'un oisif, u n e femme a b a n ­ donnée à la l u x u r e d'un voluptueux, un vieillard confié à la générosité d'un avare! Que d'atrocités et de vexations, depuis ce misérable qui nourrit ses poissons de la chair de ses esclaves jusqu'à ces femmes qui se fardent pen­ dant qu'on fouette leurs servantes ou qui les égratignent p a r m a n i è r e de passe-temps! Pour ne citer q u ' u n souve­ n i r , on ne sait pas assez que le vers tant cité de Juvénal, sic colo, sic jubeo, a trait à un esclave condamné au sup­ plice de la croix: Pone crucem servo. — Meruit quo crimine servus Supplicium? Quis testis adest? Quis detulit? Audi! Nulla unquam de morte hominis cunetatio longa est 1

1

Idem juris est, si quis ex pari mularum unam occident (Gaïus,

211,218).

Inst III,


ET L'ESCLAVAGE.

359

— O demens! ifa servus homo est ! Nil fecerit, esto ! Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas . 1

Juv. Il, 219-223.

Telle fut, p e n d a n t p l u s i e u r s siècles, la condition de c r é a t u r e s h u m a i n e s qu'il faut c o m p t e r p a r centaines de millions. La Grèce et Rome, c'est le m o n d e entier ; sortez de l e u r i m m e n s e d o m a i n e , consultez les plus vieux d o c u m e n t s de l'histoire des Germains ou des Scythes, fouillez dans les textes antiques des Indiens, parcourez les p a r t i e s alors connues de l'Afrique, ou traversez l'Asie, en tous lieux, sous toutes les latitudes, à l'abri de toutes les religions, le m ê m e spectacle d ' u n e moitié de l ' h u m a n i t é tenue p a r l ' a u t r e en servitude, l'esclavage aussi ancien que la g u e r r e , et la g u e r r e aussi a n c i e n n e que la n a t u r e h u ­ m a i n e . Qu'est-il besoin d'insister d a v a n t a g e ? Ces faits, c o m m e le polythéisme et les sacrifices h u m a i n s , sont du n o m b r e de ceux q u e l'on peut affirmer sans contestation, tandis q u ' o n ne peut les développer sans h o n t e . Ce sont les maladies héréditaires de la pauvre h u m a n i t é . S u r u n seul point le r e g a r d se pose avec un p e u p l u s de complaisance. Le peuple juif, gardien s u r p r e n a n t de la véritable religion, a-t-il consacré, a-t-il p r a t i q u é l'es­ clavage? Une croix pour cet esclave! — Mais l'a-t-il mérité par un crime? Où sont les témoins? où est la plainte? Ecoute ! La vie d'un homme vaut bien un instant de retard. - Fou, est-ce qu'un esclave est un homme? Il n'a rien fait, qu'importe. Je le veux, je l'ordonne, pas d'autre raison que ma volonté. 1


360

LE C H R I S T I A N I S M E

II L'ESCLAVAGE CHEZ LES JUIFS.

Il est en q u e l q u e sorte b a n a l de r é p é t e r q u e Noé a m a u d i t Cham et c o n d a m n é toute sa race à la servitude, q u ' A b r a h a m et les p a t r i a r c h e s possédaient des esclaves, q u e l'Ancien Testament contient des textes t r è s - n o m b r e u x en faveur de cette institution coupable et q u ' a i n s i , elle repose après tout, s u r la moitié de la Bible, en a d m e t t a n t m ê m e q u e l'Évangile la c o n d a m n e . Les dissertations des Américains sont p a r t i c u l i è r e m e n t r e m p l i e s de ces asser­ tions et de citations fatigantes, q u i , fussent-elles exac­ tes, laisseraient encore à d é m o n t r e r q u e les noirs sont les descendants directs de C h a n a a n , q u e les p l a n t e u r s 1

sont en tout semblables aux p a t r i a r c h e s , et q u e tous les 1

Entre toutes les réponses qui ont été faites à ce genre d'argument, très-employé par l'école des apologistes de l'esclavage, que M. de Gasparin appelle si bien la théologie cotonneuse (Barnes, Flechter, etc.), je citerai un écrit très-court et très-précis publié à Philadelphie en 1847 par W. H. Brisbane, sous ce titre : Slaveholding examined in the light of the holy Bible Je ne résiste pas au plaisir d'en citer le début : « Autrefois possesseur d'esclaves moi-même, né, élevé, instruit au m i ­ lieu des maîtres et des esclaves, j'ai d'abord étudié le sujet avec le zèle et l'énergie du plus chaud partisan de ce qu'on appelle peculiar institution. Bientôt je me trouvai embarrassé par le résultat de mes propres recherches. Je découvris mon erreur; je devins persuadé que la possession des esclaves était une iniquité ; je l'abandonnai, et ma conscience me fit un devoir d'af­ franchir plus de quarante esclaves. J'ai eu à sacrifier la plus large portion de mon patrimoine, à m'exiler de l'État où j'étais né, à briser toutes mes joies de famille, d'amitié, de confraternité. Je sens, par conséquent, que j'ai le droit d'être écouté. (Préface, 1.)


ET L'ESCLAVAGE.

361

faits historiques rapportés p a r la Bible sont tous des exemples r e c o m m a n d é s par Dieu m ê m e ! R e p r e n o n s chacune de ces allégations. I. Nous lisons d a n s la Genèse, c h . IX, 18, que fut père de Chanaan.

Cham

On sait de quelle irrévérence Cham

se r e n d i t coupable envers son p è r e . P o u r le p u n i r , « 2 5 . Noé dit : Cham sera m a u d i t . Il sera le des serviteurs

de ses

serviteur

frères.

« 2 6 . Que le S e i g n e u r , le Dieu de Sem soit b é n i , et q u e Chanaan

soit le serviteur

de

Sem.

« 2 7 . Que Dieu étende la possession de J a p h e t , habite dans les tentes de S e m , et q u e Chanaan serviteur

de Japhet.

qu'il soit le

»

On conclut de ce passage q u e toute la race de Cham, c'est-à-dire les Africains, est m a u d i t e et p a r suite con­ d a m n é e à servir la race de Sem et la race de J a p h e t . Chanaan seul a été m a u d i t et non toute la r a c e de Cham ? Où est l'état civil qui constate la descendance de Cham ? 0 ù est la preuve q u e ces paroles avaient le sens et devaient en­ t r a î n e r l'effet q u ' o n se plaît à l e u r a t t r i b u e r ? Je lis, au con­ t r a i r e , dans l'histoire, q u e Chanaan, sans doute l'enfant de prédilection ou le complice de C h a m , est le p r e m i e r homme puissant

dont il soit fait m e n t i o n dans les a n n a l e s

de la famille h u m a i n e ; que les enfants de C h a m , civili­ sés avant les autres races, ont inventé les p r e m i e r s a r t s , ont fondé le royaume d'Egypte, bâti Thèbes et Babylone, et, d a n s la t e r r e de C h a n a a n , Sodome, G o m o r r h e et cette Sidon d'où p a r t i t I n a c h u s p o u r fonder la p r e m i è r e ville de Grèce; q u e la postérité d ' A b r a h a m , descendant de Sem, a servi celle de Cham en Egypte, avant d'asservir à


362

LE CHRISTIANISME

son tour, après u n e longue l u t t e , la t e r r e de C h a n a a n , p o u r r e t o m b e r ensuite sous l ' e m p i r e des fils de Cham, à Babylone; q u e les Assyriens, fils de S e m , ont s u b j u g u é les Mèdes, fils de Japhet, et les Babyloniens, fils de Cham ; q u e J a p h e t (les Mèdes), à son t o u r , s'est e m p a r é de Sem (Ninive) ; q u e Sem (les Perses), r é u n i s à J a p h e t (les Mè­ des) , ont pris Cham (Babylone). Mais ces asservissements ont lieu de n a t i o n à n a t i o n , et c'est là ce qu'a prédit Noé, qui n ' a pas eu en vue l'escla­ vage p r o p r e m e n t dit d ' h o m m e à h o m m e . En effet, il dit q u e Chanaan sera le serviteur

des serviteurs

Est-ce q u ' o n peut être l'esclave

de ses frères.

d'un autre esclave?

On

c o m p r e n d au c o n t r a i r e q u ' u n e nation soit asservie p a r u n e a u t r e , laquelle à son tour est s u b j u g u é e p a r u n e troi­ sième, et, en effet, les fils de Cham avaient été asservis p a r les fils de Sem qui sont tombés sous la d o m i n a t i o n des fils de Japhet, p u i s q u e les Juifs ont été asservis p a r les Perses, puis avec ceux-ci p a r les Grecs sous Alexandre E n ce sens, mais en ce sens s e u l e m e n t , la p r o p h é t i e de Noé a été réalisée. Eût-il p a r l é d ' u n véritable esclavage, est-ce q u e p r o ­ phétiser l'esclavage c'est le justifier? E n ce cas, l ' a d u l t è r e , la g u e r r e , sont justifiés, car ils ont été prophétisés (Deutéronome XXVIII, 5 0 , 6 8 , 4 5 ; J é r é m i e , Joël, e t c . ) . P u ­ n i r les méchants en leur p r é d i s a n t q u ' i l s seront asservis, est-ce a m n i s t i e r d'autres m é c h a n t s qui les a s s e r v i r o n t ? E n ce cas, les Juifs sont absous d'avoir crucifié JésusChrist, car cela avait été a n n o n c é . Noé, Cham et C h a n a a n n'ont d o n c r i e n à faire avec les p l a n t e u r s de la Caroline.


ET L'ESCLAVAGE.

363

II. Je n e puis pas davantage reconnaître dans l e u r existence u n e i m a g e de la vie patriarcale d'Abraham ou de Laban. Il est vrai, il y avait des esclaves chez les Israélites, et cela était p r e s q u e inévitable, c a r , selon la r e m a r q u e de Bergier, c o m m e n t , à celte époque et sous le r é g i m e des t r i b u s , c o m m e n t q u i t t e r son maître sans c h a n g e r de pa­ trie ? Comment le m a î t r e aurait-il été libre de congédier l'esclave sans séparer u n e famille? De là des e n g a g e m e n t s volontaires, mais p e r m a n e n t s et héréditaires. Soumis à ces e n g a g e m e n t s , les serviteurs étaient-ils de véritables esclaves? Il est p e r m i s d'en d o u t e r . A b r a h a m renvoya Agar, m a i s sans la v e n d r e . La Genèse (XIII, 2) nous a p ­ p r e n d q u ' i l était riche en bétail, en argent et en or, elle n e place pas les esclaves au n o m b r e de ses richesses ; elle n o u s les montre (XVII, 1 2 , 15) traités c o m m e sa famille ; 1

ils étaient a r m é s et envoyés en expédition lointaine . (Ge­ nèse, XIV, 1 4 , 1 5 . ) L'un d'eux, à défaut d'enfants, devait lui s u c c é d e r . (Gen., xv, 5.) Sa nièce appelle le p r e m i e r d ' e n t r e eux mon Seigneur,

(XXIV, 18.) Sous le m ê m e nom,

la Bible c o m p r e n d a s s u r é m e n t des officiers, des sujets, des serviteurs, enfin de véritables esclaves, ceux qu'il avait achetés pour de l'argent des étrangers.

Ceux-là m ê m e

paraissent avoir été traités c o m m e les serviteurs q u ' i l avait avec Lot, au pays de Nachor, ou en Égypte, ceux que l u i 1

ginie

Que l'on compare ce fait avec les articles des lois américaines. Vir­ : Il est défendu à un esclave de porter ou de garder une arme — Pour

ce délit, les lois du Missouri la Caroline

condamnent à 50 coups de fouet, celles de

du Nord, celles du Tennessee

des lois de la Virginie

à 20 coups. — Autre disposition

: un esclave ne peut s'éloigner de l'habitation de son

maître sans un passeport délivré par lui ou ses agents, (Barnes, p. 77.)


364

LE C H R I S T I A N I S M E

d o n n a Abimélech, ou ceux q u i étaient nés chez l u i . Les eût-il traités p l u s d u r e m e n t , q u ' i m p o r t e ? tous les e x e m ­ ples d ' A b r a h a m font-ils loi p o u r les c h r é t i e n s ? Il est dit d'Isaac (Gen., XXVI, 14) q u ' i l avait la posses­ sion de brebis, la possession de serviteurs.

de bœufs, et un grand

nombre

Le texte n ' i n d i q u e pas q u ' i l les possédât.

Sans doute il est écrit qu'Ésaü servira Jacob, q u e Jacob a été fait le s e i g n e u r et q u e tous ses frères donnés pour

serviteurs.

lui ont été

(Gen., xxv, 2 5 ; XXVII, 5 7 . ) Mais

l'histoire d é m o n t r e q u e cet assujettissement était tout n a ­ tional ; car les Édomites, descendants d ' É s a u , n ' o n t pas moins été considérés c o m m e frères des juifs (Deut.,XXIII, 7 ) , et Ésaü avait reçu d'Isaac m ê m e la promesse qu'il rait le joug

brise­

de Jacob. (Gen. XXVII, 4 0 . ) L'asservissement

p a r Josué des Gabaonites, c o n d a m n é s à avoir la vie sauve, m a l g r é l e u r s u p e r c h e r i e , mais à porter

du bois et à tirer

de l'eau dans la maison de Dieu (Josué, XIX, 2 1 , 2 5 ) , as­ servissement s u r lequel d ' a i l l e u r s on n e consulta Seigneur

(Ibid.,

pas le

14), et d'autres assujettissements dont

il est question aux livres de S a m u e l , des Rois, de J o b , sont é v i d e m m e n t de m ê m e des r é d u c t i o n s en servitude m o m e n t a n é e d'un p e u p l e vaincu p a r u n peuple victorieux, et n o n des e x e m p l e s d'esclavage p r o p r e m e n t dit. Quelle i n d u c t i o n tirer d ' a u t r e s textes qui nous a p p r e n ­ nent q u e Laban donna à ses filles ses servantes

pour leur

p r o p r e service (Gen., XXIX, 2 4 , 2 9 ) , ou b i e n q u e Jacob eut b e a u c o u p de t r o u p e a u x , de c h a m e a u x , d ' â n e s , de teurs,

et de servantes.

servi­

(Gen., xxx, 4 5 ? ) S'agit-il de vrais

esclaves? qui le p r o u v e ? qui p o u r r a i t l'affirmer? III. A côté du tableau de la vie patriarcale, la Bible nous


ET L'ESCLAVAGE.

365

présente u n a u t r e t a b l e a u , celui de la captivité en Egypte. Voilà b i e n le véritable esclavage, et le Nil a contemplé les souffrances dont le Mississipi est a u j o u r d ' h u i lе t é m o i n ! Sans doute la nation était tout entière asservie à u n e a u ­ tre nation, sans q u ' a u c u n individu paraisse avoir été pos­ sédé s é p a r é m e n t p a r un a u t r e ; il y a lieu de croire que les H é b r e u x , établis dans la terre fertile de Gessen, et pres­ q u e exclusivement voués à la g a r d e de t r o u p e a u x , jouis­ saient d ' u n certain b i e n - ê t r e ; ils avaient conservé l e u r division en t r i b u s , l e u r vie de famille, l e u r culte ; à b e a u ­ coup d ' é g a r d s , leur captivité était p l u s douce que celle des Africains. Mais, comme eux é t r a n g e r s , soumis à la race de Cham sans en descendre e u x - m ê m e s , pris et v e n d u s , r e t e n u s de force, après ce Joseph, vendu par ses frères à des traitants qui portaient s u r l e u r s c h a m e a u x des p a r f u m s et des épices (Gen. XXXVII, 25), soumis à de ru­ des travaux, sans salaire, se m u l t i p l i a n t m a l g r é les plus cruelles

mesures,

les Israélites

étaient de

véritables

esclaves. Par l e u r n o m b r e , trois m i l l i o n s (Jér., XI, 4), ils étaient p r e s q u e égaux aux trois millions

d'esclaves

recensés en A m é r i q u e . On peut donc à la r i g u e u r , m a l g r é des différences, c o m p a r e r ces deux servitudes, celle des Africains aux États-Unis, celle des H é b r e u x en Egypte. Or celte oppression a été abominable aux yeux de Dieu ; au­ cune expression ne semble assez forte p o u r la flétrir, la stigmatiser, la vouer à l'exécration p e r p é t u e l l e . Les sou­ venirs mélancoliques de la patrie absente se mêlent dans la poésie s u b l i m e des psaumes aux a n a t h è m e s tombés du ciel s u r les oppresseurs, et au chant de délivrance des Hé­ b r e u x . La servitude et la liberté d e m e u r e r o n t à j a m a i s dans


366

LE C H R I S T I A N I S M E

la m é m o i r e du p e u p l e de Dieu, comme le m a l h e u r s u p r ê m e et c o m m e le p r e m i e r des b i e n s . Dieu est i n t e r v e n u . Le Seigneur

a regardé

ciel il a considéré des captifs,

du haut de son sanctuaire,

la terre,

pour écouter les

du

gémissements

pour tirer des liens ceux qui étaient

condam­

nés à mort. (Ps. CII, 20.) A cause du gémissement pression des pauvres, je les sauverai

des affligés,

à cause de l'op-

voilà que je me lève, dit le

Seigneur;

de celui qui les écrase. (Ps. XII, 6.)

Dieu a délivré son peuple, et ce bienfait est si g r a n d q u ' i l est désormais le g r a n d objet de la reconnaissance p u b l i q u e . « J e suis le S e i g n e u r votre Dieu qui vous ai tiré de l'Egypte et de la maison de servitude. » (Exod. VIII, 1 4 ; xx, 2 ; D e u t . , v, 6, etc.) A ceux qui d e m a n d e n t à l'Ancien Testament ce q u e Dieu pense de l'esclavage, voilà la vraie r é p o n s e ! IV. Mais, dit-on, c o m m e n t se peut-il que Moïse, fils l u i - m ê m e d ' u n esclave, sauvé p a r m i r a c l e de la m o r t , Moïse, le l i b é r a t e u r du peuple de Dieu, ait inscrit l'escla­ vage dans ses i n s t i t u t i o n s ? Analysons s u r ce point la loi m o s a ï q u e . D'Hébreu à H é b r e u , il n'existait a u c u n esclavage p r o ­ p r e m e n t dit. On pouvait cependant ê t r e lié p a r un service forcé dans q u a t r e cas : 1° en cas de rachat d ' u n Juif cap­ tif de l ' é t r a n g e r (Exode, XII, 4 3 , 4 4 , 4 5 ) , r a c h a t qui pouvait toujours être accompli (Lévit., xxv, 4 7 , 4 8 , 4 9 , 55) par le captif ou ses parents ; celui q u i l'avait racheté n'avait pas le droit de le v e n d r e (Ihid., 4 2 ) ; le prix était considéré comme u n e sorte de p a y e m e n t à l'avance, en échange d u q u e l le racheté devait u n certain

nombre


ET L'ESCLAVAGE.

367

d ' a n n é e s de travail; m a i s l'esclavage de, l'Hébreu était t e m p o r a i r e ; tous les sept ans, à l'année sabbatique ou de la remise (Deut., xv, 1 2 ) , il était libre, et de m ê m e à l ' a n ­ née du J u b i l é , a n n é e en laquelle « chacun rentre dans son héritage

et chaque

esclave dans sa famille

(Lévit., xxv,

1 0 ) ; » r a c h e t é avant, on comptait avec lui d'après le n o m b r e d'années de service [Ibid.

50);

2° E n cas de vente volontaire, soit p o u r cause de pau­ vreté

1

(Exod., XXI, 2 , Lev. xxv, 59), soit p o u r cause de

dette. (Lév., xxv, 10.) Mêmes clauses de r a c h a t et de liberté de droit et sans rançon au m o m e n t de la r e m i s e et du J u b i l é ; m ê m e défense de v e n d r e ; 3° E n cas de condamnation p a r le j u g e p o u r vol ou a u t r e méfait (Exod., XXII, 5); le coupable devenait l'es­ clave de celui q u i avait été lésé; c'était la prison à domi­ cile, c o m m e en Egypte, en Grèce j u s q u ' à Solon, à Rome selon la loi des douze Tables. Même t e r m e q u e d a n s les deux cas précédents. Le D e u t é r o n o m e (xv, 12-18) prescrit de renvoyer la s e p t i è m e a n n é e l'esclave h é b r e u

non-seulement libre,

mais p o u r v u de troupeaux, de blé, de vin. Si l'esclave se trouve bien chez son m a î t r e , s'il l'aime, si, m a r i é p e n d a n t le cours du servage, il a fini son temps avant sa femme et ses enfants, et s'il ne consent pas à en être séparé p a r la li­ berté, il a le droit de se p r é s e n t e r devant le j u g e , on lui perce l'oreille avec u n e alène et le m a î t r e est obligé de le g a r d e r esclave p o u r toujours. (Exode, XXI, 2, 5, 4 , 5 , 0 ; D e u t é r . , loc. 1

cit.)

De même à Rome, en Grèce, en Germanie, en Gaule. (V. Grotius, Dion,.

Tacite, César.)


368

LE C H R I S T I A N I S M E

4° Une fille peut être v e n d u e c o m m e esclave p a r son p è r e , à condition d'être épousée ; en ce cas, elle ne de­ vient pas libre au Jubilé, c o m m e u n h o m m e , parce q u ' e l l e n e doit pas être a b a n d o n n é e avant d ' ê t r e é p o u s é e . Q u e , si le m a î t r e m a n q u e à l'épouser ou à la m a r i e r à son fils et à la mettre

ainsi en liberté,

il n e p e u t la v e n d r e à a u ­

cun é t r a n g e r ; si elle épouse le fils, elle est l i b r e ; si elle est r e m p l a c é e p a r Une a u t r e f e m m e , elle a droit à la n o u r r i t u r e , aux vêtements, à de bons t r a i t e m e n t s ; ne les reçoit-elle pas, elle est l i b r e sans r a n ç o n . (Exod., XXI, 7, 8 , 9 , 10, 11.) Ainsi, dans a u c u n cas, esclavage perpétuel et forcé d'Israélite à Israélite ; dans u n seul cas, esclavage p e r p é ­ t u e l , m a i s volontaire. Il n'en était pas de m ê m e des é t r a n g e r s . Ils pouvaient devenir esclaves perpétuels et h é r é d i t a i r e s . (Lévit., xxv, 4 4 , 4 5 , 4 6 . ) Mais, m ê m e en ce cas : 1° C o n t r a i r e m e n t à l'usage universel de tous les p e u ­ ples, il était interdit aux Hébreux de r é d u i r e en escla­ vage les p r i s o n n i e r s de g u e r r e . Moïse ne le dit pas expres­ sément ; cependant les versets du Lévitique q u e n o u s venons de citer p a r l e n t toujours d'esclaves é t r a n g e r s ache­ tés. E n outre ,on lit au deuxième livre des P a r a l i p o m è n e s , c h a p . XXVIII, 8 - 1 5 , q u e , dans u n e g u e r r e contre le roi Achaz, les enfants d'Israël

firent

prisonniers deux cent

mille de l e u r s frères, h o m m e s , femmes et enfants, dont ils voulurent faire des esclaves et des servantes. Mais u n p r o p h è t e , Oded, l e u r représenta q u ' i l s n e le devaient point, q u e ce serait pécher contre le Seigneur, ché est grand, et q u e le Seigneur

ferait

q u e ce pé­

tomber sa

fureur


ET L'ESCLAVAGE.

sur Israël.

369

Et ils renvoyèrent les captifs, après les avoir

vêfus, n o u r r i s ,

soignés.

Un é t r a n g e r n e pouvait donc devenir esclave que p a r voie d'achat. 2° L'achat devait être de gré à g r é . L'Exode (XXI, 16) p u n i t de mort celui qui a vendu, volé, ou recélé un h o m m e ; ainsi pas de traite,

mais contrat q u e l'acheté

n'acceptait a s s u r é m e n t pas sans condition. Il était défendu non-seulement d'acheter, mais m ê m e de couvoiter le serviteur ou la servante de son prochain. (Deut., v, 2 1 . ) Une fois acheté, l ' é t r a n g e r ne p e u t être r e v e n d u . 3° Si l ' é t r a n g e r devenait Hébreu en se faisant circon­ cire (Esther, VII, 7), les règles et les b o r n e s d e l'escla­ vage e n t r e Israélites lui devenaient applicables; s'il restait é t r a n g e r , il devenait d u m o i n s libre à l ' a n n é e du J u ­ 1

b i l é . (Lev.,xxv, 10.) 4° L'esclave en fuite ne pouvait être p o u r s u i v i . (Deut., XXIII, 1 5 , 16.) Enfin, aussi bien en faveur des esclaves é t r a n g e r s q u e des esclaves israélites, de nombreuses règles tutélaires étaient écrites dans la loi : 1° L'esclave était libre, si le maître brisait sa dent ou blessait son œil. (Exod., XXI, 2 6 , 27.) 2° Si u n maître abuse de son esclave païenne, il sera fouetté, et il fera u n e pénitence p u b l i q u e . (Lévit., XIX, 20,22.) 3° L'esclave peut recourir à la loi p o u r toute i n j u r e ; son témoignage est r e ç u ; il peut posséder et se r a c h e t e r ; 1

Ce point important, mais pourtant controversé, est attesté par plusieurs

savants commentateurs Israélites de la Bible. (V. Barnes, p. 147.) п.

24


370

LE C H R I S T I A N I S M E

il est i n s t r u i t ; ses droits sont respectés. S'il est t u é , le m a î t r e est s é v è r e m e n t p u n i ; si la survie de l'esclave prouve q u e le m a î t r e a agi sans intention de t u e r (ce qui était d'ailleurs p e r d r e son a r g e n t ) , il n'est pas p u n i de 1

la m ê m e façon. (Exod., XXI, 2 0 , 2 1 . ) 4° Il n e travaillera pas le j o u r d u Sabbat (Exod., xx, 1 0 , 17; D e u t é r . , v, 14) et participera a u x trois g r a n d e s fêtes a n n u e l l e s , la P â q u e , la Pentecôte et la fête des Taber­ nacles (Exod., XXXIV, 2 , 3 ) , et à toutes les fêtes de fa­ m i l l e . (Exod., XII, 4 4 ; Deut., XII, 1 1 , 1 2 . ) 5° Enfin, p a r t o u t Moïse répète a u x Hébreux q u e les h o m m e s sont frères, et il redit souvent : Respectez ger

comme

étrangers

vous-mêmes, dans

la terre

car

vous-mêmes

d'Égypte.

vous

l'étran­ avez

été

(Lév., XIX, 3 4 ; E x o d . ,

XXI, 2 1 . ) Voilà l'esclavage israélite. Qu'il est loin sans d o u t e de la liberté c h r é t i e n n e ! Mais combien s u r t o u t il diffère de la servitude g r e c q u e ou r o m a i n e ! Combien il est s u p é ­ r i e u r à l'esclavage a m é r i c a i n ! Pas de traite, pas de loi des fugitifs, n u l esclavage e n t r e n a t i o n a u x , liberté j u b i ­ l a i r e ; la p u r e t é de la f e m m e , la faiblesse de l'enfant, les droits de l ' h o m m e , placés sous la protection prévoyante de la loi ; l'égalité professée, la fraternité p r ê c h é é . Que les partisans de l'esclavage m o d e r n e cessent de c h e r c h e r là des a r g u m e n t s ; qu'ils y p r e n n e n t plutôt des exemples. Le j o u r où la loi des Juifs deviendrait la loi d ' u n des États soi-disant c h r é t i e n s d u s u d de l'Union a m é r i c a i n e , u n progrès i m m e n s e serait accompli, et les pauvres escla1

Ce texte semble dire qu'il ne l'est pas du tout, mais les versets 2 6 , 27 28, 30, ne laissent pas douter du sens.


371

E T L'ESCLAVAGE.

ves p o u r r a i e n t attendre et entrevoir 1 h e u r e de la pleine liberté. La m a n i è r e dont on lit dans, la Bible tout ce q u e l'in­ térêt désire m e r e m p l i t d ' é t o n n e m e n t , et je r e m e r c i e Dieu u n e fois de p l u s de m ' a v o i r fait n a î t r e au sein d'une Eglise q u i n ' a b a n d o n n e pas les saints livres aux i n t e r p r é ­ tations du caprice et de l'égoïsme. Quoi ! sept ou h u i t phrases extraites, rapprochées, r e t o u r n é e s , en faveur de l'esclavage, font transformer l'Ancien Testament tout en­ tier en u n e loi de servitude. P o u r m o i , toutes les pages de ce texte v é n é r a b l e exhalent comme u n parfum de liberté. Je vois, aux p r e m i e r s j o u r s du

m o n d e , Dieu

bé­

nir l ' h o m m e et lui d o n n e r la domination s u r les poissons de la m e r , les oiseaux du ciel, et tous les a n i m a u x qui se m e u v e n t s u r la t e r r e , les herbes, les a r b r e s et les se­ mences (Gen., I, 2 8 , 2 9 ) ; j e n e lis pas q u ' i l doive do­ m i n e r s u r d'autres êtres. Le déluge i n o n d e la création ; c'est parce q u e les hommes avaient d'iniquité.

rempli

toute

la terre

(Ibid., VI, 1 3 ) . P o u r q u o i la captivité de Juda,

celle d'Égypte, celle de Babylone ont-elles été infligées aux H é b r e u x ? En c h â t i m e n t de l'oppression de l e u r s frères. Toutes les malédictions, toutes les colères de Dieu, toutes les foudres du ciel t o m b e n t s u r des o p p r e s s e u r s , etDieu m o n t r e ainsi aux p l u s forts qu'il est le p l u s fort. Ouvrez les prophéties, prêtez l'oreille à ces étonnantes paroles q u i retentissent encore après q u a t r e m i l l e ans comme les éclats du t o n n e r r e . Le Seigneur dit : « Vous ne m'avez pas écouté p o u r d o n n e r la liberté chacun à son frère et à son p r o c h a i n , mais moi, j e vous déclare que je d o n n e la liberté contre vous au glaive, à la famine


LE

372

CHRISTIANISME

et à la peste, et q u e je vous r e n d r a i e r r a n t s et vagabonds 1

p a r tous les royaumes de la t e r r e . » « F o u l e r a u x pieds tous ceux q u i , s u r la t e r r e , sont dans les liens, violer le droit de l ' h o m m e devant le Sei­ g n e u r , c o n d a m n e r i n j u s t e m e n t u n h o m m e , le S e i g n e u r 2

n ' a p p r o u v e pas tous ces c r i m e s . « Vous avez v e n d u les enfants de Juda et de J é r u s a l e m aux enfants des Grecs p o u r les transporter loin de l e u r pays. Mais je les retirerai du lieu où ils ont été t r a n s p o r t é s , et je ferai r e t o m b e r s u r votre tête le m a l q u e vous l e u r 3

avez f a i t . » Au m o m e n t m ê m e où je relisais ces grandes paroles, l'Église catholique célébrait les solennités du t e m p s q u i précède la nativité du S e i g n e u r . Comme un écho lointain qui devient peu à peu plus intense, c o m m e u n e l u m i è r e q u i de l ' a u r o r e s'élève au m i d i , la merveilleuse liturgie nous r e p o r t e , à travers les siècles, aux impressions et aux paroles de l'Ancien Testament. A l'attente du Messie va succéder sa venue, les j o u r s s'abrégent, les réalités vont combler les promesses. Qu'attend l ' h u m a n i t é ? q u ' a p ­ porte le S a u v e u r ? Ecoutez : « Seigneur, regardez-nous d u ciel et jetez les yeux s u r nous de votre d e m e u r e s a i n t e ; car vous êtes notre P è r e , notre R é d e m p t e u r . . . Puissrez-vous r o m p r e le ciel et en descendre ! Où est votre zèle, où est votre force, où est la tendresse de vos entrailles et de vos miséricordes? Dé­ 1

ployez votre puissance et venez p o u r n o u s s a u v e r . » 1

2

3

4

Jérémie, XXXIV, 17.

Jér., Lament., III, 34, 55, 36. Joël, III, 6 , 7 . V. encore Jérémie,XXII,13.— Amos,VII, 7-17. Prov., XIV, 31. 1er dimanche de l'Ayent, procession; Isaïé, LXIII.


E T L'ESCLAVAGE.

373

« Levez la tête et regardez, car votre rédemption est 1

proche . » « Le Seigneur m ' a envoyé pour prêcher l'Évangile captifs, pour annoncer

2

aux captifs la liberté .

aux

»

« Cieux, envoyez votre rosée et q u e les nuées d o n n e n t passage au Juste, q u e la terre s'ouvre et q u ' e l l e g e r m e le 3

Sauveur, et la justice naîtra e n m ê m e t e m p s . » « Dites à ceux qui ont le c œ u r abattu : prenez courage et ne craignez pas ; Dieu l u i - m ê m e va venir, et il vous sau­ 4

vera . » « Je n e vous affligerai plus, et j e vais rompre vos chaî­ nes;

voilà s u r les m o n t a g n e s les pieds de Celui qui a p ­ 5

porte la bonne nouvelle et q u i a n n o n c e la paix » a Ne crains p l u s , ô J a c o b , m o n serviteur, n'aies pas 6

p e u r , ô Israël, voilà que j e viens te s a u v e r . » « Le Seigneur relève ceux qui sont brisés, et il renverse 7

les desseins des m é c h a n t s . » « Gardez mes j u g e m e n t s et p r a t i q u e z la j u s t i c e ; car le 8

salut est proche et ma justice va se m a n i f e s t e r . «Je briserai votre captivité,

réjouissez-vous, j e suis avec

vous, et j e vous sauverai. 9

« S e i g n e u r , brisez notre captivité .

»

1

Ier dimanche de l'Avent, évang. selon S. Luc, XXI.

2

IIe dimanche de l'Avent, à T i e r c e ; S. Luc, IV.

3

4

5

6

Ibid., procession; Isaïe, XXXV. III dimanche, Communion ; Isaïe, XLV. e

Mercredi des Quatre-Temps, Introït; Nahum, I. Vendredi des Quatre-Temps, Communion; Jérémie, III.

7 Samedi des Quatre-Temps, Graduel; Ps. CXLV. 8

9

IV" dimanche, I n t r . ; Isaïe, LVI. Ibid., aux Vêpres,


374

LE C H R I S T I A N I S M E ET L'ESCLAVAGE.

« S e i g n e u r , q u e faut-il faire? N'écraser pas calomnier et se contenter

1

de son salaire .

personne,

ne

»

« O clef de David, ouvrez au captif la porte de sa prison! Soleil de justice, venez! venez p o u r q u e l ' i n i q u i t é soit 2

a n é a n t i e et q u e la justice r è g n e ! » 3

« J'effacerai l'iniquité de la t e r r e . » « Le S e i g n e u r a dit : Vous êtes m o n fils. Je vous ai en­ gendré aujourd'hui. « Gloire à Dieu au p l u s h a u t des cieux, et paix s u r la terre aux h o m m e s de bonne volonté. « Car le Fils de Dieu a pris la n a t u r e h u m a i n e p o u r la réconcilier avec son a u t e u r . Celui qui a la n a t u r e de Dieu s'est anéanti l u i - m ê m e , prenant

la forme

d'un

esclave,

4

et se r e n d a n t semblable aux h o m m e s . » C'est p a r ce p o r t i q u e merveilleux, a u souvenir de ces prédictions a n t i q u e s , au son de ces chants sublimes, e n t r e les strophes douces à l ' â m e de ce dialogue des prophètes et des apôtres, à travers ces promesses solennelles d'af­ franchissement et de salut, q u e l'Ancien Testament nous p r é p a r e au Nouveau, q u e l'Eglise n o u s conduit au ber­ ceau de Jésus-Christ. Il est temps d'ouvrir l'Évangile,

afin d'assister

au

t r i o m p h e de la paix, de la justice et de la liberté, et de m o n t r e r u n e fois de plus que les esclaves c o m m e les b e r ­ g e r s ont reçu la b o n n e nouvelle a n n o n c é e p a r les Anges. 1

e

Lundi après le IV dim. de l'Avent; S. Luc, III.

2 Grandes antiennes, le 18, le 19, le 2 0 . 3

4

Veille de Noël, off. ; Z a c h . , III. Jour de Noël, messe de la nuit, Intr.; Ps. II — Évang. selon S. Lue, a.

— Sermon de S. Léon. — Grad.; S. Paul aux Philip., u.


CHAPITRE II

1

L'ESCLAVAGE DEVANT LE CHRISTIANISME.

I L'ÉVANGILE.

En général, ceux qui contestent au christianisme la gloire d'avoir aboli l'esclavage, passent vite s u r l'Evan­ gile. Il y est, j ' e n conviens, peu question de l'esclavage, a u m o i n s directement. De savants c o m m e n t a t e u r s ont essayé d e d é m o n t r e r , à l'aide de preuves assez graves, que Notre-Seigneur était venu, à u n e époqueoù il n'y avait plus d'esclavesen Judée; ils affirment que jamais il n ' a eu en face de l u i u n seul 2

p r o p r i é t a i r e d'esclaves ; ils font observer que, choisissant toujours des exemples placés sous les yeux de ceux qui 1

Ai-je besoin de déclarer que, peu confiant en mes propres lumières, j'ai consulté sur tous les textes de savants théologiens? Je désavoue d'avance tout ce qui serait, à mon insu, inexact ou téméraire. - On sait que le serviteur du Centurion est appelé par S. Luc «aïç, puer, et que rien ne prouve que ce serviteur fût un esclave. II.

24*


376

LE C H R I S T I A N I S M E

l'écoutent, il n ' a pas p a r l é du temple de D e l p h e s , de la forêt de Dodone ou de Bacchus ; d e m ê m e il n ' a u r a i t pas fait allusion à l'esclavage q u i ne souillait pas sa vue, et n ' a u r a i t employé le m o t serviteur

q u e d a n s le sens de

1

domestique . 1

Le mot servus introduit dans tous les arguments tirés des textes une

déplorable confusion dont il importe d'être prévenu. Servus bien serviteur

qu'esclave.

signifie aussi

Toutes les paroles de l'Evangile et des É p î -

tres s'appliquent exactement dans les pays où on est servi par des tiques;

domes­

cependant elles ont été prononcées dans des contrées et à une épo­

que où l'esclavage était universel ; il est manifeste qu'elles s'appliquent non moins exactement aux esclaves. signifie-t-il domestique

Quand servus

veut-il dire esclave,

et quand

?

La langue grecque, plus riche, a autant de termes divers que l'expression comporte de nuances ; le terme général, indistinct, est ci'où/.c;, JouXêû»; Xa-psûto, Xarpic, servir comme soldat ou servir Dieu ; oïxsrsôw, OÎXÏTYIÇ, d o ­ mestique; U.'.OOOM, uîcO'.cç, salarié ; ÛTra/c&ûw, Û-T>.OCÇ, suivant, attaché; —

àvtJpâ-c^'v, esclave proprement dit. Dans tous les cas où JoùXo; est employé, auquel de ses synonymes correspond-il? L'hébreu ne distingue pas, il emploie toujours les expressions générales ebedh,

abodha,

abudda,

serviteur, service, servir, qui viennent de abadh-

travailler, — et quelquefois seulement sakir,

salarié. Les deux mots se

trouvent dans un même verset de Job, VII, 2 , 5 . La seule conclusion à tirer de ces difficultés de linguistique, c'est qu'il ne suffit pas que les mots ebedh, àoùXoç, servus,

servant,

knecht,

serviteur,

soient employés dans les diverses traductions des livres saints pour qu'on en conclue qu'il y est question d'esclaves.

C'est par les faits qu'il faut con­

trôler le sens. Ainsi, on a calculé (Barnes, p. 64 et suiv.) que le mot doulos ou servus se rencontre cent vingt-deux

fois dans tout le Nouveau Testament;

sur ce nombre, il signifie : Serviteur de Dieu et du Christ

29 fois

Serviteurs du péché ou du monde Se servir les uns les autres par la charité. Serviteurs des juifs Serviteurs quelconques

G— .

2 — 47 — 58 —

Est-il possible d'affirmer que dans ces derniers exemples, il soit une seule fois question de véritables esclaves? Non; la traduction grecque ne contient


ET L'ESCLAVAGE.

377

Je crois cette preuve contestable et d ' a i l l e u r s s u p e r f l u e . La parole et le regard du Seigneur sortent des étroites catégories inventées p a r les h o m m e s aussi bien q u e des petites frontières de la J u d é e , s'élançant aux extrémités du temps, de l'espace et d u m o n d e c r é é . 11 est dans l'É­ vangile des textes précis q u i c o n c e r n e n t l'esclavage. Ce q u i est vrai, c'est q u e le divin Maître, a t t a q u a n t le ma! à sa racine c o m m e u n chimiste ( q u ' o n m e p a r d o n n e cette comparaison) q u i , sans tenir compte des composés, aurait la puissance d'agir directement s u r les corps s i m ­ ples, n e qualifie pas p a r l e u r n o m les résultats variés de la corruption h u m a i n e , il va droit a u x péchés capitaux, à l'orgueil, à la paresse, au vol, à l'homicide, e t , les con­ d a m n a n t , il c o n d a m n e du m ô m e mot le j o u g homicide que l'orgueil et la paresse imposent à un être privé de son p r e m i e r bien qui est la liberté. Ne dites d o n c pas q u e l'Évangile r e n f e r m e peu de textes contre l'esclavage, car il renferme des textes n o m b r e u x et foudroyants

contre

les vices qui en sont la cause et la suite. Mais vous pou­ vez affirmer qu'il n e contient pas une p h r a s e , pas un mot en faveur

de l'esclavage.

Voici cependant un texte q u i est allégué : Saint Luc, c h a p . XII : « 4 7 . Ille a u t e m servus

q u i cognovit voluntatem Do-

m i n i s u i et non praeparavit, et non fecit s e c u n d u m vo­ l u n t a t e m ejus, vapulabit

multis.

pas une seule fois le mot andrapodon, drapodistès,

marchand d'hommes,

bien que le mot corrélatif an-

plagiarius,

se lise

dans S.

Paul

(I Tim. I, 10). Ne nous attachons donc pas aux. mots, mais seulement au sens et aux cir­ constances dans lesquelles ces mots sont employés.


378

LE CHRISTIANISME

« 4 8 . Qui autem non cognovit et fecit digna vapulabit

paucis...

« Le serviteur

plagis,

» ou l ' e s c l a v e qui a connu la volonté de

son m a î t r e et ne s'est pas tenu prêt, et n ' a pas agi selon ses o r d r e s , sera frappé de plusieurs c o u p s . « Celui qui n e l'a pas c o n n u e , mais a fait des choses q u i m é r i t e n t des coups, en recevra m o i n s . » On conclut de ce texte que Notre-Seigneur l u i - m ê m e autorise l'esclavage et les peines corporelles. Je p o u r r a i s m e b o r n e r à r e m a r q u e r q u e le divin Maître tire un exemple de la vie u s u e l l e des J u i f s ; qu'il en agit ainsi dans toutes ses paraboles sans q u ' o n transforme en lois les exemples a l l é g u é s . Mais q u ' o n lise la p a r a b o l e tout entière et q u ' o n la re­ lise dans saint Matthieu (chap. XXIV, 4 2 - 5 1 ) . Elle recom­ m a n d e de se t e n i r prêt en vue des r é c o m p e n s e s et des peines de la vie éternelle. Elle p a r l e de c h â t i m e n t s appli­ qués à un é c o n o m e , dispensator

(Saint Luc, 4 2 ) , qui a

autorité sur tous les autres serviteurs économe méchant, et les servantes

qui s'enivre

(Saint Matthieu, 4 5 ) ,

et bat les autres

serviteurs

(Saint Luc, 4 5 ; Saint Matthieu, 4 9 ) , ou

b i e n fait des choses dignes de coups, digna plagis

(48).

Ces coups, il les recevra, ou, c o m m e le dit saint Matthieu : « 5 1 . Il sera séparé et aura pour partage avec

les hypocrites,

d'être

là où il y aura des pleurs et des

puni grin­

cements de dents, q u a n d le m a î t r e arrivera au j o u r qu'il n'attend pas. » Qu'on le r e m a r q u e , ce n'est pas aux esclaves seuls q u e s'adresse ce s e r m o n s u r la vigilance, c'est à tous les h o m ­ mes.

Cela est évident, en o u t r e cela est textuel. « Vous


379

ET L'ESCLAVAGE.

êtes semblables à des hommes qui attendent l e u r maître; hominihus

expectantibus d o m i n u m (36), » voilà le début.

Au milieu de la parabole, saint Pierre i n t e r r o m p t et de­ m a n d e (41) : « Seigneur, est-ce à nous seuls que vous dites cette parabole ou à tous ? » Or le Seigneur continue de ma­ nière à ne pas laisser en douter, et il conclut ainsi (48) : « Car, à tout homme à qui il a été donné beaucoup, il sera d e m a n d é beaucoup, et plus il lui aura été confié, plus il lui sera d e m a n d é . » Mais, quel est donc cet h o m m e à qui il a été confié beaucoup, cet h o m m e qui a été établi s u r les autres serviteurs? Est-ce le m a î t r e ? Est-ce l'esclave? Les sain­ tes et terrifiantes paroles de Jésus-Christ tombent sur le possesseur d'esclaves ; c'est lui qui m a n g e , boit, s'enivre, bat les serviteurs et les servantes, oublie le j o u r du j u g e ­ m e n t . C'est à lui qu'il sera r e d e m a n d é beaucoup, et non pas au pauvre noir qui a si peu reçu. Ici donc, le maître c'est Dieu, l'esclave, c'est, le planteur ! Voilà, en vérité, un texte h e u r e u s e m e n t choisi! Continuons. A quel chapitre emprunte-t-on cette parabole, p o u r en faire la consécration de la propriété des esclaves? Précisément au chapitre où Notre-Seigneur refuse

de

t r a n c h e r les questions de propriété, 14 : « Quis

me

constituit

judicem

aut divisorem

super

vos?»

pose cette admirable règle, 51 : « Cherchez royaume

de Dieu et sa justice;

d'abord

le

» — où il exhorte au r e ­

noncement, 5 5 : « Vendue qux mosijnam;

— où il

possidetis et date elee-

» — où il reproche aux h o m m e s de n'être pas

justes, 57 : « Quid autem et a vobis ipsis non

judicatis


380

LE CHRISTIANISME

quod justum est? » — où il recommando la réconcilia1

lion, sous peine d'enfer, 5 8 , 5 9 . Quereste-t-il de celle citation malencontreuse? choisie pour justifier l'esclavage, elle le condamne énergiquement. Veut-on d'ailleurs des textes précis contre l'esclavage? Qu'on ouvre le même évangile selon saint Luc. Dès les premiers chapitres, saint Jean-Baptiste annonce NotreSeigneur en ces termes : « Chap. III, 1 6 . iL en viendra que

un autre plus puissant

moi...

« 1 7 . Il prendra aire...

le van en main,

et nettoiera

son

»

Au ch. IV, Jésus baptisé commence son ministère en triomphant du démon, puis, revenu à Nazareth, quelle est sa première parole? « 16. Il entra,

selon sa coutume,

le jour du Sabbat

dans la synagogue,

et il se leva pour

lire.

« 17. On lui présenta rayant

ouvert, il trouva

le livre

du prophète Isaïe, et

le lieu oh ces paroles

étaient

écrites : « 18. L'Esprit du Seigneur s'est reposé sur moi; il m'a consacré par son onction; LA BONNE

NOUVELLE

il m'a envoyé pour ANNONCER

AUX PAUVRES, POUR GUÉRIR CEUX QUI

ONT LE CŒUB BRISÉ. « 19. POUR ANNONCER AUX CAPTIFS LEUR DÉLIVRANCE (la

Vulgate et l'hébreu disent : captivis libertutem et clausis apertionem), 1

POUR RENVOYER LIBRES CEUX QUI SONT BRISÉS

V. aussi S. Matthieu, VI, 25 et suiv., vu, 25, 2 .


ET L'ESCLAVAGE.

381

SOUS LEURS FERS, POUR PUBLIER L'ANNÉE FAVORABLE DU SEI­

GNEUR (selon tous les interprètes, l'année d u Jubilé où les esclaves étaient libres), et le jour où il se vengera de ses

ennemis. « 2 1 . C'est AUJOURD'HUI que celte Ecriture

venez d'entendre

est accomplie.

que vous

»

Ce texte m e paraît décisif. Impossible de soutenir qu'il est figuré; car le v. 18 est certainement sans figure, et le v. 21 ne laisse aucun doute. Ainsi pourquoi NotreSeigneur a-t-il été envoyé? Pour a n n o n c e r aux leur délivrance,

renvoyer

leurs fers et publier

captifs

libres ceux qui sont brisés sous

le Jubilé qui affranchit

les esclaves?

On n'a pas, selon m o i , assez r e m a r q u é , d'autre p a r t , combien Noire-Seigneur se sert souvent du mot

esclave,

dans u n sens assurément bien nouveau. Lui qui était venu, p r e n a n t la forme d ' u n esclave, formam 1

cipiens ,

et devait m o u r i r d u supplice des esclaves, et

e m m e n e r captive la captivité, captivam 2,

tem

servi ac-

il transfigure ce mot : servus

duxit

captivita-

devient Te nom de

ceux qui se donnent à Dieu, servi Dei ; la sainte Vierge l'emploie la p r e m i è r e : Ecce ancilla

Domini.

Bien plus,

ce mot exprime le devoir de ceux qui c o m m a n d e n t : « Matth., xx, 27 . . . Que celui qui voudra être le pre­ mier d'entre vous soit votre

esclave.

Mattli., x, 24 . . . « Le disciple n'est point au-dessus du maître, ni l'esclave au-dessus de son s e i g n e u r . « C'est assez au disciple d'être comme son m a î t r e et à l'esclave d'être comme son 1

2

seigneur.

S. Paul, Philip., II, 5. Office du dimanche dans l'Octave de l'Ascension.


382

LE C H R I S T I A N I S M E

Saint L u c , XII, 57. « H e u r e u x ces esclaves q u e le m a î t r e à son arrivée trouvera veillants ! Je vous dis en vérité q u e s'étant ceint, il les fera mettre à table et qu'il ira et viendra pour les servir.

»

Ce mot transfiguré passe dans la l a n g u e de la foi et de l ' h o n n e u r . On lit s u r les lombes des chrétiens : « I n g e n u u s n a t u , servus

autem

Christi.

» On lit s u r l'écus-

son des chevaliers : « Je sers. » La race a b a n d o n n é e des serviteurs forcés sera affranchie. La g r a n d e famille des serviteurs volontaires de la charité va p a r a î t r e s u r la t e r r e . Mais cessons de c h e r c h e r avec u n e m i n u t i e u n peu trop étroite des textes où figure le mot esclave.

C'est l'Évan­

gile tout e n t i e r qu'il faut lire. J'ai h o r r e u r de ceux qui le divisent, de ceux q u i , attentifs à répéter aux h o m m e s ce q u ' i l l e u r ôte, ne l e u r redisent j a m a i s tout ce q u ' i l l e u r apporte, p a r l e n t de soumission, j a m a i s

de l i b e r t é ;

de

c r a i n t e , j a m a i s d ' a m o u r ; de p é n i t e n c e , j a m a i s d'allé­ gresse. J ' a i m e l'Évangile tout e n t i e r , et j e ne s é p a r e pas ses r i g u e u r s de ses tendresses. Suivons donc Jésus s u r cette m o n t a g n e bénie d'où sont tombées ces paroles adorables et é t o n n a n t e s : « H e u r e u x les pauvres ! H e u r e u x ceux q u i p l e u r e n t ! Malheur à vous, r i c h e s ! » Prêtons u n e oreille attentive à ces suaves paroles q u e le Maître, après de justes reproches à sa p a ­ t r i e , adresse au reste des h o m m e s : « V e n e z à m o i , vous tous qui travaillez et q u i êtes c h a r g é s , et je vous s o u l a g e r a i . » (Matth., XI, 2 8 ) . Écoutons en t r e m b l a n t la sentence du j u g e m e n t

der­

n i e r :« ... J'étais captif et vous êtes venu à m o i . . . . Autant de fois q u e vous l'avez fait à l ' u n de ces p l u s petits d ' e n t r e


ET L'ESCLAVAGE.

383

mes frères, c'est à moi-même que vous l'avez fait. » (Matlh., XXV, 34, 4 0 ) . Recueillons de la bouche même du Roi du monde cette doctrine nouvelle de l'autorité sur la terre : Matthieu XX, 26 :« Que celui qui voudra devenir grand parmi vous soit votre serviteur. « 2 8 . Le Fils de l'Homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Ibid.] Saint Marc, x, 42-45.) Luc,

XXII, 2 5 ,

26

et

« 2 7 . Lequel est le plus grand de celui qui est à table ou de celui qui sert? n'est-ce pas celui qui est à table? Et néanmoins je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » Matthieu, XXIII, 8 : « Qu'on ne vous appelle point maî­ 1

t r e s , parce que vous n'avez qu'un seul maître,

qui est le

Christ, et vous êtes tous frères. « 1 1 . Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur. « 2 5 . Malheur à vous, hypocrites, qui payez la dîme après avoir abandonné ce qu'il y a de plus important dans la loi, c'est-à-dire la justice,

la miséricorde et la bonne

foi! C'étaient là les choses qu'il fallait

pratiquer

sans

omettre les autres. » Souvenons-nous de toutes ces divines et fortes paroles qui ont fondé la dignité et la liberté morale de la con­ science h u m a i n e , préparé l'homme nouveau et la société moderne, réhabilité le travail et la pauvreté, condamné 1

Qu'on ne dise point que maître signifie docteur, car ce sens vient à son tour dans te verset suiv., 8 : « Qu'on ne vous appelle point docteurs, ear vous n'avez qu'un seul docteur qui est le Christ.


384

LE C H R I S T I A N I S M E

l'oisiveté, la cupidité, la colère, c o m m u n i q u é u n accent i n c o n n u au mot j u s t i c e , plus souvent répété dans l'Evan­ gile q u e le mot m ê m e de c h a r i t é , enfin d o n n é p o u r la p r e m i è r e fois u n sens vrai a u n o m de frères, j u s q u e - l à dérision et m o q u e r i e , car la fraternité n ' é t a i t , selon la forte expression d ' u n e f e m m e , q u e le r o m a n du g e n r e h u m a i n , le fratricide en était l'histoire. L ' h o m m e est égal à l ' h o m m e ; le travail est n o b l e , il est le devoir de t o u s ; ces deux idées de plus dans le m o n d e sont la con­ d a m n a t i o n et la fin de l'esclavage. P u i s , achevons et r é s u m o n s en lisant au m a î t r e d ' e s ­ claves ces sentences s u p r ê m e s , colonnes de la m o r a l e : « Vous adorerez le S e i g n e u r votre Dieu, et vous ne ser­ virez que lui

seul.

« Traitez les h o m m e s de la m ê m e m a n i è r e que voudriez VI,

vous-même

qu'ils

vous traitassent.

vous

» (Saint Luc,

31.) « Faites aux h o m m e s ce q u e vous désirez qu'ils vous fas­ 1

s e n t ; car c'est là la loi et l e s p r o p h è t e s . (Matth., VII, 12.) « Aimez le prochain comme vous-même.

»

Je défie le planteur le p l u s insensible d'aller, aussi­ tôt après avoir e n t e n d u ces paroles, d ' a l l e r au m a r c h é acheter des esclaves, et je défie le c r i t i q u e le p l u s résolu de s o u t e n i r , après les avoir l u e s , q u e l'Evangile ne con­ d a m n e pas l'esclavage. Après le m a î t r e , écoutons les disciples. 1

On a osé plaisanter sur ce divin commandement. Le mendiant peut dire au roi : « Donnez-moi la couronne, car vous la désireriez à ma place. — On oublie cet autre commandement : Vous ne désirerez rien d'injuste. Mais dé­ sirer être libre, n'est-ce pas justice?


ET L'ESCLAVAGE

385

II

LES ACTES DES APOTRES ET LES E N T R E S .

On sait que les Actes des Apôtres, écrits par saint Luc, présentent le tableau de l'Eglise primitive. Y est-il ques­ 1

tion des esclaves ? pas une seule fois. On y voit que les princes des apôtres travaillaient de leurs m a i n s ; on n'y lit pas qu'ils se fissent servir par des esclaves. Prétendra-t-on que les apôtres et les premiers chré­ tiens pratiquaient le communisme, et qu'ils ne peuvent parler d'esclaves, puisqu'ils n'admettaient pas la pro­ priété privée? C'est là, pour le dire en passant, une absurdité gra­ tuite, très-souvent répétée à cause de ce texte : Act., ch. IV, 3 2 . — La multitude de ceux qui croyaient n'avaient

qu'un cœur et qu'une âme : et nul ne considérait comme étant à lui en particulier,

ce qu'il possédait

mais toutes choses étaient

com­

munes entre eux.

Mais les versets

suivants

démontrent

manifeste­

ment que les croyants vivaient ainsi pour pratiquer la 1

On lit seulement que Paul et Silas, étant a Philippe, colonie romaine,

rencontrèrent une esclave qui, possédée du démon, rapportait beaucoup à ses maîtres par ses divinations ; or, sans souci du profit des maîtres, les Apô­ tres chassèrent l'esprit qui possédait cette femme, et les maîtres, privés de leur gain, firent prendre, emprisonner et fouetter les Apôtres. [Actes, XXI, 16-23.)

II.

25*


386

LE

CHRISTIANISME

charité, n u l l e m e n t p o u r p r a t i q u e r le c o m m u n i s m e . En effet : 34. Il n'y avait aucun pauvre parmi eux, parce que tous ceux qui possédaient quelques fonds de terre ou des maisons les vendaient et en apportaient le prix, 55. Qu'ils mettaient aux pieds des apôtres, et ou le distribuait ainsi à chacun selon qu'il en avait besoin.

Les versets 5 6 , 5 7 , nous m o n t r e n t B a r n a b é d o n n a n t cet exemple, puis, au chap. v, 1-12, nous voyons Anan i e et Saphire frappés de m o r t , p o u r q u o i ? non p a r c e qu'ils n ' o n t pas apporté l e u r s biens en c o m m u n , mais parce qu'ils o n t m e n t i , déclarant les d o n n e r , tandis q u ' i l s en retenaient u n e partie. E n effet, saint P i e r r e dit à Ananie : 5

Comment Satan a—t—il tenté votre cœur, pour vous porter

à mentir au Saint-Espi it et à détourner une partie du prix de ce fonds de terre ? 4. Ne demeurait-il

pas toujours à vous, si vousl'aviezv o u l ugar­

der? Et même après l'avoir vendu, le prix n'en était-il'pas à vous?...

encore

Ce n'est pas aux hommes que vous avez menti, mais à

Dieu.

Ces textes consacrent donc parfaitement le droit de propriété privée, bien loin de l'abolir, et le silence des apôtres s u r la p r o p r i é t é des esclaves n e peut être a t t r i b u é à leur p r é t e n d u e opinion sur le droit de p r o p r i é t é en lui-même. Aucun

trait, a u c u n mot,

vèle, dans les apôtres et

a u c u n détail q u i n e r é ­ dans

les p r e m i e r s

fidèles,

la conviction la plus p u r e et la p l u s pratique de la fraternité des h o m m e s , si nettement professée p a r saint


ET L'ESCLAVAGE.

387

P a u l devant l'Aréopage (Actes, XXII, 2 5 , 2G). « Ce Dieu que vous adorez sans le connaître c'est celui que j e vous a n n o n c e . . . c'est lui qui a fait naître d'un seul sang

toutes

les nations des hommes p o u r h a b i t e r toute la terre, dans le t e m p s et avec les bornes qu'il a d é t e r m i n é s . » On sait d'ailleurs q u ' u n esclave, p o u r être a d m i s au sacerdoce, devait être mis en l i b e r t é ; l'esclave Onésyme fut affran­ chi avant d'être diacre, puis il devint évêque, bien q u ' a n ­ cien esclave. Les Épîtres furent composées, soit p o u r développer aux fidèles les règles de la foi et de la m o r a l e , soit p o u r résis­ ter aux p r e m i e r s mouvements q u i les portaient vers l'a­ gitation ou vers l ' e r r e u r .

Les r e c o m m a n d a t i o n s

que

c o n t i e n n e n t les Epîtres dénotent donc les points où l'au­ torité del'Église était déjà obligée de se manifester, et les conseils de patience donnés aux esclaves peuvent p r o u ­ ver q u e la loi nouvelle les inclinait à l'impatience d'un joug dont ils sentaient mieux l'injustice. Mais, quoi qu'il en soit, ces conseils sont positifs. Il est nécessaire de les analyser, et d'abord de les connaître. Tous les textes de saint Paul et de s a i n t Pierre

qui

p a r l e n t des esclaves peuvent être divisés en deux catégo­ ries : les u n s enseignent avec énergie le devoir du travail et de l'égalité des h o m m e s ; les autres r e c o m m a n d e n t aux esclaves la soumission, aux maîtres la bonté et la justice. En g é n é r a l , on ne cite ces textes que p a r extrait, et on ne les cite pas tous. J'ai p r i s à tâche de les r e c h e r c h e r avec le plus grand soin, et je d e m a n d e la liberté de r e ­ p r o d u i r e en entier ces vénérables articles de la charte de l'égalité c h r é t i e n n e .


388

LE

CHRISTIANISME

Je suivrai, p o u r les textes de saint P a u l , l'ordre chro­ nologique tel q u e l ' i n d i q u e d o m Calmet : 1er Épître

aux Thessaloniciens,

an 52 de Jésus-Christ :

C H . IV, 10, 11. Je vous exhorte à travailler de vos propres mains, ainsi que nous vous l'avons ordonné... Afin que vous vous mettiez en état de n'avoir besoin de personne. me

II

Épître

:

C H . III, 40. Celui qui ne veut point travailler ne doit pas manger. 11.

Nous apprenons qu'il y a parmi vous quelques gens inquiets

qui ne travaillent point... 12. Nous ordonnons à ces personnes et nous les conjurons par Noire-Seigneur Jésus-Christ de manger leur pain en travaillant en si­ lence.

Epître aux Galates, an 55 de Jésus-Christ: C H . III, 28. Il n'y a plus maintenant ni de juif ni de gentil, ni d'esclave ni de libre, ni d'homme ni de femme, mais vous n'êtes tous 1

qu'un en Jésus-Christ . Ch. IV, 7. Aucun de vous n'est maintenant serviteur, mais enfant. 3 1 . Nous ne sommes point les enfants de la servante, mais de la femme libre, et c'est Jésus-Christ qui nous a acquis cette liberté. Cu. v, 1 5 . Mes frères, vous êtes appelés à un état de liberté ; ayez soin seulement que cette liberté ne vous serve pas d'occasion pour vivre selon la chair, mais assujettissez vous les uns aux autres par une cha­ rité spirituelle. 14. Car toute la loi est renfermée dans ce seul précepte: vous ai­ merez votre prochain comme vous-même.

1

Les Juifs regardaient avec une hauteur dédaigneuse tous ceux qui n'étaient

pas Juifs; les Grecs ceux qui n'étaient pas Grecs; ils les estimaient es­ claves par nature et d'une race inférieure

L'intelligence de cette parole

de S. Paul suppose la connaissance du sentiment d'Aristote (Mœlher, ch. III).


ET L'ESCLAVAGE.

389

15. Que si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne vous consumiez les uns les autres. re

I

Épître aux Corinthiens,

an 56 de Jésus-Christ :

CH. VII, 2 0 . Que chacun demeure dans l'état où il était quand Dieu l'a appelé. 2 1 . Avez-vous été appelé à la foi étant esclave? Ne portez point cet état avec peine, mais plutôt faites-en un bon usage, quand même 1

vous pourriez devenir libre . 2 2 . Car celui qui, étant esclave, est appelé au service du Seigneur, devient affranchi du Seigneur, et de même celui qui est appelé, étant libre, devient esclave de Jésus-Christ. 2 5 . Vous avez été achetés d'un grand prix ; ne vous rendez pas esclaves des hommes. 3 5 . Je vous dis tout ceci pour votre avantage, non pour vous ten­ dre un piége, mais pour vous porter seulement à ce qui est de plus saint et vous donner le moyen de prier Dieu sans empêchement. C H . X I I , 1 5 . Nous avons tous été baptisés dans le même esprit, pour n'être tous ensemble qu'un même corps, soit juifs ou gentils, soit esclaves ou libres. Et nous avons tous reçu un même breuvage pour n'être qu'un même esprit. 14. De même le corps n'est pas un seul membre, mais plusieurs. 2 2 . Or, les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires. 2 3 . Nous entourons même de plus d'honneur les parties du corps qui paraissent les moins honorables. 2 7 . Or vous êtes le corps de Jésus-Christ et les membres les uns des autres. me

II Épître aux Corinthiens : 1

Peut-on comprendre que M. de Cassagnae traduise ainsi ce texte remar­

quable : Si tu peux

avoir ta liberté,

reste d'autant

plus en

servitude.


390

LE C H R I S T I A N I S M E

CH. X I , 2 0 . Vous souffrez qu'on vous réduise en servitude, qu'on vous dévore, qu'on vous dépouille, qu'on vous abaisse, qu'on vous frappe à la face. Epître

aux Romains,

an de Jésus-Christ, 5 8 :

C H . I I , 1 1 . Dieu ne fait point acception de personnes.

On p e u t ajouter même

Epître

:

C H . V I , 1 6 . Ne savez-vous pas q u e , de qui que ce soit que vous vous soyez rendus esclaves pour lui obéir, vous demeurez esclaves de celui à qui vous obéissez, soit du péché pour y trouver la mort, soit de l'obéissance pour y trouver la justice? 18. Affranchis du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice. 2 1 . Quel fruit tiriez-vous alors de ce dont vous rougissez main­ tenant?... 22. Mais à présent que vous êtes affranchis du péché et devenus esclaves de Dieu, le fruit de cet esclavage est votre sanctification, et la vie éternelle en sera la fin. 23. Car le salaire du péché est la mort, mais le don de Dieu à ses serviteurs est la vie éternelle par Jésus-Christ Notre Seigneur.

Dans tout ce passage, saint Paul s'adresse aux R o m a i n s q u i p r a t i q u a i e n t l'esclavage, et il p a r l e p a r figure de l'assujettissement au péché ou à la j u s t i c e . Mais q u i d o n c trouvera dans ces paroles u n e consécration de l'esclavage? Que l'on mette partout le m o t : serviteur mot : esclave,

à la place d u

et le sens reste le m ê m e . Rien p l u s , q u ' o n

serre les mots de p r è s , et l'on r e m a r q u e r a : 1° Qu'il s'a­ git d ' u n assujettissement volontaire

; 2° q u ' o n peut s'en

affranchir; 3° q u ' i l c o m p o r t e u n salaire.

Or, l'esclavage

n'est pas volontaire, n ' a pas de t e r m e , n'est p a s s a l a r i é . Donc la figure m ê m e dont se sert saint Paul n e peut s'entendre q u e du service p r o p r e m e n t d i t .


ET

Même Epître

391

L'ESCLAVAGE

:

CH. XIV, 1. Demeurez unis avec celui qui est faible dans la foi, sans contester avec lui sur ses sentiments. 4 . Qui êtes-vous* pour juger le serviteur d'autrui? C'est à son maî­ tre à voir s'il demeure ferme ou s'il tombe ; mais il demeurera ferme parce que Dieu est puissant pour l'affranchir.

Il est trop évident q u e le m a î t r e ici, c'est Dieu, et q u e le serviteur

n ' e s t p a r conséquent pas u n esclave.

C'est e n ­

core u n e allusion aux m œ u r s des R o m a i n s . Toutes les a u t r e s É p î t r e s aux Eglises sont d e la m ê m e a n n é e de Jésus-Christ, 6 2 . Epître

aux Ephésiens,

a n de Jésus-Christ, 6 2 :

CH. VI, 5. Vous, serviteurs, obéissez à ceux qui sont vos maîtres selon la chair, avec crainte et avec respect, dans la simplicité de votre cœur, comme à Jésus-Christ même. 6. Ne les servez pas seulement lorsqu'ils ont l'œil sur vous, comme si vous ne pensiez qu'à plaire aux hommes; mais faites de bon cœur la volonté de Dieu, comme étant serviteurs de Jésus-Christ. 7. Et servez-les avec affection, regardant en eux le Seigneur, et non les hommes. 8. Sachant que chacun recevra du Seigneur la récompense du bien qu'il aura fait, soit qu'il soit esclave, ou qu'il soit libre. 9. Et vous, maîtres, témoignez de même de l'affection à vos s e r ­ viteurs, ne les traitant point avec rudesse et avec menace, sachant que vous avez les uns et les autres un maître commun dans le ciel, qui n'aura point d'égards à la condition des personnes.

C'est la lin de cette belle et t e n d r e Épître d o n t le cha­ p i t r e IV c o m m e n c e p a r ces s u b l i m e s paroles :


392

LE C H R I S T I A N I S M E

C H . IV, 1 . Je vous conjure donc, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, de vous conduire d'une manière qui soit digne de l'état auquel vous avez été appelés. 2 . Pratiquant en toutes choses l'humilité, etc. 4. Vous n'êtes tous qu'un corps et qu'un esprit, comme vous avez tous été appelés à une même espérance. 5. Et qu'il n'y a qu'un Seigneur, qu'une foi et qu'un baptême, 6. Qu'un Dieu, père de tous, qui est au-dessus de tous, qui étend sa Providence sur tous, et qui réside en nous tous. 7. La grâce a été donnée à chacun de nous selon la mesure du don de Jésus-Christ. 8. C'est pourquoi l'Écriture dit qu'étant monté en haut, il a mené captive une multitude de captifs, et a répandu ses dons sur les hommes. 2 5 . Nous sommes membres les uns des autres.

Epître aux Philippiens,

a n de Jésus-Christ, 6 2 :

C H . I I , 7. Il s'est anéanti prenant la forme d'un esclave.

Epître aux Colossiens, a n de Jésus-Christ, 6 2 : C H . III, 10. Revêtez-vous de l'homme nouveau. 1 1 . Où il n'y a de différence ni de gentil et de juif, ni de circoncis et d'incirconcis, ni de barbare et de scythe, ni d'esclave et de libre ; mais où Jésus-Christ est tout en tous. 2 2 . Serviteurs, obéissez en tout à ceux qui sont vos maîtres selon la chair, ne les servant pas seulement lorsqu'ils ont l'œil sur vous, comme si vous ne pensiez qu'à plaire aux hommes, mais avec simpli­ cité de cœur et crainte de Dieu. 2 3 . Faites de bon cœur tout ce que vous ferez, comme le faisant pour le Seigneur et non pour les hommes. 24. Sachant que c'est

du Seigneur que vous recevrez l'héritage

du ciel pour récompense, c'est le Seigneur Jésus-Christ que vous devez servir. 2 5 . Mais celui qui agit injustement recevra la peine de son injus­ tice, et Dieu n'a point d'égard à la condition des personnes.


ET

393

L'ESCLAVAGE.

C H . I V , 1. Vous, maîtres, rendez à vos serviteurs ce que l'équité et la justice demandent de vous, sachant que vous avez aussi bien qu'eux un maître qui est dans le ciel. » Epitre aux Hébreux : C H . I I , 16. Il (Jésus-Christ) ne s'est pas rendu le libérateur des anges, mais le libérateur de la race d'Abraham. CH.

XIII,

3.

Souvenez-vous de ceux qui sont dans les chaînes,

comme si vous étiez vous-mêmes enchaînés avec eux. Après les É p î t r e s a u x Églises, v i e n n e n t les É p î t r e s d e saint P a u l aux c o m p a g n o n s de ses t r a v a u x ,

Timothée,

Tite, P h i l é m o n ; les r e c o m m a n d a t i o n s sont p l u s

confi­

dentielles, et l'apôtre d o n n e à ses confidents les motifs de sa conduite : re

1

Epître

à Timothée,

an de Jésus-Christ 64 :

C H . I, 9. « La loi n'est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les insoumis, les impies... 10. « Les fornicateurs, les abominables, ceux qui volent des hom­ mes libres pour en faire des esclaves, etc. 1. 1

C'est ainsi que dom Calmet et l'abbé de Vence traduisent. Quelques tra­ ductions françaises portent : les voleurs d'esclaves; les traductions anglaises disent : menstealers; le latin dit : plagiarii, le grec : м^я-т^а-г,;. Or les dictionnaires (V. Facciolali, Freund, Quicherat) traduisent comme don Calmet. Ce mot plagiarius, passé dans notre langue pour désigner le forban littéraire qui pille les œuvres d'autrui, vient non pas de plaga, coup, mais de plaga, filet. C'est un terme juridique qu'il faut interpréter par les textes de droit. Or ces textes nous apprennent nettement que le pla­ giaire était celui qui volait un homme libre pour en faire un esclave. Ce n'est que postérieurement et par extension qu'on a désigné par le même mot le voleur d'esclaves. Voici ces textes empruntés aux Pandectes, liv. XLVIII, tit. xv. De lege Fabia, de plagiariis (Pothier, tome III, p. 4 2 4 ) . Cette loi Fabia ou Favia paraît antérieure à Cicéron, Or. pro Rabirio, n° 3. P.

ULPIEN,

lib. I, Regul. Si liberum hominem emptor sciens

emerit,


394

LE CHRISTIANISME

C H . V I , 1 . Que tous les serviteurs qui sont sous le joug , sachent qu'ils sont obligés de rendre toutes sortes d'honneurs à leurs maîtres,

afin de n'être pas cause que Von blasphème contre le nom et la doctrine de Dieu. 1

2 . Que ceux qui ont des maîtres fidèles ne les méprisent point, parce qu'ils sont leurs frères; mais qu'ils les servent encore mieux parce qu'ils sont fidèles et plus dignes d'être aimés, comme étant par­ ticipants de la même grâce.

Epître à Tite, an de Jésus-Christ, 64 : C H . I I , 9. Exhortez les serviteurs a être bien soumis à leurs maî­ tres, à leur complaire en tout, à ne les point contredire. 10. A ne détourner rien de leur bien, mais à témoigner en tout une entière fidélité, afin que leur conduite fasse révérer à tout le

monde la doctrine de Dieu, notre Sauveur. capitale ditor

crimen

eum ex lege

advenus

quoque fit obnoxius,

De même conditionem

DIOCLÉTIEN

et

ejus, invitum

MAXIMIEN,

quo ven­

Fabia de plagio nascitur,

si sciens liberum

esse

vendiderit.

1. X V , Col. 20, h. tit. Liberum

venumdando,

plagii

criminis

pœna

sciens tenetur.

La même loi étend la peine aux voleurs d'esclaves ; un rescrit d'Adrien témoigne que cette analogie n'est pas incontestablement admise: Plane autern scire debet (judex) terceptos

posse aliquem furti

teneri, nес idcirco

tamen

statim

crimine

ob servos alienos

plagiarium

esse

in-

existimari

(Callistr., lib. VI, De cognition.). Plus tard la peine devient pécuniaire. Mais Constantin la maintient capitale contre les voleurs d'enfants, plagiarii, infligunt

parentibus

orbitates

qui viventium

filiorum

miserandas

(I.XVI, Cod. 9, 20 h. tit,).

Il nous a paru utile d'établir le vrai sens de ce texte infiniment curieux de S. Paul, par lequel, assimilant aux criminels les plus abominables ceux qui réduisent en servitude un homme libre, il condamne l'origine même de tout esclavage, celui qui prend l'esclave, celui qui le vend, celui qui l'achète. Telle est d'ailleurs la prescription formelle de l'Ancien Testa­ ment, Exod. XXI, 16 : Celui qui aura enlevé un homme, et qui l'aura vendu, ou entre les mains duquel il aura été trouvé, sera puni de mort. Même loi Deuuer, XXIV, 7. 1

Ce mot indique clairement que le § 1 s'adresse aux serviteurs qui ont des maîtres païens, le § 2 a ceux qui ont des maîtres chrétiens.


ET L'ESCLAVAGE.

3 9 5

1 1 . Car la grâce de Dieu, notre Sauveur, a paru pour tous les hommes. Nous omettons à dessein l ' É p î t r e de saint Paul à P h i l é m o n , p o u r y r e v e n i r u n peu p l u s loin, après avoir cité les textes d e saint P i e r r e . Ire Epître

:

C H . II, 1 3 . Soyez soumis pour l'amour de Dieu, à toutes sortes de personnes. 15.

Car c'est là la volonté de Dieu que par votre bonne vie vous

fermiez la bouche aux hommes ignorants et insensés, 1 6 . Étant libres,

non pour vous servir de votre liberté comme

d'un voile qui couvre vos mauvaises actions, mais pour agir en servi­ teurs de Dieu... 1 8 . Serviteurs, soyez soumis à vos maîtres avec toute sorte de respect, non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais même à ceux qui sont rudes et fâcheux 1 9 . Car ce qui est agréable à Dieu, c'est que, pour l'amour de Lui, vous supportiez les épreuves

injustes.

Les Épîtres de saint Jacques et d e saint J e a n n e contien­ n e n t rien d e spécial s u r la s e r v i t u d e , et, p o u r t a n t ,

com­

m e n t ne pas r a p p e l e r , à propos de cette i n i q u i t é , ces admirables paroles? Épître catholique de Saint

Jacques.

CH. II, 8 . Si vous accomplissez la loi royale en suivant ce précepte de l'Écriture : vous aimerez

votre prochain

comme

vous-même

;

vous faites bien. 9 . Mais si vous avez égard à la condition des personnes, vous com­ mettez un péché. 1

On cite toujours ce texte, mais sans l'accompagner de ce qui précède et

de ce qui suit : Liberi

patientes

injuste,


396

LE

CHRISTIANISME

CH. v, 1. Vous, riches, pleurez, poussez des cris et des hurlements, dans la vue des misères qui doivent fondre sur vous. 4. Sachez que le salaire que vous faites perdre aux ouvriers qui ont fait la récolte de vos champs crie contre vous, et que leurs cris sont montés jusqu'aux oreilles du Dieu des armées. 9. Voilà que le juge est à votre porte.

I

RE

Epître de saint Jean :

CH III, 1 8 . Mes petits enfants, n'aimons pas de parole, ni de b a ­ gue, mais par œuvre et en vérité.

Je n'ai pas craint de citer ces textes si n o m b r e u x . Qui donc se fatiguerait en lisant l'Evangile et les Épîtres? Ne se sent-on pas au contraire édifié, fortifié, rafraîchi, en écoutant toutes ces paroles si tendres, mais si sages, ces doctrines positives de liberté, d'égalité et de fraternité, mêlées à ces conseils de soumission et de patience, paro­ les, doctrines, conseils, également éloignés de l'Evangile défiguré des révolutionnaires, et de l'Evangile non moins faux des absolutistes? Dans ces mots cent fois relus, on découvre à chaque nouvelle lecture, des surprises et des richesses nouvelles, et on se prend à répéter avec enthou­ siasme ce verset d'un p s a u m e : Seigneur, réjouissantes,

vos paroles sont

comme la découverte d'un abondant

1

butin .

Ira-t-on épiloguer et tenter des interprétations subtiles? Non, non, ces textes doivent être pris respectueusement à la lettre. Partisans de l'émancipation, n'alléguons pas que tous les textes qui prêchent la soumission s'adressent aux serviteurs, aux domestiques, servi, et non aux escla1

Lœtabor ego super eloquia tua, sicut qui invenit spolia multa. Ps. cxvm, v. 162.


ET L'ESCLAVAGE.

397

ves. 11 est parfaitement vrai qu'applicables aux u n s et aux autres, ils sont employés sans modification, dans nos sociétés m o d e r n e s , c o m m e le code des devoirs de tous les gens de service. Mais il n'est pas m o i n s certain q u e les apôtres, entourés d'esclaves, ont p a r l é p o u r les esclaves. Les textes: sive servas sive liber, a u t a n t q u e la tradition n'en laissent pas douter et ne p e r m e t t e n t pas de se réfu­ gier derrière cet a r g u m e n t d'ailleurs i n u t i l e . Ce serait u n e a u t r e subtilité q u e de p r é t e n d r e , d ' a u t r e p a r t , que toutes les paroles favorables à la liberté sont figurées, et n e doivent être entendues que de l'affranchis­ sement m o r a l des â m e s , non de l'émancipation

réelle

des individus. Ah ! je n ' i g n o r e point q u e le vrai chrétien est libre clans les fers, libre entre les m a i n s du b o u r r e a u ; la violence est impuissante à forcer le r e t r a n c h e m e n t i m p é n é t r a b l e de la liberté

d'un

cœur qui croit

en D i e u ;

liberté

s u b l i m e q u i fait les martyrs, et soutient aussi l'héroïsme obscur de tant de victimes patientes d ' u n e pénible vie. Mais n'abusons de r i e n , pas m ê m e de la vertu. Sans la liberté matérielle, la liberté morale, souvent défaillante, est toujours incomplète. Le m a r t y r est l i b r e de détester le supplice , m a i s non de ne pas le s u b i r . P e n d a n t cin­ quante ans, l'esclave a b h o r r e i n t é r i e u r e m e n t ce q u ' o n le contraint à faire, mais il l'aura fait pourtant p e n d a n t cin­ q u a n t e a n s . Dites qu'il est un m a r t y r , m a i s ne dites pas q u ' i l est u n h o m m e l i b r e . S e u l e m e n t , cela est vrai, p l u s il sera m o r a l e m e n t l i b r e , plus la servitude lui pèsera, plus il voudra, plus on voudra avec lui la voir r o m p r e ; l'esclavage d ' u n e â m e basse et servile scandalise à peine;


398

LE CHRISTIANISME

l'esclavage d'une âme libre est u n spectacle intolérable p o u r u n e âme juste. Élever, transformer,

affranchir

l'âme de l'esclave et celle du maître, c'était donc déjà briser la servitude. Les liens qui enchaînaient les âmes devaient tomber les premiers, mais Jésus-Christ a af­ franchi l ' h o m m e entier, l'âme et aussi le corps. Ses paro­ les, les actes qu'elles ont aussitôt inspirés à ses p r e m i e r s disciples, puis à l'Eglise, le démontrent clairement. Si l'on demande à voir u n esclave réellement

af­

franchi de la main d'un apôtre, qu'on soit satisfait! Ce mémorable exemple nous a été conservé dans l'Epître de saint Pau! à Philémon, que nous avons voulu analyser à part et la dernière, parce que, sans

cesse présentée

comme u n e objection, elle nous paraît au contraire u n e preuve aussi touchante que décisive. Philémon était u n riche citoyen de la ville de Colos­ ses; converti par saint Paul avec sa femme Appie, il était devenu le modèle et l'appui des chrétiens de la con­ trée. Un de ses esclaves, Onésyme, ayant volé son maître, prit la fuite, et, arrivé à Rome où saint Paul était p r i ­ sonnier, il alla

le trouver. Saint Paul le reçut avec

charité, le convertit et voulut se servir de lui pour p r ê ­ c h e r la foi. Mais, avant tout, il le renvoie à Philémon, et le charge de porter à son ancien maître, justement irrité, u n e Épitre qu'il convient de citer tout e n t i è r e :

Paul, prisonnier

de Jésus-Christ, et Timothée, son frère, à notre

cher Philémon, notre coopérateur. A notre très-chère sœur Appie à Archippe, le compagnon de nos combats, et à l'Église qui est en votre

maison.


ET L'ESCLAVAGE.

399

Que Dieu noire Père, Jésus-Christ notre Seigneur, vous donnent la grâce et la paix. Me souvenant sans cesse de vous dans mes prières, j e rends grâces à mon Dieu. Apprenant quelle est votre foi envers le Seigneur Jésus, et votre charité envers tous tes saints, Et de quelle sorte la libéralité qui naît de votre foi éclate aux yeux de tout le monde, se faisant connaître par tant de bonnes œuvres qui se pratiquent dans votre maison pour l'amour de Jésus-Christ. Car votre charité, mon cher frère, nous a comblés de joie et de consolation voyant que les cœurs des saints ont reçu tant de soulagement de votre bonté. C'est pourquoi, encore que je puisse prendre

en

Jésus-Christ

une entière liberté de vous ordonner une chose qui est de votre devoir, Néanmoins l'amour que j'ai pour vous fait que j'aime mieux vous supplier, quoique je sois tel que je suis à votre égard, c'est-à-dire quoique je sois Paul, et déjà vieux et de plus maintenant

prisonnier

de Jésus-Christ. Or la prière que je vous fais est pour mon fils Onésyme, que j'ai engendré dans mes liens, Qui vous a été autrefois inutile, mais qui vous sera maintenant trèsutile aussi bien qu'à moi. Je vous le renvoie et je vous prie de le recevoir comme mes en­ trailles. J'avais pensé de le retenir auprès de moi, afin qu'il me rendit quelque service en votre place dans les chaînes que je porte pour l'Évangile. Mais je n'ai rien voulu faire sans votre consentement,

désirant

que le bien que je vous propose n'ait rien de forcé, mais soit entiè­ rement volontaire. Car peut-être qu'il a été séparé de vous pour un temps, afin que vous le recouvriez pour jamais. Non plus comme un simple esclave, mais comme celui qui d'esclave est devenu l'un de nos frères bien-aimés,

qui m'est très-


400

LE CHRISTIANISME

cher à moi en particulier, et qui vous le doit être encore beaucoup plus étant à vous selon le monde et selon le Seigneur. Si donc vous me considérez comme étroitement uni à vous, recevezle comme

moi-même.

Que s'il vous a fait tort ou s'il vous est redevable

de

quelque

chose, mettez cela sur mon compte. C'est moi, Paul, qui vous écris de ma main;

c'est moi qui vous

le rendrai pour ne vous pas dire que vous vous devez vous-même à moi. Oui, mon frère, que je reçoive de vous cette joie dans le Seigneur, donnez-moi au nom du Seigneur cette sensible consolation. Je vous écris ceci dans la confiance que votre soumission me donne, sachant que vous en ferez encore plus que je ne dis. Je vous prie aussi de me préparer un logement, car j'espère que Dieu me redonnera à vous encore une fois par le mérite de vos prières. Epaphras, qui est comme moi prisonnier pour Jésus-Christ, vous salue avec Marc, Aristarque, Dénias cl Luc, qui sont mes aides et mes compagnons. Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec votre esprit. Amen. Saint Jérôme nous apprend q u ' o n a cru celte É p î t r e indigne d'être placée au n o m b r e des écrits c a n o n i q u e s , c o m m e trop familière, et consacrée à un objet trop s p é ­ cial et trop m i n i m e . Mais l'Eglise l'a toujours m a i n t e n u e et nous devons l'en b é n i r , des millions de pauvres escla­ ves l'en bénissent avec nous, c'est u n e lettre adressée de la m a i n de saint Paul, au n o m de Jésus Christ, à tous leurs maîtres chrétiens. On a osé dire que celte lettre con­ sacrait l'esclavage, puisque saint Paul renvoyait un esclave fugitif à son m a î t r e . Sans d o u t e , il le renvoie, mais d ' a ­ bord le docteur des nations a eu la bonté d'enseigner et de convertir cet esclave, ce fugitif, ce voleur; devenu le


ET L'ESCLAVAGE.

401

frère d'Onésyme, mais se souvenant aussi qu'il est le frère de P h i l é m o n , en quels termes, avec quel a r t c h a r m a n t dans sa tendresse, avec quel t e m p é r a m e n t d'autorité et de p r i è r e , il recommandeson nouvel a m i ! 11 appelle Philémon son coopérateur, Appie sa très-chère sœur, leur maison une 1

église ', il les loue et r e m e r c i e Dieu de leur foi et surtout de leur charité, de l e u r libéralité, de l e u r s bonnes œ u v r e s . 11 associe à sa d e m a n d e T i m o t h é e , E p a p h r a s , Marc, Arist a r q u e , Démas, Luc, tous ses c o m p a g n o n s , tous les saints de l'Eglise naissante. C'est l u i , P a u l , déjà vieux, répète deux fois, prisonnier propre

main

de Jésus-Christ,

il le

qui écrit de sa

pour Onésyme, son fils, qu'il a e n g e n d r é

dans ses liens. Mais surtout c'est a u n o m d e «Dieu Père et de Jésus-Christ

notre Seigneur

notre

» qu'il les salue,

les prie et les bénit. E t q u e demande-t-il ? « Encore que je puisse prendre tière liberté de vous ordonner devoir..

en Jésus-Christ

une en­

une chose qui est de votre

..je n'ai rien voulu faire sans votre

consentement,

désirant que le bien que je vous propose n'ait rien de forcé mais soit entièrement

volontaire.

» Quel est ce bien, quelle

est cette chose qui est, de son devoir?...

« QUE VOUS RECOU­

VRIEZ ONÉSYME POUR JAMAIS, NON PLUS COMME UN SIMPLE ESCLAVE MAIS COMME CELUI QUI D'ESCLAVE

1

EST DEVENU L'UN DE NOS

S. Jean Chrysostome ( I Sermon sur l'ép. à Philémon, 1) dit que er

sous ce nom d'église S. Paut comprend aussi les autres esclaves de Philé­ mon, et il ajoute : « Ce mot d'église ne doit point faire de peine aux maîtres, s'ils se voient ainsi confondus avec leurs domestiques. L'Eglise ne con­ naît point de différence entre les maîtres et les serviteurs. Ce n'est que par les bonnes ou les mauvaises actions qu'elle fait quelque discernement... car en J. C. il n'y a pas de différence entre le maître et l'esclave. » II.

20*


402

LE

CHRISTIANISME

FRÈRES BIEN-AIMÉS... Recevez-le comme

1

moi-même .

S'il

vous doit quelque chose, je le payerai. Oui, mon frère, que je reçoive de vous, au nom du Seigneur, cette sensi­ ble consolation. Je vous écris ceci dans la confiance que votre soumission me donne, sachant

que vous en ferez

encore plus que je ne dis. » Est-ce assez de tendresse, et que faut-il de plus? On préférerait ces cinq mois : Je vous commande de l'af­ franchir ! Saint Paul p o u r r a i t , c o m m e il dit, ordonner mon Une chose qui est de son devoir,

à Philé-

il ne le veut pas;

comme son divin Maître, il n e gouverne pas les affaires des h o m m e s , il touche i n t é r i e u r e m e n t leur â m e , siège de leur volonté. Il agit comme u n e m è r e ; elle pourrait d i r e : Mon fils, je vous o r d o n n e ; mais sa voix est-elle moins irrésistible, lorsqu'elle d i t : m o n fils, je vous aime et je vous supplie ! Philémon comprit. Onésyme fut affranchi ; s a i n t l g n a c e d'Antiochc nous apprend qu'il m o u r u t évêque d'Éphèse, L'Eglise l'honore le 16 février c o m m e martyr. 1

S. Jean Chrysostome, loc. cil. : Il ne dit pas simplement : « Ne le querel­

lez pas, ne vous fâchez pas contre lui, ou laissez-le revenir seulement chez vous, mais recevez-le avec l'honneur qu'il mérite, puisqu'il fils de Paul

»

est devenu

le


ET L'ESCLAVAGE

403

III L'ESCLAVAGE DEVANT L'ÉGLISE.

La parole du Maître, le langage des disciples nous sont maintenant c o n n u s . Il nous reste à voir quelles furent dans l'histoire d u m o n d e les effets de cette parole divine et de ce langage inspiré. Mais, n e l'oublions p a s , q u a n d m ê m e la prédication évangélique n ' a u r a i t pas encore e n t i è r e m e n t triomphé, au j o u r où nous vivons, elle n ' e n serait pas moins la vé­ rité et la loi de l'avenir. Jésus-Christ est en avant s u r tout ce qui l'a précédé, m a i s il est aussi en avant s u r tout ce q u i le suit. La fin du m o n d e arrivera avant q u e tous les trésors de sa loi sainte soient c o m p r i s , appliqués, épuisés, p a r les h o m m e s . Q u e l q u e s - u n s de ces trésors sont dès à présent u n bien acquis, il en sera ainsi, j e l'espère fermement, de l'aboli­ tion de l'esclavage avant la fin de ce siècle. La lutte a u r a été l o n g u e , et, on va le voir, formidable.

§ 1. — A b o l i t i o n d e l ' e s c l a v a g e a n c i e n .

Deux motifs nous p e r m e t t e n t d'être p l u s bref dans cette partie de notre é t u d e . Le premier, c'est que le m ê m e travail a été a d m i r a -


LE CHRISTIANISME

404

blement fait par les auteurs que nous avons cités. Je me bornerai donc à un résumé, ou plutôt à un choix de traits épars dans l'histoire de l'Europe pendant douze siècles, sorte de gerbe incomplète glanée sans ordre à travers de riches moissons. Le second motif, c'est q u e d'avance nous pouvons être certains de retrouver dans la conduite de l'Eglise l'exacte reproduction du langage des apôtres. L'eau d'un fleuve, quelles que soient les impuretés versées dans son cours et les sinuosités de ses rives, retient tous les éléments des ondes pures de sa source. Or, nous l'avonsvu, les livres saints posent en principe absolu l'égalité des hommes devant Dieu, la légitimité du salaire, l'unité, la fraternité du genre h u m a i n , le devoir de s'aimer l e s u n s lesautres, et d'aimer plus q u e les autres les plus

petits, l'obligation

de traiter son

prochain

comme on veut être traité par l u i . . . Mais ils prêchent en m ê m e temps la soumission, l'acceptation volontaire des conditions infligées à chacun dans l'exil passager de la terre. Ils changent radicalement le titre de l'autorité et l'esprit de la servitude. Ils ne détachent pas l'esclave d'être esclave, ils détachent le maître d'être m a î t r e . Préoccupés d'ailleurs avant tout de

l'affranchissement

des âmes, ils cherchent à faire du maître et de l'esclave deux frères sur la terre, et de ces frères deux saints dans le ciel. A ceux qui souffrent, ils disent: attendez; à ceux qui font souffrir: tremblez! I. — L'Eglise ne s'est pas u n seul instant écartée de cette conduite. On peut dresser une longue liste des opi­ nions des Pères, des décisions des Conciles, des p r è s -


ET

L'ESCLAVAGE.

405

criptions cl des lettres des Papes. Les unes r e c o m m a n d e n t la patience, les autres r e c o m m a n d e n t la bonté ; les unes punissent la révolte, les autres p u n i s s e n t l'oppression. Toutes répètent la doctrine du S e i g n e u r sur l'égalité des h o m m e s . Ainsi l'Eglise r u i n e l'esclavage, et c e p e n d a n t elle apaise l'esclave. Il est facile d'abuser de cette tactique constante. Pour prouver que l'Église a favorisé l'esclavage, il suffit de ci­ 1

t e r , en i n d i q u a n t à peine les a u t r e s , tous les actes qui prêchent la soumission, ou font r e n t r e r des révoltés dans l'ordre. Mais l'Église n e se b o r n e pas à m a i n t e n i r l ' é q u i l i b r e . Autant q u ' e l l e peut se p e r m e t t r e d ' a g i r i n d i r e c t e m e n t s u r le d o m a i n e temporel des peuples e t d e s rois, plus éner­ gique à m e s u r e qu'elle devient plus puissante, elle tem­ p è r e , restreint, p r o t é g e , ébranle peu à peu l'esclavage. Dans les p r e m i e r s siècles, le c h r i s t i a n i s m e n'a a u c u n e puissance p u b l i q u e , il est en q u e l q u e sorte u n e religion de famille, souvent p r o s c r i t e , c a c h é e , persécutée; elle convertit p a r milliers les d e r n i è r e s classes de la société, les ouvriers, les m a l h e u r e u x , les esclaves ; la b o n n e nou­ velle est d'abord annoncée aux pauvres c o m m e elle avait eu p o u r p r e m i e r s témoins les b e r g e r s . Elle les c a l m e , et en m ê m e t e m p s elle les élève, elle les p r é p a r e . Que faire, sinon leur p r ê c h e r la dignité d a n s la patience? Deux h o m m e s sont morts à un siècle de distance, l ' u n avant, l ' a u t r e après Jésus-Christ, l'un se n o m m e Spartacus (71), 1

Opinions de S. Augustin, de S. Jérôme, etc. Concile de Langres,

5 2 4 ; concile de Carthage, 4 1 9 ; concile de Séville, 019, e t c . , M. Larroquc, Revue de Paris, décembre 1856.

cités par


406

LE CHRISTIANISME

l'autre Saint-Pierre (65). L'esclave Spartacus crie à ses semblables: « Révoltez-vous, vengez-vous. » Le batelier Pierre répète aux misérables les paroles du Maître « Bienheureux les pauvres, car ils seront consolés. » Dès le troisième siècle, l'orgueil des philosophes repro­ chait aux chrétiens sa prédilection p o u r les m a l h e u r e u x et les ignorants : « S'il se rencontre, s'écriait Celse, u n i g n o r a n t , u n r u s t r e , ils en a u g u r e n t bien, ils lui ou­ vrent leurs portes. E n avouant que ce rebut de l'espèce est digne de leur Dieu, ils montrent assez qu'ils ne veu­ lent, qu'ils ne peuvent persuader q u e des idiots, des hommes de rien, des esclaves, des femmes, des enfants... Ils affluent dans les réunions de jeunes garçons, d'escla­ ves et d'ignorants pour s u r p r e n d r e l e u r simplicité; leurs maisons regorgent de tisserands,

de cordonniers, de

t a n n e u r s . . . Les esclaves a p p r e n n e n t aux enfants à se­ couer le joug de leurs parents et de leurs m a î t r e s . » Origène-répondait à Celse en glorifiant ce divin a m o u r des pauvres. Plus d'un esclave grossier et abruti restait in­ sensible, comme nous l'apprend saint J é r ô m e , à cette tendresse touchante. D'autres baisaient la croix libératrice; des femmes résistaient, au nom du Christ, aux brutales passions de leurs maîtres, comme u n e sainte Potamienne dont nous parle Eusèbe; d'autres esclaves gagnaient du m ê m e coup la liberté, la m o r t et le ciel. Les esclaves Victorin, Nérée, Achilles, furent au nombre des martyrs. Avant le troisième siècle, la servitude est entièrement transformée dans les familles c h r é t i e n n e s ,

bien 1

l'Eglise n'ait encore aucune puissance p u b l i q u e . 1

Moehler, ch. iv.

que


ET

L'ESCLAVAGE.

407

Un peu plus tard, la religion des c h a u m i è r e s a envahi les palais; les b o u r r e a u x n e peuvent effacer de leur glaive la tache du sang des m a r t y r s , ni de leur â m e l'empreinte de la foi de ceux qu'ils ont i m m o l é s . L'Eglise use de sa puissance nouvelle. Elle agit p a r la voix des docteurs, elle agit p a r l'exemple des saints, elle agit p a r les règles des monastères, elle agit p a r les ordres des papes, elle agit p a r les décisions des conciles. Les Pères grecs et latins établissent

magnifiquement

l'égalité native des h o m m e s , p e r d u e par le p é c h é , resti­ tuée par la r é d e m p t i o n . « L'esclave glorifie Jésus-Christ c o m m e son m a î t r e , dit saint Jean Chrysostome (hom. XIX sur la première

Épître

aux

Corinthiens),

et le m a î t r e se

reconnaît serviteur de Jésus-Christ; tous deux soumis, li­ b r e s , tous*deux dans cette obéissance c o m m u n e , égaux et c o m m e libres et c o m m e esclaves. » Saint J e a n l ' a u m ô n i e r , saint Augustin, saint Ambroise, saint P i e r r e Chrysologue développent la m ê m e doctrine. Ouvrons avec Mœhler les Actes des martyrs,

p o u r ad­

m i r e r , dans les premiers siècles de l'Eglise, un H e r m è s , préfet de Rome, qui deviendra m a r t y r , converti avec sa famille p a r le c i n q u i è m e successeur de saint P i e r r e , saint Alexandre, (100-119) et présentant au b a p t ê m e , le j o u r de Pâques, douze cent c i n q u a n t e esclaves qu'il affranchit; u n Chromace, a u t r e préfet de Home sous Dioclétien, (284509) converti p a r saint Sébastien, et r e n d a n t à la liberté, a p r è s le baptême, quatorze cents esclaves en s'écriant : « Ceux q u i c o m m e n c e n t à être enfants de Dieu , n e doi­ vent plus être esclaves des h o m m e s ; » une sainte Mélanie ( 4 1 7 ) , l'illustre fille de sainte A l b i n e , la petite fille de


408

LE CHRISTIANISME 1

sainte Mélanie , l'ancienne, noble, pieuse et puissante femme qui affranchit plusieurs milliers d'esclaves; u n saint Cantius et sa famille, moins riches, non moins ver­ tueux, mettant en liberté soixante-treize esclaves; u n saint S a m s o n , contemporain de Justinien

( 5 2 9 ) , don­

nant le m ê m e exemple. Ces actes personnels devinrent u n e règle, écrite dans les plus anciennes constitutions d'ordres monastiques. Saint Platon et saint Théodore (795), deux des plus grands saints de l'Église d'Orient, ont imposé ce principe à leurs monastères. « Vous ne devez jamais, » a écrit saint Théo­ dore dans son second testament, « employer d'esclaves, ni pour des services personnels, ni pour les affaires du couvent, ni pour la culture des terres ; l'esclave est un homme créé à l'image de Dieu. » Dans l'Occident, le con­ cile d'Épone (517) est forcé d'imposer u n e certaine m e ­ sure a u zèle des moines p o u r l'abolition de l'esclavage dans leurs couvents, pour n e pas les exposer eux-mêmes à un travail exclusif. Le fils d u comte de Maguelone, l'an­ cien courtisan de Pepin le Bref et de Charlemagne, saint Benoît d'Aniane (780), ne tolérait pas que ses couvents fussent servis p a r u n seul esclave ; s'il en recevait en don, il les affranchissait. Dans le sein du monastère, dans les rangs du sacerdoce, l'ancien esclave se confon­ dait avec l'ancien s e i g n e u r , il s'élevait sans obstacle à la dignité épiscopale, et q u a n d il se trouvera des rois dédaigneux comme Béla IV, roi de Hongrie ( 1 2 3 5 - 1 2 7 0 ) , pour se p l a i n d r e de ce q u ' u n évêque était de condition

1

Montalembert, Les Moines

d'Occident.


ET L ' E S C L A V A G E .

409

servile, il y aura des papes comme Clément IV, ( 1 2 6 5 1 2 6 8 ) , p o u r l e u r r é p o n d r e que devant Dieu tous les hommes sont égaux. Plusieurs siècles avant, saint Gré­ goire le Grand (590-604), d o n n e r a l'exemple et les mo­ tifs de l'affranchissement, c o m m e Grégoire III (745), p u n i r a le trafic des esclaves chrétiens de la m ê m e peine q u e l'homicide. Nous retrouvons dans les conciles la m ê m e

inspira-

lion, la m ê m e influence. Du troisième au douzième siè­ 1

cle, le protestant Blakey cite trente-sept conciles qui r e n ­ d e n t des sentences favorables aux esclaves. Le maître qui m a l t r a i t e son esclave est c o n d a m n é (505), celui q u i le tue est excommunié (517). Le droit d'asile dans les égli­ ses est consacré (549). Les évêques, les p r ê t r e s , qui m a l ­ traitent leurs esclaves sont sévèrement p u n i s (666-675). Les affranchissements sont protégés et encouragés ( 4 4 1 ) . Les esclaves affranchis p a r l'Eglise sont protégés (549), et elle p r e n d s u r elle de défendre la liberté de tous ceux q u i sont affranchis, de quelque façon q u e ce soit ( 5 8 5 ) . L'Eglise institue la rédemption des captifs (500), elle per­ met de vendre pour les racheter les biens ecclésiastiques ( 5 8 5 ) , et j u s q u ' a u x vases sacrés ( 6 2 5 ) . Elle interdit de r é ­ d u i r e en servitude u n h o m m e libre (506). Elle défend de v e n d r e u n esclave hors des limites de la France ( 6 5 0 ) . Elle interdit l'esclavage de chrétien à chrétien ( 9 2 2 ) . Elle retire les chrétiens des m a i n s des juifs ou des

païens

( 5 5 8 , 0 2 5 , 6 5 5 ) . Elle m u l t i p l i e les causes d'affranchis­ sement j u s q u ' à déclarer libre l'esclave q u ' o n a obligé d e

1

The temporal

benefit of

Christianity.


410

LE CHRISTIANISME

travailler le dimanche, et libre l'esclave que ses maîtres ou leurs enfants ont tenu sur les fonts de baptême, tou­ chante coutume qui fait naître l'esclave à la liberté et à la religion tout ensemble. Elle p u n i t avant tout les p r ê ­ tres et les évêques q u i transgressent ses décisions (656). Elle affranchit les esclaves qui veulent entrer en religion ou dans les ordres ( 5 9 7 , 655)

1

Elle interdit le trafic des

esclaves (743). A ces décisions des conciles, nous pourrions en ajouter d'autres sur le mariage, le droit d'asile, etc. Bornonsnous à r e m a r q u e r que cette action lente, mais persistante, s'étend d'un bout à l'autre de l ' E u r o p e . Les conciles, dont nous venons de citer les décisions et les dates, ont pour lieu de réunion Orléans ou Tolède, Rome ou Reims, Lyon ou Lérida, Châlons ou Latran. L'influence de l'Eglise s'exerce encore d ' u n e autre façon. Elle agit sur le droit, peu à peu l'Évangile pé­ nètre les lois savantes de l'empire et les codes s a n g u i ­ 2

naires des b a r b a r e s . Mais ici elle n'agit tement,

pas direc­

et on ne doit pas s'étonner q u e les souve­

rains, presque tous si mous et si cruels, si lâches ou si emportés, auxquels elle eut affaire, ne lui aient pas toujours obéi. On retrouve dans l e u r s lois ce double cou­ rant déjà signalé dans la conduite de l'Église, des p r e s 1

Les doux inodes d'affranchissement les plus usités deviennent l'affran­

chissement devant l'Eglise et l'affranchissement par charte. La plupart de ces chartes indiquent pour motif le salut de - Influence

du Christianisme

l'âme.

sur le droit

M. Troplong. — L'Église et l'Empire

civil

au quatrième

des Romains,

par

siècle, par Albert de

Broglie. E. les ouvrages d'Augustin Thierry, Guizot, Ozanam, Naud t , Mgr Gerbet, Balmès, Rohrbacher, Bonald, etc.


ET L'ESCLAVAGE.

411

c o p t i o n s p o u r assurer la propriété, et des prescription pour tempérer

la servitude et faciliter les affranchis­

sements, avec des retours de c r u a u t é ,

des inconsé­

quences, des lenteurs, dont on voudrait r e n d r e l'Eglise responsable, comme si elle avait en tout t e m p s et en tout pays inspiré tant de monstres ou d'idiots c o u r o n n é s , auxquels elle eut tant de peine à c o m m u n i q u e r s e u l e ­ m e n t u n peu de d o u c e u r ou de raison. On oublie en m ê m e temps qu'à la réforme législative devait correspondre u n e réforme économique des plus compliquées. La substitution m o d e r n e des m a c h i n e s aux b r a s dans quelques i n d u s t r i e s , transformation si p é n i b l e , n'est rien, si on la compare à la substitution du travail salarié au travail servile, aussi bien dans les usages do­ mestiques q u e dans la p r a t i q u e de la c u l t u r e et de la fa­ brication. E n regard de cette vaste et salutaire influence,

on

p e u t citer et on a raison de b l â m e r des décisions p a r t i ­ culières, e m p r e i n t e s de cruauté ou de cupidité, on peut citer et on a raison de flétrir la conduite de prélats in­ dignes, on fait bien de déplorer la coupable indifférence d ' u n grand n o m b r e de papes, d'évêques et de m e m b r e s du clergé, complices ou témoins insensibles, dès les pre­ m i e r s siècles, des coutumes de l e u r temps contraires à la liberté h u m a i n e . Il n e suffit pas de r é p o n d r e que le clergé agissait alors c o m m e tout le monde, car il est de son devoir d'agir mieux que le reste des h o m m e s . Mais il est injuste de n e pas convenir q u e de siècle en siècle, le courant du bien monte, p r é v a u t et l'emporte s u r le courant du m a l . L'Eglise, si sévère

pourtant


412

LE CHRISTIANISME

envers les hérétiques, n'a jamais p e r m i s de les consi­ dérer comme de nouveaux païens et de les réduire en esclavage. Les esclaves étaient mieux traités q u e par­ tout ailleurs dans les domaines ecclésiastiques. « Unter dem K r u m m s t a b e es ist gut zu leben, il fait sous la crosse, quem

vivre

» est u n proverbe connu en Allemagne, et

la loi des Alemans, tit. IX, contient ces mots : « ecclesiae,

bon

liberum

vocant.

Colonum

» On aime à compléter

la galerie des saints qu'on peut appeler les patrons de l'abolition de l'esclavage, à citer Eptadius ( 5 0 0 ) , saint Césaire (512), saint Eubicius (551), sainte Bathilde, ellem ê m e ancienne esclave (665), saint Éloi (659), saint Berchaire, saint Bavon, saint Grégoire, rachetant et af­ franchissant p a r milliers les esclaves; S m a r a g d u s , recom­ m a n d a n t à Charlemagne d'affranchir les siens ( 7 9 0 ) , à l'exemple de la reine Bathilde; des évêques, en France, en Allemagne, en Angleterre, prêchant la m ê m e cause ; le g r a n d évêque de Paris, saint Germain, s'écriant quand il recevait u n e a u m ô n e : « Rendons grâce à la divine clé­ l

mence, car nous pouvons racheter u n e s c l a v e . » D'autres évêques, comme Acacius, saint Remberg, Wilfrid, ven­ dant les vases sacrés pour racheter et affranchir des es­ claves; un saint Jean de Matha (1199), u n saint Pierre Nolasque (1215), fondant des ordres spéciaux pour dis­ puter l'âme et la liberté des esclaves chrétiens aux Sarra­ sins et aux Africains.

1

Viede saint Germain,

par Fortunat, t. I, p. 324 : « Tous les esclaves

espagnols, scots, bretons, gascons, saxons, burgondes accouraient en foule au nom du bienheureux Germain, bien sûrs qu'il les affranchirait. » V. Yimoski, ch. II, p. 4 3 .


ET L'ESCLAVAGE.

413

II. — L'Eglise profitait de toutes les occasions où son action spirituelle était réclamée par les h o m m e s p o u r leur s u g g é r e r des conseils de liberté. La naissance d ' u n prince était u n e cause d'affranchissement dans tout le r o y a u m e : « afin que Dieu veuille accorder la vie au nouveau-né, » er

porte la formule 5 0 , liv. 1 de Marculfe

e

( 7 siècle). Le

droit d'asile, si antique et si respecté, surtout en Occident, avait la m ê m e origine et le m ê m e b u t . On voit, sous la m ê m e influence, les signes extérieurs s'effacer, les moi­ nes porter les cheveux courts, usage j u s q u e - l à

regardé

c o m m e servile et peu à peu passé dans les m œ u r s . Enfin les testaments si n o m b r e u x qui affranchissent des escla­ ves, portent tous la mention d ' u n e pensée d e salut, et par conséquent la trace d ' u n e influence chrétienne au mo­ m e n t de la m o r t . L'Eglise disposait d'ailleurs de deux puissants moyens d'obtenir

du m a i t r e chrétien p l u s q u e la loi n'exigeait

de lui, et de proclamer h a u t e m e n t et tous les jours l'é­ galité. Le p r e m i e r , c'est le tribunal de la pénitence. Le m a î t r e qui se confesse ne peut plus c o r r o m p r e , ou maltraiter, ou affliger son esclave, il n e peut plus l'injurier, il doit le soigner, le convertir, l ' i n s t r u i r e , et, p o u r tout dire en un mot, l ' a i m e r . Si le fait de le posséder ne lui est pas e n c o r e imputé à péché, au moins celte possession devient une came

prochaine,

u n e occasion p r e s q u e inévitable de

péché, et cela suffit pour dégoûter peu à peu de ce d a n ­ gereux avantage les Ames sincères. Quelle institution h u m a i n e est u n e prédication d'éga­ lité comparable aux sacrements catholiques ! La m ê m e


414

LE CHRISTIANISME

goutte d'eau touche le front du b e r g e r et le front du mo­ n a r q u e ; tous deux sont justiciables du m ê m e t r i b u n a l ; le m ê m e j o u r , ils s'approchent de la m ê m e table sainte; leurs âmes, au d e r n i e r m o m e n t ,

sont pesées dans la

m ê m e balance, et sur les autels le roi saint Louis et l'es­ clave sainte Blandine obtiennent un m ê m e culte. Les mots, ces médailles qui portent l'empreinte chro­ nologique des variations de la pensée, changent euxmêmes de sens, bien qu'ils n e c h a n g e n t pas de son. Ser­ vir n'est plus être esclave, l'épouse n'est plus u n e concu­ bine, m o u r i r n'est plus finir. Sans doute, avant q u e ces grandes leçons passent dans les lois h u m a i n e s , il s'écou­ lera des siècles. Ni les princes ni les jurisconsultes

ne

se m o n t r e r o n t pressés; le clergé l u i - m ê m e ne com­ prendra pas de longtemps j u s q u ' o ù portent les rayons de la l u m i è r e dont il a le dépôt. Il y aura donc encore longtemps des maîtres et des esclaves devant les Gaïus ou les Papinien, mais il n'y en a plus devant Jésus-Christ. Peu à peu, la chaîne de l'esclavage se rompt, ou plutôt elle n'est pas brisée, elle s'est ressoudée,

mais

elle est usée, limée, r é d u i t e e n poussière; le réseau tombe maille à maille. Dès le sixième siècle, l'esclavage rural

commence à 1

se transformer en servage réel ou colonat ; domestique

l'esclavage

subsiste, mais fort adouci, et, grâce aux af­

franchissements et à l'inlluence de la doctrine de l'égalité des h o m m e s , la servitude, en progrès depuis la naissance des sociétés h u m a i n e s , entre enfin en décadence. 4 V. les travaux de M. Édouard Biot et de M. Yanoski.


ET L'ESCLAVAGE.

415

III. — Arrêtons-nous u n m o m e n t devant u n m o n u ­ m e n t r e m a r q u a b l e du point précis a u q u e l était parvenu ce g r a n d œuvre, dès cette époque r e c u l é e , dès le sixième s i è c l e ; ce sont les lettres de saint Grégoire le Grand, qui l

occupa le trône pontifical de 5 9 0 à 6 0 4 . On sait q u e la conversion de l'Angleterre est d u e à sa sympathie p o u r les esclaves. Touché de la jeunesse et de la physionomie d'enfants anglais mis en vente s u r le 2

m a r c h é de R o m e , Grégoire, avant d'être pape, les fit 3

racheter, i n s t r u i r e , et p r é p a r e r à devenir les apôtres de l e u r pays. Devenu souverain pontife, il fît p l u s ; « leurs p r o g r è s étaient lents, et son zèle i m p a t i e n t , » dit Lingard* ; il envoya saint Augustin et ses c o m p a g n o n s , qui convertirent celte î l e , où les Saxons, plus féroces q u e les sauvages de l'Afrique, qui vendent les captifs pris à la guerre,

trafiquaient m ê m e de l e u r s concitoyens et de

l e u r s propres enfants. L'analyse des lettres nombreuses de s a i n t Grégoire le Grand établit les points suivants: Le trafic des esclaves est à ses yeux a b o m i n a b l e et in­ terdit. 1

Ce texte de celles des lettres de ce grand pontife, qui ont trait à la question de l'esclavage, a été publié et parfaitement commenté par le sa­ vant évêque de Charleslon, Mgr England, Letters on domestic slavery, adres­ sées en 1841 à M. Forsyth, alors secrétaire d'État des travaux publics. — V. les lettres X, XI, XII, XIII, 5 vol. des œuvres complètes, publiées par Mgr Reynolds. Baltimore, 1849. — V. aussi le grand ouvrage de M. le e

comte de Montalembert, les Moines d'Occident. Bède, Hist. eccl. gent. Anglor., lib. Il, ç. I. — V. !e texte, Appendice 2

e r

du 1 volume, p. 4 8 0 . 3

Lettre à Candide, prêtre envoyé en Gaule, lib. V, epist x.

4

Lingard, Antiq. Anglo. Sax., ch. c. 1


416

LE

CHRISTIANISME

• L'esclavage domestique est p e r m i s , mais à

condition

que l'esclave fasse réellement p a r t i e de la famille du maître. E n conséquence, il est absolument, i n t e r d i t aux: juifs et a u x païens de posséder des esclaves c h r é t i e n s . Cette interdiction était passée dans la loi. (Cod. l i b . 1., lit. x et loi de Valentinien

III, 4 2 5 , au Cod. Théod.)

goire la m a i n t i e n t sévèrement,

Saint Gré­

en m ê m e temps qu'il

écrit d ' a u t r e s lettres a d m i r a b l e s p o u r protéger les juifs 1

contre des excès de zèle et des i n j u s t i c e s . De m ê m e , l'esclave n e doit pas ê t r e séparé de sa femme et de ses enfants, m ê m e e n cas de partage h é r é d i t a i r e 2

l i b . X, epist. XXVIII .)

J ' a i m e à citer en e n t i e r u n e lettre pleine d ' i n d i g n a ­ tion de saint

Grégoire

à Maximien, évêque de Syra­

cuse ( l i b . III, e p . XII) : « Un m'apprend

tant de mal commis dans cette province, qu'en

vérité je crois (que Dieu détourne ce présage! ) que ses péchés la cond u i r o n t bientôt à la destruction. Le porteur des présentes est venu tout en larmes se plaindre de ce que, il y a plusieurs années, un homme que je ne connais pas, de l'Église de Messine, l'avait t'ait baptiser et forcé de se m a r i e r à u n e de ses esclaves, dont il avouait avoir des enfants, et qu'aujourd'hui il avait violemment séparé cette femme de

1

Lib. VII, ep. LIX, Fantino defensori Panormitano.

Des juifs s'étaient

plaints parce qu'on s'était injustement emparé de leurs synagogues. Il ré­ pond : « Ipsa sine ambiguitate aliqua volumus restitui ; quia sicut illis quidquam in synagogis suis facere ultraquam lege decrctum est, non debet esse licentia; ita eis contra justiliam et aequitatem nec praejudicium nec aliquod debet inferre dispendium. » 2

V. aussi Novelle, 1 6 3 , 63; Justinien, 5 3 9 , de Rusticis qui in alienis

praediis nuptias

contrahunt.


ET L'ESCLAVAGE.

417

lui, cl qu'il l'avait vendue à un autre. Si cela est vrai, c'est, mon ami, un crime cruel et inouï : aussi nous vous enjoignons de mettre toute l'activité que vous apportez aux choses religieuses pour faire une en­ quête approfondie sur ce grand

forfait (tantum

nefas).

Et si ce qui

m'a été dénoncé est vrai, non-seulement vous aurez soin de réparer le mal, mais vous vous hâterez d'exiger une expiation qui puisse apaiser Dieu. Quant à l'évêque, qui néglige de corriger et de punir des hommes qui commettent dans son diocèse de pareils actes, reprenez-le sévère­ ment, lui faisant entendre que, si pareille plainte d'un de ses diocé­ sains nous revient, ce n'est pas seulement contre le coupable, c'est contre lui-même que je sévirai canoniquement. »

Ajoutez la prédication continuelle des devoirs des m a î t r e s , la punition de la colère et de la l u x u r e . Ajoutez encore la restriction des causes qui produisent la servi­ tude; ainsi on ne pouvait retenir u n fils p o u r les dettes de 1

son p è r e , ni r é d u i r e une femme en servitude pour d e t t e s . L'esclavage est devenu u n e véritable domesticité via­ g è r e . Cependant ce domestique est encore v é r i t a b l e m e n t possédé ; il peut être donné ; saint Grégoire en d o n n e un à l'évêque de Porto (lib. X, e p . LII), u n a u t r e au con­ seiller Théodore (lib. II, e p . XVIII) ; il peut être poursuivi

s'il s'enfuit (lib. VII, epist. CVII). Des b a r b a r e s

captifs

peuvent être achetés p a r des chrétiens (lettre à Vitalis, gou­ v e r n e u r de S a r d a i g n e ) . Un h o m m e libre peut se vendre. Mais ces ventes, sortes de payements à l'avance em­ ployés dans d'autres contrats, ces engagements p e r m a ­ n e n t s , bien qu'ils impliquent encore le droit de posses­ sion d'un h o m m e sur u n autre h o m m e , n ' i n t r o d u i s e n t pas dans la famille des esclaves, les R o m a i n s ou

comme

comme

l'entendent

l'entendaient

les Américains.

Novelle, 134, c. VII, et Justinien, 541, Ne quis creditor filium toris pro debito retinere praesumat. 1

II.

debi-

27

«


LE

418

CHRISTIANISME

Ils s o n t traités c o m m e des égaux. Le g r a n d saint Gré­ goire veille avec s c r u p u l e

sur

tous les torts

qu'on

l e u r fait. Il écrit (lib. II, ep. XLIV) à P a n t a l é o n , i n t e n d a n t du d o m a i n e

pontifical

sur­

à Syracuse, pour le

féliciter d'avoir r é p a r é u n abus de son prédécesseur, qui se servait d ' u n e fausse m e s u r e p o u r peser le blé q u e de­ vaient les c o l o n s ; il lui r e c o m m a n d e d ' e s t i m e r le p r é ­ judice qui l e u r a ainsi été causé, de n e pas p e r m e t t r e q u e le Saint-Siége en soit complice, de leur r e n d r e en d é d o m m a g e m e n t des vaches et des troupeaux, ou

de

l ' a r g e n t . Il finit en lui protestant « q u ' i l a bien assez, qu'il n e veut pas q u ' o n l ' e n r i c h i s s e , et le supplie d ' a g i r de m a ­ nière q u ' a u g r a n d j o u r du j u g e m e n t a u c u n d ' e u x n e soi t privé de sa p a r t du ciel à raison d u tort causé à de pau­ vres serviteurs ; il p r o m e t de le b é n i r , lui et ses enfants, s'il parvient à l e u r r e n d r e p l e i n e j u s t i c e . » P é n é t r e de cet a m o u r pour ses frères, saint Grégoire donne u n plus g r a n d exemple, il affranchit des esclaves, et rien n ' é g a l e la beauté de la lettre (lib. VI, e p . xu) qu'il adresse à Montanus et T h o m a s , en les gratifiant de la l i b e r t é . Elle commence p a r ces mots : « Comme Rédempteur,

auteur

de toute créature,

rêiir la forme humaine, sa divinité

dre à la liberté ancienne, que ceux que humain

la nature

a bien voulu re-

rompre

par

il est convenable a faits

de

libres,

l'affranchissement

la grâce

captifs et nous

a soumis au joug de la servitude,

par le bienfait laquelle

pour

les liens qui nous tenaient

notre

et

de ren­

salutaire

cl que le droit soient

à la liberté

rendus dans

ils sont nés. »

Ces d o c u m e n t s caractérisent c l a i r e m e n t , si j e ne m e


ET L'ESCLAVAGE.

419

t r o m p e , l'état de la question de l'esclavage à la fin du sixième siècle, ils établissent ce q u e le christianisme avait introduit dans les m œ u r s ou dans les lois, ce qu'il avait obtenu soit des a n c i e n s maîtres du m o n d e , soit des barbares. L'esclavage était-il détruit? Non, mais il était transformé. Q u ' u n publiciste du dix-neuvième siècle se scandalise de n e pas lire dans les textes de ce temps la doctrine de la propriété, le r é g i m e du salariat, le principe de la liberté civile; p o u r moi, je suis plein d ' a d m i r a t i o n p o u r tant de victoires pacifiques remportées non plus s u r des Constantin ou des Justinien, au sein d'empires civilisés, mais à une époque où l'Italie appartient aux Lombards (5G8-758), la Gaule aux F r a n c s , l'Espagne aux Goths, le Portugal aux Suèves, la Germanie et le Nord à des hordes sans nom, évangélisées p a r saint Boniface, auquel le pape Grégoire III, en 7 5 5 , écrivait de s'efforcer de d é t r u i r e la vente

des

esclaves

destinés aux sacrifices

humains

;

l'Angleterre aux Bretons, aux Pictes et aux Scots; l'A­ frique aux Visigoths, aux Vandales et aux Maures; l'Orient à Phocas (602-610) et à Chosroès (551-570), en attendant Mahomet. Quoi ! le conseil général d'Alger e x p r i m a i t encore, à la fin de l'année 1 8 5 8 , la crainte q u ' o n ne pût a p p l i q u e r aux m u s u l m a n s les t r i b u n a u x français; d a n s l'Inde an­ glaise, les d o m i n a t e u r s n'osent c o n t r a r i e r les usages de ceux qu'ils d o m i n e n t ; et l'on exige que l'Eglise, seule force morale qui luttait contre le paganisme et l a b a r b a r i e , eût, après deux siècles à peine d'influence r é g u l i è r e , ar­ raché la servitude à des hordes qui connaissaient à peine


420

CHRISTIANISME

LE

la p r o p r i é t é et la famille, et dont toute l'histoire se bor­ nait à asservir ou à être elles-mêmes asservies ! Là où elle pouvait davantage, l'Eglise allait p l u s loin, et, p o u r sa gloire c o m m e p o u r l ' h o n n e u r de la t e r r e de France, il est beau de citer ce canon du concile de Chàl o n s - s u r - S a ô n e , tenu en 6 5 0 , sous le r è g n e de Clovis I I : « Pietatis est maxima» et religionis i n t u i t u s , u t captivitatis v i n c u l u m o m n i n o a c h r i s t i a n i s r e d i m a t u r . Unde sancla synodus noscitur censuisse, ut n u l l u s m a n c i p i u m extra fines vel t e r m i n o s qui ad r e g n u m d o m i n i Clodove regis p e r t i n e n t , penitus debeat v e n u m d a r e ; n e quod ab sit p e r tale c o m m e r c i u m a u t captivitatis vinculo, vel quod pejus est, Judaica servitute m a n c i p i a Christiana teneantur implicita. » Dans les lois religieuses d ' I n a , roi de Wessex, vers 6 9 2 , on trouve celle-ci : « III. Servus si quid operis p a t r a r i t die dominico ex prœceplo d o m i n i s u i , liber esto. » Dans les lois de W i t h r e d , roi de Kent, vers 6 9 7 , r e n d u e s après le Concile de B e r g h a m s t e a d , près C a n t e r b u r y , on lit encore : « Neuvième

canon.

Si q u i s servum ad a l t a r e m a n u m i -

serit, l i b e r esto. « Quinzième.

Si quis servo c a r n e m in jejunio dederit

c o m e d e n d a m , servus liber exeat. » A la m ê m e é p o q u e , T h é o d o r e , a r c h e v ê q u e de Cantorb é r y (mort en 6 9 0 ) , qui r é s u m e en sa p e r s o n n e l'Orient et l'Occident, p u i s q u ' i l était n é à Tarse, en Cilicie, c o m m e saint P a u l , écrit dans ses règles c a n o n i q u e s , 1 1 7 : « Servo p e c u n i a m per l a b o r e m c o m p a r a t a m n u l l i licet a u f e r r e . »


ET L'ESCLAVAGE.

421

Il serait aussi facile de m u l t i p l i e r ces citations, e m p r u n ­ tées au sixième et au septième siècle, q u e difficile de r i e n , trouver de semblable dans le r é p e r t o i r e entier des lois de l'Amérique du Sud au dix-neuvième siècle. I V . — Mais, h é l a s ! la m a r c h e de l ' h u m a n i t é n'est pas le cours d ' u n fleuve p a i s i b l e ; elle est s e m b l a b l e à u n torrent n a g u è r e desséché, demain grossi de nouveau p a r l'orage et débordant au-dessus des digues élevées pour le contenir. Mahomet paraît. Une nouvelle invasion de b a r b a r e s engloutit

le m o n d e comme u n d é l u g e . Les

Sarrasins, les Danois, les N o r m a n d s , les Maures, couvrent l ' E u r o p e de l e u r s déprédations ; leurs v i c t i m e s ,

leurs

captifs, l e u r s esclaves, se comptent par milliers. L'œuvre de l'Eglise est à r e c o m m e n c e r ;

elle la

recommencera.

C'est elle qui baptisera Rollon, arrêtera Genséric et At­ tila, adoucira les m œ u r s d e t a n t d'oppresseurs farouches; ses évêques seront les protecteurs des esclaves et don­ neront l'exemple de l'affranchissement;

de nouveaux

conciles p r o m u l g u e r o n t de nouveaux décrets de d o u c e u r et de justice, et, à Londres m ê m e , en 1 1 0 2 , sept siècles avant les lois du p a r l e m e n t , un Concile, r é u n i p a r saint Anselme, i n t e r d i r a le trafic des esclaves, toléré p e n d a n t toute la période anglo-saxonne (1. I, c. XXVII) : « Ne quis illud n e f a r i u m n e g o t i u m quo hactenus in Anglia solebant

homines

sicut

bruta

anirnalia

venumdari ,

1

deinceps ulla tenus p r œ s u m a t . » E n 1 1 6 7 , le pape Alexandre III ( 1 1 5 9 - 1 1 8 1 ) déclarara que tous les tiens 1

2

doivent

être exempts

Moehler, note 5 3 . Voltaire, Essai sur l'histoire

de la servitude . 2

générale, II, ch.

En 1 1 7 1 ,

LXXXIII.

chré­ un


422

LE C H R I S T I A N I S M E

concile r é u n i à A r m a g h , s u r la t e r r a d ' I r l a n d e ,

déclare

libres tous les esclaves a n g l a i s . Ainsi la révolution s'accomplit et s'achève d a n s les i d é e s ; c o m m e n t s'étonner q u ' e l l e soit p l u s lente d a n s les faits? Créez donc, au milieu de ces t e m p s orageux, créez donc la liberté i n d i v i d u e l l e ! Appliquez à l'ouvrier le ré­ g i m e du salariat ! Faites d é p e n d r e son existence de ce q u ' o n appelle a u j o u r d ' h u i la quantité du travail et l'abondance des capitaux ! Toutes ces exigences sont des a n a c h r o n i s m e s . Le roseau n'avait, au milieu de p e r p é t u e l s orages, r i e n de mieux à faire q u e de se réfugier de l u i - m ê m e aux pieds du c h ê n e . Il importait moins alors de d é g a g e r de la servitude des êtres sans l u m i è r e s et sans ressources q u e d e c h a n g e r la c h a î n e en u n lien peu pesant, d'adoucir le m a î t r e , de relever le serviteur, de proscrire l'oppression, d ' o r g a n i ­ ser la protection, de p r é p a r e r la l i b e r t é , en ne cessant de l'enseigner aux esprits et de l ' i n t r o d u i r e dans les m œ u r s . Au sein des peuples b a r b a r e s successivement convertis, cette t r a n s f o r m a t i o n de l'esclavage s'opéra, c o m m e elle avait u n e p r e m i è r e fois été accomplie, p a r l'influence du » christianisme s u r le m o n d e r o m a i n . Les r e c h e r c h e s des savants s'accordent pour r e g a r d e r l'esclavage c o m m e à p e u près éteint en F r a n c e , en A l l e ­ 1

m a g n e , e n Angleterre, du onzième au treizième siècle . La fondation des v i l l e s , l'organisation des m é t i e r s , la fraternité du service m i l i t a i r e , l ' e n t r a î n e m e n t des c r o i ­ sades, les dépopulations r é s u l t a n t de famines fréquentes, 1

Moehler, Biot, Naudet, Yanoski. — On sait quota Bohême n'a été convertite

qu'au neuvième siècle, le Danemark au neuvième siècle, la Suède au dou­ zième.


E T L'ESCLAVAGE.

423

le perfectionnement des lois et d'autres causes variées, sont autant d'influences qui s'unirent à la prédication constante de l'égalité c h r é t i e n n e p o u r o p é r e r ce g r a n d et 1

lent o u v r a g e . Il paraît accompli avant l'explosion du protestantisme, et il est juste de laisser la gloire de cette p r e m i è r e partie de la tâche à celle qui en eut la peine, à l'Église catholique. E n Italie et en Espagne, l'esclavage entre chrétiens a dis­ paru, mais de chrétien à païen il se m o n t r e çà et là encore après cette é p o q u e , soit à cause du caractère fier et pa­ resseux de ces nations, soit surtout à cause d e l e u r s rela­ tions avec l'Afrique et l'Orient, où l'esclavage, la traite et toutes leurs h o r r e u r s se déchaînaient l i b r e m e n t . Veut-on m e s u r e r par les mots la révolution q u e le christianisme a faite dans les idées? Qu'est-ce q u ' u n es­ clave aux yeux de Caton? u n e chose; qu'est-ce q u ' u n esclave au yeux de Varron? u n a n i m a l ; qu'est-ce q u ' u n esclave aux yeux de Sénèque? un h o m m e ; qu'est-ce q u ' u n esclave aux yeux de saint P a u l ? u n e â m e . Si Caton pensait ainsi (254 av. J. C ) , si Varron pen­ sait ainsi (116-26 av. J. C ) , que devaient p e n s e r avant eux et autour d'eux la masse vulgaire des possesseurs d'es­ claves? Si Sénèque pensait ainsi u n siècle après V a r r o n , S é n è q u e , n é et m o r t ( 5 - 6 5 a p . J. C.) p r e s q u e au m ê m e m o m e n t q u e saint Paul (2-66 a p . J. C ) , c o m m e n t a-t-il vécu, ce r i c h e et luxueux avocat des p a u v r e s ? c o m m e n t 1

Quant au servage, ses traces se prolongent jusqu'au début de notre siècle.

Louis XVI l'abolit dans les domaines de la couronne le 8 août 1 7 7 9 , et, dans le préambule de cet édit, sa belle âme s'afflige des « restes de servi­ tude qui subsistent dans plusieurs des provinces. » Ces restes sont consumés par le grand feu de 1789.


424

LE C H R I S T I A N I S M E

agissaient ses c o n t e m p o r a i n s ? Saint Paul conforme sa vie à sa doctrine ; ce qu'il pense, le plus obscur des c h r é t i e n s le pense avec lui ; car tous deux croient à u n e parole di­ vine et non pas à leur p r o p r e o p i n i o n . Ce q u e pense u n Juif ou u n R o m a i n , bientôt u n Grec, u n Gaulois, u n Saxon le p e n s e r a , et, à l ' a u t r e bout de l ' E u r o p e , s u r u n e t e r r e q u e Sénèque ou Varron m é p r i s a i e n t c o m m e b a r b a r e , p r e s q u e sauvage, et q u ' u n m o i n e envoyé p a r u n pape ira c o n q u é r i r à Jésus-Christ, on lira dans u n e loi ces paroles : « Nous défendons de transporter les esclaves c h r é t i e n s en pays é t r a n g e r , et s u r t o u t chez les païens, et cela ne point

tuer les âmes que N. S. Jésus-Christ

arec son propre

pour

a rachetées

sang. » Qui d o n c a p p e l l e ainsi des âmes

ces esclaves m é p r i s é s ? Est-ce u n R o m a i n , u n Grec, u n saint, u n écrivain, un philosophe, u n m o d e r n e ? Non, c'est u n b a r b a r e , vivant à p e i n e deux cents ans après la conversion de son pays par saint A n s c h a i r e ( 8 2 6 ) , c'est le Danois Canut le Grand, au c o m m e n c e m e n t du onzième siècle. * C'est, n o u s l'avons déjà dit, le m o m e n t o ù , d ' a p r è s les p l u s savants travaux, l'esclavage ancien p e u t être consi­ déré c o m m e disparaissant d a n s p r e s q u e toute l ' E u r o p e . Que l'on n e dise donc pas q u e le c h r i s t i a n i s m e n ' a pas aboli l'esclavage, car il l'a, avant le treizième siècle, aboli deux fois, aboli dans le m o n d e r o m a i n , aboli d a n s le m o n d e b a r b a r e , sans p a r l e r e n c o r e du m o n d e m o ­ derne. V. — Reprenons cette l o n g u e histoire. L'ère de l'émancipation des esclaves a c o m m e n c é le j o u r où l'on r e c o n n u t q u ' a u x yeux de Dieu il n'y avait ni


E T L'ESCLAVAGE.

425

m a î t r e ni esclave, et c'est le christianisme q u i a p o s é ce principe. Il n e l'a pas déposé dans u n livre de philosophie, il ne l'a pas inséré d a n s un code, il l'a gravé dans la conscience h u m a i n e . C'était à peine l'opinion de q u e l q u e s - u n s ; elle est devenue la croyance de tous. Après avoir posé le principe, il donne l'exemple : il admet l'esclave dans la c o m m u n a u t é c h r é t i e n n e ; il l'é­ lève, devenu libre, au r a n g de prêtre ou d'évêque; il fonde sa famille, il le rachète, il l'affranchit, il améliore son sort m ê m e q u a n d il n e le c h a n g e p a s . Triple révolution, morale d'abord, puis légale, puis enfin sociale. Dès le premier siècle, le p r i n c i p e est posé; l'idée devient peu à peu vertu, la vertu devient usage, l'usage va d e ­ venir loi. Dès le troisième siècle, la condition g é n é r a l e des escla­ ves est améliorée, leur n o m b r e est d i m i n u é . Dès le sixième siècle, l'esclavage rural se transforme en servage réel ou colonat, l'esclavage domestique

s'éteint et

se modifie. Du dixième

au treizième

siècle, l'esclavage, qui dispa­

raissait du m o n d e r o m a i n , est ressuscité dans le m o n d e b a r b a r e ; m a i s le christianisme s'est jeté au-devant des Barbares, les a gagnés, puis dominés au profit des petits et des opprimés ; l'esclavage recule et disparaît dans presque toute l ' E u r o p e . A la fin de l'empire byzantin

(1455), le droit i m m é m o ­

rial de faire un esclave du p r i s o n n i e r , le droit de la g u e r r e , principale source, principale raison de l'escla­ vage, n'existe plus de chrétien à c h r é t i e n .


426

LE C H R I S T I A N I S M E

Rien n'est plus confus dans l'histoire q u e cette lente transformation des classes i n f é r i e u r e s ; de patientes et ad­ mirables r e c h e r c h e s ont été consacrées à l ' é t u d e de la condition des personnes aux différents siècles. On ne p e u t lire ces savants écrits sans faire deux réflexions : Tout ce travail de transformation est dû bien moins aux c h a n g e m e n t s extérieurs des g o u v e r n e m e n t s , des institu­ tions et des lois, q u ' à u n c h a n g e m e n t i n t é r i e u r dans les âmes. Les sentiments d'égalité sont n é s , et cela suffit, avant que les lois consacrent le p r o g r è s , et sans q u e les mots l ' e x p r i m e n t . R é c i p r o q u e m e n t , les lois ont beau c h a n g e r , les rapports e n t r e les h o m m e s sont ce que l e u r s s e n t i ­ m e n t s les .font. Mon serviteur est m o n é g a l , quoiqu'il porte encore le m ê m e nom q u ' u n esclave,

et p o u r t a n t je

né lui donnerai pas m a fille, bien qu'il soit m o n é g a l . Ainsi ce n'est pas d a n s la loi, c'est d a n s le c œ u r q u e sont écrits le titre et aussi la m e s u r e de l'égalité. Voici la seconde réflexion : Ce s e n t i m e n t vrai de l'égalité, il est bien nécessaire q u ' u n e doctrine s u p é r i e u r e le p r ê c h e aux h o m m e s , car l'histoire tout entière révèle quelle effroyable disposition les incline à mettre les autres h o m m e s sous l e u r s p i e d s ; le l e n d e m a i n de la naissance de l ' h o m m e , la servitude est née : douze siècles après la naissance du R é d e m p t e u r , elle achève à p e i n e de m o u r i r ! E n c o r e est-il difficile de fixer u n e date précise. L'escla­ vage semble d i s p a r u à cette époque des lois et des m œ u r s c h r é t i e n n e s ; cependant des cas isolés éclatent encore, comme après la disparition d ' u n e é p i d é m i e . Ce n'est pas s e u l e m e n t dans l'esclavage q u ' o n retrouvera des vestiges


ET L ' E S C L A V A G E .

427

de l'inimitié et de la férocité des h o m m e s , c o m m e la pi­ raterie, le pillage des bâtiments naufragés, le droit d'au­ baine sur les biens de l'étranger, l'atrocité des lois p é ­ nales, etc. Lorsqu'un vaste incendie dévore u n e cité, l'eau n'en devient pas aussitôt m a î t r e s s e ; quelquefois ceux qui éteignent le feu sont eux-mêmes c o n s u m é s , quelquefois ils profitent du désordre p o u r contenter l e u r cupidité. Enfin, le fléau s'apaise, mais des brasiers mal

éteints

r e p r e n n e n t çà et là, ou bien il semble que la main invi­ sible d ' u n ennemi rallume l'incendie à l'autre bout de la ville, là où l'on ne veillait pas. Nous avons vu la servitude chassée du m o n d e r o m a i n , elle renaît avec l'invasion des b a r b a r e s ; la barbarie est à peine transformée, que de nouvelles i r r u p t i o n s s u b m e r ­ gent la civilisation n a i s s a n t e ; le règne du Christ s'étend à p e i n e , que Mahomet se lève p o u r lui déclarer la g u e r r e ; l'esclavage décroît, l'esclavage r e n a î t , la digue est e m ­ portée; la digue se relève, le flot redouble son effort. Les esclaves sont devenus chrétiens ; ce sera au tour des c h r é ­ tiens de retomber dans l'esclavage. Mais du m o i n s , ô m o n Dieu, est-ce que les chrétiens consentiront jamais à redevenir des m a î t r e s ! Hélas ! hélas ! nous assisterons aussi à ce spectacle, et nous aurons la douleur de voir l'esclavage, chassé du vieux m o n d e , g a g n e r et ravager le m o n d e nouveau.

§ 2. — A b o l i t i o n d e l ' e s c l a v a g e

moderne.

Schiller a eu bien raison de dire q u e l'histoire inonde est la condamnation du m o n d e , die

du

Weltgeschichte


428

LE C H R I S T I A N I S M E

ist das

Weltgericht

Que de maladies honteuses ravagent

la superbe h u m a n i t é ! Quelle effrayante rapidité d a n s les p r o g r è s , quelle l a m e n t a b l e l e n t e u r dans la guérison ! Mais il est u n spectacle p l u s désespérant encore q u e la d u r é e du m a l : c'est la r e c h u t e . Je n e sais pas si l'histoire n o u s offre r i e n de p l u s beau q u e la lutte a c h a r n é e d ' u n e petite doctrine contre

un

fléau universel, r i e n de p l u s d é c o u r a g e a n t q u e la dé­ r o u t e après la victoire ; r i e n de p l u s beau q u e le t r i o m ­ p h e de la fraternité c h r é t i e n n e s u r l'esclavage, rien de p l u s honteux q u e la renaissance, au seizième siècle, de l'esclavage païen en plein c h r i s t i a n i s m e . I. — C'est le 12 octobre 1 4 9 2 q u e Christophe Colomb d é b a r q u e à San-Salvador. Il baisa trois fois la t e r r e , il y planta la croix, p u i s il 1

s'écria : « S e i g n e u r , Dieu éternel et tout-puissant, qui p a r t o n Verbe sacré as créé le

firmament,

la terre et la m e r , que

ton n o m soit béni et glorifié p a r t o u t ; q u ' e l l e soit exaltée, t a Majesté qui a daigné p e r m e t t r e q u e , p a r ton h u m b l e serviteur, ton n o m sacré soit c o n n u et p r ê c h é dans celte a u t r e p a r t i e du m o n d e ! » E t s u r cette terre magnifique, don i n a t t e n d u de Dieu q u i offre en p r é s e n t à l'ancien m o n d e u n m o n d e n o u ­ veau et de nouveaux frères, tous les p e u p l e s se r u e n t b i e n t ô t , altérés d'or, et ils y apportent, sous la b a n n i è r e c h r é t i e n n e , des esclaves, p r i s c o m m e du g i b i e r , achetés c o m m e des bœufs, traités c o m m e des chiens !

1

Christophe

Colomb,

par M. Roselty do Lergues, I, 218.


ET L'ESCLAVAGE.

429

Aucune nation n ' a le droit de r e p r o c h e r à u n e a u t r e cette infamie et de lui j e t e r la p r e m i è r e p i e r r e . Toutes ont péché. Le catholicisme, qui avait détruit l'esclavage ancien, le protestantisme, dont on a voulu faire le père de la liberté m o d e r n e , se sont tous deux laissé infecter par l'exemple d ' u n paganisme n o u v e a u , la religion de Ma­ homet. On croit que le Portugal et l'Espagne ont c o m m e n c é . Qui sait si le poids d'un tel crime n e pèse pas encore s u r leurs destinées ! Les m a h o m é t a n s d'Afrique amenaient à Lisbonne des nègres p o u r les échanger contre des prisonniers q u e les Portugais l e u r avaient faits. Ceux-ci e u r e n t alors l'idée d'aller e u x - m ê m e s en acheter en Afrique dans leur comp­ toir d ' A r g u i n . Le 8 août 1 4 4 4 , avant la naissance de Co­ l o m b , un certain capitaine Lanzarote d é b a r q u a , p o u r la p r e m i è r e fois, à Lagos, dans le r o y a u m e des Algarves, 2 5 5 esclaves noirs qu'il vendit. Ce commerce c o n t i n u a , et en 1559 la vente atteignait, à Lisbonne, 1 2 , 0 0 0 têtes. Les Espagnols i m i t è r e n t cet e x e m p l e ;

Séville devint

l'entrepôt du commerce des esclaves, et, à Madère, aux Canaries, ce commerce

se développa.

L'introduction

des esclaves à Saint-Domingue date de 1510, à Cuba de

1521.

Ils furent

apportés

successivement

dans

toutes les colonies espagnoles et portugaises, et l'on sait q u e les Indiens d u r e n t à Las Casas de n ' ê t r e pas aussi réduits en esclavage. Après la fondation des

États-Unis,

ce fut un bâtiment

hollandais qui le p r e m i e r d é b a r q u a , en 1020, vingt nè­ gres à James Town (Virginie).


430

LE C H R I S T I A N I S M E

Les p r e m i e r s esclaves des Antilles françaises y furent a m e n é s en 1 6 5 0 . Il n'y en avait pas encore à la Guyane en 1 6 8 8 . L'accroissement du n o m b r e des esclaves ne fut pas r a p i d e , les blancs engagés ou émigrants suffisaient d'abord au travail. A Saint-Domingue, on se passa des esclaves p e n d a n t dix-huit ans, à Cuba p e n d a n t dix a n s . Il n ' y avait à Cuba, en 1 7 6 3 , q u e 5 2 , 0 0 0 nègres environ. Mais deux causes a u g m e n t è r e n t r a p i d e m e n t ces chif­ fres : le développement de la c o n s o m m a t i o n du s u c r e , du café, du coton, et

les profits du c o m m e r c e de la

traite. 1

Toutes les nations m a r i t i m e s ont fait la traite ; après l ' E s p a g n e , c'est l'Angleterre qui a eu la honte de se livrer avec le plus d ' i m p u d e n c e et d'avidité à cet odieux trafic. Un traité, en 1 7 6 5 , lui en assura le monopole, et le n o m m ê m e de la traite,

trade,

est u n e flétrissure imposée à la

l a n g u e anglaise. Le dégoût nous e m p ê c h e de retracer le souvenir de ces abominables scènes, dont h e u r e u s e m e n t les peuples de l ' E u r o p e , sauf l ' E s p a g n e et la T u r q u i e , ne sont p l u s té­ moins ou complices. P e n d a n t deux siècles, le Père de la terre et des h o m m e s a vu du h a u t du ciel trois continents souillés par des m a i n s chrétiennes : l'Afrique désolée par des g u e r r e s sauvages, et p a r c o u r u e par des t r o u p e a u x d ' h o m m e s vigoureux, de j e u n e s femmes et de petits en­ fants, c a p t u r é s à coups de sabre ou de fusil, conduits à coups de fouet, m a r c h a n t à travers les sables b r û l a n t s ,

1

V. II partie, liv. IX, p. 2 8 1 . e


ET

L'ESCLAVAGE.

431

décimés par la m o r t et laissant après eux, par centaines, des cadavres pourris et ces ossements desséchés que le mal­ h e u r e u x Mungo-Parck et l'intrépide Caillé ont rencontrés sur l e u r r o u t e ; l'Europe se partageant avec l'Amérique cette m a r c h a n d i s e vivante et t r o q u a n t contre de l'or le sang h u m a i n ; l'Océan sillonné par des prisons flottantes, chargées de ce bois d'ebène,

mis en cas à fond de cale, et

les eaux servant de tombeau m u e t à tous ceux q u e la m o r t , moins cruelle q u e les h o m m e s , affranchit de leurs m a i n s exécrables. On calcule q u ' u n e proportion

d'un

septième à u n

dixième des créatures h u m a i n e s qui furent victimes de ce trafic perdait la vie pendant la traversée; combien en était-il mort en Afrique avant d'arriver à la côte, nul ne le s a i t Plus de cent millions d'Africains furent ainsi répartis entre les Espagnols, les Anglais, les Français, les Portugais, les Hollandais, les Danois, les Suédois, les Américains, les Brésiliens, en un mot tous les peuples chrétiens possesseurs de colonies. Je n'ai point à répéter ici ce que j ' a i dit à propos de tous GÊS pays à esclaves; je n'ai point à me d e m a n d e r si les chrétiens o n t mieux traité leurs esclaves q u e les païens ne traitaient les l e u r s . Je voudrais le croire, mais il est p e r m i s d'affirmer aussi q u e

les païens n ' e n ont pas

possédé un p l u s g r a n d n o m b r e , et d'ajouter qu'ils n e les ont pas dus à des moyens aussi odieux. La g u e r r e est u n e mauvaise raison, mais elle est au moins u n prétexte; l'achat par a m o u r du gain est u n e abomination sans excuse. II. — Lorsqu'un usage criminel s'introduit dans les


432

LE

CHRISTIANISME

faits, on est certain d'en trouver dans les livres la d é ­ monstration. L ' h o m m e a i m e à justifier ce q u ' i l p r a t i q u e . Alors s'établit s u r le t e r r a i n des idées u n e g u e r r e d e d é m o n s t r a t i o n s et de protestations, dont l'issue décide le t r i o m p h e du m a l ou du b i e n s u r le t e r r a i n p r a t i q u e . La renaissance de l'esclavage d a n s les faits e u t ainsi p o u r résultat de Ramener les doctrines favorables à l'esclavage. L'illustre dominicain Las Casas vit ses c h a l e u r e u x écrits contre l'esclavage a r r ê t é s p a r la censure royale, et u n e assemblée de légistes et de théologiens p r é f é r e r à ses protestations les subtilités érudites de Sépulvéda s u r les races nées p o u r l'esclavage. Au dix-septième siècle, au m o m e n t où la pensée h u ­ m a i n e atteint u n e i n c o m p a r a b l e h a u t e u r , les plus g r a n d s esprits s e m b l e n t indifférents. Le fondateur du droit des g e n s , Grotius, disserte froidement s u r les causes légi­ t i m e s de l'esclavage, Puffendorf

l'imite.

Bossuet l u i -

m ê m e n e dit q u ' u n mot e n passant s u r l'origine de l'es­ 1

clavage p a r la g u e r r e ; sa h a u t e raison n e s'arrête p a s . Heureusement Panégyrique

son cœur s ' é m e u t , et, d a n s l ' a d m i r a b l e

de saint

Pierre N o l a s q a e , il exalte ce héros 2

de la sainteté et nous le m o n t r e « content de tout d o n n e r , de tout sacrifier, pourvu qu'il p r o c u r e la liberté à ses frères... préférant

la liberté d u m o i n d r e esclave à la

sienne. » Au d i x - h u i t i è m e siècle, si j u s t e m e n t fier de sa passion

e

V Avertissement sur les lettres de Jurieu, art. 5 0 . 2 T. VII, édition de Versailles, p . 4 8 .


ET

43

L'ESCLAVAGE.

p o u r l ' h u m a n i t é , l'esclavage est a t t a q u é , mais presqu'en riant. Voltaire se m o q u e de l'esclavage et aussi de l ' e s ­ c l a v e ; il p r e n d des intérêts dans u n e société coloniale. Montesquieu, p l u s profond et plus grave, consacre u n 1

livre entier, composé de dix-neuf chapitres , à l'escla­ vage. Mais il plaisante, il hésite, il ne conclut q u e mol­ 2

lement, à tel point q u e de savants é s p r i t s ont pu le re­ g a r d e r comme u n partisan de l'esclavage. Je crois au contraire qu'il en fut l'adversaire, et j e n e connais r i e n de p l u s décisif que ce c h a p . xv, satire i n c o m p a r a b l e , qui se termine p a r ces admirables paroles : « Il est impossible q u e nous supposions q u e ces genslà soient des h o m m e s , parce que, si nous les supposions des h o m m e s , on c o m m e n c e r a i t à c r o i r e que nous ne som­ mes pas n o u s - m ê m e s chrétiens. « De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains, car, si elle était telle qu'ils le d i s e n t , ne serait-il pas venu dans la tête des p r i n c e s d ' E u r o p e qui font e n t r e eux tant de conventions inutiles,

d'en

faire u n e générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? » C'est aux dernières années du d i x - h u i t i è m e siècle, c'est surtout au commencement du dix-neuvième siècle, q u ' a p p a r t i e n t le m o u v e m e n t g é n é r e u x des esprits provoqua cette convention

qui

générale des souverains, si­

g n é e en 1 8 1 4 , et que Montesquieu ne savait pas p r o p h é ­ tiser. 1

Liv. XV, c h . i-xix. - Cli. Girautl, Mémoire à l'Académie des Sciences morales sur l'esclavage des nègres. II.

28


434

LE C H R I S T I A N I S M E

III. — P e n d a n t ce temps, q u ' a v a i t fait l ' É g l i s e ? R i e n , d i t - o n . Eloignée de la c h a r i t é de ses c o m m e n ­ cements p a r u n long usage de la p u i s s a n c e , d é c h i r é e p a r la r é f o r m e , p a r t o u t inféodée aux g o u v e r n e m e n t s ,

elle

laissa les rois s i g n e r , au n o m de la Sainte-Trinité, des conventions p o u r la traite des n o i r s , elle e n d o r m i t l e u r s s c r u p u l e s en r e p r é s e n t a n t la servitude c o m m e u n moyen de conversion, elle eut des évêques, des p r ê t r e s ,

des

m o i n e s , possesseurs et v e n d e u r s d'esclaves, elle a encore des théologiens q u i défendent l'esclavage. Je n e n i e pas q u e l q u e s - u n s de ces m a l h e u r s ; Dieu n'a pas r e n d u ses ministres inaccessibles aux vices de l e u r époque, m a i s j e nie q u e ces fautes a i e n t été sans contre­ p o i d s ; je c h e r c h e la voix de l'Eglise ailleurs q u e dans l'exemple de ses d e r n i e r s m e m b r e s . Qu'est-ce q u ' o n t dit les p a p e s ? Qu'est-ce q u ' o n t fait les s a i n t s ? E n q u a t r e siècles, q u a t r e fois le saint-siége proteste l

solennellement . Le 7 octobre 1 4 8 2 , Pie II, au m o m e n t des p r e m i è r e s découvertes des P o r t u g a i s en Afrique, b l â m e avec v é h é ­ m e n c e les P o r t u g a i s qui osent t e n i r en servitude des h o m m e s semblables à eux. Après la découverte du n o u v e a u m o n d e , le 2 9 m a i 1 5 5 7 , Paul III déclare « q u e c'est u n e invention du dé­ m o n d'affirmer q u e les Indiens p o u v a i e n t ê t r e r é d u i t s en servitude, » flétrit la cupidité des E s p a g n o l s , et déclare « q u e les Indiens, comme tous

les autres peuples,

même

ceux qui ne sont pas baptisés, doivent j o u i r de l e u r liberté

1

V. Balmès, Wallon, et Van Biervliet.


ET L'ESCLAVAGE.

435

naturelle et de la propriété de leurs b i e n s ; q u e p e r s o n n e n'a le droit de les troubler ni de les i n q u i é t e r dans ce qu'ils tiennent de la m a i n libérale de Dieu. Tout ce qui serait fait d a n s u n sens contraire serait injuste et con­ d a m n é p a r la loi divine et n a t u r e l l e . » Le 2 2 avril 1 6 5 0 , Urbain VIII défend « de priver les noirs de leur liberté, de les vendre, de les acheter, de les enlever à leur patrie, à leurs femmes et à leurs en­ fants, et de les d é p o u i l l e r de leurs p r o p r i é t é s . » Benoit XIV, en 1 7 4 1 , répète aux évêques du Brésil les m ê m e s prohibitions Si l'on vit des évêques, des prêtres et des laïques avoir 2

des esclaves, on en vit d ' a u t r e s se v e n d r e p o u r les af­ franchir." On eut l ' i n c o m p a r a b l e douleur d e lire à la p o r t e des églises des affiches, qu'on n e peut citer sans p l e u r e r et sans r o u g i r : A L'ISSUE DE LA MESSE, il sera cédé à la vente de telle négresse, fants,

enceinte,

pro­

arec ses en­

etc. Mais on vit aussi des las Casas, des Claver, des

L i e b e r m a n n , des Jean de la Mennais, se v o u e r a la dé­ fense, à la conversion, à l'instruction de ces pauvres c r é a t u r e s . On vit la doctrine chrétienne défigurée, et des prédicateurs et des m o n a r q u e s se féliciter d'arracher, à la tyrannie et de r e n d r e à la foi les Africains passant du sultan sanguinaire de leur pays aux mains des n é g r i e r s , c o m m e si un crime pouvait excuser u n c r i m e . Mais on

V. le texte à l'Appendice. On avait vu, dès les temps primitifs, un saint Grégoire d'Arménie (que l'Église fête le 1er octobre), dont le père avait tué le roi Pusaron, se c o n tituer, pour expier cette faute, esclave du fils de ce roi, et subir sans m u r 1 2

jijiuerles plus épouvantables tortures.


436

LE C H R I S T I A N I S M E

n e p u t pas étouffer sous ces coupables sophismes la p u r e voix de l'Évangile, on n e cessa pas u n seul j o u r

de

répéter d a n s toutes

ne

les églises ce petit m o l q u i

c h a n g e pas : « Aimez

votre p r o c h a i n

comme

vous-

même. » E n f i n , p a r u n e sorte de c o m p e n s a t i o n , p e n d a n t q u e les souverains o r g a n i s a i e n t la vente des h o m m e s , l'Église p e r p é t u a i t et développait le r a c h a t des captifs. On n e connaît pas assez celte s u b l i m e e n t r e p r i s e . S u r cette t e r r e , séjour passager du bien et du m a i , le m ê m e soleil de p r i n t e m p s fait lever le froment g e r m e r l'ivraie, les m ê m e s p r o g r è s de l'art de la vigation p r ê t e n t ,

au c o m m e r c e

et

aux

et na­

découvertes,

les m ê m e s facilités q u ' à la p i r a t e r i e , et, p a r u n e a u t r e harmonie

du m o n d e

n a î t r e le c r i m e et

moral,

la

même

é p o q u e voit

l'expiation. A la fin du

treizième

siècle, les chrétiens renonçaient en tous lieux à l'escla­ vage, m a i s ils devenaient à l e u r tour captifs des m a r ­ chands de Gênes ou de Venise, des Maures d ' E s p a g n e , des pirates d'Alger, de T u n i s et d u Maroc. A ce m o m e n t u n e a n t i q u e et s u b l i m e c o u t u m e de l'Église r e p r i t des d é v e l o p p e m e n t s n o u v e a u x . 11 avait été toujours interdit de v e n d r e les vases sacrés, si ce n'est pour captifs.

le rachat

des

Saint Ambroise avait légitimé cette touchante

exception p a r d'éloquentes paroles : « Eh quoi ! vous ne vendriez pas les vases d ' o r , et v o u s laisseriez v e n d r e les vases vivants du S e i g n e u r ? La véritable p a r u r e des sa­ c r e m e n t s , c'est la r é d e m p t i o n des captifs, o r n a t u s sacramentorum

redemptio

captivorum

est....

Que le calice

rachète de l ' e n n e m i celui que le sang a r a c h e t é du p é -


ET L'ESCLAVAGE.

437

c h é . . . . Ce sang n ' a pas rougi s e u l e m e n t le mêtal, m a i s , par u n e impression de l'opération divine, il lui a en q u e l q u e sorte t r a n s m i s u n e vertu r é d e m p t r i c e . (Liv. II, off. ch. XXVIII.) » Saint P a u l i n de Nole s'était donné en otage p o u r le fils d ' u n e p a u v r e veuve. Deux saints, tous les deux français, tous les deux nés s u r ces rivages de la Méditerranée q u e désolaient les p i r a t e s , Jean de Matha et P i e r r e Nolasque, conçurent vers la m ê m e époque la p e n s é e d e se consacrer et de fonder un o r d r e spécial voué avec eux à la rédemption des esclaves chrétiens. L ' u n , de con­ cert avec Félix de Valois, fonda en 1199 l'ordre des Trinitaires, que le peuple appela d u nom d e leur p r e m i e r p è r e , 1

les Mûthurins. L ' a u t r e , aidé p a r Raymond de Pegnafort, institua en Espagne l'ordre de Notre-Dame de la Mercy (1218). 1

Rien n'égale la beauté et la simplicité de la vie de saint Pierre Nolasque,

telle qu'elle est racontée au Bréviaire romain. Il était noble et Français, des environs de Carcassonne. Dès son enfance, son cœur fut tout à la charité la plus tendre, et l'on raconte qu'un jour, pendant son sommeil, des abeilles vinrent déposer leur miel sur ses lèvres. Retiré en Espagne pour fuir l'hé­ résie des Albigeois, la sainte Vierge lui apparut et lui manifesta combien il serait agréable à son divin Fils que les chrétiens se dévouassent davantage à la rédemption de leurs frères, esclaves des infidèles. Pierre, qui avait déjà dépensé tout ce qu'il possédait pour racheter des esclaves, se voue à la fon­ dation d'un ordre, avec le concours de Raymond de Pegnafort et du roi Jacques d'Aragon, qui avaient eu au même moment la m ê m e inspiration d'en haut. Grégoire IX approuve le nouvel ordre, Jacques d'Aragon lui permet de porter sur son costume ses armes royales. Les religieux ajoutent aux trois vœux habituels le vœu de se donner eux-mêmes en otage aux païens, si c'est la condition du rachat de leurs frères. Toute la chrétienté s'associe par ses aumônes à cet admirable apostolat. On assure que le bienheureux fon­ dateur, plein d'œuvres et de jours, demanda, quand, après avoir reçu les sacrements, il sentit la mort approcher, qu'on lui lût le psaume :

Confitebor

t i b i , Domine,

in loto corde meo; à ce v e r s e t : Redemptionem misit Do-

minus populo

SUO,'Diéu a envoyé la rédemption à son peuple, il rendit l'âme.


438

LE C H R I S T I A N I S M E

Philippe-Auguste favorisa les T r i n i t a i r e s , Jacques d'Ara­ gon les frères de la Mercy. Ces Ordres r e ç u r e n t des évêques et des papes surtout les e n c o u r a g e m e n t s les plus solennels et les p l u s répétés. Approuvés p a r I n n o c e n t III ( 1 1 9 8 - 1 2 1 6 ) et p a r son neveu Grégoire IX ( 1 2 2 7 - 1 2 4 1 ) dès l e u r d é b u t , ils n e cessèrent d ' ê t r e comblés des béné­ dictions de p r e s q u e tous l e u r s successeurs, Alexandre IV ( 1 2 5 4 ) , Clément IV ( 1 2 6 5 ) , Nicolas 111 ( 1 2 7 7 ) , Nicolas IV (1288), Calixte 111 ( 1 4 5 7 ) , Léon X ( 1 5 1 5 ) , Clément VII (1525), Clément V I I I ( 1 6 0 1 ) , U r b a i n VIII ( 1 6 2 5 ) , A l e x a n ­ dre VII ( 1 6 5 5 ) , et de plus n o m b r e u x e n c o r e . Cette p r o ­ tection d u r a aussi longtemps q u e l ' œ u v r e m ê m e de ces deux o r d r e s , q u i a g i r e n t p e n d a n t six siècles, au m i l i e u de difficultés incroyables. L'ordre de la Mercy avait, en 1 6 5 5 , racheté à Alger s e u l e m e n t p l u s de 1 2 , 0 0 0 esclaves, 1

et laissé en otage u n grand n o m b r e de ses m e m b r e s , fidè1

Il a été publié un assez grand nombre de relations des voyages des

Frères de la Mercy et des Trinitaires. J'ai sous les yeux cinq de ces rela­ tions, savoir : 1° Le Miroir

de lu charité

chrétienne,

ou relation du voyage que les reli­

gieux de l'ordre de Notre-Dame de la Mercy du royaume de France ont fait l'année dernière (1662) en la ville d'Alger, d'où ils ont ramené environ une centaine de chrétiens esclaves; par l'un des Pères rédempteurs du mesme ordre. Aix, 1005. 2° Relation de ce qui s'est passé dans les trois voyages que les religieux de l'ordre de Notre-Dame de la Mercy ont faits dans les États du roy de Maroc pour la rédemption des captifs en 1704, 1708 et 1712, par un des Pères dé­ putés pour la rédemption, de la congrégation de Paris, du même ordre, Paris, 1724. 3° Voyage pour la rédemption des captifs aux royaumes d'Alger et de Tunis, l'ait en 1720 par les pères François Comelin, Philémon de ta Motte et Joseph Bernard, de l'ordre de la Sainte-Trinité, dits Mathurins, Paris, 1 7 2 1 ; suivi d'Entretiens sur la tradition de l'Église pour le soulagement ou le rae'iat des captifs. 4° Relation en forme de journal du voyage pour la rédemption des captifs


ET L'ESCLAVAGE.

439

les à ce q u a t r i è m e vœu solennel ajouté aux trois vœux de religion : In Saracenorum fuerit ad redemptionem

potestate in pignus,

si necesse

Christi fidelium detentus

manebo.

Les esclaves rachetés étaient r a m e n é s en F r a n c e , paraux royaumes de Maroc et d'Alger, pendant les années 1 7 2 3 , 1724 et 1 7 2 5 , par les pères Jean de la Faye, procureur général, Denis Mackar, Augustin d'Arcisas, Henry le Roy, députés de l'ordre de la Sainte-Trinité, dits Mathurins. Paris, 1726. 5° Voyage clans les États barbaresques de Maroc, Alger, Tunis et Tripoli, ou Lettres d'un des captifs qui viennent d'être, rachetés par MM. les chanoines réguliers de la Sainte-Trinité. Paris, 1785. De ces cinq relations, la plus ancienne est à la fois la plus curieuse et la plus touchante. Elle donne d'intéressants détails sur le passé de cette terre d'Alger que la France a prise à son tour, non pour l'asservir, mais pour la civiliser. Elle fait surtout bien connaître les difficultés énormes de l'entreprise des zélés missionnaires. La première peine était de quêter une somme considé­ rable. Au lieu de prendre librement une place commode à jour fixe s u r un paquebot, il fallait obtenir l'autorisation du gouverneur de Provence, alors M. de Mercœur, et un sauf-conduit de l'amiral, alors M. de Nuchèze, puis noliser une barque, faire assurer son argent aux taux de 4 pour 100, passer sur mer au moins trois jours et trois nuits, si le temps était favorable, et si les pirates étaient peu vigilants ; à Alger, choisir entre de nombreux esclaves suppliants, et des maîtres qui rançonnaient les acheteurs, payer 10 pour 100 à la douane pour entrer, payer le gouverneur, payer les fonctionnaires, payer le maître, payer les dettes de l'esclave, débourser ainsi u n e somme dont le prix de l'esclave était à peine le tiers, subir mille retards, éviter mille piéges, souvent demeurer en otage, ou si l'on pouvait enfin emmener ces pauvres chrétiens qui attendaient en attendent

l'heure du départ comme les aines du

purgatoire

la sortie (p. 145), payer encore la douane, puis braver une

fois de plus la mer et les pirates, plus à craindre que la mer. 11 se trouva des hommes dans l'Église pour faire ce métier pendant six cents ans. Mais quelle tâche plus capable d'émouvoir un cœur charitable et pieux ! Il faut lire dans la relation de 1 0 0 2 , le tableau des supplications adressées aux Pères par les pauvres esclaves : « Les Pères étant de retour en leur maison y trouvaient des deux ou trois cents esclaves ; les uns apportaient des lettres pour leur faire voir qu'ils étaient recommandés par les prélats, et autres personnes d'autorité. Les autres alléguaient leur jeunesse, représentant que leurs patrons usaient tantôt


440

LE C H R I S T I A N I S M E

c o u r a i e n t en procession

les villes où les r é d e m p t e u r s

avaient recueilli l e u r r a n ç o n , p u i s étaient r e n d u s à l e u r s familles et à l e u r pays n a t a l . P l u s i e u r s fois les deux o r d r e s avaient tenté e n s e m b l e , n o t a m m e n t en 1 7 0 4 , u n r a c h a t g é n é r a l de tous les captifs d é t e n u s à Alger ou au de flatteries, tantôt de menaces pour leur faire quitter la croyance de l'Eglise romaine et les rendre sectaires de Mahomet,

et qu'ils les sollicitaient à

d'abominables lubricités. Les autres montraient leurs cheveux blancs, faisant instance que durant qu'ils avaient pu souffrir les fatigues de l'esclavage, ils avaient pris patience, mais qu'alors succombant sous le faix des années, et étant inhabiles au travail, on devait les m e t t r e en repos en les retirant de l'esclavage. Vous eussiez vu venir des hommes de moyen âge qui deman daient la liberté, non tant pour leur commodité particulière, que pour g a ­ gner la vie à leurs femmes et à plusieurs petits enfants. Il y avait des per­ sonnes de condition, ou de braves officiers qui faisaient entendre que leurs talents étant cachés et leur qualité n'étant pas connue, on les aurait alors à bon marché, mais si l'on différait davantage tout serait découvert, et qu'on ne les pourrait retirer qu'à graisse d'argent. Quelques-uns causaient une grande compassion, pleurant de ce que si l'on ne les rachetait dans trois jours il leur faudrait s'embarquer pour aller faire la guerre contre les c h r é ­ tiens. Il se présentait des familles entières, dont le mari portant la parole, priait que l'on rachetât sa femme ou son fils, ou qu'on le mît en liberté, afin d'aller en terre chrétienne procurer des aumônes pour les deux autres. Quel­ ques chrétiens désintéressés donnaient ou prêtaient quelque argent

pour

partie du rachat des autres qu'ils connaissaient être plus maltraités. Enfin quelques captifs charitables ne venaient rien demander pour eux, mais ils se rendaient solliciteurs des autres, accompagnant des aveugles, des sourds, des boiteux, des estropiés et priant, que puisqu'on les pouvait acheter à bon m a r c h é , on ne les laissât pas périr dans la misère. D'autres faisaient leurs plaintes de ce qu'ils avaient alfaire à des patrons endiablés, qui ne leur lais­ saient pas un instant de repos, mais tantôt les assommaient de coups, tantôt les faisaient crever sous les travaux, tantôt ne leur donnaient pas de quoi vivre, se contentant de les saouler d'injures. D'autres assuraient qu'étant sans cesse occupés a travailler aux montagnes, ils ne fréquentaient que les hommes plongés dans les vices les plus honteux ; qu'on ne leur parlait jamais de Dieu ; qu'en six mois ils n'avaient pas la commodité d'entendre une messe, et qu'à leur grand regret des quatre ou cinq années s'écoulaient sans qu'ils se pussent confesser une seule fois. G mon Dieu, n'est-il pas vrai que ces


ET L'ESCLAVAGE.

441

Maroc ; m a i s ce fut seulement sous le roi Louis XVI q u e cette belle œuvre fut accomplie p a r le rachat des derniers esclaves c h r é t i e n s , au n o m b r e de 3 1 4 , vers l'époque où ce grand et infortuné m o n a r q u e abolissait les d e r n i e r s restes de la servitude dans les d o m a i n e s royaux (1779). Étrange

contraste ! A ce m o m e n t ,

en Afrique, on

achève de r a c h e t e r les esclaves; en A m é r i q u e , l'escla­ vage va p r e n d r e de l a m e n t a b l e s développements ; en E u r o p e , Dieu suscite u n m o u v e m e n t d'opinion qui va g a g n e r à jamais la cause des esclaves devant la conscience, et a r m e r pour l'abolir les deux p r e m i è r e s n a t i o n s du m o n d e . L'esprit de la Révolution française, au

moins

s u r cette q u e s t i o n , sut d e m e u r e r c h r é t i e n , et c'est p o u r pauvres esclaves jugeront tant de chrétiens qui abusent de tant de belles commodités qu'ils ont d'avancer si facilement les affaires de leur salut? » Ces pieux sentiments des rédempteurs n'inspiraient pas toujours les r a ­ chetés. Rien de plus ridicule que les Lettres

du captif

racheté

un siècle

après, 1785. Il a été séparé, avant de l'épouser, d'une adorable Eugénie. écrit à son futur beau-père. L'éditeur a publié ces lettres pour intéresser âmes sensibles en leur apprenant

les malheurs

d'un jeune

taire privé de toutes les douceurs

que lui promettaient

et pour satisfaire

le philosophe

en lui faisant

les particularités

souvent

curiosité.

singulières

et,

mili­ l'amour,

un pays

dont

ont droit de piquer

sa

C'est à peine si, après des récits plus ou moins sérieux, le captif

rend grâces aux soins paternels

qu'ont pour lui les chanoines de la Sainte-

Trinité qui ont obtenu de notre Roi la permission allégresse ressentiront éperdue

connaître

et bizarres,

et brave

l'hymen

Il les

ces vertueux

voler au-devant

religieux,

de son époux,

est bon, et que la sensibilité

de nous racheter. lorsqu'ils

etc. Tant il est vrai

de son cœur ne paraît jamais

Quelle

verront

l'épouse

que

mieux

l'homme que dans

ces grands spectacles. Ce jargon sent son époque; il a sa place marquée entre Rousseau et Robespierre. J'en veux tirer une seule conclusion, c'est que pour se vouer à la rédemption des captifs, les enfants de Pierre Nolasque et de Jean de Matha avaient besoin d'un autre attrait que la reconnaissance, d'une autre permission que celle du roi ; racheter des esclaves, c'est plaire à Dieu, une telle charité n'a pas d'autre explication, ni d'autre récompense.


LE C H R I S T I A N I S M E

442

quoi il fut v a i n q u e u r . Oui c o m m e n ç a , qui a l l u m a cette flamme

g é n é r e u s e ? E n A n g l e t e r r e , u n c h r é t i e n pieux,

W i l l i a m W i l b e r f o r c e ; en F r a n c e ,

u n p r ê t r e , dont

les

fautes politiques et religieuses ne.doivent pas effacer les bonnes actions, Henry G r é g o i r e , depuis évêque de T o u r s , alors c u r é d ' E m b e r m e s n i l . E n A n g l e t e r r e , en F r a n c e , ce sont les saints,

c o m m e on les appelait à L o n d r e s ,

q u i ont fait violence aux p o l i t i q u e s . P h i l o s o p h e s ,

litté­

r a t e u r s , poëtes, j o u r n a l i s t e s , d i p l o m a t e s , o r a t e u r s , tous les h o m m e s q u i p a r l e n t ou q u i é c r i v e n t , ont l e u r p a r t dans cette croisade.

Pie VII s'associa aux d é m a r c h e s

qui a m e n è r e n t en 1 8 1 4 l'abolition de la traite. Gré­ goire XVI écrivit la m é m o r a b l e bulle d u 3 d é c e m b r e 1839 qui la flétrit, la c o n d a m n e , et, allant plus l o i n ,

défend

en p r o p r e s termes de dépouiller,

de tourmenter,

de

duire en servitude

humaines.

des créatures

ré­

En A m é r i q u e , en H o l l a n d e , en E s p a g n e , le m o u v e ­ m e n t contre l'esclavage est e n c o r e , est de p l u s en p l u s u n m o u v e m e n t tout c h r é t i e n . Sans doute, ni les protestants, ni les catholiques ne sont i r r é p r o c h a b l e s . Il y a au Brésil des c u r é s q u i ont des enfants et des esclaves. Il y a a u x États-Unis des m i ­ nistres q u i p r a t i q u e n t le p l u s odieux esclavage. 11 y a enfin des théologiens , soit c a t h o l i q u e s , soit protestants, qui e n s e i g n e n t encore 1

1

la légitimité de la s e r v i t u d e .

Ces théologiens se placent à un point de vue purement abstrait et théo­

rique; la plupart, en pratique, ont horreur de l'esclavage, et ne le tolèrent qu'en doctrine. Les théologiens ont en général trois inclinations, ils aiment l'absolu, la tradition, l'indulgence. Indulgents, ils hésitent beaucoup, distinguent, com­ mentent, avant de déclarer que telle action est un péché : ie les remercie


ET L ' E S C L A V A G E .

443

D'autres, p l u s n o m b r e u x , se taisent, ne se croyant pas la mission d'attaquer dans les pays qu'ils évangélisent u n système établi par la loi. Mais l ' i m m e n s e majorité du clergé, suivie p a r l'im­ m e n s e majorité des croyants dans l'Eglise catholique et 1

dans les c o m m u n i o n s d i s s i d e n t e s a p p a r t i e n t à la cause de l'abolition. E n 1 8 5 3 , le concile de la province de Bordeaux, réunie à la Rochelle, et recevant pour la p r e ­ m i è r e fois dans son sein les évêques des colonies, a p u ­ b l i q u e m e n t r e m e r c i é Dieu « du bienfait de la liberté, accordé à tant d ' h o m m e s qui, bien q u e d ' u n e couleur différente, sont nos frères en Adam et en J é s u s - C h r i s t . . . . , et qui étaient retenus dans un d u r esclavage p o u r la

de cette disposition si favorable à la pauvre et fragile humanité. Absolus, ils examinent chaque chose en soi, in se, avant de la regarder au point de vue pratique, et il leur arrive ainsi très-souvent de poser une règle générale, suivie aussitôt d'une exception universelle. C'est ainsi qu'ils déclarent que l'esclavage est licite, quand son origine est légitime, sa pratique irrépro­ chable, son but pur et religieux, l'esclavage d'un saint chez un saint, dans les liens de l'amour le plus tendre et le plus chrétien ; mais, comme ces conditions ne se rencontrent jamais, cet esclavage idéal figure dans les livres, et l'esclavage réel tombe sous toutes les censures méritées par les fautes qu'il entraîne. Enfin, adonnés au culte de la tradition, les théologiens sont particulièrement préoccupés de se rattacher à la chaîne du passé, et d'appuyer leurs doctrines sur celles qui étaient professées avant eux, dispo­ sition précieuse ou plutôt indispensable quand il s'agit de points de foi, dangereuse quand il s'agit de questions libres, dont la solution change,

et

subit un progrès. Ils enseignent sur l'esclavage ce que l'on enseignait hier ou avant-hier, ce qu'aucun prêtre ou laïque ne croit plus aujourd'hui. Ils enseignent que l'esclavage n'est pas illicite : 1° quand il vient d'une guerre légitime ou d'une vente volontaire; 2° quand il respecte l'âme, le corps, la famille, l'instruction de l'esclave. Or, je délie qu'on me montre aujourd'hui dans toute la chrétienté un seul esclave qui soit un prisonnier de guerre ou un vendu volontaire, sans parler de la manière dont il est traité. 1

Les États-Unis en 1861, gar M. Agénor de Gasparin, p. 1 2 0 .


444 perte

LE C H R I S T I A N I S M E de

leurs

âmes,

» solennelle

déclaration

par

la­

q u e l l e l'Église de F r a n c e , r e n o u a n t la chaîne du p a s s é , clot la liste des antiques conciles des p r e m i e r s siècles, et p r o l o n g e j u s q u ' à n o u s l'écho de l e u r sainte voix. On p o u r r a i t f o r m e r c o m m e u n a u t r e concile des h o m ­ mes qui n ' a p p a r t i e n n e n t pas à n o t r e foi, et q u i , cepen­ d a n t , d é c l a r e n t d ' u n e c o m m u n e voix q u e l'abolition d e l'esclavage est l ' œ u v r e du c h r i s t i a n i s m e . Écoulez les h o m m e s , si divers d ' o p i n i o n ,

q u e cette cause a le b o n ­

h e u r d e r é u n i r , u n d é m o c r a t e radical c o m m e M. Schœlc h e r , u n protestant a r d e n t c o m m e M. d e Gasparin, u n catholique fervent c o m m e M. de Montalembert, u n libéral sincère c o m m e M. le d u c de B r o g l i c ; écoutez B u r k e ou bien Pitt, C a n n i n g ou Stanley, P a r k e r o u C h a n n i n g , tous, ils i n v o q u e n t l'Évangile. L'Évangile est la t e r r e u r des m a î t r e s , il est l'espoir des esclaves, il est l ' a r g u m e n t d e l e u r s a m i s , il est l ' a p p u i des législateurs, il est la source, il est la l u m i è r e de l ' o p i n i o n . Il faut e n t e n d r e s u r t o u t les a p p e l s q u e l'on adresse à la religion, dès q u ' o n sort des discours p o u r m e t t r e la m a i n à l ' œ u v r e . On n e la n o m m e p a s d a n s les d é c r e t s ; on n e l'appelle pas d a n s les assemblées, mais on la c h a r g e du succès. Qu'on le veuille o u q u ' o n n e le veuille p a s , on revient droit ou p a r des d é t o u r s a u c h r i s t i a n i s m e , c o m m e à l ' i n s t i t u t e u r de la liberté h u m a i n e . Les législa­ t e u r s q u i n e lui disent pas d'abord : « Éclairez-nous ! » lui d i r o n t bientôt : « Aidez-nous ! » Ainsi, le c h r i s t i a n i s m e e x p l i q u e au philosophe la cause du m a l , il inspire à l'écrivain le désir de le c o m b a t t r e , il fournil à l ' h o m m e d'État les moyens de le d é t r u i r e


ET L'ESCLAVAGE.

445

sans d a n g e r . On n'a pas aboli l'esclavage avant lui, on n e l'abolit pas en dehors de lui, on ne l'abolira pas sans l u i . Avant la suppression de l'esclavage, il réhabilite le tra­ vail , il affirme l'égalité, il prescrit la charité et la justice, il adoucit le m a î t r e , il élève l'esclave, il a t t e n d r i t la loi. Après l'abolition de l'esclavage, il corrige l'esclave de la paresse et de l'envie, il fonde p o u r lui l'église, il fonde l'école, il fonde l'hospice, et s'il n ' é t a b l i t n i la prison ni le t r i b u n a l , il visite le prisonnier, et il inspire le j u g e . L'histoire du présent, l'histoire du passé u n i s s e n t leurs clartés". Les h o m m e s ont à choisir. Les yeux s u r l ' A m é r i q u e , ils sont au m o m e n t de con­ t e m p l e r l'abolition de l'esclavage, remises aux m a i n s san­ glantes de la violence. Les yeux sur l'histoire, il l e u r est d o n n é de suivre l'extinction pacilique et g r a d u e l l e de ce fléau, p a r la m a i n douce et forte de celui qui a racheté les p é c h e u r s , relevé les faibles et délivré les captifs, Notre-Seigneur Jésus-Christ.


CHAPITRE

III

LA THÉORIE DE L'ESCLAVAGE.

On trouvera bon q u ' a v a n t de r é s u m e r et de c o n c l u r e , je m ' a r r ê t e p o u r poser cette question : Si Jésus-Christ n ' a pas aboli l'esclavage, qui d o n c l'a d é t r u i t ? qui donc le supprimera? Est-ce la p h i l o s o p h i e ? est-ce la raison h u m a i n e ? Je d e m a n d e à la philosophie, je d e m a n d e à la raison h u m a i n e de m ' e x p l i q u e r , s'il en est ainsi, qu'est-ce q u e l'esclavage? quelle est la n a t u r e , quelle est l'origine de ce fléau? Qu'on interroge la conscience : elle répond q u e la li­ berté est le p l u s précieux des biens, le plus clair, le p l u s l

sacré des d r o i t s . 1

Je n'ai pas besoin de raisonner pour savoir que ma liberté est invio­

lable. Elle est mon droit, comme la vie elle-même. Personne ne peut m'ôter la vie sans crime, et personne ne peut mutiler mon être, le vicier, le dé­ grader sans crime. Je tiens du même Dieu l'existence et les facultés qui me la rendent possible. Il ne se peut pas que les lois divines et humaines con­ damnent l'assassin et absolvent le liberticide

Non-seulement ma liberté

est à moi, comme ma vie, et personne n'en peut disposer à ma place, mais je ne suis pas maître d'en disposer moi-même. Ce n'est pas assez de dire que


LE

CHRISTIANISME

ET

L'ESCLAVAGE.

447

Mais q u ' o n interroge l'histoire : elle enseigne q u e la moitié du g e n r e h u m a i n a vécu dans l'esclavage, y gémit encore, y r e t o m b e sans cesse, et q u e les tyrans et les vic­ times sont éternels. C o m m e n t c o m p r e n d r e , c o m m e n t expliquer cette la­ mentable contradiction? c o m m e n t r é s o u d r e cette énigme? Voici u n fait m o n s t r u e u x , et il est le p l u s antique dont les h o m m e s aient conservé la m é m o i r e . Dès q u e deux h o m m e s , dès que deux peuples ont été en face l ' u n de l ' a u t r e , le p l u s fort a asservi le p l u s faible, et, dès q u ' i l y a eu une loi, elle a d o n n é raison au plus fort. Le plus antique des faits est aussi le p l u s universel. L'esclavage est u n e institution des Romains et des Grecs, des Germains, des Scythes, des Ethiopiens, des Perses, des Indiens, des Barbares, plus raffiné chez les u n s , plus b r u t a l chez les a u t r e s , p a r t o u t impitoyable, incontesté. Tous l'exercent ou le subissent, quelquefois on l ' é b r a n l e , j a m a i s on n e le détruit, et les esclaves révoltés ou les af­ franchis d é t i e n n e n t à l e u r tour des esclaves. Voici u n fait i m m é m o r i a l , opiniâtre, naissant et re­ naissant partout, indestructible, universel, à la fois na­ turel et contre n a t u r e . L ' h o m m e , pour se dispenser du travail, c o n d a m n e au travail un a u t r e h o m m e ; s'il résiste, il le b a t ; s'il devient inutile, il le v e n d ; s'il est fécond, il dispose de sa d e s c e n d a n c e ; en un mol, s u r cet être, son semblable, qui a la m ê m e forme, le m ê m e langage, la la liberté est u n droit : la liberté e s t u n devoir d e rejeter la r e s p o n s a b i l i t é que Dieu m'a i m p o s é e

11 n e d é p e n d pas de m o i il n e m'est pas p e r m i s

d e déserter le p o s t e o ù m ' a p l a c é l e Créateur. (Jules S i m o n , la

Liberté, t.

I p. 2 5 , 2G.)


448

LE C H R I S T I A N I S M E

m ô m e â m e et le m ê m e visage, il exerce en tout p o i n t l ' e m p i r e de l'Arabe s u r son cheval. Ce p r é t e n d u droit, les philosophies n e le c o n d a m n e n t pas, elles le d é m o n t r e n t ; les lois ne le r é p r o u v e n t p a s , elles l ' o r g a n i s e n t . E n c o r e u n e fois, c o m m e n t ment

l'expliquer?

Qui

le c o m p r e n d r e et c o m ­

osera r é p o n d r e

froidement

:

Puisque ce fait est universel et i m m é m o r i a l , d o n c il est légitime. On lui r é p l i q u e r a i t p a r celte boutade de Voltaire : « 11 y a t r e n t e ou q u a r a n t e siècles, p l u s ou m o i n s , q u e les fouines sont en possession de m a n g e r nos p o u l e t s , m a i s on nous accorde la p e r m i s s i o n de les d é t r u i r e q u a n d nous les r e n c o n t r o n s . » L'universalité de l'esclavage n e p r o u v e pas plus c o n t r e l'égalité des h o m m e s q u e l ' u n i v e r s a l i t é du polythéisme ne p r o u v e contre l ' u n i t é de D i e u . Cherchons,

cherchons

encore

le secret

de

cette

énigme... Trouve-t-on la théorie d'Aristote s u r l'inégalité n a t u ­ relle des âmes

d i g n e d ' u n e réfutation? Veut-on se p e r d r e

avec les Hindous dans les n u a g e s de la d o c t r i n e de la préexistence? Préfère-t-on croire à la différence des races et espèret-on d é c o u v r i r dans la couleur de la peau ou d a n s l ' i n c l i ­ naison de l ' a n g l e facial Je titre de la possession

d'un

frère s u r son frère? Faut-il écouter les faux économistes qui l o u e n t l'orga­ nisation du travail forcé, les faux jurisconsultes q u i d é ­ duisent la servitude d'un contrat où m a n q u e n t à la fois


ET L'ESCLAVAGE.

449

l'objet licite et le consentement, les faux p h i l a n t h r o p e s et les faux chrétiens qui font de l'esclavage u n heureux sys­ tème de moralisalion et u n catéchuménat c o m m o d e , les faux libéraux qui fondent s u r l'asservissement d'un grand n o m b r e la vie politique d ' u n e minorité dirigeante? A tous ces systèmes vains ou cruels, fondées s u r la na­ ture, ou sur l'utilité, le c œ u r h u m a i n et l'histoire infli­ gent un éclatant d é m e n t i . Le Créateur est innocent des inégalités q u e la science invente. A tous les h o m m e s il lui a plu de d o n n e r u n e â m e , à toutes les âmes la liberté. Non, non, le t r a v a i l la morale, la religion, la politique n'acceptent pas les odieux services de la servitude qui les déshonore sans les seconder. Fussent-elles vraies d'ailleurs, ces explications auraient à leur

tour besoin d'être expliquées. Si le travail, la

morale, la religion, la politique tiraient u n vrai de la servitude, c o m m e n t c o m p r e n d r e ce

profit

monstrueux

a m a l g a m e , comment justifier Dieu d'avoir ainsi r e n d u le mal i n h é r e n t et nécessaire au bien ? Ce serait une se­ conde é n i g m e à r é s o u d r e . On répète assez volontiers que la servitude est au nom­ bre des imperfections qui m a r q u e n t les p r e m i e r s pas de l ' h u m a n i t é s u r la t e r r e , qu'elle disparaît peu à peu p a r l'influence du progrès et p a r le cours du t e m p s . Si l ' h u m a n i t é doit passer par l'esclavage c o m m e elle passe par l'enfance, c'est u n e loi c o m m u n e à tous h o m m e s sans exception; qui donc a le droit d'être

les

maître?

S'il est u n mal destiné à disparaître peu à peu et s u i ­ vant les lois d ' u n progrès continu, l'esclavage a sans doute II.

29


450

LE C H R I S T I A N I S M E

été p l u s cruel et plus universel aux p r e m i e r s j o u r s de l'hu­ m a n i t é ; après quelques siècles, on le v e r r a s'affaiblir, p u i s enfin d i s p a r a î t r e . Or, il n'en est pas a i n s i . Au c o m m e n ­ cement, il se confond avec la domesticité au sein de la vie p a t r i a r c a l e . A m e s u r e q u e la société s'éclaire et s'or­ ganise, l'esclavage s'organise aussi ; plus il d u r e , plus il pèse, et les t r i b u s païennes de l'Afrique, ou les trai­ tants païens du nouveau m o n d e ont inventé des c r u a u t é s et forgé des chaînes q u e les anciens ne connaissaient p a s . Les m o d e r n e s ont possédé plus d'esclaves que les a n c i e n s , ils ont inventé la traite,

l'élève,

la défense d'affranchir,

raffinements odieux i n c o n n u s de l ' a n t i q u i t é . Ainsi, bien loin de décroître, le mal g r a n d i t , c o m m e le m o u v e m e n t d'un corps q u i tombe s'accélère sous la loi invisible de la p e s a n t e u r . L'esclavage n'est d o n c pas un état inférieur qui dispa­ rait p a r le seul c o u r s du t e m p s . Quelle est enfin sa na­ ture, quelle est son o r i g i n e ? Veut-on, c o m m e p r e s q u e tous les écrivains, revenir à la vieille théorie qui fait dériver l'esclavage de la g u e r r e , c'est-à-dire du d r o i t du plus fort? Cette thèse nous révolte. A notre époque, au sein de g u e r r e s formidables, les puissances c h r é t i e n n e s s'empres­ sent de r e n d r e sans échange et sans rançon les prison­ 1

niers après les avoir h u m a i n e m e n t t r a i t é s . Celte thèse est pourtant la plus vulgaire et la plus plausible ; car la colère est quelquefois l ' e m p o r t e m e n t de la justice, et la vengeance est le châtiment criminel d ' u n a u t r e c r i m e ; on ne s a u r a i t l e u r p a r d o n n e r ; on les c o m p r e n d toutefois. 1

Moniteur du 28 mai 1859.


ET L'ESCLAVAGE.

451

Historiquement, la g u e r r e a, en effet, clé souvent l'o­ rigine de l'esclavage; mais il est venu de mille a u t r e s causes, de la misère, des dettes, de l'aliénation volon­ taire, enfin et surtout de l'hérédité. Comment d'ailleurs justifier l'un p a r l'autre? Au lieu de tuer son e n n e m i , dit-on, le v a i n q u e u r le conserve; il fait œuvre de force et de bonté, il é c h a n g e u n roit contre un a u t r e . Touchante bienfaisance! Est-ce que la g u e r r e donne le droit de t u e r ? Oui, pen­ dant la mêlée; après que le combat a cessé, peut-on cou­ per la tête à l ' e n n e m i d é s a r m é ? Non, ce serait une infa­ m i e ! Où donc puisez-vous le droit d'asservir, puisque vous n'avez plus le droit de t u e r ? ce droit naît avec la né­ cessité de vous défendre, il expire avec elle. Et les enfants de l ' e n n e m i ; sa femme, sa race à p e r p é ­ tuité, vous aviez donc le droit de les i m m o l e r , car ils de­ viennent votre possession et votre chose ! Fragile et h o n ­ teux a r g u m e n t ,

c r i m e justifié par un

autre c r i m e ,

explication p e r p é t u é e à la faveur d ' u n jeu de mots. Ser­ tis vient, dit-on, de servatus ; et p o u r q u o i pas de

servire,

ou bien du n o m des Serbes, esclaves des Grecs, c o m m e esclave vient des

Slaves?

Si l'esclavage naît souvent de la g u e r r e , plus souvent encore la g u e r r e naît de l'esclavage. On la fait pour pren­ dre des captifs, et on les prend pour les v e n d r e . Admettons, cependant, cette explication; elle n'explique rien, car elle est elle-même inexplicable. Pourquoi donc, dans quel b u t , sous l'empire de quel p e n c h a n t , le g u e r ­ rier réduit-il son captif, son semblable, en servitude? Afin qu'il travaille pour l u i . L ' h o m m e a donc h o r r e u r


452

LE

C H R I S T I A N I S M E

du travail? ie travail est donc u n e p e i n e ? u n e peine, de q u o i ? l ' h o m m e es! d o n c n o n - s e u l e m e n t tenté, m a i s vaincu p a r cette inclination à rejeter le travail? Qu'est-ce q u e cette c r é a t u r e vaincue p a r le m a l et châtiée? Dieu a-t-il fait l ' h o m m e ainsi, m a l h e u r e u x et m a u v a i s ? A tous ces redoutables mystères j e ne connais

qu'une

seule r é p o n s e . D e m a n d e r quelle est l ' o r i g i n e de l'escla­ vage, c'est poser la p l u s r e d o u t a b l e question qui existe : quelle est l ' o r i g i n e d u m a l ? Voici la réponse : Oui, le frère ne connaît pas son frère, le m ê m e sang coule et lutte dans l e u r s veines, u n (rouble évident se t r a h i t entre les m e m b r e s de la race h u m a i n e , parce q u e le berceau m ê m e de la famille a été le t h é â t r e d'un dés­ o r d r e secret, profond,

incontestable,

q u i se t r a n s m e t

de g é n é r a t i o n en g é n é r a t i o n , et s'étend de p e u p l e à p e u ­ p l e . Nul n ' é c h a p p e à ce d é s o r d r e , il explique, il p r o d u i t à la fois le c r i m e et la souffrance, le c r i m e de ceux q u ' o n appelle m a î t r e s et la souffrance de ceux q u ' o n

nomme

1

e s c l a v e s . I n s t r u m e n t s d ' u n e justice s u p é r i e u r e , preuves 1

Le premier des Quatre chapitres inédits sur la Russie, du comte Joseph

de Maistre, publiés eu 1859 par son fils, est consacré à la liberté, et voici la question analogue à celle que j'examine, qui est posée par ce grand es­ prit : « Comment est-il arrivé

qu'avant le christianisme l'esclavage ait toujours

été considéré comme une pièce nécessaire du gouvernement et de l'état po­ litique des nations, dans les républiques comme dans les monarchies, sans que jamais il soit venu dans la tète d'aucun législateur de l'attaquer par des lois fondamentales ou de circonstance? » Si M. de Maistre se bornait à répondre : « L'histoire que le genre humain,

en général,

Mesure qu'il est pénétré

et conduit

n'est

susceptible

prouve de liberté

pur le christianisme

à

l'évidence civile

qu'à

(p. 10), » je me

garderais bien de contester. Mais il résout le problème par cette formule tranchante : « L'homme, en


ET L'ESCLAVAGE.

453

vivantes d ' u n e antique déchéance, les u n s et les autres composent u n e société violente, fatale, i n h u m a i n e , où l'absence de la liberté semble la vengeance de l'abus qui en a été fait. En autres termes, l ' o r d r e a été originellement général,

s'il est réduit

à lui-même,

est trop méchant pour être libre. »

Puis il ajoute : « Si la liberté

civile appartient

moyen de gouverner

les hommes

naturel

à tout le monde,

il n'y

aura

plus

en corps de nation. Voilà pourquoi l'état

de la plus grande partie des hommes a toujours été l'esclavage, jus­

qu'à l'établissement du christianisme, et comme le bon sens universel tait la nécessité de cet ordre

sen­

de choses, jamais il n'a été combattn par les

lois ni par le raisonnement. » (P. 4-5.) 11 en conclut que « la Russie s'étant soustraite au mouvement général de la civilisation et d'affranchissement qui venait dé Rome, l'esclavage Russie parce qu'il y est nécessaire l'esclavage.

et que l'empereur

est en.

ne peut régner

sans

» (P. 13,14.)

Ainsi, ou la religion catholique, ou l'esclavage. Il est vrai que M. de Maistre, reproduisant sa formule sous une autre forme moins contestable : Jamais gouvernement

un grand peuple

ne peut être

gouverné

par le

seul (p. 2 5 , 24), ajoute : « Comment la Turquie est-elle gou­

vernée? par l'Alcoran;

comment la Chine est-elle

gouvernée? par

les

maximes, les lois, la religion de Confucius. » Il reconnaît donc que le catho­ licisme n'est pas le seul supplément des lois civiles. En outre il écrit plus loin : « Si l'affranchissement doit avoir lieu en Russie, il s'opérera par ce qu'on appelle la nature.

Des circonstances tout à fait imprévues le feront désirer

de part et d'autre. Tout s'exécutera sans bruit et sans malheur. » (P. 28.) Enfin ta dernière partie du chapitre de M. de Maistre se termine par des considérations sur la nécessité de rendre tes hautes classes plus fortes et plus parfaites avant d'affranchir les basses classes, et c'est la noblesse et non la religion qui est présentée comme le contre-poids de la liberté. Ces contradictions, ces lacunes, ce défaut d'harmonie, entre le début et pa conclusion, me laissent croire que le chapitre posthume est l'un de ces premiers jets trop rapides, habituels à ce grand h o m m e ; il n'avait pas des­ tiné à la publicité des pages incomplètes, qui, je ne sais pourquoi, sont mises au jour au moment même où l'affranchissement des serfs s'opère qu'on appelle

la

pur ce

nature.

S'il fallait prendre les premières formules

du chapitre à la l e t t r e ,


454

LE C H R I S T I A N I S M E

t r o u b l é dès la naissance de l ' h u m a n i t é sur la t e r r e ; l'es­ clavage est u n e des preuves et u n e des suites de ce fait qui d o m i n e l'histoire du g e n r e h u m a i n . Sans cette expli­ cation, il est inexplicable. Qui

rétablira l ' o r d r e p r o f o n d é m e n t , o r i g i n e l l e m e n t

t r o u b l é ? Celui-là seul qui l'a é t a b l i , Dieu. Un désordre primitif, u n r é p a r a t e u r nécessaire. Je défie q u ' o n explique et q u ' o n guérisse a u t r e m e n t les maladies inconcevables et a n t i q u e s d e l ' h u m a n i t é s u r la je n'hésiterais pas à les combattre, au nom des deux seules voix que la s u ­ périorité du talent ne saurait étouffer, l'histoire et la conscience. Oui, la vérité historique élève deux réclamations : I

o

Les philosophes et les législateurs ne sont pas demeurés muets; ils ont

ouvertement approuvé l'esclavage; leur opinion ou leur silence ne sont pas l'effet

du bon sens universel,

mais au contraire le résultat et la preuve des

ténèbres et de l'erreur universelles, qui subjugaient les âmes avant le chris­ tianisme. 2° L'esclavage n'a été attaqué, détruit que depuis

et par le christianisme,

cela est certain, mais en dehors de l'unité catholique aussi bien que dans son sein ; Notre-Seigneur est mort pour les Russes comme pour le reste des hommes, et les philosophes et les législateurs, à Londres, à Pétersbourg et même à Tunis, ont été éclairés par les reflets de sa lumière. La conscience s'unit à l'histoire pour protester contre cette thèse absolue : Les hommes

étant

trop méchants

pour

être libres,

donc une partie des

hommes doit être esclave. Pourquoi donc une partie? Le méchant c'est le maître et non pas l'esclave. Dans les pays sans religion, est-ce que tous les hommes sont esclaves? dans les pays sans esclaves, est-ce que tous les hommes sont religieux? Si la religion est un frein qui remplace l'autre, qui donc, maître ou esclave, voudra l'accepter? Quoi ! la foi ou la chaîne, voilà deux équivalents ! Ces conséquences odieuses sont assurément bien éloignées, de la pensée de l'illustre écrivain, mais puisqu'elles s'en déduisent, c'est que cette pensée est trop absolue; nul n'atteint plus souvent que lui au sublime, mais ce sommet est près d'un précipice, le paradoxe. Pourquoi l'esclavage domine-t-il avant le Christ? parce que l'erreur, la souffrance et le vice sont universels. Pourquoi disparaît-il depuis le Christ? parce que le Christ apporte la vérité, la rédemption, la vertu, et rend ainsi l ' h o m m e à sa vraie n a t u r e ; or la nature d e l ' h o m m e , c'est la liberté.


ET

L'ESCLAVAGE.

455

terre. En ce problème, comme en beaucoup d ' a u t r e s , la raison est insensiblement mais forcément conduite à u n e sorte de christianisme instinctif. J u s q u e - l à , comme un h o m m e qui cherche à tâtons dans les ténèbres, et se h e u r t e à toutes les m u r a i l l e s , l'esprit n'aboutit qu'à des énigmes et à de décourageantes impossibilités. Dès qu'il a mis la m a i n s u r cette clef, la seule issue par où pouvait péné­ trer la l u m i è r e s'ouvre aussitôt, et tout se m o n t r e à sa place et sous son vrai j o u r . Mais cet instinct, ces presssentiments, ces actes de foi involontaires de l'esprit, l'histoire, la véridique histoire, les contrôle et les ratifie. La déchéance primitive? les annales de l'univers et le cri de la conscience sont les deux témoins qui l'attestent. Le Rédempteur? voilà bientôt deux m i l l e ans que l ' h u m a n i t é l'a reçu dans les bras qu'elle lui tendait depuis l'origine du m o n d e . Ainsi, ce que ma raison me d é m o n t r e , l'histoire m e le m o n t r e : les faits servent de contre-épreuve aux idées. Est-il possible de s'élever à un p l u s h a u t degré de c e r t i t u d e ? Singulier spectacle ! Cette l u m i è r e éblouit. Quand l ' h o m m e reçoit la preuve de ce qu'il pressent, c'est alors qu'il hésite; quand il faut passer d ' u n e intuition inté­ r i e u r e à une foi positive, il tremble, il recule. L'homme croit au Dieu caché ; Dieu se m o n t r e , l ' h o m m e prend la fuite.

Notre conscience est d'accord avec u n christia­

n i s m e invisible; devant le Christ i n c a r n é , elle n'ose plus confesser tout haut ce qu'elle contemplait

tout bas. Ce

n'est plus saint Thomas s'écriant : « Si je n e vois pas, je ne croirai pas. » Nous, au contraire, nous semblons dire : « Si je vois, j e ne crois plus. » Démonstration nouvelle de


456

LE CHRISTIANISME

cette étrange faiblesse de la raison et de la volonté qui ne p e u t , sans le secours d'en h a u t , se relever du d o u t e et s'élancer dans la foi ! Saisissons d ' u n e m a i n ferme les preuves, si abondantes et si claires d ' u n e solution q u i est la m e i l l e u r e ;

que

dis-je? il n'y en a pas deux, il n'y en a q u ' u n e . « C'est u n e faute, dit saint A u g u s t i n , qui fit créer ce mot et non la n a t u r e . La p r e m i è r e cause de l'esclavage est d a n s le p é c h é . . . . » Ce fait universel et i m m é m o r i a l vient d ' u n a u t r e fait universel et i m m é m o r i a l , la déchéance de l ' h o m m e . Oui, l'esclavage est u n m a l positif, u n désordre né, c o m m e tous les a u t r e s , de la déchéance c o m m u n i q u é e à tous les h o m m e s p a r la faute de l e u r p r e m i e r p è r e . Il n'est q u ' u n e des formes de cette servitude l a m e n t a b l e de P â m e d o m i n é e p a r le corps et du corps dominé par la n a t u r e révoltée, servitude dans les liens de laquelle les h o m m e s , dans le séjour passager de la t e r r e , se dé­ battent p e n d a n t les siècles qui p r é c è d e n t Jésus-Christ, et de laquelle ils s'affranchissent avec son aide depuis dixh u i t cents a n s , tour à tour ingrats ou fidèles, victorieux o u a b a t t u s , h o n t e u x ou p l e i n s de gloire, s u r le chemin de l e u r patrie véritable. On a bien n o m m é le c h r i s t i a n i s m e le joint feuillets

de l'histoire.

des

deux

Ouvrons et lisons.

Avant Jésus-Christ, dans toutes les contrées où on ne l'attend point, l'esclavage d o m i n e et g r a n d i t ; là seule­ m e n t où on l'attend, l'esclavage est restreint et décrois­ s a n t . Depuis Jésus-Christ, s u r la partie du globe où Il est a d o r é , l'esclavage est mort ou m o u r a n t ; là s e u l e m e n t où


ET L'ESCLAVAGE.

Il est i g n o r é , l'esclavage

4 5 7

sévit et d e m e u r e . Le j o u r où

naît le Christ se lève l ' a u r o r e de la l i b e r t é . La m ê m e h e u r e dans l'histoire sonne leur apparition, la m ê m e teinte sur la carte du m o n d e m a r q u e leurs p r o g r è s .


CHAPITRE IV

RÉSUMÉ. — POURQUOI L'INFLUENCE DU CHRISTIANISME N'A-T-ELLE PAS ET PLUS PROMPTE ET PLUS DÉCISIVE ?

Si nous voulions r é s u m e r en q u a t r e mots cette g r a n d e œuvre de l'action du c h r i s t i a n i s m e s u r l'esclavage, n o u s le ferions ainsi : P a r sa vertu divine,

le c h r i s t i a n i s m e a r e n d u à la r a i ­

son et à la volonté de l ' h o m m e les forces q u ' e l l e s avaient p e r d u e s ; r é i n t é g r é dans sa n a t u r e , l ' h o m m e a c o m p r i s , voulu, p r o c l a m é la liberté ; P a r ses doctrines,

le christianisme a c o n d a m n é le

p r i n c i p e de l'esclavage ; Par ses conseils, Par ses exemples

il a m é n a g é la transition ; et son influence*, il a t r a n s f o r m é la

p r a t i q u e et r e n d u possible ce q u e ses e n s e i g n e m e n t s avaient d é m o n t r é nécessaire. Quelle l e n t e u r , q u e de détails, q u e l s t e m p é r a m e n t s , quelle m a r c h e e m b a r r a s s é e et pesante ! Quoi! vous étiez Dieu et vous n'avez pas déchaîné la foudre ! Vous avez été


LE C H R I S T I A N I S M E ET L'ESCLAVAGE.

459

tout-puissant, et vous n'avez pas lancé l ' a n a t h è m e ! Dixneuf siècles n ' o n t pas suffi à p u r g e r la t e r r e d ' u n mal épouvantable ! Voilà ce q u e r é p l i q u e n t des esprits i m p a t i e n t s ! Pour m o i , j e désespère d'avoir r e n d u le tableau q u e j ' a i tracé aussi saisissant p o u r d ' a u t r e s âmes qu'il l'est p o u r la m i e n n e . Je l'avoue, ce spectacle, au lieu de me laisser froid et dédaigneux, m e ravit d ' a d m i r a t i o n . Quoi! vous ne vous extasiez pas devant ce t r i o m p h e d ' u n e parole toute nouvelle sur vingt siècles de p a g a n i s m e savant et raffiné, et devant ce combat d ' u n e poignée de Juifs con­ vertis luttant contre ce marécage de corruption qu'on ap­ pelle l'ancien m o n d e , contre ce colosse de puissance qui est l ' e m p i r e r o m a i n , contre cette avalanche indomptable des invasions b a r b a r e s ! Ces Juifs sont devenus l'Eglise, dites-vous, et l'Église a été toute-puissante; alors, elle devait agir ! Mais vous oubliez q u e cette puissance a été u n nouvel obstacle et la plus épouvantable des tentations. Aux pêcheurs de la Galilée, nul besoin de r e c o m m a n d e r les petits et les pauvres, ils l'étaient eux-mêmes. Mais que des prélats opulents, ambitieux, couverts de p o u r p r e et d'or, n'aient pas u n seul j o u r oublié le p a u v r e , ne soient pas u n e seule fois m o n t é en chaire sans prononcer, dus­ sent-ils en r o u g i r e u x - m ê m e s , ces saintes paroles : « Mal­ h e u r à vous, riches! Dieu n e fait point acception de per­ s o n n e ; maître, faites à votre esclave ce q u e vous voudriez qu'il vous fût fait. » Voilà le m i r a c l e . On raisonne d'ailleurs au sein de la société m o d e r n e bien constituée, où la puissance est assez forte p o u r ré­ former sans soulever, et l'opinion assez j u s t e p o u r p r o -


460

LE

CHRISTIANISME

voquer le bien au lieu de le c o m b a t t r e . On raisonne au milieu d ' u n siècle dont l ' h o n n e u r i m p é r i s s a b l e est p r é ­ cisément d'assister à l ' a u r o r e , p e u t - ê t r e à l ' a v é n e m e n t d ' u n e è r e de r a p p r o c h e m e n t e n t r e les nations de la t e r r e , d ' a m é l i o r a t i o n du sort d u p l u s g r a n d n o m b r e , de p r o ­ grès i m p a t i e n t en tous les s e n s , è r e tout à fait caracté­ ristique et si nouvelle, que les p l u s g r a n d s h o m m e s des siècles précédents n e l'ont pas pressentie. On r e p r o c h e à l'Église de n'avoir pas i n s p i r é à H o n o r i u s ou à Théodose, à Phocas ou à Clovis le décret du 2 4 avril 1 8 4 8 . Une découverte semble toujours impossible la veille et très-facile le l e n d e m a i n . Au l e n d e m a i n de la

décou­

verte de l ' A m é r i q u e , on traitait ainsi l ' i m m o r t e l Colomb. Il a u r a i t d û p r e n d r e u n e a u t r e r o u t e ; ses c o m p a g n o n s n'avaient g u è r e envie de ce voyage, p l u s i e u r s s'y sont f o r t e m e n t o p p o s é ; il s'est attaché à de bien petits i l o t s ; il a p e r d u bien du temps en c h e m i n . On dit de m ê m e : L'Eglise a été l e n t e ; q u e de prêtres ont agi en sens con­ t r a i r e du bien ! Elle a r e n d u des décisions s u r de bien petits détails ; elle a p e r d u d u t e m p s . Christophe Colomb était u n h o m m e ; mais vous d i t e s q u e l'Eglise est d i v i n e . Cette conduite est-elle d ' u n P i e u ? Cette objection est sérieuse, et elle m é r i t e r é p o n s e . On a t r è s - b i e n dit que l'Église n'avait pas i m m é d i a t e ­ m e n t aboli l'esclavage : 1° Parce q u e le c o n d a m n e r , c'était exposer aussitôt sa d o c t r i n e , soulever l ' h u m a n i t é contre e l l e ; le christia­ n i s m e eût été étouffé en naissant ; c'est la raison d o n n é e 1

par les apôtres e u x - m ê m e s . 1

Elle est répétée par les Pères. Saint Jean Chrysostome, Serm,

sur

l'Ep-


ET L'ESCLAVAGE.

461

2° Parce qu'elle a p o u r mission p r e m i è r e de pousser les h o m m e s au ciel et à la concorde, aussi bien les maî­ tres q u e les serviteurs; ils se seraient exterminés, si elle les avait exhortés à la révolte. Les sujets de l ' e m p e r e u r de Cochinchine ou du roi de Dahomey sont bien à plain­ d r e ; est-ce le rôle des missionnaires de les pousser à l'insurrection ? 5° Parce q u ' a u lieu de se livrer à des théories, l'Eglise devait agir avec u n e sagesse p r a t i q u e ; aller trop vite, c'eût été compromettre le sort de l'esclave l u i - m ê m e ; que fûi-il devenu sans p a i n , sans asile, sans secours et s u r ­ tout sans vertu, au milieu de l'invasion des b a r b a r e s , dans u n temps où Grégoire d e Tours et Cantacuzène nous m o n t r e n t le douloureux spectacle d ' h o m m e s libres venant se v e n d r e par m i s è r e ? 4° Parce qu'elle s'est toujours abstenue avec le plus g r a n d soin de toucher aux questions de propriété h u ­ m a i n e et de droits civils et politiques ; 5° On a ajouté ceci : Qu'elle s'y soit ou n o n bien prise, il est certain qu'elle a agi seule et que l ' œ u v r e est faite. C'est la fin q u i i m p o r t e , non le m o d e . Ces raisons sont excellentes, mais elles ne suffisent pas. Il est u n e raison plus h a u t e . L'Église a ainsi agi parce que c'est ainsi q u ' a g i t Dieu, et q u e Jésus-Christ est Dieu. Les hommes d e m a n d e n t à Jésus-Christ deux choses

à Phil.

: « Les païens auraient dit que la religion chrétienne ne s'était

introduite dans le monde que pour y troubler tout et y jeter la confusion et le désordre, puisqu'elle faisait violence aux serviteurs pour les arracher des mains de leurs maîtres. »


462

LE

CHRISTIANISME

qu'il l e u r refusera toujours, des lois civiles et politiques, parce q u e c'est à eux d'en faire, et des révolutions, p a r c e qu'il en a h o r r e u r , é t a n t aussi bien le père de ceux qui les font q u e de ceux q u i les subissent. Quel m a l h e u r , disent les u n s , q u e l'Eglise n e se p r o ­ nonce pas plus h a u t pour la liberté des p e u p l e s ! Quel m a l h e u r , disent les a u t r e s , q u ' e l l e n e déclare pas la lé­ gitimité des t r ô n e s ! A h ! s'écrient les savants, l'Eglise devrait s'occuper davantage des sciences! Il est bien d é ­ sirable q u ' e l l e enseigne les vrais p r i n c i p e s de l'économie p o l i t i q u e ! Saint-Père, relevez la P o l o g n e ,

affrancbissez

l'Italie, réformez l ' A m é r i q u e . L'Église n'exauce pas ces v œ u x ; ce n'est point sa mis­ sion. Dans l ' o r d r e temporel, elle n'est pas la r é g e n t e , elle est la conscience du g e n r e h u m a i n . II l u i a été dit

d'aller, d'enseigner, de baptiser, de pardonner ou de pu­ nir; elle va portant d a n s ses m a i n s consacréesle dépôt i m ­ périssable de la doctrine et le m i n i s t è r e s u r n a t u r e l des s a c r e m e n t s . C'est aux h o m m e s à s ' a p p r o c h e r , à recevoir, et à conformer l i b r e m e n t l e u r vie et celle de la société à ce q u ' i l s ont r e ç u . Dieu pouvait créer les choses toutes faites; il lui a p l u de fournir seulement des m a t é r i a u x à la raison et au tra­ vail de l ' h o m m e . Notre-Seigneur pouvait tout r é p a r e r ; il lui a p l u de laisser à la liberté restaurée de l ' h o m m e l'u­ sage, l'abus ou le refus de ses dons. Il pose les p r i n c i p e s , c'est a u x h o m m e s à tirer les conclusions; il d o n n e la force, c'est aux h o m m e s à y a d a p t e r l ' i n s t r u m e n t ; il con­ vertit les h o m m e s , choses.

c'est

aux h o m m e s

à convertir les


ET L'ESCLAVAGE.

463

j ' o s e dire q u ' o n ne c o m p r e n d rien à la vie de l'Eglise et à son action s u r le m o n d e païen, sur les barba res, sur la famille, s u r le droit pénal, lorsqu'on oublie ceci; mais on ne comprend pas davantage la vie du m o n d e , et l ' e r r e u r est aussi bien du côté de ceux qui prétendent que l'Église agit en tout que du côté de ceux q u i l'accusent de n ' a g i r en r i e n . Les p r e m i e r s composent u n e école historique, trèsséduisante p o u r la piété, mais t r è s - d a n g e r e u s e . Elle s'ef­ force de d é m o n t r e r q u e tous les progrès des sciences, des lettres, des a r t s , des lois, de la charité, sont d u s à l'action visible de l'Eglise. Sans doute, des m e m b r e s de l'Eglise ont p u i s s a m m e n t influé sur tous ces p r o g r è s . Dieu p e r m e t q u e , de temps à a u t r e , il se r e n c o n t r e sur le trône ponti­ fical, sur un siége épiscopal ou dans les d e r n i e r s r a n g s du sacerdoce u n grand savant, un grand politique, un g r a n d écrivain qui agissent sur le m o n d e , et nous faisons les vœux les p l u s ardents p o u r que ces o r n e m e n t s ne m a n q u e n t ja­ mais à notre m è r e . Cesbienfaits ont été si n o m b r e u x , l'ac­ tion des saints a été si prodigieuse, le dévouement ou la science des chrétiens occupe dans l'histoire u n e place si vaste, qu'il est facile d e s e laisser aller à a t t r i b u e r à l'Église presque tous les progrès. On se trompe ; là est sa gloire h u m a i n e , mais non pas sa mission divine. Le soutenir, c'est s'exposer à rester sans réponse devant l'exemple de peuples où le progrès fleurit sans l'Église et d'autres na­ tions où l'Église fleurit sans le p r o g r è s . La seconde école historique, plus aveugle, en niant l'intervention du christianisme dans l'ordre temporel, prouve qu'elle n'entend rien à l ' â m e , rien à l'histoire si visiblement séparée en deux phases par le Calvaire, rien


464

LE C H R I S T I A N I S M E

à l'action des doctrines s u r les â m e s , rien à la puissance de cette révolution m o r a l e , i n t é r i e u r e , qui va du dedans au d e h o r s , et s'attaque aux r a c i n e s m ê m e s du m a l icibas. Les partisans de cette école, q u i n e croient pas à l'influence invisible s u r les â m e s , et d e m a n d e n t des actes publics, e x t é r i e u r s , seraient b i e n scandalisés si leurs vœux étaient u n j o u r réalisés. Oui, q u ' u n décret, signé p a r un Pape, v i e n n e , au n o m de Dieu, a u j o u r d ' h u i i n t e r d i r e le prêt à i n t é r ê t , d e m a i n i m p o s e r un nouveau

régime

des

successions ou modifier la p r o p r i é t é , quelle ne sera pas la révolte de ces historiens q u i appellent empiètement

un

m a n d e m e n t s u r le luxe ou s u r la d a n s e ! Ils d e m a n d e n t ce qu'ils ne c o n s e n t i r a i e n t j a m a i s à accepter. La vraie doctrine, à la fois m é t a p h y s i q u e , m o r a l e et historique, est celle-ci : Le c h r i s t i a n i s m e est la source de tous les p r o g r è s sans exception, en ce sens qu'il a r e n d u l ' h o m m e capable de p r o g r è s ; son âme était séparée de Dieu, tombée dans les sens, c h u t e d o n t l'idolâtrie, la d é b a u c h e , l'esclavage, ont été la suite et la p r e u v e ; la venue de Jésus-Christ a eu pour b u t et p o u r effet de sauver l ' â m e de ce mal et de r é t a b l i r ses r a p p o r t s avec Dieu. Mais les c h r é t i e n s de­ m e u r e n t libres de faire p a s s e r ou non dans l e u r vie et dans la société les conséquences h u m a i n e s du christia­ n i s m e . Ainsi il est dit que Noire-Seigneur a enlevé du m o n d e u n e seule chose, le p é c h é , qui tollis peccata.

Cela

suffit p o u r enlever la p o l y g a m i e , l ' i d o l â t r i e , la g u e r r e , l'esclavage. Le chrislianisme n'a pas fait des lois, mais il les a dictées. 11 n'a rien dit s u r le contrat de m a r i a g e , et il a relevé la f e m m e ; rien s u r les g l a d i a t e u r s ; rien s u r


ET

L'ESCLAVAGE.

465

les supplices i n h u m a i n s , et ils ont disparu devant lui. 11 n'a pas c o m m a n d é d ' a r m é e , mais il a transformé le c œ u r des combattants ; peu

à peu la diplomatie s'est

substituée à la g u e r r e ; au lieu de combattre p o u r l'as­ servissement, on a pris les armes pour

l'affranchisse­

ment, et la force a été employée à e m p ê c h e r l'oppression de la faiblesse. Ainsi le christianisme n ' o r d o n n e pas, m a i s il influe. 11 change l ' h o m m e , l ' h o m m e change le m o n d e . Soleil véritable des â m e s , il échauffe au d e d a n s , il éclaire au dehors. La l u m i è r e ne trace pas à l ' h o m m e sa r o u t e , elle illumine chacun de ses pas; ainsi le christianisme s'en­ trelace à tous les événements du m o n d e , et il projette s u r tous les sillons de l'histoire les rayons de sa divinité. Il résulte de cette d o c t r i n e q u e la l e n t e u r ou l'avortem e n t d ' u n progrès peut être la faute être la faute

du

des chrétiens,

sans

christianisme.

Ici, je suis d'accord avec ceux q u i n o u s accusent le plus vivement. Oui, si les pauvres ne sont pas assez secourus, si les m œ u r s sont scandaleuses, si les lois ne sont pas a m é l i o ­ rées, si enfin il y a encore des esclaves et des p a r t i s a n s , prêtres ou laïques, de l'esclavage, c'est la faute des c h r é ­ tiens, ce n'est pas la faute du christianisme. Qu'onfasse honte aux chrétiens de mal observer l e u r loi, mais qu'on n e leur prouve pas q u e cette loi est favorable à l'esclavage. On blesse, on afflige les vrais chrétiens, mais on rassure, on disculpe les m a u v a i s . L a belle avance, en vérité, et le grand profit ! Si vous désintéressez l'Évan­ gile de la cause des esclaves, qui donc restera pour la gagner ? II.

50


LE

466

CHRISTIANISME

il résulte en second lieu, de la m ê m e d o c t r i n e , q u ' u n p r o g r è s p e u t être l'œuvre

du christianisme,

sans

être

l ' œ u v r e des c h r é t i e n s . Notre-Seigneur a m é r i t é p o u r tous les h o m m e s , et l'Eglise g a r d e p o u r tous les h o m m e s le dépôt de la doc­ trine. Les protestants profitent

de l ' i m m u a b l e

dépôt

q u ' i l s m u t i l e n t , les philosophes n e sont pas libres de vivre en dehors de l ' a t m o s p h è r e c h r é t i e n n e qui les e n ­ t o u r e ; toules les m u r a i l l e s n e préservent pas la Chine ou la T u r q u i e de recevoir les rayons q u e projette

l'Eu­

rope c h r é t i e n n e . Lorsque Voltaire d e m a n d a i t la réforme des lois c r i m i n e l l e s , il faisait du c h r i s t i a n i s m e ; lors­ que le bey de T u n i s a aboli l'esclavage dans ses

États,

il a fait du c h r i s t i a n i s m e ; l o r s q u e la Révolution

fran­

çaise a établi l'égalité des i m p ô t s , elle a fait du christia­ nisme ; lorsque l ' e m p e r e u r de Russie abolit le servage il fait du c h r i s t i a n i s m e ; lorsque la philosophie défend des causes justes et g é n é r e u s e s , ellefait du c h r i s t i a n i s m e . En u n mot, le c h r i s t i a n i s m e , c o m m e Dieu m ê m e , n e fait rien à lui tout seul ici-bas, mais il a le droit de revendi­ q u e r c o m m e fait par lui tout ce qui n e se serait pas fait sans

lui.

J'en conclus q u e les c h r é t i e n s ont g r a n d t o r t

d'être

injustes envers les philosophes et les philosophes d ' ê t r e i n g r a t s envers les c h r é t i e n s . Cette i n g r a t i t u d e est p a r t i ­ c u l i è r e m e n t c o u p a b l e d a n s la g r a n d e œuvre de l'abolition de l'esclavage. On traite avec dédain le c h r i s t i a n i s m e , qui n ' a opposé à l'esclavage q u e des maximes

générales

de charité;

on

lui tait un c r i m e des fautes de ses disciples, on attend


ET L'ESCLAVAGE.

467

mieux des lumières actives de la raison et de la saine phi­ losophie, sans se d e m a n d e r si le christianisme n ' a pas q u e l q u e peu contribué à r e n d r e ces l u m i è r e s actives et saine cette philosophie ; on déclare d'ailleurs à l'avance que « l'honneur de la philosophie ne peut être mis en cause même par les plus graves aberrations de ses disci­ ples*, » réserve q u ' o n n'étend pas à l'Église. Admettons tout cela. Mais de quoi donc se servira la philosophie? Tient-elle en réserve u n moyen nouveau de transformer s u r l'heure le genre h u m a i n , comme u n réactif fond u n e p i e r r e ? Non, elle n ' a elle-même à opposer à l'esclavage que des maximes générales d'égalité, et j e n e l'en b l â m e pas, car je crois q u e les idées m è n e n t le m o n d e ; mais pourquoi reprocher au christianisme de ne pas agir a u ­ t r e m e n t ? Paroles p o u r paroles, avant de dédaigner celles du christianisme, il conviendrait que la philosophie eût p a r l é la première ; or, elle a été m u e t t e . Aristote, dit-on, cite les doctrines de philosophes abolitionnistes de son temps. Doctrines p o u r doctrines, j e m e d e m a n d e quelle trace il est resté de l'argumentation ou d u nom des philosophes abolitionnistes et je n'ai p a s besoin

contemporains

d'Aristote,

d'ouvrir les yeux bien

grands

p o u r contempler les merveilleux effets de ce petit mot du Sauveur Jésus : « Tu aimeras ton prochain

comme

toi-même! » Pourquoi ce mot a-t-il fait p l u s d ' i m p r e s ­ sion s u r les âmes q u e les paroles

des philosophes ?

Par la m ê m e raison qui donne à la morale de J é s u s Christ u n e efficacité à jamais refusée à celle de Platon 2

Le Christianisme

et l'Esclavage,

par M. Larroque.


468

LE C H R I S T I A N I S M E

ou de Confucius ; parce q u ' à u n e vertu

ces paroles est attachée

réellement et c e r t a i n e m e n t

divine,

parce

q u e celui q u i p a r l e aux â m e s a c h a n g é les â m e s , parce que celui q u i a fait la l u m i è r e p o u r l'œil, a fait la vérité chrétienne pour l'homme. Que de tels débats sont injustes, m a i s s u r t o u t combien ils sont stériles ! Ah ! plutôt, réjouissons-nous de r e n c o n t r e r u n terrain où tout le m o n d e est d'accord, et d ' h a b i t e r u n e é p o q u e où les questions d ' h u m a n i t é e n f l a m m e n t tous les h o m m e s de b o n n e volonté. La cause de l ' é m a n c i p a t i o n est g a g n é e devant la conscience du g e n r e h u m a i n . A l'œuvre donc, souverains et h o m m e s d'État. Achevez dans les faits l ' h e u r e u s e révolution accomplie d a n s les idées! A l'œuvre; philosophes, au lieu de n o u s h u m i l i e r , exhortez-nous. A l ' œ u v r e , démocrates,

trop i n d u l g e n t s

envers l ' A m é r i q u e , qui laisse flotter le d r a p e a u de l'in­ dépendance, s u r des p o n t o n s de n é g r i e r s et préfère la g u e r r e civile à la justice c h r é t i e n n e ! A l'œuvre, fils de Washington et de F r a n k l i n , qui laissez la Russie don­ ner des leçons à l ' A m é r i q u e !

A l ' œ u v r e s u r t o u t , chré­

tiens, p r i o n s , écrivons, agissons, affranchissons, d o n n o n s le m o u v e m e n t ou l'exemple, q u ' o n ne n o u s trouve pas absents d ' u n e croisade p o u r délivrer non la t o m b e , mai les temples vivants du S e i g n e u r ! A mes yeux, et c'est la conclusion de cette d e r n i è r e partie de m o n travail, l'asservissement de nos s e m b l a b l e s , la privation de l e u r liberté, qui est l e u r p r e m i e r b i e n , est dès à présent c o n d a m n é p a r le c o m m a n d e m e n t de Dieu : Le bien d'autrui

tu ne prendras.

Cette p r o p r i é t é , c'est le vol.


ET L'ESCLAVAGE.

469

Je vais plus loin. On prétend q u e la c o n d a m n a t i o n de l'esclavage n'est pas u n des principes du christianisme, je soutiens qu'elle est une conséquence de chacun de ses p r i n c i p e s . 11 n'est pas u n seul des dix c o m m a n d e ­ m e n t s que l ' h o m m e et l'enfant récitent dans leur p r i è r e de c h a q u e j o u r qui n e soit altéré p a r l'esclavage. Essayez d'associer

u n seul

possession de

tien peut-il adorer peler notre

de ces

commandements

votre semblable.

Père,

ci aimer

Comment

parfaitement

avec la un

chré­

Dieu et l'ap­

q u a n d il regarde ses frères c o m m e un

bétail? Les serments qu'il prête à Dieu, lui p r o m e t t a n t de p r a t i q u e r la justice, ne les viole-t-il pas, et ne jure-t-il pas en vain

le nom de Dieu à tous les m o m e n t s d ' u n e vie

coupable? Quels sentiments apporte-t-il au service de Dieu aux j o u r s de fête et comment a p p r e n d - i l à ses escla­ ves à garder le dimanche,

à j o u i r devant Dieu de l'égalité

fraternelle, à croire en ses bontés, à s'aimer les u n s les a u t r e s ? L e u r permet-il d'honorer leurs

pires

et

mères,

s'ils les ont jamais c o n n u s ? N'est-il pas homicide

de

toutes façons envers cet h o m m e qu'il prive de la d i g n i t é d ' h o m m e , ou qu'il châtie comme u n e brute? Rien ne le défend contre la luxure ter. 11 vit entouré

el il trouve son intérêt à l'exci­

de mensonge ; il se m e n t à l u i - m ê m e , il

r e n d faux témoignage

devant Dieu, car sa conscience lui

révèle la vérité du mal qu'il c o m m e t . Il a covoité bien d'autrui, il l'a obtenu injustement. te mariage,

le

Exposé à t r a h i r

souvent il brise celui de son semblable,

il trouve dans l'œuvre de chair u n e tentation q u e rien n ' a r r ê t e , et un odieux profit. Enfin, il a pris le bien d'autrui,

il le retient,

il le sait, il persévère.

J'ai tâché de


470

LE C H R I S T I A N I S M E E T

L'ESCLAVAGE,

prouver que le christianisme a d é t r u i t l'esclavage, mais il m'est plus clair encore q u e l'esclavage abolit le c h r i s ­ tianisme. Qui sera v a i n q u e u r , est-ce le m a l , est-ce le b i e n ? Ce sera c e r t a i n e m e n t ,

ce sera

prochainement

le b i e n .

« L ' œ u v r e a v a n c e . . . L'abolition de l'esclavage est l ' a c ­ complissement m ê m e de l ' E v a n g i l e ; . . . m a l g r é les résis­ tances de l ' i n t é r ê t ,

les raisons spécieuses de la politi­

q u e ; . . . . on p e u t d i r e au zèle de la charité m a r c h a n t à 1

l ' o m b r e de la croix : In hoc signo vinces ! » L ' e s p é r a n c e entrevoit déjà l ' a u r o r e du j o u r où la ser­ vitude aura c o m p l è t e m e n t d i s p a r u du sein des nations chrétiennes. En ce j o u r , il y aura g r a n d e fête, au ciel et s u r la terre. 1

Villemain, Essais sur le génie de Pindare tie, ch. xxv, p. 606.

et la po sie lyrique,

FIN DE. LA DEUXIÈME PARTIE.

e

II par­


APPENDICE



APPENDICE

I (Liv. IV, c h a p . IV, $ 2 , p .

30 )

EXTRAIT DU

CODE CIVIL DE LA LOUISIANE ET

DES LOIS

Аrт. 55.—

QUI

L'ONT

AMENDÉ

DE 1 8 2 5

À

1

1853

L ' e s c l a v e e s t c e l u i q u i e s t s o u s la p u i s s a n c e d ' u n

et q u i l u i a p p a r t i e n t ; d e s o r t e q u e l e m a î t r e p e u t l e v e n d r e et d e sa p e r s o n n e ,

de

son

maître disposer

i n d u s t r i e et de s o n travail, s a n s qu'il p u i s s e

r i e n f a i r e , r i e n a v o i r , ni r i e n a c q u é r i r q u i n e s o i t à son m a î t r e . ART.

36. —

Les affranchis

sont ceux

qui,

a y a n t é t é e s c l a v e s , ont

é t é r e n d u s l i b r e s c o n f o r m é m e n t à l a toi. ART. 3 7 . —

Les affranchis à ternie, ou

q u e l s es) a c q u i s l e d r o i t d ' ê t r e condition

qui

n'est pas

statu-libres,

libres dans un

encore remplie, ou

sont c e u x a u x ­

t e m p s à venir ou à une

lors

d'un é v é n e m e n t

qui

n ' e s t p a s e n c o r e a r r i v é , m a i s q u i , e n a t t e n d a n t , d e m e u r e n t d a n s l'état d'esclavage. ART. 5 8 . —

Les p e r s o n n e s libres sont celles q u i jouissent

l i b e r t é n a t u r e l l e , c ' e s t - à - d i r e d u d r o i t de f a i r e

tout ce

à l a r é s e r v e d e c e q u i e s t d é f e n d u p a r la l o i . 1

É d i t é par T h o m a s Gilles Morgan, N o u v e l l e - O r l é a n s , 1833.

de leur

qui l e u r plaît,


L'ESCLAVAGE.

474

CHAPITRE III DES ESCLAVES

A R T . 172. — Les règles pour la police et la manière de traiter les esclaves dans cet Etat, et pour la punition de leurs crimes et délits, sont fixées par des lois spéciales de la législature. A R T . 175. — L'esclave est entièrement maître,

sujet à la volonté de son

qui peut le corriger et le châtier, pourvu que ce ne soit pas

avec une rigueur inusitée et de manière à l'estropier ou à le mutiler, ou à l'exposer à perdre la vie, ou à la lui l'aire perdre réellement. Аrт-. 174. — L'esclave est incapable de toute espèce de contrats, sauf ceux qui ont pour objet son affranchissement. A R T . 175. — Tout ce qu'a l'esclave appartient à son maître; il ne possède rien en propre, sauf le pécule, c'est-à-dire la somme d'argent ou la portion de biens meubles dont son maître juge à propos de le laisser

jouir.

A R T . 176. — Il ne peut rien transmettre par succession ou autre­ ment; mais la succession d'un parent libre, dont il hériterait s'il n ' é ­ tait pas esclave, peut être recueillie par ses descendants, s'ils ont ac­ quis la liberté avant l'ouverture de la succession. A R T . 177. — L'esclave est incapable d'aucunes charges ou fonc­ tions publiques ou privées; il ne peut être tuteur, curateur, exécuteur testamentaire ou fondé de procuration ; il ne peut être témoin en ma­ tière civile ni criminelle,

sauf dans les cas d'exception qui sont ou

pourront être établis par les lois particulières de cet Etat; il ne peut ester ou être partie en jugement, soit en demandant, soit en défen­ dant, en matière civile, excepté lorsqu'il s'agit de réclamer ou prou­ ver sa liberté. ART. 1 78. — Lorsque les esclaves sont poursuivis au nom du gou­ vernement pour la réparation publique des crimes et délits par eux commis, il doit en être donné avis à leurs maîtres. A R T . 179. — Les maîtres sont tenus de ce que leurs esclaves au-


A P P E N D I C E .

475

ront fait par leur commandement, ensemble de ce qu'ils auront géré et négocié pour l'espèce d'affaires à laquelle ils les auront pu commettre ou préposer ; et en cas qu'ils ne les aient point autorisés ou commis, ils seront tenus seulement jusqu'à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit. A R T . 180. — Les maîtres seront tenus de réparer les dommages causés par les délils et quasi-délits commis par leurs esclaves envers ceux qui en ont souffert, indépendamment, de la peine publique à pro­ noncer contre ces esclaves lorsqu'il y a lieu. A R T . 1 8 1 . — Néanmoins les maîtres pourront se décharger toute responsabilité à cet égard en abandonnant

de

l'esclave à celui à

qui le tort aura été fait, pour être vendu par lui en vente

publique,

dans la forme ordinaire ; et sur le prix, les dommages et les frais pré­ levés, le surplus, si surplus il y a, être remis au maître de l'esclave, qui sera entièrement déchargé, quoique le prix de l'esclave ne suffise pas pour payer la totalité des dommages intérêts et frais, pourvu que le maître fasse l'abandon au plus tard dans les trois jours qui suivront celui où le jugement qui liquidera les dommages-intérêts aura été rendu: et pourvu aussi qu'il ne soit pas prouvé que c'est par son ordre que l'esclave a commis les délits ou quasi-délits, car, dans le cas d'une semblable preuve, il deviendrait responsable de tous les dom­ mages-intérêts qui eu seraient résultés, à quelques sommes qu'ils puissent se monter, sans pouvoir être admis au bénéfice de l'abandon. A R T . 182. — Les esclaves ne peuvent se marier tement de leurs maîtres,

et leurs mariages

des effets civils qui appartiennent

à ce

sans le

ne produisent

consen­ aucun

contrat.

A R T . 183. — Les enfants qui naissent d'une mère esclave, qu'elle soit mariée ou non, suivent la condition de leur mère; en consé­ quence, ils sont esclaves comme elle et appartiennent au propriétaire de leur mère. A R T . 1 8 4 . — Un maître peut affranchir son esclave dans cet État, soit par acte entre-vifs, soit par acte de dernière volonté, pourvu que ce soit dans les formes et sous les conditions prescrites par la loi ; mais cet affranchissement, lorsqu'il est fait par acte de dernière volonté, doit être exprès et formel, et ne s'induira plus d'aucune circonstance


476)

L'ESCLAVAGE.

du testament, tel que serait un legs, une institution d'héritier, une exécution testamentaire, ou autre disposition testamentaire de ce genre, lesquelles, en ce cas, seront censées non écrites et sans effet. Acte

er

du 18 mars

1 8 5 2 , p. 2 1 4 . — § I . — Dorénavant

esclave

ou esclaves

ne pourront

excepté

sous

ront affranchis,

la condition

être

formelle

ils seront

affranchis

que lorsque

transportés

hors

des

dans lèsdils

aucun cet

Etat,

esclaves

États-Unis.

se­

Il sera

du devoir des jurys de police des différentes paroisses dans cet État, et du conseil de la Nouvelle-Orléans, avant d'accorder aucun acte d'af­ franchissement d'esclave ou esclaves, d'exiger que le maître ou maîtres, personne ou personnes, désirant un tel affranchissement, déposent dans le trésor de la paroisse dans laquelle ledit acte sera dressé, ou au maire de la ville de la Nouvelle Orléans, la somme piastres

de cent

cinquante

pour chaque esclave ainsi affranchi, laquelle somme devra

être appliquée au payement des Irais de son voyage en Afrique et de maintien après son arrivée. § 2. — Tous esclaves dont les droits à l'affranchissement

n'auront

pas encore été parfaits par les autorités convenables ne recevront ledit affranchissement qu'aux conditions stipulées dans la première section. Et sur son manquement aux dites conditions, ledit esclave sera loué par le maître ou maîtres, personne ou personnes ayant la charge légale dudit esclave ou e s c l a v e s , et en cas que telle personne n'existe pas, alors le

juge de district nommera un agent à cet effet, qui louera ledit esclave ou esclaves jusqu'à ce que la somme de cent cinquante piastres ait été formée et déposée comme il est ci-dessus mentionné, et alors ledit acte d'affranchissement pourra être parfait, et l'esclave envoyé en Libérie avant u n e année. Pourvu que, dans le cas où l'un des esclaves, après avoir été ainsi affranchi, ne soit pas envoyé à Libérie avant l'expiration d'une année à dater de son affranchissement, ou s'il revient avoir

été transporté,

liberté et redeviendront

ledit

esclave

esclaves

ou esclaves

auront

forfait

après à

leur

à leurs ci-devant maîtres ou à leurs

représentants légaux. § 3. — Cet acte ne sera mis en vigueur que six mois après su pas­ sation. A R T . 1 8 5 . — Nul ne pourra affranchir son esclave, si l'esclave n'est


APPENDICE.

477

âgé d'au moins trente ans et n'a mené une bonne conduite au moins pendant les quatre aimées qui ont précédé son affranchissement. Acte du 9 mars

1807, p. 82. § 1 e r . — Personne ne sera forcé,

directement ni indirectement, d'affranchir son esclave où ses esclaves, excepté seulement lorsque ledit affranchissement devra être fait au nom et aux frais du territoire, en vertu d'un acte de la législature dudit territoire. § 2. — Aucun maître ne pourra affranchir aucun de ses esclaves, si ledit esclave n'est âgé de trente ans, et s'il n'a mené une conduite honnête et exempte de marronnage, de vols et de tous délits crimi­ nels pendant les quatre années précédentes, au jour de son affranchis­ sement; pourvu que la présente disposition n'ait pas d'effet dans le cas où l'esclave ou les esclaves mis en liberté auraient sauvé la vie de leur maître, ou de sa femme, ou de quelques-uns de ses entants. § 5. — Tout maître qui voudra affranchir aucun de ses esclaves sera tenu de déclarer devant le juge de son comté que ledit

esclave

à affranchir a l'âge e t a tenu la conduite exigée par la section deuxième ci-dessous, pour son affranchissement. Le juge ordonnera de suite que l'avis suivant suit affiché dans les deux langues anglaise et française, dans son comté.— « Viz. A. N. (habitant ou domicilié) du comté de... «étant dans l'intention d'affranchir

son esclave (mâle ou femelle),

nommé... et âgé de... toutes les personnes qui pourraient avoir des oppositions légales à faire audit affranchissement sont prévenues d'a­ voir à les présenter à la cour du susdit comté... dans le délai de qua­ rante jours à dater de celui de la présente déclaration. « Signé : M. IL « Shériff du comté de... H

A l'expiration de ce délai, s'il n'y a pas eu d'opposition, ou si le juge décide que celles qui auraient pu avoir été faites ne sont pas fon­ dées, ledit juge alors autorisera, par une sentence, le demandeur à passer l'acte d'affranchissement;

lequel affranchissement aura son

plein et entier effet, à moins qu'il ne soit ensuite attaqué comme ayant été fait en fraude de créanciers, mineurs ou absents du territoire ou


478

L'ESCLAVAGE.

résidents hors du comté où se sera fait l'avertissement, et cette fraude se présumera toujours, si, au moment de l'affranchissement,

!e do­

nateur n'avait pas de biens suffisants, excepté l'esclave ou les esclaves affranchis, pour satisfaire ses créanciers. § 4 . — Tout acte de liberté, fait en contravention de l'article pré­ cédent, sera nul de plein droit, et le maître qui l'aura consenti et l'officier public qui l'aura passé seront, sur conviction, condamnés chacun à une amende de cent dollars, applicables, une moitié au dé­ nonciateur et l'autre moitié à la caisse du territoire. § 5. — Tord acte d'affranchissement

d'un esclave emportera avec

lui l'obligation tacite, mais formelle, de la part du donateur, de pour­ voir à la subsistance et à l'entretien dudit esclave affranchi par lui, quand cet esclave tombera dans l'impuissance de gagner sa vie pour cause de maladie, de vieillesse, de démence ou de toute autre infir­ mité constatée. Et si le susdit donateur se refusait en pareil cas à rem­ plir cet acte obligatoire d'humanité, il sera du devoir de tout juge à qui un tel fait sera dénoncé et prouvé, de condamner le susdit dona­ teur à payer, mois par mois, à l'affranchi ainsi abandonné par lui, telle somme que ledit juge, dans sa discrétion, estimera suffisante pour assurer la subsistance, l'entretien et le traitement dudit affran­ chi pendant tout le temps que durera son impuissance de gagner sa vie. $ 6. — Lorsque l'affranchissement d'un esclave ou esclaves se fera par testament ou autre acte de dernière volonté, les formalités ou conditions prescrites par les troisième et cinquième sections du présent acte seront remplies par les exécuteurs testamentaires, administrateurs, héritiers ou avants cause du testateur. $ 7. — Toutes les dispositions des lois existantes qui sont ou peu­ vent être contraires à celles du présent acte sont et demeurent r a p ­ pelées

§ 8.

— Cet a c t e

commencera à être en force le premier jour de

septembre prochain et non avant, excepté sa première section, qui aura s o n plein et entier effet dès la passation dudit acte. Acte du 31 janvier

1827, p. 1 5 . § 1 . — Tout individu qui d é ­ e r

sirera affranchir un esclave qui n'aura pas atteint l'âge de trente ans,


APPENDICE.

479

fixé par l'article 185 du Code civil, sera tenu de présenter au juge de paroisse de la paroisse où il fera sa résidence une pétition dans la­ quelle il exposera les raisons qui le portent à demander l'affranchisse.ment dudit esclave; laquelle pétition sera soumise par ledit juge de paroisse au jury de police, à sa prochaine tenue ; et si les trois des membres

élus dudit jury de police et le juge de paroisse

quarts sont

d'avis qu'il y a lieu à permettre ledit affranchissement (ce qui devra être attesté eu la manière voulue pour les autres délibérations des jurys de police), l'individu qui aura fait la demande sera autorisé à procéder aux formalités requises par le Code civil, quoique son esclave n'ait pas atteint l'âge de trente ans. § 2 . — Rien de ce qui est contenu au présent acte ne sera inter­ prêté de manière à dispenser un maître d'aucune des formalités r e ­ quises par les lois existantes. § 5. — A dater de la passation du présent acte, aucun esclave ne pourra

être affranchi

eu vertu de ces dispositions,

dit esclave ne soit né dans

à moins que le­

l'Etat.

Acte du 16 mars 1842, p. 316. § 14. — Tous statu-libres qui se trouvent maintenant dans l'État, du moment qu'ils deviendront libres, seront transportés

hors del'État

aux frais du dernier

propriétaire,

sur poursuites exercées p a r tout citoyen par-devant le juge de paroisse, et tous statu-libres qui, après avoir été déportés, reviendront dans l'État seront sujets aux peines portées par la loi contre les nègres ou gens de couleur libres qui viennent dans cet Etat. Acte du 9 avril 1 8 4 7 , p . 8 1 . § 1 . — Tous les devoirs imposés j u s ­ e r

qu'à ce jour aux juges de paroisse par les lois de l'Etat, en ce qui si l'apporte aux jurys de police, seront à l'avenir accomplis par le prési­ dent desdits jurys de police, à moins qu'il n'en soit autrement ordonné par la loi. Art. 186. — L'esclave qui a sauvé la vie à s o n maître, ou à la femme, ou à quelqu'un des enfants de son maître, peut être affranchi à tout âge. A R T . 187. — Le maître qui veut affranchir son esclave e s t tenu d'en faire la déclaration au juge de la paroisse dans laquelle il tait sa résidence; le juge doit ordonner que l'avis en soit public pendant qua-


480

L'ESCLAVAGE.

vante jours, par affiches posées à la porte du lieu des séances de Ja cour; et si, à l'expiration de ce délai, il n'y a point eu d'opposition, d doit autoriser le maître à passer l'acte d'affranchissement. Arт. 1 8 8

— L'acte d'affranchissement emporte l'obligation de la

part de celui qui le consent de pourvoir à la subsistance de l'affranchi, quand celui-ci se trouve dans l'impossibilité de gagner sa vie. A R T . 1 8 9 . — L'affranchissement, une fois accompli, est désormais irrévocable de la part du maître ou de ses héritiers. A R T . 1 9 0 . — Tout affranchissement fait en fraude des créanciers ou de la portion réservée par la loi aux héritiers forcés est n u l ; et cette fraude est censée prouvée, lorsqu'il est constaté qu'au moment de l'af­ franchissement celui qui a donné la liberté n'avait pas des biens suffi­ sants pour payer ses créanciers, ou laisser à ses héritiers la portion qui leur est réservée par la loi, et également si les esclaves ainsi affranchis étaient spécialement hypothéqués ; mais, dans ce dernier cas, l'affran­ chissement aura son effet, si l'esclave, ou quelqu'un pour lui, paye la dette pour laquelle l'hypothèque a été consentie. A R T . 1 9 1 . — Nul maître d'esclaves ne peut être tenu, soit directetémént, soit indirectement, d'affranchir aucun d'eux, excepté seule­ ment lorsque l'affranchissement se fera pour servives rendus à l'État, en vertu d'un acte de la législature, et encore à la charge par l'État de lui payer la valeur de l'esclave ainsi affranchi, à dire d'experts. •ART. 1 9 2 . —

DE

MÊME

nul maître ne peut être tenu sous aucun

motif de vendre son esclave ou ses esclaves, si ce n'est en deux cas : le premier, lorsqu'il n'en est que copropriétaire, et que son ou sescointéressés en demandent la vente, pour faire cesser l'indivision; et le second, lorsque le maître est convaincu de traitements cruels envers son esclave, et que le juge trouve convenable, outre la peine prononcée à cet égard, d'ordonner que l'esclave sera vendu en vente publique pour le mettre à l'abri d'un pouvoir dont ce maître aurait abusé. A R T . 1 9 5 . — L'esclave qui a acquis le droit d'être libre dans un temps à venir, est devenu dès lors capable de recevoir par testament ou donation; ainsi les biens qui lui sont donnés ou légués doivent être conservés pour lui être délivrés en nature à l'époque où son affranchis­ sement aura lieu. En attendant, ils sont administres par un curateur.


APPENDICE.

481

A R T . 194. — Le statu-libre ne peut être transporté hors de l'État; il peut paraître en justice pour réclamer la protection des lois, dans le cas où il a de justes raisons de croire qu'on se dispose à l'en faire sortir. A R T . 195. — Si le statu-libre vient à mourir avant l'époque de son affranchissement, le don ou legs qui lui a été fait retourne au donateur ou à l'héritier du donateur. A R T . 196. — L'enfant né d'une femme après qu'elle a acquis un droit absolu à sa liberté future suit le sort de sa mère, et devient libre à l'époque fixée pour son affranchissement, quand même elle viendrait à décéder avant cette époque.

EXTRAIT DU CODE DE LA VIRGINIE (Richmond,. 1849.)

Personne

ne sera esclave dans cet État,

dit admirablement le

Code de la Virginie (tit. XXX, ch. cm, § 1); mais hélas ! il ajoute : EXCEPTÉ

ceux qu'il contient

antérieurement

à cette loi, les nègres

libres qui pourront être vendus par ordre de la loi, les esclaves que la loi permettra des femmes

d'importer

dans cet État, et les descendants à venir

esclaves.

None shall be slaves in this State,

EXCEPT

those who are so when

this chapter takes effect, such free negroes as may be sold as slaves pursuant to law, such slaves as may be lawfully brought into this State, and the future descendants

of female

slaves.

Autant aurait valu dire en deux mots : Personne ne sera esclave, si ce n'est ceux qui l'ont été, le sont et le seront. Que dire d'une loi qui énonce ainsi les motifs légaux d'arrêter un esclave fugitif: « S'il y a un motif raisonnable de supposer que cet esclave est un fu­ gitif (if there be reasonable cause to suspect that such slave is a runaway).

» Code de la Virginie, tit. XXX, ch cv. C'est l'arbitraire

pur et simple. II.

31


482

L'ESCLAVAGE.

Dans presque tous les États, les noirs libres sont sévèrement bannis ou soumis à de dures conditions d'enregistrement ou d'autorisation, sous peine d'être vendus; encore l'autorisation donnée à la mère ne s'étend-elle pas toujours aux enfants qu'elle met au monde. (V. n o ­ tamment le Code de la Virginie, 1 8 4 9 , tit. XXX, ch. CVII.)

II (Liv. IV, chap.III,§ 2, p. 90.)

LE

BONHEUR

DES

ESCLAVES

F A I T S E T TÉMOIGNAGES DIVERS

I. — Au commencement de 1860, un meeting de propriétaires d'es­ claves avait lieu, dans le Maryland, dans le but de proposer une loi qui forcerait les noirs libres à choisir entre redevenir esclaves ou quitter le territoire. Un colonel Jacobs essaya de prouver le danger de la p r é ­ sence de ces noirs libres, qui sont, dans le Maryland, au nombre d'un contre cinq blancs. Le meeting n'ayant pas eu de suite, les journaux de la Virginie accablèrent le Maryland d'injures et de menaces, et je lis dans l'un de ces journaux (the Southern Argus) : « Désormais nous cesserons, en pratique, de regarder le Maryland comme u n État à es­ claves. Politiquement, c'est un État perdu pour le Sud depuis long­ temps. » Précieuse injure, qui vaut à mes yeux u n éloge et que j e voudrais regarder comme une prophétie. II. — Cour de la ville de Brooklyn, devant le juge CULVER. 1 8 5 9 . L'honorable E. D. Culver, juge de la ville, a rendu hier le jugement suivant : « Les plaignants déclarent et prouvent que l'accusé, qui est évêque de l'Église épiscopalienne de Williamsburg pour les gens de couleur, est


APPENDICE. coupable de bigamie,

483

ayant deux femmes actuellement vivantes.

« Le défendeur se justifie par les faits suivants, dont il m'a fourni la preuve : « Warrick (c'est son nom) et Winnie (c'est le, nom de la plaignante) étaient tous deux esclaves dans la Caroline du Nord, mais appartenaient à des maîtres différents. Ils convinrent de s'unir en 1814, et un mi­ nistre méthodiste de couleur prononça leur mariage..Il ne paraît pas qu'aucune autorisation ait été obtenue de la Cour du comté, comme les lois de l'Etat l'exigent, ni des maîtres respectifs. Quoi qu'il en soit, Warrick et Winnie cohabitèrent, et, après dix-sept ans, ils avaient douze enfants. En 1828, Warrick devint libre, mais il continua à vivre avec Winnie jusqu'en 1 8 5 1 , époque où la loi de l'Etat, qui bannissait les noirs libres, le força à s'éloigner. Après dix ans d'absence, il re­ tourna à la Caroline, retrouva sa femme et la reprit, mais le shérif le força de partir dans les trois jours, sous peine de redevenir esclave. Il partit, sur les instances de Winnie. Il vint à Williamsburg, où, en 1845, il épousa régulièrement sa femme actuelle. Winnie resta esclave jusqu'en 1854, époque où elle gagna le Nord, et trouva son mari uni à une autre femme. Elle réclame son droit. « Il faut reconnaître que c'est une femme honnête, sincère, bonne chrétienne, pleine de confiance clans la justice de sa plainte. Si elle avait quitté la Caroline avec Warrick, ou si elle avait obtenu la liberté avant le second mariage de celui-ci, il eût été moralement tenu de la regarder comme sa femme légitime, e t il le reconnaît. Mais, n'enten­ dant plus parler d'elle, n'ayant

pas de

raison de compter qu'elle

serait

affranchie, il croit avoir pu contracter le second mariage de bonne foi. « Dans c e s circonstances, ayant à juger si Warrick est coupable d e bi­ gamie et si les plaignants ont prouvé qu'il a deux femmes, je suis ar­ rivé à ces conclusions : « Considérant que le mariage est un contrat civil qui requière dans les contractants la capacité de contracter, que les esclaves ne peuvent contracter

un mariage

régulier,

et que la cohabitation

ne

confère

aucun droit à eux ou à leurs enfants (lois d'Alabama, Maryland, Ca­ roline du Nord); « Attendu que le premier mariagede Warrick étant nul en droit, il a


484

L'ESCLAVAGE.

été parfaitement libre, s'il l'a voulu, de contracter mariage avec sa femme actuelle, et n'a violé aucune loi en le faisant; « Les demandeurs, au contraire, en l'accusant indûment, ont violé la loi, et s'ils recommençaient, malgré la défense de la Cour, ils se aient passibles de dommages-intérêts; ils devront dès à présent 100 dollars d'amende. Que la sentence soit ainsi exécutée. » (Sam. L.

HARRIS

pour la plaignante;

D . PARMEINTER

pour le défen­

deur.)

Univers, 28 décembre 1858. — « Le mois dernier, un esclave noir et sa famille ont été vendus à l'encan à Washington même, la capitale fédérale de l'Union américaine. Sambo Cuffy est catholique, ainsi que sa femme et ses trois enfants au-dessous de douze ans, et leur mariage a été solennellement béni à l'église Saint-Matthieu de Washington. Mais, sans tenir compte de ce mariage, la femme et les trois enfants ont été vendus à un ministre méthodiste et emmenés en Lousiane, à cinq cents lieues de Washington. Sambo Cuffy , qui est infirme, n'a pas trouvé d'acheteur pour la Nouvelle-Orléans, où l'on veut des nègres ro­ bustes; il a été vendu bon marché à un planteur du Maryland; il ne reverra jamais sa femme et ses enfants légitimes, et ceux-ci, entre les mains d'un prédicateur méthodiste, perdront inévitablement leur foi. Le New-York-Freeman's,

qui cite ces faits, dit qu'ils sont attestés par

le maire de Washington, lequel a délivré un certificat conforme, où il rend témoignage de la bonne conduite et des bonnes mœurs de Sambo Cuffy et de sa famille. « Il y a donc aux États-Unis des lois pour autoriser de pareilles ini­ quités. Il y a des lois qui privent trois millions d'esclaves de toute au­ torité sur leurs enfants. » « C. DE L A R O C H E - H É R O N . »

L'Abeille de la Nouvelle-Orléans, du 27 décembre 1 8 5 8 , nous ap­ porte les détails suivants sur un fait qui paraît avoir causé quelque sensation en cette ville : « Le coroner a terminé samedi matin l'enquête qu'il tenait au dépôt


APPENDICE.

.485

d'esclaves de R. W. Long, rue Gravier, sur le cadavre de la négresse Eudora, appartenant à M. Veau. « Les docteurs Graham et Deléry ont. fait l'autopsie du corps et dé­ claré que cette femme a succombé aux coups de fouet. Le docteur Graham a dit que vendredi matin, à cinq heures, il reçut la visite de M. John T. Hatcher; ce dernier le pria d'aller voir une négresse qui s'était couchée le soir en bonne santé et était morte en se rendant au dépôt : Hatcher avoua qu'il l'avait sévèrement châtiée. « R. W. Long a déclaré que M. Veau l'avait chargé de vendre la né­ gresse; celle-ci partit marronne le 6 du courant, et fut ramenée au dépôt par une personne que le témoin ne connaît pas. M. Long quitta la maison le jeudi soir de bonne heure et n'y revint que le lendemain matin, entre deux et trois heures. Il apprit la mort d'Eudora avant d'ar­ river au dépôt et demanda à Hatcher s'il l'avait fouettée; Hatcher ne fit aucune réponse directe. « Le témoignage de M. R. Harvey établi qu'un nommé Antonio ramena l'esclave le jeudi soir, à sept heures. A neuf heures, la négresse alla se coucher ; quelques minutes plus tard, Hatcher monta et redescendit accompagné d'Eudora ; il la questionna, puis remonta en disant au garçon de le suivre. Hatcher ne revint au rez-de-chaussée qu'à dix heu­ res et demie; tandis qu'il était au premier, on entendit le claquement du fouet. Hatcher sortit, et le témoin appela le garçon pour fermer les portes de la maison ; M. Harvey, ne recevant aucune réponse, monta au troisième étage, entra dans une chambre et aperçut la négresse étendue sur le plancher; il lui demanda pourquoi elle ne se couchait, Eudora répondit que ses forces l'abandonnaient et qu'elle voulait de l'eau. Le témoin lui donna à boire et la fit mettre au lit, au deuxième étage. Elle ajouta qu'elle avait été fouettée par Hatcher. M. Harvey a déclaré (que le claquement du fouet se fit entendre pendant environ une heure et quart et qu'il y eut une interruption de cinq ou six minutes. « Le verdict du jury d'enquête constate que la négresse a succombé au châtiment qui lui a été infligé tandis qu'elle était sous la garde im médiate de John T. Hatcher. « Hatcher a disparu vendredi soir et n'a pas encore été arrêté. Le oroner l'accuse de meurtre. »


486

L'ESCLAVAGE.

Fragment d'une lettre de Mgr l'un des évêques catholiques des États-Unis, 14 juillet 1 8 6 0 . « .... Il y a lieu de croire que l'activité de ce commerce hideux de chair africaine est considérable. L'île de Cuba, la Floride et les autres États méridionaux de l'Union américaine ont besoin de bras pour leurs i m ­ menses terres incultes, afin d'exploiter le sucre et le coton. On croit que les nègres sont les seuls qui puissent résister au travail par le soleil brûlant de notre climat pendant l'été. De là cette recherche des nègres esclaves. Leur prix s'est tellement augmenté qu'il a stimulé la cupidité des marchands. Un nègre en bonne condition se vend jusqu'à dix mille francs ; les entants même en bas âge se vendent quatre à cinq mille francs, suivant leur taille et leur force; à ces prix, une cargaison de ces infortunés fait une somme immense. Aussi les marchands ne font pas difficulté d'échouer sur les côtes et de perdre leur navire, pourvu qu'ils puissent disposer de leurs prisonniers sans être surpris par les officiers du gouvernement. « Les nègres sont pour moi le sujet de réflexions bien tristes et de pré­ occupations bien pénibles. Ils forment presque la moitié de la popula­ tion de la Floride; et, hélas ! parmi eux combien y en a-t-il qui soient en voie de sauver leurs âmes! Quelle n'est pas mon angoisse à ce sujet ! Ils appartiennent à des maîtres qui, la plupart, ne voient en eux que des machines propres à travailler la terre et à récolter le sucre et le coton. Ce n'est pas leur malaise physique en ce monde qui m'afflige et me préoccupe ; plusieurs se font une idée exagérée de leurs souffrances corporelles, et il est vrai, sans doute, que ces souffrances dans quelques cas, sont de nature à attendrir le cœur le plus impitoyable; mais après tout ces cas sont assez rares ; car il y a peu de maîtres systématique­ ment barbares, et, au fond, ils sont mieux au physique comme esclaves que comme libres. Mais c'est leur misère spirituelle qui me désole au dernier point. Le mariage est à peine connu parmi eux; les maîtres n'y attachent aucune importance. Qu'on juge des désordres qui doi­ vent être la conséquence d'un pareil état de choses dans une race très-


APPENDICE.

487

portée aux plaisirs des sens. Point de religion pour restreindre la licence effrénée des penchants terrestres, et ce qui est pire, point de moyen ou presque point de détruire cette ignorance. Les maîtres ne se sondent

pas de faire instruire leurs esdaves. En général, il les estiment d'autant plus utiles qu'ils sont moins instruits. Dans quelques États, il y a peine de mort contre ceux qui leur apprendraient à lire. Ainsi plusieurs maîtres n'aiment pas qu'on prêche aux nègres, crainte de leur donner des idées qu'ils sont bien aises d'éloigner de leurs têtes. Nous ne pouvons à présent que prier pour le salut de ces nègres, et espérer que la divine Providence ménagera quelque circonstance favorable pour leur instruction et leur amélioration religieuse, afin que le royaume des cieux leur soit aussi prêché comme aux autres races de la famille humaine. »

III (Liv. V, chap. v, g 2, p. 160.) DISCOURS D'INSTALLATION DU PRÉSIDENT LINCOLN MARS 1861

La cérémonie de l'installation de M. Lincoln comme président des États-Unis, a eu lieu le 4 mars, à Washington. Voici le discours qu'il a prononcé à cotte occasion; ce discours est très-important, parce qu'il domine toute la question engagée dans la crise de la séparation des États : « Concitoyens des États-Unis, « Conformément à une coutume aussi ancienne que le gouvernement lui-même, je me présente devant vous pour vous entretenir brièvement et prêter en votre présence le serinent que la Constitution des États-Unis prescrit au président avant son entrée en fonctions. « Je ne considère pas comme nécessaire en ce moment de discuter les matières administratives, qui n'excitent spécialement ni anxiété ni agitation. « Les populations des États-Unis du Sud semblent appréhender que


488

L'ESCLAVAGE.

l'inauguration d'une administration républicaine ne mette en danger leurs propriétés, leur tranquillité et leur sécurité personnelle. Il n'y a jamais eu aucune cause raisonnable à de telles appréhensions. La plus complète évidence du contraire a même toujours existé, comme chacun a été libre de s'en assurer. On la trouve dans presque tous les discours publics de celui qui vous parle en ce moment. Je ne fais que citer un de ces discours lorsque je déclare que « je n'ai dessein, ni directement « indirectement

d'intervenir

« les États où elle existe.

dans l'institution

de l'esclavage

ni dans

» Je crois que je rien ai pas le droit, et je

ne m'en sens pas le désir. Ceux qui m'ont nommé et qui m'ont élu l'ont fait avec la pleine connaissance que j'avais fais ces déclarations et beaucoup d'autres, et que je ne les avais jamais rétractées. Plus encore, ils ont placé dans le programme présenté à mon acceptation, comme une loi pour eux et pour moi, la résolution claire et formelle que je vais vous lire : « Le maintien intact des droits des États, et spécialement desdroits de « chaque État, à régler et contrôler exclusivement ses institutions domes« tiques suivant sa manière de voir, est essentiel à cet équilibre de pou« voirs d'où dépendent la perfection et la durée de notre édifice poli« tique ; et nous dénonçons l'invasion au mépris des lois par une force « armée du sol de tout Etat ou territoire, sous quelque prétexte que ce « soit, comme le plus grand des crimes. » « Je réitère ici ces sentiments, et en le faisant, je signale seulement à l'attention publique, comme la preuve la plus concluante de ce que j'avance, que les propriétés, la paix et la sécurité d'aucune section ne sont en rien mises en danger par mon administration. « J'ajoute que toute la protection possible, en conformité avec la Constitution et les lois, sera donnée avec empressement à tous les États qui la demanderont légalement, pour quelque cause que ce soit, et aussi bien à une section qu'à une autre. « Il existe une vive controverse relativement à l'extradition des fugi­ tifs du service ou du travail. La clause que je vais lire est écrite dans la Constitution aussi clairement qu'aucune autre : « Aucun individu tenu à service ou travail dans un État, en vertu « des lois locales, et qui s'échappera dans un autre État, ne sera, en


APPENDICE.

489

« vertu d'aucune loi ou d'aucun règlement de ce dernier, déchargé « dudit service ou travail ; mais il sera remis sur réclamation à la per« sonne à qui ledit service ou travail pourra être dû. » « il est à peine, contesté que cette clause ait eu pour objet, de la part de ceux qui l'ont faite, la réclamation de ce que nous appelons les escla­ ves fugitifs, et l'intention du législateur est la loi. « Tous les membres du congrès jurent de soutenir la Constitution tout entière, cette clause aussi bien que les autres. Leurs serments sont donc unanimes relativement à la proposition que les esclaves, dont le cas rentre dans les termes de cette clause, seront rendus. S'ils le ten­ taient dans un esprit de bienveillance, ne pourraient-ils pas, avec une unanimité presque égale, rédiger et passer une loi donnant les moyens de tenir ce serment unanime? « Il existe quelque différence d'opinion pour décider si cette clause doit être exécutée par l'autorité nationale ou bien par les autorités d'État ; mais certainement cette différence n'est pas très-importante. Si l'esclave doit être rendu, il importe assez peu à lui ou aux autres par quelle autorité cela a lieu. E t , en tout cas, qui pourrait vouloir manquer à son serment à propos d'une vaine controverse pour savoir de quelle manière il sera tenu? D'autre part, dans toute loi sur ce sujet, ne faut-il pas introduire toutes les sauvegardes de liberté connues dans Ja jurisprudence civilisée et humaine, de façon qu'un homme libre ne soit en aucun cas livré comme esclave? Et ne serait-il pas bien en même temps de pourvoir par une loi à l'exécution de l'article qui garantit que « les citoyens de chaque État auront droit à tous les priviléges et im« minutés de citoyens dans chacun des autres États? » « Je prête aujourd'hui mon serment officiel, sans restrictions men­ tales et sans dessein d'interpréter la Constitution ou les lois d'après des règles hypercritiques. Et, tout en m'abstenant de spécifier actuellement les actes particuliers du congrès auxquels il convient de donner force, je suggère qu'il est beaucoup plus sûr pour tous, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, de se conformer à tous ceux de ces actes qui n'ont point été rappelés, et de les prendre pour règle plutôt que d'en violer aucun, en se fiant pour l'impunité à la chance de les faire déclarer inconstitutionnels.


490

L'ESCLAVAGE.

« Soixante-douze ans se sont écoulés depuis la première inauguration d'un président, en vertu de notre Constitution nationale. Durant cette période, quinze citoyens différents et grandement distingués ont suc­ cessivement administré la partie exécutive du gouvernement. Ils l'ont conduite à travers bien des périls, et généralement avec grand succès. Et pourtant, avec tous ces précédents, j'aborde aujourd'hui la même tâche pour le court terme constitutionnel de quatre années, sous le coup de difficultés graves et particulières. « Un démembrement de l'Union fédérale, jusqu'ici à l'état de me­ nace seulement, est aujourd'hui devenu une tentative formidable. Je maintiens que dans l'intention de la loi universelle et de la Constitu­ tion, l'union de nos États est perpétuelle. La perpétuité est implicite­ ment, sinon expressément, dans la loi fondamentale de tous les gou­ vernements nationaux. On peut affirmer avec certitude qu'aucun gou­ vernement proprement dit n'a eu dans sa loi organique une clause r e ­ lative à sa propre extinction. Que l'on continue à exécuter toutes les clauses expresses de notre Constitution nationale, et l'Union durera toujours, puisqu'il est impossible de la détruire, excepté par quelque acte non prévu par cet instrument même. « D'un autre côté, si les États-Unis ne sont pas un gouvernement proprement dit, mais une association d'États en vertu d'un simple contrat, cette association, en tant que contrat, peut-elle être résiliée autrement que par toutes les parties qui y ont concouru ? Une partie contractante peut violer le contrat, le rompre, pour ainsi parler, mais ne faut-il pas que toutes concourent pour l'abroger légalement? « En dehors donc des principes généraux, au point de vue légal, l'Union est perpétuelle; cette proposition est confirmée par l'histoire de l'Union elle-même. « L'Union est bien plus ancienne que la Constitution. Elle a été formée de fait par les articles d'association de 1776. Elle a mûri et s'est développée dans la déclaration d'indépendance de 1 7 7 6 . Elle a mûri encore, et la foi de tous les treize États d'alors fut engagée pour tou­ jours par les articles de confédération de 1778. Finalement, en 1 7 8 7 , un des buts déclarés pour promulguer et établir la Constitution fut. de former une Union plus parfaite. Mais si la destruction de l'Union


APPENDICE.

491

par un seul ou une partie seulement des États est légalement possible, l'Union se trouve amoindrie, la Constitution ayant perdu l'élément vital de la perpétuité. « Il suit de là qu'aucun Etat ne peut légalement sortir de l'Union de son propre mouvement ; que les résolutions et les ordonnances à ce! effet sont également nulles, et que les actes de violence, dans n'importe quel État ou quels États, contre l'autorité des États-Unis sont insurrec­ tionnels ou révolutionnaires, selon les circonstances. « Je considère donc qu'au point de vue de la Constitution lois t'Union n'est pas rompue,

et des

et autant qu'il sera en mon pouvoir je

veillerai, comme la Constitution me l'enjoint expressément, à ce que les lois de l'Union soient fidèlement exécutées dans tous les États. « Je tiens pour un simple devoir de ma part d'en agir ainsi. Je l'ac­ complirai parfaitement, en tant que cela sera praticable, à moins que mon maître légitime, le peuple américain, ne me relève de cette obligation, ou ne me donne des instructions contraires d'une manière qui fasse autorité. « J'espère que ceci ne sera pas regardé comme une menace, mais comme l'expression du but avoué de l'Union, qui doit se défendre et se maintenir eonstitutionnellement. « En

faisant

cela, il n'est point nécessaire de recourir à la violence

et à l'effusion du sang, et il n'y eu aura pas, à moins qu'on n'y con­ traigne

l'autorité

nationale.

« Le pouvoir qui m'est confié sera employé à tenir, occuper et pos­ séder les propriétés et les points de territoires qui appartiennent au gouvernement, à percevoir les droits et les impôts ; mais en dehors de ce qui peut être nécessaire pour arriver à ce but, il n'y aura pas d'in­ vasion, pas d'emploi de la force contre le peuple ni parmi le peuple de n'importe quel Etat. « Là ou l'hostilité contre les États-Unis sera si grande et si univer­ selle, qu'elle empêchera des citoyens résidents et capables de remplir des emplois fédéraux, on ne tentera pas d'imposer par la force aux po­ pulations des étrangers dont elle ne voudrait pas. « Bien que le gouvernement puisse, dans la stricte légalité, être on droit de tenir à ce que ces postes aient leurs titulaires, essayer d'agir


492

L'ESCLAVAGE.

ainsi serait tellement irritant et presque si impraticable, que je crois meilleur, pour le moment, de laisser vacants les emplois en question. « Le service postal, à moins qu'il ne soit repoussé, continuera à se faire dans toutes les parties de l'Union. « Autant que possible le peuple jouira partout de ce sentiment de sécurité parfaite si favorable à la pensée calme et à la réflexion. La conduite ici indiquée sera suivie, à moins que le cours des événements et l'expérience ne démontrent la nécessité d'une modification ou d'un changement. Dans tous les cas et toutes les éventualités, je m'emploie­ rai de mon mieux, en vue des circonstances actuellement existantes, dans le but et dans l'espoir d'une solution pacifique des troubles na­ tionaux et d'un retour aux affections et aux sympathies fraternelles. « Qu'il y ait des personnes dans une section ou dans l'autre qui cher­ chent à détruire l'Union à tout risque et se réjouissent de tout prétexte pour le faire, je n'entreprendrai ni de l'affirmer ni de le nier; mais à ces personnes, s'il en existe, je n'ai pas un mot à dire. « A celles cependant qui aiment réellement l'Union, ne puis-je pas adresser quelques paroles? Avant d'entrer dans un sujet aussi grave que la destruction de notre édifice national, avec tous ses bienfaits, ses souvenirs et ses espérances, ne serait-il pas convenable de nous assurer des motifs de cette destruction? Hasarderez-vous une décision si désespérée quand une partie des maux que vous voulez éviter n'a pas d'existence réelle? Le ferez-vous, quand les maux certains à la ren­ contre desquels vous allez sont plus grands que les maux imaginaires que vous fuyez? Risquerez-vous de commettre une si déplorable erreur ? « Tout le monde se déclare satisfait de l'Union, si les droits consti­ tutionnels y sont maintenus. Est-il vrai dès lors qu'aucun des droits nettement écrits dans la Constitution ait été nié? Je ne le pense pas. L'esprit humain est heureusement constitué de telle sorte, qu'aucun parti n'aurait assez d'audace pour le faire. « Rappelez-vous, si vous le pouvez, un seul cas dans lequel une clause clairement écrite dans la Constitution ait été niée. Si par la simple force numérique, une majorité privait une minorité quelcon­ que d'aucun des droits constitutionnels franchement établis, cela pour-


APPENDICE.

493

rait, à un point de vue moral, justifier la révolution, et cola la justi­ fierait pleinement s'il s'agissait d'un droit vital. Mais tel n'est pas le cas « Tous les droits vitaux des minorités et des individus leur sont si pleinement assurés par des affirmations et des négations, par des ga­ ranties et des prohibitions dans la Constitution, qu'i ne s'élève jamais de controverse à ce sujet. Mais aucune loi organique ne peut être faite avec une provision spécialement applicable à chaque question qui sur­ git dans l'administration pratique. Aucune prévoyance n'empêchera cela, aucun document de longueur convenable ne contiendra des clau­ ses spéciales à toutes les questions possibles. « Les fugitifs du travail servile seront-ils rendus par les autorités nationales ou par les autorités d'État? La Constitution ne le dit pas. Le congrès doit-il protéger l'esclavage dans les territoires? La Consti­ tution ne le dit pas expressément. De ces sortes de questions sont nées toutes nos controverses constitutionnelles, et elles nous divisent en ma­ jorité et en minorité. « Si la minorité ne se rend pas, la majorité doit le faire ou le gou­ vernement cesser d'exister. Il n'y a pas d'alternative, tinue à vivre, sinon la soumission

pour qu'il con­

d'un côté ou de l'autre. Si une

minorité en pareil cas se sépare plutôt que de se soumettre, elle éta­ blit un précédent qui la ruinera et la divisera à son tour, car dans son sein il arrivera à se former aussi une minorité qui se séparera d'elle dû jour où la majorité refusera de se laisser contrôler par cette minorité. « Par exemple, pourquoi une portion quelconque de la nouvelle Confédération ne se séparerait-elle" pas arbitrairement de nouveau, dans un an ou deux, précisément de même que l e s portions de l'Union actuelle veulent se séparer d'elle? Les désunionnistes devront brusque­ ment en agir ainsi. Existe-t-il une identité si parfaite d'intérêts parmi l e s États qui composeront une nouvelle Union, qu'il n'en puisse résul­ ter que de l'harmonie, et de nouvelles sécessions sont-elles impossi­ bles? A proprement parler, l'idée-mère de

de la sécession est

l'essence

l'anarchie, « Une majorité contenue par les prescriptions et le frein constitu­

t i o n n e l , et suivant toujours aisément l'impulsion délibérée des opi-


494

L'ESCLAVAGE.

nions et du sentiment populaires, une telle majorité est la seule souve­ raineté véritable d'un peuple libre. Quiconque la repousse tombe nécessairement dans l'anarchie ou le despotisme. « L'unanimité est impossible. Le règne d'une minorité, comme con­ dition permanente, est en tout point inadmissible. De sorte qu'en reje­ tant le principe de la majorité, l'anarchie ou le despotisme, sous une forme ou sous une autre, est tout ce qui reste. « Je n'oublie pas l'opinion adoptée par beaucoup, que les queslions constitutionnelles doivent être décidées par la Cour suprême; je ne nie pas non plus que de telles décisions doivent être obligatoires pour les parties dans un procès, en ce qui touche l'objet du procès, de même qu'elles ont droit au respect et à la considération des autres branches du gouvernement dans tous les litiges semblables. S'il tombe sous le sens que la décision peut être erronée dans un cas donné, le mal qui en résulte étant limité audit cas, avec la chance d'être combattu et de ne pas devenir un précédent, sera plus aisément supporté que les maux qui découleraient d'un système différent. a Mais, en même temps, tout citoyen sincère avouera que si la poli­ tique du gouvernement sur les questions vitales concernant le peuple entier était irrévocablement fixée par les décisions de la Cour suprême, sur une décision rendue dans un cas ordinaire, entre parties d'un litige personnel, le peuple aurait cessé d'être son maître, et il aurait remis le gouvernement de ses affaires aux mains de cet éminent tribunal. « Il n'y a dans ces remarques aucune attaque contre la Cour et les juges. C'est un devoir dont ils ne peuvent s'affranchir que celui de donner leurs décisions sur les cas soumis au tribunal, et ce n'est pas leur faute si d'autres essayent de faire servir ces décisions à des lins politiques.

« Une section de notre pays croit que l'esclavage est juste et doit être étendu, tandis que l'autre croit qu'il est injuste et ne doit pas être étendu. C'est là le seul point substantiel qui soit en dispute. « La clause de la Constitution relative aux esclaves fugitifs, et la loi pour la suppression de la traite, sont l'une et l'autre aussi bien exécu­ tées qu'aucune loi peut l'être, dans une communauté où le sens moral du peuple ne prête qu'un appui imparfait à la loi elle-même.


APPENDICE.

495

« La grande masse du peuple se conforme aux pures obligations lé­ gales dans les deux cas, et un petit nombre les viole dans l'un ou l'au­ tre. Ce mal ne peut, je pense, être parfaitement guéri, et il deviendrait, dans les deux cas, pire après la séparation des sections qu'auparavant. « La traite des nègres à l'étranger, maintenant supprimée imparfai­ tement, serait reprise dans une section, tandis que les esclaves fugitifs, maintenent rendus partiellement, ne le seraient plus du tout dans l'autre. « Nous ne pouvons séparer, tions respectives

nous ne pouvons éloigner

nos sec­

l'une de l'autre, ni bâtir une muraille infranchissable

entre elles. Un mari et une femme peuvent divorcer et sortir de la pré­ sence et de l'atteinte l'un de l'autre, mais les différentes parties de notre pays ne peuvent faire de même. « Elles ne peuvent pas ne pas rester face à face, et des rapports soit amicaux, soit hostiles, doivent continuer entre elles. Est-il donc pos­ sible de rendre ces rapports plus avantageux ou plus satisfaisants après la séparation qu'avant? Des étrangers plus aisément

peuvent-ils

faire

des

traités

que des amis ne peuvent faire des lois ? Supposez que

vous fassiez la guerre.

Lorsque après une grande perte et sans au­

cun avantage de part et d'autre vous cessez de combattre, trouverez de nouveau en présence ment aux rapports

réciproques.

des mêmes

questions

vous vous relative­

Ce pays avec ses institutions appar­

tient au peuple qui l'habite. Du moment où il se sentira las du gouver­ nement existant, il peut accomplir son droit constitutionnel del'amender, ou son droit révolutionnaire de le démembrer ou de le renverse. « Je ne puis dissimuler ce fait, que nombre de dignes cl patriotes citoyens désirent que la Constitution nationale soit amendée. Bien que je ne recommande aucun amendement, je reconnais pleinement l'en­ tière autorité du peuple à ce sujet, autorité qui peut s'exercer selon l'un ou l'autre des modes prescrits dans l'instrument lui-même. Dans les circonstances présentes, je suis porté à favoriser plutôt qu'à contre­ carrer une loyale occasion pour le peuple d'exercer cette autorité. « Je me hasarderai à ajouter que le mode conventionnel me semble préférable en ce qu'il permet que les amendements proviennent du peuple lui-même, au lieu de lui permettre seulement d'accepter ou de


496

L'ESCLAVAGE.

rejeter des propositions provenant d'hommes qui n'ont point été spé­ cialement, choisis dans ce but, lesquelles propositions pourraient n'être pas exactement celles que le peuple voudrait accepter ou refuser. « J'apprends qu'un amendement proposé à la constitution, amende­ ment que je n'ai pas vu toutefois, a passé au congrès à cet effet que le gouvernement fédéral n'interviendra jamais dans les institutions d o ­ mestiques des États, y compris celles qui ont trait aux personnes tenues en service. Afin d'éviter tout malendu sur ce que j'ai dit, je me désiste de mon dessein de ne parler d'aucun amendement particulier, pour dire que tenant désormais cette clause pour loi constitutionnelle, je n'ai aucune objection à ce qu'elle soit rendue explicite et irrévocable. « Le magistrat suprême tire toute son autorité du peuple, et celui-ci ne lui a conféré aucun pouvoir pour déterminer les conditions d'une séparation des États. Le peuple lui-même peut seul le faire, s'il le juge à propos; mais l'exécutif, en tant qu'exécutif, n'a rien à y voir. Son devoir est d'administrer le gouvernement actuel, tel qu'il arrive entre ses mains, et de le transmettre intact à son successeur. « Pourquoi ne pas avoir une patiente confiance dans la justice défi­ nitive du peuple? Existe-t-i! au monde un espoir égal ou supérieur à celui-là? Dans nos différends actuels, un des deux partis doute-t-il qu'il soit dans le vrai? « Si le tout-puissant Maître des nations, avec sa vérité et sa justice éternelles, est de votre côté, hommes du Nord, ou du vôtre, hommes du Sud, cette vérité et cette justice prévaudront certainement par l'ar­ rêt de ce grand tribunal qui s'appelle le peuple américain. « Par la combinaison du gouvernement sous lequel nous vivons, ce même peuple a sagement donné à ses serviteurs un faible pouvoir pour le mal, et avec une égale sagesse il a pourvu à ce que ce faible pouvoir lui-même fasse retour entre ses mains à de courts intervalles. « Tant que le peuple conserve sa vertu et sa vigilance, aucune a d ­ ministration, quelle que soit sa malice ou sa folie, ne saurait sérieuse ment porter atteinte au gouvernement dans le court espace de quatre ans. « Concitoyens, je m'adresse à tous et à chacun; réfléchissez bien et avec calme à ce sujet. On ne saurait rien perdre à prendre son temps.


APPENDICE.

497

« Si l'on a un but quelconque en vous pressant en toute hâte de faire une démarche que vous ne feriez pas de propos délibéré, ce but sera déjoué en prenant du temps ; mais aucun but utile ne saurait être com­ promis par la temporisation. « Ceux d'entre vous qui sont mécontents ont encore entre les mains la vieille Constitution intacte et les lois que vous-mêmes avez faites en vertu de cette Constitution. De son côté, l'administration nouvelle n'a aucun désir immédiat, ni aucun pouvoir, alors même qu'elle en aurait le désir, de changer l'une ou les autres. « En admettant même que vous qui êtes mécontents soyez dans le vrai, il n'y a aucun motif quelconque pour agir précipitamment. « L'intelligence,

le patriotisme,

confiance en Celui qui n'a jamais

le christianisme abandonné

et une

sa terre favorite

vent encore suffire à ajuster pour lemieux nos présentes

ferme peu­

difficultés.

« C'est dans vos mains à vous, mes concitoyens mécontents, et non dans les miennes, que se trouve la terrible question de la guerre civile. « Le gouvernement ne vous attaquera pas. Vous n'aurez pas de con­ flit si vous n'êtes pas les agresseurs. « Vous n'avez point fait le serment devant le ciel de détruire le gou­ vernement, tandis que moi j ' a i prêté le serment le plus solennel « de « le maintenir, le protéger et le défendre. » « 11 m'en coûte de terminer. Nous ne sommes pas des ennemis, mais des amis. Nous ne devons pas être ennemis. Bien que la passion ait tendu à l'extrême nos liens d'affection, elle ne doit pas les briser. « Les cordes mystiques du souvenir, qui vont de chacun de nos champs de bataille, du tombeau de chacun de nos patriotes à chaque cœur qui bat et à chaque foyer de ce vaste pays, vibreront encore en chœur pour l'Union, sous la main des anges gardiens de la nation. » (Courrier

II.

des

États-Unis.)

32


L'ESCLAVAGE.

498

IV (Liv. IV, ch. II, p. 51.)

RECENSEMENT DE LA POPULATION DES ÉTATS-UNIS 1860

Le gouvernement de l'ex-Union américaine vient de publier le re­ censement général de la population des États-Unis en 1860. Ce ne sera pas l'un des moindres éléments de la grave question qui agite ce pays. Nous allons, sans commentaire, en résumer les données générales, par comparaison à celles de 1850. La population totale actuelle des États-Unis, tant libre qu'esclave, est évaluée, par le recensement de 1860, à 5 1 , 6 4 8 , 4 9 6 habitants. En 1850, elle accusait un chiffre de 2 3 , 1 9 1 , 5 7 0 . Elle a donc grandi, en dix ans, de 8,456,926 habitants, soit de 56 pour 1 0 0 . Nul pays sur le globe n'offre un accroissement aussi rapide. En France, par exemple, il n'a pas fallu moins de quatre-vingts ans pour que la population s'augmentât dans une pareille proportion. On reconnaît là l'effet de l'immigration qui fait affluer aux États-Unis,

d'Allema­

gne, d'Irlande et d'autres contrées, près de 4 0 0 , 0 0 0 âmes par année; et ces émigrants, il ne faut pas le perdre de vue, apportent avec eux, sur un sol neuf et pour ainsi dire sans limites, toutes les ressources de la vieille civilisation d'Europe. Maintenant voici, quant aux deux grandes divisions de la population américaine, comment celle-ci se répartit : 1850

Population libre Population esclave

19,987,571 3,203,999 Total, . . .

Ainsi, en dix a n s , la population

23,191,570

1860

27,648,643 3,999,853 51,648,4S6

libre s'est accrue de 7 millions

661,072 habitants, ou de 38 1/2 pour 100, tandis que la population esclave n'a augmenté que de 7 9 5 , 8 5 4 , ou de 25 pour 100. Entrons plus avant dans la question; voyons comment se divisent,


APPENDICE.

499

entre les États et territoires de l'Union, les deux éléments de la popu­ lation. l° États libres. On en compte, en 1860, 2 5 donnant une popu­ lation de 19,046,173 habitants libres. 2° États à esclaves.

On en compte (territoires et districts com­

pris) 1 7 , ayant : Population libre, 8,602,470;

population esclave,

5 , 9 9 9 , 8 5 3 . Total, 1 2 , 6 0 2 , 5 2 5 . Si l'on compare ces chiffres à ceux que donnait le recensement de 1850, on trouve que l'accroissement a été pour les États libres de 11 pour 1 0 0 ; pour les États à esclaves, il a été : Population libre, 52 pour 100 ; population esclave, 22 1/2 pour 100. Ici encore nous retrouvons ce fait d'un plus rapide accroissement du côté de la population libre, et, si l'on prend chaque État en parti­ culier, le fait paraît encore plus évident. La Virginie, par exemple, l'Etat qui possède la plus nombreuse population esclave, n'a vu celleci s'accroître en dix ans que de 5 pour 100, tandis que sa population bre y a grandi de 15 pour 100. Il est même un ou deux États où la première semble devoir en quelque sorte s'annuler : dans le Maryland, par exemple, la population esclave, d'ailleurs très-faible, a décru de 61 pour 100. Dans le Delaware, elle a baissé aussi de 34 à 35 pour 100. Pour résumer cet aperçu statistique, mettons en présence les forces de l'une et l'autre population dans les États à esclaves. C'est un point capital de la question. 11 s'agit de 1860. P o p . lib.

P o p . esclave.

Virginie,

1,097,373

Missouri

•l,083..'>95

495,826 113,017

Les deux Carolines

988,151

735.562

Kentucky

920,077

225,100

Tennessee

859,528

287,112

Maryland

646,183

35,582

615.356

467,171

Alabama

520,441.

455,163

Texas

415,799

174,956

Mississipi

407,051

479,607

Arkansas

351,710

109,065

Six a u t r e s É t a t s ou t e r r i t o i r e s .

715,225

428,590

8,600,470

3,999,853

Géorgie

. . .


500

L'ESCLAVAGE.

Ainsi un État seulement, le Mississipi, montre ici une population esclave supérieure à la population libre. Il en est de même toutefois pour la Caroline du Sud, prise séparément: elle compte 4 0 7 , 1 8 5 noirs contre 508,186 blancs. — Pour l'ensemble, en ne tenant compte, bien entendu, que des États dans lesquels est consacré le régime de l'esclavage, la population noire donne 317 individus sur 1,000 habi­ tants, soit un peu plus de deux blancs contre un individu de race noire ou de couleur. CHEMIN-DUPONTÈS.

[Débats du

3

avril

1861.)

BIBLIOGRAPHIE AMÉRICAINE DE L'ESCLAVAGE

je n'ai pas besoin de citer les livres célèbres des historiens, des philosophes politiques, des économistes, des voyageurs, des littérateurs, français ou anglais, qui, à la suite de M. de Tocqueville, ont fait con­ naître les États-Unis à l'Europe. Je crois seulement utile de présenter la liste de quelques-uns des livres spéciaux écrits en Amérique, les uns favorables, les autres contraires à l'esclavage, que j ' a i pu me pro­ curer. BARNES (Albert), Inquiry into the Scriptural Wiew of Slavery, 1846. BEECHER STOWE (Mist. II.), Uncle Tom's Cabin; Dred. (Le premier de ces ouvrages célèbres parut en feuilletons dans le National de Washington dans te cours de 1 8 5 1 - 1 8 5 2 , puis en deux v o l u m e s à Boston, A la fin de cette année on avait vendu plus d'un

Era 1852.

million d'exemplaires. Il a été

traduit six t'ois en français, douze fois en allemand, et en italien, espagnol, danois, suédois, flamand, polonais, magyare.)

BRISBANE (W. II, V Staveholding examined in the light of the Holy Bible.


A P P E N D I C E .

501

BRONLOW AND PRYNE,. Ought American Slavery to be perpetuated, 1858, Phi ladelphie. CHANNING, Slavery. Traduit en français, avec la lettre à M. Clay sur l'annexion du Texas, par M. E d . Laboulaye, de l'Institut. COURCY (II. DE), The Catholic Church m the United States, 1857, New-

York. DREW (Benjamin), The Refugee or the narratives of fugitive Slaves, 1 8 5 6 , Boston. FLETCHER (J.), Studies on Slavery, 1 8 5 2 ,

Natchez.

HARPER, HAMMOND, SIMMS, D E W , The pro-slavery arguments,

1855,

Phila­

delphie. HELPER (H. Rowan), The impending crisis of t h e South, 1 8 6 0 ,

New-York.

GODWIN (Rev Benjamin), Lectures on Slavery, 1 8 3 6 . GRAYSON (W. J . ) , The hireling and t h e Slave, etc., poems, 1 8 5 6 , Charleston. GUROWSKI, Slavery in History. MURAT (Achille), ci-devant prince royal des Deux-Siciles, citoyen des ÉtatsUnis, Esquisse

morale

et politique

des États-Unis,

1832.

Ce livre curieux, favorable à l'esclavage, a été apprécié parfaitement par M. SaintMarc Girardin, Essais de littérature

et de morale,

tome

I, p. 509.

OLMSTED, A Journey in the Seaboard Slave States, 1 8 5 9 . —

A Journey through Texas, or a Saddle-Trip on t h e Southwestern

A Journey in t h e back Country, 1860,

Frontier, 1 8 6 0 . New-York.

PARKER (Theodore), A letter to t h e people of the United States, touching the matter of Slavery, 1848. PARSONS (C. G . ) , inside view of Slavery or a tour among the'planters, 1 8 5 5 , Boston. STROUD, Law of the Slavery.

SUMNER (Charles), Barbarism of Slavery, 1859,

Boston.

THORNTON (Rev.), Slavery as it is in the United States, 1 8 4 1 . TROLLOPE (Antony), The West Indies and the Spanish main, 1 8 6 0 . WESTON ( G . M . ) Progress of Slavery, 1 8 5 7 ,

Washington.


502

L'ESCLAVAGE

VI (Liv, VIII, 5°, p. 274,)

COLONIES HOLLANDAISES PROJETS DE LOI PRÉSENTÉS LE 25

OCTOBRE

1858

A LA SECONDE CHAMBRE DES ÉTATS-GÉNÉRAUX POUR LA SUPPRESSION DE L'ESCLAVAGE DANS LES COLONIES DES INDES OCCIDENTALES.

Projet

de loi relatif

à la colonie de

CHAPITRE

Surinam.

PREMIER.

e r

ART. 1 . — L'esclavage est aboli et à jamais défendu dans la colonie de Surinam. Les esclaves ne peuvent quitter le service auquel ils sont attachés au moment de la publication de cette loi, avant d'en être déchargés par l'autorité établie à cet effet. Jusqu'alors il ne peuvent réclamer les droits et priviléges qui leur sont reconnus par cette loi, et les ordonnances et règlements concer­ nant les esclaves dans l'esclavage restent en vigueur. La décharge doit avoir lieu dans les trois mois de la publication de cette loi. ART. 2. — Les propriétaires des esclaves ont droit à une indemnité conformément aux dispositions de cette loi. Dans les trente jours après sa publication dans la colonie de Suri­ nam, les demandes d'indemnité doivent être adressées par les proprié­ taires d'esclaves, ou leurs représentants, à la commission à nommer eu exécution de l'article 5. Si la demande n'est pas remise dans le délai fixé, le montant de l'indemnité, fixé d'office et sans appel par la commission, est notifié au propriétaire négligent.


APPENDICE.

503

A R T . 3 La publication de cette loi est accompagnée de la nomina­ tion par nous d'une commission spéciale, chargée de la fixation de l'in­ demnité à accorder à chaque propriétaire en particulier, suivant les dispositions de cette loi, et à déterminer les titres de propriété à pro­ duire, comme aussi ce qu'il y a à exiger des tiers à l'appui des droits qu'ils font valoir sur l'indemnité accordée ou à accorder à un proprié­ taire, suivant les articles 12 et 1 3 . Les parties intéressées peuvent appeler de la décision de cette com­ mission au haut conseil des Pays-Bas, à moins que l'appel ne leur soit interdit par l'article précédent. Toutes les affaires seront traitées par cette commission suivant un règlement à arrêter par nous, et qui sera publié en même temps que cette loi. Ce règlement fixera aussi le délai dans lequel l'appel devra être i n ­ terjeté CHAPITRE II. DU

CALCUL

DE

L'INDEMNITÉ.

A R T . 4 . — L'indemnité pour les esclaves des plantages et fonds, est fixée par tête, ainsi qu'il suit : a) Ceux des plantages de sucre à 375 florins ; b) Des plantages de café, café et cacao, cacao, pépinières et kostgronden, (terres à vivres) à 260 florins; c) Des plantages de coton et de riz et des bois, à 200 flondus. A R T . 5. Les plantages cl fonds avec les bâtiments et hangars qui s'y trouvent, suivant inventaire dressé, sont pris par l'Etat pour son compte lors de l'affranchissement des esclaves, lorsque les propriétaires le dé­ sirent, au prix : a) D'un tiers du montant de l'indemnité fixée à la lettre a de l'arti­ cle précédent, soit 125 florins par tête ; b) D'un quart du montant de l'indemnité fixée à la lettre b de l'ar­ ticle précédent, soit 65 florins par tête ; c) D'un cinquième du montant de l'indemnité fixée à la lettre c de l'article précédent, soit 4 0 florins par tète.


504

L'ESCLAVAGE.

Dans ce prix ne sont pas compris les moulins à vapeur, ni les machichines hydrauliques en fer sur les plantages de sucre, sur lesquels on s'entend à part ; et si on ne tombe pas d'accord, l'Etat n'est pas obligé de prendre ces plantages. Lorsque des propriétaires ont fait connaître leur désir de céder leurs plantages ou fonds, et conclu, en ce qui concerne les plantages du su­ cre, un accord pour les moulins à vapeur et machines hydrauliques en fer, et qu'assignés pour l'exécution du transport, ils refusent ou négli­ gent de s'y rendre, la demande de cession et l'accord conclu sont con­ sidérés comme échus. Les plantages et fonds dont il est question clans cet article, s'ils ne sont pas destinés à devenir des plantages de discipline, de correction ou d'hôpital, sont mis d'abord sous la direction du gouvernement, et lorsqu'il s'y est fixé une population suffisante et laborieuse, ils sont affermés publiquement pour temps déterminé par le gouverneur de Su­ rinam et aussi vendus. ART. 6 . — L'indemnité pour les esclaves particuliers est réglée d'a­ près les classes suivantes : r e

l 2e e

3 . . . . 4e 5 6 e

e

700 fl. 500 . 300 200 100 50

Cette classification est faite par la commission mentionnée en l'ar­ ticle 5, suivant l'âge, le sexe, la constitution et la capacité des esclaves. Les esclaves qui, au jour de l'affranchissement mentionné dans l'ar­ ticle premier, ont moins de vingt-cinq et plus de trente-cinq ans, ne sont pas portés dans une classe plus élevée que la seconde; Au-dessous de vingt et au-dessus de quarante ans, dans une classe plus élevée que la troisième; Au-dessous de quinze et au-dessus de quarante-cinq ans, dans une classe plus élevée que la quatrième;


APPENDICE.

505

Au-dessous de dix et au-dessus de cinquante ans, dans une classe plus élevée que la cinquième ; Au-dessous de cinq et au-dessus cinquante-cinq ans, dans une classe plus élevée que la sixième. A R T . 7. — Pour les esclaves qui, en vertu des règlements existants, ont obtenu un droit légal à l'émancipation, les propriétaires ne peuvent réclamer qu'une indemnité proportionnée, aux services qu'ils peuvent encore exiger de ces esclaves, et suivant les bases adoptées dans l'arti­ cle précédent. A R T . 8.— Dans la fixation de l'indemnité, ne sont pas pris en con­ sidération : a) Les esclaves placés dans l'établissement Batavia,

et ceux qui,

par application des dispositions publiées le 7 septembre 1830, feuille du Gouvernement (Gouvernement

Blad) n° 15, ont été condamnés à y

être transportés pour cause de contagion. En ce qui regarde les esclaves qui, conformément aux dites disposi­ tions, sont déclarés suspects d'être infectés d'une des maladies qui y sont signalées, la décision relative à l'indemnité reste suspendue. 11 n'en est pas accordé, si le malade n'est pas déclaré rétabli dans l'année qui suivra la publication de cette loi ; b) Les esclaves fugitifs qui, après l'affranchissement mentionné dans l'article premier, ont été absents plus de trois mois ; c) Les esclaves condamnés aux travaux forcés, dont la peine ne ces­ sera que deux ans après la publication de cette loi; Les fugitifs revenus et exemptés des travaux forcés en exécution de cette loi, sont placés, comme travailleurs libres, sur un des plantages du gouvernement, s'ils ne peuvent trouver de service chez les particuliers. A R T . 9. — L'indemnité fixée ne s'applique pas seulement à la personne de l'esclave, mais encore à ses vêtements, au menu bétail et à tous les objets mobiliers qui, suivant l'usage colonial, peuvent être estimés lui appartenir en propre et rester à sa disposition. A R T . 10. — L'indemnité à adjuger se règle suivant l'état des esclaves au moment de l'affranchissement mentionné à l'article premier. A R T . 11. — Le payement de l'indemnité a lieu trois mois après l'affran­ chissement effectif des esclaves, suivant ce qui est réglé par le deuxième


506

L'ESCLAVAGE.

paragraphe de l'article premier, affranchissement où commence la sur­ veillance spéciale de l'État, établie par l'article 1 7 . A R T . 1 2 . — En cas de contestation relativement aux droits depropriété sur les plantages, fonds ou esclaves particuliers, et lorsque des tiers élèvent des prétentions sur le montant de l'indemnité ou sur le prix obtenu par le propriétaire, le payement se fait par consignation dans la caisse coloniale, j u s q u e ce que les parties soient tombées d'accord, ou que la contestation soit terminée par un jugement. Les dividendes et rentes, produits par les parts qui se trouvent en consignation dans la banque mentionnée en l'article 1 1 de cette loi, sont remis avec les parts elles-mêmes aux ayants droit; tant qu'il n'est pas décidé qui est l'ayant droit sur cet argent, les droits qui se ratta­ chent aux parts consignées sont placés dans, la banque par le commis­ saire du gouvernement. Un terme pour l'exigence des sommes et parts consignées est fixé par l'article 5 du règlement mentionné. Sur les sommes restées en consignation est payée, pendant deux ans, une rente annuelle de 4 pour 1 0 0 . A R T . 1 3 . Tous droits de tiers en matières d'obligations et de privi­ lèges ou autres dettes, sont recouvrables sur le montant de l'indemnité accordée pour les esclaves, comme aussi, en cas de cession des plantages au gouvernement suivant l'article 5 , sur le prix d'achat desdits plantages convenu par le gouvernement, que ces droits soient déjà exi­ gibles ou ne le soient pas; et cela en observant le droit de préférence car vigueur dans la colonie. La prise de possession des plantages en vertu de l'article cinq, en­ traîne la décharge de toutes les obligations et prétentions des lier- sur les plantages et fonds. A R T . 1 4 . — Jusqu'à l'affranchissement des esclaves, les propriétaires ou leurs, représentants veillent à ce qu'il soit convenablement pourvu à leur direction et à leur traitement conformément aux règlements e x i s tants. L'omission de ce soin, ou la négligence qui y est apportée de propos délibéré, est punie d'une amende ou d'un emprisonnement suivant les circonstances.


APPENDICE.

507

CHAPITRE III.' DES

ESCLAVES

AFFRANCHIS

FAR

CETTE

LOI.

A R T . 1 5 . — Par esclaves de plantages, cette loi entend ceux qui sont inscrits aux registres des esclaves, au nom des plantages ou fonds; par esclaves particuliers,

ceux qui y sont inscrits au nom de particuliers.

A R T . 1 6 . — A une époque fixée par le gouverneur cfe Surinam, tous les esclaves affranchis prennent un nom de famille qui passe à leurs enfants. A R T . 1 7 . — Les esclaves affranchis sont provisoirement, jusqu'à la révision de cette loi, placés par l'Etat, en vertu de l'article 34 de cette loi, sous une surveillance particulière, pour leur protection et leur élévation à la vie de famille et sociale. L'oisiveté et le vagabondage ne sont pas tolérés parmi eux. Pendant le temps mentionné au premier paragraphe du présent ar­ ticle, ils sont soumis à un impôt à déterminer par nous ou de notre part, destiné à remplacer d'abord la capitation qui, auparavant, pesait sur leurs propriétaires, et puis à fournir à l'Etat, sur les fruits de leur travail, les moyens à appliquer, dans leur intérêt, à l'objet mentionné dans le premier paragraphe de cet article. Le recouvrement de cet impôt pourra se faire par ceux qui, sous la surveillance établie dans cet article, ont pris à louage fixe les esclaves affranchis par cette loi. A R T . 1 8 . — Les obligations à imposer aux esclaves affranchis pendant le temps déterminé par l'article précédent, et les mesures qui doivent maintenir entre eux l'ordre publie, sont établies par des ordonnances à rendre par nous ou de notre part, montrant à la fois comment on agit, lorsque des moyens de discipline et de correction sont nécessaires et dans quels cas et par quel pouvoir les infracteurs sont condamnés aux travaux forcés, et peuvent être mis à la disposition de l'adminis­ tration coloniale. A R T . 1 9 . — Tous les esclaves affranchis du sexe masculin, audessus de vingt et au-dessous de cinquante ans, peuvent être appelés


508

L'ESCLAVAGE.

tour à tour, pour un salaire convenable, à travailler aux. ouvrages pu­ blics et à faire des services de transport. Les tours sont réglés par endroits, et de chaque dizaine un est re­ mis pour l'ouvrage. Dans des circonstances extraordinaires, on peut s'écarter de cette règle. Pour la possession et le port d'armes, les esclaves affranchis ont besoin d'un permis exprès. A R T . 2 0 . — Le gouvernement fournit aux enfants des esclaves af­ franchis l'occasion de jouir de renseignement scolaire et religieux. A R T . 2 1 . — Pour l'exercice de la surveillance mentionnée dans l'article 17 sur les esclaves des plantages affranchis,

la colonie de

Surinam est divisée en districts et administrée par des fonctionnaires établis dans ces districts. ART 22. — Les esclaves des plantages affranchis ont le choix de faire des conventions d'accord avec les propriétaires des plantages ou fonds, habités par eux à l'époque de la publication de cette loi, ou avec les propriétaires d'autres plantages ou fonds, pour un temps qui ne doit pas être moins de douze mois. Ces conventions ne doivent pas être en opposition avec les principes généraux à établir par nous, tant dans l'intérêt des deux parties que dans celui de l'ordre public, et sont arrêtées avec l'assistance des fonc­ tionnaires mentionnées dans l'article précédent. A R T . 2 5 . — Outre les autres attributions et le pouvoir à conférer aux fonctionnaires dont il vient d'être parlé, ceux-ci veillent à ce que les travailleurs satisfassent aux engagements qu'ils ont pris envers les pro­ priétaires des plantages ou fonds, et réciproquement à ce que ces der­ niers s'acquittent des obligations qu'ils ont contractées envers les tra­ vailleurs. ART. 24. — Lorsque, dans un délai à fixer par le gouverneur de Surinam, les esclaves des plantages affranchis ne font pas usage de la faculté qui leur est accordée par l'article 22, ou ne réussissent pas à obtenir du service sur un plantage ou fond particulier,ou aussi lorsque les engagements auraient pour effet la demeure des esclaves affranchis dans des lieux où l'autorité civile ne pourrait convenablement agir,


APPENDICE.

509

dans ces cas, les esclaves affranchis sont placés, moyennant salaires convenables, sur des plantages du gouvernement, indiqués par le gou­ verneur de Surinam. A R T . 25. — La surveillance sur les esclaves particuliers affranchis, mentionnée dans l'article 17, est confiée par le gouverneur de Surinam à des fonctionnaires spéciaux indiqués à cet effet. A R T . 20. — Les esclaves particuliers affranchis ont le choix de traiter de leurs services où de l'exercice de leur profession avec leurs derniers propriétaires ou avec d'autres habitants. Ces engagements sont conclus en l'assistance des fonctionnaires men­ tionnés dans l'article précédent. A R T . 2 7 . — Ces fonctionnaires veillent à ce que les engagements pris soient religieusement exécutés de part et d'autre, et agissent pour protéger les droits des esclaves particuliers affranchis, toutes les fois qu'ils en sont requis. A R T . 28. — Lorsque, dans un délai fixé par le gouverneur de Suri­ nam, les esclaves particuliers affranchis ne

ont point usage de la fa­

culté qui leur est accordée par l'article 26, ou lorsqu'il ne réussissent pas à trouver un service qui leur convienne, ils suivent, avec leurs familles, les indications des fonctionnaires préposés sur eux. Sous l'ap­ probation dudit gouverneur, il est pris des mesures pour trouver à ceux qui ne sont pas placés une sphère d'activité utile, et pour subve­ nir alors aussi, suivant les circonstances, à leurs besoins. Un plantage du gouvernement est destiné à servir d'asile aux in­ valides. CHAPITRE IV DE

LA

BANQUE

COLONIALE

A R T . 29. — Les statuts de la Banque mentionnée dans l'article 11 sont réglés par nous sur les bases suivantes : La Banque est établie pour un laps de vingt-cinq ans. L'administration de la Compagnie est choisie par les actionnaires. Auprès d'elle est nommé un commissaire du gouvernement pour veiller aux intérêts généraux.


510

L'ESCLAVAGE.

Pour le montant des parts à remettre dans le payement de l'indem­ nité et du prix des achats conformément à l'article 1 1 de cette loi, le capital est fourni par le gouvernement en cinq termes égaux l'an, ou en tels termes plus longs ou plus courts, ou telles conditions qui seront arrêtées d'accord entre le gouvernement

et l'administration de la

Banque. Jusqu'à l'acquittement total, il est fait, pour la partie manquante, une rente de cinq pour cent l'an par le gouvernement à la Banque cooniale. • A R T . 30. — La Banque est établie à Paramaribo, et a des comp­ toirs suivant les besoins. Le but de la Banque est premièrement de hâter l'immigration de travailleurs dans la colonie, et puis de soutenir, par des moyens de crédit, des entreprises de culture, de fabriques et de commerce. A R T . 5 1 . — Sauf l'exception portée dans l'article suivant, elle s'abs­ tient, soit pour son propre compte, soit pour d'autres, d'entreprises dans les branches d'application. Le commerce d'or et d'argent, les opérations de banque, les comptes courants en recouvrements et payements lui sont permis. A R T . 5 2 . — A la Banque, suivant qu'elle en a besoin au jugement du gouvernement, sont cédés sans frais cent mille bonniers de terre non défrichée, à indiquer par le gouverneur de Surinam d'accord avec l'administration de la Banque. 11 est libre à cette administration d'entamer les terres ainsi cédées, et après de les vendre ou affermer. » CHAPITRE V DE

L'EXÉCUTIOV

ET DE

LA

REVISION

A R T . 5 5 . — Les règlements et arrêtés que demande l'exécution de cette loi émanent de nous, ou, pour nous, du gouverneur de Suri­ nam, sous notre prochaine approbation. A R T . 34. — Cette loi sera revisée aussitôt que l'état social des es-


APPENDICE.

511

claves affranchis le permettra, et, au plus tard, dix ans après sa pu­ blication dans la colonie de Surinam. ART. 3 5 . — Il sera présenté tous les ans aux états généraux un rapport détaillé sur les mesures qui ont été prises pour l'exécution de cette loi, et sur l'état des esclaves affranchis. A R T . 36. — Le gouverneur de Surinam est autorisé à faire rester les esclaves affranchis sur les plantages où ils se trouvaient lors de la publication de cette loi, sous salaire convenable, d'y faire la moisson sur pied et les travaux auxquels elle donne lieu. Аrт. 37. — Le gouverneur de Surinam est autorisé à prendre, pour l'exécution de cette loi, suivant que la nécessité pourra s'en taire sentir, des mesures extraordinaires, afin d'y maintenir l'ordre et la tranquillité. Les résolutions prises à cet effet seront envoyées le plus promptement possible avec leurs motifs au département des colonies, et com­ muniquées aux états généraux. Аrт. 3 8 . — La présente loi est. publiée par son insertion dans la feuille du gouvernement (Gouvernements-blad) de la colonie de Su­ rinam. De plus, le contenu est, par les soins du gouverneur de Surinam, communiqué, autant que possible, de vive voix aux esclaves, avec éclaircissements sur son but et sa tendance.

VII (liv.

V, p . 189.)

L'ESPAGNE A SAINT-DOMINGUE. A la laveur de la crise des États-Unis, le gouvernement espagnol vient d'accepter l'annexion à l'Espagne de la partie de l'île d'Haïti ou le Saint-Domingue que cette monarchie possédait autrefois. Le président de cette république, le général Santana, par une adresse du 18 mars


512

L'ESCLAVAGE.

1861, remise au capitaine-général de l'île de Cuba, a fait parvenir les vœux de la population à la reine qui les a reçus et ratifiés par un dé­ cret du 19 mars 1 8 6 1 , réincorporant ainsi à la monarchie la pre­ mière île de l'Amérique centrale dont l'immortel Colomb ait pris possession. Cet événement est heureux. A la séparation, les habitants ont dû l'abolition de l'esclavage, mais, en proie à de continuelles agitations, ils ne pouvaient trouver que dans l'union à une grande puissance e u ­ ropéenne la paix et la civilisation. La liberté n'est pas menacée. L'exposé, qui précède le décret, déclare que l'esclavage, appelé scan­ daleusement par le maréchal O'Donnell la plaie autres colonies,

indispensable

des

n'est aucunement nécessaire à l'exploitation de ce

territoire fertile, et affirme que le gouvernement ne songera jamais à l'y rétablir. S'il en est ainsi, le problème de la colonisation des terres tropicales sera résolu sur ce point du monde ; sans la race blanche, pas de progrès ; sans la race noire, pas de travail ; avec l'esclavage, abais­ sement de toutes deux, corruption, scandale, puis ruine ou guerre de la coexistence des deux races et de leurs libres et bons rapports commence la véritable fondation des colonies. L'Espagne sera conduite à affranchir les esclaves à Cuba et à Porto-Rico, jusque-là menacée au dedans et au dehors. Maîtresse de ces trois perles du golfe du Mexique, voisine du Mexique lui-même, gardienne du futur canal de Panama, l'Espagne verra renaître sa grandeur coloniale, et pourra devenir l'heureuse bienfaitrice de quelques-unes des magnifiques ré­ gions dont le Créateur lui fit don, et qu'elle a corrompues, ensanglan­ tées, puis perdues, après les avoir découvertes. (V. le très-curieux article de M, Lepelletier de Saint-Remy : SaintDomingue et les nouveaux intérêts maritimes des deux-Mondes,

du 1

e r

juin 1861.)

de l'Espagne,

Revue


513

APPENDICE.

VIII UN C O N C O R D A T

ENTRE

LE S A I N T - S I E G E

ET

LA R É P U B L I Q U E

D'HAÏTI.

il est des terres, admirables par le climat, le sol et la situation, dont l'histoire ne parle qu'une fois par siècle et pour en dire peu de chose et surtout peu de bien. Là grande île d'Haïti, l'une des plus vastes et des plus fertiles du globe, est du nombre de ces terres. Que fût-elle depuis la création jusqu'à la fin du quinzième siècle de notre ère? Nous l'ignorons. Puis l'histoire nous apprend que l'immortel Colomb la découvre en 1492 et la nomme Hispaniola, que les Espa­ gnols, par d'horribles massacres, exterminent les indigènes, que deux cents ans après (1697), la France s'y établit; qu'à l'ombre de notre drapeau, une poignée de Français s'y enrichit par le travail de misérables esclaves; que cent ans plus lard (1791), un nouveau mas­ sacre, comme s'il venait venger le premier, chasse les Français, qui s'obstinent à reprendre sans succès cette terre où la fièvre s'unit à la haine pour leur résister ; qu'un gouvernement grossier, mais libre, s'installe enfin, que, d'un homme remarquable, Toussaint Louverture, il tombe de généraux en présidents, de présidents en empereur, d'em­ pereur en président, en sorte que l'île d'Haïti compte ses années par ses révolutions, et toujours indépendante, jamais paisible, elle est r é ­ cemment passée entre les mains plus intelligentes d'un président nouveau. En France, où l'indemnité payée aux anciens colons n'est pas en­ core entièrement soldée, où les petits-fils des possesseurs massacrés vivent encore, où les compagnons d'armes du général Leclerc ont leurs héritiers, le nom de Saint-Domingue ne rappelle que les plus tristes souvenirs. On a longtemps exploité ces souvenirs contre l'abolition de l'esclavage, quoique ce lieu commun soit une double erreur. Les troubles de Saint-Domingue eurent pour cause le refus des blancs libres

de reconnaître des droits aux mulâtres libres; II.

ces troubles 33


514

L'ESCLAVAGE.

éclatèrent en 1 7 9 1 , 1792, 1795 ; or ce n'est qu'en 1794 que l'escla­ vage fut aboli par la Convention. Ce préjugé des blancs contre les gens de couleur, qu'était-il donc sinon un résultat de l'esclavage? À quelle flamme aussi s'alluma la haine des noirs, quand elle fit explo­ sion? Aux souvenirs de l'esclavage, à la frayeur d'y retomber. Est-ce que les blancs avaient répandu autour d'eux le bonheur, l'amour, les lumières? Après un siècle, beaucoup de sucre ou de café s'était vendu, de grosses fortunes, obérées de plus grosses dettes, s'étaient acquises; de très-belles cultures avaient

été exploitées; mais quels progrès

avaient faits, sauf dans quelques habitations exceptionnelles, l'instruc­ tion, la religion, la moralité? Les noirs ont rendu en coups de couteau ce que leurs pères avaient reçu en coups de fouet, la force s'est vengée de la force, et tant d'horreurs ont accusé l'esclavage, en souillant la liberté. On dit : «Voyez ce que les noirs ont fait de la terre. » Je réponds : « Dites-moi ce que les blancs avaient fait de la race. » Je conviens que, sans les blancs, les noirs n'ont guère profité des dons du Créateur, Qu'en auraient fait les blancs, si on leur avait rendu leurs propriétés sans les noirs ? On exagère d'ailleurs la situation. Haïti porte une société pares­ seuse, grossière, inférieure, mais cependant c'est une société, avec des lois, des impôts, une armée, un gouvernement. Auparavant, c'était un atelier de discipline, recruté par la traite, exploité par la cupidité, gardé par la peur. Lorsque l'indépendance de l'île fut reconnue par la France, en 1826, M. Humann prononça ces belles paroles : 1

« En j o u r , les descendants et les héritiers des conquérants de Saint- Domingue, voyant s'étendre et disparaître la population conquise, s'avisèrent d'aller chercher, à prix d'argent, sur une terre étrangère une race sauvage, mais robuste, capable de supporter, sous le soleil: des tropiques, les fatigues de la culture et de servir utilement l'ava­ rice de ses maîtres. La destinée de ces esclaves était de travailler sans relâche et de mourir. Le préjugé proscrivait leur couleur, la science

1

10 mars 1820. (Moniteur, p. 297, ) sur l'ordonnance du 17 avril 1825, qui

reconnaît l'indépendance de Saint-Domingue.


APPENDICE.

515

leur disputait la raison commune; on affectait de les croire au-dessous de l'humanité pour excuser les fatigues excessives et les traitements impitoyables qu'on leur prodiguait. Qui ne croirait qu'un tel état de choses ne dût fonder une domination sans bornes et sans fin? Hé bien ! messieurs, le contraire est arrivé, et, ici, il faut reconnaître, la main de cette puissance supérieure, qui ne laisse jamais outrager impuné­ ment la nature humaine, et q u i , du mal même, sait tirer sa répa­ ration. « Par un reste de pudeur, à ces êtres dépravés on enseigna le christianisme. La nécessité les avait formés au travail, cl voilà qu'au bout de quelques siècles le travail et le christianisme les ont relevés et régénérés; le travail et le christianisme ont l'ait des hommes là où l'opinion n'en voyait pas, et quand le temps marqué fut venu, de la traite des noirs est sortie la république de Haïti. « Ce que la Providence avait fait, le roi de France l'a reconnu. Français et chrétien, j ' e n remercie le roi et j'en félicite la France, » Qu'est devenu le travail, qu'est devenu le christianisme? Un rap­ prochement curieux montre que le travail n'est pas, comme on le prétend, anéanti. C'est à peu près à la même époque, sous la Restau­ ration, que la France consentit à l'indépendance d'Haïti et contribua à l'indépendance de la Grèce. Qu'on ouvre le Tableau général du commerce de la France en 1 8 5 8 , et l'on verra que le chiffre des importations en France est pour la Grèce (p. 38).

4,523,069

pour Haïti (p. 62)

12,603,150 fr.

fr.

Ces chiffres sont assurément bien au-dessous de ceux qui représen­ taient avant 1790 les produits de l'île. Il faut donc travailler à un progrès dans l'avenir, mais sans retour vers le passé. Nous avons sous les yeux les vices des noirs; autrefois nons avions également les vices des noirs et de plus les vices des blancs. Le christianisme était-il fort répandu avant 1791 ? Assurément non; dans tous les pays à esclaves, mal enseigné par un clergé inévitable­ ment corrompu, il ne pénètre pas profondément les âmes, il fait quel­ ques saints, beaucoup d'hypocrites, une masse de superstitieux ou d'indifférents. La religion veut des âmes libres. Comment celte reli­ gion sans racines aurait-elle pu se maintenir pendant les massacres,


516

L'ESCLAVAGE.

au milieu des ruines, dans une véritable décomposition sociale, sous des chefs comme Dessalines, Pétion ou Christophe? Cependant les noirs, qu'elle avait consolés, et qui aiment le culte catholique, ne s'en détachèrent jamais tout à fait. En même temps, le saint-siége n'abandonna pas un seul jour cette terre infortunée. Le pape Léon X I I , par une bulle de juillet 1 8 2 6 , tâche d'y réorganiser le culte religieux. En 1 8 5 4 , Mgr England, évêque de Charleston, y est envoyé comme légat apostolique. En 1 8 4 5 , le souverain pontife fait partir Mgr Rosati, qui pose les bases d'un concordat négocié avec le président Boyer. Mgr Rosati obtient le concours de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, et le vénérable supérieur, M. Libermann, envoie M. Tisserant, dont une bienveillante communication m'a fait connaître la touchante correspondance. Pendant vingt ans, tous les efforts avaient echoué contre deux obstacles insurmontables, la mauvaise foi du gouvernement, la cor­ ruption du clergé. Il restait en effet à Saint-Domingue des prêtres scandaleux au sein d'une

population ignorante, mais très-dispo­

sée à la religion, si la religion eût été autrement représentée. Corruptio optimi pessima.

Que faire avec des prêtres dont l'un finis­

sait un sermon par ces mots : Vive la souveraineté nationale, vive le beau sexe ! Pour oser concevoir la pensée de convertir à la foi de tels pasteurs et de tels fidèles, il fallait un saint. Tel fut M. Tisserant, dont l'histoire touchante semble faite pour présenter, en regard des horreurs auxquelles la nature humaine s'abaisse, le spectacle de la sublimité qu'elle atteint Il y avait au séminaire de Saint-Sulpice, peu après 1 8 3 0 ,

trois

jeunes gens, un créole de Bourbon, un créole de Maurice, un créole de Saint-Domingue. Ils se confièrent la résolution de se vouer à l'évangélisation des noirs de leur pays natal. Dieu envoya la même vocation à un savant et pieux juif converti ; il se nommait Libermann; il fut le premier supérieur et ils furent les premiers membres de la commu­ nauté du Saint-Cœur de Marie (aujourd'hui réunie à celle du SaintEsprit). « La fin générale de notre Société, a écrit l'un de ces fonda­ teurs, est de s'occuper des peuples les plus pauvres et les plus délais­ sés dans l'Église de Dieu. Les noirs se trouvant en ce moment plus


APPENDICE.

517

qu'aucun autre peuple dans cette position, nous nous sommes offerts pour les évangéliser. » L'un des trois missionnaires a relevé le culte à Maurice, l'autre à Bourbon. M. Tisserant fut envoyé à Saint-Domingue, avant que le concordat préparé par Mgr Rosati eût été signé. Mais il ne le fut pas, et le jeune missionnaire, repoussé de la terre à laquelle il voulait consacrer sa vie, se vit forcé de séjourner à Sainte-Lucie et à la Grenade, où il fit tant de bien qu'on voulut le retenir. Mais son cœur l'attirait vers Saint-Domingue; il y pénètre enfin. Pendant des années laborieuses, il surmonte d'incroyables obstacles, triomphe du clergé, du pouvoir, du climat, inspire enfin le respect et la con­ fiance, touche au moment de négocier avec le général Hérard un nou­ veau projet de concordat. D'où vient l'obstacle ? Une lettre écrite de France par M. Isambert dénonce les missionnaires et la cour de Rome, comme des émissaires d'une politique dangereuse. On obéit aux avis d'un si grand ami des noirs, on ne doute plus que les prêtres n'aient formé le projet de rendre l'ile à la France, on redoute la domination plus dangereuse encore de la cour de Rome, on demande que le con­ cordat reconnaisse les libertés de l'Église

gallicane....

Voyez-vous

toutes nos querelles surannées rajeunies à l'usage de Saint-Domingue, et un vieux libéral de 1831 envoyant à Port-au-Prince ses passions, comme on y importe les vieilles modes et les vieux habits ! Pauvre peuple ! la foi y est éteinte, la corruption déborde, l'ignorance déploie ses ombres épaisses, et on lui persuade qu'un missionnaire de trente ans porte sous sa soutane l'épée du général Leclerc ou les torches de l'in­ quisition. On craint l'influence française, et on emprunte à la France les libertés gallicanes. On écarte un François-Xavier pour écouler un descendant diminué de Pithou ! Rien de plus affreux que de voir nos querelles d'école, nos thèses de Sorbonne ou nos discussions parle­ mentaires, traduites en langue vulgaire, et singées grossièrement à l'autre bout du monde. M. Tisserant, qui avait déjà reçu le concours de plusieurs prêtres, français, dût encore, après plusieurs années de prières, d'efforts, de peines infinies, renoncer à ce troisième ou quatrième projet de con­ cordat; il revint en France espérant de meilleurs jours, et, dans l'ardeur


518

L'ESCLAVAGE.

de son zèle, il accepta, comme en attendant, la préfecture apostolique de la Guinée. Le Papin,

qui le conduisait à la côte d'Afrique, fut as­

sailli par une furieuse tempête. M. Tisserant exhorta ses compagnons, et ne pouvant sauver leur vie, il s'efforça de sauver leur âme. L'un d'eux, jeune Israélite, louché de sa vertu, se jeta à ses genoux pour lui demander le baptême. Quelques heures après, le prêtre et le néo­ phyte mouraient engloutis dans les flots, le 7 décembre 1840. M. Tis­ serant avait trente et un ans. Avec lui eût été engloutie l'espérance de la mission d'Haïti, si son exemple et ses mérites n'eussent suscité d'autres dévouements. Une nouvelle tentative fut faite par Mgr Spaccapictra pour obtenir, au nom du saint-siégé, un concordat du ridicule empereur Soulouque. Enfin l'avénement, le 22 décembre 1858, d'un président énergique, intelligent et loyal, le général Geffrard, a été l'occasion de négociations nouvelles, et Mgr Monetti, prélat d'un grand mérite, envoyé en 1860 par le souverain pontife, vient de revenir en Europe, rapportant un concordat ratifié et signé. L'honneur de l'initiative appartient au général Geffrard, lui-même, qui, dès 1859, envoya à Rome un négociateur heureusement choisi, M. Faubert. Connaissant mieux que personne son pays, le président savait bien que toute la population demeurait attaché au culte catho­ lique, avec une remarquable persévérance, malgré les efforts des mis­ sions protestantes, facilités parle mauvais exemple du clergé catholique, réduit à trente-trois prêtres français, corses, italiens ou espagnols. Il avait conquis que la réforme du clergé dépendait des relations hiérarchiquesavec Rome et de l'établissement d'un séminaire. Le saint-siége, aussi persévérant à porter la foi à cette population qu'elle l'était à la souhaiter, correspondit à ces vues. Le 5 décembre 1860, Mgr Monetti débarquait à Jacmel, avec plu­ sieurs missionnaires, au milieu d'une ovation joyeuse des habitants, déjà prévenus de la signature du traité avec Rome par le discours du président à l'ouverture de la session (29 août 1860). Tous les gardes nationaux étaient sous les armes, une bougie allumée dans la main droite, et le fusil sur le bras gauche! De Jacmel à Port-au-Prince, il y a vingt-deux lieues par des chemins difficiles. Le prélat fut reçu, le


APPENDICE.

519

H décembre, par le général, les ministres, les magistrats, le peuple, avec un extrême enthousiasme. ( La République,

journal d'Haïti.

13 décembre 1860.) L'enthousiasme égalait l'ignorance et la corruption. Pas de sacre­ ment sans un salaire. Les églises pleines, mais, dans une paroisse de 30,000 âmes, occupant plus de dix lieues, un seul prêtre, et, sur cent vingt-quatre enfants baptisés, quatre enfants légitimes seulement! Du 5 décembre 1860 au 6 avril 1861, Mgr Monetti a visité les paroisses, ranimé le zèle des prêtres, distribué les sacrements, pendant qu'un missionnaire français prêchait le carême à Port-au-Prince, et que d'autres instruisaient les enfants et donnaient au peuple le spectacle inouï de l'assistance gratuite des mourants. Le Sénat, la Chambre des représentants, ont félicité le président d'avoir signé le concordat, qu'ils saluent comme la première pierre de la civilisation de la république. Ce concordat (Moniteur

haïtien du 8 décembre 1860) se compose er

de 18 articles. Il déclare (art. 1 ) la religion catholique celle de la ma­ jorité, et reconnaît ses droits. Un archevêché sera érigé à Port-auPrince, et plusieurs diocèses établis dans l'île (art. 2). Le traitement du clergé, la nomination des chanoines, curés, vicaires, l'établissement d'ordres religieux, la libre correspondance avec le saint-siége, le res­ pect des lois canoniques, l'administration des grands et petits sémi­ naires, la participation à celle des fonds paroissiaux avec un conseil de notables, sont assurés aux évêques par les art. 6, 7, 8, 9 , 1 0 , 1 1 , 12, 15, 14, 17. Les évêques sont nommés par le président, institués par le saint-siége, et si le saint-siége conférer cette institution,

croit devoir ajourner

ou ne

il en informe le président

d'Haïti,

dans ce dernier cas, nomme un autre ecclésiastique

(art 4).

pas qui,

Les évêques et les membres du clergé prêtent serment (art. 5). Plus d'un pays civilisé pourrait prendre pour modèle ce concordat, si prévoyant et si loyal. Après l'échange des ratifications,

Mgr Monetti a fait à Port-au-

Prince un assez long séjour pour pouvoir léliciter le président Geffrard e r

à l'anniversaire du 22 décembre et le 1 janvier, pour s'occuper avec succès de la réforme du clergé, adresser aux fidèles, à l'occasion


420

L'ESCLAVAGE.

du carême, un mandement touchant et utile, suivi d'une exhortation aux prêtres eux-mêmes. Enfin, il a signé, le 0 février 1861, un rè­ glement en exécution du concordât qui fixe à cinq le nombre des dio­ cèses, égale le nombre des paroisses à celui des communes et arrête le traitement du clergé. (Moniteur haïtien,

50 mars 1861.)

A peu près à la même époque, au commencement de cette année, le retour de la nation bulgare à l'unité catholique consolait le saint-père. La fondation de cinq diocèses, la signature d'un concordat, après qua­ rante années de tentatives infructueuses, sur une grande île de la mer des Antilles, où sont déposées les cendres de Christophe Colomb, ne sont pas un événement aussi considérable; il est cependant la preuve de la fécondité renaissante de la foi, et l'espoir d'un meilleur avenir promis à une terre qui mérite, malgré ses misères, notre intérêt particulier à bien des points de vue, puisqu'elle fut française, qu'elle est libre, et. qu'elle redevient catholique.

IX (Liv. IX, p . 28-1.) T R A I T É D E P A I X E N T R E L E R O I E T LES P U I S S A N C E S A L L I É E S CONCLU A P A R I S , L E 30

ARTICLE

MAI 1814,

PREMIER.

E T QUI P R É C É D A LE CONGRÈS D E

VIENNE.

— Sa Majesté très-chrétienne, partageant sans

réserve tous les sentiments de Sa Majesté britannique, relativement à un genre de commerce que repoussent et les principes de la jus­ tice naturelle, et les lumières du temps où nous vivons, s'engage à unir, au futur Congrès, tous ses efforts à ceux de Sa Majesté bri­ tannique pour faire prononcer par toutes les puissances de la chrétienté l'abolition de la traite des noirs, de telle sorte que ladite traite cesse universellement, comme elle cessera définitivement et dans tous les cas, de la part de la France, dans un délai de cinq années, et qu'en


521

APPENDICE.

outre, pendant la durée de ce délai, aucun trafiquait d'esclaves n'eu puisse importer ni vendre ailleurs que dans les colonies de l'État dont il est sujet.

X (Liv. IX, III, p . 3 2 2 . )

MISSIONS CATHOLIQUES EN AFRIQUE

1

(1860-1861) ».

Alger. — 170,000 catholiques; 5,000,000 de musulmans ; 40,000 juifs; une dizaine de conversions par a n ; 500 enfants environ baptisés à l'article de la m o r t . Tunis. — 12,400 catholiques; 2,000,000 de musulmans ; 40,000 juifs; une conversion dans un a n ; 671 baptêmes d'enfants d'infidèles à l'article de la mort. Tripoli de Barbarie.

— 28,000 catholiques; 2,000,000 de mu­

sulmans; 50 baptèmes d'enfants; quelques conversions secrètes. Basse-Égypte.— 2 4 , 0 0 0 catholiques; 500,000 coptes; 2,000,000 de musulmans. Haute-Égypte. — 5,300 catholiques; plus de 4,000,000 d'héré­ tiques ; 3,000,000 d'infidèles. La religion y fait des progrès parmi les coptes, et les conversions paraissent sur le point de devenir plus nom­ breuses encore. Gallas.

— 1,200 catholiqucs; 10,000 hérétiques; 50,000 mrsul

mans; 1,000,000 d'infidèles. Les habitants commencent à s'habituer aux Européens; des routes s'ouvrent. Cap de Bonne-Espérance

(Ouest). — 5,500 catholiques; 40,000

hérétiques ; 55,000 infidèles. On fait insensiblement des progrès. Il y a eu récemment quelques conversions, même parmi les mahométans.

1

J e dois celte note à M. Ducros, sécrétaire du Conseil de la Propagation de la Foi, à Paris.


L'ESCLAVAGE.

522

Cap Est. — 5,000 catholiques; 50,000 hérétiques; 150,000 in­ fidèles. Deux Guinées et Sénégambie.

— 4,000 catholiques; 50,000,000

d'habitants. 11 y a un établissement d'apprentissage à Dakar ; on y en­ seigne à 70 enfants les métiers d'imprimeur, relieur, forgeron, menui­ sier, cordonnier, tourneur, tailleur, tisserand ; au Gabon est un éta­ blissement d'étude et d'agriculture; ils y a plusieurs ouvrons pour les tilles. Sierra-Leone.

— Tout est à faire dans cette mission, où la mort a

enlevé, dès les premiers mois, le premier évêque et les prêtres qui l'a­ vaient accompagné. Zanguebar.

— Les missionnaires se proposent d'évangéliser princi­

palement les noirs esclaves, venus de l'intérieur des terres, que l'on rachèterait et que l'on garderait dans l'établissement de la mission. Ces noirs iraient ensuite librement dans l'île de la Réunion, y compléte­ raient leur éducation morale et religieuse, et formeraient ainsi dans la colonie une classe de travailleurs sur lesquels on pourrait compter. Réunion.

— Mission pour 60,000 idolâtres indiens ou chinois.

Iles Seychelles.

— 8,000 catholiques; 1,000 hérétiques; 500 in­

fidèles. La religion est florissante aujourd'hui dans ces îles qui, pendant un siècle entier, étaient restées sans prêtres et absolument privées de tout secours spirituel. Abyssinie.

— Le roi Négoucié a envoyé en 1858, à Rome et à Pa­

ris, une députation composée de son cousin Hedj-Zacaya, de l'abbé Emriaton, Abyssin, et de M. Lepère de Lapeyreuse, secrétaire-interprète. Cette députation exprima à Rome les sentiments d'attachement et de vénération du roi Négoucié pour la chaire de saint Pierre, et déclara au saint-père que ce roi embrasserait le catholicisme dès que la position politique du pays le lui permettrait; en attendant, le roi permet dans ses États le libre exercice du catholicisme. Les lazaristes ont une mis­ sion dans ce pays. Madagascar.

o

— Les jésuites ont des établissements : I à la Res­

source. C'est une école spéciale d'arts et métiers et d'agriculture, des­ tinée à pourvoir les petites îles et surtout la grande terre d'honnêtes ouvriers en tous genres; 2° à Nazareth, les religieuses de Saint-Joseph


APPENDICE.

523

de Cluny y élèvent de jeunes filles malgaches avec lesquelles puissent s'allier les jeunes ouvriers de la Ressource, pour former, quand ils ren­ treront dans leur pays, dos ménages chrétiens ; 3° à la grande terre de Madagascar (station de Nossy-Faly); 4° aux petites îles de Mayotte, NossiBé, Sainte-Marie, la Grande-Comore, Mohély et Anjouan. Ces îles son! possédées par des musulmans fanatiques; la foi s'y implante avec peine.

XI (Liv. X, chap. II.)

BELLE DU PAPE BENOIT XIV (20

A nos vénérables

frères

DÉCEMBRE 1741.

)

les évêques du Brésil

vinces, tant d'Amérique

et des autres

que des Indes occidentales,

notre très-cher fils en Jésus-Christ,

pro­

soumises

à

Jean, roi de Portugal et des

Algarves. BENOIT XIV, PAPE. Vénérables frères, salut et bénédiction apostolique. L'immense charité du prince des pasteurs, Jésus-Christ, qui est venu communiquer aux hommes une vie plus abondante et se livrer lui même comme victime pour le salut d'un grand nombre, nous enflamme aussi, nous, son indigne représentant sur la terre, d'un désir ardent de donner notre vie à son exemple, non-seulement pour ses fidèles servi­ teurs, mais encore pour tous les hommes sans exception. Le gouver­ nement général de l'Église catholique, imposé à notre faiblesse, nous contraint, il est vrai, d'occuper et de diriger dans la ville même de Rome, selon l'usage et les règlements de nos pères, ce saint-siége apo­ stolique vers lequel on accourt tous les jours de toutes parts, pour y veiller d'un œil [dus attentif aux affaires de la république chrétienne, et apporter à ses maux un remède plus opportun et plus salutaire. Il nous est refusé de voler vers ces contrées lointaines et dispersées, et


524

L'ESCAVAGE.

d'y prodiguer à des âmes rachetées du précieux sang de Jésus-Christ tous les soins de notre ministère, notre sang même, si Dieu accordait cette grâceà nos désirs. Cependant, comme nous ne voulons pas qu'une seule de toutes les nations qui sont sous le ciel ait à se plaindre d'être oubliée par la prévoyance, l'autorité et la bienfaisance apostolique, nous vous appelons, ô vénérables frères, vous que s'est adjoint ce même siége pour cultiver en commun la vigne du Dieu des armées, à partager notre sollicitude et notre vigilance, afin que, votre tâche devenant de jour en jour plus facile et plus fructueuse, vous remportiez à la fin la couronne d'immortalité destinée à ceux qui auront vaillamment com­ battu. Or aucun de vous n'ignore tout ce qu'ont entrepris pour la religion nos prédécesseurs et les princes catholiques, fidèles et dévoués à la cause chrétienne, les travaux qu'ils ont supportés, les sacrifices qu'ils se sont imposés d'un cœur libre et généreux; pour envoyer à des hommes e r r a i t dans les ténèbres et siégeant à l'ombre de la mort, de saints ou­ vriers dont les bons exemples et les salutaires prédications concourussmt, avec les secours et les dons de la piété, à faire luire dans ces contrées le flambeau de la foi orthodoxe et à les introduire à la con­ naissance de la vérité. Vous connaissez aussi sans doute les bienfaits, les grâces, les faveurs, l e s priviléges qu'ils accordent encore aujour­ d'hui, afin que cet appât les gagne à la religion catholique, et que per­ sévérant dans cette voie, ils arrivent au salut par les bonnes œuvres de la charité. De quelle amère douleur n'a donc pas été percé notre cœur paternel lorsque, relisant les sages conseils des pontifes romains, nos prédéces­ seurs, et leurs constitutions qui ordonnaient sous les peines les plus graves, non de faire subir aux infidèles les outrages, les mauvais trai­ tements, le poids des chaînes, la mort même, mais de leur accorder secours, protection et faveur, nous avons appris qu'encore aujourd'hui, des hommes qui se disent chrétiens dans les provinces

du Brésil)

(et cela arrive

oublient

de

charité

à ce point de

réduire

les peuples des côtes

orien­

répandus dans nos cœurs par le Saint-Esprit, en servitude les malheureux tales et occidentales

du Brésil

Indiens,

principalement

les sentiments

et des autres régions.

Ils confondent


APPENDICE.

525

dans leur barbarie et ceux qui sont prives des lumières de la foi et ceux qui sont régénérés dans les eaux du baptême. Bien plus, il les vendent comme de vils troupeaux d'esclaves, les dépouillent de leurs biens, et l'inhumanité qu'ils déployent contre eux est la principale qui les détournent d'employer faisant envisager qu'avec

la foi de Jésus-Christ,

cause

en ne la leur

horreur.

Désirant porter remède à ces maux, aidant que nous le pouvons, avec le secours de Dieu, nous nous sommes empressé d'exciter d'abord l'ar­ dente piété de notre très-cher fils en Jésus-Christ, Jean, illustre roi de Portugal et des Algarves, et de faire appel à son zèle pour la propaga­ tion de la foi. Avec ce respect filial pour nous et le saint-siége, q::i le distingue, il nous a promis de mander sur-le-champ à tous les officiers et à tous les ministres de ses États de frapper des peines les plus sé­ vères, conformément aux édits royaux, celui de ses sujets qui serait convaincu d'en agir avec les Indiens autrement que ne l'exigent la douceur et la charité chrétienne. Nous prions ensuite Vos Fraternités et les exhortons dans le Seigneur à ne pas tolérer, au détriment de votre nom et votre dignité, le moin­ dre relâchement dans la vigilance et la sollicitude de votre ministère, que réclament de vous les circonstances présentes, unissant même vos efforts à ceux des ministres du roi, prouvez à tous combien le zè'e de la charité, brillant dans le prêtre pasleur des âmes, est puissant et plus efficace que les travaux des ministres séculiers pour procurer le bon­ heur des Indiens en les amenant à la vraie foi. De plus, par la teneur de la présente, nous renouvelons et confirmons de notre autorité apostolique les lettres apostoliques envoyées en forme de bref le 28 mai 1557 par le pape Paul III, notre prédécesseur, d'heureuse mémoire, à Jean, alors archevêque de Tolède et cardi­ nal de la sainte Église romaine, et celles que le pape Urbain VIII, également notre prédécesseur, de mémoire plus récente, a adressées, le 22 avril 1 6 3 9 , au défenseur des droits et collecteur général des tributs de la chambre apostolique. Marchant sur les traces de nos prédécesseurs Paul et Urbain, et voulant réprimer les tentatives impies de ces hommes qui, bien loin d'attirer comme ils le devraient par tous les procédés de la charité chrétienne les infidèles à embrasser la vraie


526

L'ESCLAVAGE.

Foi, les en détournent et les en éloignent par des actes d'inhumanité, nous recommandons à Vos Fraternités et en votre personne à vos futurs successeurs, de publier et d'afficher par vous-mêmes ou par d'autres les édits royaux, tant dans les provinces du Paraguay et du Brésil, qui s'é­ tendent jusqu'au fleuve de la Plata, que dans les autres pays et lieux situés dans les Indes occidentales et méridionales. Nous voulons qu'on en presse l'exécution au moyen d'une force efficace et que tous concou­ rent à les faire observer, d'une part, avec les ecclésiastiques, les sécu­ liers eux-mêmes de tout état, de tout sexe, de toute condition, de toute dignité, surtout ceux qui jouissent de quelque autorité et considération ; de l'autre, tous les ordres, congrégations, sociétés, celle de Jésus en particulier, tous les instituts de mendiants et non mendiants, de moi­ nes, de réguliers, les ordres militaires, spécialement les frères hospi­ taliers de Saint-Jean de Jérusalem. Toute contravention ments sera, par le fait même , frappée latae sententiae,

d'une

à ces règle­

excommunication

qui ne pourra être levée, sauf à l'article de la mort

et après une satisfaction préalable, que par nous-même ou dans la suite du temps, par le pontife romain alors existant, afin qu'à l'avenir personne ne soit assez audacieux pour réduire lesdits Indiens esclavage,

les vendre,

les acheter,

en

les échanger, les donner, les

séparer de leurs femmes et de leurs enfants, les dépouiller de leurs biens, les changer de lieux ou de pays, les priver en fin, par quelque voie que ce soit de leur liberté, et les retenir en servitude ou pour seconder ceux qui en agissent ainsi, en les autorisant par l'enseigne­ ment et la prédication, en les aidant sous mille faux prétextes, de con­ seils, de protection, de secours ou de tout autre coopération. Pour mettre fin à tous ces désordres, nous vous enjoignons de [unir d'ex­ communication tous les contrevenants rebelles, qui n'obéiront pas à chacun de vous sur tous ces points, de mettre en œuvre, de votre chef, les autres censures et peines ecclésiastiques et tous les remèdes de droit et de fait qui vous sembleront opportuns, afin de maintenir dans ces mesures un certain ordre, en redoublant ces peines et ces censures et recourant s'il le faut au bras séculier. Et nous accordons à chacun de vous et de vos futurs successeurs .le plein et entier pouvoir d'agir en conséquence.


APPENDICE.

527

XII BULLE DU PAPE GRÉGOIRE XVI. (3 novembre 1839.)

« Élevé au suprême degré de la dignité apostolique, et remplissant, quoique sans aucun mérite de notre part, la place de Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui, par l'excès de sa charité, a daigné se faire homme et mourir pour la rédemption du monde, nous estimons qu'il appar­ tient à notre sollicitude pastorale de faire tous nos efforts pour éloigner les chrétiens du commerce qui se fait dos noirs et d'autres hommes quels qu'ils puissent être. « Aussitôt que la lumière évangélique commença à se répandre, les infortunés qui tombaient dans le plus dur esclavage, au milieu des guerres si nombreuses de cette époque, sentirent leur condition s'a­ méliorer; car les apôtres, inspirés par l'esprit de Dieu, enseignaient d'un côté aux esclaves à obéir à leurs maîtres temporels comme à Jésus-Christ lui-même, et à se résigner du fond du cœur à la volonté de Dieu; mais, d'un autre côté, ils commandaient aux maîtres de se montrer bons envers leurs esclaves, de leur accorder ce qui était juste et équitable, et de ne point les traiter avec colère, sachant que le Sei­ gneur des uns et des autres est dans le ciel, et qu'auprès de lui il n'y a point acception de personnes. « Bientôt la loi de l'Évangile établissant d'une manière universelle et fondamentale la charité sincère envers tous, et le Seigneur Jésus avant déclaré qu'il regarderait comme faits ou refusés à lui-même tous les actes de bienfaisance et de miséricorde qui seraient faits ou déniés aux pauvres et aux petits, il s'ensuivit naturellement que les chrétiens, non-seulement regardaient comme des frères leurs esclaves, surtout quand ceux-ci étaient devenus chrétiens, mais qu'ils étaient devenus plus enclins à donner la liberté à ceux qui s'en rendaient dignes; ce qui avait coutume d'être accompli particulièrement aux fêtes solennelles


528

L'ESCLAVAGE.

de Pâques, ainsi que le rapporte saint Grégoire de Nysse. Il s'en trouva même qui, enflammés d'une charité plus ardente, se jetèrent les chaînes pour racheter

leurs fières,

dans

et un homme apostolique,

er

notre prédécesseur, le pape Clément I , de très-sainte mémoire, atteste en avoir connu un grand nombre qui firent cette œuvre de miséri­ corde. C'est pourquoi les ténèbres des superstitions païennes s'étant entièrement dissipées avec les progrès des temps, et les mœurs des peuples les plus barbares s'étant adoucies, grâce au bienfait de la foi opérant par la charité, les choses en sont venues à ce point que depuis plusieurs siècles il n'y a plus d'esclaves chez la plupart des nations chrétiennes. « Toutefois, c'est avec une profonde douleur que nous le disons, on a vu depuis, même parmi des chrétiens, des hommes qui, honteuse­ ment aveuglés par le désir d'un gain sordide,

n'ont point hésité à

réduire en servitude, sur des terres éloignées, les Indiens, les noirs et d'autres malheureuses races; ou bien à aider à cet indigne forfait en instituant et organisant, le trafic de ces infortunés, que d'autres avaient chargés de chaînes. Un grand nombre de pontifes romains, nos prédé­ cesseurs de glorieuse mémoire, n'oublièrent point de réprimander, selon toute l'étendue de leur charge, la conduite de ces hommes comme opposée à leur salut et flétrissante pour le nom chrétien; car ils voyaient bien que c'était là une des causes qui retenaient

le plus

fortement les nations infidèles dans leur haine contre la vraie re­ ligion. «C'est à cette fin que tendent les lettres apostoliques de Paul III, du 29 mai 1 5 5 7 , adressées au cardinal archevêque de Tolède, sous l'an­ neau du pêcheur, et d'autres lettres beaucoup plus amples d'Ur­ bain VIII, du 22 avril 1639, adressées au collecteur des droits de la chambre apostolique dans le Portugal, lettre où les plus graves r e ­ proches sont dirigés contre ceux qui osent réduire en esclavage les habitants de l'Inde occidentale ou méridionale, les vendre, les acheter, les échanger, les donner, les séparer de leurs femmes et de leurs cil­ lants, les dépouiller de leurs biens, les emmener ou les envoyer en des lieux étrangers, ou les priver, de quelque manière que ce soit, de leur liberté; les retenir en servitude, ou bien prêter aide, conseil, secours


APPENDICE.

529

et laveur à ceux qui font ces choses sous quelque couleur ou prétexte que ce soit ; ou encore prêcher, enseigner que cela est licite, et enfin y coopérer en quelque façon que ce puisse être. Benoît XIV confirma depuis et renouvela ces prescriptions pontificales, déjà mentionnées par de nouvelles lettres apostoliques aux évêques du Brésil et de quelques autres régions, en date du 20 décembre 1741, au moyen desquelles il excite, dans le même but, la sollicitude de ces évêques. « Longtemps auparavant, un autre de nos prédécesseurs plus ancien, Pie II, dont le pontificat vit l'empire des Portugais s'étendre en Guinée et dans le pays des nègres, adressa des lettres, en date du 7 octobre 1462, à l'évêque de Ruvo, prêt à partir pour ces contrées; dans ces lettres il ne se bornait pas à donner au prélat les pouvoirs convenables pour exercer dans ces contrées le saint ministère avec le plus grand fruit, mais il y prenait occasion de blâmer très-sévèrement les chré­ tiens qui réduisaient les néophytes en esclavage. Enfin, de nos jours, Pie VII, animé du même esprit de charité et de religion que ses pré­ décesseurs, interposa avec zèle ses bons offices auprès des hommes puissants pour l'aire cesser entièrement la traite des noirs parmi les chrétiens. « Ces prescriptions et cette sollicitude de nos prédécesseurs n'ont pas peu servi, avec l'aide de Dieu, à défendre les Indiens et les autres peu­ ples que nous venons de nommer, contre la barbarie des conquêtes et contre la cupidité des marchands chrétiens; mais il s'en faut bien en­ core que le saint-siége puisse se réjouir du plein succès de ses efforts et de son zèle, puisque, si la traite des noirs a été en partie abolie, elle est encore exercée par un grand nombre de chrétiens. C'est pourquoi, afin d'écarter un tel opprobre de toutes les contrées chrétiennes, après en avoir mûrement traité avec plusieurs de nos Vénérables frères, les cardinaux de la sainte Eglise romaine, réunis en conseil, suivant les traces de nos prédécesseurs, en vertu de l'autorité apostolique, nous avertissons et admonestons avec force, dans le Seigneur, tous les chré­ tiens, de quelque condition qu'ils puissent être, et leur enjoignons que

nul n'ose à l'avenir vexer injustement les Indiens, les nègres ou autres hommes, quels qu'ils soient, les dépouiller de leur bien ou les réduire en servitude, ou prêter aide et faveur à ceux qui se II.

34


L'ESCLAVAGE.

530

livrent à de tek excès, ou exercer ce trafic inhumain par lequel les noirs, comme s'ils n'étaient pas des hommes, mais de véritables et impurs animaux, réduits comme eux en servitude, sans aucune dis­ tinction, contre les droits de la justice et de l'humanité, sont achetés, vendus et dévoués à souffrir les plus durs travaux, et à l'occasion duquel les dissentiments sont excités, des guerres presque incessantes fomen­ tées chez les peuples par l'appât du gain proposé aux premiers ravis­ seurs de nègres. « C'est pourquoi, en vertu de l'autorité apostolique, nous réprou­ vons toutes les choses susdites, comme absolument indignes du nom chrétien, et par la même autorité, nous prohibons absolument et nous interdisons à tous, ecclésiastiques oulaïques, d'oser soutenir comme per­ mis ce commerce des noirs, sous quelque prétexte ou couleur que ce soit, ou de prêcher, ou enseigner en public ou en particulier, de ma­ nière ou d'autre, quelque chose de contraire à ces Lettres apostoliques. « Et afin que ces Lettres parviennent à la connaissance de tout le monde, et qu'aucun ne puisse prétexter ignorance, nous décrétons et ordonnons qu'elles soient publiées et affichées selon l'usage, par un de nos officiers, aux portes de la basilique du prince des apôtres, de la chancellerie apostolique, du palais de justice, du Moat-Citorio et au Champ de Flore. « Donné à Rome, à Sainte-Marie-Majeure, sous le sceau du Pêcheur, le 5 novembre 1839, la neuvième année de notre pontificat. Contresigné

: « Louis, cardinal

FIN DE L'APPENDICE.

LAMBRUSCHINI. »


TABLES DES MATIÈRES DU

TOME

II

e

SECOND.

PARTIE

RÉSULTATS DE LE ' SCLAVAGE LIVRE

IV.

ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

Introduction

.

...............

5

CHAPITRE PREMIER. Influence de l'esclavage s u r l'ensemble de la poli­ tique et de la législation des

États-Unis

10

$ I. De la constitution au compromis du Missouri (1787-1820)

-

10

§ 2. Du compromis du Missouri à l'élection du pré­ sident Buchanan (1820-1856)

19

$3a. Depuis l'élection du président Buchanan jusqu'à l'insurrection d'Harper's-Ferry ( 1856-1859). . CHAPITRE II. Le Nord et le Sud

30 51

CHAPITRE III. Raisons de maintenir l'esclavage. — Objections et Ré­

ponses. .

. . .

71

S 1 . L'origine, l'histoire et la théorie de l'esclavage.

72

§ 2. Le bonheur des esclaves

96

CHAPITRE IV. Quels sont les moyens légaux de détruire l'esclavage?.

118

S I. Les pouvoirs du Congrès d'après la Constitu­

tion

118

§ 2. La législation des Étals et les affranchisse­ ments individuels

150

§ 3. Quel est le meilleur système d'émancipation.

133

$ 4. Conséquences possibles, si l'on abolit. — Con­ séquences probables, si l'on n'abolit pas.

. .

135


532

TABLE

CHAPITRE

V. La séparation du Nord et du Sud

141

§ 1. De l'insurrection d'Harper's-Ferry (1859) à la désignation du président Lincoln (1860).

. .

141

§ 2. De l'élection à l'installation du président Lin­ coln

160 LIVRE V.

COLONIES

ESPAGNOLES

189

LIVRE VI. COLONIES

PORTUGAISES .

225

LIVRE VII. LE

RRF.SU

255

LIVRE VIII. COLONIES

DE LA HOLLANDE

247

1° Indes néerlandaises

247

2° Guyane

256

5° Antilles hollandaises

270

4° Forts de la côte d'Afrique

272

5° Projets d'émancipation

274

LIVRE IV. LA T R A I T E ,

L'MMIGRATION,

L'AFRIQUE.

L La traite

281

II. L'immigration, ou l'enrôlement des noirs libres sur la côte d'A­ frique

313

III. L'exploration et l'évangélisation de l'Afrique

e

III

. .

322

PARTIE

LE CHRISTIANISME ET L'ESCLAVAGE.

LIVRE X. INTRODUCTION CHAPITRE

PREMIER.

349

L'esclavage avant le christianisme I. L'esclavage dans l'antiquité II. L'esclavage chez les juifs

552 555 560


533

DES MATIÈRES. CHAPITRE II. L'esclavage devant le christianisme

575

I. L'Evangile II. Les Actes des apôtres et les

575 Épîtres

585

III. L'esclavage devant l'Eglise

405

§ 1. Abolition de l'esclavage ancien § 2. Abolition de l'esclavage moderne.

405 . . .

CHAPITRE III. La théorie de l'esclavage

427 446

CHAPITRE IV. Résumé. — Pourquoi l'action du christianisme a-t-elle été si lente?

458

APPENDICE.

I. Liv. IV, chap. IV. § 2, p. 150. Extrait du Code civil de la Loui­ siane.

473

IL Liv. IV, chap, III, § 2, p. 96. Le bonheur des esclaves. — Faits et témoignages divers

482

III. Liv. V, chap, v, § 2, p. 160. Discours d'installation du président Lincoln

487

IV. Liv. IV, chap, II, p. 5 1 . Recensement de la population des ÉtatsUnis (1860)

498

V. Bibliographie américaine de l'esclavage

500

VI. Liv. VIII, 5° p. 274. Colonies hollandaises. Projet de loi pré­ senté le 25 octobre 1858, pour la suppression de l'esclavage à Surinam.

502

VII. Liv. V, p. 189. L'Espagne à Saint-Domingue VIII. Un concordat entre le Saint-Siége et la république d'Haïti.

511 .

.

513

IX. Liv. IX, p. 281. Article du traité de Paris (1814), relatif à la traite des noirs

520

X. Liv. IX, III, p. 522. Missions catholiques en Afrique (1860-1861).

521

XI. Liv. X, chap. II. Bulle du pape Benoit XIV, 1741

525

XII. Ibid. Bulle du pape Grégoire XVI, 1839

527

FIX DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.



ERRATA POURLETOME SECOND e

l'âge 19, 7 ligne, titre : au lieu de 1857, lisez 1856. P. 26. La note 2 doit être placée avant la note 1. P. 32, 10" ligne, au lieu de se, lisez se. P. 51, 5e ligne, au lien de: mettez? P. 95, avant-dernière ligne, au lieu de : bien davantage en France et en Angleterre; l'ouvrier libre, lues : bien davantage ; — en France ou en Angleterre, l'ouvrier libre, etc. P, 101, 19e ligne, au lieu de qui révolte, lisez qui me révolte. P. 105, 19 ligne, au lieu de mettez ? P. 146, 2e ligne, au lieu de s'accroissent, lisez s'accroît, P. 154, 16 et 17e ligne, au lieu de gouvernement, lisez gouverneur. P. 251, avant-dernière ligne, après établirent, placer un renvoi 5, rectifier les nu­ méros des notes 2 et 3. P. 259, après choisies, au lieu de , mettez ; P. 324, 12 ligne, au lieu de douloureuse, lisez de la douloureuse P. 553, 18 ligne, au lieu de ell, lisez elle. P. 334, reporter la note 3 à la page suivante; elle est relative au Gabon, P. 421, avant-dernière ligne, au lieu de déclarara, lisez déclarera. P. -159, 3 ligne, une virgule après fuerit. P. 413, dernière ligne, au lieu de gar, lisez par. P. 460, titre, au lieu de ét, lises été. P. 499, 17e ligne, au lieu de bre, lisez libre. P. 4s8, 24 ligne, au lieu de mai, lisez mais. P. 170, 9 ligne, après politique ; mettez , e

e

e

e

e

e

e









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