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POST-SCRIPTUM

POST-SCRIPTUM

Pierre-Amédée, grâce surtout à Nyna qui était interprète professionnelle, avait à son actif une réflexion de plusieurs années sur la traduction comme étant ce qu’elle est étymologiquement, à savoir une traversée des langues ; plus précisément, une traversée du sens par les langues. « Départ » et « arrivée » lui semblaient deux mots propres à baliser cette expédition nautique qui était toujours une manière d’incursion à rebours menée sous couvert de transparence et de coopération sémantiques, sur un peuple de mots et de phrases aborigènes. Quant à son récit (celui qu’il avait capturé, l’arrachant au griffes mercenaires du narrateur-biographeur, mêlé à celui dont il avait lui-même apprêté le fil, en confiant le tissage à l’un des auteurs de la créolité, tiré à la courte paille, faut-il aller jusqu’à cet aveu dénué d’artifice ?), il avait fini par accepter qu’il soit diffusé. Il y voyait un clin d’oeil posthume à Georges-Antoine Zozime, le si tellement bien nommé GrosGaz, épris de toutes sortes et qualités de livres, de femmes et autres joyeusetés de la vie. Pierre-Amédée avait pris la décision de ne pas s’ouvrir à Gérard des hypothèses qu’il ruminait quant à l’effacement de toutes les traces et vestiges de la sinistre équipée policière de son frère cadet. Dans le même temps, il soupesait le poids de la responsabilité qui, alors, lui incombait en vue de dénoncer un jour cet odieux commerce, preuves à l’appui (mais ça n’était pas aussi simple que de tirer une chaise au bord d’une table pour manger !).

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Pierre-Amédée souhaitait que l’éditeur, qu’il fût de ce bord-ci de la mer ou de l’autre bord, en usât, s’agissant de la traversée des langues, selon une charte que lui-même avait minutieusement définie. Il en confiait le respect à votre serviteur qui, au vu et au su de la République des Lettres, ferait officiellement figure d’auteur de ce roman. Au delà de tout débat et qui transcendait la nécessité même de la traduction, le seul titre qui lui convint fut Ipamélé. Pas de glose, réclamait-t-il, qui ne soit strictement au service du récit lui-même ; pas de traduction, exigeait-il, entre parenthèses des langues autres que le français d’ici-même ou d’une autre contrée francophone, ce français fût il marqué au coin de la fiction la plus délirante. Pas de traduction non plus en notes de bas de page, interdisait-il : il voulait que les énoncés étrangers, quant à la langue, imposent l’opacité de leur présence de la sorte partagée. Il acceptait cependant de ne pas priver, façon totalitaire d’une autre âge, son lecteur de tous les repères auquels ce dernierjugerait utile, en son âme et conscience, de se raccrocher, une fois réalisé le constat de ce besoin. Mais il n’avait pas, lui, à le soutirer, ce lecteur, le « soutirer » en son paisible confort, véritable contrefort, pour le coup, de l’hégémonie des langues. D’où la mise en place d’un dispositif complexe, une manière de glossaire placé à part, relégué en toute fin de volume. En userait qui voudrait ! A pareil entêtement dont beaucoup de ses bons amis lui disaient qu’il condamnait son livre à l’enfer des bonnes intentions, il trouvait, lui, une vertu où le symbole et la dignité avaient une part non petite. Mais ces rêves - comment en eût-il été autrement ?étaient pour se fracasser contre la dure réalité : où trouver un

éditeur acceptant pareil ordonnancement, impratique au possible ? Pierre-Amédée fut alors à la lisière de tout remiser en l’état. Mais sagement il se rappela une parole de Da Simonette : « Bien donné c’est bien donné, reprendre c’est voler !». Ainsi donc, d’avoir confié son manuscrit à un tiers lui créait un devoir d’effacement. C’est que, à chaque instant, s’attisait davantage en lui le souvenir de cette femmematadore qui, quelques mois plus tôt, avait franchi claudicante et chenue les portes de sa neuvième vie. S’imposant un devoir quasi filial de mémoire, seulement alors, il consentit à peinturer ses enrageries aux couleurs ternes de la résignation. Il acceptait, disait-il, de se plier « aux solutions des gens raisonnables ». Bof !... se dit-il.

FIN