Questions relatives à l'abolition de l'esclavage. 2

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TROISIEME PARTIE.

PROJET

D’ORDONNANCE SUR

LA POLICE, LA DISCIPLINE, LA SURVEILLANCE DES ATELIERS, LA JURIDICTION RURALE ET LES PENALITES.

DE LA POLICE, DE LA DISCIPLINE, ET DE LA SURVEILLANCE.

ARTICLE

1er.

« Il sera remis par les maires, à tous les cultivateurs « attachés à l’exploitation d’une habitation, une carte «portant le nom de cette habitation, celui du pro« priétaire et celui de l’ouvrier qui en sera porteur. ART.

2.

« Tout cultivateur qui voudra se rendre dans une « commune autre que celle où il réside devra ob« tenir un laissez-passer du propriétaire, ou, à défaut, « du maire. « A moins de motif grave, et du consentement du « propriétaire de l’habitation, le laissez-passer ne pourra « être donné que pour le dimanche. « Cette disposition ne sera pas applicable au cas où «le cultivateur, résidant dans une commune voisine « d’un marché, voudra s’y rendre pour y faire ses « emplettes. ART.

3.

« Tout cultivateur qui sera rencontré sur les grands


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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Projets d’ordon« chemins aux heures destinées au travail, sera arrêté nances pour l’appli« et ramené sur l’habitation où il réside. cation du 2 système. « S’il est rencontré sans laissez-passer dans une (Emancipation simul« commune autre que celle de sa résidence, il sera tanée.) « arrêté et conduit devant le maire, qui le renverra de « suite au maire de sa commune. « Dans le cas où le cultivateur ainsi arrêté refuserait « de faire connaître la commune où il réside, ou don« lierait des renseignements faux, il serait déposé dans « la geôle la plus voisine. e

ART.

4.

« Le propriétaire veille au maintien de l’ordre et « de la paix sur l’habitation. « Il traite les ouvriers avec douceur, et ne peut les « frapper sous aucun prétexte. « Il constate, dans les procès-verbaux qu’il dresse, « les infractions aux règles de la discipline, sur la« quelle la loi ne le charge pas de prononcer comme «juge. « Si le cas le requiert, il fait arrêter et conduire « devant le maire les cultivateurs prévenus de délits. ART.

5.

« Le géreur et le conducteur des travaux auront, en « l'absence du propriétaire, les mêmes pouvoirs que «lui. ART.

6.

« Il y aura sur toute les habitations un jury de dis« cipline. « Ce jury de discipline sera composé des trois prin« cipaux de l’atelier, si l’atelier est de trente cultiva« teurs de grande bande. « Deux suppléants seront désignés pour remplacer « les jurés empêchés. « Sur les habitations dont la population est au-des-


62 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système, (Émancipation simule

tanée.)

TROSIÈME PARTIE.

« sous de trente travailleurs, un cultivateur remplira « seul les fonctions du jury de discipline. « Un suppléant sera désigné pour les cas où il serait « empêché. ART.

7.

« Le jury de discipline sera choisi par le maire par« mi les candidats en nombre double désignés par l’a« telier, et après avoir entendu le propriétaire dans ses « observations. « Procès-verbal de la nomination des jurés de dis« cipline sera inscrit sur le livre de l’habitation. ART.

8.

« Les fonctions du jury de discipline consisteront, « indépendamment de celles qui lui sont attribuées « par notre ordonnance sur le mode et les conditions « du louage, etc., « 1° A surveiller la conduite des ouvriers cultiva« teurs ; « 2° A les exciter au travail et à l’accomplissement « de leurs devoirs religieux; « 3° A maintenir le bon ordre sur l’habitation; « 4° A émettre leur avis sur les infractions aux rè« gles de la discipline. ART.

9.

« Les ouvriers doivent obéissance et respect au pro« priétaire. « Ils doivent déférer aux avertissements qu’il leur « donne ou leur fait donner. « Ils sont tenus de lui prêter main-forte toutes les « fois qu’ils en seront requis. ART.

10.

« La gendarmerie, dans chaque commune, sera « chargée de l’inspection rurale.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. ART.

63 Projets d’ordon-

11.

nances pour l’appli

« Les inspecteurs ruraux parcourront continuellecation du 2 système. les campagnes pour surveiller le travail. ment « (Émancipation simul« Ils recueilleront des renseignements sur la con- tanée.) « duite des cultivateurs. « Ils recevront leurs plaintes. « Ils seront tenus de prêter main-forte lorsqu’ils en « seront requis pour l’exécution des décisions disci« plinaires portées par le propriétaire. « Ils rendront tous les jours, au juge et au maire, « compte de leur tournée. e

ART.

12.

«En cas de flagrant délit, ou sur la dénonciation « du propriétaire., ils arrêteront les ouvriers et les « conduiront sur-le-champ devant le juge. ART.

13.

«Pourront, le juge, le maire, les adjoints et con« seiilers municipaux, désignés à cet effet par le maire, « visiter les habitations lorsqu’ils le jugeront à propos, « pour s’assurer de l’exécution des obligations réci« proques entre le propriétaire et les ouvriers. «Ils seront tenus de s’y transporter toutes les fois « qu’ils en seront requis par le propriétaire ou par ses « représentants. « A toutes leurs visites ils vérifieront les énoncia« lions du livre de l’habitation. ART.

14.

« Le maire pourra faire détenir, jusqu’au jugement, « dans la geôle de la commune, les prévenus d’in« fractions aux dispositions de la présente ordon« nance. « Il sera toutefois tenu de traduire le prévenu de« vant le tribunal rural, à la première audience qui « suivra l’arrestation.


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TROISIÈME PARTIE,

Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simultanée.)

ART.

15.

« Les procureurs du Roi et leurs substituts feront « une tournée par mois dans toutes les communes de « l’arrondissement. « Ils visiteront les habitations, constateront leur « état de culture, recueilleront les renseignements sur « la conduite des cultivateurs, recevront les plaintes, «les transmettront au juge, ordonneront l’arrestation « des ouvriers prévenus de délits ruraux et leur incar« cération dans la geôle de la commune, à la charge « d’en donner immédiatement avis au juge, vérifieront « les énonciations du livre d’habitation, enfin s’en« querront de tout ce qui est relatif aux obligations « que la loi impose au propriétaire et aux ouvriers. « Ils feront, de leur tournée, un rapport au pro« cureur général, qui le transmettra au gouverneur et « en référera au directeur de l’intérieur en ce qui le « concerne. ART.

16.

« Le directeur de l’intérieur et le procureur général « feront, tous les six mois, une tournée dans la « colonie. «Le gouverneur ou le commandant militaire, et « l’ordonnateur par délégation du gouverneur, en « feront une par an dans toutes les communes de la « colonie. « Dans leur tournée, ils pourront mander devant « eux au bourg de la commune les propriétaires et « les cultivateurs dont la conduite peut compromettre « le bon ordre. DE LA JURIDICTION RURALE.

ART.

17.

« Le propriétaire demeure le juge des fautes des ouvriers attachés à la culture de son habitation.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. ART.

65

18.

«Il ne pourra, sans l’approbation du juge, infliger « plus de douze heures de détention dans la salle de « discipline. ART.

19.

« Toutes les punitions disciplinaires seront inscrites « sur le registre de l’habitation. ART.

20.

« Le juge fera cesser la punition ou en réduira la « durée, si elle lui paraît injuste ou rigoureuse. ART.

21.

«Il y aura, dans chaque commune, un tribunal « rural. ART.

22.

«Ce tribunal sera composé d’un juge rural et d’un « greffier. « En matière de délits ruraux, les fonctions du mi« nistère public seront remplies par un des officiers « municipaux de la commune, ou à défaut, par une « personne désignée par le gouverneur. ART.

23.

« Le tribunal tiendra trois audiences par semaine au « bourg de chaque commune. « Un règlement de l’administration locale fixera les «jours et heures des audiences. ART.

24.

« Les tribunaux ruraux connaîtront en premier et «en dernier ressort, jusqu’à la valeur de 250 francs « en principal, et en premier ressort seulement au« dessus de cette somme, de l’exécution de toutes les III PARTIE. 9 e

Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simultanée.)


66 Projets d’ordonnances pour l’application du 2° système. (Émancipation simultanée.)

TROISIÈME PARTIE.

« obligations entre le propriétaire et ses ouvriers, soit « qu’il résulte du contrat de louage, soit qu’il résulte « de toute autre cause. « Ils jugeront en premier et dernier ressort lorsque «la peine de l’amende n’excédera pas 100 francs, et « lorsque l’emprisonnement n’excédera pas un mois de « détention dans une geôle ou sur une habitation pé« nitentiaire; et, en premier ressort seulement, toutes « les fois qu’on sortira de ces limites. ART.

25.

« Les jugements rendus en dernier ressort par les « tribunaux ruraux, en matière civile, pourront être « attaqués par voie d’annulation, dans les cas spécifiés «par les articles 50 et 51 de l’ordonnance royale du « 24 septembre 1828, concernant l’organisation judi« ciaire aux colonies. «Les jugements en premier ressort, en matière « civile ou en matière de police, pourront être atta« qués par appel devant le tribunal de première ins« tance dans le ressort duquel siège le tribunal qui les « aura rendus. ART.

26.

« Les juges de paix auront, dans la commune où ils « résident, les attributions conférées aux juges ruraux. ART.

27.

« Les tribunaux ruraux se constitueront : « En tribunaux civils pour prononcer sur les affaires « civiles ; «En tribunaux de police, pour prononcer sur les « délits ruraux. ART. 28. «En matière civile, il sera procédé ainsi qu’il est « réglé au livre I du Code de procédure. « En matière de police, le juge rural s’adjoindra er


67 « deux assesseurs avec voix seulement consultative, et « choisis sur chacun des tableaux dont il est parlé ci« après. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

ART. 29.

« Il sera dressé à cet effet, par les soins du directeur « de l’administration intérieure, pour chaque com« mune, deux tableaux dont l’un comprendra tous les « propriétaires de la commune âgés de plus de trente «ans, et ayant en location plus de cinq ouvriers, et « l’autre les membres des divers jurys de discipline « institués sur chaque habitation. ART.

30.

« Les assesseurs seront désignés par les juges « ruraux. « Cette désignation sera faite par simple avis du «juge, et, autant que possible, à tour de rôle. ART.

31.

« Les assesseurs qui ne justifieront pas d’une cause « suffisante d’empêchement seront passibles d’une «amende de 5 à 25 francs, qui pourra être doublée « en cas de récidive. « Les assesseurs qui auront été plus de deux fois « défaillants, et qui se mettront une seconde fois dans « le cas de récidive, pourront être exclus de la liste des « assesseurs, et, dans ce cas, le jugement sera affiché * à leur frais à la porte du tribunal. « Les peines ci-dessus seront prononcées par le juge « rural. DES

PEINES.

ART.

32.

« Les peines de délits ruraux sont, pour les ou« vriers 1° La détention dans la salle de discipline; 9.

Projets d'ordonnances pour l’application du 2e système. (Émancipation simultanée.)


68 Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simul-

TROISIÈME PARTIE.

« 2° La détention dans les geôles; « 3° La détention sur une habitation pénitentiaire ; « 4° Pour le maître, l’amende seulement.

tanée.)

ART.

33.

« Il sera établi, aux frais de l’Etat, des habitations « pénitentiaires où pourront être envoyés les ouvriers « coupables de délits ruraux. « Un règlement spécial en fixera le nombre et dé« terminera la discipline et le travail auquel les ou« vriers y seront assujettis, ainsi que les peines dont « ils seront passibles, et parmi lesquelles les châtiments « corporels pourront être maintenus. ART.

34.

«La durée de la détention, sur une habitation « pénitentiaire, sera de deux et quatre mois. « Le condamné ne recevra aucun salaire pendant « la durée de sa peine. ART.

35.

« L’ouvrier qui, ayant été condamné pour un délit « rural, en aura commis un second dans les deux ans « qui suivront la première condamnation, sera con« damné au double de la première peine. ART.

36.

« Les ouvriers condamnés pour récidive pourront « être déportés en vertu des pouvoirs extraordinaires « du gouverneur. ART.

37.

« L’amende ne pourra jamais être prononcée que « contre le maître. Elle ne pourra excéder cinq cents «francs, ni être moindre de cinquante francs, si ce «n’est en cas de récidive. Dans ce cas, elle sera au «moins du double de l’amende déjà encourue, sans « pouvoir être portée à plus de mille francs.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. ART.

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38.

Projets d’ordonnances pour l’appli-

« Dans le cas où la condamnation sera prononcée cation du 2 système. (Emancipation simul« pour délit du propriétaire contre la personne du cul- tanée.) « tivateur, les juges pourront, indépendamment des « autres peines, prononcer la résiliation du louage des « services et fixer, s’il y a lieu, les dommages-intérêts « revenant au plaignant pour la rupture du louage. « Dans ce cas néanmoins, le cultivateur pourra être « laissé en jouissance de sa case et des terres qui y « sont affectées, jusqu’à l’époque où il aura été pourvu « à la location de ses services sur une autre habita« tion. e

ART.

39.

« La peine des fautes sera la détention dans une « salle de discipline. ART.

40.

« Il y aura sur toutes les habitations une salle de «discipline, construite de la manière qui sera indi« quée par un règlement de l’administration, où se« ront détenus les coupables de fautes. ART.

41.

« La durée de la détention dans une salle de discipline sera, selon les circonstances, «De deux heures (de midi à deux heures); «D’une nuit sans l’approbation du juge; et, avec « son approbation, «De deux nuits, « De deux à quatre jours. DES DÉLITS

RURAUX ET DES FAUTES.

ART.

42.

« Sont coupables de délits ruraux, « 1° Ceux qui se seront absentés pendant plus de


TROISIÈME PARTIE 70 Projets d’ordon- « huit jours sans laissez-passer, ou après le temps fixé nances pour l’appli- « par le laissez-passer; cation du 2 système. « 2° Ceux qui, pendant une année, auront été dé(Emancipation simultanée.) « clarés plus de douze fois absents du travail par le « jury de discipline ; « 3° Ceux qui auront été déclarés paresseux autant « de fois ; « 4° Ceux qui, sans provocation, auront injurié ou « outragé, ou menacé de propos ou de gestes le pro« priétaire ou les membres de sa famille résidant avec « lui, le géreur, l’économe, les chefs d’ateliers ou les « membres du jury de discipline ; « 5° Ceux qui auront subi dans l’année plus de six « corrections pour fautes contre la discipline ; « 6° Ceux des membres du jury de discipline qui se « refuseront à donner leur avis ou à prêter main-forte; « 7° Ceux des ouvriers qui refuseront d’exécuter « les ordres du propriétaire. e

ART.

43.

« Seront encore coupables de délits ruraux, « 1° Celui qui aura commis, sur l’habitation à la«quelle il est loué, des vols de volailles, chèvres, «moutons, cochons, ustensiles et effets appartenant « à son propriétaire ou à ses camarades ; « 2° Ceux qui auront volé des cannes ou des vivres « de terre ; « Si le vol a été commis avec effraction ou toute « autre circonstance aggravante, s’il a été commis sur « une habitation étrangère, il sera poursuivi comme « délit commun et déféré aux juges ordinaires; « Le jugement de condamnation pour vol rural « fixera l’indemnité revenant au propriétaire de la « chose volée, si la restitution ne peut pas lui en être « faite, et ordonnera en outre que retenue en sera « faite sur le montant de son salaire ;


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

71

« Dans ce cas, extrait du jugement sera toujours « envoyé au propriétaire chez lequel il travaille ; « 3° Celui qui aura fait des blessures à un de ses « camarades, sans qu’il en soit résulté d’incapacité de « travail pendant plus de vingt jours. « Le jugement de condamnation ordonnera que les « retenues faites au préjudice du plaignant, pour « temps de maladie, lui seront remboursées sur le sa« laire du condamné. ART.

44.

« Seront coupables de délits ruraux, « 1° Les propriétaires qui, après avis du maire, « du procureur du Roi ou de ses substituts et des chefs « d’administration chargés de l’inspection des cul« tures, auront négligé de réparer les cases de leurs « ouvriers et celles des vieillards et des infirmes dont « le logement est une charge de leur habitation; « 2° Ceux qui auront négligé, après l’avertissement, « de construire un hôpital ; 3° Ceux qui ne seront pas abonnés avec un médecin ; « 4° Ceux qui, n’étant pas tenus à un abonnement, « n’auront pas fait appeler un médecin pour leurs ou« vriers malades ; « 5° Ceux qui ne garniront pas l’hôpital ainsi que « l’exige l’arrêté de l’administration locale ; « 6° Ceux qui auront négligé d’envoyer les jeunes « noirs aux instructions religieuses; « 7 Ceux qui, après avertissement, auront négligé « de réparer l’hôpital. 0

ART.

45.

« Seront coupables de délits ruraux, « 1° Les propriétaires qui auront commis des voies « de fait sur la personne de leurs ouvriers, sans qu’il « en soit résulté ni blessure, ni incapacité de travail ; « 2° Ceux qui, sans provocation, auront injurié ou « menacé les membres du conseil de discipline ;

Projets d'ordonnances pour l’application du 2 système. (Émancipation simultanée.) e


72 Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simultanée.)

TROISIÈME PARTIE.

« 3° Ceux qui auront fait subir une peine discipli« naire excédant douze heures contre un ouvrier, « sans prendre l'avis du juge; « 4° Ceux qui auront détenu un cultivateur dans « la salle de discipline pendant un temps plus long que « celui porté par le jugement transcrit sur le livre « d’habitation. « Si la détention arbitraire a duré plus de trois «jours, elle sera réputée délit commun, déférée aux «juges ordinaires, et le propriétaire qui l’aura or« donnée sera puni de la peine portée en l’article 343 « du Code pénal. « Si elle a duré plus d’un mois, la peine sera celle « portée en l’article 342 du même Code. ART.

46.

« Seront réputées fautes, « 1° La désobéissance aux ordres donnés pour le « travail et le maintien de l’ordre par le propriétaire, « le géreur, l’économe, les chefs de l’atelier et les «membres du jury de discipline; « 2° Toute observation faite d’une manière inju« rieuse, en présence de l’atelier, aux personnes ci« dessus désignées; « 3° Les propos injurieux tenus envers les mêmes « personnes ; « 4° L’infraction aux dispositions des articles de notre ordonnance sur la location des services ; « 5° L’absence au travail, sans motif; «6° La paresse; 7° L’inaccomplissement des devoirs religieux; « 8° La négligence de la part des pères et mères « d’envoyer leurs enfants aux instructions religieuses; « 9° L’ivresse;


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

73

« 10° Les querelles bruyantes qui ne se sont point Projets d'ordonpour l’applinances « apaisées sur l’ordre du propriétaire, du géreur et cation du 2 système. « des membres du jury de discipline ; (Emancipation simul « 11° Les simples voies de fait des cultivateurs tanée.) « envers leurs camarades ; « 12° Enfin tout manquement qui pourrait corn« promettre le bon ordre et entraver le travail. e

DISPOSITIONS GÉNÉRALES. ART.

47.

« Le gouverneur a dans ses attributions les mesures « de haute police. «Dans les circonstances graves, et lorsque le bon «ordre le commande, il peut ordonner la détention « d’un ouvrier sur une habitation pénitentiaire, ou sa « déportation dans une autre colonie pendant un « temps qui n’excédera pas cinq années. ART.

48.

« Le gouverneur pourra faire cesser le louage quand « il aura des résultats abusifs pour l’ordre et le tra« vail. ART.

49.

« Pourra le gouverneur, sur le compte qui lui en « sera rendu, par les surveillants des habitations péni« tentiaires, de la bonne conduite du condamné, et « moyennant un nouveau contrat de louage de ses « services, faire cesser sa peine, ART.

50.

« En cas de coalition de la part des ouvriers, l’em« prisonnement prononcé par les tribunaux ordi« naires sera subi dans une habitation pénitentiaire. ART.

51.

« A la première session ordinaire du conseil muniIIIe PARTIE

10


Projets d’ordonnances pour l’appiication du 2 système. (Emancipation simultanée.) e

TROISIEME PARTIE. 74 « cipal, les maires seront tenus de faire un rapport « au conseil sur l’état des cultures de la commune. « Les libérations qui auront lieu sur ce rapport se« ront transmises au directeur de l’administration in« térieure, et soumises au gouverneur en conseil « privé. »

SÉANCE DU 5 MARS 1841.

Le vendredi 5 mars 1841, le conseil spécial se réunit à midi à l’hôtel du Gouvernement. L’objet de la séance est l’examen du projet d’ordonnance relatif au mode et aux conditions du louage des services et du travail des noirs rachetés par l’État. Les articles 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9 ne donnent lieu à aucune observation. L’article 10 est ainsi conçu : «S 1 . Il ne sera fait aucune veillée avant quatre « heures du matin ni après neuf heures du soir. Dans « ce cas, il y aura lieu à un supplément de salaire « convenu entre le propriétaire et l’ouvrier, et, à dé« faut, arbitré par le juge. » M. l’ordonnateur pense que la veillée ne devrait avoir lieu que du libre consentement du noir. 11 demande en outre que, dans aucun cas, le même ouvrier ne puisse être de veillée le même jour matin et soir. Les autres membres du conseil sont du même avis sur le premier point de l’observation; mais, le consentement du noir étant exigé, ils ne trouvent aucun motif de refuser la faculté au noir d’être de deux veillées, s’il doit en profiter. er


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

75

M. le procureur général persiste dans la rédaction du premier paragraphe de l’article, rédigé d’après les usages et des renseignements que, dans son inexpérience de ces matières, il a dû puiser auprès des hommes pratiques. « § 2. Les gardes de nuit ne seront jamais consi« dérées comme veillées extraordinaires, et le gardien« nage des bestiaux est compris dans les obligations « du cultivateur en sus de son travail pendant les cinq « jours de la semaine. » M. le directeur fait observer que le gardiennage des bestiaux devrait être l’objet d’une disposition spéciale : c’est un emploi de toute l’année qui doit être rétribué les sept jours de la semaine. Quant à la garde de nuit et à celle des dimanches et des jours fériés (dont ne parle pas le projet) elles doivent être considérées comme une corvée à supporter à tour de rôle et ne devant donner lieu à aucun salaire. M. l'ordonnateur voudrait aussi que la disposition portât que le noir qui aurait été de garde la nuit ne pût être appelé au travail qu’à deux heures, sans réduction de son salaire. Les autres membres du conseil se réunissent à ces observations. M. le procureur général persiste dans sa rédaction, par les motifs donnés plus haut. L' article 11 contient les dispositions qui suivent : « § 1 . Le propriétaire fournit à chaque cultiva« teur un logement convenable sur l’habitation, et « une portion de terre d’une étendue suffisante pour « pourvoir à sa subsistance. » er

M. le directeur de l’intérieur préférerait que l'article dise : « Une portion de terre d’une étendue « suffisante pour être cultivée par un nègre pendant « le samedi qui lui est abandonné. » 10.

Projets d’ordonnances pour l'application du 2 système. (Emancipation simultanée). e


76 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système. (Emancipation simultanée).

TROISIÈME PARTIE.

Cette rédaction semble aussi préférable aux autres membres du conseil.

e

« § 2. Il lui est interdit de faire travailler les ou« vriers le samedi, ce jour leur appartenant en entier « pour la culture de leur jardin. « § 3. Il pourra néanmoins faire, à l’égard du « samedi, des conventions particulières avec ses ou« vriers, sous les restrictions portées à l’article 4. « § 4. Le propriétaire est également tenu de four« nir sur son habitation un logement et la nourriture « aux vieillards incapables de travailler, et aux infirmes « qui font partie de son atelier. » Si le Gouvernement adopte, à l’égard des vieillards et des infirmes, la disposition indiquée en réponse à la question seconde de la deuxième série, il y aurait lieu à modifier la rédaction du dernier paragraphe de l’article 11. Les articles 12, 13 et 14 ne sont l’objet d’aucune observation. L’article 15 est ainsi conçu : « Les cultivateurs, outre le logement et les terres « qui leur seront assignés, auront droit à un salaire. « Ce salaire consistera en une prestation en argent « ou une part dans les fruits. « L’option entre ces deux modes de salaire est ré« servée au propriétaire, sans que toutefois il puisse les « faire concourir simultanément. » Le conseil se réfère aux explications contenues dans la réponse faite à la question neuvième de la deuxième série. Les articles 16, 17, 18, 19, 20 et 21 du projet sont admis sans objection. L’article 2 1 dispose que : « Outre le logement et les terres, les cultivateurs « auront droit au quart du produit brut de l’habita« tion. »


77 Projets d’ordonDans le cas où l’on s’arrêterait aux explications nances pour l’applicontenues dans la réponse à la question neuvième, cation du 2 système. deuxième série, il y aurait lieu à régler dans ce sens la (Emancipation simultanée.) part de la récolte à laisser à l’atelier. L’article 23 ne donne lieu à aucune observation. L’article 24 s’exprime ainsi : « Les propriétaires auront la libre disposition des « denrées. « S’ils les vendent sur les marchés de la colonie , « ils en justifieront par les comptes de vente signés « des acheteurs. « S’ils les chargent pour leur propre compte ils ne « pourront obtenir de la douane de permis d’embar« quement qu’après les avoir, au préalable, fait esti« mer par les membres de la chambre du commerce, « qui dresseront procès-verbal de leur estimation. « Le livre de l’habitation contiendra, jour par jour, « le détail des ventes du sucre, du rhum et du sirop « qui se feront sur l’habitation. » CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

e

M. le directeur de l’intérieur pense qu’on ne pourra pas astreindre la chambre de commerce à l’obligation détaillée dans le paragraphe 3 de la disposition qui vient d’être lue au conseil. Cette rédaction pourrait être remplacée par celle-ci : « S’ils les chargent pour «leur compte, ils devront justifier de l’estimation « qu’ils en auront fait faire, avant rembarquement, «par les courtiers du commerce. » M. le procureur général adopte cette rédaction, qui est également préférée par les autres membres du conseil spécial. Les articles 25 et suivants, jusqu’au dernier inclusivement, sont admis sans objection.


78

TROISIÈME PARTIE.

PROJET

D’ORDONNANCE SUR

LE

MODE

ET

LES

CONDITIONS

DU

LOUAGE

DES

SERVICES

ET DU TRAVAIL DES NOIRS RACHETÉS PAR L’ÉTAT.

DU LOUAGE DES SERVICES ET DU TRAVAIL.

ART.

1er.

« Les cultivateurs devenus la propriété de l’État « resteront attachés, à titre de louage, sur l’habita« tion dont ils dépendent actuellement, et y travaille« ront moyennant un salaire et aux conditions ci-après « fixés : « Toutefois l’Etat pourra, lorsque le bon ordre « l’exigera, placer les cultivateurs à loyer sur des « habitations autres que celles de leurs anciens maî« tres. « Les domestiques de ville continueront les ser« vices auxquels ils sont affectés, ou contracteront de « nouveaux engagements sous la surveillance de l'ad« ministration. ART.

2.

« Le propriétaire de ville ou de campagne portera « sur des feuilles de recensement, qui lui seront re« mises par les maires, tous les ouvriers attachés à la « culture de son habitation ou au service de sa mai« son, en les désignant par leurs prénoms et noms « patronymiques. « Tout noir de ville qui ne justifiera pas de la lo« cation de ses services, ou qui ne prouvera pas qu’il


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

79

« exerce une industrie, sera, par les soins de l’admi« nistration, mis à loyer sur une habitation rurale et « employé à la culture des terres.

Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système. e

(Émancipation simultanée.)

DES OBLIGATIONS DES CULTIVATEURS.

ART.

3.

« Les cultivateurs seront placés sous les ordres du « propriétaire, du géreur ou de l’économe, en tout ce « qui concerne le travail. « Ils seront tenus de déférer aux avertissements qui «leur seront donnés, pour le travail, par les chefs « d’ateliers. ART.

4.

« Ils se livreront aux travaux de l’habitation tous « les jours, les fêtes et dimanches, le vendredi-saint, « le jour de la fête du Roi et celui de la paroisse « exceptés, de six heures à huit heures et demie du « matin, de neuf heures à midi, et de deux heures « après midi jusqu’à six heures. « La présente disposition n’exclut pas tous autres « arrangements qui pourraient être faits entre le pro« priétaire et les ouvriers. «Pourront, toutefois, les maires ou les juges de «paix, exiger que l’on se conforme à la disposition « ci-dessus, s’il aperçoivent que ces arrangements pré« sentent des inconvénients. ART.

5.

« Seront exempts du travail de grande bande les « femmes dont la grossesse est apparente ; elles ne « pourront être employées, jusqu’au sixième ou sep* tième mois de leur grossesse, qu’aux travaux de petite « bande, et pendant les quarante jours qui suivront « leur accouchement.


80 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système. (Emancipation simultanée.) e

TROISIÈME PARTIE. ART.

6.

« Une petite bande sera formée des enfants de neuf « à quatorze ans ; cette bande ne sera employée qu’à « des travaux faciles. ART.

7.

«Tous les matins, avant d’aller au travail, et tous « les soirs, de six à sept heures, les ouvriers se réu« niront pour faire la prière en commun. « Ils seront tenus d’assister aux instructions reli« gieuses qui leur seront faites sur l’habitation. ART.

8.

« Ne pourront les cultivateurs se dispenser, sous « aucun prétexte, d’apporter pour la nourriture du «troupeau, tous les jours à deux heures et avant la « prière du soir, un paquet de fourrage du poids de « dix à quinze livres. « Ils n’apporteront qu’un seul paquet d’herbe le « dimanche. ART.

9.

« Le refus de porter aux champs de l’engrais et de « le distribuer dans les sillons ou pieds de cafiers et « arbres fruitiers est une faute que la loi punit. ART.

10.

« Il ne sera fait aucune veillée avant quatre heures « du matin ni après neuf heures du soir ; dans ce « cas, il y aura lieu à un supplément de salaire con« venu entre le propriétaire et l’ouvrier, et, à défaut. « arbitré par le juge. « Les gardes de nuit ne seront jamais considérées « comme veillées extraordinaires, et le gardiennage « des bestiaux est compris dans les obligations du cul« tivateur, en sus de son travail pendant cinq jours « de la semaine.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE

81

Projets d'ordon-

OBLIGATIONS DU PROPRIÉTAIRE.

nances pour l’appli-

ART.

cation du 2e système. (Émancipation simul-

11.

« Le propriétaire fournit à chaque cultivateur un tanée.) « logement convenable sur l’habitation et une portion « de terre d’une étendue suffisante pour pourvoir à « sa subsistance. « Il lui est interdit de faire travailler les ouvriers le « samedi, ce jour leur appartenant en entier pour la « culture de leur jardin. « Il pourra néanmoins faire à l’égard du samedi « des conventions particulières avec ses ouvriers, sous « les restrictions portées par l’article ....... « Le propriétaire est également tenu de fournir, « sur son habitation, un logement et la nourriture « aux vieillards incapables de travailler, et aux infirmes « qui font partie de son atelier. ART.

12.

« Sur toutes les habitations dont la population excédera vingt-cinq travailleurs de grande bande, il y « aura un hôpital divisé en trois salles, où seront soi« gnés séparément les hommes, les femmes et les en« fants. Un règlement de l’administration locale fixera « la dimension des salles , le mobilier et les effets de « linge dont elles doivent être garnies. «Il y aura toujours, sur les habitations éloignées d’une lieue des bourgs, une caisse de médicaments « suffisamment pourvue , d’après les indications du « médecin sur le livre de l’hôpital. ART.

13.

« Le propriétaire dont l’atelier se compose de vingt* cinq cultivateurs de grande bande sera tenu de « s'abonner avec un médecin, qui fera deux visites au « moins par semaine. IIIe PARTIE.

11


82 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système. (Emancipation simultanée.) e

TROISIÈME PARTIE.

« Si batelier est au-dessous de ce nombre, le pro« priétaire appellera un médecin toutes les fois que « les cultivateurs auront besoin de ses soins. ART.

14.

« Seront tenus les propriétaires d’envoyer deux fois «par semaine, et pendant deux heures chaque fois, « aux instructions religieuses, les enfants de 7 à 14 « ans, et les adultes une fois par semaine, et pendant « deux heures sur le temps du travail. Dans ce temps, « ne sera pas compris celui de l’aller et du retour. DU SALAIRE.

ART.

15.

«Les cultivateurs, outre le logement et les terres « qui leur seront assignés, auront droit à un salaire. « Ce salaire consistera en une prestation en argent «ou une part dans les fruits, et, à défaut, dans le « partage du temps. « L’option entre ces deux modes de salaires est « réservée au propriétaire, sans que toutefois il puisse « les faire concourir simultanément. DU SALAIRE

ART.

EN ARGENT.

16.

« Le salaire est provisoirement fixé pour les culti« vateurs à par jour, et payable par se« maine ; et pour les domestiques de ville , à « par jour, payables par mois. ART.

17.

«Chaque propriétaire tiendra un livre sur lequel « il constatera les payements et les avances qu’il aura «pu faire aux cultivateurs de son habitation. Ces


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

83

« payements et ces avances seront également portés sur « le livret dont sera muni chacun de ces cultivateurs. ART.

18.

Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Émancipation simultanée).

« Les ouvriers cultivateurs auront pour leur salaire « un privilége général sur tous les biens de celui qui « les emploie ; ce privilége prime tous ceux énoncés à l’article 101 du Code civil. ART.

19.

« A défaut de payement de salaire par le proprié« taire, il sera, à la diligence du maire et par le mi« nistère de l’huissier du tribunal rural, procédé à la « saisie des meubles du débiteur, même de ceux dé« clarés immeubles par destination. « La validité de cette saisie sera poursuivie comme « matière urgente devant le juge rural. Les jugements « qui interviendront seront exécutoires par provision, « nonobstant opposition ou appel et sans caution. « La consignation aux mains du maire du mon« tant des salaires peut seule empêcher la vente des « objets saisis. ART.

20.

« Dans le cas de l’article précédent, le juge pourra « exprimer le vœu que les ouvriers restés sans salaire « cessent d’appartenir à l’habitation du propriétaire en « retard ou en état d’impossibilité. « Dans ce cas, il sera tenu préalablement de trans« mettre extrait de sa décision au procureur général, « qui en référera au gouverneur, auquel il appartient « de statuer définitivement. ART. 21.

« Tous les soirs, avant la prière , le jury de disci« pline constatera l’absence au travail des cultivateurs, « soit pendant toute la journée, soit pendant une « partie de la journée. 11.


84 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système (Émancipationsimultanée.) e

TROISIEME PARTIE.

« Il arbitrera aussi ce en quoi la paresse peut équi« valoir à l’absence du travail. « Il en sera fait immédiatement mention sur le « livre d’habitation, et le jour du payement du salaire « sur le livret du cultivateur. «Il sera fait, sur le salaire, une déduction corres« pondante pour les jours d’absence, de paresse équi« valente à l’absence. « Semblable déduction sera faite en cas de ma« ladie. « Il en sera de même pour le temps pendant les« quelles femmes seront exemptes du travail, pen« dant lequel néanmoins le propriétaire leur devra la « nourriture et des soins. DU SALAIRE

ART.

EN FRUITS.

22.

« Outre le logement et les terres, les cultivateurs « auront droit au quart du produit brut de l’habita« tion. ART.

23.

« Les propriétaires tiendront un livre, sur lequel ils «porteront tous les revenus en sucre, rhum, sirop, «café, coton et autres denrées, au fur et à mesure « de leur perception. « Ce livre, qui sera paraphé par le maire, sera visé « par les officiers du ministère public lors de leur ins« pection. ART.

24.

« Les propriétaires auront la libre disposition des « denrées. « S’ils les vendent sur le marché de la colonie, ils « en justifieront par des comptes de ventes signés des « acheteurs. « S’il les chargent pour leur propre compte, ils


85 « devront justifier de l’estimation qu’ils en auront fait « faire avant rembarquement par les courtiers du « commerce. «Le livre d’habitation contiendra, jour par jour, «le détail des ventes de sucre, rhum, sirop, qui se « feront sur l’habitation. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

ART.

25.

« Le café et les autres denrées, telles que farine de « manioc, bananes, ignames, patates, etc., seront par« tagées en nature. « Les cultivateurs auront droit de choisir le lot qui « leur convient ; ce choix sera exercé par le jury de « discipline. ART.

26.

« Tous les ans, il sera procédé au partage du pro« duit des denrées. « Si le propriétaire ou les cultivateurs l’exigent, le « partage sera fait en présence du maire ou d’un con« seiller municipal, désigné à cet effet. ART.

27.

« Le partage, soit des sommes provenant des ventes, « soit des produits en nature, sera fait par lot, demi« lot et quart de lot. « Il sera alloué deux lots aux chefs d’atelier et « aux membres du jury de discipline, un lot aux « ouvriers de dix-huit à soixante ans, un demi-lot aux « ouvriers de quatorze à dix-huit, et un quart de lot « aux enfants de neuf à quatorze ans et aux vieillards « au-dessus de soixante ans, qui rendent encore des « services. ART.

28.

« Du lot de chaque cultivateur, on retranchera les « avances qui lui auront été faites par le propriétaire , « et qui auront été constatées conformément aux « prescriptions de l’article

Projets d’ordonnance pour l'application du 2 système. (Émancipation simule

tanée.)


86 Projets d’ordonnances pour l’application du 2 système. (Émancipation simule

tanée.)

TROISIÈME PARTIE.

« Il sera fait une déduction pour les jours d’ab« sence, de paresse équivalente à l’absence et de ma« ladie, ainsi que pour le temps pendant lequel les « femmes seront exemptes de travail. « Le produit de ces déductions sera réparti entre « tous les cultivateurs qui auront été assidus au tra« vail. ART.

29.

« Le tableau de ces répartitions, dont un double « sera remis au maire , sera transcrit sur le livre d’ha« bitation. ART.

30.

«Le produit des lots revenant aux mineurs sera « placé dans une caisse d’épargne. ART.

31.

« En cas de saisie, au préjudice des propriétaires « des denrées, autres que celles dont le partage se fait « en nature, le quart du produit brut des ventes sera « déposé, par l’huissier ou l’officier chargé de la vente, « aux mains du percepteur de la commune, jusqu’au « partage dont il vient d’être parlé. « Si, lors du partage, le maître fournit une somme « suffisante pour le payement du salaire de ses ou« vriers, il pourra, sur une simple attestation du « maire, retirer la somme déposée. « Dans le cas contraire, le maire la retirera pour « la comprendre dans la répartition à faire entre les « cultivateurs. ART.

32.

« A défaut par les propriétaires de remettre au « maire, lors du partage, le quart revenant aux culti« vateurs dans le produit des denrées, sur un simple « certificat de ce fonctionnaire, le juge, à la requête « du jury de discipline, fixera la somme jusqu’à con-


87 « currence de laquelle il sera procédé conformément « à l’article 19. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

ART.

33.

« Dans le cas précédent, il y aura lieu à l’application « de l’article » Le conseil se sépare à cinq heures, et s’ajourne au 8 mars, à midi, pour la clôture de ses séances.

SÉANCE DU 8 MARS 1841.

Le lundi, 8 du mois de mars 1841 , le conseil se

réunit à midi à l’hôtel du Gouvernement pour la clôture de ses délibérations. Cette réunion a pour objet d’entendre le développement des opinions individuelles qui se sont produites dans le sein du conseil sur les questions soumises à son examen. Le conseil décide que ces opinions, rédigées par leurs auteurs, seront textuellement insérées dans le procès-verbal de la présente séance. OPINION DE M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR.

« Allouer aux propriétaires d’esclaves une indemnité « raisonnable, suffisante, loyalement appréciée; « Instituer un régime intermédiaire entre l’escla« vage et la liberté, un état de transition plus ou moins « long, durant lequel toutes les précautions seraient « prises pour assurer le maintien de l’ordre, la con« tinuation du travail, la préparation morale et reli« gieuse des noirs ; » Telles sont, dans la pensée commune de la Commission présidée par M. de Broglie et du Gouverne-

Opinion du directeur de l’intérieur.


88 Opinion du directeur de l’intérieur.

TROISIEME PARTIE.

ment, les conditions indispensables de l’émancipation. « C’est sous l’influence de cette pensée, juste, conservatrice et progressive tout à la fois, la seule digne d’un Gouvernement, que j’ai examiné les divers systèmes d’émancipations indiqués dans le mémoire de la Commission et dans la dépêche ministérielle, que j’ai écouté et suivi les discussions dont ils ont été l’objet au sein du conseil spécial. «Ces systèmes, non plus qu’aucun des autres projets dont j’ai eu communication, ne me paraissent garantir suffisamment l’accomplissement des conditions proclamées par la Commission et le ministère. « La gravité de la circonstance, ma profonde conviction des dangers qu’entraînerait inévitablement l’application de l’un des systèmes proposés, quel que fût celui auquel on s’arrêterait, m’imposent, du moins je le crois, un devoir que quinze ans de séjour dans la colonie et la nature de mes fonctions ne me permettraient pas de décliner. Il n’a rien moins fallu que cette considération pour me déterminer, contrairement à ma résolution première, à émettre, dans cette grande question une opinion isolée, et à encourir ainsi la responsabilité qui peut en découler. « Je poserai d’abord les bases sur lesquelles me paraît devoir être assise la mesure de l’émancipation. Je déduirai ensuite les motifs des dispositions que je propose d’adopter : « 1° La loi ordonnera l’inscription au grand-livre de la rente à 4 p. % de la somme représentant l’indemnité allouée aux propriétaires d’esclaves ; « 2° Elle déclarera libres tous les enfants qui naîtront à partir du 1 janvier de l’année qui suivra sa promulgation ; « 3° Le propriétaire, pour chaque enfant, recevra, à la fin de la première année, à titre d’indemnité de dépossession, du temps d' inaction de la mère avant et apres 1' accouchement, et des soins donnés à l’ener


89 faut, une somme de 150 francs, et, pour chaque année suivante jusqu’à la quatorzième, celle de 65f,385 pour frais de nourriture et d’entretien; ce qui fera ressortir à 1,000 francs l’indemnité payée pour le jeune noir parvenu à l’âge de quatorze ans ; « 4° Jusqu’à cet âge, les enfants resteront, comme aujourd’hui, auprès de leur mère; « 5° A l’effet de leur assurer un pécule au moment où l’État cessera de payer leur entretien, il sera opéré sur la somme due pour chacune des trois dernières années un prélèvement de 15 francs, soit 45 francs, équivalant à trois mois de journées, à raison de 50 centimes l’une : ce prélèvement sera considéré comme salaire des légers services que ces enfants commencent à rendre à partir de l’âge de 11 ans; « 6° Les châtiments corporels seront supprimés ; « 7° La loi renfermera l’autorité du maître dans les limites de celle du père de famille, du chef de manufacture ; « L’étendue de cette autorité sera déterminée par un règlement particulier; « Ce qui excédera la juridiction du maître sera dévolu, partie au maire, et, en avançant dans l’échelle des pénalités, partie au suppléant du juge de paix ; « 8° Le mariage contracté par les noirs produira les effets civils de la loi ; « 9° Il leur sera fait application des articles du Code civil portés au chapitre de l’émancipation sous les n° 481, 482, 483, 484, § 2, et 487 ; « 10° Le noir majeur sera, dans les cas prévus par le Code, tuteur de ses enfants légitimes ; « 11° Il héritera en ligne directe de ses ascendants esclaves, légitimes ou naturels, et de ses descendants en ligne légitime seulement ; « 12° La promulgation de la loi sera accompagnée de celle d’un Code rural : ce code sera préparé dans la colonie ; CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

s

IIIe PARTIE.

12

Opinion du directeur de l’intérieur.


90 Opinion du directeur de l’intérieur.

TROISIÈME PARTIE.

«Là, seulement, une juste appréciation du caractère du nègre, du degré de développement de son intelligence, permettra de déterminer les dispositions, tant préventives que répressives, à adopter à son égard ; « 13° Dans l’intérêt de la moralisation des jeunes noirs nés libres, et de la partie de la population provisoirement maintenue dans l’esclavage, le Gouvernement prendra les mesures nécessaires pour assurer pleine et entière l’exécution de l’ordonnance du 5 janvier: dans ce but, constituer le clergé sur des bases plus larges; le composer d’hommes à la hauteur de leur mission ; faire intervenir les maires, multiplier les suppléants des juges de paix, combiner le concours de l’administration supérieure et du ministère public, sous la direction du gouverneur ; « 14° La loi consacrera le pécule ; elle autorisera le rachat à prix débatu : en cas de dissidence entre le propriétaire et son esclave, l’affaire sera déférée au juge de paix, et de là, s’il y a lieu, portée devant le juge royal, qui statuera en dernier ressort; « 15° A l’expiration de la quatorzième année révolue depuis la mise à exécution de la loi, l’abolition de l’esclavage aura lieu dans la colonie moyennant une indemnité de 1,000 francs payée au propriétaire pour chaque tête d’esclave existant alors sans acception de sexe, d’âge, ni de validité : en conséquence de ce chiffre unique et moyen, les anciens propriétaires demeureront tenus de pourvoir à l’entretien des noirs plus que sexagénaires au moment de l’émancipation, et de ceux qu’un jury composé du maire et de deux médecins, dont l’un nommé par le propriétaire, aura déclaré atteints d’infirmités qui les mettent hors d’état de gagner leur vie par un travail quelconque ; cette obligation suivra, à titre de fondation, les mouvements de la propriété dont ces noirs faisaient partie ; « 16° A l’époque de l’émancipation générale, les


91 jeunes noirs de l’âge de douze à quinze ans, considéres comme les enfants élevés dans les hospices en France, seront soumis à un engagement jusqu’à l’âge de dix-huit ans. L’ancien propriétaire n’aura, à l’occasion de ces engagements, d’autres titres à la préférence que ceux résultant de meilleures conditions offertes. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

« Des trois systèmes indiqués dans la dépêche du 18 juillet, l’un est jugé; c’est le troisième, celui calqué sur l’émancipation anglaise : tout le monde s’accorde à le repousser; je ne m’en occuperai point ici. « On fait au premier deux reproches. Il ne change rien à la situation de la population maintenue en esclavage. A vrai dire, légaliser en l’état le pécule, et autoriser le rachat, c’est consacrer ce qui existe en fait; seulement on court risque, en faisant intervenir la loi, d’en rendre l’application et plus rare et plus difficile. En présence de cet inconvénient et des exigences des abolitionistes, il est à craindre, fait-on observer non sans quelque raison, que ce système ait peu de chances de durée. « Le second reproche consiste en ce que l’époque de l’émancipation générale devant être fort reculée puisque, d’après la dernière question de la série, on considérait le temps pendant lequel l’esclavage serait maintenu comme une indemnité accordée aux proprietaires des noirs actuellement esclaves, ce système doit, à une époque donnée, amener le mélange inconciliable de libres et d’esclaves affectés aux mêmes travaux. «Avant d’aller plus loin, qu’il me soit permis de dire ma pensée sur cette prétendue indemnité. « Sans chercher à discuter ni approfondir ce qu’est, quant au droit naturel, la possession d’un homme par un autre homme (je me place ici sous l’égide de la loi), « est propriété tout ce qu'elle a déclaré tel. » L’inté12.

Opinion du directeur de l’intérieur.


Opinion du directeur de l’intérieur.

92 TROISIÈME PARTIE. rêt de la société le veut ainsi, à peine de tout mettre en question. Si la loi, dans le cas présent, s’est trompée, ce n’est pas au propriétaire d’esclaves à subir les conséquences d’une erreur qui n’est pas de son fait. Or, jusqu’ici, la loi a déclaré que le noir esclave est une propriété ; cette propriété doit être respectée. Aucune subtilité de raisonnement ne saurait me conduire à comprendre comment, en laissant pendant un laps de temps à un propriétaire la jouissance du travail de son esclave on pourrait, au bout de ce temps, le déposséder de cet esclave, sans lui en payer la valeur; pas plus que je ne comprendrais qu’on fût en droit, soit ici, soit ailleurs, d’évincer un propriétaire de la maison qu’il tient de ses pères ou qu’il a achetée de ses deniers, en lui présentant comme indemnité un temps pendant lequel on lui aurait permis d’habiter cette maison. « Par le second système, l’esclavage est également maintenu : seulement les noirs changent de maître : ils deviennent la propriété de l’État, qui en aura payé la valeur. « Il y a dans cette combinaison, dont l’effet sera tout d’abord de détruire violemment les liens existants, une complication dont l’intelligence bornée du nègre se déliera. Elle place fatalement en présence l’un de l’autre l’ancien propriétaire dépouillé de l’autorité qu’il a exercée jusqu’ici, et dont tous ses efforts, toutes ses pensées, tendront à ressaisir les lambeaux; et le noir, mécontent d’une possession équivoque à ses yeux, et soumis désormais à une autorité absente, dont l’action par cela seul sera sur lui à peu près nulle : situation intolérable pour tous, grosse de causes de récriminations, d’éléments de désordre ; surtout incompatible avec la conservation du travail, et dans laquelle, inévitablement, le regret des uns se traduira en vexations, et le malaise des autres en refus de travail, en vagabondage, si ce n’est en révolte.


93 «De plus, ce système marche escorté du salaire et du remboursement, deux conditions dont l’une est reconnue généralement impraticable, du moins de longtemps encore. Quant à l’autre, indépendamment des difficultés sans nombre et parfois insurmontables dont l’exécution d’une pareille mesure serait hérissée, ce remboursement, prélevé sur le salaire du noir, ne me paraît digne ni de la France ni de son Gouvernement. « Avec le premier et le second système de la Commission, le projet que je viens de soumettre au conseil spécial maintient provisoirement l’esclavage, mais en lui assignant un terme si rapproché, qu’on sera en droit de supposer d’autres intérêts que ceux de l’humanité à l’impatience qui ne se montrerait point satisfaite. Qu’est-ce, en effet, que quatorze ans dans la vie d’un peuple, si petit qu’il soit ? Que sera-ce pour la population esclave de la colonie, si l’on considère les améliorations que je demande à voir opérer dans sa situation? «En supprimant les châtiments corporels, en renfermant dans de justes limites l’autorité du maître, en concédant au noir, quoiqu’esclave, quelques-uns des droits civils qu’il doit un jour exercer complétement, ainsi que proposent de le faire et la dépêche ministérielle et le second système de la Commission, je dépouille l' esclavage de ce qu’il a de dégradant, de ce qu'il comporte d’arbitraire; je restitue au noir sa qualité dhomme ; je montre à la masse le but, objet de ses vœux, le jour où elle doit immanquablement l’atteindre , non sans avoir vu pendant la route sortir de ses rangs, au moyen du pécule et du rachat, ceux que leur bonne conduite et un travail plus intelligent auront plus tôt mis en possession de la liberté. Ou je me trompe , ou ce mode a un immense avantage sur tous les autres, celui de procéder par amélioration, par encouragement, par des concessions réelles. Le CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

Opinion du directeur de l’intérieur.


Opinion

du directeur de l’intérieur.

TROISIÈME PARTIE. 94 noir le comprendra parfaitement, parce qu’il est vrai; et, si le maintien provisoire d’un esclavage qui ne sera plus que nominal vient tromper des espérances exagérées, les changements opérés dans sa position, changements qu’il aura bientôt appréciés, l’amèneront facilement à prendre patience. « Dans cet état de transition, je ne conserve de l’ancien esclavage que ce qu’il faut, mais ce qu’il faut indispensablement pendant quelques années encore pour que l’ordre ne soit pas troublé ni le travail interrompu , pour assurer la durée et la prospérité de la société dont le noir fait désormais partie. La religion, l’humanité et la politique me semblent également satisfaites. « J’ai dit que l’autre reproche adressé au premier système portait sur le mélange inévitable, à une époque donnée, de libres et d’esclaves affectés aux mêmes travaux. L’inconvénient signalé serait grave, il faut le reconnaître ; mais les dispositions du présent projet s’opposent à ce que cet inconvénient ne se produise

jamais. « Il est constant pour tout le monde que, dans l’enfance et dans les premières années de l’âge adulte, la fusion est à peu près complète entre toutes les classes de la population ; dans les villes comme dans les campagnes, le jeune esclave fait, en quelque sorte, partie de la famille : c’est au moment où les passions vont se développer, où les travaux de la terre et les occupations domestiques réclament des bras devenus utiles, que la séparation s’opère ; c’est à cette époque que je propose de fixer la liberté générale. Jusque-là, rien dans le développement des idées, d’une part,ni dans le genre des travaux, de l’autre, n’aura été de nature à faire ressortir entre les situations une différence qui n’existera réellement qu’aux yeux de la loi « J’arrive maintenant à l’indemnité.


95 « Le Gouvernement, de concert avec la Commission, a déclaré, nous l’avons vu, que l’allocation aux propriétaires d’esclaves d’une indemnité raisonnable, suffisante, loyalement appréciée, devait précéder l’émancipation. Les procès-verbaux du conseil spécial constatent qu’une somme de mille francs payée par tête de nègre, sans acception de sexe, d’àge et de validité, satisferait à cette triple condition. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

«Pour répondre à la loyauté des intentions du Gouvernement, autant que dans l’intérêt bien entendu des colonies, en vue desquelles la France aura à s’imposer un sacrifice dont les motifs ne seront pas également bien appréciés par tous, il était d’une grande importance de trouver une combinaison qui réduisît le chiffre de l’indemnité, en même temps qu'elle en diviserait le payement et le rendrait ainsi le moins onéreux possible. «Je crois y être parvenu. «La Guadeloupe compte 95,000 nègres esclaves. « Dans le tableau ci-joint (1), j’ai fait, autant que les éléments dont l’administration est ici en possession ont permis de calculer les lois de mortalité, établir le mouvement de la population à naître pendant quatorze ans. En supposant annuellement 2,300 naissances, chiffre porté aux états statistiques, on voit, par la dernière colonne de ce tableau, qu’à la fin de la quatorzième année, les noirs nés à partir du premier jour de cette période, et vivant alors, seront au nombre de 19,418, pour lesquels l’État aura eu à payer la somme de 12,912,937 francs. « Suivant les mêmes états statistiques, les décès, pour cette population de 95,000 âmes, sont annuellement de 2,128. En admettant que le décroissement ait lieu dans le même rapport pendant ces quatorze années.

(1) Voir dans les annexes (pièce E) le tableau contenant le détail des calculs.

Opinion du directeur de l’intérieur.


96 Opinion du directeur de l’intérieur.

TROISIÈME PARTIE.

la population se trouvera réduite à 69,275, représentant, à raison de 1,000 francs par tête. 69,275,000f « Auxquels viendront s’ajouter 12,912,937 payés pour les enfants. Soit.

82,187,937

« Cette somme, convertie en rente à 4 pour % inscrite au grand-livre, donnera 3,287,517 francs. «En prélevant sur ces 3,287,517 francs l’indemnité due chaque année à titre de dépossession ou d’entretien pour les enfants vivants, et en rendant productifs d’intérêts les excédants qui viendront successivement s’accumuler, il restera disponible au bout de quatorze ans, déduction faite des 12,912,937 francs employés au payement de cette indemnité, une somme de 43,255,100f « On vendra la rente créée en vue de l’indemnité, et l’on se trouvera en possession de. 82,187,937f qui, augmentés de ces 43,255,100 125,443,037 formeront un fonds de « Sur lesquels l’État, après avoir payé pour les esclaves survivant alors. 69,275,000 verra rentrer dans ses coffres

56,168,037

«D’où il suit que l’indemnité totale payée pour l’émancipation générale des noirs de la Guadeloupe, même en ne faisant pas entrer en déduction la valeur des noirs affranchis, ou qui se seront rachetés dans l’espace de ces quatorze ans, et dont on ne peut évaluer le nombre à moins de 500 par an, soit 7,000, n’aura exigé de la part de la France qu’un sacrifice effectif et réel de 26,000,000 francs. «A cette somme près de 26,000,000 francs, et de 19,000,000 peut-être, le trésor rentrera dans les avances qu’il aura faites. Il y aura donc en quelque sorte un remboursement, et ce remboursement sera,


97 sans que la dignité de la France soit compromise, plus complet, on peut le dire en toute assurance, que celui qu’on obtiendrait par le mode si plein d’embarras indiqué dans le deuxième système de la Commission. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

« Depuis que j’ai présenté ces observations au conseil, deux opinions se sont produites au sujet du meilleur mode à adopter pour arriver à l’émancipation. L’un et l’autre système proposés dépassent, à mon avis, le but indiqué par le Gouvernement. M. le procureur général me paraît avoir accru la somme des inconvénients que j’ai signalés dans le deuxième système de la Commission, par les modifications qu’il a apportées à ce système. Quant au mode proposé par M. l’ordonnateur, il serait évidemment d’une application prématurée, et ne pourrait venir utilement qu'après l’expérience de l’état intermédiaire dont la commission proclame avec tant de sagesse l’indispensable nécessité. « M. l’ordonnateur soumet, il est vrai, au colonage le noir qu’il fait passer sans transition de l’état d’esclavage à la liberté ; mais le colonage suppose, dans la population à laquelle il s’applique, les habitudes d’ordre, de travail, l’esprit de famille, dont la population esclave, tout le monde le reconnaît, s’est montrée jusqu’ici dépourvue, et auxquels il s’agit de la façonner. « Pour le nègre, le produit du travail d’un jour suffit à tous les besoins de la semaine. En présence d'un pareil fait, lui abandonner deux jours sur les cinq aujourd’hui consacrés au travail des habitations, c’est le livrer, pendant ces deux jours, à toutes les conséquences de l’oisiveté et du vagabondage ; c’est s’exposer, sans qu’il en résulte aucun avantage pour lui, à voir diminuer de deux cinquièmes la production des denrées qui font l’importance de la colonie. 13 III PARTIE. e

Opinion du directeur de l’intérieur.


98 Opinion du directeur de l’intérieur.

TROISIÈME PARTIE.

« Mais, dit la Commission, le moment est venu de faire cesser l'état d’incertitude qui pèse sur les colonies. Cet état d’incertitude compromet à la fois et la sécurité et les intérêts des colons. Les nègres jusqu’ici sont tranquilles, parce qu’ils espèrent; mais leur attitude, leur langage, donnent de justes appréhensions. Cette dernière partie de l’observation ne saurait s’appliquer à la Guadeloupe. Ici, comme dans les autres colonies françaises, les nègres espèrent; mais jusqu’à ce jour leur plus grande impatience s’est manifestée par des évasions, et le caractère de la population noire, à la Guadeloupe, doit peu faire craindre des démonstrations de la nature de celles auxquelles la Commission fait allusion. « C’est sous la préoccupation de ces évasions et des éventualités d’une guerre avec l’Angleterre que mes deux collègues se trouvent amenés à croire qu’il faut avancer autant dans la solution de la question d’émancipation. Je pense qu’il importe de faire cesser l’état d’incertitude dont la Commission signale les dangers; mais que là se bornent les exigences de la situation. « Que dès à présent le Gouvernement se prononce sur le changement qu’il entend apporter dans l’organisation de la société coloniale, sur les phases de ce changement ; qu’il assigne le moment où la liberté sera complète ; qu’une fois ces trois points fixés, il marche vers le but avec persévérance, faisant respecter également par tous sa décision, faisant exécuter également par et pour tous les dispositions qui doivent précéder et accompagner l’accomplissement de cette grande œuvre; le noir, dont certainement on aura pris soin d’améliorer sensiblement la situation, dont l’esprit sera rassuré sur l’issue de l’état de transition auquel il reste soumis, le noir attendra, sinon de tout gré, au moins dans le calme, l’instant qui doit venir combler tous ses vœux. Que force soit


99 assurée à la loi, et je crois qu’il y aura peu à se préoccuper des évasions. Déjà, il faut le dire, un changement notoire s’est opéré, sous ce rapport, dans les dispositions des nègres ; ils savent aujourd’hui à quoi s’en tenir sur la liberté qui les attend dans les colonies anglaises, et sur ses effets. Les récits du petit nombre de ceux qui sont parvenus à s’en échapper, les intentions bien connues de tant d’autres qui n’attendent qu’un moment favorable pour revenir, ont calmé cette fièvre d’évasions; des mesures de surveillance bien combinées et exécutées avec suite feraient le reste. « Quant aux conséquences de la guerre avec les Anglais, il ne faut pas se faire illusion ; elles seront les mêmes dans tout état de choses autre que la liberté complète, c’est-à-dire dans lequel le noir ne jouira pas de la faculté, sans entrave, de porter où bon lui semblera son travail ou son oisiveté. « Oui, répéterai-je avec la Commission, il est urgent de faire cesser un état d’incertitude en présence duquel les propriétés deviennent sans valeur, l’agriculture reste sans progrès et l’industrie sans avenir. Mais ce qui n’importe pas moins, c’est de se garder de tout système qui, par trop de précipitation, réaliserait inévitablement les menaces de la situation actuelle. Celui-là seul peut offrir des chances de succès qui, tout en faisant entrer le présent dans les voies de l’avenir, empruntera cependant au passé, pour un temps encore, quelques-uns des éléments d’ordre et de travail qui depuis deux siècles ont si puissamment contribué à assurer la prospérité des colonies. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

OPINION DE M. LE

Opinion du directeur de l’intérieur.

PROCUREUR GÉNÉRAL.

« La cessation de l’esclavage n’est pas seulement un acte de justice, d’humanité et de civilisation, elle est devenue un besoin politique, à raison du voisinage des 13.

Opinion du procureur général.


100 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

colonies anglaises et de la possibilité d’une guerre prochaine. « Il importe à la richesse publique, non moins qu’aux autres intérêts engagés dans cette grande mesure, de conserver intacte la somme du travail et de la production ; il importe à la défense du territoire, sinon d’avoir pour auxiliaire, du moins de n’avoir pas pour ennemi l’élément le plus considérable de la population coloniale. « Sous ce double point de vue, quoique les évasions deviennent de jour en jour plus rares, quoique la guerre ne soit encore qu’une éventualité, il serait aussi contraire à la prudence qu’à l’humanité d’ajourner des espérances qui demandent du comptant, et dont on n’exalterait pas sans danger l’inquiétude par des perspectives trop éloignées. Et puis le temps est venu de restituer l’esclave à la dignité humaine, en le faisant entrer dans la vie civile, et (s’il n’est pas permis encore de l’abandonner à lui-même dans une carrière qui lui est inconnue), en ne se réservant sur son indépendance que ce qui est indispensable pour la conservation de l’ordre et du travail dans l’intérêt de tous. « D’un autre côté, dans des climats qui n’ont ni besoins ni rigueurs, où la production est incessante et spontanée, où quelques branches d’arbres et un toit de feuillage sont un suffisant abri, où le vêtement sert plus au décorum du corps qu’à sa défense, les ouvriers doivent être naturellement enclins à la paresse et à l’oisiveté; non pas parce qu’ils sont nègres, mais parce qu’ils sont hommes et n’ont pas appris, dans la condition d’esclave, les besoins et les goûts de l’homme civilisé. On ne saurait donc attendre le maintien du travail que d’une législation qui le réglemente puissamment. « Ce n’est pas tout : l’insuffisance de la main-d'œuvre et la disproportion entre le nombre des travailleurs


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

101

et la somme du travail à exécuter amènera nécessairement, dans le salaire, une élévation fatale à la production, si un tarif équitablement calculé dans les termes du bien-être de l’ouvrier et des légitimes revenus du propriétaire ne vient pas la secourir. « Telles sont les principales idées sous la préoccupation desquelles j’ai examiné les divers systèmes de la Commission et ceux qui ont pris naissance dans le sein même du conseil spécial. « Je ne parlerai point de l’apprentissage anglais ; il est jugé par l’expérience et mis hors de cause. «Je ne m’appesantirai pas non plus sur le système de l'affranchissement des enfants à naître et de l’émancipation graduelle par l’établissement du pécule et du rachat. Ce système se présente dans la première série des questions, avec le cortége de tous les inconvénients signalés avec tant d’autorité par M. de Tocqueville, et qui l’ont fait repousser par le conseil privé de la Guadeloupe, en 1838. Il jette au sein de la famille le sentiment de l’envie, au lieu d’affermir les liens naturels qui unissent déjà si faiblement les parents avec leurs enfants. Il ne tient aucun compte de l’impossibilité morale de faire concourir le travail libre avec le travail esclave. Il conserve à l’un la flétrissure imprimée à l’autre, et les faits les plus évidents, l’expérience la mieux acquise, s’unissent pour démontrer qu’il ne peut qu’ôter à l’ordre et au travail tout ce qu’il donne à la liberté. Il désorganise le travail actuel sans préparer le travail à venir. Il tarit, dans leurs sources, les éléments possibles de la richesse et de la civilisation dans les colonies. « Ces reproches ne s’appliquent qu’en partie à un autre projet qui, en prenant pour point de départ l’affranchissement des enfants à naître, échapperait, à l’aide d’une combinaison ingénieuse, à quelques-uns des inconvénients du premier système de la Commission; mais, indépendamment des torts qu’il lui em-

Opinion du procureur général.


102 Opinion

du procureur générai.

TROISIÈME PARTIE.

prunte, on peut lui reprocher celui de reculer la difficulté et non de l’aplanir, et de tendre plus à une transaction entre le désir de conserver le travail esclave et la peur de perdre le travail libre, qu’à l’œuvre de civilisation qui résoudrait le grand problème de la conservation du travail avec la cessation de l’esclavage dans les colonies. « D’ailleurs, tout système transitoire a son temps et son heure ; il devient insuffisant s’il ne s’approprie que d’une manière incomplète aux exigences de la situation à laquelle on veut l’appliquer. Celui-ci a le malheur d’arriver trop tard; son temps était venu en 1834. A cette époque, l’émancipation anglaise ne faisait que de naître ; il y avait alors deux partis à prendre : celui de se préparer à l’imiter, et celui d’attendre, avec l’espérance de ressaisir le passé. On a dit du premier qu’il était impossible ; l’expérience à défaut d’esprit de prévoyance, a prouvé que le second était plus impossible encore. Je ne veux ni louer ni blâmer ; mais le statu quo gardé en présence d’un fait si voisin, et qui grandissait tous les jours, devait avoir pour conséquence naturelle la nécessité de franchir plus tard, presque de plein saut et bon gré mal gré, la distance qui sépare encore les colonies françaises de l’avenir social auquel elles sont irrésistiblement entraînées. « Les concessions qui auraient suffi il y a peu d’années seraient insuffisantes aujourd’hui. Ainsi c’était quelque chose, c’était beaucoup alors, que de relever la population esclave de la dégradation de sa condition, mais ce n’est plus assez en 1841. Qu'on y prenne garde, d’ailleurs ; ce qui rend l’esclavage odieux, ce n’est pas seulement le châtiment qu’il inflige, ce n’est pas la privation de tous les droits civils, c’est aussi, et par-dessus tout peut-être, le défaut de toute participation de l’esclave aux produits de ses


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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sueurs, autre que celle des satisfactions de sa vie matérielle. « Un système qui, en initiant le nègre à la vie civile, en l’affranchissant du châtiment corporel, serait exclusif du salaire, ne me paraît répondre qu’incomplétement aux besoins de la situation ; et ce motif, fût-il le seul, m’empêcherait de donner mon adhésion au projet de M. le directeur de l’intérieur. « Quant à celui dont la seconde série des questions pose le bases, il me paraît porter avec lui les conditions d’une transition possible, et, en cas de succès, féconde en résultats utiles : seul entre tous, il constitue un véritable apprentissage. « Apprentissage à la liberté par la servitude, sans arbitraire. « Apprentissage à la vie civile par l’exercice de certains droits civils.

«Apprentissage au travail libre et au salaire, le prix débattu, par le travail obligatoire et par le salaire tarifé. « On lui a reproché de ressembler à l’apprentissage anglais qui, en mettant fatalement en présence le nouveau libre avec le maître dépossédé, ne pouvait qu’aigrir les regrets et les ressentiments du passé. Ce reproche est grave; je suis loin d’en méconnaître la valeur. Aussi n’y vois-je d’autre réponse que dans la recherche des différences qui caractérisent cependant les situations respectives du nègre anglais et du nègre français dans l’un et l’autre système. « Ces différences sont essentielles; elle sont palpables. « L’apprentissage anglais, en prenant pour point de départ la liberté de l’esclave, et en le laissant néanmoins sous l’autorité brisée de son ancien maître pendant un temps déterminé, avait créé pour lui une situation dans laquelle il se trouvait n’appartenir à lui-même ni à personne. Dans cette situation, la liberté

Opinion du procureur général.


104 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

qu’on lui donnait n’était qu’une abstraction dont le véritable sens échappait à son intelligence, et qu’aucun fait analogue ne venait lui expliquer. « Je suis libre « devait-il se dire, et cependant on me châtie si je ne « travaille pas : si je travaille, je ne reçois aucun sa« laire. Que me sert de n’être plus esclave, si je suis « contraint de travailler ? de n’être plus à mon maître « si mon travail ne cesse pas de lui appartenir ? de « n’appartenir à personne, si je ne m’appartiens pasà « moi-même ? La condition qu’on m’a faite n’est pas

« meilleure que ma condition ancienne ; elle n’en dif-

« fère pas même par le châtiment, qui seulement à « passé des mains de mon ancien maître dans les « mains du nouveau protecteur qu’on m’a donné. » « Le nègre français, lui, qui n’aura pas été déclaré libre, saura très-bien qu’il a seulement changé de maître ; et, s’il n’interprète pas sa nouvelle situation par la liberté, il se l’expliquera très-bien par le senti ment du bienfait qu’il a reçu. Il ne saisira pas tout d’abord, peut-être, les droits et les devoirs, les avantages et les charges de la vie civile dans laquelle on le fait entrer; peut-être même n’appréciera-t-il pas bien la distinction du travail procédant de la volonté de la loi, du travail procédant de la volonté du maître ; mais il n’hésitera pas à trouver dans le salaire une manifestation matérielle et immédiate de l’utilité de son travail ; il comprendra sans peine que son sort est devenu meilleur, et que, nègre du Roi, il réalise déjà, dans la condition nouvelle qui lui est faite, tous les avantages que le noir anglais, dont il sait fort bien l’histoire, peut recueillir dans l’état d’absolue liberté. « Si j’insiste sur les heureux résultats du salaire, c’est qu’à mes yeux toute l’efficacité, tous les avantages du régime intermédiaire auquel il s’applique, seraient perdus si le système auquel je suis disposé à donner la préférence, n’est pas modifié dans une de ses bases principales, je veux parler du rembourse-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

105

ment au trésor de l’indemnité par la voie d’un prélèvement sur le salaire. «Je me plais à reconnaître le sentiment de secrète bienveillance qui se cache peut-être sous la pensée du remboursement; mais je crois qu’il y aurait danger à s’associer à cette pensée et à placer l’indemnité sous la protection d’un subterfuge. « Suivant M. Canning, la question de la propriété du colon et de l’indemnité qui lui est due ne saurait occuper un parlement pendant un quart d’heure; elle ne peut être soulevée que par des hommes d’Etat qui nient l’histoire ou qui, ayant perdu leurs souvenirs de collége, confondent ce qui est moralement vrai et ce qui est historiquement faux. Que la propriété de l’homme par l’homme prenne son origine dans un fait malheureux, contraire à la morale, à la justice, à l’humanité, il n’en reste pas moins vrai que la légitimité de cette propriété est écrite dans les lois politiques, civiles, criminelles, commerciales et financières, que les colonies n’ont point faites et qui leur ont été été imposées par la métropole. Il n’en reste pas moins vrai que la France ne saurait échapper à l’obligation de l’indemnité préalable à la dépossession des colons; que par un coup d’Etat contre lequel ils trouveront un abri plus sûr dans la justice des Chambres que dans une surprise qui pourrait leur être faite. « Laisser courir aux colons les chances de l’émancipation, a dit l’honorable M. de Tocqueville, serait une iniquité flagrante. Il est indigne de la grandeur et de la générosité de la France de faire triompher enfin les principes de la justice, de l’humanité et de la raison, qui ont été si longtemps méconnus par elle et par ses enfants d’outre-mer, aux dépens de ces derniers seulement; de prendre pour elle seule l’honneur d’une réparation si tardive, et de n’en laisser aux colons que la charge. « Quel serait cependant le résultat dernier du remIIIe PARTIE.

14

Opinion

du procureur général.


106 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

boursement, sinon de reprendre aux colons l'indemnité par le salaire, sinon de la convertir en une simple avance remboursable dans un laps de temps plus ou moins long ? Mais passons. « L’introduction d’un élément nouveau dans les relations du travail avec la production vient compliquer encore les difficultés déjà si sérieuses que présente l’évaluation du salaire. D’une part, il est évident que, si l’on cherche les bases de cette évaluation ailleurs que dans les termes du bien-être du travailleur et d’une charge supportable pour le propriétaire, le salaire stipulé dans l’intérêt du trésor fausserait, dès à présent, les notions de l’ouvrier sur le salaire auquel il pourra prétendre lorsque cet intérêt n’existera plus. D’autre part, les calculs consciencieux et approfondis auxquels s’est livré le conseil spécial démontrent que le salaire possible ne saurait suffire à la fois au remboursement du trésor et à une rémunération pour les travailleurs dignes de quelque considération. Que résulterait-il donc d’une persévérance peu généreuse dans la pensée du remboursement, sinon cette fâcheuse alternative, ou de laisser subsister tous les inconvénients de la situation présente, d’irriter des impatiences qu’il importe de modérer, et de provoquer l’ouvrier que ne retiendrait plus l’attrait du salaire à chercher ailleurs un meilleur sort, ou bien de faire peser sur la production des charges qu'elle ne saurait supporter, et d’ajouter un nouveau péril à tous ceux dont la transformation du travail entoure sa conservation ? « Je dirai toute ma pensée. Le remboursement serait l’écueil où viendrait échouer le second système : il compromettrait à la fois le présent et l’avenir de la production et ; si, en dernière analyse, il n’est pas un mécompte pour le trésor, il ne fera de l’indemnité pour le propriétaire qu’une criante injustice, et du salaire pour l’ouvrier qu’une périlleuse déception.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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« Aussi disposé que je suis à reconnaître que l’émancipation simultanée par la dépossession du maître renferme les conditions d’une transition fructueuse et pleine de résultats utiles, je refuserais de lui donner ma voix si la condition du remboursement au trésor devait subsister, ou si, du moins, la pensée de la Commission ne devait pas être modifiée dans le sens d’une répartition plus équitable des charges de l’émancipation entre les divers engagés dans cette mesure. J’aimerais mieux alors entrer dans la voie plus franche, plus nette et plus hardie de l’abolition de l’esclavage immédiate, mais combinée avec des institutions assez fortes pour assurer la conservation de l’ordre et du travail ; toutefois je ne puis adopter le mode indiqué dans l’un des systèmes qui ont pris naissance dans le sein du conseil spécial. « Ce système est fondé sur des préoccupations que je partage, et qui, dès le commencement de nos travaux m'avaient porté à adopter un plan dont la liberté définitive et sans préalable formait le point de départ, et dont une sorte d’association agricole, analogue à ce qui s’est pratiqué à Saint-Domingue et à la Guadeloupe sous le régime de la liberté, était la fin. Mais, après de mûres réflexions, et en me pénétrant mieux des intentions qui animent la Commission et le ministère, j’ai été amené à reconnaître que tout système exclusif d’un régime intermédiaire sortait des termes virtuellement posés dans les diverses sénés de questions à répondre et de la manière la plus explicite par le rapport de M. le duc de Broglie. Cette considération m’a fait reculer devant l’immense responsabilité d’une provocation à des mesures hardies, que le voisinage des colonies anglaises et la prévoyance d’une guerre plus ou moins prochaine peuvent conseiller, mais que tant de circonstances intérieures portent à différer, et auxquelles ni la France, ni les 14.

Opinion du procureur général.


108 Opinion du

procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

colonies, ni les colons, ni les esclaves ne me paraissent suffisamment préparés. « Dans tous les cas, il me serait impossible d’adhérer en conscience à un mode d’émancipation qui se résoudrait dans le partage égal du temps entre le nouveau libre et le propriétaire dépossédé, avec affectation d’une étendue de terres proportionnée au temps concédé. « A mes yeux, ce mode, introduit brusquement dans nos colonies, désorganiserait la culture et amènerait immédiatement une grande réduction dans la somme du travail et des produits. Il n’est pas un homme pratique qui ne comprenne que les deux cinquièmes du travail concédés aux noirs réduiraient dans une proportion bien plus forte la production, les richesses créées et les capitaux engagés, en introduisant dans le travail un mouvement irrégulier et discontinu auquel la culture ne saurait se prêter. « Ce mode serait d’ailleurs impraticable, à raison de l’impossibilité où se trouverait un grand nombre de propriétaires, sur les points les plus riches de la colonie, d’assigner de nouvelles terres aux cultivateurs sans nuire à l’étendue actuelle de leurs cultures. On a répondu, il est vrai, à cette objection que le propriétaire pourrait acheter des terres nouvelles en ajoutant que ces acquisitions lui offriraient un placement utile pour l’indemnité qui lui serait allouée. Mais est-ce sérieusement qu’on demande au propriétaire de consacrer l’indemnité qui n’aura pas été absorbée en entier par ses créanciers à l’accroissement de ses domaines, au profit du travail au moins problématique qui lui manquera et qui ne doit plus féconder les terres qu’il possède aujourd’hui ? « Le mode proposé aurait un inconvénient plus grave : celui de faire porter l’affranchissement sur le travail ; celui de donner plus à la paresse et à l’oisiveté, suite naturelle de l’esclavage et du climat, qu’au


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développement de la civilisation et du bien-être de la population noire ; celui d’agir enfin dans un but directement opposé à la pensée d’un régime intermédiaire dont chacun comprend la nécessité, pour qu’on puisse garder l’espérance de faire concourir la conservation du travail avec la cessation de l’esclavage. « Mais, dit-on, le système de l’émancipation simul tanée avec salaire ne répond pas aux besoins de la situation. Qu’est-ce que les avantages moraux et matériels, si on ne donne au noir un certain temps pour en user ? « Je n’ai pas besoin de répondre que la conquête de la vie civile, la suppression des châtiments corporels, et, par-dessus tout peut-être, le salaire, dont l’absence, a-t-on dit avec bonheur, est le cachet de l’esclavage, sont quelque chose et tout autre chose que ce qui existe. Tout cela n’est rien dans la pensée du système de M. l’ordonnateur ; c’est du temps qu’il faut aux nègres! Eh oui, sans doute, c’est du temps que réclame le malheureux garrotté jusqu’à présent dans les liens de l’esclavage ! Mais je demanderai à mon tour, qu’est-ce que le temps pour celui à qui l’on n’a pas appris à en user pour lui-même ? Ce n’est pas pour lui un moyen d’accroître par le travail les conditions de son bien-être, encore moins de se ménager, dans un esprit de prévoyance dont il est complétement dépourvu, les ressources nécessaires pour le temps de la vieillesse et des infirmités. Pour le noir, tel que l’ont fait l’esclavage et le climat, les conditions du bien-être se réduisent à si peu. Et qui pourrait lui reprocher son défaut de prévoyance, lorsque d’autres ont été jusqu’à présent chargés du soin de prévoir pour lui ? Le temps, pour le noir, c’est la cessation du travail, c’est le repos, c’est l’oisiveté, c’est le moyen d’assouvir ses passions violentes et instinctives; n’en espérez pas un meilleur usage. Ou, si vous persistez à en attendre le travail, pourquoi votre sys-

Opinion du procureur général.


110 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

tème, assez hardi pour confier au noir la moitié de son temps, ne l'est-il pas assez pour le lui abandonner tout entier ? Dans cet ordre d’idées, je n’hésite pas à le dire, l’émancipation par le salaire est une transition qui peut conduire au salut du travail libre; par le temps, elle n’est qu’une transition à sa ruine. « Cette considération ne pouvait échapper à l’attention pénétrante de M. l’ordonnateur ; aussi a-t-il été amené à proposer de soumettre le temps qu’il concède à la condition du travail obligatoire. « Mais, si le travail devient obligatoire, dans son système comme dans celui que j’adopte, pendant un même nombre de jours, il faut qu’il renonce aux motifs qui déterminent sa préférence pour le mode du temps sur celui du salaire et qui, dans sa pensée, devait avoir pour résultat de modérer des impatiences dangereuses. Car, sous ce point de vue, il n’y aura plus entre les deux systèmes d’autre différence que celle qui peut exister, au profit du noir, entre le produit des deux journées qui lui sont concédées en propre par l’un, et le produit du salaire des cinq journées affectées par l’autre à la culture existante. Or, cette différence, fût-elle avantageuse à l’ouvrier (et, suivant moi, elle lui serait préjudiciable), ne saurait entrer en compensation avec le dommage résultant de l’application du travail perdu pour la culture actuelle à des cultures moins riches et moins productives. « Ce que je reproche au système du partage du temps, c’est de tendre à compromettre ce que le second système proposé par la Commission cherche à sauver, c’est d’enlever au travail ce qu’elle accorde à la liberté ; c’est de procéder par la voie des sacrifices où l’on devrait procéder par la voie, sinon du développement, du moins de la conservation de la production et des richesses créées. La question, dit-on, présente deux intérêts engagés, également respectables, également dignes de ménagements ; il faut les conci-


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lier par des sacrifices réciproques. Rien de plus juste que cette proposition en elle-même, mais elle n’en reste pas moins au-dessous ou en dehors de la solution cherchée. Arriver à la liberté par la conservation du travail dans l’intérêt de tous, et par une répartition plus équitable de ses produits, voilà le but du second système ; arriver à la liberté par la diminution du travail au détriment égal des intérêts engagés, voilà le résultat où conduit le mode de partage du temps, et c’est pourquoi je n’hésite pas à donner la préférence au système dont j’ai parlé, et même à celui qui, en abolissant dès à présent l’esclavage, adopterait tout autre mode de salaire. « Quant à l’objection tirée de l’impuissance où pourra se trouver une partie des propriétaires, de faire face à la dépense du salaire, cette objection a aussi sa gravité; la pénurie du numéraire, le défaut de crédit, le fléau de l’usure, ne seront pas l’obstacle le moins sérieux que rencontrera la transformation de la société coloniale, et l’indemnité, absorbée en grande partie par les créanciers, ne remédiera que d’une manière incomplète au mal de la situation. M. de Tocqueville l’a dit avec une grande supériorité de vues et de raison, tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de la gêne des colons, tout devient périlleux si elle commence au milieu de leur ruine. Il n’y a qu’une société coloniale prospère qui puisse aisément supporter le passage de la servitude à la liberté. « La responsabilité de l’état actuel des choses ne pèsera pas seulement sur l’imprévoyance des colonies, mais sur l’injustice et la partialité des tarifs qui affectent encore avec tant d’irrégularité des produits également français. Puissent-elles enfin obtenir, de leur importance mieux connue, ce quelles auraient droit d’attendre de leur nationalité ! Puisse surtout la réforme sociale qu’on leur impose ne plus être

Opinion du procureur général.


112 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

dans les Chambres un argument à l’appui des égoïstes prétentions d’une industrie rivale ! Rien ne serait plus propre à exaspérer les défiances des colons contre l’avenir qu’on leur prépare, que la défiance du Gouvernement lui-même dans le résultat de la réforme qu’il entreprend. « Quoiqu’il en soit, les difficultés du salaire ne me paraissent pas telles qu’elles ne puissent être levées. « Quant à la rareté du numéraire dans les campagnes, elle peut tenir en partie au système actuel du travail, qui en exclut l’usage. Un système nouveau, en amenant de nouveaux besoins, de nouvelles habitudes, ne peut manquer d’activer et d’accroître la circulation nécessaire au salaire en argent. « Dans le cas contraire, rien n’empêcherait de faire concourir le salaire par la participation aux fruits avec le salaire en argent ; rien n’empêcherait qu’à défaut de l’un ou de l’autre, la rémunération du travail ne pût s’effectuer par la concession d’un certain nombre de journées, avec affectation d’une étendue de terres proportionnée avec le temps concédé. La seule difficulté qui resterait à franchir dans l’établissement de ces différents mode de salaire serait de les combiner de manière à ce que la rémunération, sous quelque forme qu’elle s’opère, se résolve dans des résultats égaux ou équivalents. A cet égard, les recherches du conseil spécial ont pourvu à la fois à l’intérêt des ouvriers et à celui du trésor. « Telles sont, en général, les considérations qui, entre tous les systèmes dont le conseil spécial s’est occupé, déterminent ma préférence pour celui dont la seconde série a posé les bases ; quoiqu’il ne réponde pas aussi complétement que je le voudrais à tous les besoins de la situation, j’y trouve les conditions d’une transition utile de l’état actuel à l’état de liberté. « Si les colonies étaient dans une situation plus prospère, si elles n’étaient pas écrasées sous le fardeau


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de leurs dettes, si l’expropriation n’était pas encore attendue, si le crédit occupait la place de l’usure, si enfin, convaincu que je suis qu’une émancipation paisible et fructueuse n’est pas impossible, je pouvais l'être au même degré de la volonté, de la force, de l’esprit de suite et de prudence qui seuls peuvent la mener à bonne fin, je n’hésiterais pas à donner cours à l’expression d’une opinion plus avancée. «Mais, en prenant les choses telles quelles sont, telles que la France, le Gouvernement et les conseils coloniaux les ont faites, j’adopte la dépossession des colons au nom de l’Etat, et la substitution de ce dernier au lieu et place de l’ancien maître, comme un moyen de différer la crise plus ou moins longue qu’amènera inévitablement dans le travail la cessation complète de l’esclavage, et dont les colonies sont hors d'état de supporter les conséquences. «J’adopte aussi le louage par l’État, aux maîtres dépossédés du travail de leurs anciens esclaves, comme moyen de préparer utilement les propriétaires et les cultivateurs aux relations et aux habitudes d’une situation nouvelle, comme une épreuve réciproque et utile où viendront peut-être s’éteindre les ressentiments et se ranimer les affections du passé. « Je repousserais la faculté de rachat pendant la durée du louage, comme introduisant le principe de l’émancipation partielle dans l’émancipation simultanée, si je n'étais convaincu que, sur la pente rapide où sont entraînées les choses coloniales, l’application de tout système transitoire ne peut être que d’une trop courte durée pour permettre le développement des inconvénients du rachat. Quant au remboursement du trésor, j’espère que la France ne persistera pas dans la prétention injuste et peu généreuse de sortir indemne des charges de l’émancipation, et qu’elle consentira à ne prélever dans le salaire que la portion suffisante pour constiIII PARTIE. e

15

Opinion du procureur général.


114 Opinion du procureur général.

TROISIÈME PARTIE.

tuer l’amortissement du capital de l’indemnité, sans intérêt, pendant un temps donné. « De cette manière, les charges de l’émancipation seront réparties équitablement entre les trois intérêts qui s’y trouvent engagés : « Au noir, la restitution du capital de sa valeur par le sacrifice d’une portion de son salaire ; A l’État, la perte ou du capital de l’indemnité ou des intérêts de ce capital, par le sacrifice de l’un ou de l’autre ; « Au colon, la perte résultant pour lui du démembrement de sa propriété et l’accroissement des dépenses à la charge de ses productions par l’établissement du salaire, qui seul pourra rendre désormais à ses terres la main-d’œuvre qui les cultive, et à ses usines les produits qu'elles manufacturent. « Ce serait réaliser une pensée souvent produite par M. de Lamartine, par M. de Tocqueville et par les hommes d’Etat pour lesquels l’émancipation n’est pas seulement une question de parti ou de popularité. OPINION DE M.

Opinion de l’ordonnateur.

L'ORDONNATEUR.

« Une communication du ministère, du 18 juillet 1840, met désormais l’émancipation des esclaves des colonies françaises hors de question : on ne fait plus de doute que sur le mode d’exécution. Dans tout système qu’on pourra adopter, deux conditions sont d’ailleurs posées en principe nécessaire, incontestable : « 1° Une indemnité allouée aux propriétaires d’es« claves, une indemnité raisonnable, suffisante, loya« lement appréciée ; « 2° L’institution d’un régime intermédiaire entre « l’esclavage et la liberté, d’un état de transition, plus « ou moins long, durant lequel toutes les précautions « seront prises pour assurer le maintien de l’ordre, la


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« continuation du travail, la préparation morale et « religieuse des noirs. » « Le premier point dépend de la France, du vote des Chambres. L’administration n’a à s’en occuper ici que pour rechercher et fournir les éléments de la valeur moyenne des esclaves, pour aider à déterminer la juste et préalable indemnité qui doit accompagner l’acte de l’abolition, l’expropriation des maîtres. Les renseignements qui ont été demandés dans les dépôts publics, chez les notaires, rempliront cet objet. «Je n’entreprends, dans la présente note, que d’examiner le second point, celui sur lequel repose au surplus la solution du problème de transformation sociale que l’on veut opérer. « Une considération est présentée par M. le duc de Broglie, dans le mémoire au ministre du 19 juin 1840, qui me paraît surtout frappante, au point de vue où nous sommes placés. Elle a trait à l’état actuel des esprits dans la population esclave. J’en rappellerai les termes textuels. « Les nègres sont tranquilles jusqu’ici, parce qu’ils « espèrent; mais leur attitude, leur langage, donnent « de justes appréhensions. Tant que le régime de l’ap« prentissage a subsisté dans les colonies anglaises, il « ressemblait trop à l’esclavage, dans ses apparences « extérieures, pour que nos colons dussent craindre « sérieusement de voir les évasions se multiplier. « L’apprentissage a cessé chez nos voisins ; l’exemple « de la liberté absolue va devenir tout autrement « contagieux. » « Cette observation, fondée en vérité, comme on ne peut se le dissimuler, est le plus fort argument contre l’émancipation partielle et progressive. En effet, en maintenant la masse de la population dans le statu quo, en trompant son attente, c’est l’encourager à se tourner vers les voies qui peuvent lui faire atteindre immédiatement l’objet de ses vœux; et elle 15.

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TROISIÈME PARTIE.

ne s’oppose pas moins à tout système transitoire ou le législateur se montrerait plus dominé par la pensée de la conservation du travail par le moyen de l’aggrégation des forces de la corporation, que par le respect de l’individualisme qui doit cependant résulter de l’affranchissement. Je m’explique, je veux parler de deux systèmes qui ont quelques partisans : l’un, qui, en faisant considérer l’indemnité accordée par le Gouvernement comme un rachat des nègres, proposerait que, pour se remplir de cette avance, il les louât ensuite en atelier sur les propriétés auxquelles ils sont aujourd’hui attachés : avec quelques modifications dans le régime disciplinaire, ce serait la perpétuation de l’esclavage, moins le nom; l’autre, qui voudrait la mise en valeur des propriétés par les ateliers actuels en association avec les propriétaires, moyennant une part dans les produits, comme la chose a eu lieu à une autre époque, sous Toussaint-Louverture à SaintDomingue, sous Desfourneaux à la Guadeloupe ; mais, si cela s’appelait la liberté, on oublie qu’à cette époque on n’était point entouré d’autres colonies où les noirs fussent à portée d’aller en chercher une plus réelle. La comparaison du régime de la liberté absolue dans les îles anglaises ruinerait, dès le début, toute combinaison de ce genre, comme l’esclavage luimême. Un apprentissage précédant l’émancipation, suivant le système anglais, serait presque dans le même cas, et, d’ailleurs, ce régime est jugé par les résultats. Le temps de l’apprentissage est nécessairement limité, et l’émancipation qui y succède, en rendant tout d’un coup aux noirs la disposition absolue d’eux-mêmes, sans aucune règle possible prévue, donne, par un défaut contraire à celui que nous envisagions plus haut, trop à l’individualisme, amène la dislocation des ateliers et la désorganisation de la société coloniale. Vient ici l’émancipation immédiate et simultanée,


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soit l’émancipation anglaise, moins l’apprentissage, mais avec des dispositions déterminées par la loi pour la conservation du travail moyennant la concession d’un salaire aux noirs. Dans ce système, la fixation du salaire, en supposant que les habitants puissent le payer, ce qui est au moins douteux pour la plupart d’entre eux, soulève des embarras immenses, et cependant, avec le travail obligé, la nécessité en est incontestable. « Il faut prendre garde qu’il ne s’agit pas de rétribuer le travail d’une certaine classe d’individus à peu près dans les mêmes conditions d’âge, d’habileté et de force; la mesure doit embrasser une population entière. N’existera-t-il pour tous qu’un taux uniforme ? Tel nègre de seize ans a pris son développement, tandis que tel autre n’est pas encore entièrement formé à vingt : c’est l’exception, mais la chose existe. « Il en est d'autres qui, par leur faible complexion, ne sont pas susceptibles de faire autant de travail qu'une femme ; et entre les femmes se présentent les mêmes inégalités. On sera inévitablement conduit à établir des catégories de salaires. Qui fera le classement des noirs dans ces diverses catégories ? Quand le renouvellera-t-on? La chose sera nécessaire à époques assez rapprochées, surtout pour les jeunes sujets. D'un autre côté, sous le niveau du maximum du tarif, des sujets plus actifs, plus forts, plus industrieux que les autres seront lésés. Est-ce le premier fruit qu’ils recueilleront d’une mesure prise en leur faveur, d’un affranchissement qui doit les rendre à leur dignité d'homme ? L’injustice ! et l’injustice sera d’autant plus flagrante, si on doit assujettir les noirs à un remboursement sur ce salaire. Le tarif lui allouera 75 centimes par jour, je suppose, tandis qu’à prix débattu il obtiendrait 1 franc 25 centimes, 1 franc 50 centimes, ou peut-être davantage. Ainsi, on l’empêchera de se libérer dans le temps où il aurait pu le faire; on le

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TROISIÈME PARTIE.

découragera (1) ; tandis que l'on abolit, énonce-t-on, l’esclavage pour rendre à l’homme son énergie morale, pour le mettre à même de développer toutes ses facultés par la perspective du bien-être qui doit lui en revenir : on ira d’une autre manière, et encore plus directement, contre le but, parce qu’on aura donné à cet homme le sentiment de la liberté. Ajoutons que ce maximum de salaire pourra être une précaution prise contre l’engagé; mais en fera-t-on de même une obligation au propriétaire, à celui qui aura besoin du travail du noir? Quand on ne mettra que le salaire pour condition au travail du noir, comment empêchera-t-on l’habitant qui, par les perfectionnements apportés dans ses cultures, dans sa fabrication, dans son exploitation, est à même de payer davantage avec de grands bénéfices pour lui-même, comment l’empêchera-t-on, dis-je, d’offrir une plus forte rétribution au travail, pour se le procurer dans toute l’étendue de ses besoins ? Y aura-t-il une interdiction à la création des richesses par le travail intelligent, au développement des produits et des moyens d’échange avec la métropole ? Et, dans une hypothèse contraire, si le propriétaire n’a pas de quoi payer le salaire aux engagés de son habitation, et que, d’un commun accord, il n’en exige pas le travail, la mollesse et l’apathie qui naissent du climat doivent faire prévoir ce cas (nous en avons des exemples dans l’état actuel des choses avec l’esclavage), y aura-t-il des moyens de coercition? L’ordre ne sera pas troublé; le propriétaire et les noirs se déclareront satisfaits; comment la loi interviendra-t-elle? « On parle ensuite du travail obligé ; mais lorsqu’il

(1) Voir les considérations pleines de force présentées à ce sujet dans le dernier paragraphe de la page 15 de la dépêche ministérielle.


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s’élèvera des difficultés entre le propriétaire et l’engagé, si le propriétaire tient celui-ci à loyer du Gouvernement, quel sera le juge? est-ce le Gouvernement, par un agent de son choix, qui décidera du payement du prix de la journée de l’engagé sur lequel il a une reprise à exercer? Dans ce cas, comment se défendra-t-il de l’inculpation de partialité? « Ces objections me paraissent graves, et il s’en présente d’un autre ordre qui ne le sont pas moins par rapport aux noirs eux-mêmes, relativement à l’œuvre de leur amélioration morale et religieuse. En effet, pour préparer quelque chose à cet égard, il faut d’abord , et avant tout, une certaine stabilité dans la position et les habitudes des noirs, parce qu’il faut du temps, parce que l’esprit de famille ne s’improvise pas, qu’il ne peut naître que d’une communauté d’intérêts dûment appréciés, parce que les instructions du ministre du culte ne pourront profiter qu’à la condition d’être longtemps continuées du même pasteur aux mêmes individus. Or, rien n’isole, rien ne donne moins de racine dans le sol, rien ne rend l’homme plus mobile que le salaire du journalier, et cet inconvénient doit surtout se produire dans un climat où l'homme vit constamment en plein air, où aucun besoin ne l’appelle à se tenir une partie de l’année renfermé à l’abri des injures de la saison. Quelle perspective pour l’homme et la femme qui voudront s’unir, à qui le prêtre rappellera leurs devoirs réciproques, ceux qu’ils ont à remplir vis-à-vis de leurs pères et de leurs mères âgés, pour l’éducation de leurs enfants, qu'un salaire fixé par la loi, qui n’est pas susceptible de s’élever, même avec plus d’industrie et de travail ! « Je n’insiste pas; ces indications suffisent pour faire comprendre le point de vue où je me trouve placé dans cet examen Admettant l’abolition de l’esclavage, je crois qu’aucun des systèmes proposés ne suffit à remplir les conditions du programme. La Commis-

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TROISIÈME PARTIE.

sion présidée par M. de Broglie, le Ministère, ont fait connaître qu’à cet égard ils n’avaient point de dessein arrêté, et ils appellent à présenter sans réserve tout autre mode qu’il paraîtrait préférable d’y substituer. Malgré la témérité d’une telle tentative, je me fais un devoir de ne pas la décliner. Ma position, comme membre du conseil spécial, me servira d’excuse. « Sans doute, pour le maintien de l’ordre, pour la continuation du travail, il faut que les ateliers restent sur les propriétés où ils sont actuellement attachés; mais je voudrais que cette nécessité ne résultât pas seulement des prescriptions de la loi , que par la combinaison des intérêts engagés il en apparût une raison sensible aux yeux de tous. « Par le fait de l’émancipation, les noirs devenus libres, placés hors du pouvoir de leurs anciens maîtres, vont constituer le travail, d’une part, tandis que, de l’autre, seront les capitaux et les propriétés. Or, la production ne peut résulter que de la réunion des deux éléments. En France, cette réunion s’opère par le fermage, par le colonage partiaire ; les journaliers et les domestiques ne viennent que dans une ligne inférieure. Quant au fermage, c’est un mode d’exploitation trop habile, qui suppose une civilisation déjà trop avancée pour appartenir à une société sortant de l’esclavage. Mais les conditions si simples du colonage partiaire, en les appliquant avec la réserve que commande le système même où il s’agit d’entrer, doivent, il semble, offrir quelques chances de réussite; et il est à remarquer que le ministre lui-même l’indique parmi les moyens à employer pour féconder le principe de liberté qui doit, en définitive, régir les noirs. «Dans le colonage partiaire, et c’est le régime de culture d’une grande partie de la France, le propriétaire fournit au métayer le logement, les instruments aratoires, et une certaine quantité de terre à


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mettre en valeur; celui-ci y applique son travail, et les produits se partagent entre eux. Il y a deux mises, celle de la propriété, d’une part, celle du travail, de l'autre, et le contrat se résout en partage de fruits. « Il ne peut être question d’appliquer ici ce mode d’exploitation purement et simplement. La nature des cultures ne. s’y prête pas, et, d’ailleurs, c’est le travail libre, et tout le monde reconnaît que, pendant longtemps encore, les moyens de coercition seront nécessaires pour obtenir le travail. Mais j’en adopterais les bases, le point de départ, l’essence, si je puis m’exprimer ainsi ; et, au jour de l’affranchissement, en ordonnant que les noirs resteront attachés aux habitations, il serait établi, par un article de la loi, qu’il leur serait fourni par le propriétaire une case, les instruments aratoires et une certaine quantité de terre à cultiver pour leur propre compte, en retour de quoi ils devraient donner au propriétaire trois jours de travail par semaine. Dans cette espèce de colonage partiaire, il s établirait une redevance, de la part du noir, de la moitié de son temps de travail, pour la portion de propriété qui lui serait donnée en tenancerie ; au lieu d’un partage de fruits produits par le travail, le contrat se résoudrait en un partage de travail devant produire des fruits. «Dès les premiers pas, on peut voir combien ce système est fécond. Au jour de sa libération, le noir n'a rien, son ancien maître ne lui doit plus rien ; mais il importe au Gouvernement qui l’a racheté, à la société dont il devient membre, qu’il ne soit pas abandonné à lui-meme, qu’il ne soit pas livré au vagabondage. Pour ce faire, la loi pourvoit à renouer pour lui ses anciennes relations; elle lui fait donner, sur l’habitation où il résidait, une case, des outils aratoires, un terrain à cultiver; et, en récompense de ces avantages, elle l’oblige à travailler la moitié du temps, trois jours par semaine, pour le propriétaire. Il y a là droits et IIIe PARTIE.

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TROISIÈME PARTIE.

obligations réciproques dont le motif se fait immédiatement saisir. « Et puis l’idée morale qui en résulte, le travail placé vis-à-vis de la propriété, ne pouvant rien sans la propriété, la propriété prend toute sa valeur aux yeux du noir. Son travail, d’un autre côté, vaut aussi; il apprend à l’estimer à la même mesure ; c’est un rapport qui s’établit dans son esprit, rapport aussi vrai que naturel : tant vaut la terre, tant vaut le travail; tant vaut le travail, tant vaut la terre. « Ensuite ce mode a l’avantage de ressortir, pour ainsi dire, des mœurs et des habitudes du pays. Dans l’état actuel, le nègre jouit d’une certaine étendue de terre et d’un jour par semaine pour cultiver des vivres; ce serait un peu plus de terre et deux jours par semaine qui seraient mis à sa disposition. Il n’y aurait point là innovation, mais extension d’un fait acquis, d’une habitude prise ; on n’y verrait que le bénéfice de la liberté. « Le propriétaire pouvant disposer de trois jours par semaine, sans avoir à s’inquiéter d’un salaire pour les rétribuer, sera porté à les exiger; c’est son intérêt. Le nègre, de son côté, trouvera, dans les trois jours qui lui seront laissés, tout encouragement à développer son industrie, à tirer parti de ses moyens de travail, suivant ses forces et son degré d’intelligence. Et on peut remarquer l’effet de cette combinaison qui, en dégageant pendant un certain temps le travail d’une rémunération en argent, permettra au propriétaire d’offrir un salaire d’autant plus élevé au noir pour le prix des journées lui appartenant, prix qui dépassera pour le noir ce qu’il retirerait de la culture de son terrain, qui aura pour lui l’avantage d’être reçu comptant, de la disponibilité immédiate, qu’il acceptera, en conséquence, sans qu’on ait à faire intervenir la puissance publique, parce que la chose aura pu être réglée de gré à gré entre lui et le propriétaire. Et


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quand je dis le propriétaire, je parle non-seulement du propriétaire de l’habitation où le noir serait tenancier, mais même du propriétaire voisin, si le noir doit obtenir de lui un gain plus fort, car, en définitive, ce sont ses journées. Il pourra bien résulter de cette latitude accordée quelque froissement partiel ; mais, en somme, il y aura avantage pour la masse, par le développement du travail et l’accroissement des produits, et je ne vois aucun symptôme inquiétant dans cet exercice de la liberté qui est suffisamment restreint et balancé par le système dominant ; car, avec les obligations de sa tenancerie, le noir ne peut guère s’écarter de la commune ; il conviendra même que la loi le lui interdise. L’intérêt bien entendu de tout propriétaire est, d’ailleurs, à cet égard, d’accord avec l’intérêt général : si les tenanciers tirent meilleur parti de leurs journées, ils en seront d’autant plus exacts avec lui, puisqu’à défaut, c’est sur ces journées qu’il aurait à se remplir du temps qu’ils lui doivent et qu’ils n’auraient pas employé convenablement aux termes de leur obligation. « Une disposition spéciale exigerait au surplus l’emploi des journées appartenant aux noirs, soit à la culture de leur terrain, soit par location sur une habitation, et l’exécution en serait suivie sous la surveillance du magistrat. «Quoique, dans mon opinion, au moyen des journées qui lui sont abandonnées, le noir dût suffire à toutes les charges ordinaires de la famille, et, par conséquent, aux soins et à l’entretien des vieillards et des enfants, cependant l’avantage fait au propriétaire, par l’autre moitié du temps de travail consacré à son exploitation, est assez grand pour que, pendant un temps donné, on puisse l’obliger à pourvoir à la continuation de cette dépense. On doit ensuite s’en rapporter au prêtre pour placer ce devoir parmi les pre16.

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TROISIÈME PARTIE.

miers dont ses instructions doivent peu à peu amener l’accomplissement dans cette population (1). « Et, puisque je parle du prêtre, j’ajouterai, une fois pour toutes, qu’aucune intervention ne saurait être ici plus utile ; que je ne comprends l’œuvre de civilisation et de moralisation qu’on se propose que par la religion; qu’il faut faire à ses ministres, si l’on veut réussir, une part large, indépendante ; et que c’est un motif de plus pour conserver au noir un temps libre convenable, sur lequel puissent s’exercer leur action et leur direction, qui leur serve à la fois de moyen d’influence, et sur les travailleurs, pour les relever à leurs propres yeux et leur faire apprécier le bienfait de leur nouvelle position par le bon emploi qu’ils peuvent en faire, et sur les propriétaires, dont ils deviendront les premiers auxiliaires pour obtenir le travail des noirs et la location de leurs services, pendant ce même temps, à des conditions modérées. Ce que le prêtre peut faire de bien dans de telles conjonctures, ce qu’il peut préparer pour l’avenir, avec une population ayant reçu une certaine fixité de situation de la loi, et pouvant se procurer le bien-être par son travail, est immense, et l’on n’a à redouter ici, à cet égard, aucun des inconvénients qui ont pu être signalés ailleurs, parce que nous n’avons point dans nos colonies de divergences de sectes, qu’il n’y existe qu’un culte, et que, de tout temps, les ecclésiastiques y ont été singulièrement sous la main du Gouvernement, qui s’est toujours réservé le droit de les inspecter, de les reprendre et de les renvoyer même lorsque l’honneur de la religion et l’utilité publique demandaient leur éloignement.

(1) La rédaction de la loi pourrait même faire sentir la chose, en établissant la prescription dont il s’agit pour les vieillards et les enfants dont les familles ne prendraient pas soin. Il va sans dire que, dans ce cas, le propriétaire, comme tuteur, profiterait du travail des enfants jusqu’à un certain âge, qu’on pourrait, par exemple, fixer à celui où la loi permet à l’homme et à la femme de contracter mariage.


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Or, quelles que soient les bases du nouvel ordre de choses adopté, on ne réduira sans doute pas ce pouvoir. « Sous l’empire des conditions que nous venons d’indiquer, avec l’établissement des droits civils résultant de l’émancipation, il sera facile d’amener les noirs à comprendre les avantages de la famille, d'en fonder l’esprit dans la population. Lorsqu’un mariage devrait avoir lieu entre deux sujets dépendants de deux propriétés différentes, on y ajouterait le droit de choisir celle des deux propriétés où ils entendraient se fixer, et alors un contrat, stipulant toujours en première ligne la redevance des trois journées de travail pour les terres mises à leur disposition, réglerait, d’ailleurs, les autres conditions dont il pourrait être convenu avec le propriétaire. « De même, dans un autre ordre d’idées, et comme acheminement à la liberté absolue à laquelle il s’agit de préparer les noirs, j’ouvrirais, dans la loi, la faculté à des arrangements entre le propriétaire et le tenancier, qui permettraient à celui-ci de passer chez un autre propriétaire, et alors ses conventions avec ce nouveau propriétaire seraient réglées, toujours en partant de la base indiquée par un contrat particulier. La loi pourrait même aller plus loin, et disposer qu’au bout d’un certain nombre d’années, la transmission de la propriété en de nouvelles mains, soit par vente, soit par suite de décès, serait la résolution du contrat général primitif, et devrait donner lieu à des contrats particuliers des tenanciers avec le nouveau propriétaire. On réglerait d’ailleurs, dans un double intérêt qui s’explique de lui-même, que les contrats ne pourraient pas être de moins de cinq ans ni de plus de neuf ans. La transition à la vie civile se ferait ainsi par le cours des événements, sans secousse brusque, presque d’une manière insensible, les conditions passant successivement de la loi dans les contrats et dans les

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TROISIÈME PARTIE.

mœurs, par un consentement général et mutuel des intéressés. « Tout régime intermédiaire entre l’esclavage et la liberté devant nécessiter une codification spéciale, des lois fortes pour la répression du vagabondage et le maintien du travail, je n’ai pas à m’en préoccuper dans la présente note. Il n’y a rien, à cet égard, qui se rattache plus à un mode qu’à un autre ; c’est une question à reprendre en dehors. Seulement, peut-être, l’obligation de l’espèce de contrat de colonage déposée dans la loi pourrait-elle devenir un moyen de police générale, et être imposée comme la condition ordinaire, normale, du travail à tout individu qui, n’étant pas susceptible d’être rapatrié en France, ne justifierait pas, dans le pays, d’une patente de l’exercice d’une profession industrielle, de moyens de travail et d’existence. « Dans les développements sommaires qui précèdent, rien n’est prévu pour le remboursement à l’État de l’indemnité qu’il doit payer aux maîtres pour la dépossession de leurs esclaves, et, en effet, j’avoue que la chose n’était pas entrée dans ma pensée. Outre l’espèce de contradiction qui existe à vouloir reprendre ce qu’on reconnaît juste d’accorder comme le dédommagement légitime d’un tort souffert, en définitive, d’une expropriation, certainement l’honneur du principe serait mieux sauve-gardé à écarter tout à fait un tel calcul. Mais, si des nécessités, que nous sommes peut être mal placés pour apprécier à leur véritable point de vue, l’exigent absolument, il est facile de reconnaître que le système pourrait, à toute rigueur, s’y prêter sans trop d’embarras. Trois journées gratuites de travail étant assurées par semaine au propriétaire, on peut y imposer une redevance d’un franc par tête de noir capitable, et de même pour les trois jours abandonnés au noir, on peut lui demander un versement d’un franc par semaine. On s’accorde à penser


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que le noir comprendra parfaitement cette taxe destiOpinion née à éteindre le prix avancé pour son rachat, et les de l’ordonnateur. mesures nécessaires pour en assurer le recouvrement offriraient encore un motif plausible de surveiller l’emploi de son temps, et de l’obliger à l’appliquer à un travail fructueux. Je ne fixe pas le chiffre; c’est le même auquel on arrivera avec le salaire, et, par conséquent, les résultats seraient également les mêmes quant au payement annuel de l’intérêt et à l’époque d’amortissement du capital. « Cette note a été préparée au commencement des délibérations du conseil spécial. Depuis, quelques observations et d’autres motifs sont venus s’ajouter dans mon esprit, sous l’influence du temps qui s’est écoulé et de la discussion à laquelle nous nous sommes livrés. Qu’il me soit permis de les déposer ici comme corollaire à mes premières idées. « Une considération me frappe dans l’examen que nous venons de faire de la dépêche ministérielle du 18 juillet et de ses annexes, c’est le défaut d’harmonie qui existe entre les moyens et la fin, l’insuffisance des mesures d’exécution pour arriver au but qu’on se propose d’atteindre. On veut l’émancipation; et, au fait, dans les circonstances où se trouvent les colonies, l’état de choses actuel ne saurait être davantage prolongé sans péril ; péril en temps de paix, par le voisinage des fies anglaises où la liberté est proclamée, et par les espérances que cet exemple et les encouragements de la France ont fait naître dans l’esprit des noirs, et qui se trouveraient déçues; péril encore plus grand en cas de guerre, car au lieu de pouvoir s’appuyer sur la population noire comme auxiliaire contre les attaques du dehors, il faudrait la compter pour ennemie ; ou bien, si on se déterminait à prononcer l’abolition sous l'empire des nécessités du moment, péril par la licence et le désordre qui en résulteraient dans les ate-


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de

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TROISIÈME PARTIE.

liers. Comment espérer contenir dans de justes limites une population naissant à la fois à la liberté et aux armes, quand on aurait besoin de développer toute son énergie pour la défense du territoire ? Il faut des temps calmes pour procéder à une transformation sociale avec la mesure et les conditions de transition qui ménagent tous les intérêts, et qui préviennent les révolutions. « Aucun des trois systèmes présentés ne me paraît répondre aux besoins d’une telle situation. « L’un maintient l’esclavage avec une émancipation partielle et progressive; c’est l’esclavage et ses dangers. «L’autre admet l’émancipation immédiate, mais précédée d’un apprentissage qui ressemble trop, dans ses formes intérieures, on l’a dit, à l’eslavage, pour qu’aux yeux des noirs il ne se confondît pas avec cet état, et qu’il n’entraînât pas tous les inconvénients du présent. «Et quant au troisième, celui de l’émancipation immédiate et simultanée, avec le travail obligé des noirs cinq jours par semaine, moyennant un salaire tarifé, j’avoue qu’à mes yeux, moins le nom, ce n’est encore par le fait que l’esclavage. Je sais qu’on y ajoute des avantages moraux et matériels, les droits civils. Mais que concède-t-on par là au noir, si on ne lui donne aussi un certain temps pour disposer de ces avantages, pour exercer ces droits civils ? Nous ne pouvons pas perdre de vue que l’esclavage qui existe à la Guadeloupe est fort mitigé. Les hommes d’affaires, les hommes graves qui viennent visiter ces pays sans trop de préoccupation, en sont vivement impressionnés. Il n’y a pas longtemps que nous l’entendions encore définir, chacun des membres du conseil peut se le rappeler comme moi, « un état de choses où le « noir travaille cinq jours par semaine, le moins pos« sible, pour son maître, sans que celui-ci ose trop lui


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« rien dire, et où il a ses nuits libres, l’indépendance « dans sa case, et le samedi et le dimanche pour cul« tiver un terrain qui doit lui procurer les choses né« cessaires à son entretien, pour pourvoir à la vente « de ses produits et aux transactions du marché. » Je suppose l’application du système d’émancipation dont il s’agit , quelle différence y aura-t-il ? quelques modifications dans la discipline et un salaire de plus. Car les droits civils du noir, s’il veut les exercer, se marier, faire une acquisition, une vente, il faudra qu’il y consacre son samedi ou son dimanche ; or on reconnaît que, dans la situation actuelle, ces deux jours lui sont nécessaires pour subvenir au travail de son jardin et aux échanges des produits qu’il en retire, et il en aura également besoin dans le système proposé. L’intérêt bien entendu du pays exige même qu’il continue à les employer de la même manière ; sous ce rapport ce sera donc comme si on n’avait rien fait pour lui. «Et autant faut-il en dire des autres avantages, de ceux qui intéressent son amélioration morale et religieuse. Ne craignons pas d’aborder cette partie de la question dans son détail. Nous sommes convenus qu’à cet égard tout était à attendre des instructions du ministre du culte. Confiez cette mission à des hommes de foi, ayant le zèle de la foi, et nous devons le désirer; auront-ils assez de deux heures que nous avons fixées par semaine ? Nous n’avons assigné que cela, et je crois que, dans une disposition générale, c’était tout ce que nous pouvions imposer sur le temps du travail du propriétaire ou de l’engagiste, comme la dépêche l’appelle; mais le prêtre investi de votre confiance, l’enfermerez-vous dans ce calcul étroit? Quand il commencera l’initiation de cette population si peu avancée aux vérités de la religion, qu’il l’appellera à la participation des sacrements, à la communion, nous ne pouvons méconnaître qu’il aura besoin de plus de latiIII PARTIE. 17 e

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130 Opinion de l’ordonnateur.

TROISIÈME PARTIE.

tude. Sera-ce sur le samedi et le dimanche du noir que nous le renverrons à prendre le temps de ce complément d’instruction, ou bien faudra-t-il qu’il l’obtienne sur celui du propriétaire ? Et alors n’est-ce pas encore ce qui se passe aujourd’hui, l’antagonisme entre l’intérêt matériel du propriétaire et l’intérêt moral du noir ; lutte déplorable dont les résultats ne sont que trop à prévoir d’après l’expérience de tous les jours, au détriment du caractère du ministre du culte, de son influence, et, par conséquent, du succès de son œuvre? L’apparente indifférence des nègres pour la religion n’a pas d’autre cause. Qui pourrait dire qu’aujourd’hui le prêtre a l'action juste, raisonnable, qui convient sur cette population? « Nous ne pouvons nous le dissimuler, ce n’est pas là de la liberté. Le noir ne voyant dans le nouvel état de choses que la continuation de l’état de choses de l’esclavage, y portera le même esprit. Resserré dans la même étreinte pour le travail dû à son maître, il sera par les mêmes motifs invité à en aller chercher la délivrance au dehors, où il aura en perspective un salaire plus élevé, avec la liberté absolue; et nous laissons, en cas de guerre, le levier le plus puissant entre les mains de l’ennemi, pour porter le désordre dans l’intérieur de la colonie en même temps qu’il l’attaquerait du dehors. « Il me semble qu’en général , dans ces systèmes de transition, dans cet état intermédiaire à créer entre la conservation du travail obligé de l’esclavage et la liberté absolue de la population noire, on se préoccupe trop du premier terme de la proposition au détriment du second, et c’est là le défaut. On commence par conserver réellement tout le temps du travail qui existait sous le régime de l’esclavage, et puis après on s’occupe des satisfactions à donner au noir. Cette manière d’opérer n’est pas exacte. La question présente deux intérêts engagés, également respectables , égale-


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ment dignes de ménagement : comme dans les affaires ordinaires, on ne peut espérer de les concilier que par un compromis, par des sacrifices réciproques. Il ne faut pas, sans doute, que la population esclave arrive tout d’un coup à la liberté; mais, quand on prononce son affranchissement, ce n’est pas non plus pour la laisser assujettie au même travail obligé que dans l’esclavage, car c’est là le sceau de la servitude, et l’important est de lui rendre, sur ce point, son changement d’état sensible. En un mot, on ne doit pas perdre de vue qu’il ne s’agit pas moins de l’émancipation des noirs et de leur préparation à la vie civile et à la liberté absolue que de la conservation du travail. « Au point de vue de la conservation de la production dans l’intérêt du commerce de la métropole, fondée sur les dispositions énoncées du maintien de l’ordre et du travail, je ne saurais davantage admettre que l’intention soit de faire prévaloir le sentiment de ce besoin, même sur celui de la mesure principale de l’émancipation ; autrement, en effet, le moyen le plus simple serait de maintenir l’esclavage. La conservation du travail ne peut s’étendre, dans cette hypothèse, que dans le sens le plus général, dans les limites du possible, en la conciliant avec les autres conditions imposées. Ce n’est pas le statu quo. « Ces considérations m’ont amené à présenter une nouvelle combinaison, un autre mode d’émancipation, et j’avoue que, dans ma conviction, c’est encore le mezzo termine le plus convenable dans la circonstance. « En laissant aux noirs la libre disposition de trois jours par semaine, je satisfais dans une juste proportion au sentiment de respect que commande leur affranchissement, en même temps, d’ailleurs, que la loi veille à ce qu’ils les emploient d’une manière utile ; et cela ne blesse pas le principe de la liberté, qui consiste à ce que l’homme puisse disposer de lui-même, en conformant ses actes à la loi ; car il n'y a point de 17.

Opinion de l’ordonnateur.


132 Opinion de l’ordonnateur.

TROISIÈME PARTIE.

travail obligé déterminé dans un intérêt étranger. Le propriétaire, de son côté, n’a à s’occuper que des intérêts de son exploitation, et ses relations avec ses travailleurs ne se trouvent plus compliquées d’un certain nombre d’heures qu’il devrait leur donner sur son temps de travail pour l’instruction religieuse; plus de calculs sur l’accomplissement de ces devoirs, plus de débats avec le ministre du culte. Tout ce qui touche à la vie intime des noirs, ce qui les concerne personnellement, leur amélioration morale et religieuse, c’est leur affaire dans le temps qui leur appartient. Le prêtre agit directement sur eux, leur assigne, dans cet intervalle, les instructions qu’il juge nécessaire ; il se relève à ses propres yeux et aux leurs de toute l’indépendance de son ministère : tous y gagnent en dignité. « Ensuite ce système a, pour les propriétaires, l’avantage d’une rémunération de travail simple, uniforme et d’une application facile aussi bien pour la grande que pour la petite culture ; car tous les habitants de la campagne ayant de la terre, tous peuvent en donner en tenancerie aux noirs en échange de leur travail, tandis qu’il n’en est pas de même du salaire. «Bien loin de là, je n’annoncerai rien que d’exact, je crois, en établissant qu’il y a au moins un tiers de la propriété territoriale de la colonie qui est hors d’état de le supporter. On a dit que, dans ce cas, ce que les propriétaires auraient de mieux à faire, serait de s’en tenir à l’indemnité et de renoncer à leurs cultures; mais c’est l’abandon des habitations, la dépopulation peut-être de quelques communes. Rien ne serait plus grave au moment d’une transformation sociale comme celle qu’on médite, précisément quand tous les efforts doivent tendre à prévenir le déplacement irréfléchi de la population, à conserver partout le travail et les richesses créées. Le Gouvernement doit grandement se préoccuper d’un tel état de choses ; car, outre la cause effrayante de perturbation et de dé-


133 sordre qui en résulterait dans la colonie, c’est la population valide qui se déplacera, en laissant sur les propriétés abandonnées seulement les charges, les vieillards et les infirmes ; et c’est pourquoi je voudrais une mesure commune de rétribution de travail qui put, dans les premiers temps, être appliquée également à tous, et conserver partout dans une certaine proportion ce qui existe, de manière à permettre à ce même travail de se déclasser successivement, s’il doit se déclasser, sans secousse, par une transition naturelle, par l’effet seul du temps et des transaction privées. « A la vérité, à la question du salaire, le conseil spécial a été moins absolu; il a admis que ceux qui ne seraient pas en mesure de le payer auraient la faculté de changer la nature du contrat avec leurs engagés, d’adopter le mode du partage du temps; mais il faut observer qu’il n’existe guère que les habitants sucriers qui pourront supporter le payement du salaire. Or, si cette industrie emploie, dans la colonie, 52,000 noirs, elle n’est cependant exploitée que par 600 établissements, tandis que les autres bien ruraux, qui occupent les 30,000 autres noirs cultivateurs, sont au nombre de 1,900 ; et, comme toutes ces propriétés moins importantes ne pourraient payer le salaire, il en résulterait cette anomalie singulière en législation, que ce serait de ce qui aura nécessairement, et par la force des choses, lieu le plus généralement, de la mesure qui s’appliquera à la grande majorité des biens, qu’on ferait l’exception. Il semblerait plus naturel de poser le contraire en règle, et de placer le contrat de salaire dans les dispositions facultatives laissées par la loi. « D’ailleurs, outre le plus grand nombre de contrats à passer dans un cas que dans l’autre, il est digne de remarque que c’est dans la partie de la population la moins éclairée que l’on place cet embarras, là où beaucoup de propriétaires ne sont pas plus avancés CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

Opinion de l'ordonnateur.


134 Opinion de l’ordonnateur.

TROISIÈME PARTIE.

que leurs noirs eux-mêmes. De l’autre côté, au moins, si l’on dérogeait à la loi, on aurait la garantie des lumières et de cette impartialité, de cette libéralité de sentiments qui naît d’une position plus aisée, plus élevée, plus indépendante. «Encore un mot sur le salaire; que je fasse ressortir toute ma pensée, car c’est la question qui domine tout le projet d’émancipation, et c’est certainement la plus difficile à résoudre d’une manière un peu satisfaisante. Il me semble qu’on doit d’abord s’y proposer une chose : « C’est que deux noirs, dans les mêmes conditions de force, d’aptitude au travail et d’intelligence, y soient traités de la même manière, d’une manière complétement identique. « Et cette chose en amène nécessairement une autre : « C’est que la forme du payement du salaire soit la même pour tous; que, lorsque les uns le recevraient en argent d’une manière fixe, on ne renvoie pas les autres à le recevoir en partage de fruits à la récolte, partage qui pourra ne leur produire que la moitié ou peut-être une quotité inférieure du salaire payé aux noirs de la propriété voisine, ou bien en partage de temps, ce qui amènerait une nouvelle complication. « Que, dans un état de civilisation plus avancée, quand la nouvelle société sera constituée, on admette concurremment ces divers modes de rémunération du travail, ces transactions entre les propriétaires et les ouvriers, c’est le progrès naturel du temps; mais, dans le principe, ce que la loi fera, il faut, je le répète, qu’elle le fasse d’une manière simple, uniforme pour tous ; car elle doit s’appliquer à tous, et il ne faut pas que dans aucun esprit il puisse s’élever de doute sur l’égalité avec laquelle elle a traité tout le monde. « Le système que je présente n’est certainement pas exempt de difficultés. Toutefois les objections que j’ai recueillies me paraissent se réduire à deux principales :


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la paresse du noir, et le haut prix qu’il mettra à son salaire. «La paresse du noir. On y a déjà répondu; le magistrat exigera qu’il travaille pendant les journées qui lui appartiendront. On suppose l’intervention de la loi dans le système du salaire, pour obliger les noirs à travailler sur une propriété où, de commun accord avec le propriétaire, les nègres resteraient libres de disposer de leur temps comme ils l’entendraient, s’abandonneraient à l’oisiveté. A plus forte raison est-il facile de concevoir l’efficacité de cette intervention quand, non-seulement le noir sera, à cet égard, sous la surveillance du magistrat et des agents préposés par l’administration, mais encore sous celle du propriétaire dont l’intérêt sera le premier stimulant, puisque, pouvant offrir aux noirs, sur sa propriété, un salaire pour travailler pour son compte pendant lesdites journées, il aura juste motif de plainte contre ceux qui auront refusé d’obtempérer à ses offres, et qui cependant n’auraient pas travaillé, et il ne se fera pas faute de les signaler au magistrat. « Le haut prix que le noir mettra à son salaire pour lesdites journées. Sur ce point, on se laisse trop dominer par la vue de l’état de choses actuel, dans lequel on manque de journaliers, parce que les propriétaires occupent généralement eux-mêmes leurs esclaves ; mais, dans l’hypothèse posée, les noirs ayant un certain nombre de journées à leur disposition avec l’obligation de travailler, les choses ne se passeront plus de même. Il est évident que, s’ils voulaient tous consacrer le temps qui leur est laissé à la culture de leurs terres, les produits en manioc et vivres du pays dépasseraient les besoins, seraient offerts sur les marchés sans trouver d’acheteurs; un jour par semaine suffit pour assurer l’approvisionnement en ce genre, et ils en auront trois. Il n’y aura, pour ainsi dire, pas de salaire qui ne leur soit plus productif

Opinion de l’ordonnateur.


TROISIÈME PARTIE. 136 qu’un tel travail; forcément ils reviendront donc se Opinion de l'ordonnateur. louer; la concurrence naîtra, et ici tout l’avantage revient aux habitants sucriers, car ils sont les seuls, comme je l’ai dit, qui puissent supporter le salaire, l’offrir dans une mesure convenable : observons, en passant, que, dans cette situation, le salaire se classera, qu’il s’établira sur ses véritables bases, proportionnellement à la force, à l’intelligence de l’individu, à l’utilité du travail à rétribuer, d’une part, et, de l’autre, proportionnellement aussi, à la valeur vénale du travail dans chaque localité , ce que ne peut faire le tarif obligé; car c’est encore un de ses défauts de n’établir qu’un prix pour les localités placées dans les circonstances les plus différentes, pour le Moule et la PointeNoire, pour la commune pauvre où l’on ne cultive que du coton et des vivres, comme pour la commune riche et de grandes cultures. « On a parlé aussi de l’impossibilité où seraient quelques habitants de suffire aux assignations de terres prescrites en faveur des travailleurs, sans nuire à l’étendue actuelle de leurs cultures. Cette objection, si elle était sérieuse, déposerait de la confiance qu’on met dans la réussite du système; car, si, au contraire, les exploitations doivent diminuer sous l’influence de la réduction du temps de travail concédé aux propriétaires, comme il n’est pas de propriété qui n’ait aujourd’hui plus de terres qu’il en faut pour occuper les bras dont elle peut disposer, il s’ensuit que partout on sera en mesure de satisfaire aux conditions posées par la loi. D’ailleurs, j’observe que, dans toutes les situations, dans un rayon d’une demi-lieue autour des habitations qui pourraient être dans l’hypothèse citée, il existe des terres, aujourd’hui sans culture, qu’il sera toujours facile au propriétaire d’acquérir pour établir le champ de ses noirs : et ce sera un premier emploi utile de l’indemnité, non-seulement dans son intérêt particulier, mais encore dans l’intérêt du pays, par le


137 prix qui s’attachera à la terre et au privilége de sa possession, par la diminution des terres vagues et sans valeur, dont l’existence a été signalée comme un des principaux inconvénients à la suite de l’émancipation dans quelques colonies anglaises. « J’ajouterai encore à l’avantage de ce système le noindre nombre de causes qu’il offre aux litiges ntre les propriétaires et les travailleurs. Avec le salaire, chaque jour peut amener un double motif de plaintes, d’une part, pour réclamer le travail, de l’autre, pour réclamer le salaire; l’institution d’un jury sur chaque propriété n’obviera pas entièrement à cette difficulté, car les sujets qui le composeront, formant l'élite de l’atelier, et étant plus rétribués, comme on est obligé de le supposer, ils seront placés en suspicion, dans l'esprit des noirs, de toujours favoriser l’intérêt du propriétaire. Ici, au contraire, il ne pourrait y avoir à réclamation que d’un côté, de celui des propriétaires, la rémunération du travail du noir lui étant acquise dans le lot de terre mis à sa disposition. Réduction donc des audiences du magistrat : et je dois faire remarquer que je dégage de plus de cette complication des audiences, les jours de travail dus au propriétaire; ma pensée est que ses trois journées lui soient, en tout état de cause, d’abord et avant tout assurées, et de renvoyer tout ce qui se rattache à l’exercice de la vie civile et des droits des noirs sur le temps qui leur appartient. «Après cet exposé, mon opinion ne saurait être douteuse sur les deux modes d’émancipation qui ont concurremment occupé les études de mes collègues. « Quand les Anglais ont voulu abolir l’esclavage dans leurs colonies, ils ont prononcé l’affranchissement des noirs, ont ordonné que, pendant un certain temps, ils resteraient cependant encore sur les habitations de leurs anciens maîtres, comme apprentis, devant, dans cette position, quarante-cinq heures ou CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

IIIe PARTIE.

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Opinion de l’ordonnateur.


138 Opinion de l’ordonnateur.

TROISIÈME PARTIE.

cinq jours de travail par semaine, en échange de quoi les propriétaires seraient tenus de leur fournir, d’une manière large et bien déterminée, l’entretien, la nourriture , tous les soins en santé et en maladie ; tout le reste du temps, les deux autres jours par semaine, demeureraient libres à la disposition des affranchis, avec faculté de louer leur travail pendant ce temps moyennant salaire, d’après conventions volontaires à prix débattu, et des magistrats furent institués pour statuer sur les difficultés de toute espèce qui pourraient naître entre les apprentis et les propriétaires, sans qu’on laissât à ceux-ci aucun pouvoir disciplinaire. « Ce système était net, précis. En est-il de même de celui qui a été proposé dans le sens du deuxième projet de la dépêche ministérielle? Je crains que non. Il tombe dans le même défaut que nous entendons quelquefois reprocher aux mesures de la France comparées à celles de l’Angleterre, de manquer de nerf, de ne point aller franchement au but. On veut l’affranchissement du noir, et on l’entrave de tous les côtés; on veut rétribuer son travail par un salaire, et ce salaire, comme il s’adresse a un travail impose, on est obligé de le tarifer. « Plutôt que de nous engager dans ces voies, où l’on ne peut arriver à rien de satisfaisant, il me semblerait préférable d’adopter le mode d’émancipation partielle et progressive proposé par M. le directeur de l’intérieur, qui au moins a l’avantage de ne rien promettre qu’il ne tienne; qui maintient l’esclavage, mais pour cesser dans un délai donné, et qui, en attendant, procède par concessions aussi larges que peut les comporter l’état de choses actuel, qui ne change pas. « Dans ce système, le travail obligé du noir, l’autorité du propriétaire, s’expliquent; le noir reste esclave, le maître n’a pas été indemnisé de sa valeur. L’émancipation est ajournée; mais on le dit, on est dans le


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vrai. Entre les deux modes, s’il y avait à choisir, quoique ni l’un ni l’autre ne satisfassent aux besoins prévus, c’est, malgré ses inconvénients, celui auquel je donnerais la préférence.

OPINION

DE M.

L'INSPECTEUR COLONIAL.

Opinion de «Appelé à résumer mon opinion personnelle, je l’inspecteur colonial. vais le faire le plus succinctement possible. « Le Gouvernement a déclaré qu’une indemnité devra être payée au colon lorsqu’il subira la perte de son esclave. « Cette déclaration est juste : l’indemnité doit précéder la dépossession. « Mais, obliger les esclaves à payer le prix de leur rachat, pour rembourser l’indemnité à l’Etat, me paraît souverainement injuste. « Si donc la métropole accorde une indemnité égale à la valeur des esclaves, et si elle abandonne l’idée de recouvrer cette indemnité, la question se dégage de ses principales difficultés, et l’abolition de l’esclavage immédiate, simultanée et sans transition, pourrait être prononcée, sous la garantie d’un code rural qui ferait à chaque nouveau libre l’obligation de contracter un engagement de travail. * Un état intermédiaire entre la liberté et l’esclavage serait dès lors inutile et pourrait même être dangereux. «Je dis inutile, parce que je suis convaincu que des lois fortes et une répression bien organisée suffiraient pour assurer la conservation du travail, et que la moralisation des noirs serait plus sûre et plus prompte sous un régime de liberté que dans l’état de servitude. «Dangereux, parce que depuis longtemps les noirs ont la liberté en perspective; qu’un régime peu dif-

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TROISIÈME PARTIE. 140 férent de l’esclavage tromperait leurs espérances et Opinion de l'inspecteur colonial. les porterait au découragement, à la résistance et aux évasions. « Mais, si l’indemnité était insuffisante, ou si le fonds voté n’était accordé qu’à la condition d’un remboursement, les difficultés se compliqueraient d’une injustice, d’une dépossession violente et de la prolongation d’un état voisin de l’esclavage. « Dans cette situation, il resterait à chercher le système de transition qui présenterait le moins de difficultés et d’inconvénients; car, dans une telle extrémité, il ne s’agit pas de poursuivre le mieux, mais de s’arrêter à ce qui offre le moins de danger. « Trois systèmes ont été présentés par la Commission. « Le troisième, qui est celui de l’Angleterre, est jugé; l’on sait que les colons anglais, après avoir reçu une indemnité inférieure à la dépossession, furent obligés d’abandonner une partie du temps d’apprentissage qui leur avait été concédé comme élément de l’indemnité. « Le deuxième système est une servitude réelle; car l’immobilisation des ateliers sur les habitations, le travail forcé, la retenue de salaire au profit de l’Etat, qui en seraient la conséquence, constituent un servage presque aussi dur que l’esclavage : la seule amélioration notable que les noirs en recueilleraient serait la suppression des châtiments corporels. « Ce système laisserait à l’engagiste une grande partie des charges qui pèsent sur le propriétaire d’esclaves, tout en imposant au premier un salaire uniforme, que tous les producteurs ne pourraient également payer : un tel régime serait la ruine des petits propriétaires, c’est-à-dire des plus nombreux; il tendrait à la désorganisation du travail, par la contrainte dans laquelle il maintiendrait les travailleurs, aussi bien que par la gêne et la misère qu’il répandrait parmi les petits ha-


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bitants ; enfin il serait sans garantie solide de remOpinion de boursement envers l’Etat, tant le recouvrement du i’inspecteur colonial. salaire serait difficile et incertain. « Le premier système, celui d’une émancipation partielle et progressive, me paraît avoir moins d’inconvénients que les deux autres, cependant il serait insuffisant si les adultes n’avaient d’autre moyen de sortir de l’esclavage que le rachat à prix débattu. « Il faudrait que le prix des esclaves fût invariablement fixé, et que l’Etat en payât une partie; que les noirs ainsi libérés fussent obligés par la loi à un engagement à prix débattu. « L’esclavage serait virtuellement aboli dans un temps déterminé; durant cette période, le prix des esclaves subirait une réduction progressive , de manière que la concession du travail entrât dans le règlement de l’indemnité, en admettant le principe qu’un esclave adulte sert l’intérêt et paye le capital de sa valeur par son travail durant vingt ans. « Ce système est une espèce de transaction qui demande un sacrifice à tous les intérêts en présence ; « Au propriétaire d’esclaves, l’admission du temps comme un des éléments de l’indemnité qui lui est due ; «A l’esclave, l’ajournement de sa libération, jusqu au moment où son pécule pourrait aider à son rachat; « A l’Etat , une partie de l’indemnité à titre définitif et sans idée de remboursement. « Je crois que ce système donne quelques garanties pour la conservation du travail, parce qu’il n’accorde la liberté qu’aux esclaves laborieux et économes; mais il a le grand inconvénient d’associer aux mêmes travaux des individus de condition différente en mêlant le libre à l’esclave. « En résumé : « Si l’état accorde une indemnité suffisante et sans idée de remboursement, l’abolition de l’esclavage me


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TROISIÈME PARTIE.

paraît pouvoir s’effectuer immédiatement et sans transition. « Au cas contraire, je donne la préférence au système d’émancipation partielle et progressive, avec les modifications que j’ai indiquées. «Enfin, si je devais me déterminer pour un des systèmes présentés par MM. les membres du conseil spécial, je me déciderais pour celui de M. l’ordonnateur. » OPINION DE M. LE GOUVERNEUR.

Opinion du gouverneur,

« Les trois systèmes qui ont fixé principalement l’attention de la Commission présidée par M. le duc de Broglie ont été examinés par le conseil spécial. Trois autres modes d’émancipation ont pris naissance dans le conseil, et, en définitive, les opinions qui viennent d’être exprimées montrent que chacun de ses membres incline pour un mode différent, « Rien ne prouve mieux les difficultés de l’entreprise. « C’est, en effet, un problème difficile à résoudre que de concilier le travail continu avec la liberté, dans un pays où l’usage, passé en force de loi, a consacre que le cultivateur peut, avec un jour de travail sur sept, suffire à tous ses besoins. « Cependant on ne peut, dans un semblable pays, se reposer, pour amener l’homme à se livrer au travail, sur la nécessité de pourvoir aux besoins de la vie. Il faut donc que la coercition vienne de la loi, jusqu’à ce que les mœurs, l’exemple, une civilisation plus avancée, aient généralisé parmi les esclaves ces goûts de bien-être, d’aisance, de luxe qui créent des besoins nouveaux et obligent à travailler pour les satisfaire. « Mais comment faire marcher la coercition au travail avec la liberté? « La difficulté de cette alliance entre deux choses


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qui semblent se contredire m’a longtemps fait penser que la préparation des noirs à l’émancipation totale qui doit leur arriver un jour devait s’opérer sous le régime de l’esclavage, et non sous le régime de la liberté même. « La Commission me paraît n’avoir pas repoussé cette pensée ; car, parmi les modes quelle indique, ceux vers lesquels elle paraîtrait incliner comportent, au fond, le maintien de l’esclavage pour un temps : ce sont le premier système dit de l’émancipation partielle et progressive, et le deuxième système, qui me semble être improprement classé, dans la dépêche, sous le titre d'émancipation simultanée et immédiate, puisqu’il est basé sur le rachat des noirs par l’Etat qui, se mettant au lieu et place des anciens maîtres, leur louerait, à titre de propriétaire, les services des esclaves rachetés. « Quelques membres du conseil spécial ont pensé que ni l’un ni l’autre de ces modes ne suffirait aujourd’hui aux exigences de la situation, parce qu’il n’accorderait pas assez aux esclaves, qui espèrent davantage, et à qui il faut du comptant. « Il est vrai que, depuis que la Commission a rédigé son travail, et depuis que le Gouvernement a adressé ses instructions aux gourverneurs des colonies, un fait considérable s’est produit en Europe. La guerre, une guerre maritime dont la prévision n’était point entrée dans le calcul des chances de l’opération, s’est tout à coup montrée comme possible, comme probable même. « Sans doute, une guerre avec l’Angleterre viendrait augmenter grandement les périls du statu quo; mais on ne peut méconnaître qu'elle accroîtrait aussi, à un égal degré peut-être, les difficultés de l’émancipation. « La France aura des sacrifices à faire pour l’accomplissement de cette grande œuvre; il y aurait peu d’espoir de les obtenir d’elle dans la préoccupation d’une guerre. L’émancipation qui serait effectuée sous l’in-

Opinion du gouverneur.


Opinion du gouverneur.

TROISIÈME PARTIE. 144 fluence d'un tel événement relèverait d’un ordre d’idées tout autre que celui dans lequel nous avons aujourd’hui à traiter la question. La considération de la conservation du pays à la France devrait alors dominer toutes les autres. Aujourd’hui, la considération dominante doit être la conservation de l’ordre et du travail. Je ne parle pas de l’amélioration du sort du noir, qui devra nécessairement se trouver dans tous les systèmes proposés. «Par l’ordonnance du 5 janvier 1840, le Gouvernement a fait un grand pas dans la voie des améliorations. Les dispositions de cette ordonnance pour l’instruction morale et religieuse de la population noire, et pour l’inspection permanente des habitations, pouvaient recevoir d’utiles développements. Le régime disciplinaire des esclaves, déjà fort adouci, pouvait l’être encore de manière à en faire disparaître ce qu’il peut offrir encore de blessant. Quelques années d’un semblable système auraient été très-utilement employées pour la préparation des esclaves et des maîtres eux-mêmes aux nouvelles relations que l’émancipation devra amener entre les uns et les autres. Elles auraient ainsi donné le temps d’arriver, sans avoir rien compromis, au moment où le Gouvernement, plus éclairé sur les conséquences qui sont en cours de se produire dans les colonies anglaises, aurait pu agir en parfaite connaissance de cause ; et peut-être auraient-elles singulièrement simplifié la solution, en permettant de n’imposer alors que de faibles restrictions à la liberté qui aurait été accordée aux noirs. « Ce mode avait ses difficultés et ses dangers. L’exemple des Anglais, et tout ce qui se passe chez nous depuis quelques années, a puissamment agi sur l’esprit des esclaves; ils s’attendent à l’émancipation. On est tenté d’attribuer à cette espérance la parfaite tranquillité dans laquelle ils se tiennent. La proximité des Antilles anglaises la facilité de s’y rendre, l’accueil que


CONSEIL SPECIAL DE LA GUADELOUPE.

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les esclaves y reçoivent, et peut-être même l’embauchage qui les y attire, tous ces inconvénients, dont la colonie souffre déjà, s’accroîtraient probablement encore, si les esclaves pouvaient se croire déçus dans leurs espérances. « Ce sont là des difficultés sérieuses, sans doute. « Mais tous les modes de solution de la question sont environnés de difficultés et de dangers, et ceuxci sont peut-être ceux que le Gouvernement aurait le plus de chances de surmonter, au moyen des précautions morales et matérielles qui auraient pu être prises, et des avantages immédiats qui, d’ailleurs, auraient été faits aux noirs. « Dans cet ordre d’idées, celui de tous les moyens indiqués qui se montre à moi comme le plus propre à remplir l’époque de transition reconnue nécessaire, ce serait le système d’émancipation partielle et progressive tel que M. le directeur de l’intérieur l’a formulé dans l’opinion dont il vient de donner communication au conseil. Ce système me paraît satisfaire au programme posé dans le rapport de M. le duc de Broglie et dans la dépêche ministérielle; et c’est à tort, selon moi, qu’on lui reproche de ne pas donner assez au noir, lorsqu’il ne s’agit que d’un état de transition. Il laisse, il est vrai, la discipline des ateliers dans les mains des maîtres; mais, réglementée et contrôlée comme elle le serait, cette attribution ne saurait présenter d’inconvénients réels. L’affranchissement des enfants à leur naissance, le rachat forcé, la suppression des châtiments corporels, la concession de certains droits civils, enfin l’émancipation générale stipulée pour une époque déterminée (14 ans), sont certainement des concessions de grande valeur, faites pour calmer l’impatience des noirs. Ce mode a l’avantage d’être plus net que les autres, qui tous sont restrictifs du principe qu’ils proclament. Il procède par gradation; il fait entrer progressivement l’esclave IIIe PARTIE.

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Opinion du gouverneur.


146 Opinion du gouverneur.

TROISIÈME PARTIE.

dans la vie civile. Il ne concède pas la liberté pour en restreindre ensuite l’exercice; et, lorsqu’à l’expiration des quatorze années qui seraient fixées pour la durée du système, l’émancipation générale serait acquise, les choses auraient eu tellement le temps de s’asseoir, les relations nouvelles le temps de se préparer, que le Gouvernement aurait beaucoup moins à faire, sans doute, que dans toute autre hypothèse, pour assurer le maintien de l’ordre, la conservation du travail et des richesses créées. « Ce système, ne devant amener aucune perturbation immédiate dans la propriété et dans l’exploitation des biens, laisserait le champ libre à l’application de la saisie immobilière. Cette application a été trop longtemps différée; elle eût dû être placée au premier rang des mesures destinées à préparer l’émancipation; elle aurait éclairci bien des situations : introduite simultanément avec l’abolition de l’esclavage elle présentera des inconvénients très-graves devant lesquels toutefois le Gouvernement ne devra peut-être pas reculer, car il importe, par-dessus tout, pour le succès du nouvel ordre de choses projeté, que la propriété soit dans les mains des véritables ayants droit. Mais la plupart de ces inconvénients disparaissent dans le système d’émancipation progressive, et rien ne s’opposerait alors à ce que la loi sur l’expropriation forcée reçût immédiatement ici son exécution, sous quelques modifications, qui, sans en dénaturer l’esprit, satisferont à certaines nécessités locales. « Je le répète, ce mode est celui auquel je donnerais la préférence, parce qu’il me paraît satisfaire suffisamment aux vues manifestées par la Commission et par le Gouvernement, et garantir davantage l’avenir. « Si le Gouvernement, meilleur juge des circonstances politiques qui pourraient exiger un mouvement plus accéléré, se prononçait pour une émancipation générale et immédiate, il ne pourrait le faire équita-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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blement qu’autant qu’il serait en mesure de garantir aux colonies ces trois conditions : « Indemnité suffisante, largement appréciée, pour la valeur des esclaves; « Législation spéciale fortement coercitive au travail et au bien pour les noirs libérés; « Égalité des charges entre le sucre colonial et le sucre fabriqué en France. « Le mode d’émancipation qui serait alors adopté pourrait être celui qui est signalé sous le n° 2 de la dépêche et dans le travail de la Commission, en le modifiant suivant les indications portées dans l’opinion de M. le procureur général, et dans les projets de loi et ordonnances qui s’y rattachent. Je le préférerais au plan résultant de l’opinion de M. l’ordonnateur parce qu’il me semble garantir davantage la continuité du travail; mais je pense qu’un terme devrait être posé dans la loi pour la durée du premier engagement du noir libéré avec salaire fixe, et que les engagements ultérieurs devraient avoir lieu à prix débattus : ce premier terme pourrait être fixe a sept ans. Il faudrait, d’ailleurs, que les trois conditions que j'ai indiquées fussent étroitement liées a la déclaration d'abolition de l’esclavage, et en fissent partie inséparable. « Mais une mesure me paraît devoir précéder toute détermination de la part du Gouvernement. La question de l’abolition de l’esclavage a déjà occupe les Chambres législatives; c’est là qu'elle devra se résoudre. Serait-il juste qu’une telle question, qui intéresse tout l’avenir des colonies, se discutât sans que les colons fussent représentes dans la Chambre des Députés ? Puisque les affaires coloniales sont aujourd’hui portées devant les pouvoirs parlementaires, n’est-il pas de droit rigoureux que les colons participent au vote des lois ? La politique se réunit ici à l’équité pour engager le Gouvernement à procurer aux colonies, comme point de départ de la réforme projetée, la représenta19.

Opinion du gouverneur.


148 Opinion du gouverneur.

TROISIÈME PARTIE.

tion directe à la Chambre des Députés. C’est le moyen de mettre fin aux accusations d’incompétence qui se renouvellent sans cesse, et, ce qui est plus important, d’accréditer sur les lieux les actes qui seront le résultat de discussions dans lesquelles les colons auront pu faire entendre toutes leurs raisons, tous leurs moyens de défense. Je pense donc que la première proposition à faire aux Chambres, quant à la réforme coloniale, devrait être celle d’accorder aux colonies le droit d’être représentées à la Chambre des Députés, en apportant à la loi du 24 avril 1833 les autres modifications qui devront être la conséquence nécessaire de cette disposition. »

Nécessité de faire représenter les colonies dans la Chambre des Députés.

Les membres du conseil déclarent, à l’unanimité, s’associer entièrement à la pensée que vient d’exprimer M. le Gouverneur, relativement à la loi du 24 avril 1833. Ils insistent, dans le double intérêt du Gouvernement et des colonies, pour que la représentation directe à la Chambre des Députés soit accordée aux colons, avant qu’aucun projet de loi sur l’abolition de l’esclavage soit discuté dans le parlement, et pour que la loi du 24 avril 1833 sur le régime législatif des colonies reçoive dans ce sens les modifications nécessaires.

Avis sur les délibérations du conseil colonial.

Avant de clore la séance, M. le Gouverneur rappelle au conseil que, d’après une dépêche ministérielle du 18 juillet 1840, n° 375, il doit émettre son avis sur les opinions exprimées par le Conseil colonial, dans sa dernière session, touchant la question à l’ordre du jour. Les membres du conseil spécial, qui tous ont pris une lecture attentive des procès-verbaux des séances du Conseil colonial où la matière a été traitée au mois de décembre dernier, déclarent, à l’unanimité, qu’ils


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

149

n’aperçoivent, dans les opinions exprimées et dans les conclusions adoptées par cette assemblée, rien à quoi le conseil spécial ne se trouve avoir déjà répondu par le travail auquel il vient de se livrer. La séance est levée à cinq heures de l’après-midi. Basse-Terre, le 8 mars 1841.


150

TROISIÈME PARTIE.

ANNEXES AUX PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES DU

CONSEIL SPÉCIAL.

NOTE

A.

DU PRIX DE REVIENT DU SUCRE COLONIAL SOUS LE REGIME DU TRAVAIL SALARIÉ.

Dans le système qui a servi de base à la présente note, on suppose: Que le propriétaire aura reçu une indemnité de 1,000 francs par tête d’esclave existant au moment de l’établissement du système, sans distinction d’âge, de sexe et de validité; Qu’au moyen de cette indemnité payée au propriétaire, les vieillards seront laissés à sa charge jusqu’à la fin de leurs jours; Que les enfants seront également à la charge de l’ancien propriétaire, qui aura gratuitement leur travail jusqu’à l’âge de quatorze ans; Que les noirs travailleront cinq jours par semaine, au salaire moyen de 60 centimes par jour; Qu’indépendamment de ce salaire, l’ancien propriétaire leur donnera la jouissance d’une case et d’une portion de terre suffisante pour l’emploi de la journée qui leur sera laissée ; Que les travailleurs malades seront traités à l’hôpital, aux frais du propriétaire, à charge par eux de donner en travail gratuit à celui-ci autant de jours qu’ils en auront passé à l’hôpital. Les évaluations des dépenses et des produits sont tirés de la note qui a été publiée par MM. les délégués de la Martinique et de la Guadeloupe à Paris, en 1838, et qui, d’après les ordres du ministre de la marine et des colonies, a été de la part de l’administration de la Guadeloupe l’objet d’un examen dont les résultats ont été adressés au département en septembre 1839.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

151

1° Estimation approximative d’une habitation sucrerie d’un produit annuel de 100,000 kilogrammes de sucre. Cette estimation a été établie dans la note de MM. les délégués de la Martinique et de la Guadeloupe, et elle a été confirmée par les calculs auxquels l’administration de la Guadeloupe s’est livrée pour l’examen de ce travail. Il résulte qu’une sucrerie ayant 130 esclaves et produisant annuellement 100,000 kilog. de sucre était évaluée en totalité à 500,000f D’après le système qui nous occupe, on doit en déduire la valeur estimative des esclaves, puisqu’elle sera représentée dans les mains du propriétaire par l’indemnité qu’il aura reçue au moment de l’émancipation. Cette valeur est portée dans la note (où le prix des nègres a été estimé 195,000 à 1,500 francs par tète) pour ci Reste pouf la terre, les usines, les bâtiments, les bes305,000 tiaux et le matériel d’exploitation, ci Soit en somme ronde

300,000

2° Évaluation approximative des dépenses annuelles

de la même habitation. La note publiée par MM. les délégués en 1838 portait cette évaluation à 25,000f Dans le système du travail libre, on devrait ce semble déduire des articles prévus dans la note de MM. les délégués ceux qui se rapportent à l’hôpital, à la nourriture et à l’habillement des noirs, puisque, D'une part, au moyen du salaire et de la terre qui sera laissée à sa disposition, le noir devra pourvoir à son habillement en même temps qu’à sa nourriture; Et, d’autre part, le propriétaire est supposé devoir être couvert de la dépense du médecin, des médicaments et de l'entretien de l’hôpital, par les journées de travail non salarié que les noirs auront à lui donner en compensation du nombre de journées qu’ils auront passées à l’hôpital. Les articles dont il s’agit s’élèvent suivant la note à 7,500 fr. ; savoir : Médecin par abonnement ou par visite Médicaments Vivres Vêtements et linge d'hôpital

1,000

f

500 4,500 1,500 7,500

A

REPORTER

25,000

ANNEXES. Note A.


152

TROISIÈME PARTIE.

ANNEXES. Note A.

REPORT

25,000

f

Mais il est à remarquer, d’une part, que le traitement des malades qui succomberont à l’hôpital formera pour le propriétaire une dépense sans compensation; d’autre part, que pour ceux qui pourront retourner au travail, les journées données en échange ne couvriront certainement pas en totalité les déboursés fait par le maître pour assurer le service de l’hôpital; enfin que celui-ci restera chargé de l'entretien des enfants, des vieillards et des infirmes, et que, pour les travailleurs, en sus du salaire, il aura toujours à pourvoir à quelques fournitures de vêtements à titre de gratification, d’étrennes ou de secours. Par ces considérations, on pense qu’une bonne partie de la dépense dont il s’agit continuera d’être à la charge du propriétaire, et l’on évaluera l’économie probable seulement à

2,000

23,000 RESTE A ajouter : Salaire de 80 travailleurs de 14 à 60 ans, pendant 255 journées à raison de 60 centimes par journée, soit 12,240 153 francs par chaque individu, et pour les 80 TOTAL

des dépenses pour frais d’exploitation et de fabri-

cation

35,240 Soit en somme ronde

36,000

3° Résultat quant au prix de revient et au prix de vente nécessaire. 36,000 francs de dépenses annuelles pour frais d’exploitation et de fabrication de 100,000 kilogrammes de sucre donnent pour 18 50 kilogrammes f

A quoi il faut ajouter, 1° Les frais accessoires de transport, de vente, de commission, etc. jusqu’à l’embarquement dans la colonie. Ces frais ont été évalués à 2f 92 1/2 par 50 kilogrammes dans la note de MM. les délégués ; nous les portons à c

3

2° L’intérêt du capital engagé dans l’exploitation : ainsi que nous l’avons dit plus haut, ce capital, évalué à 500,000 francs dans la note de 1838, se réduira, au moyen du payement de l’indemnité représentative de la valeur des noirs, à 300,000 fr. En calculant à 6 p. 0/0, c’est une somme de 18,000 fr. à répartir sur 100,000 kilogrammes du sucre, ce qui donne, pour les 9 50 kilogrammes, 9 francs, c i Le prix nécessaire au colon sera donc, pour 50 kilog., de

30


153

CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

4° Compte du propriétaire pour une année.

ANNEXES.

RECETTES. 100,000 kilog. de sucre brut à 30 francs par 50 kilog 60,000f Cette quantité de 100,000 kilog. de sucre est tirée de la note de 1838, comme produit moyen annuel d’une habitation de 130 esclaves : l’évaluation est exagérée, mais, d’un autre côté, on n’a point tenu compte de la mélasse et du tafia, qui forment cependant une partie de la récolte de toute sucrerie. Si, pour être rigoureusement exact, l’on établit la distinction des produits, on arrivera au même résultat, comme l’indique le calcul suivant, qui est basé sur le produit moyen de chaque travailleur d’après les états comparés de la population et des cultures de la colonie, savoir : 54,000f 90,000 kilogr. de sucre à 60 fr les kilog 15,000 litres de mélasse à 18 fr. les 100 litres, 2,700 7,500 litres de tafia à 45 fr. les 100 litres 3,375

Note A.

ENSEMBLE

60,075

DÉPENSES. Frais d’exploitation et de fabrication, suivant l’évaluation consignée d’autre part 36,000f Frais accessoires de transport, de vente, de commission , etc. jusqu’à l’embarquement dans la colonie, 3 francs par kilogramme, ce qui, pour 6,000 100,000 kilogrammes , donne Intérêt du capital de 300,000 fr. à 6 p. 0/0 18,000 ENSEMBLE BALANCE

60,000 00,000

Ainsi, dans ce système, le salaire du cultivateur étant payé au taux moyen de 60 cent, par jour, le sucre se vendant au prix de 30 francs les 50 kilog. dans la colonie, et la production n’éprouvant aucune diminution dans la quantité, le propriétaire d’habitation de sucrerie retirerait 6 p. 0/0 du capital engagé dans son exploitation. Le propriétaire aura, de plus, l’intérêt de la somme qu’il aura touchée pour indemnité à raison de l’émancipation de ses esclaves. Dans la note de MM. les délégués de 1838, la valeur des 130 esclaves était portée à 195,000 francs, à raison de 1,500 francs par tête. En ramenant cette évaluation au taux moyen de 1,000, la somme à recevoir sera de 130,000 francs. Cette somme servira au colon, soit à se libérer d’une partie équivalente de ses dettes, soit a former un placement de fonds à l’abri des chances de son exploitation agricole, et dont l’intérêt lui facilitera les moyens de subvenir au payement du salaire. IIIe PARTIE.

20


154

TROISIÈME PARTIE.

ANNEXES.

NOTE

Note B.

B.

DU PRIX DE REVIENT DU CAFÉ SOUS LE RÉGIME DU TRAVAIL SALARIÉ.

Dans le système qui a servi de base à la présente note, on suppose : Que le propriétaire aura reçu une indemnité de 1,000 francs par tête d’esclave existant au moment de l’établissement du système, sans distinction d’âge, de sexe et de validité ; Qu’au moyen de cette indemnité payée au propriétaire, les vieillards seront laissés à sa charge jusqu’à la fin de leurs jours ; Que les enfants seront également à la charge de l’ancien propriétaire, qui aura gratuitement leur travail, jusqu’à l’âge de quatorze ans ; Que les noirs travailleront cinq jours par semaine, au salaire moyen de 60 centimes par jour ; Qu’indépendamment de ce salaire, l’ancien propriétaire leur donnera la jouissance d’une case et d’une portion de terre suffisante pour l’emploi de la journée qui leur sera laissée ; Que les travailleurs malades seront traités à l’hôpital, aux frais du propriétaire, à charge par eux de donner en travail gratuit à celui-ci, autant de jours qu’ils en auront passé à l’hôpital.

1° Estimation approximative d’une habitation caféière de 40 hectares de terre, possédant 50 noirs, et produisant 8,000 kilogrammes de café. 40 hectares à 1,100 francs chaque

40,000f

20 hectares plantés en cafiers, à 7 pieds de distance les uns des autres, contiennent 1,850 arbres par hectare, et pour la totalité 37,000 pieds évalués à 1 franc

37,000

(Cette estimation est faible, mais c’est celle qui est généralement admise. Un cafier que l’on plante et soigne pendant deux ans avant qu’il ne commence à rapporter doit valoir davantage. Ce n’est qu’au bout de six à sept ans qu’il est en plein rapport.)

Case à moulin pour passer le café en cerises, avec une pièce attenante pour la fabrication du manioc 5,000f 2,000 Terrasse carrelée pour sécher le café Boucan ou case à serrer le café pendant et après la récolte 5,000 A

REPORTER

1,200

77,000


155 CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. f 77,000f REPORT l,200 Hôpital divisé en deux pièces, pour hommes et pour femmes 2,500 Cuisine 1,000 Petit magasin 1,000 1,500 Écurie 2,000 Pavillon de deux pièces pour l’économe 6,000 20 cases à nègres à 300 francs

ANNEXES.

Note B.

— — — 26,000 1,950

3 mulets à 650 francs 4 vaches (nécessaires pour augmenter le fumier) à 200 francs 800 ——— 2 moulins à bras pour passer le café en cerises 700 Bac, auges, grages en cuivre, platines en fer pour 700 le manioc 300 100 sacs pour le transport du café ———

2,750

1,700 111,450

TOTAL

2° Estimation approximative des dépenses annuelles de la même habitation. Traitement d’un économe 2,000f 200 Houes, coutelas, hachots et autres outils et ustensiles 1,300 Entretien des bâtiments, estimés à 26,000 francs Remplacement des bestiaux et entretien du mobilier, estimés à 4,450 francs 445 Bonifiage en ville de 8,000 kilogrammes de café à raison de 960 12 centimes par kilo grammes 4,905

ENSEMBLE

Salaire de 30 travailleurs de 14 à 60 ans, pendant 255 journées, à raison de 60 cent. par journée, soit 153 francs pour chaque individu, et pour les 30 4,590 9,495

TOTAL

3° Estimation de la récolte. 8,000 kilogrammes de café, à raison de 400 kilogrammes par hectare 16,000f à 2 fr. le kilogramme (N. B. On ne tient pas compte du produit qui se fait en vivres en sus des besoins de l'habitation, ce produit étant laissé en compensation des frais d’entretien des enfants et des vieillards.)

20.


TROISIÈME PARTIE.

156 ANNEXES.

Note B.

Sur une caféière, on compte alternativement une bonne récolte, une mauvaise et une moyenne : c’est le terme moyen que l’on a adopté ici. Ce calcul a été établi d’après le rapport commun des caféières il y a dix ans, c’est-à-dire avant l’invasion de la maladie qui attaque cette plante, et qui, dans beaucoup de localités, a réduit les récoltes de moitié et même des trois quarts. Si ce fléau ne disparaît pas, la culture du café à la Guadeloupe devra forcément être abandonnée.

4° Compte du propriétaire pour une année. 8,000 kilogrammes de café à 2 francs le kilogramme

16,000f

Frais d’exploitation, suivant l’évaluation consignée d’autre part RESTE

en bénéfice

9,495 6,505

qui représentent l’intérêt à 6 p. 0/0 du capital de 111,000 francs engagé dans l’exploitation. Le propriétaire aura, de plus, l’intérêt du capital de 50,000 francs qu’il aura touché, à titre d’indemnité, pour la valeur de ses cinquante esclaves, et qui restera en dehors de l’exploitation.

NOTE

ANNEXES.

C.

CALCULS RELATIFS AU PAYEMENT DE L'INDEMNITÉ ET AUX MOYENS DE PROCURER LE REMBOURSEMENT AU TRÉSOR DE CE QU’IL AURA

Note C.

PAYÉ, CAPITAL ET INTÉRÊTS.

L’indemnité à payer aux colons pour 95,000 esclaves, à raison de . 95,000,000f 1,000 francs par tête, s’élèvera à L’intérêt annuel de cette somme à 4 p. 0/0, est de. . . Une prime de 1 1/2 p. 0/0 ajoutée à cet intérêt annuel suffit pour amortir le capital au bout de 33 ans. Si le Gouvernement persiste à exiger le remboursement de l’indemnité, il ne voudra sans doute pas accorder un délai moindre que celui-là. L’amortissement des 95,000,000 francs à ce taux de 1 1/2 p. 0/0 exigerait par a n TOTAL

3,800,000

1,425,000

de la somme qu’il faudrait payer chaque année

au trésor pendant

33

ans, pour le couvrir de la dé-

pense de l’indemnité, capital et intérêts

5,225,000


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

157 ANNEXES.

RETENUE

À

EXERCER

REMBOURSEMENT

SUR

AU

LES

TRÉSOR

SALAIRES DE

POUR

L’INDEMNITÉ,

ASSURER

LE

CAPITAL

ET

Note C.

INTÉRÊTS.

Le nombre des esclaves à la Guadeloupe est de Il faut en déduire les enfants au-dessous de 14 ans, les vieillards et les infirmes, lesquels n’auront pas à recevoir de salaire, c i RESTE

pour le travail

34,500 60,500

A déduire 1/10 pour les maladies, punitions, etc e

RESTE

95,000

à payer chaque jour

6,050 54,450

Qui, à raison de 255 jours de travail par an, donnent journées, 13,884,750 pour l’année entière Une retenue de 40 centimes sur chaque journée de travail produirait par an

5,553,900f

Cette somme excède un peu celle qui serait nécessaire d’après le calcul précédent; mais on doit s’attendre à quelques non-valeurs. Ainsi, pour assurer le remboursement intégral au trésor, il faudrait exercer pendant 33 ans une retenue de 40 centimes sur le salaire journalier, que l’on a reconnu ne pouvoir être fixé, au début du moins, au-dessus du taux moyen de 60 centimes. SUBSTITUTION D'UN DROIT DE CAPITATION

À

LA RETENUE

SUR LE SALAIRE.

Le nombre des noirs valides de 14 à 60 ans, disponibles pour le travail, est, d’après le relevé qui precède, de 60,500 Sur lesquels on déduit 1/10 pour maladies, punitions, etc.

6,050

À

54,450

e

RESTE

PAYER

Le montant de la retenue de 40 centimes par journée de salaire produirait, ainsi qu’on vient de le voir, ci 5,553,900f La capitation à établir pour obtenir le même résultat devrait être fixée à 100 françs par individu, ce qui, pour 54,450 travailleurs, donnerait 5,450,000 Somme un peu supérieure à celle qui serait rigoureusement nécessaire pour couvrir le trésor, et qui est calculée plus haut devoir s’élever annuellement à 5,225,000


ANNEXES.

Note C.

TROISIEME PARTIE. 158 Les 60,500 noirs valides, de 14 à 60 ans, sont répartis ainsi qu’il suit : 37,700 Sucreries Sur les habitations Caféières 6,900 53,950 rurales Vivrières, cotonneries, 9,350 cacaoteries, etc 6,550 Dans les villes et bourgs TOTAL ÉGAL

60,500

Si l'on adoptait la pensée de substituer à la retenue sur le salaire l’établissement d’un droit de capitation, il conviendrait, pour rendre la perception plus facile au trésor et la charge moins lourde au planteur, de remplacer cette capitation pour les noirs dits de grande culture par un droit fixe à la sortie des denrées, comme cela existe déjà pour l’ancienne capitation des esclaves. Toutefois la culture du café est devenue si peu productive depuis quelques années, et les récoltes sont si peu en rapport avec le nombre des ouvriers qui y sont employés, que l’application du mode indiqué serait impossible sur les caféières, ainsi qu'on pourra s'en convaincre par les résultats qui seront présentés plus bas. La cause en est à la maladie qui frappe les plantations de cafiers ; il faut dire aussi que les habitations caféières s’occupent, en général, de la culture des vivres. Par ces motifs, le mode proposé d’un droit fixe de sortie en remplacement de la capitation devra s’appliquer seulement aux sucreries, et les noirs des caféières seraient soumis au droit nouveau de capitation avec les noirs des autres cultures et ceux des villes et bourgs. On arriverait alors aux perceptions indiquées ci-après : SUCRERIES.

Nombre de noirs employés sur ces habitations A déduire le 1/10 pour maladies, punitions, etc e

RESTE

À

PAYER

37,700 3,770 33,930

qui, à 255 jours par an, donnent en journées de journées. 8,652,150 travail sur lesquelles la retenue, à raison de 40 centimes par 3,480,860f journée, produirait Pour obtenir cette somme au moyen d’un droit spécial à la sortie des denrées produites par les sucreries, il faudra que ce droit soit quintuple de celui qui est perçu aujourd’hui en remplacement de la capitation, et dont la recette pour 1841 est prévue au budget pour une somme totale de 685,000 francs.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. Le droit devrait donc être fixé comme suit : Exportation prévue.

159 ANNEXES.

Montant de la recette.

Droit à établir.

Note C.

Sucre terré. 76,000 Sucre brut. 32,240,000 Sirop 2,560,001 600,000 Tafia k

TOTAL

à 13 par 100 à 10 par 100 à 6 par 1001 à 6 par 100 f

k

9,880 3,224,000 153,600 36,000

f

de la somme à percevoir

3,423,480f

CAFÉIÈRES.

Nombre des noirs employés sur ces habitations

6,900

A déduire le 1/10 pour maladies, punitions, etc

690

e

RESTE

À

6,210

PAYER

qui, à 255 jours par an, donnent en journées de travail, ci

journées, 1,583,550

sur lesquelles la retenue à raison de 633,420f 40 centimes par journée produirait Pour obtenir cette somme au moyen d’un droit spécial à la sortie du café, et en calculant sur une exportation de 500,000 kilogrammes, telle qu’elle a été prévue au budget pour 1841, il faudrait que ce droit fût fixé à 1 francs 20 centimes par kilogramme, taux exorbitant si on le compare au prix de la denrée, qui est habituellement de 2 francs le kilogramme, et qui n’est, en ce moment, que de 1 fr. 90 centimes. Le droit existant aujourd’hui en remplacement de la capitation est seulement de 6 francs 20 centimes par 0/0 kilogrammes (soit 06 ,20 |par kil.), et il produit 30,000 fr. par an. Par les considérations qui ont été indiquées ci-dessus, on pense qu’il faudrait, pour les cafèières, adopter le droit de capitation, qui, au taux de 100 francs par travailleur, produira c

m

621,000

HABITATIONS DITES DE PETITES CULTURES (VIVRES, COTON, CACAO, TABAC, ETC.) VILLES ET BOURGS.

Nombre des noirs employés sur les habitations de petites cultures Nombre des noirs employés dans les villes et bourgs ENSEMBLE

9,350 6,550 15,900 4,044,480


TROISIÈME PARTIE.

160

15,900 5,004,480f

REPORT

ANNEXES.

A

déduire

le 1/10

e

pour les maladies, etc

1,590

Note C. RESTE

qui, à

255

À

14,310

PAYER

jours par an, donnent en

journées de travail

journées, 3,649,050

sur lesquelles la retenue à raison de 1,459,620 40 centimes par journée produirait

f

Le droit de capitation de 100 francs par tête, à établir sur les noirs de cette catégorie, produirait, pour 14,310 in1,431,000 dividus, c i TOTAL

des perceptions indiquées, pour tenir lieu

5,475,480

de la retenue sur les salaires

NOTE

ANNEXES

D.

CALCULS RELATIFS AU REMBOURSEMENT

À

FAIRE

AU TRÉSOR

DANS

LE CAS OÙ IL FAUDRAIT LE COUVRIR DU CAPITAL DE L’INDEMNITÉ

Note D.

SEULEMENT, EN LAISSANT LE PAYEMENT

DES INTÉRÊTS ANNUELS

À SA CHARGE.

Le capital de l’indemnité pour 95,000 esclaves à 95,000,000f 1,000 francs par tête, donne Un versement de 2,500,000 francs par an, avec les intérêts annulés, produirait, dans le cours de la vingtquatrième année, une somme égale à ce capital. (Voir le détail à la suite de cette note.) RETENUE

À EXERCER SUR LE SALAIRE POUR SE PROCURER

UN FONDS ANNUEL DE 2,500,000 FRANCS.

Le nombre des journées de travail est calculé devoir s’élever (Voir la note C) à 13,884,750 Une retenue de 20 centimes par jour donnerait pour l’année Cette somme excéderait un peu celle qui serait nécessaire, mais il faut s’attendre à quelques non-valeurs.

2,776,950f

La retenue à 20 cent. par jour représenterait 50 francs par tête de noir travaillant ; ces noirs étant au nombre 2,723,500 de 54,450, qui à 50 francs chacun donnerait


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

161 ANNEXES.

À

SUBSTITUTION, DE

LA

SUR

SORTIE

ET

SUCRERIES,

RETENUE

SUR

LES DENRÉES, D’UN

DROIT

LE SALAIRE, D’ÜN DROIT

POUR

DE

LES NOIRS

CAPITATION

FIXE

ATTACHÉS

POUR

LES

AUX

AUTRES

NOIRS.

SUCRERIES.

76,000k sucre terré à 7f 50 par 100k 4,940f f Droit fixe 32,240,000 sucre brut à 5 par 100k 1,612,000 de sortie sur l 2,560,000 sirop à 3f par 100l 76,800 600,000 tafia à 3f idem 18,000 c

1,711,740f

6,210 noirs de caféières. 14,310 noirs de petites cultures et de villes et bourgs.

Droit de capitation sur

20,520 noirs travailleurs à 50f par tête TOTAL

1,026,000

des perceptions indiquées pour tenir

lieu de la retenue sur le salaire

2,737,740

ACCROISSECAPITAL ACQUIS.

Fin de la 1re année

3 4 5

e

e e

6e

7

e

e

8

9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21

e

e

e

e e e

e

e

e e

e

e

e

22e

23

e

IIIe PARTIE.

À

4 P. 0/0 L'AN. fr.

fr. c.

c.

//

//

2,500,000 5,100,000 7,804,000 10,616,160 13,540,806 ’ 16,582,438 19,745,736 23,035,565 26,456,988 30,015,267 33,715,878 37,564,513 41,567,094 45,729,777 50,058,969 54,561,327 59,243,780 64,113,532 69,178,073 74,445,196 79,923,004 85,619,924

2e

INTÉRÊTS

00 00 00 00 40 66 21 66 29 82 53 67 22 99 11 87 98 22 51 45 31 48

100,000 204,000 312,160 424,646 541,632 663,297 789,829 921,422 1,058,279 1,200,610 1,348,635 1,502,580 1,662,683 1,829,191 2,002,358 2,182,453 2,369,751 2,564,541 2,767,122 2,977,807 3,196,920 3,324,796

00 00 00 40 26 55 45 63 53 71 14 55 77 12 76 11 24 29 94 86 17 98

MENT

annuel par le salaire.

fr. 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000 2,500,000

TOTAL.

fr. 2,500,000 5,100,000 7,804,000 10,616,160 13,540,806 16,582,438 19,745,736 23,035,565 26,456,988 30,015,267 33,715,878 37,564,513 41,567,094 45,729,777 50,058,969 54,561,327 59,243,780 64,113,532 69,178,073 74,445,196 79,923,004 85,619,924 91,544,721

21

c.

00 00 00 00 40 66 21 66 29 82 53 67 22 99 11 87 98 22 51 45 31 48 46

Note D.


TROISIÈME PARTIE.

162

A la fin de la 24 année, il suffira d’ajouter l’intérêt seulement au capital acquis, pour obtenir le complément des 95 millions. La retenue sur le salaire cessera avec la 23 année ; en effet : e

e

91,544,721f 46 3,661,788 86

Capital acquis Intérêts de la 24 année

e

e

95,206,510 32

TOTAL

E.

NOTE ANNEXES.

(Voir le procès-verbal de la séance du 8 mars 1841. Opinion du directeur de l’intérieur.)

Note E.

INDIQUANT,

TABLEAU

UNE

PÉRIODE

DE

LA POPULATION

ESCLAVE

AU-DESSOUS

PENDANT

DE

14

ANNÉES, DE

MOUVEMENT

LE 14

ANNUEL

ANS.

NOTA. Les états de recensements d’après lesquels cette table a été construite n’ont pas fourni un assez grand nombre de faits pour qu’on puisse considérer les résultats qui y sont consignés comme représentant exactement la loi de la mortalité.

1r

e

4 7 5 6 2 3 année année. année. année. année. année. année. e

e

e

e

e

e

9 10 8 année. année. année. e

e

e

12 11e 13 14 année. année. année. année. e

e

e

2,300 1,545 1,436 1,377 1,341 1,317

1,301

1,288

1,277

1.267

1,257

1,248

1,237

1,227

2,300 1,545 1,436 1,377 1,341

1,317

1,301

1,288

1,277

1,267

1,257

1,248

1,237

2,300 1,545 1,436 1,377

1,341

1,317

1,301

1,288

1,277

1,267

1,257

1,248

2,300 1,545 1,436

1,377

1,341

1,317

1,301

1,288

1,277

1,267

1,257

2,300 1,545

1,436

1,377

1,341

1,317

1,301

1,288

1,277

1,267

2,300

1,545

1,436

1,377

1,341

1,317

1,301

1,288

1,277

2,300

1,545

1,436

1,377

1,341

1,317

1,301

1,288

2,300

1,545

1,436

1,377

1,341

1,317

1,301

1,545

1,436

1,377

1,341

1,317

2,300

1,545

1,436

1,377

1,341

1,545

1,436

1,377

2,300

1,545

1,436

2,300

1,545

2,300

2,300

2,300

2,300 3,845 5,281 6,658 7,999 9,316 10,617 11,905 13,182 14,449 15,706 16,954 18,191 19,418


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. 163 Dans le tableau qui précède, on a calculé, en ayant égard aux lois de la mortalité, le mouvement annuel de la population esclave pendant une période de 14 années, en supposant annuellement 2,300 naissances. La somme de chaque colonne représente le nombre d’enfants nés dans le cours de l’année à laquelle la colonne correspond et celui des enfants vivants, nés dans les années antérieures. Par exemple la somme de la dernière colonne indique qu’à la fin de la quatorzième année, la population se composerait de 19,418 individus, dont : 2,300 nés dans le cours de la même année. 1,545 âgés de 2 ans.

SOMME ÉGALE

1,436

3

1,377 1,341 1,317 1,301 1,288

4 5 6 7 8

1,277

9

1,267

10

1,257

11

1,248

12

1,237

13

1,227

14

19,418 individus.

Les éléments dont on s’est servi pour établir ce tableau résultent des relevés fournis par les derniers recensements, et de la table de la mortalité dressée, en 1836, d’après celle de Duvillard. L’indemnité à allouer aux propriétaires pour la dépossession des esclaves qui naîtront dans cette période sera réglée comme suit ; savoir : 150 francs pour l’enfant parvenu à l’âge d’un an, et 65f,385 pour chaque année de l’enfant au-dessus de cet âge, de telle sorte que l'indemnité en faveur des propriétaires devra ressortir à 1,000 francs pour l’esclave qui atteindra l’âge de 14 ans révolus. C'est d’après ces bases qu’on va déterminer le chiffre de l’indemnité à payer, d’année en année, à partir de 1842, pour les enfants qui naîtront dans la période précitée : 1 année re

2 idem... e

2,300 enfants à 150f 00. 2,300 à 150 00 345,000f à 65 385 101,019 1,545 A REPORTER

345,000f 446,019 791,019

21.

ANNEXES.

Note E.


TROISIÈME PARTIE.

164 ANNEXES.

Note E.

REPORT

791,019f

2,300 enfants à 150f 00 à 65 385 2,981

345,000f 194,912

539,912

à 150 00 à 65 385

345,000 284,947

629,947

2,300 5,699

à 150 00 à 65 385

345,000 372,629

717,629

idem...

2,300 7,016

à 150 00 à 65 385

345,000 458,741

803,741

7 idem...

2,300 8,317

à 150 00 à 65 385

345,000 543,807

888,807

8 idem...

2,300 9,605

à 150 00 à 65 385

345,000 628,022

973,022

9 idem...

2,300 10,882

à 150 00 à 65 385

345,000 711,519

1,056,519

10 idem...

2,300 12,149

à 150 00 65 385

345,000 794,362

1,139,362

11 idem.. .

2,300 13,406

à 150 00 à 65 385

345,000 876,551

1,221,551

12 idem...

2,300 14,654

à 150 00 à 65 385

345,000 958,151

1,303,151

13 idem...

2,300 15,891

345,000 à 150 00 à 65 385 1,039,017

1,384,017

14 idem...

2,300 17,118

345,000 à 150 00 à 65 385 1,119,260

1,464,260

e

3 année.. e

4 idem... e

5 idem...

6

e

e

e

e

e

e

e

e

e

2,300 4,358

TOTAL

de l’indemnité

12,912,937

Il reste à examiner quel sera, à la fin de 1855, le chiffre de la population esclave au-dessus de 14 ans. On conçoit que ce chiffre devra naturellement décroître puisque dans les calculs à faire pour arriver à la solution de cette question on devra tenir compte seulement des décès, le nombre présumé des enfants qui naîtront dans la même période ayant été indiqué séparément dans les tableaux qui précèdent. D’après les derniers états statistiques, la population actuelle se compose de 95,000 individus de tout âge, et le nombre moyen des décès est annuellement de 2,128. En supposant que le décroissement se maintienne dans le même


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. 165 rapport, ce qui est présumable, la population actuelle se trouverait réduite à la fin de

ANNEXES.

Note E.

1842 à 1843 à 1844 à 1845 1846 à 1847 à 1848 à 1849 à 1850 1851 à 1852 à 1853 à 1854 à 1855 à

92,872 90,792 88,759 à 86,771 84,828 82,928 81,071 79,256 à 77,481 75,746 74,145 72,485 70,862 69,275

On voit qu’à la fin de 1855, le nombre des esclaves au-dessus de 14 ans se trouverait réduit à 69,275 individus qui, payés à raison de 1,000 francs chacun, donneraient lieu à une indemnité en faveur f des propriétaires de la somme de 69,275,000 L'indemnité à payer pour les enfants qui naîtront de 1842 à 1855 inclusivement, a été trouvée de 12,912,937 En sorte que le chiffre total de l’indemnité serait de 82,187,937 On suppose que la métropole, en décrétant l’émancipation des esclaves, allouera, à partir du jour de la mise à exécution de cette mesure, l'intérêt annuel à raison de 4 p. 0/0 de l’indemnité due aux anciens propriétaires. On va indiquer comment, au moyen de la somme payée annuellement par le Gouvernement, on parviendra à l’amortissement graduel du capital. f L’intérêt annuel des 82,187,937 fr. est de 3,287,517 48 Retranchant de cette somme l’indemnité pour les enfants nés dans le cours de la 1 année 345,000 00 re

RESTE un boni de Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr......

2 année...

2,942,517 48 117,700 69 3,287,517 48

e

6,347,735 65 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 2 ans BONI

à

reporter.....

446,019 00 5,901,716 00


166

TROISIÈME PARTIE. REPORT

ANNEXES.

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr

Note E.

3 année... e

5,901,716f 00 236,068 66 3,287,517 48

c

9,425,302 79 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 3 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 4 année . . .

539,912 00 8,885,390 79 355,415 63 3,287,517 48

e

12,528,323 90 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 4 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 5e année..

629,947 00 11,898,376 90 475,935 07 3,287,517 48 15,661,829 45

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 5 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 6 année...

717,629 00 14,944,200 45 597,708 01 3,287,517 48

e

18,829,485 94 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 6 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 7 année ...

803,741 00 18,025,744 94 721,029 79 3,287,517 48

e

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 7 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 8 année...

22,034,292 21 888,807 00 21,145,485 21 845,819 40 3,287,517 48

e

25,278,822 09 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 8 ans BONI

à reporter

973,022 00 24,305,800 09


167 CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. f 24,305,800 09 REPORT c

Intérêts de celte somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 9 année...

972,232 00 3,287,517 48

e

28,565,549 57 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 9 ans. BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 10 année... e

1,056,519 00 27,509,030 57 1,100,361 22 3,287,517 48 31,896,909 27

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 10 ans

1,139,362 00

30,757,547 27 Intérêts de cette somme pour 1 an. 1,230,301 89 3,287,517 48 Intérêts des 82,187,937 fr BONI

11 année...

35,275,366 64

e

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 11 ans

1,221,551 00

34,053,815 64 Intérêts de cette somme pour 1 an. 1,362,152 62 3,287,517 48 Intérêts des 82,187,739 fr BONI

12 année...

38,703,485 74

e

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 12 ans BONI

Intérêts de cette somme pour 1 an. Intérêts des 82,187,937 fr 13 année ... e

1,303,151 00 37,400,334 74 1,496,013 38 3,287,517 48 42,183,865 60

A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 13 ans

1,384,017 00

40,799,848 60 Intérêts de cette somme pour 1 an. 1,631,993 94 3,287,517 48 Intérêts des 82,187,937 fr BONI

14e année..

45,719,360 02 A retrancher l’indemnité pour les enfants de 1 à 14 ans BONI

1,464,260 00 43,255,100 02

ANNEXES.

Note E.


TROISIEME PARTIE. 168 calculs qui précèdent qu’en affectant pendant 14 ans Il suit des l’intérêt des 82,187,937 francs qui représentent le chiffre total de l’indemnité à l’extinction de la dette pour les esclaves de 1 à 14 ans, il resterait encore un boni de 43,255,100 francs 2 centimes, qui, employé à l’amortissement de l’indemnité pour les esclaves au-dessus de 14 ans, en réduirait le chiffre à 26,019,899 francs 98 centimes.


IIIE PARTIE.

APPENDICE. (Suite et fin.)


GUADE RÉSUMÉ

des Transmissions de Noirs effectuées

la Guadeloupe, depuis 1825 jusqu'à 1839 inclusivement

à

NOMBRE ET VALEUR DES DE

1

AN

Nombre.

À 13

ANS.

DE

Valeur. fr.

14

À

20

DE

ANS.

Valeur.

Nombre.

fr.

c.

21

À

40

ANS.

DE

Valeur.

Nombre.

fr.

c.

41 À 50

Nombre.

ANS.

Valeur.

c.

fr.

c.

Transmissions effectuées pendant la 1re période 1825 à 1829

2,370

1,637,251 28

1,365

2,123,564 40

2,724

4,503,310 01

701

979,187 83

2 période. 1830 à 1834

2,549

1,799,050 62

1,691

2,351,308 29

3,833

5,598,859 26

739

898.977 92

2,779

2,368,993 37

2,133

2,368,993 37

4,694

5,572,128 16

1,108

1,158,860 25

7,698

4,878,122 62

5,189

6,843,866 06

11,241

15,674,297 43

2,548

3,037,026 00

e

3 période. 1835 à 1839

....

e

TOTAUX

des trois périodes

RÉSUMÉ

des Transmissions de Noirs effectuées depuis 1825 jusqu’à 1839 inclusivement, divisées par NOMBRE ET VALEUR DES DE

1

Nombre.

À

13

ANS.

DE

Valeur. fr.

14

Nombre. c.

À

20

ANS.

DE

Valeur. fr.

21

40

À

ANS.

DE 41

Valeur.

Nombre. c.

fr.

Nombre. c.

À 50

ANS.

Valeur. fr. c.

Transmissions par actes authentiques

6,092

3,725,569 72

3,243

4,647,568 19

7,468

11,268,007 04

1,819

2,293,440 95

Actes sous signatures privées

1,061

851,599 94

1,690

2,841,182 29

3,099

3,373,006 90

553

524,493 68

545

300,952 96

256

355,115 58

674

1,033,283 49

176

219,091 37

7,698

4,878,122 62

5,189

6,843,866 06

11,241

15,674,297 43

2,548

3,037,026 00

Adjudications judiciaires

TOTAUX

des transmissions par actes de toute espèce.

Vu par nous, Gouverneur, pour être joint au procès-verbal des séances des 20, 22 , 23, 27, 28, 29 et 30 janvier 1841. Signé GOURBEYRE.


LOUPE. divisées en trois périodes quinquennales, et présentant les prix moyens de chaque période. ESCLAVES

DE

51

VENDUS. À

Nombre.

60

ANS.

SANS DISTINCTION D'ÂGE.

Valeur. fr.

MOY ENNE DES

Nombre. c.

Valeur.

TOTAUX.

Nombre.

Valeur.

c.

fr.

fr.

c.

de 1 à 13 ans.

de 14 à 28 ans.

fr.

fr.

c.

c.

PRIX DES ESC LAVES

de 21 à 40 ans.

de 41 à 50 ans.

de 51 à 60 ans.

fr.

fr.

fr.

c.

c.

sans de toutes distinction les catégories d’âge. réunies.

c.

c.

fr.

fr.

c.

575

535,907 99

1,009

1,281,157 82

8,744

11,060,379 83

690 82 1,555 72 1,653 20 1,396 84

932 01

1,269 73

1,264 91

613

457,320 03

4,005

4,575,807 59

13,420

15,681,323 71

705 79 1,390 48 1,464 52

746 04 1,142 52

1,168 50

854

562,273 75

4,139

3,904,319 41

15,707

15,008,395 66

518 33

2,042

1,555,501 77

9,153

7,761,284 82

37,871

41,750,098 70

633 69 1,318 92

1,216 48

1,110 64 1,187 07 1,045 91

1,394 39

1,191 93

658 40

943 30

955 52

761 75

1,066 46

1,102 43

nature de Transmission, et présentant les prix moyens de chaque espèce de vente. ESCLAVES VENDUS. DE

51

Nombre.

À

60

ANS.

362 255

2,042

SANS DISTINCTION D’ÂGE.

Valeur. fr.

1,425

MOYENNE DES PRIX DES ESCLAVES.

Nombre. c.

Nombre.

Valeur. fr.

TOTAUX.

c.

Valeur. fr.

c.

de 1 à 13 ans.

de 14 à 20 ans.

de 21 à 40 ans.

de 41 à 50 ans.

de 51 à 60 ans.

fr.

fr.

fr.

fr.

fr.

c.

c.

c.

1,105,775 56

4,507

4,822,023 98

24,554

27,862,385 44

611 55

240,448 67

4,584

4,882,080 84

11,349

11,712,812 32

802 64 1,089 46 1,088 42

209,277 54

62

57,180 00

1,968

2,174,900 94

1,555,501 77

9,153

9,761,284 82

37,871

41,750,098 70

552 21

1,433 11

1,387 17

c.

1,508 84 1,260 83

sans de toutes distinction les catégories d'âge. réunies.

c.

fr.

c.

fr.

775 98 1,069 90

1,134 74

948 45

664 22

1,065 03

1,032 06

1,533 06 1,244 84

820 70

922 26

1,105 13

761 75

1,066 46

1,102 43

633 69 1,318 92 1,394 39

1,191 93

CERTIFIÉ conforme aux documents fournis par les notaires, et aux relevés faits dans les greffes et bureaux de l’enregistrement.

Basse-Terre, Guadeloupe, le 31 août 1841. L’Inspecteur colonial,

Signé LASOLGNE DE VAUCLIN. Loir à la 7e partie le tableau récapitulatif des prix des ventes d’esclaves qui ont eu lieu à la Guadeloupe de 1825 à 1839, dressé sur les documents existant aux archives du ministère de la marine. NOTA.

c.



QUATRIÈME PARTIE.

DÉLIBÉRATION ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL

DE LA MARTINIQUE.



CONSEIL SPÉCIAL

DE LA MARTINIQUE.

Membres du Conseil : D’AILLY, contre-amiral, Gouverneur, Président ; GUILLET , commissaire de la marine, Ordonnateur ;

MM. DU VAL

FRÉMY, Directeur de l’administration intérieure ; VIDAL DE LINGENDES, Procureur général ; CARBONEL , commissaire de la marine, Inspecteur colonial : DESMAZES, sous-commissaire de la marine remplissant les

fonctions de Secrétaire.

SÉANCE DU 17 MAI 1841.

M. LE GOUVERNEUR ouvre la séance et fait connaître que la première réunion du conseil spécial qui a eu lieu le 25 octobre dernier, et à la suite de laquelle aucun procèsverbal n’a été dressé, doit être considérée spécialement aujourd’hui comme une conférence préparatoire, d’autant que la composition du conseil à cette époque se trouve modifiée par le remplacement de MM. le Directeur de l’intérieur et le Procureur général; qu’en conséquence il y a lieu d’entrer dans l’examen des divers projets communiqués par la dépêche ministérielle du 18 juillet 1840, ainsi que de la réponse aux questions posées par la Commission des affaires coloniales instituée par décision royale du 26 mai de la même année. M. L’ORDONNATEUR représente que la séance du 25 octobre 1840 a vu s’accomplir la discussion approfondie des 1.

Délibération préliminaire.


4 Délibération préliminaire.

QUATRIÈME PARTIE.

deux premiers systèmes présentés à l’examen; que les membres du conseil, absents aujourd’hui, y ont émis des opinions très-intéressantes, et que le conseil même, à l’unanimité, s’est prononcé négativement à l’égard des deux premiers systèmes. Sous ce rapport, il paraîtrait important à M. l’Ordonnateur que les notes de la séance fussent au moins reproduites, afin que le conseil pût y puiser les éléments d’un procès-verbal rapportant les faits principaux de la séance et qui formerait le point de départ des travaux du conseil de la Martinique. Le CONSEIL adopte cet avis. M. LE GOUVERNEUR annonce que son intention est de faire rechercher les notes de la séance du 25 octobre dernier pour qu’il en soit fait usage ainsi qu’il vient d’être indiqué. M. LE GOUVERNEUR s’exprime ensuite en ces termes : «Vous avez eu, Messieurs, communication de la circulaire «de S. Ex. le Ministre de la marine, du 18 juillet 1840, « et des divers documents qui l’accompagnent. Des circons« tances particulières, l’arrivée et l’installation de nouvelles « troupes, la session du conseil colonial et les travaux qui « l’ont suivie, se sont opposés jusqu’ici à la reprise des séances « du conseil spécial, et, sous ce rapport, la Martinique aura «été devancée par d’autres colonies ; néanmoins, pendant «ce délai, chacun de nous a dû se livrer à l’étude préa« lable des questions à l’examen desquelles il était appelé « à concourir, et je pense que, sans entrer dans des détails « qui se présenteront plus tard dans leur ordre, le conseil « doit être à même d’émettre une opinion sur la question « qui domine toutes les autres et qui réside, selon moi, « dans la possibilité ou l’impossibilité de garantir le travail «de la terre dans les colonies, après le passage des es« claves à l’état de liberté. » M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL annonce qu’il a préparé un projet complet sur l’abolition de l’esclavage, mais il pense, comme M. le gouverneur, qu’avant de se livrer à l’examen d’aucun projet le conseil pourrait émettre son avis sur la question importante du travail libre.


5 CONSEIL SPECIAL DE LA MARTINIQUE. M. L’ORDONNATEUR, appelé à donner son opinion sur ce Délibération prélipoint, s’exprime ainsi : « Ainsi qu’on vient de le dire, la minaire. «question vitale, la seule dont la solution puisse réaliser «ou anéantir les espérances de l’émancipation, la seule à « examiner pour arriver à des conséquences rationnelles, « est celle de savoir si le Gouvernement, en concédant la «liberté aux esclaves, est apte à garantir la continuation « du travail dans les colonies. Pour ce qui me concerne, «je suis loin de le penser. Si l’Angleterre, avec la force de « ses lois et les ressources de ses finances, n’a pu obtenir « sous ce rapport que des résultats éphémères, si la culture «dans ses colonies est menacée au point qu’on doive re« cruter à grands frais des cultivateurs dans toutes les par« ties du Globe , la France , avec des lois plus douces, avec « moins de richesses et peut-être moins de persévérance, « avec son administration paternelle et tolérante, ne peut « arriver qu’à des résultats encore plus fâcheux. On se flatterait en vain, il faut savoir le dire; aux yeux de ceux « qui connaissent les colonies et qui ont été à même d’étudier longuement les mœurs de la race noire, l’administration française paraît inhabile à garantir le travail « après que l’affranchissement des esclaves aura été décrété. «Sous ce rapport, nous n’avons pas à nous préoccuper ici des opinions qui peuvent exister en France ; ce serait ‘mettre une entrave à nos délibérations et ravir à la commission centrale des renseignements précis qu'elle est en droit d' attendre de notre expérience locale et de notre impartialité. Le Gouvernement du Roi nous a demandé la vérité tout entière, nous la lui dirons sans aucune ré« serve et, après l'ac omplis ement de ce premierdevoir,

autre, en recherchant fran« nous en accomplirons un chement et loyalement les moyens de réaliser l'émanciménageant autant que possible « pation des esclaves en osueltinérêts. Je crois donc qu'en principe le conseil doit considérer comme sa principale obligation celle d'é« clairer le Gouvernement du Roi sur l'immense responsabi« lité qui se rattache à l'acte dont on poursuit la réalisation, « et qui touche au cœur l'existence des colonies, l'industrie « manufacturière et agricole de la France, son commerce et sa puissance navale. »


QUATRIÈME PARTIE. MM. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR et L’INSPECTEUR NIAL expriment un avis conforme. 6

Délibération préliminaire.

COLO-

Le CONSEIL manifeste son opinion unanime et générale sur cette question préalable. D’abord il est loin de défendre le principe de l’esclavage. C’est une pensée généreuse à laquelle on ne peut que se ranger, celle qui tend à faire cesser les abus de cette institution. Mais il faut se garder, en accomplissant cette œuvre, de détruire une société tranquille dans laquelle l’existence de tous est assurée, pour s’aventurer dans un état de choses inexploré et inconnu où la ruine et la misère de tous pourraient succéder au bien-être matériel existant. Appelé par la confiance du Gouvernement du Roi à donner son avis sur une des questions les plus importantes qui puissent se présenter à l’examen d’hommes publics, le Conseil croit de son devoir et de sa conscience de ne pas laisser la plus légère illusion à des théories dont l’apparence humanitaire et flatteuse peut cacher de désolantes déceptions. Ne pourrait-on pas détruire ce que l’esclavage renferme d’abus , en le laissant subsister en ce qu’il renferme de nécessaire à la conservation de la prospérité coloniale jusqu’à ce qu’il s’éteigne de lui-même : ce qui arriverait indubitablement dans un temps peu éloigné par l’adoucissement des mœurs et les affranchissements ? Le temps, on ne saurait trop le répéter, en permettant de préparer les noirs à une position sociale que maintenant ils ne connaissent pas , qu’ils ne peuvent apprécier, qu’ils dénaturent étrangement, le temps seul semble pouvoir amener naturellement, sans secousse, l’abolition de l’esclavage ; ou du moins, plus on attendra, plus il sera facile d’arriver à ce but, que la cessation de la traite a déjà rendu certain et inévitable. Le Conseil ne répétera pas ici toutes les vérités qui ont déjà été dites sur cette matière depuis quelques années, il se bornera à présenter comme de grands enseignements, comme exemples frappants de l’avenir de nos colonies à la suite d’un affranchissement malentendu, non préparé de loin, l’état de décadence des colonies anglaises, et celui plus marquant encore de Saint-Domingue, où, malgré les


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 7 lois les plus rigoureuses, l’abandon général des cultures et un rapide retour de la population noire à son état primitif sont les seuls fruits de quarante années de liberté. Enfin, pour se résumer, le Conseil déclare que, dans sa conviction la plus intime, et quel que soit le mode d’exécution que l’on adopte, il lui paraît impossible que le Gouvernement puisse garantir le travail libre après l’émancipation des noirs, au moyen de mesures législatives ou administratives compatibles avec les mœurs et les opinions de l’époque. Il procédera néanmoins, avec toute l’attention et toute l’impartialité que comporte une matière si importante, à l’examen des divers projets qui lui ont été ou qui pourront lui être communiqués. Il n’hésitera pas à exprimer un avis favorable à la combinaison qui, relativement, lui paraîtra la moins menaçante pour l’avenir des colonies.

Délibération préliminaire.

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL ajoute que, comme l’a dit M. l’Ordonnateur, la question étant d’une immense responsabilité, il pense, lui, que le Conseil doit laisser cette responsabilité tout entière au Gouvernement, quant au système qui serait adopté. Cet exposé terminé, il est décidé que, dans une autre séance, on s’occupera des questions posées par la Commission de Paris, et des réponses à ces questions préparées par M. le Procureur général. M. LE GOUVERNEUR invite ensuite M. le procureur général Travail du Procuà donner lecture de son travail sur l’abolition de l’esclavage reur général sur l’abolition de l’esclaet des deux projets de lois qui y font suite. vage. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL donne lecture du travail suivant : 1° RAPPORT SUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE. ( Circulaire ministérielle du 18 juillet 1840. ) Fort-Royal, le 23 mars 1841.

«Si, dans la question de l’abolition de l’esclavage, on était obligé de partir d’un fait inconnu pour arriver à un résultat également inconnu, il serait permis de s’abandonner à l’illusion des théories. Mais l’esclavage est un fait ancien qui a longtemps été mêlé aux sociétés humaines, qui

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE. 8 a longtemps dominé les mœurs, et qui s’est éteint sans se cousse apparente, alors que les sociétés ont pu se passer de lui. « Lorsque le christianisme purifia le monde par sa morale sublime, il proclama l’égalité devant Dieu ; mais il se garda bien de procéder violemment à l’œuvre de l’égalité. Il resserra d’abord par la persuasion les liens de soumission de l’esclave envers le maître, et ce ne fut qu’à la longue, et progressivement, qu’il accomplit sa tâche de rénovation. « Examinons l’histoire de l’abolition de l’esclavage ancien. Quelle lenteur, combien de degrés dans la transformation. Les lois modifient d’abord ce que l’esclavage avait de cruel. Les hommes ne peuvent plus se vendre euxmêmes; on ne trafique bientôt plus que des infidèles et non des chrétiens; les mariages sont tolérés entre personnes de diverses conditions; le colonat immobilise l’homme et rend sa condition plus heureuse que celle des cultivateurs libres. Plus tard, la domesticité, sous divers noms, remplace l’esclavage ; le servage règne longtemps; la religion agit par voie de conseil pour faire rendre la liberté aux hommes comme acte agréable à Dieu. Ce n’est que vers le XIII et le XIV siècle que les dernières traces de l’esclavage disparaissent dans les contrées civilisées de l’Europe; et c’est à l’aide des mœurs et du temps qu’on comble l’abîme qui sépare l’esclavage de la liberté. « Ces réflexions préliminaires ne sont pas inutiles, lorsqu’il s’agit de déterminer l’époque à laquelle l’esclavage doit cesser. Le moment de le faire est arrivé, dit-on; mais à côté du danger de laisser la question toujours dans le vague, réside celui bien plus grand de lui donner un solution trop prompte, et de bouleverser ainsi toute la société coloniale. S’il ne s’agissait que d’affranchir purement et simplement, sans considérer ce qui pourrait en résulter, tant pour la fortune des maîtres que pour le bien des anciens esclaves, la chose serait facile ; mais on veut, en abolissant l’esclavage, conserver les éléments de prospérité des colonies, moraliser les nouveaux libres et les rendre aptes au travail volontaire; pour cela, il ne faut pas forcer le temps, s’exposer à un avortement indubitable de toutes les mesures qu’on aurait prises prématurément; et quand je vois qu’un e

e


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 9 delai de quinze à vingt ans paraît à l’impatience des abolitionistes une chose inadmissible ; quand je vois qu’on lésine sur quelques années pour accomplir sagement et loyalement une œuvre aussi importante, j’avoue que le découragement s empare presque de moi. « La Commission législative des colonies paraît être guidée dans le désir d’arriver à une prompte solution de la question, par des motifs dignes d’occuper sa sollicitude. « Elle pense que le voisinage des colonies anglaises et l' exemple rapproché de la liberté des personnes de leur race, anciennement esclaves , doit exciter les nègres à la révolte, et qu’il y a, sous ce rapport, péril pour les colonies. « Les colons eux-mêmes ont peut-être servi à entretenir cette opinion ; ils se sont exagéré à eux-mêmes et ont exagéré ces dangers. Je le déclare ici de la manière la plus formelle, et, sous ce rapport, la Commission pourrait faire faire une enquête sur les lieux, les noirs des colonies sont dans la plus parfaite tranquillité : ils attendent une liberté prochaine ; ils s’en inquiètent ; oui, sans doute, parce qu’on est sans cesse à leur en parler, parce que les hommes imprudents et dangereux, dans la pensée de flatter un parti qu'ils croient puissant, et de marcher ainsi à la fortune, devancent, par leurs actes irréfléchis, la portée des vues du Gouvernement. Mais, du moment que celui-ci se sera prononce, les nègres se soumettront avec résignation; et s’il y avait quelque rébellion , elle ne serait que partielle et pourrait être promptement comprimée. Si les esclaves, en effet, étaient si impatients de la liberté, qui donc pourrait empêcher une grande partie d’entre eux de la saisir ? quel obstacle pourrait-on opposer à ceux de la Guyane s’ils voulaient aller à travers les forêts se rallier aux Bonis ? et comment retenir ceux des Antilles, si la masse d’entre eux voulait s'enfuir et s'insurgeait pour saisir de fortes embarcations et passer ainsi aux îles anglaises? Mais, s’ils ont envié parfois la liberté donnée aux esclaves anglais, ils savent aussi que cette liberté n’a pas enfanté une douce oisiveté et le bonheur; que les nègres anglais sont restés dans l’esclavage de la faim , et que leur vie est misérable sans le travail, qui est pour eux la misère la plus cruelle ; ils savent que des esclaves fugitifs ds Antilles, libres à la Dominique IV PARTIE. e

2

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


10 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

ou à Sainte-Lucie, sont venus reprendre volontairement ce qu’on appelle les fers de leurs maîtres. « Le second motif de la Commission, pour que la question de l’abolition de l’esclavage soit promptement décidée, est puisé dans l’intérêt des colons eux-mêmes. «Sans doute l’incertitude ralentit l’essor de la prospérité coloniale, et nuit aux transactions; mais ce n’est pas l’incertitude qui résulterait d’un temps d’attente déterminé, c’est l’incertitude d’une mesure qui peut frapper les colonies d’un moment à l’autre, et surtout porter à faux. Lorsque les colons seraient assurés que le moment de la transformation coloniale n’arriverait que dans un temps éloigné et qu’on ne pourrait devancer, les inquiétudes cesseraient, la prospérité renaîtrait. Si, par exemple, on disait : «Dans quinze ans l’esclavage sera aboli ; d’ici à cette époque, telles et telles mesures pour l’amélioration du sort des esclaves seront édictées;» sûrs alors d’un avenir peu étendu sans doute, mais défini, les colons se livreraient sans crainte aux spéculations agricoles, et les dirigeraient même peut-être heureusement dans la pensée de cette émancipation, à laquelle on pourrait alors se préparer. « La Commission a donc raison de dire que l’incertitude est cruelle pour les colonies ; mais cela ne pourrait influer en aucune manière sur la fixation de l’époque à laquelle l’esclavage devrait être aboli. « Les deux motifs énoncés par la Commission ne me paraissent donc, en aucune manière, décisifs pour rapprocher le temps de l’abolition de l’esclavage ; ils sont de nature seulement à amener une détermination positive de la part du Gouvernement. Quand cette détermination aura été prise, les esclaves, dussent-ils voir leur émancipation ajournée pendant très-longtemps , ne remueraient pas, et les colons se prépareraient à la mesure qui les frapperait, mais dont l’effet serait d’autant moins funeste qu’on aurait pu chercher depuis longtemps à en amoindrir les inconvénients. « Quelle que soit l’époque à laquelle l’émancipation devra avoir lieu, la question de l’indemnité doit être vidée préalablement; il faut que l’on sache que les Chambres adopteront le chiffre fixé par la Commission et le Gouvernement avant de procéder à la transformation de la propriété : car


11 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. qui peut assurer aux colons que l’indemnité proposée ne serait pas réduite par un amendement, surtout si, à l’aide de phrases sonores, on conteste le droit de propriété du maître sur l’esclave ? «L’honorable M. de Tocqueville n’a pas voulu reconnaître la possession légitime de l’homme par l’homme. Il a entendu sans doute parler d’après le droit naturel, ou sa pensée aurait pu être plus largement expliquée. C’est ce qu’essaye de faire M. le ministre de la marine et des colonies dans la circulaire du 18 juillet 1840. M. de Tocqueville a eu de la répugnance à reconnaître l’existence d’un droit né de la possession de l’homme ; mais il confesse ce droit d’indemnité, quelle que soit son origine, et nous sommes assurés qu’il demandera et défendra l’indemnité avec la force de ses convictions. « Mais ne serait-il pas à craindre qu’on ne se servît des paroles jetées par l’honorable rapporteur pour contester et diminuer le chiffre de l’indemnité ? Il faut donc, en droit et en fait, mettre l’indemnité à allouer à l’abri de toute réduction. Si l’on permet d’attaquer la propriété coloniale en principe, à quel genre de propriété s’arrêtera-t-on P «Voulez-vous voir comme on traite la propriété en général, en regard de l’esclavage ? «Si j’avais à répondre à la question suivante : « Qu est-ce « que l 'esclavage ? » et que d’un seul mot je répondisse : « C’est « l' assassinat, » ma pensée serait d’abord comprise ; je n’au« rais pas besoin d’un long discours pour montrer que le « pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la person« nalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un « homme esclave, c’est l’assassiner. Pourquoi donc, à cette « autre demande : « Qu’est-ce que la propriété ? » ne puis-je ré« pondre de même : « C’est le vol, » sans avoir la certitude de « n'être pas bien entendu, bien que cette seconde proposi« tion ne soit que la première transformée ? ( Qu'est-ce que « la propriété, ou recherches sur le principe du droit et du « Gouvernement, par P. J. Proudhon. ) » « Ainsi, pour les publicistes de la nouvelle école, la propriété , comme l’esclavage, est un crime. « Qu’on se garde donc de creuser trop avant les principes de la propriété des colons : on ébranlerait nécessairement

2.

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. tous les autres genres de propriété. Le droit naturel n’est qu’une abstraction, ouvrage de la raison humaine. Quelle plus fragile base que cette raison, qui change avec les temps et les habitudes. Vous niez aujourd’hui que j’aie un droit rigoureux d’exiger une indemnité pour dépossession de mon esclave ? Demain je deviendrai communiste, et j’aurai, pour ébranler vos droits, des arguments aussi puissants que ceux à l’aide desquels vous avez voulu détruire les miens. « Le droit de propriété est une création sociale ; les lois ne « protégent pas seulement la propriété ; ce sont elles qui la font « naître, qui la déterminent, qui lai donnent le rang et l’étendue « qu'elle doit avoir dans les droits du citoyen1. » « Voilà le véritable langage que doit tenir le législateur au sujet du droit de propriété : rechercher, pour la modifier, d’autres bases que les lois dont elle découle, ce serait tomber dans le désordre. Il n’y a que deux manières de détruire la propriété créée par la loi : la violence ou les moyens que donne la loi elle-même. « La violence... on ne veut pas y recourir ; elle ne triomphe que lorsque l’anarchie prend la place d’un Gouvernement régulier. On ne doit donc employer à l’égard de la propriété coloniale, pour la réformer, que les moyens que la loi a consacrés , parce que la propriété coloniale a, comme les autres, été créée par la loi; qu’elle est reconnue et protégée par elle. On ne peut l’enlever aux colons qu’après l’indemnité préalable prescrite pour toute espèce de propriété par l’article 8 de la Charte constitutionnelle, promulguée dans les colonies. « Et y a-t-il donc une si grande différence entre la propriété, le droit des colons, et divers autres genres de droit dans la métropole? Esclaves. . . esclavage. . . ces mots repoussent. . . On croit voir l’esclave assimilé réellement en fait à une chose, comme il l’est en droit. On croit voir le maître laissé libre d’user , d’abuser de cette chose. Il y a eu sans doute dans l’esclavage des crimes et des malheurs. Cet 12

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

(1) Histoire de la propriété formée en Occident, par La Boulaye, mémoire couronné par l’Académie des inscriptions et belles-lettres-, Mirabeau, Discours posthumes sur le droit des successions ; Montesquieu, Esprit des lois, livre XXVI, chapitres XV et XVI.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 13 état n' est pas celui que la civilisation peut souhaiter; mais avec les lois protectrices de l’esclave, exécutées comme elles le sont, avec l’adoucissement de la condition des non libres, qui s’opère et s’opérera de plus en plus chaque jour, qu’est-ce, en définitive, que le contrat qui lie le maître à l’esclave ? Un contrat de louage de services pendant la vie de l’esclave, en vertu duquel, moyennant certaines heures de travail par jour, on le nourrit, on l’habille, on le soigne dans ses maladies et dans sa vieillesse, et l’on nourrit et entretient également ses enfants. Or, le contrat par lequel un homme, en France, s’engagerait à en servir un autre pendant vingt ou trente ans, moyennant sa nourriture et son entretien, ne serait-il pas valable, aux termes de l’article 1780 du Code civil ? — N’y a t-il pas des contrats de cette sorte? - Il y en a même à vie, puisque des arrêts ont été prononcés sur ces sortes de contrats. (Syrey, louage de services.) «Mais, dira-t-on, ces arrêts ont consacré, comme la loi, que les engagements ne pouvaient être faits pour toute la vie. D’ailleurs, la différence immense est que l’engagement de l’esclave est forcé, tandis que celui du domestique est volontaire. « Il est vrai que l’engagement qui oblige l’esclave à servir je prend au berceau et le suit jusqu’à la tombe; il ne peut s'y soustraire; fi est obligé de résider dans le lieu prescrit par son maître ; il ne peut aller au loin que moyennant un permis ; il est forcé de consacrer la plus grande partie du temps a travailler pour un autre moyennant un salaire qu’il reçoit en nature, qu’il ne peut débattre et que la loi a fixé. « Mais l’ouvrier qui se lie par des contrats successifs au maître est-il de fait plus libre? Le contrat ne l’attache pas sans doute pendant toute sa vie, mais il est obligé de le renouveller successivement sous peine de mourir de faim. A vingt ans il pourrait s’engager jusqu’à soixante ans; le contrat serait valable, et à soixante ans le maître aurait le droit de le renvoyer lorsque les infirmités ou l’âge empêcheraient l’ouvrier de travailler. — Celui-ci pourrait bien, dans l’intervalle, faire rompre le contrat, mais moyennant des dommages-intérêts qui, s’il ne pouvait les payer, se résoudraient en emprisonnement, comme le manque de travail de l’esclave est puni fort souvent. Combien d’ouvriers s’engage-

Rapport du Procureur général sur l'abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. la vie, si la chose était possible, pour être assurés Rapport du Pro- raient pour cureur général sur dans leur vieillesse d’un sort paisible et de la douceur de l’abolition de l’esclapouvoir nourrir et élever leurs enfants. . . Mais l’esclave vage. ne peut agir en vertu de sa volonté !... Et quel est donc l’exercice de la volonté des prolétaires en Europe ? Elle est de droit; mais, en fait, où la voit-on se produire ? Pour un qui perce, combien de milliers attachés aux fers de la charrue ou du métier! La volonté du prolétaire est régie par des maîtres plus exigeants que le colon : par la faim et la misère ; et ces maîtres terribles ne prennent-ils pas aussi l’enfant des manufactures presqu’au berceau? Ne courbent-ils pas, ne déforment-ils pas son corps, en le forçant, pendant dix-huit heures par jour, à être le rouage vivant d’un métier? Où donc est la volonté? Et quand le prolétaire a passé ainsi sa vie misérablement, pour quelques-uns qui ont pu épargner pour leurs vieux jours, la plupart mendient ou se traînent dans les hôpitaux !... «Mais la discipline, le châtiment !... «Oublie-t-on le soldat, qui souvent est forcé par la misère à s’engager plusieurs fois de suite ? « Le marin, qui, pendant presque toute sa vie, peut être pris pour le service de l’État ? — mis aux fers dans une cale, le plus repoussant des cachots ? — soumis à des peines corporelles? « On arriverait d’ailleurs progressivement, et dans un laps de temps déterminé, à supprimer le châtiment corporel à l’égard de l’esclave. «Je pourrais m’étendre sur les exemples; mais cela serait superflu. J’ai voulu seulement établir en principe qu’il n’y avait pas une si grande différence entre le contrat de service de l’esclave et certains louages en Europe, et que la propriété de ces services doit être entourée des mêmes avantages que le même genre de propriété le serait en France, et qu’il faut déchirer le voile de défaveur dont on l’entoure. «Ce n’est pas, qu’on me comprenne bien, ce n’est pas que je prétende que l’esclavage est l’état relatif le meilleur pour le noir. Je désire l’améliorer, comme je voudrais améliorer celui du prolétaire en France ; mais je veux qu’on ne le fasse qu’avec le temps et non au détriment des propriétaires sérieux et véritables. 14


15 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. « Et, en parlant de propriété, je dois traiter un point sur lequel on condamne les colons tout d’abord. Voici le système de ces derniers : « Les esclaves sont immobilisés avec « nos terres et nos usines ; nous les enlever avec une indem« nité qui ne s’applique qu’à eux seuls, c’est nous faire per« dre nos usines et nos terres, puisque celles-ci n’ont de «valeur que par les esclaves qui y sont attachés. Il faut donc «nous indemniser non-seulement des services de nos este claves, mais encore de nos propriétés foncières, à moins «qu’on ne nous assure pendant un temps déterminé un « travail libre équivalent au travail esclave et de nature à le «remplacer pour pouvoir conserver nos établissements. » « Il est certain que si les esclaves sont livrés dès le principe à eux-mêmes, ils ne travailleront pas. Or, avec l’activité de la nature sous la zone torride, les terres non cultivées se couvriraient bientôt de bois et d’herbes sauvages, et les bâtiments tomberaient en ruines. Le préjudice causé aux colons ne consisterait donc pas seulement dans la privation du travail des esclaves, mais encore dans la perte de tous leurs établissements. «Or, l’indemnité pour expropriation pour cause d’utilité publique ne doit pas porter seulement sur la compensation de la chose dont on est exproprié, elle doit comprendre en outre, pour être juste, tous les dommages soufferts (1). Les (1) L'indemnité pour expropriation à cause d’utilité publique doit porter sur tous les dommages que l'expropriation fait éprouver au particulier exproprié. Ainsi, dans la fixation de l’indemnité, les juges peuvent avoir égard, non-

seulement à la valeur venale des fonds enlevés, mais encore aux travaux que les particuliers seront obligés de faire sur leurs propriétés par suite de l'expropriation ; tels, par exemple, que les frais de construction d’un mur de soutenement. ( Charte, art. 10, C. C. 545 ; L. du 8 mars 1810 ; art. 10 et 17.) (Cormary et Teral, 21 février 1827 ; C. C. Rejet, Montpellier. S. 27. 1. 162. D 25.1. 147. L. 79. 49.) L'indemnité accordée par la loi et prononcée par les tribunaux, au cas d' expropriation, pour utilité publique, d’une portion de terrain, doit être préalable, tout aussi bien pour ce qui est dépréciation et moins value de la portion non expropriée, que pour le remboursement de la valeur de la portion dont il y a expropriation. En conséquence, les juges ne doivent pas ordonner l'exécution provisoire de la disposition de dépossession, s’il n’y a indemnité préalable pour dépréciation et moins value de ce qui reste, comme pour l’expropriation de ce qui est pris. (L. 8 mars 1810, art. 19. Ch. constitutionnelle, art. 10.) (Fournier D’Armes, 18 février 1827. Bourges ; S. 27. 2. 151. D. 25. 2. 128.)

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. colons sont donc dans le vrai lorsqu’ils demandent l’indemnité , non-seulement pour leurs esclaves mais encore pour leurs autres propriétés, si on ne leur assure pas le travail qui, seul, peut en consacrer l’existence. 16

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

«Je sais bien que la Commission reconnaît la nécessité d’un temps intermédiaire entre l’esclavage et la libération définitive pour rendre le nouveau libre apte au travail ; mais je voudrais qu'elle décidât aussi que ce temps doit être calculé de manière à assurer aux colons une durée de travail qui pût compenser la valeur de leurs établissements. D’après le calcul des rapports de la valeur foncière aux revenus, je pense que, vu surtout le temps qu’on donnerait aux nouveaux libres pour leur pécule, leur instruction , etc., il faudrait au moins vingt ans. «Les colons disent avec désespoir : «Vous ne nous « croyez pas. Eh bien, indemnisez-nous de nos esclaves et «de nos établissements. Nous perdrons même une partie « de la valeur de ceux-ci. Mettez-vous à notre place, puisque «vous croyez le travail possible comme vous l’entendez, et «nous abandonnerons avec douleur notre triste patrie, où « nous croyons que le désordre remplacera la prospérité « agricole et la tranquillité. » « Il y a de la force et de la vérité dans ces supplications. « En résumé, j’ai cherché à établir : « Qu’il ne fallait pas se laisser aller à des impatiences indignes du législateur pour précipiter l’abolition de l’esclavage , et qu’on devait au contraire procéder avec le temps nécessaire, les exemples anciens de la transformation de l’esclavage en liberté nous instruisant que de longues années ont pu seules modifier cette phase de l’état social; «Que l’indemnité des colons, reconnue comme un droit émané de la loi politique et civile, doit être fixée loyalement avant l’abolition; «Que cette indemnité doit s’appliquer aux établissements qui seraient ruinés par la cessation du travail esclave, à moins que la compensation du travail qui succédera à celui de l’esclavage ne forme une valeur, en années de revenus, équivalente à la valeur intrinsèque de ces établissements.


17 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. « C’est dans ce sens que je formulerai un projet de loi. Je m’occuperai maintenant des trois systèmes énoncés par la Commission.

Ier SYSTÈME. ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

« Ce système a été combattu et repoussé avec force par les colons. Il faut le dire : c’est qu’ils ont sans doute vu qu’il ne serait pas définitif, qu’une fois la concession de la liberté des enfants à naître reconnue possible, on ne les laisserait pas tranquilles ; qu’on viendrait encore demander l'affranchissement des esclaves adultes, et qu’on démolirait ainsi, peu à peu, et presque sans indemnité, l’édifice de la constitution coloniale appuyée sur l’esclavage. « Si l’on garantissait aux colons la possession de leurs esclaves actuels, je ne serais pas éloigné d’adopter le projet de loi inséré dans la dépêche ministérielle du 18 juillet, sauf les modifications que j’y introduirais. «Il est en effet reconnu qu’il serait extrêmement difficile de moraliser ceux qui ont déjà été esclaves, de les rendre industrieux, de leur faire aimer le travail, parce que le travail étant pour eux une obligation forcée par la loi de l’esclavage, et non par leurs besoins, ils doivent; nécessairement regarder l'oisiveté comme le seul bien réel que leur donnera la liberté. «En ne commençant l'ère de la liberté qu’au berceau d' une génération nouvelle, on fait au contraire table rase pour reconstruire le nouvel édifice de la société coloniale. Les enfants peuvent être en effet façonnés de bonne heure à leur nouvelle condition. « On a objecté l’inconvénient de laisser des enfants esclaves à côté de leurs parents libres; cet état de choses existe actuellement, non pas d’une manière générale, mais partielle, et il n’a produit aucune difficulté. Il y a des liens de famille et d’affection, quoi qu’on en dise, entre les parents esclaves et leurs enfants : la liberté de ceux-ci sera pour eux une grande joie. J’ai vu des parents esclaves préférer, à seracheIVe PARTIE.

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Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


18 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

ter eux-mêmes, la permission d’employer le fruit de leur travail à acquérir la liberté de leurs enfants. «On dira encore que la répugnance des libres pour le travail des terres provenant surtout de ce que ce travail est le lot de l’esclave, l’enfant affranchi ayant pendant longtemps sous les yeux le spectade de l’esclavage fécondant seul la terre, il ne verra l’obligation de cultiver le sol qu’avec dégoût et mépris. «D’abord je ne puis concéder en principe que les nouveaux libres refusent de travailler la terre seulement parce que ce soin est imposé aux esclaves. Le véritable et le plus puissant motif de leur éloignement pour ce travail c’est qu’il est le plus pénible, et que les occupations peu fatigantes sont plus en rapport avec leurs goûts d’oisiveté: on pourrait d’ailleurs faire cesser cette répugnance en donnant des récompenses et des distinctions aux jeunes libres qui travailleraient à la terre. Faudrait-il d’ailleurs attendre bien longtemps pour que le travail esclave cessât tout à fait par les affranchissements, par la vieillesse et la mort des travailleurs esclaves ? ((Les travailleurs libres prendraient ainsi sans secousse et naturellement la place des esclaves. Quand il a fallu des siècles pour abolir l’esclavage ancien, serait-ce trop, pour atteindre ce but, que le court espace de temps qui s’écoulerait entre une génération esclave et une génération libre? « On voit aisément, d’après ces motifs, pourquoi je n’adopterais que l’affranchissement des enfants à naître, et non celui des enfants au-dessous de sept ans. Cet affranchissement, qui n’atteindrait au reste que peu d’individus, ferait naître encore des difficultés. En légistation, il faut partir de bases nettes et précises. Une génération tout entière proclamée libre, voilà une idée claire. Affranchir les enfants au-dessous de sept ans! pourquoi pas ceux au-dessous de huit, de quinze, etc ? « Mais les esclaves actuels ! pourquoi, dira-t-on, les frustrer de la liberté? pourquoi les laisser eux seuls en proie aux malheurs de l’esclavage ? « Parce que la raison politique le voudrait; parce que l’on économiserait ainsi une somme considérable au trésor métropolitain ; parce que la transformation politique se


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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ferait sans secousse et insensiblement ; que, d’une part, les Rapport du Procolons pourraient arranger leurs affaires et s’accoutumer cureur général sur progressivement à l’émancipation; que, d’une autre, la po- l’abolition de l’esclavage. pulation appelée à remplacer les travailleurs esclaves pourrait être façonnée à la civilisation et au travail , et qu’on ne serait pas exposé ainsi à perdre les colonies. «Le sort des esclaves, d’ailleurs, serait bien moins à plaindre. Ils n’ont pas une soif aussi ardente de la liberté qu'on le prétend. Amélioré déjà, leur sort deviendrait encore plus doux tous les jours par le pécule et le rachat; ils seraient donc paisibles et tranquilles, contents dans leur vieillesse de voir leurs enfants jouir d’une liberté pleine et entière. «Mais, encore une fois, il faudrait qu’on s'abstînt de toucher à l’esclavage actuel; sans cela on aurait trompé indignement les colons qui auraient accepté ce projet. «Le pécule légal n’aurait pas de grands inconvénients pour les libres , et il aurait des avantages pour l’esclave, surtout si des caisses d’épargne étaient organisées. « Le rachat est repoussé avec énergie par les colons ; cependant il y a de la force dans les motifs de la note annexée à la dépêche du 18 juillet. Les colonies espagnoles et anglaises ont longtemps vu ce système en vigueur dans leur sein. Les véritables inconvénients du rachat forcé sont ceux-ci : les maîtres se verraient successivement privés de leurs esclaves les plus intelligents et les plus précieux ou bien ils seraient amenés à forcer ces esclaves de travail pour les empêcher d’avoir un pécule et par conséquent de se racheter. «Le premier inconvénient est vrai; mais il vaut encore mieux pour le colon une diminution partielle de travail qu'une diminution totale. « Quant au second, on pourrait y obvier, puisque les heures et les jours de travail pour l’esclave sont réglés, et qu’on tiendrait la main à l’exécution de ces règlements. « Mais il faudrait bien se garder de laisser au Gouvernement le droit de fournir lui-même des fonds pour le rachat forcé des esclaves. Ce serait un moyen de détruire ce qu’il y a de bon dans cette faculté, c’est-à-dire l’excitation de l’industrie de l’esclave dans l’espoir de se libérer, excitation qui, 3.


20 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIEME PARTIE.

une fois exercée, survivrait sans doute à la libération. Ce serait en outre une spoliation évidente pour le maître, qui se verrait privé de ses meilleurs serviteurs par des secours indépendants de leur industrie, et se trouverait bientôt réduit à un noyau d’esclaves indisciplinables et invalides qui ne lui permettrait aucun succès dans ses travaux agricoles, tandis qu’il aurait toujours les charges de nourrir et d’entretenir les enfants et les vieillards. «En résumé, le projet de l’abolition de l’esclavage par l’affranchissement des enfants à naître pourrait être adopté, mais à la condition : «De ne pas affranchir simultanément ceux qui sont actuellement dans l’esclavage ; et de laisser enfin la génération actuelle esclave pendant toute sa durée, sauf les affranchissements volontaires ou forcés; « De ne pas fournir des secours aux esclaves pour le rachat forcé. II SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION SIMULTANÉE ET IMMÉDIATE PAR RACHAT DES NOIRS POUR LE COMPTE DE L'ÉTAT.

«Ce système, sur lequel la Commission de la Chambre des Députés s’est le plus étendue, et qui paraît devoir appeler la prédilection du ministère, sera sans doute aussi celui qu’adopteront, sans beaucoup de commentaires, les administrations qui aiment à suivre le courant vers lequel le pouvoir paraît entraîné. « Il semble au premier aperçu remplir toutes les conditions ; et dans la pensée du savant rapporteur de la Commission, dans la loyauté de qui j ai pleine confiance, ce système offre des garanties suffisantes : « 1 ° Indemnité ; « 2° Situation intermédiaire de l’émancipé entre l’esclavage et la liberté définitive. « G est-à-dire, indemnité pour la valeur de l’esclave, «Et assurance du travail pour que les usines et les terres ne deviennent pas sans valeur.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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« Quelque chose enfin pour combler la distance entre l’esclavage et la liberté. «Ce système, je le répète, paraît le plus convenable; mais une de ses bases sera bien difficile à déterminer et à établir. L'État se substitue pendant un période de temps déterminé au lieu et place des anciens maîtres ; la condition et la durée de cette situation intermédiaire sont réglées légalement; l’État loue aux anciens maîtres le travail des esclaves, etc. « Le Gouvernement, la Commission, pourront-ils assurer aux colons que la durée fixée légalement pour le temps de travail intermédiaire le sera réellement ? Ne viendra-t-on pas, à chaque instant, s’interposer entre l’engagiste et l’engagé, comme on le fait continuellement entre le maître et l’esclave ? Ne calomniera-t-on pas les magistrats qui ne feront qu’appliquer les lois et règlements sur les engagés, comme on le fait pour ceux qui exécutent avec impartialité les règlements relatifs aux esclaves ? N’y aura-t-il pas quelques magistrats qui, fondant leur avancement sur des délations ou l’éclat de poursuites irréfléchies, se montreront les auxiliaires des ennemis du nouveau système adopté par le Gouvernement ? Enfin la presse et les membres des Chambres ne viendront-ils pas, chaque année, attaquer ce même système, dire que les nouveaux engagés sont traités comme les anciens esclaves, calomnier les administrations locales, soutenir qu’il faut une liberté immédiate et définitive ?. . , «Et le Gouvernement résistera-t-il ? « Si l’on m’assure qu’il pourra résister, j’adopterais immédiatement le deuxième système indiqué. « Examinons cependant ce système en détail.

«Indemnité. Dans les considérations générales que ai j' exposées préliminairement, j’ai traité la question du principe et de la justice d’une indemnité véritable. Je ne reviendrai pas sur ce sujet. « Fixation de l’indemnité. -— Le mode que le ministère de la marine et des colonies indique pour la fixation de l’indemnité est équitable et loyal. On ne saurait prendre pour base de l’indemnité le prix actuel des esclaves , toutes les propriétés étant frappées d’interdit par les appréhensions

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22 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

d’une émancipation précipitée et ruineuse. A Cayenne, il y a un an et demi, les nègres se vendaient 2,000 et 2,200 fr. Ils sont tombés à 8 et 900 francs, par l’envoi de la délibération de la Commission des affaires coloniales. « Le travail que l’on fournit sur le prix des esclaves a été fait de la manière la plus consciencieuse ; le ministère pourra d’ailleurs le contrôler, puisqu’il a les éléments de vérification. « Payement de l'indemnité. — Je ne vois pas trop quel intérêt aurait le Gouvernement à diviser le payement de l’indemnité en plusieurs termes, surtout s’il rembourse au moyen d’un fonds d’amortissement. Ce sera sans doute par une émission de rentes que l’indemnité se constituera. Ce ne serait donc qu’une fraction d’intérêts que l’Etat économiserait, s’il n’est pas remboursé plus tard de l’avance de l’indemnité par un prélèvement sur le salaire. Cette économie ne me paraît pas de nature à contre-balancer les inconvénients qui seraient la conséquence de la division et de l'éloignement des termes du payement de l’indemnité. «Le célèbre publiciste, rapporteur de la Chambre des Députés, l’a dit: «Tout devient difficile si l’émancipation «s’opère au milieu de leur gêne (les colons); tout devient « périlleux si elle commence au milieu de leur ruine. » Ces paroles , qui auraient dû assurer les colons des intentions bienveillantes de M. de Tocqueville, sont une vérité profonde ; nous en avons l’exemple, même avec l’esclavage. Tout est tranquille, tout se fait aisément, pas de collisions entre les diverses castes , lorsque le sucre est à un prix élevé. Inquiétudes, troubles, révoltes, au contraire, lorsque les denrées sont avilies, et que beaucoup de personnes ne savent comment vivre, parce qu’il y a moins de travail et par conséquent moins de salaires. « Mais il ne suffit pas que le sucre soit à un prix élevé au moment de l’émancipation pour que les colons ne soient pas gênés. Beaucoup d’entre eux doivent des sommes considérables. Avec des revenus importants , ils n’ont pas souvent la plus légère somme à leur disposition. Leurs commissionnaires leur avancent ce dont ils ont besoin pour leurs plantations; presque sûrs que sont ces négociants d’être


23 remboursés sur les revenus. Mais, au jour de l’émancipation, le colon ne trouverait plus d’avances, parce que la certitude des produits du travail serait ébranlée. Et cependant il faudrait non-seulement les avances habituelles, mais une somme suffisante pour assurer le salaire journalier des ouvriers libres. A plus forte raison, un grand nombre de colons n’obtiendraient pas ce levier nécessaire à la conservation du travail. Les noirs afflueraient donc sur les habitations qui pourraient payer un salaire régulier ; mais ces habitations ne sont qu’en très-petit nombre et ne pourraient employer que très-peu de travailleurs. D’une part, beaucoup de plantations seraient donc abandonnées; de l’autre, la plupart des nouveaux libres n’auraient pas de salaire ou ne seraient pas payés régulièrement, ce qui serait déplorable pour la réussite du système. « Il faut donc que les colons aient entre leurs mains les sommes suffisantes pour obvier aux premières dépenses de l’émancipation ; cela donnerait d’ailleurs le moyen de simplifier les usines, d’attirer les bras, d’augmenter l’industrie. Le mouvement qu’occasionnerait l’emploi simultané des sommes versées compenserait les résultats sombres que l’avenir pourrait renfermer. « C’est ce qui est arrivé dans les colonies anglaises. Les sommes dépensées et l’industrie déployée au moment de l’apprentissage ont empêché de sentir trop fortement la secousse du passage de l’esclavage à cet état transitoire. «Dira-t-on que les colons quitteraient leur pays avec l’indemnité qu’ils auraient reçue? Cette indemnité serait trop faible. Tel colon qui fait 50,000 francs de revenu net n’aura que 100,000 francs d’indemnité, supposé que les créanciers n’en prennent pas une partie. «Ces motifs me font penser que l’indemnité doit être payée simultanément et tout entière avant ou au moment de l’abolition de l’esclavage. «Les mêmes motifs me font encore demander que l’indemnité soit partagée entre le propriétaire et ses créanciers; sans cela la ruine des colonies sera d’autant plus certaine. «On objectera peut-être que, si le colon ne peut faire valoir ses terres, le créancier le remplacera; qu’il n’en CONSEIL SPECIAL DE LA MARTINIQUE.

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


24 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

résultera, en conséquence, aucun dommage pour la société coloniale. « Uno avulso non deficit alter. » «Il ne faut pas s’abuser, il y aurait alors pertubation jetée dans toutes les familles et dans tous les ateliers. Des étrangers, prenant la place des anciens maîtres, spéculant toujours, et n’étant pas attachés par les mêmes liens qui subsisteront entre le premier propriétaire et les nouveaux libres, ne pourront pas aussi bien remplir le vœu de la loi; c’est l’ancien maître en personne qui pourra seul faire réussir le système, s’il est susceptible de succès. «Mais, remarquera-t-on encore, si l’indemnité est perçue par le colon, ce sera consacrer la spoliation du créancier qui avait un privilége ou un droit hypothécaire sur l’esclave immobilisé. «Il a été décidé par la cour régulatrice que des noirs avaient pu être détachés de l’immeuble avec lequel ils avaient été hypothéqués et vendus à des tiers (1). Il a été également jugé que le créancier hypothécaire avait droit sur le prix qui représentait l’immeuble par destination séparé du fonds principal et vendu (2). « Mais la loi ne peut-elle pas modifier les conséquences de l’hypothèque, lorsque d’ailleurs elle prétend assurer d’une autre manière les droits du créancier ? L’avantage de la propriété de l’esclave, par rapport à l’immeuble auquel il est attaché, c’est de pouvoir mettre en valeur cet immeuble : or, le Gouvernement déclare qu’il assurera le travail de manière à ce que les terres et les usines des colons soient toujours entretenues, ne chôment pas et aient, en conséquence, la même valeur; les droits du créancier seront donc assurés, si le système réussit comme on le prétend. « Les biens du débiteur sont le gage du créancier (articles 2092 et 2093 C. c.). Aux colonies, par rapport aux esclaves, ce sont les services successifs de ceux-ci qui forment ce gage; or, si ces services sont assurés, que ce soit par un salaire en nature, comme pour les esclaves, ou que ce soit par un salaire en argent, comme pour les nouveaux libres,

(1) Arrêts des 5 août 1829 et 17 juillet 1838. [Cour de cassation.) (2) Arrêt du 3 janvier 1815. (Cour royale de Douai.)


25 le créancier trouvera toujours à peu près le même avantage, Rapport du Proc’est-à-dire celui, surtout, d’empêcher la vente de l’im- cureur générai sur l’abolition de l’esclameuble et de pouvoir se faire payer sur les revenus ; car vage. dans les colonies, où l’expropriation forcée n’est pas en vigueur, l’hypothèque n’est qu’un droit illusoire. Si l’expropriation forcée est promulguée aux Antilles, les créanciers ne sauraient se plaindre de ne pouvoir s’en prévaloir à l’égard du prix des anciens esclaves hypothéqués, puisqu’ils auraient prêté quand elle n'existait pas. «Dans les autres colonies, où la loi d’expropriation forcée est en vigueur, les craintes de l’émancipation ont tellement déprécié la valeur des esclaves, qu’en recevant le tiers ou la moitié de la valeur de ceux-ci, basée sur des prix moyens, les créanciers percevront plus que s’ils faisaient vendre par expropriation forcée maintenant. « Dans tous les cas, si le travail libre est assuré comme on l’affirme, les immeubles proprement dits, qui n’ont de valeur, à présent, que par les bras qui les font valoir, ne perdraient pas beaucoup de cette valeur si, comme on le soutient, les bras esclaves sont remplacés par les bras libres. «Il n’y aurait donc pas même, en droit rigoureux, violation flagrante des intérêts des créanciers, et quand au-dessus de cette considération se trouve la raison d’État, il n’y a pas à balancer, «Au reste, la question ne serait difficile que pour les débiteurs dont les dettes hypothécaires surpassent la valeur de leurs immeubles ; pour les autres, la justice la plus stricte même demanderait que l’indemnité fût répartie proportionnellement. Ainsi un immeuble vaut quatre-vingt-dix mille francs; il y a pour trente mille francs d’hypothèques; l’indemnité pour les esclaves est de trente mille francs ; les créanciers hypothécaires devraient avoir dix mille francs et le propriétaire vingt mille francs, « Mais pour éviter les difficultés des répartitions, il vaudrait mieux fixer un taux de partage pour les propriétaires et les créanciers. Ce taux me paraît devoir être de moitié pour chacun. «Mais les intentions de la loi seraient peut-être éludées; les créanciers, pour avoir la totalité de l’indemnité, pour 4 IV PARTIE. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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QUATRIÈME PARTIE.

raient menacer les propriétaires de les exproprier et le faire cureur général sur effectivement. Les propriétaires seraient alors forcés d’al’abolition de l’esclabandonner leur quotité d’indemnité à leurs créanciers, ou se vage. verraient expropriés; les nouveaux libres seraient donc abandonnés , quant au travail, à des engagistes avides et inexpérimentés , inconvénient qui doit être empêché, comme j’en ai fait sentir la nécessité. «D’après ces considérations, j’estime donc que l’indemnité doit être payée tout entière aux propriétaires avant ou au moment de l’abolition de l’esclavage; « Que , si on veut la fractionner, on ne pourrait que retarder, mais pour peu de temps, la partie de l’indemnité attribuée aux créanciers; « Que l’indemnité doit être partagée par moitié, dont l’une pour le propriétaire et l’autre pour les créanciers ; « Que l’expropriation forcée doit être suspendue pendant trois ans dans les colonies, à dater de l’abolition de l’esclavage. Rapport du Pro-

« Salaire. — Il est sans doute indispensable, lorsque l’on veut substituer le travail libre au travail esclave, de donner au premier l’appât d’un salaire; c’est le seul véhicule qui puisse encourager les nouveaux libres au travail. Mais par cela même que le salaire est un moyen puissant d’action, il ne faut pas qu’il paraisse, pour ainsi dire, illusoire à ceux dont il doit exciter l’industrie. « L’ouvrier européen reçoit un faible salaire; il faut qu’avec ce qu’il gagne il se nourrisse et s’entretienne, lui et sa famille : heureux s’il peut en fractionner une faible partie pour pouvoir, en cas de maladie ou dans sa vieillesse, s’assurer à lui et aux siens des secours. Mais qu’arriverait-il s’il fallait encore prélever sur le salaire une quotité réservée à un fonds d’amortissement? «C’est cependant ce que l’on propose à l’égard de l’esclave émancipé. Il faudrait que son salaire fût fractionné, 1° pour le fonds d’amortissement; 2° pour la caisse d’épargnes; 3° pour son entretien ; 4° pour ses maladies. Que lui resterait-il net? Ou bien il faudrait élever le taux du salaire de telle manière qu’il serait impossible de le payer. «Il faut aussi considérer combien ces fractionnements


27 de salaires, et les obligations qu’ils imposeraient, feraient naître de difficultés et nécessiteraient d’écritures et d’employés. Dans une mesure comme celle de l’émancipation, il faut mettre le plus de simplicité possible dans les opérations. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

« En principe, le prélèvement d’une partie du salaire du noir engagé, pour rembourser le Gouvernement, me paraît une mesure peu généreuse. On pourrait frapper d’interdit ce système par l’axiome de droit « donner et retenir ne vaut. » Car, en définitive, ce ne sera que par une élévation relative du salaire qu’on pourra en prélever une partie au profit du Gouvernement. Ce sera donc le colon qui se payera à luimême son indemnité, par l’accumulation des surcroîts de salaires périodiques qu’il aura à fournir. «Niera-t-on cette proposition : le salaire ne sera-t-il pas augmenté par cette cause ? Eh bien! ce serait le noir à qui on ferait payer sa liberté. Pourquoi donc alors ne pas lui laisser plutôt la faculté d’amasser un pécule et de se racheter de gré à gré avec le maître, à la longue? On veut qu’il saccoutume au travail par le gain qu’il en retirera : pourquoi donc lui en ôter le plus clair ? « Je sais qu’il y a une considération relative au maintien possible du travail des esclaves par ce mode, qui peut aussi être de quelque poids, Mais respecterait-on l’obligation du remboursement plus que les autres droits? «Je vois donc des inconvénients et peu de justice dans le prélèvement d’une partie du salaire du noir au profit du Gouvernement. « Pour que les caisses d’épargnes produisent de bons effets, il faut que ce soient ceux-là mêmes qui doivent en retirer les fruits, qui y aient placé en dépôt sur leurs économies. Ils sauront alors le prix des jouissances futures que leur procurera une privation momentanée de leur salaire, et ils ne dissiperont pas facilement ce qu’ils auront eu quelque peine à amasser, «Mais les noirs comprendront-ils le bénéfice d’une caisse d’épargne lorsqu'ils n’y auront pas mis eux-mêmes leurs économies ? Non, sans doute; ils ne verront que la retenue faite sur leur salaire, retenue forcée dont ils n’apercevront pas clairement les avantages, Ils verront un dépôt d’argent, 4

Rapport du Procureur général

sur

l’abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. Rapport du Pro- qui leur donnera un désir d’autant plus vif de briser biencureur général sur tôt leur lien d’engagement pour jouir de la somme amasl’abolition de l’esclaLes sée. retenues forcées sur leur salaire ne leur apprenvage. dront donc pas à faire des épargnes pour l’avenir. «Mais, dira-t-on, c’est pour ménager au noir des ressources pour le temps où son engagement cessera. Si je pensais qu'on pût amasser, pour chaque noir, une somme assez considérable pour que, placée plus tard, elle lui offrît un intérêt propre à le soutenir dans sa vieillesse, je serais partisan de cette mesure, sous ce point de vue ; mais il faudrait alors que l’engagement du noir fût très-long. Sans cela, s’il ne devait recueillir, à la fin de l’engagement, que 4 ou 500 francs, comme l’intérêt de cette somme ne pourrait pas le faire vivre, il la dissiperait bientôt. La possession momentanée de cet argent, après la destruction des liens de l’engagement, ferait même cesser tout travail, parce que le nouveau libre (en général) se reposerait tout le temps qu’il aurait quelque chose à dépenser. «Je ne serais donc partisan d’une retenue forcée pour les caisses d’épargnes qu’autant qu'elle serait faite pendant de longues années. Sans cela il vaudrait mieux payer au noir la totalité de son salaire, sauf à avoir des caisses d’épargnes où les bons ouvriers déposeraient volontairement leurs économies. « Il n’y a pas de doute, comme le dit la dépêche, que pour pouvoir payer un salaire raisonnable, il faut que le colon puisse vendre sa denrée à un taux qui lui permette d’effectuer ce payement. En Europe, quand une denrée ne se vend pas, on renvoie les ouvriers qui travaillaient à la produire. Ceux-ci vont chercher un autre emploi, le trouvent , ou, s’ils ne peuvent se placer, meurent de faim sans qu’on y prenne garde. On ne veut pas qu’il en soit ainsi à l’égard des noirs, et on a raison. Il faut donc que la denrée qui doit permettre de leur payer un salaire et de soutenir leur existence soit tenue à un prix suffisant. Le prix du sucre, pour atteindre ce but, a été reconnu devoir être de 25 francs les 50 kilogrammes; il faut donc le maintenir à ce taux. Si la production du sucre de betteraves ou la concurrence pouvaient faire baisser le sucre colonial français au-dessous de ce prix, il faudrait le ramener en élevant 28


29 les impôts sur les produits similaires qui auraient amené la vileté du prix. « La dépêche ministérielle reconnaît la difficulté de fixer le salaire, et surtout pour un long avenir; elle demande cependant qu’on en règle le montant. «Nous affirmons, comme nous l’avons dit tout à l’heure, que le prix du sucre, pour que le colon puisse en fabriquer et entretenir ses engagés, doit être actuellement au moins de 25 francs les 50 kilogrammes. «A ce taux, la journée de travail du noir ne pourrait être payée à la Martinique que 60 centimes par jour. «Quant au mode de payement du salaire, il aurait lieu en argent et par semaine à l’engagé. Il faudrait, pour remplir ce but, créer ou importer aux colonies une quantité suffisante de monnaie pour faciliter les transactions. Un jour par semaine serait accordé, comme par le passé, pour la nourriture de l’engagé ; il faudrait qu’on eût la faculté de faire travailler forcément, pour cet objet, les noirs paresseux ou insouciants. «Quant au payement de la fraction du salaire attribuée à l’État ou à la caisse d’épargne, il pourrait être fait annuellement à la fin de la récolte. «Ce payement, comme celui de la portion du salaire affectée à l’engagé, serait privilégié sur les récoltes. «Les poursuites auraient lieu comme pour les autres contrats entre maîtres et ouvriers. On pourrait seulement disposer que, faute du payement du salaire pendant un certain temps déterminé, un an, par exemple, on pourrait retirer les engagés à l’engagiste ; ce serait une sanction suffisante. « La fixation du salaire aurait lieu chaque année, par un règlement de l’autorité locale. «Les observations de la dépêche sur la nécessité d’affecter les travailleurs à une même exploitation pendant plusieurs années sont très-justes ; il est d’ailleurs de l’intérêt des noirs eux-mêmes, et dans celui du pays en général, qu’ils restent sur leurs habitations respectives : ils y ont des plantations, des maisons ; l’amour de la nouveauté les leur ferait abandonner, mais ils les regretteraient bientôt. « L’engagement des noirs de l’État envers les propriétaires CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


Rapport du Procureur général sur l' abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE. 30 devrait être au moins de dix années, sauf à le renouveler pour un autre période de temps plus ou moins long; ce serait le temps nécessaire pour recueillir les fruits d’une spéculation de culture coloniale. «Il n’y aurait d’ailleurs aucun inconvénient, puisque le contrat pourrait être rompu si l’engagiste ne remplissait pas ses obligations. «Mais un contrat direct entre l’engagiste et l’engagé me paraîtrait tout à fait inutile. Si les nègres émancipés sont placés, après l’émancipation , sous la tutelle du Gouvernement; s’ils n’ont pas les droits politiques et tous les droits civils, ce serait plutôt au Gouvernement à faire le contrat de louage des noirs placés sous sa tutelle aux engagistes. «Je ne crois pas que la durée de l’engagement doive être différente d’après la diversité des cultures; cela ferait naître des catégories d’engagés qui pourraient compromettre la tranquillité. Les sucreries sont les exploitations les plus importantes; ce sont elles qui devraient avoir des engagés pour un plus long temps : elles ont les populations les plus nombreuses; or, les noirs qui les cultivent seraient, avec raison, mécontents, s’ils voyaient dans d’autres plantations les cultivateurs avoir plus tôt qu’eux leur liberté d’action et de locomotion,

« Travail. — Les jours de travail et de repos pour les e-s claves seront, je pense, les mêmes que ceux des libres, c’est-à-dire repos les dimanches et fêtes, et travail les autres jours. Il serait étrange qu’on voulût donner plus de repos aux ouvriers des colonies qu’aux ouvriers européens, lors qu’on veut accoutumer ces premiers au travail. «Quant aux heures de travail, elles doivent être également basées sur celles pendant lesquelles les ouvriers libres s’occupent. Quand les Anglais ont déclaré que les apprentis ne travailleraient aux colonies que sept heures et demie par jour, ils laissaient, dans les manufactures et dans les campagnes de leur métropole, leurs ouvriers s’épuiser dans des labeurs de quinze à dix-huit heures. Vous voulez dresser des hommes au travail, cette dure destinée de la vie, et vous commencez par favoriser leur paresse, Je sais qu'on voulait tâcher d’amener les noirs à travailler pour eux après


31 les limites du temps dû au maître de l’apprenti anglais (employer). « Mais le plus grand nombre a trompé les espérances du législateur-, on a même en vain tranformé quelques heures du travail de l’apprenti anglais , en exigeant neuf heures pendant cinq jours, et en lui donnant le sixième en échange des heures ajoutées chaque autre jour aux sept heures et demie de travail légal: cela n’a rien fait. Il faudrait, si on voulait donner aux engagés plus de temps pour eux sur le travail qu’ils doivent faire, les forcer à ce travail supplémentaire dans leur propre intérêt. « Les noirs émancipés devront donc travailler, non pas quinze et seize heures par jour, comme beaucoup d’ouvriers le font en Europe, mais dix heures seulement, comme ils le font actuellement, sauf à pouvoir les louer, de leur consentement, pour les veillées nécessaires. « Le travail à la tâche vaudrait mieux, dans le cas où il pourrait être substitué au temps de travail. Les tâches ne pourraient être réglées que par des actes locaux, comme cela a eu lieu dans les colonies anglaises. «Le soir et les jours de fête et de repos doivent être seuls consacrés à l’instruction religieuse. «Le mode de surveillance à exercer sur le travail des noirs, « Leur régime disciplinaire, « Les pénalités spéciales auxquelles ils pourront être soumis pendant l’état intermédiaire, ne peuvent être également réglés que par l’autorité locale, après qu’un système quelconque aura été adopté. «On demande quels peuvent être les châtiments employés contre les engagés, et l’on commence par établir qu’il ne peut être question de châtiment corporel, sans discuter s il peut y en avoir d’autres efficaces. Quoi! vous avez maintenant des châtiments corporels, le fouet, il faut le nommer, qui peut être donné par les maîtres aux esclaves, et lorsque vous voulez émanciper ceux-ci, vous vous interdisez de piano la possibilité de le donner ! Est-ce que vous, Gouvernement, vous n’avez pas reconnu la nécessité du fouet pour conduire vos ateliers libérés en vertu de la loi du 4 mars 1831 ? Vous libérez une population entière, CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. 32 Rapport du Pro- conduite jusque-là par le fouet, et vous proclamez tout cureur général sur d’abord qu’on pourra la mener par d’autres moyens? Vous l’abolition de l’esclaproscrivez les châtiments corporels (le fouet); mais, est-ce vage. que, dans vos codes, vous n’avez pas des peines corporelles proprement dites : les fers, le bâton, qui mène le forçat, la mort? Pourquoi cela? pour maintenir, par l’exemple et l’intimidation, la société dans l’ordre. Eh bien, lorsque vous reconnaissez que le maintien du travail et de l’ordre parmi vos engagés est la condition sine quâ non de l’existence et de la tranquillité de la société coloniale, vous repoussez en principe un châtiment corporel bien moins cruel que ceux que vous exercez quelquefois, sans savoir si vous pourrez le remplacer par un autre! Tout cela, parce que des hommes sans portée, qui trouveront quelquefois fort bon qu’on mitraille de pauvres ouvriers égarés, vous diront que le fouet est une horreur. Demandez donc aux Anglais, ce peuple émancipateur et civilisé par excellence, pourquoi il donne le fouet à ses héros en veste rouge ? demandez-leur pourquoi ils ont conservé le fouet pendant l’apprentissage? pourquoi ils l’ont conservé dans leurs actes contre le vagabondage des libres (art. 7 de l’acte du 3 juillet 1834, rendu à Antigue pour l’extinction du vagabondage, et cité dans le Précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, tom. I ,page 261 ). Et nunc intelligite «Il sera nécessaire de conserver la peine du fouet pendant quelque temps; on ne l’emploiera que dans certains cas où elle sera jugée indispensable; on pourra la supprimer à l’égard des femmes ; elle sera ordonnée par les juges. « La surveillance du travail ne peut être exercée par l'atorité patronesse, si celle-ci est confiée au ministère public; ce serait mal comprendre les hautes fonctions des gens du Roi; ils ne doivent pas être assimilés à des inspecteurs voyers et à des gendarmes. Leurs fonctions sont d’une nature sédentaire, et lorsqu’ils se transportent, c’est quand des délits qui menacent la société tout entière appellent leur présence. Ils doivent exercer une autorité de patronage en faveur des esclaves et des affranchis ; mais ce patronage doit être haut placé et ne pas dégénérer en inquisition. Une pareille tâche est impossible, au physique et au moral, à des magistrats d’un ordre élevé. Il faudrait d’ailleurs, si on vou er


33 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. lait qu'elle fût exercée réellement et utilement dans ces divers cas, augmenter considérablement le nombre des officiers du ministère public ; sans cela leur surveillance serait illusoire. «La dévolution aux juges de paix de l’examen des difficultés entre les engagistes et les engagés, et de la punition disciplinaire de ceux-ci, est la seule chose rationnelle et possible dans rétablissement du nouveau système. L’appel aux juges royaux ne devrait être permis que dans des cas trèsrares. Les considérations de la dépêche, sur la nécessité d' une prompte répression, sont fort justes. « Il faudrait non-seulement attacher aux juges de paix des suppléants salariés, mais augmenter le nombre des juridictions, pour que le ressort fût plus restreint et les justiciables plus rapprochés des juges. Ceux-ci pourraient faire des tournées périodiques, pourvu que leur ressort fût trèspeu étendu. «L’établissement d’un lieu de déportation peut être bon en soi, mais il ne sera efficace que si la déportation a de la durée; il y aura d’ailleurs des noirs sur lesquels la perspective d’une peine éloignée n’aura aucun résultat. «Au reste, ce serait pendant l’esclavage même qu’on devrait faire quelque chose d’analogue. Actuellement, les v oleurs, les vagabonds, sont punis et rentrent bientôt dans le sein de la société coloniale. Il faudrait établir une colonie agricole lointaine, où l’on transporterait les délinquants de ce genre. On leur donnerait une maison, de la terre, des instruments aratoires. Ils ne seraient pas malheureux, mais cette transportation aurait le meilleur effet pour la population libre-, ses membres seraient épurés, et le travail serait plus recherché par eux. Quand la population libre actuelle serait, pour ainsi dire, retrempée par l’expulsion de ses membres gangrenés, et par le travail, fruit de l’intimidation, y aurait plus de facilité à effectuer une émancipation générale.

« Les domestiques et ouvriers de tous genres devront être soumis, sur les habitations, aux mêmes engagements que les autres noirs; il y aurait sans cela inconvénient pour le travail et la tranquillité. On a vu que, dans les colonies anglaises, la distinction établie entre les noirs de culture (prædial ) et les ouvriers et domestiques (non prædial) IVe PARTIE. 5

Rapport du Procureur général sur l'abolition de l'esclavage.


34 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

avait nécessité la terminaison plus rapprochée de l’apprentissage des noirs ruraux. Il faut donc que les ouvriers et domestiques des plantations soient soumis au même salaire et au même engagement que les noirs ruraux, dont d’ailleurs le travail est le plus pénible. «Je crois que, par les mêmes raisons, les noirs ouvriers et domestiques des villes devraient être soumis au même temps d’engagement, sauf à donner plus de facilité à l'engagiste et à l’engagé de rompre le contrat. Les catégories, quand il s’agit d’appliquer à toute une population des mesures de liberté, font naître des embarras et sont dangereuses. « Les intentions du Gouvernement pour la moralisation religieuse et intellectuelle des noirs sont bienveillantes. Il faudra, toutefois, que l’application en soit faite de manière à ne pas nuire au travail. L’établissement d’écoles gratuites de culture, d’arts et métiers, sera utile également ; mais le choix des hommes qui devront diriger ces écoles sera important à bien faire, sans cela ce serait de l’argent mal employé. « Il faudra sans doute encourager le noir qui se conduira bien ; mais il ne faudrait pas que ce fût par l’élévation individuelle du salaire journalier. Il y aurait, en suivant ce mode, réclamation et mécontentement des masses. Il vaudrait mieux des gratifications et le système de la tâche. Le noir qui ferait bien et promptement sa tâche aurait un supplément de temps à lui, dont il retirerait un profit suffisant. «Le colonage partiaire serait une création avantageuse; mais ce ne serait qu après quelques années d’épreuve du travail pendant le temps intermédiaire , qu’on pourrait l’établir. Les propriétaires favoriseraient les premiers ce mode d’exploitation. « Droits politiques et civils. — Les observations de la dépêche à cet égard sont rationnelles. On ne pourrait confier immédiatement des droits inconnus à une population tout entière qui ferait irruption dans les rangs de la société coloniale. « Nouveaux noms.—Il y aurait en effet nécessité de donner des noms patronymiques aux nouveaux libres, pour éviter


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 35 la confusion qui s’opérerait dans les transactions, désormais personnelles, d’un grand nombre d’individus qui jusque-là n’auraient pas agi par eux-mêmes. L’acte d’affranchissement général des nouveaux libres, fait d’après les recensements, serait déposé chez les maires et au greffe du tribunal de première instance, pour leur tenir lieu d’acte de naissance. On ferait insérer pendant trois mois la demande de nom dans le journal de la colonie, et s’il n’y avait pas d’opposition, le Gouvernement ferait la concession du nom, qui serait inscrit en marge de l’acte d'affranchissement, dont extrait ne pourrait être délivré sans mention du nom patronymique adopté. « Il est à regretter que dans l’ordonnance du 29 avril 1836 on n’ait pas donné aux anciens affranchis le droit de prendre des noms patronymiques en vertu d’un arrêté du Gouvernement, en conseil, car ils sont obligés de suivre les formalités ordonnées dans la métropole pour les additions de nom, ce qui est long et plus difficile.

Mariages. — Les encouragements au mariage peuvent être utiles; on pourrait donner des objets de ménage, des bestiaux, une maison mieux installée aux noirs qui se marieraient; mais il faudrait autant que possible que les époux fussent de la même habitation; ou bien l’on pourrait favoriser les échanges d’engagés, lorsque le noir d’une plantation voudrait épouser une négresse qui habiterait sur un autre établissement, Il ne faudrait pas aussi que les encouragements eussent pour résultat de créer des mariages mal assortis, comme il arrive quelquefois avec les dots municipales. L’autorité patronesse y veillerait. « Enfants et vieillards. — L’avis de la commission relatif aux enfants dont les maîtres se chargeraient, après l’émancipation, moyennant un contrat d’apprentissage, pourrait être adopté. «Quant aux vieillards, s’il fallait que l’État s’en chargeât au fur et à mesure, ce serait une dépense considérable. Plus on creuse le sujet, plus on y trouve de difficultés : vous détruisez un système où les vieillards, les infirmes, avaient secours et protection, et pour le remplacer il vous faudra des dépenses énormes, des hôpitaux, etc. 5.

Rapport du Procureur général sur l'abolition de l’esclavage.


QUATRIÈME PARTIE. « Il vaudrait encore mieux charger les habitants de l’entretien des vieillards et infirmes comme de celui des enfants. Mais alors l’indemnité pour les premiers devrait être telle que son intérêt annuel permît de subvenir aux dépenses périodiques qu’exigera cet entretien. 36

Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

« Si l’on ne donne aucune indemnité pour les vieillards, ce serait violer les droits de propriété des colons que de les libérer contre la volonté de ceux-ci. Ils retirent d’ailleurs d’un certain nombre d’entre eux quelques services. « Il ne devrait y avoir d’hôpitaux que pour les invalides et infirmes. « Il vaudrait mieux allouer l’indemnité pour les vieillards, et accorder, comme le dit la dépêche, un secours annuel à l’habitant, à l’aide duquel il se chargerait des vieillards. « Rachat. — Le rachat pourrait être admis après sept années d’épreuves, mais pour un très-petit nombre d’individus seulement sur chaque plantation. Ce serait sur des attestations solennelles de bonne conduite, et un examen auquel l'engagiste et les autres coengagés concourraient, que la faculté de rachat devrait être admise en faveur d’un individu. Les autorités locales régleraient les formes et les conditions du rachat. « Moyens de sûreté et de police. — Une force militaire imposante est nécessaire actuellement et sera encore plus indispensable dans les premiers temps de l’émancipation pour ie maintien de l’ordre. Une gendarmerie nombreuse et bien rétribuée sera, comme le remarque la dépêche, la meilleure garantie pour une bonne police. Il y aura plus de difficulté pour conserver le bon ordre parmi les engagés que pour les défendre des vexations des engagistes, car ceux-ci seront un contre cent sur les plantations. Le rapprochement et l’augmentation des juges de paix offrira d’ailleurs aux engagés tous moyens de faire accueillir leurs plaintes. «Je le repète, des juges de paix en nombre suffisant, beaucoup de gendarmes et de chasseurs de montagnes bien soldés, et un lieu de transportation pour les vagabonds, ceux qui se refuseraient à travailler, et les voleurs, voilà les meilleurs moyens de police.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

37

« Noirs du domaine. — Il y a quelque motif de décider Rapport du Procureur général sur que l’indemnité ne sera pas allouée aux caisses coloniales, l’abolition de l’esclapour les noirs du domaine; cependant ils ont toujours été vage. considérés comme propriété particulière des colonies. Les subventions ont été faites sans qu’on eût la prévision d’en appliquer le montant à la compensation d’une indemnité future. Il faudrait au moins, pour sauver le principe, déclarer que le montant de l’indemnité sera compensé avec les subventions qui auront lieu à l’avenir. « Je remarque aussi que le non-payement d’une indemnité dispenserait les caisses coloniales du payement d’un salaire aux noirs. Gela aurait des inconvénients. Les noirs du domaine seraient donc plus maltraités que ceux des particuliers; cela ne devrait pas être. Il faudrait donc que la colonie leur payât un salaire, et le Gouvernement pourrait allouer une certaine somme à cet effet. « Il faudrait, comme le dit la dépêche, que l’affranchissement des noirs du domaine colonial n’eût lieu qu’à l’époque de l’émancipation générale, arrivée par le remboursement de l’indemnité, dû par les noirs. « Caisses d’épargnes. —Les caisses d’épargnes seront utiles pour favoriser l’industrie et la prévoyance des noirs, mais non pour y conserver le dépôt de la prévoyance du Gouvernement pour eux. La caisse d’épargnes de la métropole serait convenable, comme le dit la dépêche, et elle offrirait plus de garantie qu’un lieu de dépôt spécial dans les colonies. III SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION

SIMULTANÉE

ET CONCESSION DANT

AUX

UN CERTAIN

ET

COLONS

IMMÉDIATE, DU

TRAVAIL

AVEC DE

APPRENTISSAGE L'APPRENTI

PEN-

NOMBRE D’ANNEES.

«Il n’y a pas beaucoup de différence entre ce système et le deuxième, sauf cependant en ce qui concerne les salaires, et c’est un point capital. Déclarer en effet les esclaves immédiatement libres, soumettre cette liberté à de nombreuses restrictions, c’est à peu près la même chose que de les appeler apprentis en retardant leur liberté définitive pendant le même nombre d’années que durerait l’état in-


38 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

termédiaire qui suivrait l’abolition immédiate. On dira peutêtre qu’il y a une distinction; que dans le deuxième système les esclaves seront qualifiés sur-le-champ du titre de libres, et soumis seulement à des obligations de travail pour apprendre petit à petit à exercer la liberté définitive; tandis que, d’après le mode d’apprentissage anglais, les esclaves, en perdant ce titre, ne conquéraient pas sur-le-champ celui de libre, et n’y arrivaient que par une gradation plus marquée; qu’ils pouvaient croire ainsi que le travail était l’apanage de l’esclavage et de l’apprentissage; tandis que dans le deuxième système on en fait la condition et le devoir de la liberté. «En définitive, cela revient au même. Il y aurait peutêtre même dans le deuxième système un inconvénient qui ne subsistait pas dans le troisième. Dans celui-ci, les esclaves savaient qu’ils n’étaient pas tout à fait libres; ils supportaient la condition de l’apprentissage dans l’espoir de la liberté totale prochaine. Dans le deuxième, comprendront-ils une liberté immédiate qui ne sera pas cependant la liberté? « Un point capital toutefois, comme je l’ai dit, c’est le salaire. On voulait, dans l’apprentissage, dresser les noirs au travail volontaire, et pendant l’exercice du travail obligé, sanctionné par le magistrat spécial, on n’habituait pas l’apprenti à l’appât qui assure le mieux le travail libre. C’était une faute, et sous ce rapport le deuxième système vaut mieux que l’apprentissage. «Il ne faut pas cependant condamner légèrement le système de l’apprentissage anglais. On l’a attaqué dans l’intérêt des colons et dans celui des apprentis. Les colons, en effet, dans les premiers moments surtout, ont éprouvé des pertes, ont eu mille difficultés; mais enfin le travail n’a pas cessé; les produits n’ont que faiblement diminué et la tranquillité a été maintenue. Quant aux apprentis, ils étaient plus heureux matériellement qu'ils ne le sont comme libres. On a parlé des châtiments qui leur étaient infligés. Mais penset-on que l’on fera travailler les nouveaux libres pendant le temps intermédiaire sans punitions ? Ce serait ne pas connaître la question. Et maintenant dans les colonies anglaises n’y a-t-il pas de châtiments ? Il n’y en a plus pour le manque de travail, puisque le travail n’est plus obligé ; mais on en


39 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. inflige pour les vols, le vagabondage et d'autres délits un Rapport du Probien plus grand nombre que sous l’apprentissage. Les pri- cureur général sur l’abolition de l’esclasons, les travaux forcés, ont remplacé les peines moins vage. sévères que prononçaient les juges spéciaux. «En résultat, les colonies anglaises ont été assez prospères sous l’apprentissage. « Mais ce temps d’épreuves n’a rien fait pour assurer le travail libre; d’abord, parce qu’il n’était pas assez long. Malgré toutes les dépenses des sociétés bibliques, la fougue des missionnaires Wesleyens et autres, on ne pouvait en sept ans transformer moralement et physiquement une population tout entière. Il fallait un espace de temps plus prolongé; et encore, par suite de la distinction qu’on avait faite entre les apprentis prædiaux et les non prædiaux, l’apprentissage n’a duré que cinq ans au lieu de sept. On avait encore négligé de façonner les apprentis aux douceurs du résultat du travail par le salaire. Aussi ils sont entrés dans l’état libre à peu près comme ils étaient avant l’apprentissage, sauf les semences de l’instruction religieuse qui, si elles ne sont pas, comme dans quelques localités, secondées et exploitées par des superstitions de religions prétendues libres, disparaîtront dans l’enivrement de la liberté, lorsque les instructions ne seront plus forcées. « Je crois donc que le système de l’apprentissage pourrait être adopté, mais en le prolongeant pendant quinze années, et en donnant un léger salaire aux apprentis. Il faudrait que l’indemnité fût augmentée, d’autant plus que les Anglais ont fait entrer dans l’évaluation de la compensation ou indemnité à donner aux colons la considération du temps pendant lequel le travail serait encore gratuit.

DISPOSITIONS GÉNÉRALES. «La dépêche rappelle que la Commission n’a pas de vues arrêtées ; elle s’en rapporte à l’expérience de MM. les gouverneurs des colonies pour que les Conseils spéciaux présentent le système qu’ils croiront le meilleur, soit en modifiant ceux qui sont envoyés à l’examen, soit en en formulant de nouveaux : on laisse, en un mot, la plus grande latitude aux autorités coloniales à cet égard.


40 Rapport du Procureur général sur l’abolition de l’esclavage.

QUATRIÈME PARTIE.

«Mais là réside la difficulté. L’expérience d’un système ancien ne peut guider dans l’épreuve d’un système tout à fait nouveau, qui change de fond en comble la société coloniale. Ceux qui ont formulé l’apprentissage anglais connaissaient bien les colonies; ils en avaient une longue expérience; ils les connaissaient mieux qu'on ne les connaît en France : et cependant ce système a été violemment attaqué pendant sa durée, et ses résultats sont désastreux. Qui donc pourrait avoir l’orgueil de dire : tel ou tel système réussira, cboisissez-le. On peut bien émettre l’avis que tel système paraît le moins mauvais ; mais comment affirmer pue celui qu’on indique sera le meilleur ? Voilà pourquoi, dans l’examen des trois systèmes, je n’ai pas marqué une prédilection beaucoup plus grande pour l’un que pour l’autre. On craint de se prononcer : « Incedo per ignes suppositas cinere doloroso.» Voilà pourquoi je demande surtout du temps entre la résolution d’abolir l’esclavage et le jour où cette abolition sera prononcée. Persuadé que, quelque système que l’on adopte, il y aura perte et souffrance pour la société coloniale, je demande que le temps diminue les frottements et assouplisse les ressorts. Depuis vingt ans, quelles modifications n’ont pas été apportées dans les lois et les mœurs coloniales ? Lorsque les colons sauront que dans un certain nombre d’années l’esclavage doit être définitivement aboli, combien n’y aura-t-il pas encore de changements? combien la pente ne sera-t-elle pas adoucie? Jusqu’à présent il y a eu incertitude; lorsque la transformation sera hors de doute, on s’y préparera d’autant plus; les rapports de maître à esclaves deviendront encore plus doux, les fortunes se liquideront, les situations deviendront plus nettes et plus en état de recevoir le choc de la loi. Un temps intermédiaire entre la déclaration de l’abolition et l’abolition de l’esclavage, voilà ce qui surtout est important. Comme le lutteur qui se frotte d’huile pour se préparer au combat, comme le voyageur qui prend son manteau pour se prémunir contre l’orage, il faut que le colon puisse, de longue main, prévoir et applanir les difficultés et les luttes qu’offrira nécessairement l’émancipation, de quelque manière qu’elle soit accomplie. »


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

41 Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

2° PROJET DE LOI POUR

L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE DANS LES COLONIES

FRANÇAISES.

Préparé par M. le Procureur général

ARTICLE

(29 mars 1841 ).

1er.

Le 1 janvier 1852 l’esclavage sera aboli dans les colonies françaises. En conséquence, tout esclave résidant dans ces colonies sera déclaré et demeurera libre. Seront considérés comme parties intégrantes de ces colonies, toutes terres, îles et îlots qui sont reconnus comme étant leurs dépendances. er

ART.

2.

A partir du 1er janvier 1852, tous les individus qui auront été portés sur les registres-matricules des esclaves et sur les recensements tenus régulièrement conformément à l’ordonnance royale du 11 juin 1839, seront inscrits sur de nouveaux registres-matricules comme engagés libres sous la tutelle du Gouvernement, en vertu de la présente loi, et sans qu’il soit besoin de contrats spéciaux. ART.

3.

Les services des engagés seront loués par l’Etat aux propriétaires et habitants des colonies respectives où ces engagés auront été affranchis, sans qu’ils puissent être loués dans une colonie autre que celle dans laquelle ils auront été enregistrés. ART.

4.

Les engagés seront divisés en deux classes, savoir : les engagés ruraux et les engagés urbains. Les engagés ruraux seront ceux qui, au 1 janvier 1852, seront employés dans les campagnes ou sur les habitations, er

XVe PARTIE.

6


Projet de loi pour l'abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE. 42 quel que soit d’ailleurs le genre de travail auquel ils auront été attachés.

Les engagés urbains seront ceux qui, au 1 janvier 1852, seront employés au travail dans les villes et bourgs, quel que soit le genre de travail auquel ils seraient attachés. er

ART.

5.

Les engagés ruraux seront loués aux propriétaires des habitations et exploitations agricoles et industrielles auxquelles ils étaient attachés au 1 janvier 1852. Les engagés urbains seront loués aux personnes au service desquelles ils étaient affectés, à la même époque du 1 janvier 1852, dans les villes et bourgs. er

er

ART.

6.

Le contrat de louage des engagés ruraux et urbains, par le Gouvernement, aux engagistes, ne pourra avoir une durée de moins de sept ans. Il pourra être renouvelé. Il ne pourra être rompu en faveur de l’engagé que dans les cas suivants : 1° Quand il sera prouvé que le salaire de l’engagé ne lui a pas été régulièrement payé pendant l’espace d’une année; 2° Quand l'engagiste se sera rendu coupable, envers l’engagé, de mauvais traitements et de sévices graves et aura été condamné pour ce fait. Le contrat ne pourra être rompu en faveur de l’engagiste que quand il sera prouvé, sur sa demande, que l’engagé ne remplit pas ses obligations de services et de travail envers lui. ART.

7.

En cas d’annulation du contrat, l’engagé sera loué par le Gouvernement à un autre engagiste. ART.

8.

Les contrats de louage passés par le Gouvernement, pour les engagés, seront faits administrativement; ils seront signés par le gouverneur et l’engagiste, ou mention sera


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

43

faite que celui-ci ne sait signer, auquel cas deux témoins signeront pour lui. Ces contrats emporteront l’exécution parée et seront susceptibles de produire hypothèque par l’inscription qui en sera faite conformément aux lois sur la matière. ART.

9.

La durée du temps pendant lequel l’engagé restera sous la tutelle du Gouvernement, et pourra être loué en conséquence, sera équivalente au temps nécessaire pour que la fraction du salaire des engagés, à prélever pour le remboursement de l’indemnité payée aux colons pour le rachat des engagés, comme il sera prévu ci-après, ait produit une somme suffisante pour effectuer ce remboursement. Dans tous les cas, la durée du temps d’engagement sous la tutelle du Gouvernement ne pourra excéder trente ans. ART.

10.

Les engagés devront travailler pour les engagistes cinq jours de la semaine. Le samedi leur sera accordé pour travailler pour leur propre compte comme ils l’entendront, pourvu que le prix du travail de ce jour soit spécialement affecté à leur nourriture et entretien. L’engagé qui n’emploiera pas son samedi pour lui-même, comme il est dit au paragraphe précédent, en sera privé et pourra être loué comme les autres jours de la semaine. Les dimanches et fêtes légales seront consacrés aux exercices religieux et à l’instruction des engagés. ART.

11.

Les engagés travailleront dix heures par jour pour l’engagiste. Ils ne pourront être employés au delà de ce temps que pendant quatre heures seulement, et de leur consentement, moyennant un salaire convenu de gré à gré entre eux et l’engagiste. Les enfants jusqu’à l’âge de quinze ans ne devront travailler que huit heures par jour; les travaux seront proportionnés à leurs forces. 6.

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.


44 Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

ART.

12.

Autant que faire se pourra, le travail aura lieu à la tâche, sans que la tâche puisse dépasser, en durée, un travail moyen de dix heures par jour. Les tâches seront réglées par des arrêtés du gouverneur en conseil. ART. 13.

Les engagés recevront un salaire pour leur travail de chaque jour. Ce salaire sera réglé annuellement par le gouverneur, en conseil , en prenant pour base le prix moyen du sucre. Le salaire sera payé par semaine à l’engagé. Il sera divisé en deux parties, savoir : Une partie afférente à l’engagé et dont il disposera pour son entretien, pour se créer des économies, ou comme il avisera bon être ; L’autre partie afférente à l’État, pour opérer progressivement le remboursement de l’indemnité accordée aux propriétaires pour le rachat de leurs esclaves. La portion du salaire dévolue à l’État sera payée annuellement au moment des récoltes. ART.

14.

La jouissance des terrains et maisons dont les esclaves auront la possession, tolérée par leurs maîtres au 1 janvier 1852, sera laissée aux engagés. Le Gouvernement, dans les cinq ans de l’engagement, achètera pour les engagés les maisons et terrains dont ceuxci auront la jouissance, ou des terrains et maisons équivalents, si le propriétaire l’exige, sur la propriété où les engagés seront attachés. Faute par le Gouvernement de faire l’acquisition desdits terrains et maisons dans le délai de cinq ans, les propriétaires pourront en disposer comme ils le voudront. er

ART.

15

Les enfants des engagés qui naîtront après le

1er

janvier


45 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 1852 pourront être eux-mêmes engagés, par un contrat d’apprentissage, à l’engagiste chez lequel leur mère sera ou aura été établie. ART.

16.

Cet apprentissage devra durer jusqu’à l’âge de vingt et un ans accomplis. Par suite de l’apprentissage, les engagistes seront tenus de nourrir et d’entretenir les apprentis jusqu’à l’âge de vingt et un ans, suivant le mode qui sera réglé par l’administration. ART. 17.

Les enfants qu’on ne pourra pas engager par un contrat d’apprentissage, et dont les parents ne voudront ou ne pourront pas se charger, seront placés dans des salles d’asile pour y attendre l’âge compétent pour être loués ou employés par le Gouvernement sur les habitations de l’État, jusqu’à leur majorité. Ce temps de travail sera affecté à la compensation des dépenses que le Gouvernement aura faites pour eux pendant le temps où ils ne pouvaient travailler. ART.

18.

Les vieillards et infirmes resteront sur les habitations où ils auront été attachés comme esclaves au 1 janvier 1852. L’engagiste les nourrira et entretiendra moyennant une somme de , qui lui sera payée par le Gouvernement. Si l’engagiste ne remplit pas les obligations qui lui seront imposées pour la nourriture et l’entretien desdits vieillards et infirmes, ceux-ci pourront être placés chez un autre engagiste, aux mêmes conditions. Dans tous les cas, des hôpitaux spéciaux seront établis dans les colonies pour recevoir les vieillards et infirmes qui ne seraient pas placés chez les engagistes. er

ART.

19.

Les engagés, pendant le temps qu’ils seront sous la tu-

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.


46 Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

telle du Gouvernement, ne jouiront pas des droits politipues. Ils pourront cependant être appelés à faire le service militaire dans le cas où la sûreté de la colonie ou sa tranquillité seraient menacées. ART.

20.

Les engagés jouiront, pendant le même temps, de tous les droits civils, sans que l’exercice de ces droits puisse nuire à leurs obligations envers le Gouvernement et les engagistes. ART. 21.

Les mariages légitimes entre les engagés devront être favorisés. A cet effet, une somme annuelle sera votée pour être employée en acquisition de meubles, instruments aratoires et bestiaux, qui seront distribués annuellement aux engagés qui contracteront mariage. Les encouragements ne seront pas donnés seulement au moment du mariage ; ils seront répartis de manière à ce qu’après cinq ans et dix ans de mariage, les époux qui auront rempli convenablement leurs obligations envers eux-mêmes et leurs enfants reçoivent une récompense pécuniaire. ART. 22.

Les contraventions à la discipline et aux obligations des engagés envers les engagistes, et celles des engagistes à leurs obligations envers les engagés, et la durée ou la nature des peines disciplinaires qui pourront être infligées aux uns et aux autres d’après l’échelle des peines fixées en l’article 24 ci-après, seront réglées par des arrêtés du gouverneur en conseil privé. ART.

23.

Ainsi seront faits par arrêté du gouverneur en conseil privé : Les règlements tendant à assurer la discipline et le bon ordre parmi les engagistes et les engagés; à assurer l’ac-


47 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. complissement exact de leurs obligations respectives; à prévenir et à punir l’indolence, la négligence dans le travail et sa mauvaise exécution; à prévenir et à punir l’insolence et l’insubordination de la part des engagés; à prévenir et à punir leur vagabondage, leurs désertions , et tout fait de leur part qui tendrait à porter ou porterait atteinte à la propriété ou aux droits de l’engagiste ; à prévenir et à punir toute résistance, toute rébellion au travail ;

Les règlements pour déterminer le mode de travail à la tâche et les obligations des engagistes envers les engagés; Le logement et les soins médicaux à donner aux engagés ; La culture des terrains à eux donnés pour leur nourriture, la distance, l’étendue de ces terrains et le temps de la culture ; Le mode de perception du salaire, de la constatation du payement, des poursuites et contraintes nécessaires à l’exécution du payement ; Pour prévenir et punir tout acte de cruauté ou d’injustice, tout dommage ou autre tort quelconque non prévu par les lois existantes, de la part des engagistes contre les engagés; Et généralement tout ce qui peut tendre à assurer et à faciliter l’exécution de la présente loi dans les colonies. ART.

24.

Les peines disciplinaires contre les engagés seront : La prison solitaire, de trois jours à un mois ; La chaîne de police avec travail obligé sur les routes, chemins, établissements publics, et dans l’intérieur des prisons, de trois jours à trois mois; L’emprisonnement, de trois jours à trois mois; Le fouet : cette peine ne pourra être prononcée que contre les engagés qui auront été condamnés deux fois à la prison solitaire; elle ne pourra excéder vingt-cinq coups; elle ne pourra être prononcée contre les femmes ; Elle cessera d’être appliquée cinq ans après la mise à exécution de la présente loi; La transportation : cette peine ne pourra être prononcée

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. que contre les engagés qui auront été condamnés trois fois à la prison solitaire, ou qui auront subi un an de chaîne de police. 48

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

La peine consistera à être transporté dans une colonie agricole qui sera établie par le Gouvernement dans l’année 1843.

La durée de la transportation sera de dix années. ART.

25.

Tout engagé qui sera resté plus de trois mois hors de l’habitation où il sera attaché, sans permission de l’autorité compétente ou de l’engagiste, et qui, pendant ces trois mois, se sera caché ou n’aura pas eu de moyens d’existence connus, sera réputé vagabond. Sera encore réputé vagabond tout individu définitivement libre ou engagé qui, pouvant pourvoir, par son travail ou d’autres moyens, à sa subsistance et à celle de sa famille, refusera volontairement ou négligera d’y pourvoir; Celui qui sera trouvé mendiant dans les lieux publics ou dans la campagne et sur les habitations; Celui qui sera trouvé errant la nuit sans domicile, ou logeant sous un hangard, appentis ou dans un bâtiment désert ou inoccupé, ou dans la campagne en plein air, sous une tente, dans une charrette ou une embarcation qui ne lui appartiendra pas, et sans pouvoir justifier d’une manière notoire de ses moyens d’existence. ART.

26.

Tout vagabond sera condamné : Pour la première fois, à un emprisonnement de huit jours à trois mois, ou à la chaîne de police, de huit jours à trois mois. En cas de récidive, il sera condamné à un mois de prison solitaire. ART.

27.

Tout individu condamné deux fois pour vagabondage pourra être transporté hors de la colonie.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

49 Projet de loi pour l’abolition de l'escla-

ART. 28.

Les dispositions de la présente loi relatives au vagabondage ne seront exécutées qu’à dater du 1 janvier 1852 ; néanmoins les vagabonds condamnés dans les colonies à dater de la promulgation de la présente loi, en vertu des dispositions du Code pénal colonial actuel, pourront être transportés dans la colonie agricole dont il est parlé dans l’article 24, aussitôt que le lieu de transportation aura été désigné et établi. er

ART.

29.

La transportation sera prononcée par le Gouverneur, en conseil, dans la forme prévue pour l’exercice de ses pouvoirs extraordinaires. Le condamné pour vagabondage sera entendu avant la décision qui ordonnera la transportation. S’il ne veut ou ne peut comparaître, étant dûment averti, la décision sera prise sans l’avoir entendu. ART.

30.

Celui qui sera condamné à la transportation pourra en faire cesser l’effet, en offrant de se rendre, à ses frais, dans tout autre pays, et en s’excluant ainsi de la colonie. ART.

31.

S’il rentre dans ladite colonie avant l’expiration de la durée de la transportation, il sera conduit audit lieu de transportation. ART.

32.

Indépendamment des justices de paix maintenant instituées dans les colonies françaises, il sera établi, dans chaque commune ou quartier desdites colonies, une justice de paix spéciale pour l’exécution de la présente loi. ART. 33.

Chaque justice de paix spéciale sera composée d’un juge de paix et d’un suppléant, salariés. Dans les communes où IV PARTIE 7 e

vage, préparé par le Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. la population sera peu considérable, il n’y aura pas de suppléant. 50

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.

ART.

34.

Dans chaque commune, et près de la maison qui sera fournie au juge de paix et au suppléant par le Gouvernement, il y aura un poste de gendarmerie dont la force sera calculée en raison de la population du ressort. Il y aura également dans chaque commune, et près du poste de la gendarmerie, une prison pour les engagés et une chaîne de police. ART.

35.

Les juges de paix connaîtront au civil, en dernier ressort : De toutes les contestations, entre les engagistes et les engagés, relatives aux contrats d’engagements et aux obligations respectives qui en naîtront ; Des contestations des engagés entre eux, pour vente, achat, louage, obligations et tous contrats, lorsque la valeur de la demande sera au-dessous de mille francs. ART.

36.

Les juges de paix spéciaux connaîtront encore exclusivement de tous les faits de discipline entre les engagistes et les engagés, et de toutes les contraventions auxquelles donnera lieu la position respective d’engagiste et d’engagé. Ils appliqueront les peines disciplinaires prévues par la présente loi, dans les cas qui seront déterminés par les arrêtés spéciaux. ART.

37.

La procédure devant les juges spéciaux sera très-sommaire, et aura lieu sans l’assistance d’officiers ministériels et sans plaidoiries. Les engagistes et les engagés, toutefois, pourront se faire assister d’un conseil. Les juges rédigeront leurs jugements et tiendront eux-mêmes leurs registres. Toutefois, dans les communes où le nombre des affaires l’exigera, il leur sera accordé un greffier. ART.

38.

La tenue des audiences, le mode de citation, la procé-


51 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. dure, le tarif des frais, l’exécution des jugements, l’application des peines disciplinaires, l’époque et la durée des tournées des juges spéciaux, seront réglés par des arrêtés du Gouverneur en conseil. ART.

39.

Une caisse d’épargnes sera établie dans chacune des colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane française et de Bourbon. Elle sera spécialement consacrée à recevoir les dépôts des engagés ; cependant les autres habitants des colonies pourront aussi y verser leurs économies. ART.

40.

Un règlement d’administration publique déterminera le mode de dépôt à la caisse d’épargnes, sa comptabilité, ses garanties, ses relations avec les caisses d’épargnes de la métropole, où les dépôts seront versés après un certain temps, et les délais et le mode de remboursement aux dépositaires. ART.

41.

Il sera statué par ordonnance du Roi, pour les cas non prévus, sur toutes les mesures nécessaires à T exécution de la présente loi. ART.

42.

Seront abrogées, à partir du 1 janvier 1852, toutes les dispositions législatives relatives aux esclaves, et toutes les lois et règlements métropolitains et coloniaux contraires à la présente loi. er

ART.

43.

Notre ministre au département de la marine et des colonies est chargé, etc.

Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage, préparé par le Procureur général.


52

QUATRIÈME PARTIE.

3° PROJET DE LOI Projet de loi pour le payement d’une indemnité aux pro- POUR LE PAYEMENT PRÉALABLE D’UNE INDEMNITÉ AUX PROPRIEpriétaires d’esclaves, TAIRES D’ESCLAVES QUI SERONT DÉPOSSÉDÉS DES SERVICES préparé par le ProcuDESDITS ESCLAVES PAR LA LOI PORTANT ABOLITION DE L’ESCLAreur général. VAGE DANS LES COLONIES FRANÇAISES.

Préparé par M. le Procureur général

ART.

(29

mars 1841).

1er.

Dans la session de 1851, une indemnité de 1,500 francs sera accordée aux propriétaires des colonies pour chaque tête d’esclave qu’ils posséderont au 1 janvier 1852. En conséquence, une somme de sera portée au budget de 1852 pour le payement de ladite indemnité. er

ART.

2.

L’indemnité sera payée dans le premier trimestre de l’année 1852. ART.

3.

Dans chaque colonie, une commission de trois personnes désignées par le gouverneur arrêtera, sur les recensements de l’année 1851 comparés avec les registres-matricules tenus en vertu de l’ordonnance du 11 juin 1839, le nombre de noirs appartenant à chaque propriétaire, et la somme qui devra lui être payée en conséquence. Le montant de la somme et le nom du propriétaire à qui elle devra être payée sera inséré deux fois dans le journal officiel de la colonie. Un registre-matricule des recensements au 1 janvier 1852 sera imprimé et déposé dans chaque commune, pour servir de contrôle à l’état qui sera dressé en vertu du paragraphe précédent. Le double de ce registre sera envoyé en France et déposé au ministère de la marine et des colonies, pour que chacun en prenne connaissance. er


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. ART.

53

4.

Le Gouvernement aura d’ailleurs le droit de faire vérifier et constater le nombre exact des esclaves porté sur les recensements par des visites sur les habitations, des revues, des appels, et tous autres moyens propres à constater le nombre effectif d’esclaves appartenant à chaque propriétaire. ART.

5.

Tout individu qui voudra contester la fixation de l'indemnité, ou le droit de la percevoir, formera opposition entre les mains des commissaires de l’indemnité. Cette opposition devra être faite et dénoncée au propriétaire dans les deux mois de l’insertion dans le journal officiel mentionné en l’article 3 ci-dessus. ART.

6.

Sur l’état dressé par lés commissaires, le Gouverneur, en conseil, réglera le montant de la somme à payer au propriétaire, et délivrera un mandat payable, soit dans la colonie, soit en France, au choix dudit propriétaire. ART.

7.

Si, dans l’intervalle du 1 janvier 1851 au 1 janvier 1852, le nombre des esclaves d’un propriétaire a diminué, il sera tenu de le déclarer aux commissaires, pour que le nombre exact des esclaves pour lesquels l’indemnité sera due soit connu, sous peine d’une amende double de la valeur de chaque esclave dont le retranchement aura été sciemment omis. er

er

ART. 8.

Si le colon a des créanciers pour une valeur égale ou supérieure à la moitié de l’indemnité qui lui sera allouée, l'indemnité sera divisée en deux parties. Une moitié sera attribuée au propriétaire d’esclaves dépossédé, et l’autre à ses créanciers.

Projet de loi pour le payement d’une indemnité aux propriétaires d’esclaves, préparé par le Procureur général.


54

Projet de loi pour le payement d’une indemnité aux propriétaires d’esclaves, préparé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE. ART. 9.

Si la valeur des créances est inférieure à la moitié de l’indemnité, les créanciers seront payés intégralement. ART.

10.

La portion d’indemnité affectée aux créanciers leur sera payée d’après le rang de leurs priviléges et hypothèques. S’il y a contestation, elle sera jugée comme dans tout autre cas. S’il n’y a que des créanciers chirographaires, leur part dans l’indemnité sera payée aux réclamants ou opposants, lorsqu’elle aura été définitivement réglée, au marc le franc. ART.

11.

Les créanciers auront une année pour réclamer et faire valoir leurs droits sur la partie de l’indemnité à eux dévolue Faute de réclamation ou d’opposition dans ce délai, la totalité de l’indemnité sera payée au propriétaire d’esclaves dépossédé. ART.

12.

L’expropriation forcée et la saisie immobilière ne pourront avoir lieu dans les colonies pendant trois années, à partir du 1 janvier 1852. er

ART.

13.

Une ordonnance du Roi réglera toutes les mesures nécessaires à l’exécution de la présente loi. ART.

14.

Nos ministres secrétaires d’Etat aux départements de la marine et des colonies et des finances sont chargés, etc.

Examen du travail du Procureur général.

M. L’INSPECTEUR COLONIAL a remarqué que, dans la troisième partie du travail qui vient d’être présenté, M. le Procureur général propose de fixer à moitié la part des créanciers dans le montant de l’indemnité ; il trouve ce


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

55

chiffre élevé. Généralement, dans les inventaires des biens

Examen du tradu Procureur général.

ruraux, les esclaves sont évalués au tiers de l’ensemble des vail propriétés ; or, dans le cas de l’émancipation, il lui paraîtrait équitable, le propriétaire n’étant indemnisé que du tiers de ses biens, que le créancier fût traité dans la même proportion.

Cette observation devient commune aux autres membres du conseil, et M. le PROCUREUR GÉNÉRAL lui-même s’y rallie. M. L’INSPECTEUR a encore fait la remarque que M. le Procureur général s’arrête, dans ses propositions pour le salaire du noir travailleur, à un chiffre de 60 centimes par jour. Il ne pense pas qu’un pareil taux soit jamais accepté, quand le prix ordinaire d’un journalier libre ou esclave est aujourdhui de 2 francs au moins ; et il voit, d’un autre côté, que, réduit même à 1 franc, le salaire serait impossible au colon, à qui, avec ce prix, il ne resterait rien pour les autres besoins de l’habitation. M. l’Inspecteur se livre à cet égard à des calculs basés sur le chiffre des exportations, et sur lesquels, au surplus, il reviendra lorsqu’il s’agira de la solution de ce point dans les questions posées par la Commission centrale. M.

L’ORDONNATEUR

demande à présenter quelques obser-

vations sur l’ensemble du projet qui vient d’être communi-

que. Il s’exprime en ces termes : «J’adhère, en ce qui me concerne, aux principes et aux opinions que vient d’exposer M. le Procureur général, mais je diffère avec lui sur divers points essentiels, en ce qui touche les moyens d’exécution qu’il propose. Je crois y remarquer d’étranges complications qui mèneraient infailliblement à l’embarras, peut-être même à l’impossibilité ; et l’on conçoit que, dès lors, l’émancipation serait compromise avec toutes les conséquence qu’on croirait pouvoir en attendre. En effet, le mode proposé se complique par la substitution de l’Administration au maître actuel de l’esclave, par les contrats de louage, par les transactions concernant la concession définitive des cases occupées par les engagés, par le travail obligatoire du sujet parvenu à l’âge adulte, en échange des soins qui lui auront été donnés avant qu’il ne soit en état de produire , etc. etc.


56 Examen du tradu Procureur

vail

général.

QUATRIÈME PARTIE.

« Il suffit d’arrêter un moment la pensée sur la douceur de nos mœurs et de notre législation, sur le défaut de nerf de notre mode d’administration, sur la complication de notre comptabilité, et, surtout, sur le besoin de centralisation et de contrôle qui domine les actes du Gouvernement, pour demeurer convaincu que les administrations coloniales, même augmentées d’un personnel en rapport avec les nouvelles exigences, seraient inhabiles à diriger les intérêts des noirs admis à la liberté sous les conditions d’un état intermédiaire quelconque, de les maintenir dans l’ordre et dans l’exécution des devoirs qui leur seraient imposés, enfin de les obliger au travail sans le secours du seul véhicule qui puisse encore les stimuler. Si je pousse plus loin l’examen du système qui nous occupe, j’y trouve encore la difficulté très-grande de réaliser les contrats de louage, de régulariser, pour ne parler que de la Martinique, le mouvement de 78,000 individus ; d’obtenir le travail, de trouver un asile pour les individus ne produisant pas, des prisons pour les paresseux et les vagabonds, des moyens légaux et prompts pour réprimer la paresse et le vagabondage. «Je le répète avec une entière conviction, la législation et l’administration françaises me paraissent inhabiles à pourvoir à tous les besoins qui naîtraient de l’application du système présenté; j’irai plus loin : je crois que, d’après la disposition des esprits en France et le peu de lumières qu’on y possède sur le véritable état des choses dans les colonies, les lois coercitives nécessaires pour assurer un tel système ne supporteraient pas même la discussion parlementaire. « A diverses époques, j’ai été appelé à donner officiellement mon avis sur la question d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. A diverses époques, j’ai déclaré que l'affranchissement des esclaves était une nécessité; qu’on ne devait point chercher à l’éviter, tout convaincu que l’on lût quelle doit porter préjudice à la race blanche sans profiter beaucoup à la race noire; mais que le temps n’était pas venu et que l’exemple de l’émancipation anglaise était peu fait pour le devancer parmi nous. Cependant j’admettais dans mes vues la fixation d’une époque à l’émancipation française, et l’adoption d’un état intermédiaire, le plus long possible,


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 57 pour faire passer graduellement les noirs de l’esclavage à la liberté. Je ne reprochais alors à l’émancipation anglaise que d’avoir assigné un terme trop court à l’apprentissage, et de n’avoir pas assez encouragé le labourage, seul principe et seule base de la conservation et de la prospérité des colonies. Aujourd’hui mon opinion s’est modifiée sur l’un de ces points. L’insuccès de l’expérience anglaise a frappé mon esprit ; une étude plus longue et plus comparée des mœurs et des dispositions naturelles des esclaves de nos colonies a produit chez moi cette conviction, que tout état intermédiaire, surtout celui qui comporterait des catégories, ne pourrait mener qu’à l’embarras et au désordre, avec la désorganisation du travail. «Je crois que, pour être vrai dans la question qui nous occupe, on peut poser comme axiome : « que, dans l’état « intermédiaire comme après l’émancipation, le Gouverne« ment ne peut garantir le travail volontaire des noirs. » Or, sans cette condition absolue et malheureusement trop véritable, la raison et la morale commandent d’assurer autant que possible les intérêts des colons avant l’époque de l’émancipation définitive ; car les hommes justes et éclairés qui dominent aujourd’hui la question ne pensent pas que le bien-être que la race noire peut recueillir un jour de l’émancipation doive s’accomplir jamais au détriment de la race blanche, ce que produirait infailliblement une mesure incomplète ou intempestive. «Le Gouvernement du Roi doit savoir, et c’est à nous de le lui dire lorsqu’il nous demande notre avis, que l’émancipation des esclaves est un acte de haute responsabilité ; que, pour être équitable, elle ne peut s’accomplir que par des voies onéreuses et avec une prudence qui réserve les intérêts et la sécurité de tous. « Ainsi, dans mon opinion bien arrêtée, toute émancipation qui ne serait point précédée d’une juste indemnité, et qui n’aurait pas pour base le travail, ne saurait conduire à bien le gouvernement qui voudrait l’entreprendre, sans toutefois qu’il soit permis de lui donner l’espoir que le travail se maintiendra. Quoi qu’il en soit, l’émancipation doit être simple, nette, absolue, générale, sans aucune exception ni catégorie. IV PARTIE. 8 e

Examen du travail du Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. « Voici comment je concevrais l’émancipation, en ne séparant jamais, dans mon système, l’intérêt vital et présent des colons de l’intérêt spéculatif et futur des esclaves, et en tenant compte des sacrifices qu’elle doit imposer à la nation. «Par les considérations que j’ai déjà exposées, l’esclavage me paraît devoir être maintenu dans la condition actuelle jusqu’à l’époque qui sera fixée pour l’émancipation générale. « Cette époque me paraît devoir être fixée à quinze ans au moins, à partir de la promulgation de la loi qui édictera l’émancipation. « Pendant la période de quinze années ou plus, trois conditions s’accompliront ; l’une concernant le Gouvernement, l’autre les colons, la troisième les esclaves. « Le Gouvernement s’efforcera d’établir et de maintenir l’égalité de droits sur les sucres métropolitains et les sucres coloniaux, de manière à ce que ces derniers puissent soutenir la concurrence; il profitera du temps pour compléter la moralisation des esclaves, non par l’établissement indéfini d’écoles d’instruction primaire qui n’ont d’autre résultat que d’éloigner les bras du travail de la terre, mais par la formation, aux frais de l’État, d’écoles d’arts et métiers et d’écoles pratiques d’agriculture qui recevront la génération nouvelle, et où cette génération sera formée en même temps aux bonnes mœurs, aux habitudes de travail régulier, à l’amour de la famille et au respect pour les lois. « Les colons, voyant cesser cette incertitude actuelle qui entrave leur industrie et paralyse l’essor des améliorations, seront avisés qu’ils doivent mettre à profit le temps qu’on leur laisse pour se libérer envers leurs créanciers, auxquels on donnerait aussi des assurances, et réaliser la valeur de leur capital en terres et en usines, de manière à n’avoir plus à perdre sur ce point, au jour de l’émancipation; le bien-être que doivent produire leurs travaux, les assurances et la protection du Gouvernement, rejaillira sur les esclaves, et agira plus efficacement que tous les moyens officiels sur leur amélioration en tout genre; peut-être même ce bien-être, conséquence d’un travail régulier mais obligé, parviendra-t-il à inspirer le goût du travail ou à en établir la nécessité parmi la génération adulte, qui ne pourra profiter du bienfait des écoles. 58

Examen vail du général.

du traProcureur


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 59 « Les esclaves enfin verront cesser l’incertitude dans laquelle certains esprits agitateurs s’efforcent de les entretenir ; incertitude, je me hâte de le dire, qui ne fait point craindre la révolte, mais qui détruit la discipline des ateliers, augmente les évasions, multiplie certains crimes trop communs sur les habitations, et peut en se développant influer sur le travail, parce qu’elle tend à persuader à l’es clave que son maître seul s’oppose aux vues d’un Gouvernement généreux qui veut lui donner la liberté. Tel est le seul, le véritable danger de la situation présente. L’esclave saura donc que le Gouvernement a proclamé par une loi le principe de son affranchissement; que, dans le délai fixé, lui, ses auteurs, ses enfants recevront la liberté sans distinction le même jour et par le même acte ; que ce délai est indispensable pour compléter sa moralisation, le disposer à vivre en société et faciliter au Gouvernement le moyen de rembourser sa valeur au maître. II n’est pas un esclave, j’en appelle à ceux qui les ont vus, qui ne comprenne un tel langage et qui ne se soumette à de telles conditions. Mais toute combinaison compliquée, tout état incomplétement défini pour son intelligence, il ne les comprendra pas, ou, s’il les comprend en partie, ce sera pour faire une fausse application ou un mauvais usage de sa dé couverte. «Je crois avoir posé les bases principales de mon système d’émancipation. J’arrive à l’indemnité, qui me paraît réduite à une simple question financière. Je dis d’abord que l’indemnité représentative de la valeur des noirs serait acquise et payée aux colons dans les six mois qui précéderaient l’émancipation. J’en fixerai le terme à 1,500 francs par individu, taux qui me paraît conforme à la valeur moyenne pour toutes les colonies. «Quant au mode de réalisation du montant total de l’indemnité, il me paraît simple et facile, réduit à des annuités qui seraient sans importance dans les budgets. « 260,000 esclaves peuplent les colonies françaises. Le prix moyen fixé à 1,500 francs élève l’indemnité totale au chiffre de 390 millions de francs, soit, divisé par quinze, 26 millions par an. Mais en tenant compte de l’intérêt successif et composé de chaque annuité, au moyen d’un 8 .

Examen du travail du Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. système de placement à l’intérêt de cinq pour cent et qui serait déterminé par le Gouvernement, le capital de 390 millions pourrait se former par le vote simple de 18 millions sur chacun des exercices composant la période de quinze ans proposée comme terme du délai d’émancipation. « Ainsi se formerait le capital de l’indemnité, sans embarras financier et, sans doute, avec l’assentiment des économistes. «Pour la première fois je viens de poser les bases d’un système d’émancipation que j’ai conçu depuis quelque temps, mais dont je n’ai pas eu occasion de m’occuper plus tôt. Si ces bases étaient accueillies par le Conseil, je m’empresserais de formuler un projet et de le présenter avec les nouveaux développements dont il me paraîtrait 60

Examen du travail du Procureur général.

susceptible. » M. LE GOUVERNEUR partage entièrement les vues de M. l’Ordonnateur. Il voudrait que l’esclavage, tel qu’il existe aujourd’hui, fût maintenu pendant un temps le plus long possible, et jusqu’au moment où les noirs seront admis à jouir de la liberté dans toute sa plénitude. Ce terme ne pourrait être moindre de quinze ans. Quant à un état intermédiaire quelconque pour arriver de l’esclavage à la liberté, M. le Gouverneur n’y a pas foi et le repousse même de toutes ses forces comme impossible en pratique. Le noir, dans ce nouvel état qu’il ne pourrait que mal définir, s’exagérerait sa situation; il ne concevrait pas une position où n’ayant plus de maître, il ne pourrait pas disposer de sa personne, et serait encore contraint au travail. Ou une telle voie serait, comme dans les colonies anglaises, sans durée, et aurait les mêmes effets qu’une émancipation entière ; ou il faudrait, comme dans l’apprentissage anglais, s’appuyer de moyens coercitifs, de châtiments excessifs auxquels ne se prêteraient ni nos mœurs, ni nos lois. Aux yeux de M. le Gouverneur, l’esclavage, tel qu’il est actuellement régi dans les colonies françaises, est beaucoup plus doux que l’apprentissage anglais, et ne pourrait être


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 61 remplacé d’une manière satisfaisante par aucune autre voie transitoire. Sa pensée intime est que les maîtres, une fois le principe de l’émancipation proclamé pour une époque à venir, seront les meilleurs agents pour préparer les noirs à cette transformation ; leur propre avenir sera intéressé à ce que la mesure, désormais certaine pour eux, soit menée à bien, ou du moins ait les résultats les moins désastreux possibles.

En ce qui concerne le payement de l’indemnité, M. le Gouverneur appuie fortement le mode que proposerait M. l’Ordonnateur. Il tend à amoindrir, en le divisant par crédits annuels sans grande importance, le sacrifice que s’imposerait la métropole; d’un autre côté, il réalise une disposition que commande l’équité, le payement intégral, préalablement à l’émancipation, de la valeur des esclaves. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL : «Je ne nie pas que tout système de situation intermédiaire entre l’esclavage et la liberté ne soit hérissé de difficultés : aussi ai-je cherché, par mes propositions, à rendre le passage entre les deux états aussi doux que possible. Ainsi, par suite de la déclaration de l’abolition de l’esclavage : certitude de l’époque où l’abolition de fait succédera à la proclamation du principe ; préparation, en conséquence, pendant ce temps, et résignation de la part des maîtres, et préparation également et espérance de la part des esclaves, dont la servitude deviendra d’autant plus douce qu’elle approchera davantage de son terme, désormais fixé ; ensuite, après l’abolition de fait de l’esclavage, temps intermédiaire pour les deux classes, auquel on sera arrivé par une pente insensible, et à l’aide duquel on montera aussi insensiblement vers la liberté définitive. « Ce temps intermédiaire, il faut l’avouer, sera difficile à régir, surtout si le Gouvernement français ne marche pas d’une manière ferme au but, avec l’énergie qu’a déployée le Gouvernement anglais lorsqu’il a constitué l’apprentissage. Cette énergie, il faut le craindre et le déplorer, est souvent comprimée par les attaques incessantes des Chambres et de la presse : là serait le danger. Toutefois, si l’on abolit l’esclavage prochainement, un temps intermédiaire est indispensable, et il vaudrait mieux, malgré toutes ses

Examen du travail du Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. difficultés et tous ses périls, qu’une liberté illimitée donnée prématurément. 62

Examen du travail du Procureur général.

«J’ai donc essayé de régler de la manière la plus convenable la situation intermédiaire entre l’esclavage et la liberté. J’aimerais mieux toutefois également une mesure nette et précisé ; et si l’abolition de l’esclavage n’est proclamée que dans quinze ans, comme le demande M. l’Ordonnateur, je me rangerais à ce système, pourvu que ce laps de temps ne fût pas diminué, et sauf à prendre des mesures dans l’intérêt des esclaves après leur libération définitive. Je trouverais, dans l’espace de temps qui s’écoulerait entre la proclamation du principe et la libération définitive, une période assez longue pour remplacer, par la descente insensible et graduée de l’esclavage vers la liberté, une situation intermédiaire. » M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR dit qu’à l’occasion des deux projets qui viennent d’être développés, il a été présenté des observations générales fort importantes qui ont trait à une question qui n’est pas, il est vrai, soumise à l’examen du Conseil, mais en présence de laquelle vont avoir lieu ses délibérations : celle de l’émancipation. Le Conseil est consulté sur les moyens d’exécution de cette grande mesure. En présentant le projet qui lui paraîtra le meilleur, il doit pourtant faire connaître quelle es! sa pensée sur le résultat qu’on peut en attendre : à ce; égard, et comparativement, il ne pourra s’empêcher de parler de l’émancipation. On ne se méprendra pas sur le but de ses observations; on ne pensera pas que c’est dans un esprit d’opposition intéressée, systématique, à une mesure telle que celle de l’émancipation qu’il parle; c’est en dehors de toute influence, c’est après avoir consciencieusement recherché les moyens d’exécution sur lesquels il est consulté, et pénétré de la gravité de la mesure, que le Conseil spécial s’explique. «Le régime colonial, continue M. le Directeur de l’intérieur, repose sur un principe que l’on ne peut défendre: l’esclavage ; mais c’est un fait à l’abri duquel se sont constituées les sociétés coloniales depuis bien des années. Sous ce régime, tout vicieux qu’il est dans sa base, l’ordre public a


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63 maintenu, le paupérisme a été inconnu, les colonies ont Examen du traété grandi, parce que, indépendamment de l’autorité du Gou- vail du Procureur vernement, il y avait à côté des travailleurs, et avec autorité général. sur eux, des hommes intéressés eux-mêmes à l'ordre et au travail. S’il leur offrait des chances de bénéfice, il leur créait aussi des charges particulières qui, partout ailleurs, sont supportées par la société entière lorsque les individus ne peuvent y subvenir. «L’émancipation est une pensée généreuse et grande; mais son effet immédiat, est de substituer un régime nouveau au régime actuel, et de faire cesser les garanties que le premier offrait et qu’il est néanmoins dans l’esprit du Gouvernement de conserver. Ce sont les moyens d’assurer ces garanties que le Conseil spécial est appelé à présenter. «Je vois dans les projets qui ont été développés peu de confiance dans l’avenir. Les délais qui sont demandés pour la déclaration de l’émancipation n’ont pas seulement pour objet de préparer les noirs à la liberté, mais encore de donner aux colons le temps de se préparer au nouvel état de choses, ou plutôt le temps de régler leurs intérêts et de se soustraire aux conséquences du nouveau régime : c’est ce qui me fait dire que l’avenir semble offrir peu de garanties aux colons dans la pensée des rédacteurs des projets. Si, comme il a été établi, le Conseil partage aussi ces craintes, il ne doit pas les dissimuler, et c’est pourquoi j’ai pensé qu’il convenait de donner des développements aux observations qui ont été présentées; elles peuvent éclairer le Gouvernement sur la nécessité d’entourer la mesure qu’il se propose de prendre, de toutes les garanties convenables, et venir à l’appui des moyens d’exécution présentés par le Conseil spécial. « Dans le système des projets qui viennent d’être exposés, les délais réclamés semblent en effet nécessaires. Cependant la position actuelle des colonies ne doit pas seule préoccuper le Conseil ; il faut encore chercher à assurer leur avenir à compter de l’émancipation. Aussi le projet développé par M. le Procureur général me semble-t-il, sous ce rapport, offrir plus de garanties, parce qu’il crée un état intermédiaire entre la fin de l’esclavage et la liberté, état qui doit servir à habituer au travail libre. Prolonger de quelques


Examen du travail. du Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE. 64 années de plus le régime actuel pour y substituer immédiatement après un régime nouveau basé sur la liberté absolue, c’est s’exposer à se trouver, à l’expiration du terme, à peu près dans la même position que celle où l’on se trouve aujourd’hui ; c’est parer aux inconvénients de la position présente et abandonner l’avenir à toutes les éventualités qui font naître aujourd’hui de sérieuses réflexions. « D’ailleurs, on ne doit pas se le dissimuler, au point où est parvenue en France la question de l’émancipation, il y a peu de compte à faire sur un ajournement aussi long; c’est une considération qui ne peut échapper au Conseil, et qu’il ne saurait méconnaître au moment où il s’occupe de présenter ses vues sur les moyens d’exécution. » M. LE DIRECTEUR de l’intérieur dit, en terminant, que, lors de l’examen qu’il a fait des dispositions de la dépêche du 18 juillet 1840, il a pris quelques notes dont il demande à donner connaissance au Conseil. II

e

Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

SYSTÈME

: Emancipation simultanée par rachat des noirs pour compte de l’Etat.

« Des trois systèmes présentés c’est le second qui semble le moins désavantageux aux colons, et qui, laissant au Gouvernement une autorité sur les noirs émancipés (passant à l’état d’engagés), offre ainsi plus de moyens d’assurer le travail et de préparer à une émancipation définitive. « Le principe de l’indemnité est consacré, mais pour la valeur du noir seulement. « Le maître se trouvera-t-il par là suffisamment indemnisé ? «Si l’effet de l’émancipation n’est pas d’amener, sinon l’absence, du moins la diminution du travail des esclaves ou une plus grande élévation dans le travail, oui. « Dans le cas contraire, le maître ne se trouverait pas suffisamment indemnisé. «Il s’agit plus particulièrement ici des exploitations qui emploient beaucoup de bras. « Le colon, en se mettant à la tête d’une exploitation qui ne pouvait se former et se soutenir qu’à l’aide de grands capitaux et qui demandait beaucoup de bras, savait quer. achetant des noirs travailleurs il pourrait compter sur le


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65 travail de ces noirs pendant un temps qui n’avait de limites que le grand âge, les infirmités, la vie du travailleur ou la volonté du maître : telle était la législation sous l’empire de laquelle le maître achetait. C’était par nécessité de position ou par spéculation que se formaient ainsi les établissements; la spéculation était profitable ou désavantageuse, ce n’est pas ce qu’il importe de rechercher; mais un fait à constater, c’est l’état présent des positions coloniales. « Quel est T effet de l’émancipation sur cet état de choses? «Il le modifie évidemment. En effet, l’émancipation immédiate (faisant passer les esclaves à l'état d’engagés ) prive immédiatement les maîtres du travail des noirs. La valeur en sera remboursée, cela est vrai ; mais il ne l’est pas moins que cette valeur ne remplacera pas le travail des noirs pendant tout le temps auquel pouvaient prétendre les maîtres; elle ne tardera pas même à être absorbée par les salaires qu’il leur faudra payer pour se procurer plus tard des travailleurs. Les intérêts du colon se trouvent donc lésés, dès le début, par le seul fait de l’application de la mesure. « Que des colons, redoutant l’effet de l’émancipation, ou ne croyant pas pouvoir exploiter sous la condition de payement de salaires, renoncent à leur exploitation, il leur faudra vendre et le soi et le matériel ; mais alors en retirerontils le prix sur lequel ils auraient pu compter s’ils avaient vendu le sol avec les travailleurs? Non, sans doute : leurs intérêts sont donc encore ici lésés; le payement de la valeur des esclaves ne suffirait pas pour les indemniser. « Nous avons raisonné ici dans la supposition que l’État ferait contracter des engagements aux noirs de l’un et de l'autre sexe, et que les exploitations pourraient ainsi compter sur le nombre et l’espèce de travailleurs qui leur seraient nécessaires. Ce n’est là qu’un état intermédiaire, qui sera plus ou moins long, mais qui cessera indubitablement. Quelle sera dès lors la position des colons? elle est soumise à toutes les éventualités de la mesure. Les uns pensent que les noirs continueront de travailler, et le travail libre sera même, dit-on, plus productif; les autres (et dans ce nombre on compte beaucoup de personnes qui ont résidé dans les colonies) pensent qu’il y aura, de la part des émancipés, sinon absence de travail, du moins peu de disposition au IVe PARTIE 9

Système d’émancipation présenté par te Directeur de l’intérieur.


66 Système d’émancipation présenté par te Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE.

travail, et que, dès ce moment, l’exploitation ne sera plus certaine d’avoir les travailleurs qui lui sont nécessaires. Dans le premier cas, les salaires seront nécessairement élevés; car, d’un côté, l’exploitation a besoin de bras, il lui en faut à tout prix ; c’est pour elle une condition de vie: de l’autre, elle a affaire à des travailleurs qui ont peu de besoins à satisfaire, dont la très-grande partie ne sera pas désireuse d’acquérir, et qui n’aura pas toujours, même la prévoyance nécessaire. Nous supposons la famille constituée : il faudra que ceux qui sont en état de travailler gagnent pour ceux qui ne le sont pas encore, ou qui ne le sont plus; nouvelle raison pour que le salaire soit élevé. Les produits indemniseront-ils suffisamment dès lors le producteur? Le consommateur, c’est-à-dire la métropole consentira-t-elle à payer les denrées coloniales à un prix plus élevé qu’à présent, lorsque de plusieurs points on lui en présentera à un prix moindre ? « Ce n’est pas trop s’avancer, je pense, que dire que l’exploitation aura, dans le premier cas supposé, qui est le plus favorable, beaucoup plus de dépenses à supporter et moins de bénéfices à espérer. «Cela suffit, quant à présent; car il s’agit seulement de démontrer que l’émancipation affecte la propriété, et que le payement de la valeur du noir n’indemnise pas suffisamment le maître. « Dans le deuxième cas, celui où l’exploitation ne pourrait pas compter sur le nombre nécessaire de travailleurs, l’insuffisance de l’indemnité serait bien plus évidente, puisque la propriété immobilière se trouverait en quelque sorte annihilée. « Nous avons présenté les conséquences probables, possibles, du moins, de l’effet de l’émancipation, en ce qui concernait les intérêts matériels du colon; mais il n’est pas même nécessaire d’aller aussi loin pour le but que nous nous proposons. « Le doute sur l’effet de l’émancipation, relativement au travail des noirs émancipés, existe, c’est un fait constant. « Dans cet état d’incertitude, serait-il juste de laisser le colon exposé à une éventualité menaçante pour sa propriété ? Je ne le pense pas.


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67 « Mais, dira-t-on, s’il n’y a qu’une éventualité, si le dommage n'est pas avéré, actuel, le droit à l’indemnité n’est pas encore ouvert. Il ne s’agit toujours ici que de la propriété immobilière. « La réponse à cette objection dépend de la manière dont on envisage l’effet de la mesure. Entre le pouvoir qui émancipe et le colon qui allègue un dommage qu’il considère comme certain, qui prononcera? Ira-t-on compulser les registres des recettes et dépenses des habitations, pour les comparer a un état de choses nouveau, qui n’est pas encore arreté, ou plutôt faut-il attendre que cet état de choses existe, pour le comparer avec ce qui existait auparavant? Cela est impraticable ; on ne revient pas aisément d’ailleurs à des questions de cette nature. « Les colons constitués en perte par le nouvel état de choses pourraient-ils jamais faire les justifications nécessaires pour prouver ces pertes? Ne serait-on pas fondé à les accueillir par de nombreuses fins de non-recevoir? « Il faudrait envisager la mesure d’un point de vue plus élevé. Le pouvoir veut, dans une intention toute philanthropique, donner la liberté à une population qui a été jusqu’ici maintenue dans l’esclavage : voilà le premier principe adopté. Mais il veut aussi accorder une juste indemnité aux maîtres de ces esclaves : voilà le second principe. Or, comme les esclaves attachés aux exploitations sont tellement liés à la propriété, qu’ils font en quelque sorte partie intégrante du fonds, il ne serait pas juste de les en distraire d’une manière absolue dans le règlement de l’indemnité. «Ce n’est pas néanmoins que nous pensions que le moyen à employer d’abord fût de porter plus haut la valeur de chaque esclave: il s’agit ici d’un dommage non encore appréciable; mais peut-être pourrait-on, par un autre moyen, satisfaire aux intérêts des colons sans constituer en définitive l’État dans une plus forte dépense. «Ce n’est qu’avec une grande défiance de moi-même, je lavoue, que je viens ici soumettre au Conseil le résultat de mes réflexions. Je le livre au surplus entièrement à son appréciation. «Nous avons vu plus haut que ce qui effraie le plus les colons, et ce qui préoccupe le Gouvernement lui-même 9.

Système d'émancipation présenté par le Directeur de l'intérieur.


68 Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’inrieur.

QUATRIÈME PARTIE.

dans la mesure que l’on se propose de prendre, c’est que les noirs, une fois émancipés, l’exploitation ne trouve plus le nombre de travailleurs qui lui est nécessaire. De là en effet la ruine des propriétaires, celle de l’industrie qui a besoin de beaucoup de bras pour se soutenir. Cette crainte est fondée ou elle ne l’est pas, l’expérience seule pourra le démontrer ; quoi qu’il en soit, elle n’est pas dénuée de vraisemblance, et elle existe. Attendre que l’expérience soit venue la justifier, c’est-à-dire que les anciens propriétaires soient ruinés ou aient éprouvé une notable perte qui influerait nécessairement sur l’industrie et le commerce, serait une chose peu équitable d’abord, dangereuse dans ses conséquences, et à laquelle le Gouvernement ne peut vouloir exposer ni les parties intéressées, ni l’État luimême, puisqu’il est, sous plus d’un rapport, intéressé à la prospérité des colonies. « C’est donc au moment même de l’émancipation que doivent être offertes aux colons les garanties dont ils ont besoin. S’il y a un risque à courir, c’est à l’État, qui prend la mesure, et non au particulier qui la supporte, qu’il doit être laissé. « Lorsque l’Etat exproprie pour cause d’utilité publique il se met au lieu et place de l’individu exproprié, en lui payant une juste et préalable indemnité ; ce principe n’est-ii pas susceptible, jusqu’à un certain point, de recevoir son application au cas dont il s’agit ? Il est déjà reconnu, en ce qui concerne la valeur des esclaves. Quant aux propriétés immobilières, l’État, il est vrai, n’en demande pas l’expropriation; et on le conçoit : il se mettrait au lieu et place du propriétaire pour les risques que peut entraîner la mesure. D’un autre côté, il n’a pas une cause d’utilité publique à faire valoir pour contraindre le propriétaire à lui céder sa propriété. Mais alors, puisqu’il y a des risques à courir, n’est-il pas juste que le propriétaire actuel puisse lui proposer de s’en charger, et l’État est-il fondé en équité, en droit même, à refuser? « On opposera que l’Etat ne peut supporter une telle dépense; que vouloir faire consacrer ce principe, c’est un moyen indirect de repousser l’émancipation, de la rendre impossible.


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69 « Je dirai d’abord que la question n’est pas de savoir si l'Etat peut faire la dépense, mais bien de savoir s’il doit la faire : s'il devait la faire, et ne la faisait pas, il consacrerait une injustice, et c’est ce que l’on ne peut admettre. J’ajouterai ensuite qu’il ne s’agit pas ici de donner au maître de deux, trois, quelques esclaves, la faculté de faire abandon à l’État, moyennant indemnité, des propriétés immobilières qu’il pourrait en outre posséder. L’émancipation n’atteint pas le possesseur de quelques noirs comme elle atteint celui qui en a un grand nombre. Il sera toujours possible et même facile au premier de se procurer quelques domestiques ou quelques travailleurs; mais il n’en sera pas de même pour celui qui ne peut exploiter qu’en réunissant beaucoup de bras. Il y aurait donc certaines limites à établir: ainsi, la dépense de l’État ne s’étendrait pas, dans ce cas, à tous les propriétaires d’immeubles, mais seulement aux exploitations comprises dans les limites qui seraient posées. « Dans ces limites mêmes, l’Etat n’aurait pas à faire toute la dépense. Chacun comprend ses intérêts comme il l’entend : des colons aimeront mieux faire abandon de leurs propriétés plutôt que d’entrer dans le régime nouveau; d’autres, ne désespérant pas de trouver des travailleurs, voudront continuer leur exploitation, de laquelle ils attendront encore quelques bénéfices ; la position de quelques autres les déterminera à ne pas user de la faculté qui leur aura été donnée. La déclaration du droit de cession ne constituerait donc pas l’Etat dans une dépense aussi forte qu’on pourrait le croire tout d’abord ; et il faudrait remarquer en outre que ce ne serait pour l’État qu’une dépense dont il pourrait se couvrir plus tard en totalité ou en grande partie, soit par le produit des exploitations, soit par des ventes devenues faciles, si l'émancipation est menée à bien, et lorsque le régime nouveau aura été constitué sur des bases solides. «Quant à l’émancipation, la consécration du droit de cession loin de l’entraver ne peut, dans son effet, que faire disparaître bien des inconvénients et les plus graves. Le but que se propose le Gouvernement, c’est l’abolition de l’esclavage; mais ce qu’il veut actuellement, c’est un changement d’état pour les esclaves sans que les colonies cessent

Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.


70 Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE.

de produire. Comment concilier la travail avec la liberté ? Comment régler les rapports des nouveaux affranchis avec les anciens maîtres? Comment opérer ce changement d’état des uns sans froisser les intérêts des autres? Voilà ce qui l’arrête; il hésite, il cherche, il consulte. Si le Gouvernement n’avait pas ces intérêts à ménager, s’il était aujourd’hui propriétaire des esclaves et des exploitations auxquelles ils sont attachés, sa tâche serait bien plus facile. Il introduirait des changements dans le régime, il constituerait un état intermédiaire entre l’esclavage et la liberté, il ferait des sacrifices pour arriver au but qu’il se propose, et lorsque pour lui le moment serait venu de rendre à la liberté ses travailleurs, il proclamerait l’émancipation. Je ne dis pas qu’il réussirait, ni tout de suite, ni parfaitement; mais enfin il obtiendrait des résultats, il ne serait pas gêné dans les mesures qu’il croirait convenable de prendre par la crainte de léser des intérêts privés ; il pourrait marcher à grands pas vers le but qu’il se propose, parce que lui-même ferait les sacrifices d’ailleurs proportionnés à ses ressources; en un mot, il obtiendrait et plus vite et plus facilement ce qu’il veut. « Admettons que le droit de cession donné aux colons le rende propriétaire d’une partie des grandes exploitations : il fera sur ces établissements ce qu’il ferait sur tous, s’il en avait été propriétaire; il agira sur des masses, il donnera des salaires convenables, et il n’aura pas les difficultés qui se présenteront si fréquemment entre l’engagiste et les engagés, parce que lui-même prononcera, que les engagés dépendront de lui, que ceux-ci trouveront une garantie suffisante dans la volonté qu’il a exprimée d’améliorer leur sort. Tout ce qui pourra tendre à moraliser cette population, à créer chez elle l’habitude du travail libre, à lui en faire sentir la nécessité, il le tentera. Voilà ce qu’il pourra faire sur les établissements qui lui auront été cédés, et la conséquence utile pour l’émancipation du droit de cession. Il en est une autre qui a aussi son importance, c’est que, à la tête des grands établissements se trouveront des hommes ayant agi librement, plus disposés par conséquent à entrer dans la voie des améliorations projetées, ayant quelque confiance dans le régime nouveau, éclairés par les expé-


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71 riences que le Gouvernement aura faites, et pouvant profiter ainsi des résultats avantageux qu’il aura obtenus. « Les observations qui précèdent s’appliquent aux propriétaires d’exploitations plus ou moins grandes, mais se trouvant dans les limites qui seraient déterminées. « Quant aux possessions de noirs non compris dans la classe des propriétaires à qui le droit de cession serait conféré, c’est dans le prix de l’indemnité qu'ils doivent trouver la compensation du dommage qu’ils éprouveraient. « Le point de la difficulté n’est pas d’obtenir du travail tant que le Gouvernement conservera de l’autorité, de faction sur les travailleurs ; c’est d’assurer le travail alors qu’il aura fait abandon de cette autorité, en un mot, de créer le travail libre. Pour cela il faut du temps , des préparations : la génération actuelle des travailleurs présentera bien plus de difficultés que celle qui lui succédera ; quoi qu’il en soit, le résultat, le succès, si l’on veut, de la mesure, dépend des moyens d’exécution qui seront adoptés dès le principe. Les esclaves ont été jusqu’ici forcés au travail, ils s’y sont habitués, il ne s’agit plus que de les accoutumer à un travail libre ; chose qui ne sera pas sans difficulté, sans doute, mais qui sera moins difficile que s’il s’agissait de faire retourner au travail des individus qui en auraient perdu l’habitude : car, vaincre cette répugnance par un moyen légal s’appliquant à des hommes libres, serait quelque chose à peu près impossible, et la ruine des colonies pourrait être consommée avant qu’on pût y parvenir. Il importe donc beaucoup que le Gouvernement débute par un moyen sûr dans la voie de l’émancipation, et qu’il ne se démunisse de ses moyens d’action que lorsqu’il lui sera bien prouvé qu’il n’y a plus danger à le faire. «Le travail habituel des noirs, réunis en ateliers, contribuera peu, je pense, aies accoutumer au travail libre; il leur rappellera trop leur ancienne condition : cependant, dans les colonies où les noirs travaillaient ainsi, force sera de continuer ce mode ; ce n’est que successivement et avec le temps qu’on pourra le modifier. Le travail à la tâche suppose plus de confiance dans les travailleurs ; mais, lorsque l’on aura pu arriver à faire emploi du colonage partiaire, c’est alors que le problème du travail libre pourra,,

Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.


QUATRIEME PARTIE. 72 Système d’émanci- à mon avis, être considéré comme à peu près résolu. Je pation présenté par n’entends pas néanmoins parler encore ici d’un bail à ferme le Directeur de l’inproprement dit, d’après lequel celui qui cultive partagerait térieur. les fruits avec le bailleur : ces sortes de baux supposent, de la part du preneur, des habitudes du travail, des idées de suite et d’ordre, le désir d’acquérir, le sentiment du besoin de travailler pour soutenir sa famille, un certain avoir Lorsque les esclaves actuels auront tout cela, le problème, je le répète, sera résolu : c’est le but vers lequel on doit tendre ; mais, aussi intéresser les travailleurs eux-mêmes aux produits de la culture me paraît être le moyen le plus efficace d’arriver à ce but. Il y aura donc, entre l’emploi du système du colonage partiaire proprement dit et le travail à la tâche, un terme moyen, qui consisterait à intéresser à la culture d’une portion de terre un ou plusieurs travailleurs à qui l’engagiste fournirait tous les moyens de culture Le travail, dans ce cas, ne serait pas récompensé par un salaire fixe de chaque jour, mais bien par une portion de fruits qui serait proportionnée à ce travail, et d’autant plus forte qu’il y aurait eu plus de travail. « Je pense que généralement l’esclave est assez soigneux pour ce qui lui appartient, et que tout ce qui tendra à le faire considérer comme propriétaire, ou seulement comme possesseur, le flattera dans ses goûts et son amour-propre. Je ne suis pas compétent pour me prononcer sur ce point, comme le pourrait être celui qui a suivi les noirs de plus près et a pu ainsi les mieux étudier, mais il me semble qu’un noir qui serait chargé de la culture d’un champ avec l’espoir d’en partager les fonds, c’est-à-dire d’en avoir une portion déterminée, se livrerait à ce travail avec soin. Il s’établirait dans son voisinage avec les siens, et c’est alors que les idées de famille se fortifieraient : ne se trouvant plus continuellement sous les yeux d’un maître, jouissant d’une certaine liberté dans son travail, duquel seul il attendrait son existence et le bien-être de sa famille, les idées de prévoyance lui viendraient et peut-être même le désir d’un avenir encore meilleur. « Mais ce résultat, on ne peut espérer de l’obtenir qu’à l’aide de l’autorité que l’on aura conservée sur les émancipés, de préparations successives, d’expériences. Le Gou-


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vernement ira-t-il imposer ce système aux engagistes ? Non , sans doute; il faut la volonté du propriétaire, et l'on ne peut compter sur son concours qu’autant qu’il aura confiance dans les travailleurs. Il y a donc des essais à faire, un exemple à donner et qu’on puisse imiter. «Ici, encore, on voit combien il serait important que l’Etat se trouvât cessionnaire d’un certain nombre d’exploitations; car tous ces essais, il pourrait les faire fructueusement pour la population qu’il veut former au travail libre, fructueusement aussi pour les particuliers restés propriétaires. «Les propositions de la Commission relativement aux enfants et aux vieillards ne me semblent pas pouvoir être adoptées; je les trouve peu équitables pour les colons, peu profitables pour le but que l'on se propose. « La Commission (porte la circulaire, page 11) avait paru penser qu’il y aurait lieu de laisser les vieillards à la charge des anciens maîtres. «Lorsque les anciens maîtres possédaient des esclaves susceptibles de travailler, il était juste de leur laisser la charge de nourrir et soigner les vieillards ; mais, du moment qu’on leur retire ces travailleurs, et qu’ils ne peuvent plus les employer qu’en les payant, il n’y a plus de raison de leur laisser cette charge. Les manufacturiers en Europe ne sont pas soumis à l’obligation de nourrir les vieux parents des ouvriers employés dans leurs ateliers. « Dans le régime colonial actuel, il y a pour le maître des charges réelles, sauf à lui à chercher les moyens de les supporter. Dès qu’on change ce régime, et que l'on diminue, si l'on n’enlève les avantages que le colon y trouvait, il est évident que l'on ne saurait le maintenir dans ce qu’il a d’onéreux. « Aussi les intentions manifestées par le Gouvernement me semblent-elles bien plus équitables ; et toutefois je les trouve aussi susceptibles de quelques observations. «On emploiera, dit la dépêche, le prix du rachat des vieillards à subvenir à leur subsistance et à les entretenir, en santé comme en maladie. « Le prix du rachat des vieillards ne sera sans doute pas élevé, et l’allocation annuelle en laquelle il sera converti IVe PARTIE.

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Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’inrieur.


QUATRIÈME PARTIE. 74 ne pas tarder à être absorbée. A qui retombera Système d'émanci- pourra bien pation présenté par dès lors la charge ? Au maître? Il n’y en aura plus. A la colo le Directeur de l’in- nie ? Ce sera une lourde dépense. La métropole ne prend térieur. pas les vieillards à sa charge, elle ne voudra pas créer pour les colonies un principe qu'elle n’admet pas pour elle-même. En thèse générale, c’est aux familles à supporter ces charges. Il est vrai que les esclaves n’ont pu acquérir jusqu ici : jusqu’à ce que, par leur changement de condition, ils aient pu subvenir à cette dépense, il me semblerait juste que l’État vînt en aide aux colonies, puisque c’est par le fait de la loi que les colons n’auront plus les mêmes moyens qu’auparavant pour y satisfaire. La dépêche exprime la crainte que les engagés n’aient pas toujours assez de prévoyance rjour amasser de quoi vivre lorsqu'ils ne pourront plus travailler. Est-ce un doute exprimé sur le succès complet du nouveau régime? Il est à craindre en effet qu’il augmente beaucoup le nombre des pauvres ; aussi conviendra-t-il que pendant longtemps, soit à l’aide de caisses d’épargnes, soit autrement, il soit pris des mesures pour assurer l’entretien des émancipés qui, en raison de leur âge avancé, ne pourront plus se livrer au travail. «La Commission avait pensé que le propriétaire des enfants esclaves pourrait continuer à s’en charger, après leur rachat par l’État, moyennant un contrat d’apprentissage qui lui assurerait leurs services jusqu’à l'âge de 21 ans. « Si la Commission entend donner par là une faculté dont il soit loisible de ne pas user, je crois qu’il se trouvera peu de colons disposés à en profiter comme arrangement avantageux à leurs intérêts. Le désir seul de ne pas séparer les enfants des pères et mères pourrait les déterminer à l’accepter, tout onéreux qu’il me paraît être. En effet, je ne pense pas que cinq ou six ans de travail effectif, en supposant que les enfants parvenus à l’âge qui comporte un travail productif soient susceptibles de travailler, je ne pense pas, dis-je, que ce travail soit de nature à couvrir les frais occasionnés par les enfants jusqu’à cet âge. Combien de temps à attendre! Les choses coloniales sont-elles assez stables pour que l’on puisse attendre pendant quinze ans le travail incertain de quelques années? Pendant tout ce temps les pères et mères des enfants seront-ils restés sur la propriété? Et s’ils n’y sont


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75 pas restes, les enfants auront-ils pu être conservés, sépares Système d’émancide leurs parents, attachés au sol dans un état voisin de pation présenté par l’esclavage ? Si les enfants ont suivi leurs parents, où le le Directeur de l’intérieur. colon trouvera-il la compensation des soins qu’il aura donnés? Ce mode serait hérissé de difficultés de tout genre; je le considère comme onéreux au colon, et peu propre à atteindre le but que l’on doit se proposer, d’élever les enfants de telle sorte qu’ils forment une génération plus avancée en civilisation, ayant plus d’idée de religion, de morale, que la classe des esclaves de laquelle il faut les faire sortir tout d’abord. Pendant les 21 ans d’apprentissage, auront-ils pu recevoir cette éducation, s’ils sont tenus isolés sur les habitations, confondus avec les anciens esclaves? « C’est à l’Etat à s’emparer de cette nouvelle génération, pour la façonner au régime nouveau, pour lui assurer son bien-être en assurant l’avenir des colonies. « Ce n’est pas la déclaration d’émancipation qui fera des hommes libres comme l’Etat en veut, ce sont les institutions qu’il faut créer comme conséquences du principe de l’émancipation, et qui seules peuvent assurer le résultat qu’on en attend. «Pour les enfants, il faut adopter un système d’éducation qui s’applique à tous et qui soit approprié à la profession qu’ils doivent avoir, ouvrir de vastes établissements où ils soient reçus, et d’où ils sortent à un certain âge. «Jusqu’à l’âge d’admission, ils resteraient avec leurs pères et mères; les frais supportés par eux, sur leurs salaires, au moyen même de retenues, s’il arrivait que quelques-uns ne fussent pas assez pénétrés de ce principe de droit naturel, que les pères et mères doivent nourrir et soigner leurs enfants: mais j’aime à penser que ce cas serait rare; et, si je le prévois, c’est que je l’attribue à l’imprévoyance plutôt qu’au naturel des noirs, habitués jusqu’à ce jour à voir leurs enfants soignés et nourris aux frais du maître. « Les enfants parvenus à l’âge où ils sont susceptibles de recevoir de l’éducation seraient placés dans les établissements créés à cet effet, par distinction de sexe. « Ces établissements, ce n’est pas dans les villes que je les place, mais bien dans les campagnes. Des bâtiments, 10.


Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE. 76 des terres, c’est ce que l’on trouverait sur toutes les habitations; et si le droit de cession était consacré, l’Etat, devenu propriétaire, n’aurait que peu de dépenses à faire pour installer quelques propriétés de manière à leur donner la destination voulue. « Cinq frères et quelques moniteurs pourraient facilement diriger un établissement de 400 à 500 enfants; quelques noirs choisis parmi les engagés non susceptibles d’un travail pénible y seraient attachés. « La nourriture, les vêtements, seraient conformes à l’état de ces enfants, et n’occasionneraient certainement pas une dépense plus forte que s’ils étaient laissés aux parents. « L’instruction religieuse et intellectuelle et le travail manuel, la culture, seraient la base de l’éducation. Les enfants seraient occupés suivant leurs forces, encouragés au travail par des récompenses, et l’on arriverait peut-être à faire produire à ces établissements une partie des vivres qui leur seraient nécessaires. « Une retenue sur les salaires des parents serait employée à payer les frais d’entretien et de nourriture; quelque légère quelle fût, il serait convenable de l’opérer, pour que les parents fussent bien pénétrés de l’obligation qui leur incombe relativement à leurs enfants : c’est d’ailleurs une dépense qu’ils supporteraient sans peine en voyant l’usage auquel elle serait destinée. « On pourrait, comme encouragement aux mariages, réduire et même supprimer quelquefois cette retenue. « Dans les villes, il serait ouvert des établissements spécialement destinés aux enfants de la classe industrielle, aux ouvriers. « Je ne considère pas comme impossible la formation de tels établissements, alors surtout que le Gouvernement conserverait de faction sur les parents et que leurs salaires seraient payés par son intermédiaire. Quant aux résultats de cette éducation sur la moralisation des noirs, ils seraient certainement avantageux, et peut-être même la moralisation des enfants influerait-elle puissamment sur celle des parents. «Former, non pas dans le même but, sans doute, des


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établissements à peu près semblables pour les vieillards, Système d’émancime paraîtrait encore une chose possible et avantageuse. Ce pation présenté par seraient des lieux de dépôt où seraient placés les engagés à le Directeur de l’inrérieur. qui leur âge ne permettrait pas de se louer avec salaires, dans le but de prévenir la mendicité, qu’il convient de bannir à tout prix, sous peine des plus grands désordres. «Ici, il n’y aurait pas de contrainte ; on laisserait aux enfants et aux parents les vieillards dont ils consentiraient à se charger, et peut-être s’en trouverait-il, dans le principe même, un assez grand nombre. Les propriétaires auraient aussi la faculté de se charger des vieillards dont les enfants seraient leurs engagés. « Il n’y aurait donc de placés dans les dépôts que les vieillards restés sans asile. Ces dépôts seraient encore situés dans les campagnes ; des terres devraient toujours en dépendre; et comme les individus qui y seraient reçus ne seraient pas tous dans une incapacité absolue de travailler, bien que peut-être ne trouvant pas à s’engager pour des salaires, on pourrait y obtenir par la culture une partie des vivres nécessaires. Ils seraient d’ailleurs soumis à un régime particulier approprié à la destination de l’établissement. «Au surplus, si l’éducation des enfants est telle qu’on peut l’espérer, le nombre de ces dépôts tendrait toujours à diminuer; outre qu’ils auront été mis de bonne heure dans le cas de gagner et d’acquérir, les idées qu’ils se seront formées et le sentiment de leur devoir les porteront à garder auprès d’eux leurs parents arrivés à l’âge où ils ne pourront plus travailler. A ceux qui méconnaîtraient ces devoirs, on les leur rappellerait; la loi pourrait les atteindre. «L’État, en donnant la liberté aux esclaves, n’entend certainement pas les soustraire au travail ; c’est donc entrer dans les vues de l’émancipation que d’organiser le travail, de le rendre obligatoire. «Il s’agit ici de régler l’état intermédiaire entre l’esclavage et la liberté; ainsi, lorsque je dis qu’il faut rendre le travail obligatoire, je n’entends pas que les émancipés soient condamnés par les institutions, et à tout jamais, à un travail auquel ils ne pourraient se soustraire. C’est la force des choses qui commande le travail : ceux qui ne possèdent rien sont bien obligés de travailler pour vivre; mais on


Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE. 78 peut, par son travail, acquérir une aisance telle qu’on ne soit pas à charge à la société, même en ne travaillant plus. Sous ce rapport, les émancipés ne seront pas dans une situation autre que celle des travailleurs de tous les pays libres. « Quoi qu’il en soit, il est certain que les esclaves aujourd’hui ne possèdent pas, ou ne possèdent pas assez pour pouvoir se dispenser de travailler. Dans tous les cas, il faut des travailleurs pour soutenir la culture et l’industrie des colonies, qu’il entre dans les vues et les intérêts de l’Etat de conserver. «Les esclaves forment aujourd’hui trois classes principales de travailleurs :

« Les laboureurs, «Les industriels, «Les domestiques. « Pour organiser le travail pendant la durée de l’état intermédiaire, il me paraîtrait bon de maintenir ces trois classes, de les créer si l’on veut. Les travailleurs seraient inscrits en conséquence sur la liste des engagés. Le Gouvernement prendrait sur ces listes les travailleurs qui lui seraient demandés, Il est entendu qu’il ne s’agit pas ici d embrigader en quelque sorte les émancipés pour les diriger indifféremment sur un point quelconque de l'île ; il ne s’agit pas de rompre leurs habitudes, leurs liens de famille ; aussi j’admets que le plus souvent il arriverait, du consentement de l’engagiste et des engagés, que la répartition actuelle serait conservée. « Tout ce qui est relatif aux salaires, à la nourriture, au travail, serait stipulé lors de l’engagement. Les salaires devraient être payés au Gouvernement, qui en ferait ensuite la répartition aux engagés; par là on éviterait les contestations multipliées qui ne manqueraient pas de s’élever entre l’engagiste et les engagés; contestations qui nuiraient infailliblement à la discipline et au travail. Ces contestations seraient jugées par des magistrats spéciaux, soit que la réclamation fût portée devant eux par le Gouvernement ou par les engagistes. Il va sans dire que dans aucun cas l’État ne pourrait être rendu responsable du fait d’un engagé. « Les magistrats spéciaux auraient en outre pour mission


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 79 d'inspecter les ateliers, pour entendre les réclamations des Système d'émanciengages ou recevoir les plaintes des engagistes. pation présenté par «Les exploitations rurales ayant surtout besoin de bras, le Directeur de l'innul doute que tous les engages laboureurs ne fussent bien- térieur. tôt placés. Il en serait sans doute de même des industriels ; quant aux domestiques, il est très-probable qu’ils ne trouveraient pas tous à s’engager. Celui qui possède aujourd’hui des noirs peut en affecter à son service personnel un assez grand nombre, sans que ce soit pour lui une charge bien lourde; mais, lorsqu’il sera obligé de payer des salaires, il est certain qu’il en diminuera le nombre ; aussi ne prendrat-il que des domestiques susceptibles de rendre des services réels. La force des choses fera donc nécessairement diminuer la classe des domestiques ; elle devra augmenter d’autant celle des industriels et surtout des laboureurs. «Il peut arriver que des émancipés se trouvent sans emploi, bien que susceptibles de travailler; si ce cas se présentait, il y aurait nécessité, jusqu’à ce qu’on eût pu leur procurer un engagement, de les employer à des travaux d’utillité publique, moyennant leur nourriture et leur entretien. Il serait formé un atelier à cet effet. «La durée de l’état intermédiaire ne me semble pas pouvoir être déterminée dès à présent, car on ne saurait préciser l’époque à laquelle les émancipés auront véritablement compris le travail libre. Le Gouvernement l’abrégera ou le prolongera suivant les dispositions manifestées par les émancipés. On pourra même l’éteindre graduellement, en faisant sortir de la classe des engagés, et à titre de récompense, ceux qui, par leur industrie, leur travail, seront reconnus offrir toutes garanties à la société. L’état intermédiaire a pour objet unique d’assurer le travail et de laisser au Gouvernement l’action nécessaire sur les travailleurs; je ne vois donc aucun inconvénient à ce que les émancipés jouissent dès ce moment de tous les droits civils mentionnes dans la circulaire du ministre. «L’établissement de trois classes de travailleurs n’a pas pour but de lier d’une manière absolue les émancipés au travail ou à l’industrie de la classe à laquelle ils appartiendront. Le Gouvernement consulterait leurs goûts, leur aptitude , et son intervention, qui serait un véritable patronage,


Système demancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE. 80 se déterminerait toujours par le plus grand intérêt des engagés. « On ne doit pas se le dissimuler, il est à craindre que, dès que les émancipés auront une petite industrie ou un terrain susceptible de les nourrir eux et leurs familles, ce ne soit autant de bras perdus pour la grande culture, qui fait la principale richesse des colonies. Dans le régime nouveau, la petite culture tendra à absorber la grande. « Quoi qu’il en soit, lorsque sera venu le moment de faire cesser l’état intermédiaire, il y aura lieu de rendre des lois sévères contre le vagabondage et la mendicité, sous peine de ruine pour les colonies. L’état intermédiaire constituera pendant longtemps la plus forte garantie que l’on puisse offrir aux colons et à la grande majorité des émancipés. En effet, il consacre des droits nouveaux assez étendus, il établit un régime doux et pourvoit aux besoins des engagés. Les lois sur le vagabondage ne préviendront pas le mal, comme l’état intermédiaire ; elles le réprimeront par des moyens qui paraîtront toujours durs et violents. En un mot, la loi sur l’état dit intermédiaire est une loi de prévention, et la loi sur le vagabondage une mesure de répression : il vaut mieux prévenir le mal que d’avoir à le réprimer. Pour exprimer toute ma pensée sur l’état intermédiaire, je dirai que c’est à mon avis le moyen le plus efficace pour constituer le régime colonial sur de nouvelles bases et arriver sans secousses au but que l'on se propose ; mais ce but ne sera pas atteint par cela seul que l’on aura fait cesser promptement le moyen qui y conduit. Ce changement dans les habitudes, dans les mœurs, ne peut être que l’effet des institutions et du temps ; une déclaration inopportune risquerait de tout compromettre. «Il ne peut être question de maintenir les châtiments corporels, porte la circulaire, car c’est une des causes principales pour lesquelles on veut abolir l’esclavage ; il y a donc lieu de chercher d’autres moyens de discipline et de répression. Je ne suis certainement pas partisan des châtiments corporels, et il m’en coûte de faire des observations, non pas précisément contre, mais sur cette disposition. Jusqu'à ce jour les châtiments corporels ont été un moyen de discipline. Ce n’est pas une raison pour le maintenir sans doute,


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mais c’en pourrait être une pour ne pas l’abandonner brus- Système d’émanciquement. Jusqu’ici les châtiments ont été infligés par le pation présenté par maître ou par son ordre, et la possibilité qu’on abusât d’un le Directeur de l’intérieur. tel droit a surtout contribué à le rendre odieux. Dans le système de l’émancipation il n’y aurait plus de maître, et il ne peut être question de donner un droit semblable aux engagistes ; mais s’il était conféré pendant quelque temps à un magistrat spécial, alors on n’aurait plus à redouter les abus et la crainte d’un tel châtiment, qui devrait d’ailleurs être très-rare et, modifié dans l’application, pourrait servir a contenir dans le devoir des émancipés si fraîchement sortis de l'esclavage. Il est à remarquer que les Anglais y ont soumis leurs engagés, et que même chez nous, dans la marine, ce châtiment est encore légalement infligé à nos matelots. On pourrait d’ailleurs n’y pas soumettre les femmes, ainsi que déjà la proposition en a été faite. «Les moyens de discipline et de répression me paraissent pouvoir être présentés dans l’ordre suivant : « 1° La réduction des salaires jusqu’à concurrence de la portion nécessaire pour nourrir les enfants ; « 2° La salle de police (ou tel autre nom que l’on voudra adopter) pendant quinze jours au plus, avec réduction ou suppression des salaires ; « 3° L'incorporation dans un atelier public pendant un temps qui ne pourrait pas dépasser trois mois; « 4° L'atelier de discipline pendant six mois ; « 5° La déportation. «La réduction des salaires ne doit atteindre l’engagé qu'autant qu'il n’a pas donné à l’engagiste tout le temps qu’il lui doit, lorsque par sa négligence, son manquement au travail, il lui a fait éprouver un préjudice ; il est juste alors que cette réduction profite à l’engagiste. Mais comme dans l'engagement il y a nécessairement des chances à courir pour l'engagiste, et que l’Etat doit dans tous les cas rester indemne, on ne saurait admettre que les enfants retombent a la charge du trésor dès qu’il y aura retenue de salaires ; et, comme il faut les nourrir, on n’a pas dû admettre une suppression de salaire pour les engagés ayant des enfants. « J'admets que les engagements seront passés pour pluIV

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sieurs années, dans la classe des laboureurs du moins, et qu’ils stipuleront toujours que les frais de nourriture et de soins à donner en cas de maladie seront à la charge des engagistes ; sans cette clause, il n’y aurait que confusion et désordre. «Le magistrat spécial ayant la surveillance des engages pourrait être chargé de prononcer les peines de discipline, entre lesquelles je ne comprends pas d'ailleurs la déportation. « La réduction ou suppression de salaires serait proportionnée au dommage éprouvé par l’engagiste, sans quelle pût être prononcée pour plus de quinze jours, à moins toutefois que l’absence des travaux eût été plus longue, auquel cas elle serait en raison de cette absence. « La peine de la salle de police sera subie sur l’habitation, dans les campagnes; dans les villes, elle serait subie dans un lieu spécial. Cette peine entraînerait nécessairement la réduction ou suppression de solde, puisqu’alors l’engagé ne travaillerait pas. Il conviendrait que l’engagé puni de la salle de police, ou de toute autre peine qui l’empêche de travailler, fût tenu à rembourser par son travail les frais de nourriture. La salle de police s’appliquerait surtout au cas d’indiscipline. « Il faut prévoir le cas où l’engagé se conduirait de telle sorte qu’il y eût nécessité de résilier le contrat, de faire cesser l’engagement. Suivant la gravité du cas, on pourrait simplement prononcer l’incorporation dans l’atelier public ou renvoyer l’engagé dans l’atelier de discipline. La résiliation du contrat serait prononcée par le magistrat spécial, d’après la demande de l’engagiste, basée sur des faits graves d’indiscipline ou de manquement au travail. L’incorporation dans un atelier public serait une peine, puisque nous avons supposé l’absence de salaires. «On doit prévoir encore que des engagés déserteraient cet atelier ou qu’ils se conduiraient de manière qu’il y eût lieu d’employer d’autres moyens de répression ; ce serait le cas de les renvoyer dans l’atelier de discipline. Il faudrait nécessairement mettre les noirs de cet atelier à la chaîne, car, à moins de les tenir enfermés, je ne vois pas d’autre moyen de prévenir les évasions.

Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.


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« Quant à la déportation, elle serait prononcée comme aujourd’hui et pour des faits qui tendraient à compromettre la tranquillité de la colonie. «Je ne me dissimule ici ni les difficultés d’exécution, ni les reproches que l’on peut faire aux observations qui précèdent. Je suis prêt à les abandonner dès que l’on présentera des moyens plus sûrs, plus efficaces, tout autres même, pourvu qu’ils garantissent l’ordre et le travail.

Système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

«Je reconnais d’ailleurs que plus on approfondit cette question, plus on médite sur les effets de l’émancipation, plus aussi on acquiert la conviction que l’on ne saurait trop multiplier les garanties si l’on ne veut pas s’exposer à compromettre le sort des colonies. » M. L’INSPECTEUR COLONIAL déclare qu’il se rangerait complétement au système qui vient d’être exposé, en ce qu’il aurait l’avantage d’accorder aux colons une indemnité complète de leur capital, en terres, bâtiments, usines, etc.; mais qu’un tel système, bon en principe, lui paraît d’une application sinon impossible, au moins hérissée de difficultés devant lesquelles l’administration ne pourrait qu’échouer. Il fait d’ailleurs remarquer que l’abandon au Gouvernement moyennant indemnité des terres, des usines, des noirs, ne pourrait avoir lieu que de la part du très-petit nombre de colons dont les biens sont libres de toute dette ou seulement grevés en faible partie, et de manière à ne pas leur faire craindre d’en voir passer la totalité ou la majeure partie dans les mains de leurs créanciers ; mais que la question resterait la même à l’égard des autres propriétaires, lesquels n’auraient aucun intérêt à céder leur capital, lors même qu’on leur présenterait en indemnité une valeur bien supérieure à la valeur réelle ; car ces derniers, dont le passif excède l’actif, ne céderaient qu’en faveur des créanciers le capital grevé, et ils perdraient eux-mêmes la facilité qu’ils trouvent à vivre avec leurs familles sur les habitations. Par ces considérations, M. l’Inspecteur adopterait préférablement la combinaison dont M. l’Ordonnateur vient d’entretenir le conseil. Le CONSEIL a remarqué un passage de l’exposé de M. le Directeur de l’intérieur dans lequel il proposerait de recourir 11.

Examen du système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.


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à une sorte de colonage partiaire, qui lui semblerait offrir, pour le travail libre, plus de chances que le travail à la journée. Le Conseil pense que le noir n’est pas encore et ne sera pas de longtemps, à la Martinique du moins, pourvu du degré de civilisation nécessaire pour l’emploi de ce mode, auquel il ne faut pas songer quant à présent, quelque avantageux qu’on le reconnaisse, si l’application en était possible. M. L’ORDONNATEUR croit devoir demander la parole sur les communications qui ont été faites par M. le Directeur de l’intérieur. Il s’exprime ainsi : «Dans l’exposé que vient de faire M. le Directeur de l’intérieur se trouvent reproduits beaucoup de principes que je professe ou que j’adopte dans la question d’émancipation. Nous différons seulement à l’égard du système qui substituerait l’Etat d’une manière partielle ou générale au propriétaire d’habitation et d’esclaves, et à l’égard de l’état intermédiaire que l’on croit nécessaire pour façonner les noirs à la liberté. « Si les vues indiquées tendaient uniquement à établir que la voie d’indemnité la plus large serait aussi la plus juste à l’égard des colons et de leurs créanciers, je me rallierais entièrement à ce principe. Car si, comme le Conseil l’a reconnu dans cette séance, le travail libre ne peut être garanti dans l’avenir, les conséquences ultérieures de l’émancipation des esclaves doivent être nécessairement abandonnées aux chances du hasard ; c’est ce qui fait dire que la responsabilité morale qui se rattache à l’émancipation est sans bornes en ce qui touche la conservation des colonies. « Or, dans une semblable incertitude, lorsque l’avenir des colons et celui des colonies ne reposeraient plus que sur des théories sans garanties de réalisation, la seule indemnité juste serait celle qui couvrirait la valeur des terres, des bâtiments, des usines, des esclaves, enfin de tout ce qui constitue l’établissement d’exploitation. Mais je ne pense pas que le Gouvernement ait les moyens d’adopter un tel système, qui serait, à n’en pas douter, accueilli avec empressement par tous les colons dont les propriétés sont li-


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quides ; mais les facilités qu’on propose devraient profiter à tous, et dans ce cas que ferait le Gouvernement en possession des terres, des usines et des noirs affranchis ? Rien ou presque rien ; on ne doit pas craindre de l’affirmer. Pour peu qu’on veuille considérer ce qu’il en coûterait de dépense, de soins, de surveillance pour mettre en produit ces capitaux avec une population inerte, on doit reconnaître que ce que tenterait à peine en pareille affaire, et sur une échelle réduite, l’intérêt particulier ne saurait être entrepris avec fruit par l’administration. « En définitive, le projet présenté me paraît dicté par un esprit de rigoureuse justice ; mais je ne crois pas à la possibilité de son exécution ; je pense même qu’il serait fort difficile de le formuler en règlement, à cause des nombreux détails qu’il embrasse. « Comme je rends un complet hommage aux intentions droites et généreuses qui ont inspiré le projet dont il s’agit, je me serais abstenu de le combattre, nonobstant mes convictions contraires ; mais je craindrais, en gardant le silence, que ce projet, dont les principes sont équitables, ne constituât encore une de ces théories qui entraînent l’homme de bien, prolongent l’incertitude et la discussion, sans pouvoir préparer le succès qu’on se propose. « A l’égard de la nécessité d’un état intermédiaire entre l’esclavage et la liberté, nécessité qui paraît avoir pénétré plus d’une conviction au sein de ce Conseil, je me rallierais volontiers à l’opinion de M. le Directeur de l’intérieur et à celle précédemment exprimée par M. le Procureur général, si l’on me démontrait d’ailleurs la possibilité de récrier d’une manière facile et convenable cet état intermédiaire. Mais, dans tous les cas, ce ne serait qu’à une condition de temps qui se lierait à mon système particulier; c’est-à-dire que l’état intermédiaire ne commencerait qu’à l’expiration des quinze années nécessaires pour sauvegarder les intérêts qui se rattachent immédiatement à l’émancipation. « Dans le désir sincère que j’éprouve d’arriver à la présentation d’un système qui prépare le moins d’inconvénients possibles, à défaut d’un système offrant des garanties suffisantes au présent et à l’avenir, j’essayerai d’exami-

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ner ici, suivant les idées qui naissent de la discussion, comment pourrait être déterminé et régularisé l’état intermédiaire dont on a parlé. « J’admets toujours comme condition absolue que le régime actuel des colonies tel qu’il se trouve modifié et avec les améliorations que j’ai déjà indiquées, sera maintenu pendant quinze ans, afin de donner aux colons le temps d’acquitter leurs dettes et de réaliser leurs capitaux ; aux esclaves, le temps de subir une préparation nécessaire; à la loi d’émancipation, le moyen de ne pas être injuste envers les colons, puisqu’il ne lui est pas donné de garantir le travail et d’assurer le bien-être futur des noirs devenus libres. « C’est donc à l’expiration des quinze années et après le payement de l’indemnité représentative de la valeur des noirs que pourrait commencer la période intermédiaire : je suppose qu’elle pourrait être de cinq ans, ce qui porterait à vingt ans la période d’attente, d’épreuve et de préparation. Serait-ce trop de vingt ans, lorsque des siècles ont à peine effacé l’esclavage chez des peuples qui ont figuré à la tête de la civilisation, lorsque l’Angleterre, non moins sage que nous pour être plus empressée au point de vue politique, n’a édité qu’en 1807 le premier acte d’une émancipation qui ne s’est réalisée par la force qu’en 1836 en devançant de deux années les prévisions du législateur? «Pendant le dernier délai de cinq ans, et suivant l’ordre d’idées que suggèrent les communications qui ont eu lieu les esclaves pourraient prendre la dénomination d’affranchis, être mis en jouissance de certains droits civils en rapport avec leur nouvel état, être néanmoins soumis au maître par une discipline sévère exercée sous le contrôle de l’autorité. On pourrait leur concéder, la première année un jour par semaine, la seconde année deux jours, et successivement jusqu’à cinq jours par semaine qu’ils auraient la faculté d’employer pour leur compte ou de louer au maître, lequel, durant la cinquième année, ne jouirait plus que d’un jour de travail obligatoire par semaine. Les prestations en vivre seraient réduites successivement dans le rapport du nombre de jours concédés à l’affranchi, les prestations en vêtements cesseraient la troisième année, les


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soins en cas de maladie seraient continués jusqu’à l’expiration des cinq ans. « Voilà, sans doute, encore une théorie qui peut séduire. On se dira : le noir n’ayant besoin, en général, que d’un jour par semaine pour assurer sa subsistance par un travail modéré, trouvera dès la première année un surcroît de bien-être dans les prestations qu’il recevra de son patron ; ce bien-être, s’accroîtra d’année en année, et, parvenu au terme de l’épreuve, l’habitude qu’il aura contractée de vendre, soit le produit de son travail, soit son travail même, et de trouver dans cette conduite le moyen de satisfaire ses besoins et de pourvoir à ses jouissances, doit le mener à persister dans une voie qui lui assure une vie douce et aisée. «Sans doute, on peut raisonner ainsi en omettant les les objections; mais les voici qui se présentent. «Si la paresse, qui est le vice dominant de la race noire telle qu’on la connaît aujourd’hui, l’emporte sur le désir d’acquérir, et que l'affranchi profite successivement du temps qu’on lui laisse pour s’abandonner à l’inaction, que deviendront l’exploitation agricole et la fortune du patron? Ne compromettra-t-il pas dans cette crise et l’économie des quinze années de travail assuré et peut-être l’indemnité représentative de la valeur des noirs? Non, il ne les compromettra pas s’il a été sage, car il aura fui avant de s’exposer à un danger si probable. Niais admettez que les habitudes de sa vie entière et son aveugle confiance l’aient retenu, et dès lors sa ruine est consommée. « En outre, et ceci est applicable à toutes les combinaisons, soit qu’il s’agisse d’un état transitoire qui réduirait successivement les charges du maître et les obligations de l’esclave, soit qu’il s’agisse de la transformation simple de la société coloniale dans les termes qui auront été assignés, il ne faut pas perdre de vue que la partie non productive des ateliers doit tomber à la charge de l’État dès que le maître n’agira plus sur la masse de son atelier ; et qu’un système morcelé ne lui permettra plus de réaliser les avantages compensateurs attachés au travail par association, tel qu’il est organisé dans les colonies, et tel qu il serait désirable de le voir organiser chez tous les peuples civilisés, à

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88 Examen du système d’émancipation présenté par le Directeur de l’intérieur.

QUATRIÈME PARTIE.

part le mot esclavage, qui doit être banni de notre civilisation. «Or, sur une population esclave de 260,000 individus, ce n’est pas trop d’en retrancher 60,000 pour les nonadultes, les infirmes, les vieillards. Voilà donc 60,000 individus à l’existence desquels l’Etat devra pourvoir dès qu’aura sonné l’heure de l’émancipation. Je suis loin de dire que cet obstacle doit arrêter : mais il est utile de le prévoir, d’en mesurer d’avance la portée ainsi que les exigences. «Les prévisions ne doivent pas s’arrêter là. Si l’on veut admettre que le travail volontaire se réalisera après la cessation de l’esclavage, dans une proportion qui réponde aux besoins de l’exportation, il convient d’examiner quel est le prix que pourra donner le colon en rémunération de la journée de travail. D’après des calculs établis à la Guyane, ce prix n’excéderait pas 75 centimes ; d’après les bases adoptées à la Martinique, il n’atteindrait que 60 centimes. Mais, dans l’hypothèse la plus favorable, le prix de la journée serait évidemment insuffisant pour assurer l’existence des noirs, privés des avantages de la vie en commun, dans des circonstances qui auraient pour effet immédiat d’élever le prix de toutes les denrées et marchandises d’une consommation usuelle et générale. «Je bornerai là, pour le moment, ces observations qui se reproduiront sans doute dans le cours de nos séances. Il me suffit d’avoir établi que tout état intermédiaire ou transitoire, qui modifierait l’autorité du maître et les conditions actuelles du travail, doit être précédé de l’indemnité et de dispositions qui fassent passer à la charge du trésor public les enfants, les infirmes et les vieillards. «Je persiste dans les opinions que j’ai émises en faveur d’une émancipation générale après un délai de quinze ans, sans préjudice d’une prorogation de cinq ans, comme période de transition, mais aux conditions expresses que je viens d’indiquer. » La majorité du CONSEIL estime que s’il était possible que la métropole adoptât la base du système de M. le Directeur de l’intérieur, c’est-à-dire qu’elle se rendît propriétaire nonseulement des esclaves, mais encore des établissements et


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

89

des terres auxquels ils sont attachés, il y aurait lieu de se Examen du sysranger à ce système. Il est en effet juste en principe, puis- tème d’émancipation présenté par le Diqu’on est d’avis que le travail libre ne pourra pas rempla- recteur de l’intérieur. cer le travail esclave, et qu’en conséquence, par la diminution du travail, les colons éprouveront des dommages dans les terres et les usines que le travail seul fait valoir. Si la métropole est sûre que le travail libre puisse remplacer avec avec avantage le travail esclave dans les colonies, que ne tente-t-elle l’épreuve elle-même ? Il y aurait sans doute de grandes difficultés pour administrer les propriétés qui seraient abandonnées au Gouvernement, mais il aurait pour lui l’ascendant de la puissance et de la force. Il y aurait, sans doute, dans les détails du système présenté par M. le Directeur de l’intérieur, des choses à modifier ; mais, si la possibilité de la base était reconnue, on façonnerait facilement les accessoires. Dans ce système, en un mot, comme la majorité du Conseil le comprend, les noirs émancipés formeraient une grande communauté dont le Gouvernement serait le chef et assurerait le bien-être, au moyen d’une redevance équitable. M. le GOUVERNEUR, en particulier, pense que le système présenté par M. le Directeur de l’intérieur n’est pas admissible ; que la métropole ne voudrait jamais avancer la somme énorme de 1,500 millions, valeur approximative des propriétés coloniales ; que, quand même un certain nombre de colons garderaient leurs propriétés, la somme serait encore très-considérable ; que, dans le cas même où la métropole voudrait s’aventurer dans une pareille mesure, son exécution serait impossible, et que l’administration n’aurait ni assez de forces ni assez d’agents pour en embrasser toute l’étendue. M. le GOUVERNEUR lève la séance en invitant M. l’Ordonnateur à développer, dans une des prochaines réunions, le projet d’émancipation dont il a exposé les bases au Conseil. Fait et clos, au Fort-Royal, le 17 mai 1841.

IVe PARTIE.

12


QUATRIÈME PARTIE.

90

SÉANCES DES 26 ET 27 MAI 1841.

A l’ouverture de la séance, le 26 mai 1841, il est donné lecture du procès-verbal de la séance du 17 mai qui est adopté après quelques rectifications. Examen des trois systèmes exposés dans la circulaire du 18 juillet 1840.

M. LE GOUVERNEUR annonce au Conseil que les notes prises dans la séance du 25 octobre 1840, et dont il a été question au début du procès-verbal dont il vient d’être donné lecture, n’ont pu être retrouvées ; qu’il y a ainsi lieu de se livrer de nouveau à l’examen des trois systèmes d’émancipation développés dans la dépêche de S. E. le ministre de la marine et des colonies, du 18 juillet 1840. croit devoir prendre préalablement une nouvelle connaissance des considérations générales exposées sur ces trois systèmes, tant dans la dépêche du 18 juillet que dans le rapport de M. le Procureur général, lu dans la précédente séance. Il est donné lecture de ces deux parties. LE

CONSEIL

passe ensuite à l’examen particulier du premier des trois systèmes. LE CONSEIL

I

er

SYSTÈME.

ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

I

er

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

Il est donné lecture, par le Secrétaire, des développements de la dépêche précitée qui se rapportent à ce projet, et, par M. le Procureur général, des passages correspondants de son rapport, savoir : 1° Circulaire du 18 juillet 1840.— (Voir dans la première partie du présent recueil, page 7, les passages cités ici.) 2° Rapport du Procureur général. — (Voir ci-dessus, pages 17 à 20, les passages cités ici.) M. L’ORDONNATEUR pense qu’il y a lieu de repousser ce premier système. Il regrette encore à cette occasion les notes de la séance du 25 octobre 1840, qui étaient de


91 nature à jeter des lumières utiles sur cette partie de la disI SYSTÈME. cussion. Emancipation parIl s’exprime ainsi : tielle et progressive. «Le premier système, concernant l’émancipation partielle et progressive, comprend trois bases fondamentales : l’affranchissement des enfants à naître, la constitution d’un pécule, le rachat forcé. Ce système a été débattu par les administrations coloniales et les conseils coloniaux, il n’a rencontré partout que des avis défavorables; l’auteur même paraît y avoir renoncé à cause des sérieuses objections qui se sont élevées contre son adoption, objections que les plus hautes lumières et la meilleure volonté ne pouvaient prévoir loin de la scène où doit s’accomplir le grand acte de l’affranchissement. « Néanmoins, puisque le même système est de nouveau mis en question, il convient de l’examiner encore; c’est ce qu’a fait préalablement M. le Procureur général. Je l’ai déjà dit, je le répète : je partage les principes généraux qu’a toujours émis ce magistrat en matière d’émancipation, mais il n’en est pas de même quant aux moyens d’exécution et quant à certaines conditions qui ne m’apparaissent pas au même point de vue. « Par exemple, on vient de dire : « Le premier système pourrait être adopté, mais à la «condition de ne pas affran« chir simultanément ceux (les enfants) qui sont actuelle« ment dans l’esclavage, et de laisser enfin la génération ac« tuelle esclave pendant toute sa durée, sauf les affranchis« sements volontaires ou forcés; de ne pas fournir des se« cours aux esclaves pour le rachat forcé. » « Pour mon compte, et dans l’intérêt sérieux de l’examen qui nous occupe, je voudrais poser les questions d’une manière plus nette et plus absolue. De deux choses l’une : ou le système est bon, ou bien il est mauvais. S’il nous paraît bon, nous aurons à le déclarer et à présenter, s’il est possible, les moyens de le mettre à exécution ; s’il est mauvais, nous dirons pourquoi il nous paraît tel ; enfin, s’il participe des deux, nous le dirons également. Mais il est un principe que le Conseil a consacré dès le commencement de ses travaux et qui doit servir de base à toutes ses résolutions, c’est que tout système peut être applicable plus ou moins facilement, CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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12.


92 Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

QUATRIÈME PARTIE

mais qu’il ne saurait conduire au but d’ensemble et d’avenir qu’on se propose s’il ne garantit le travail. Or, aucun des systèmes communiqués ne présente cette garantie; or, d’après la maxime du Conseil, ce n’est plus au meilleur système que nous aurons à donner la préférence, mais seulement au moins mauvais, c’est-à-dire à celui qui compromettra le moins l’existence présente et future des colonies, qui garantira aux colons la plus juste indemnité possible, qui donnera à l’État le plus de garanties d’ordre, qui préparera aux colons le meilleur avenir qu’ils puissent attendre après l’émancipation. «Le problème à résoudre est immense, et je me demande, en matière aussi sérieuse, comment on peut aborder tel ou tel système, d’une exécution plus ou moins probable, avant d’avoir mis à l’étude les inconvénients qu’il peut ou doit rencontrer, avant d’avoir créé les ressorts destinés à le faire mouvoir ? « Pour ne m’occuper que du premier système, je dirai : les inconvénients que ce système présentait en 1837, il les présente encore en 1841 ; ils sont de même ordre et de même nature. L’affranchissement des enfants à naître présente le grave inconvénient de créer dans les familles des différences d’état que les moeurs coloniales rendent trop sensibles pour qu’elles ne soient pas dangereuses ; d’affaiblir le respect filial et, par suite, peut-être l’affection paternelle ; de compliquer étrangement la situation administrative eu ce qui touche les combinaisons multipliées du projet de loi de 1837 ; de substituer au pécule de fait un pécule régulier qui n’est encore ni dans les mœurs ni dans la pensée des noirs ; d’arriver par le rachat forcé à démembrer les ateliers et à rendre les habitations improductives, par la privation des sujets les plus utiles et qu’on ne saurait remplacer; de substituer à un mode unique et facile à régir un mode mixte, qui résulterait de l’emploi simultané d’individus libres et d’individus non libres sur les mêmes travaux ; enfin de créer dans l’émancipation même des catégories insoutenables et qui en compromettraient infailliblement les effets, en admettant même la possibilité de mettre en pratique toutes les autres combinaisons. «Une discussion de détail me paraîtrait ici superflue ; le


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

93

système qui nous occupe a été si complétement réfuté par des actes antérieurs (je veux parler des délibérations des Conseils privés et des Conseils coloniaux) qu’on ne pourrait que reproduire aujourd’hui ce qui a été dit, et qui se représentera sans doute en partie dans les réponses aux questions posées sur ce même système, lequel, à mon avis, doit être encore écarté. Si nous sommes d’ailleurs bien informés, ce système n’aurait été présenté dans le temps que pour soulever une discussion importante, et il n’aurait été ni précédé d’une étude suffisante des conditions locales, ni appuyé d’éléments propres à en garantir les dispositions. «Ici se présente une réflexion générale. Divers projets tendant à modifier l’état social, la législation et l’administration des colonies, ont été préparés en présence de notions plus ou moins certaines sur l’état présent et réel des choses. Ces projets sont livrés à notre examen. On nous demande les travaux préparatoires nécessaires pour la confection d’un projet de loi définitif ; et nous devrions, si j’ai bien compris ce qui a été dit, présenter des éléments d’exécution sur le meilleur des trois systèmes. Notre mandat ne me paraît point tel. Nous avons à répondre à trois séries de questions et à préparer les travaux qui pourront être nécessaires à la confection ultérieure d’un projet de loi. En outre, et par une loyale confiance à laquelle le Conseil saura répondre, la Commission centrale a signalé trois modes d’émancipation, sans donner la préférence à aucun, et elle n’exclut d’avance aucune combinaison nouvelle qui lui serait présentée avec des moyens d’action praticables, des garanties d’ordre nécessaires et la certitude d’assurer aux colons une juste et suffisante indemnité. C’est dans cette recherche que doivent se résumer tous les soins du Conseil , soit qu’il adopte ou qu’il rejette les trois projets communiqués, soit qu’il adopte certaines combinaisons de ces divers projets pour les réunir dans un nouvel acte, soit enfin qu’il propose un projet qui serait entièrement son ouvrage. Tel est du moins mon avis, et je pense que toute autre préoccupation ne pourrait que nous égarer dans nos travaux. » répond aux objections de M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL l’Ordonnateur. Il parle en ces termes ; «Je m’en réfère à l’examen que j’ai fait dupremier sys-

Ier SYSTÈME

Émancipation partielle et progressive


94 Ier SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

QUATRIÈME PARTIE.

tème indiqué par la dépêche du 18 juillet 1840, dans mon rapport au sujet de ladite dépêche. Une opposition générale a frappé ce système de réprobation. Mais, d’une part, les colons l’ont repoussé comme ils auraient écarté tout autre système tendant à l’émancipation, qu’ils ne croyaient pas imminente ; d’une autre part, en France, on l’a combattu, parce qu’il laissait les parents esclaves à côté de leurs enfants libres, et que de parti du mouvement aime mieux un projet qui consacre la liberté de tous : c’est pour cela sans doute que l’honorable M. Passy, auteur de ce système a servi à étouffer son œuvre de ses propres mains. Un des principaux arguments qu’on a présentés contre ce projet c’est qu’il serait immoral de voir les enfants libres à côté de leurs parents esclaves, et dominer pour ainsi dire ceux-ci par leur position sociale ; mais, comme je l’ai dit dans mon rapport, cela existe partiellement, et quels inconvénients sont jamais résultés de cet état de choses? Mais, peut-on dire : il y en aurait davantage si la mesure était générale; le respect filial serait impossible et l’autorité paternelle, cette base de la société, serait illusoire. Mais qui empêcherait en formulant la loi, d’y insérer les dispositions nécessaires pour remédier à ces prévisions? « Quant à moi, je pense que, dans l’état même actuel de la législation, il y aurait moyen d’atteindre sévèrement l’enfant libre qui manquerait à son père esclave. « Je sais au reste, comme l’a fait remarquer M. l’Ordonnateur, qu’il y aura beaucoup de difficultés dans l’application du système, mais on pourrait en surmonter une partie. Quel système d’ailleurs, sur une pareille matière, n’en présenterait pas ? Je n’adopterais pas dans tous les cas le projet de loi joint à la dépêche du 18 juillet 1840, à moins de grandes modifications, dont la principale, sans laquelle je rejetterais le système, serait d’inscrire un article pour maintenir pendant toute sa durée la génération actuelle esclave. « Le véritable danger, pour le Gouvernement comme pour les colons, inhérent à l’adoption de ce premier système, serait qu’on ne pourrait pas en garantir l’exécution. Quand on. aurait affranchi les enfants, on viendrait demander à chaque instant l’affranchissement des adultes. Le Gouverne-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

95

ment se verrait exposé à manquer à la foi jurée ou à être en butte à des attaques incessantes, et les colons seraient dans le même état qu’à présent quant à la propriété des esclaves qu’ils auraient conservés; c’est-à-dire, qu’on saperait sans cesse cette propriété par sa base, et qu’on la menacerait sans une indemnité certaine en perspective. «Dans ces circonstances, je pense que ce projet ne saurait être adopté que si, par des garanties quelconques, mais certaines, il était possible d’en assurer l’exécution. » M. L’ORDONNATEUR a toujours partagé les principes et les opinions fondamentales exprimées par M. le Procureur général ; mais comme il ne lui paraît pas possible, vu l’état des opinions et des intérêts qui agissent en France, d’assurer l’exécution du premier système, il persiste à en proposer le rejet dans son texte, comme dans ses modifications. Ses convictions ne lui permettent de se rallier à aucun système qui ne serait pas net, simple, juste, et d’une exécution suffisamment démontrée. M. LE GOUVERNEUR est, comme M. l’Ordonnateur, disposé à repousser tout système d’émancipation qui ne serait pas net et général, et auquel les maîtres et les esclaves ne seraient pas disposés par un long terme préparatoire. A part ce qu’aurait de blessant le fait des enfants placés par la loi dans une position supérieure à leurs auteurs, M. le Gouverneur ne comprend pas qu’il puisse y avoir sur une même habitation, employés aux mêmes travaux, des cultivateurs libres et des cultivateurs esclaves soumis à deux régimes différents, dont l’un détruirait immanquablement l’autre, d’où résulterait bientôt la complète désorganisation du travail. Il est presque certain qu’au fur et à mesure de leur libération définitive, c’est-à-dire que rendus à l’âge de 21 ans, les premiers abandonneraient le travail de la terre pour se livrer à d’autres industries ou au vagabondage : c’est ce qui est arrivé, à peu d’exceptions près, à l’égard des 20,000 individus affranchis à la Martinique depuis 1830. Ce fait est constant. M. le Gouverneur ne voit pas non plus où l’on puiserait le droit d’imposer aux colons la charge des enfants de leurs esclaves jusqu’à l’âge de 15 ans. Les services qu’ils

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SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


QUATRIÈME PARTIE.

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SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

tireraient de ces enfants de 15 à 21 ans, l’allocation qui leur serait faite, telle quelle est entendue, ne compenseraient jamais les frais de cet entretien et de soins qui, d’ailleurs, pour avoir quelque valeur, doivent être le résultat de la libre volonté et non de la contrainte ; enfin le mode de payement de cette allocation, les retenues auxquelles on la soumet, lui paraissent, comme à M. l’Ordonnateur, des complications sans exécution possible. Quant à l’établissement de caisses d’épargne en ce qui concerne les noirs travailleurs, l’expérience prouve qu’il serait sans effet. Depuis 1838 une caisse d’épargne a été constituée à la Martinique, et elle n’a reçu aucun dépôt provenant de noirs libres ou esclaves. Il est dans la nature du nègre d’être très-défiant, et, quand il parvient à réunir une somme quelconque, ou il la dissipe immédiatement ou il la cache ; mais on ne peut espérer de longtemps qu’il confie ses économies à une caisse publique, même avec l’appât de l’intérêt, qu’il ne comprend pas. Enfin, arrivant à ce qui concerne le rachat forcé, M. le Gouverneur exprime l’avis que ce moyen d’exécution lui paraît offrir des inconvénients graves. Quels seraient les noirs qui seraient le plus tôt en mesure de se racheter ? Ceux qui dirigent les parties les plus importantes de chaque exploitation, les commandeurs, les raffineurs, etc. Or, que deviendraient alors les travaux sans ces éléments indispensables ? S’il n’en était ainsi, ce serait au moyen du vol que le rachat aurait lieu, et alors comment qualifier une disposition qui sanctionnerait de telles transactions ? En résumé, M. le Gouverneur pense que le rachat, sans inconvénient lorsqu’il est à la discrétion du maître, tendra toujours, devenu obligatoire pour lui, à le placer en contact avec son esclave, à altérer son autorité sur celui-ci, et par suite à annuler le travail. conçoit que l'on soit porté à repousser les caisses d’épargne, puisque le passé prouve que l’établissement en a été sans objet ; mais il pense cependant qu’avec le temps on parviendrait à faire apprécier cette utile institution aux nègres, qui ne la connaissent qu’imparfaitement.

M.

LE PROCUREUR GENERAL


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

97

Pour le rachat, il s’en réfère encore aux considérations exprimées dans son rapport; et quant au pécule, il existe de fait dans les diverses colonies ; et il n’est pas bien convaincu que, régularisé par la loi, il aurait des conséquences à redouter. LE CONSEIL, à la majorité, adopte les opinions qui viennent d’être émises par M. le Gouverneur et par M. l’Ordonnateur relativement à l’émancipation partielle et progressive par l'affranchissement des enfants à naître et le rachat forcé, système qui est ainsi rejeté.

I

er

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

passe ensuite à l’examen du second système Commission supérieure des affaires coloniales. proposé par la LE CONSEIL

II SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION SIMULTANÉE ET IMMÉDIATE PAR RACHAT DES NOIRS POUR LE COMPTE DE L’ÉTAT.

Ainsi que cela a eu lieu pour le premier système, il est procédé à une lecture alternative des développements de la dépêche ministérielle du 18 juillet 1840 et des parties correspondantes du rapport de M. le Procureur général, lu dans la séance du 17 mai, savoir : Circulaire du 18 juillet 1840. — « Ce système est celui « qui résulte des conclusions du rapport de M. de Tocque« ville, lesquelles se résument en trois points principaux, « savoir : Indemnités, Salaires, Travail. » 1° Indemnités.

Circulaire du 18 juillet 1840. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 8 à 10, les passages cités ici.) Rapport du Procureur général. — (Voir ci-dessus, pages 20 à 26, les passages cités ici.) M. LE GOUVERNEUR exprime, en ce qui touche le taux de l’indemnité et les bases posées pour arriver à un chiffre moyen, que ces bases lui paraissent peu équitables, eu égard aux circonstances qui ont influé sur la valeur vénale des noirs depuis 1829. Il pense d’ailleurs que, quels que IVe PARTIE.

13

IIe SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.


QUATRIÈME PARTIE.

98 II

e

SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.

soient les calculs auxquels on se livrera, on ne saurait donner à chaque esclave des colonies françaises une valeur moindre que celle accordée dans les colonies anglaises à savoir, 1,400 francs. Toutefois, LE CONSEIL croit devoir s’arrêter à ce que prescrit la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840, sauf à revenir sur ce point lors de l’examen des questions posées par la Commission des affaires coloniales à Paris. En ce qui touche le mode de payement de l’indemnité le conseil adopte l’avis de M. le Procureur général, que ce payement doit avoir lieu intégralement avant ou au moment du fait de l’émancipation. Pour ce qui concerne la portion de l’indemnité à affecter aux créanciers des colons, le Conseil maintient ce qui a déjà été statué à cet égard dans la séance du 17 mai, la fixation de cette portion à un tiers. 2° Salaires.

Circulaire du 18 juillet 1840. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 10 à 12, les passages cités ici.) Rapport du Procureur général. — (Voir ci-dessus, pages 26 à 30, les passages cités ici.) L’article Salaires donne lieu à quelques observations. Dans l’état actuel des choses, en prenant pour terme le prix de revient de la denrée coloniale, le chiffre du salaire ne pourrait, sans être ruineux pour l’habitant, aller au delà de 60 centimes, et il reste évident pour tous que ce prix est insuffisant pour soutenir l’existence d’un noir, même en y aidant par la concession du samedi. Une observation dans le même sens a été faite par M. l’Inspecteur colonial dans la séance du 17 mai. se réserve, au reste, une discussion approfondie de ce point lorsque, muni de données certaines sur le prix de revient des sucres, il se livrera à l’examen des questions dont la série est annexée à la dépêche du 18 juillet 1840. La séance est levée à six heures du soir pour être continuée le lendemain 27 mai. LE CONSEIL


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

99

Et le lendemain 27 mai, la séance étant reprise, le Conseil continue l’examen du second système d’émancipation proposé par la circulaire du 18 juillet 1840. 3° Travail ; 4° Droits civils ; 5° Nouveaux Noms ; 6° Mariages ; 7° Enfants et Vieillards.

Circulaire cia 18 juillet 1840. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 12 à 18, les passages cités ici.) Rapport du Procureur général. — (Voir ci-dessus, pages 30 à 36, les passages cités ici.) M. L’INSPECTEUR COLONIAL émet l’opinion que, dès que les soins à donner aux enfants, aux vieillards et aux infirmes seront le résultat d’une libre transaction entre eux et les colons, c’est à ceux-ci et non au Gouvernement à en régler le prix. Il n’espère pas, dans tous les cas, que les propriétaires, sauf quelques exceptions, consentent à se charger, soit gratuitement, soit à prix dargent, de l’entretien des vieillards et infirmes. Il y aura donc bien positivement à créer, pour toute cette partie de la population noire, des hospices aux frais de l’Etat. 8° Rachat ; 9° Moyen

de Police et de

Sûreté.

Circulaire du 18 juillet 1840. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 18 à 21, les passages cités ici.) Rapport du Procureur général — ( Voir ci-dessus, page 36, les passages cités ici.) Les moyens de police et de sûreté fixent particulièrement l’attention du CONSEIL. La mise a exécution de l’émancipation, sous quelque mode qu’elle ait lieu, est impossible sans une organisation de ces moyens, forte, bien entendue, fondée sur la connaissance intime des localités. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR estime que cette partie essentielle ne peut être assurée que par la présence d’un corps de gendarmerie à pied et à cheval, disséminé sur les livers points de l’intérieur. 13.

II

e

SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.


100 IIe

SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL pense que la gendarmerie seule ne remplirait pas suffisamment le but, et qu’il serait indispensable de lui adjoindre un corps d’agents connaissant bien les localités, et propres à réprimer partout le vagabondage. Il ne se dissimule pas, toutefois, qu’il y aurait de grandes difficultés dans une bonne organisation de ce corps, soit qu’on le recrute d’hommes du pays, soit qu’on le forme d’Européens. Quant au nombre nécessaire, M. le Procureur général pense qu’il faudrait environ cinq cents gendarmes à cheval et cent cinquante agents de surveillance organisés comme le sont aujourd’hui les chasseurs de montagnes ; il y aurait encore à ajouter des officiers de paix ou agents qu’on pourrait au reste prendre parmi les engagés eux-mêmes. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR se rallie à cette opinion en ce qui concerne la gendarmerie et les chasseurs des montagnes. LE CONSEIL, sans préjuger la question de l’application du second système d’émancipation, est également d’avis que dans l’hypothèse de son adoption avec les modifications qu’il comporterait, la force publique devrait être portée à cinq cents gendarmes et à un nombre proportionné de chasseurs de montagnes.

10° Noirs du domaine ; 11° Caisses d’épargne.

Circulaire du 18 juillet 1840. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 21 à 23, les passages cités ici.) Rapport du Procureur général. — (Voir ci-dessus, page 37, les passages cités ici.) Cette lecture terminée, M. L’ORDONNATEUR demande à donner son opinion sur l’ensemble des dispositions du mode d’affranchissement qui vient d’être examiné. Il s’exprime ainsi : « Ce deuxième système est basé sur trois conditions ; Indemnité, Salaire, Travail. Si ces trois conditions pouvaient être remplies, ce n’est pas à quinze ans, ce n’est pas à dix ans qu’il faudrait fixer l’époque de l’émancipation ou la du-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

101

rée de l’état transitoire, c’est aujourd’hui même qu’il faudrait réaliser l’affranchissement des esclaves ; car la société coloniale, reconstituée sur ces trois bases, ne pourrait que prospérer et grandir dans la suite des temps. Mais la condition réelle qu’il s’agit d’apprécier n’est point telle que l’indique le système présenté. L’indemnité seule est possible ; le salaire peut être imposé, mais le travail seul peut le garantir; or, là où il n’y a point de travail, il ne peut y avoir de salaire; et si le travail lui-même ne peut être garanti, ce qui est incontestable à mes yeux, tout système doit crouler devant cette négation absolue, le travail étant la seule base sur laquelle puissent se fonder les sociétés organisées : ainsi, et en général, tout système qui n’aura pas pour base la garantie du travail temporaire ou continu, me paraît entaché d’un vice radical dont aucune combinaison ne peut le relever. Si le travail est temporaire, les dangers d’une émancipation qui ne peut le garantir se manifesteront dès qu’il aura cessé; si le travail est continu, il ne restera plus qu’à déplorer le funeste aveuglement qui a laissé subsister jusqu’à ce jour l’esclavage dans les colonies françaises; mais, aux yeux de tout homme de sens qui s’est livré à l’étude consciencieuse des localités, le travail volontaire et continu ne saurait être obtenu de la race noire qui peuple aujourd’hui nos colonies. « Cependant examinons le deuxième système, en écartant les abstractions et en ne nous arrêtant qu’aux points positifs. Indemnité. « L’indemnité est admise en principe : le colon «doit la recevoir lorsqu’il subira la perte de ses esclaves. » Chacun doit tomber d’accord sur ce point de justice rigoureuse. « La fixation de l’indemnité doit être basée sur les relevés « faits dans les greffes et les études de notaires, sur trois « périodes de cinq ans chacune, de 1825 à 1839. » Cette hase pourrait être plus juste en prenant la période de dix années, de 1815 à 1825 ; car, dès cette époque, la reconnaissance de Saint-Domingue a subitement influé sur les ventes d’esclaves, et l’éventualité des transactions depuis 1830 ne permettrait pas d’arriver à l’appréciation équitable des valeurs qu’il s’agit de rembourser. «Le payement de l’indemnité serait divisé en plusieurs

II

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SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.


102 IIe

SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

« termes. » Cette division, commode pour le trésor public, ne pourrait être que funeste aux colons et à leurs créanciers, quant à la portion qu’il sera jugé nécessaire de leur réserver sur le montant de l’indemnité. En effet, le payement de chaque terme se dissiperait bientôt en essais de travail libre et pour couvrir des besoins croissant dans le rapport de la diminution du travail ; le créancier, de son côté, n’oserait exiger ces fractions de liquidation, dans la crainte de compromettre son gage ; de telle sorte que le payement du dernier terme pourrait devenir la seule ressource et du colon et de son créancier. Pour peu qu’on veuille peser ces considérations, on sera forcé de reconnaître que l’indemnité ne saurait être divisée, et que son payement intégral doit précéder l’émancipation. Salaire. « Pour arriver à la constitution du salaire, on substitue l’État au colon, au moyen d’un rachat général. C’est ici qu’au point de vue d’exécution je vois se multiplier les inconvénients, pour ne pas dire les impossibilités. «Dans la séance du 17 mai, j’ai déjà exprimé mes doutes et mes craintes sur cet objet. Les opinions que nous venons d’entendre appellent quelques nouveaux détails. Je suivrai la dépêche du 18 juillet. « Au deuxième paragraphe de la page 10, je rencontre un doute rationnel : « Il serait peut-être difficile de fixer d’a« vance le salaire, et surtout de le fixer pour un long avenir. » En effet, comment fixer d’avance le salaire, ne fût-ce que pour un an, sans connaître d’une manière exacte le prix de revient et le produit de la denrée coloniale ? Quand même ce prix ne subirait que l’influence de la surtaxe et des mercuriales sur les marchés de la métropole, il y aurait difficulté de le régler, en ce qui touche le produit ; et, en ce qui touche les frais généraux d’exploitation, nul ne peut ignorer qu’ils varient suivant la qualité des terres, le plus ou moins de distance du littoral, la qualité des appareils, l’esprit des ateliers, enfin le plus ou moins d’intelligence qui préside à la direction. Il faudrait donc procéder par les moyennes ; mais comme la fixation du salaire journalier des travailleurs ne peut, dans la pratique, se plier à des calculs de pure appréciation, il s’ensuit que le salaire ne peut être


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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convenablement réglé que par le colon et le travailleur qu’il emploie. « Je vois que les nouveaux tarifs sur les sucres devraient être encore modifiés à l’avantage des colonies, si les prix de revient des sucres en 1840 ne permettaient pas d’assigner à la journée de travail à bras libres une rémunération suffisante. Je ne puis connaître encore le résultat des recherches qui ont été faites dans le but d’établir le prix de revient des sucres en 1840 ; mais, d’après des calculs dont j’ai déjà parlé, il paraîtrait que, quant à présent, la journée de travailleur libre à la Martinique ne s’élèverait guère qu’à la somme de soixante centimes, laquelle ne représente pas la dépense du noir esclave vivant en communauté, et serait tout à fait insuffisante pour le noir devenu libre et n’ayant que les exigences de son nouvel état. Ainsi donc, sous ce rapport, soit avant l’émancipation, soit pendant la période transitoire, soit après, il n’y aura rien de réellement efficace que dans le nivellement des droits sur les produits similaires de la métropole et de ses colonies. «Si, nonobstant les difficultés que j’indique, les conseils spéciaux des colonies parviennent à régler le montant du salaire sur des données tant soit peu exactes, il restera à examiner l’emploi qu’on veut faire de ce salaire. «Une portion attribuée au travailleur serait versée pour son compte dans une caisse d’épargne, une autre portion serait employée à l’habillement du travailleur, à son entretien en santé comme en maladie, et, s’il y avait lieu, à la nourriture de l’engagé par l’engagiste ; enfin une portion serait à reserver pour être affectée au remboursement de l’indemnité. « Voila donc le salaire divisé en trois parties qui devraient être égales ; si ce salaire est de soixante centimes, il restera vingt centimes pour le pécule, vingt centimes pour l’habillement, l’entretien en santé comme en maladie et pour la nourriture, vingt centimes pour rembourser le trésor public du montant de l’indemnité. Admettons, ce qu’il faut faire, qu’une raison de convenance et de dignité fît renoncer au remboursement de l’indemnité, nous aurons pour la caisse fi épargne trente centimes, et trente centimes pour la nourriture, l’habillement, l’entretien en santé comme en maladie.

II SYSTÈME. e

Emancipation générale et simultanée.


104 II SYSTÈME. e

Emancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

Admettons encore, par pure hypothèse, que le prix de revient des sucres permît d’élever le salaire à un franc, nous aurons cinquante centimes pour le pécule et cinquante centimes pour le travailleur ; ce qui serait encore insuffisant. Il ne convient pas de pousser plus loin des hypothèses invraisemblables. «Venons-en à l’application du mécanisme administratif qui résulterait, 1° du transport à l’État de la tutelle de toute la population affranchie; 2° de l’application du salaire ; 3° de sa division par le pécule, l’entretien et le remboursement; 4° du mode des engagements et de leur durée, des différences qu’ils pourraient présenter selon la nature des travaux ou des exploitations. « Pour réduire les choses aux plus simples exigences de notre administration, il faudrait pour la Martinique une matricule générale de 78,000 individus composant la population rachetée et présentant des noms, des filiations, des âges et toutes autres indications à créer, ou des matricules par arrondissements, ou des matricules par communes, ou des matricules par habitations, en ce qui concerne les travaux agricoles, et enfin des matricules pour les ouvriers de toute profession et les domestiques résidant dans les villes. Il faudrait suivre sur ces matricules les mouvements de chaque individu, régler son salaire et le répartir suivant le vœu du projet. Il faudrait ouvrir des comptes courants avec chaque habitation, chaque chantier, chaque maison, chaque individu même employant à demeure ou éventuellement des laboureurs, des ouvriers de tous genres, des domestiques. Il faudrait multiplier les engagements, soit collectifs, soit individuels, les modifier ou les rompre suivant les changements qui surviendraient par mariages, désertions, vagabondage, refus de travail pour insuffisance de salaire ou toute autre cause. Il faudrait encore diviser les engagements à l’égard des cultures telles que celle du café, du cacao, des vivres, qui n’exigent pas la présence du travailleur durant l’année entière. Toutes ces opérations se compliqueraient par la différence de salaire entre les travailleurs de l’un et l’autre sexe; et, pour les femmes, par les interruptions plus fréquentes résultant de la grosesse, de l’allaitement des enfants, Ajoutons l’intervention du service financier, qui


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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aurait à régler et à poursuivre le payement du travail, les versements à la caisse d’épargne, les remises diverses pour nourriture, habillement, entretien en santé comme en maladie, les versements au trésor public. Tenons compte du mode de recouvrement envers les colons, des poursuites, des lenteurs et des frais quelles entraîneraient, enfin des non-valeurs qui obligeraient l’Etat à payer les deux premières portions du salaire et à renoncer à la troisième. « Qu’on me dise, j’en appelle à la pratique, ce qu’il en coûterait d'agents, de temps et de dépenses pour organiser ce mode de comptabilité, le plus simple et le plus indispensable, et qui serait encore loin de suffire aux exigences de la centralisation. Viendraient après l’organisation de la justice, celle de la surveillance, celle de la police, qui ne serait pas moins importantes et peut-être plus compliquées. «Mais voyons seulement par aperçu ce que pourrait exiger l’organisation la plus simple pour administrer, dans le système proposé, 78,000 individus composant la population non libre à la Martinique. Ce n’est pas trop sans doute, c’est peut-être trop peu dans un système aussi compliqué, que de compter un administrateur pour 500 individus; il en faudrait 150 en nombre rond. Admettons : 10 emplois à 5,000 francs 20 emplois à 4,000 120 commis expéditionnaires, agents subalternes de toute classe, au traitement moyen de 2,000 francs. . . . TOTAL

f

c

50,000 00 80,000 00

240,000

00

870,000 00

« C'est par cette raison sans doute, et par beaucoup d’autres semblables, que l’Angleterre a réalisé l’émancipation sans l’intervention de son administration publique, d’ailleurs moins compliquée et moins formaliste que la nôtre ; c’est par cette raison qu’une telle intervention avec ses rouages multipliés me paraît créer une impossibilité flagrante. «J’avoue, en conséquence, que je ne puis qu’hésiter quand on m’appelle à donner mon avis sur un système qui manque par la base dès qu’on le considère au point de vue IVe PARTIE.

14

II SYSTÈME. e

Émancipation générale et simultanée.


106

IIe

SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

de son application. Mais je descendrai dans ma conscience, et, dût mon langage être attribué à des sentiments qui ne sont pas les miens, je répéterai ce que j’ai déjà dit en d’autres termes. «Les formes obligatoires de l’administration française ne se prêtent pas à la substitution proposée ; l’esclave, d’ailleurs, dans la condition indiquée, croirait avoir seulement changé de maître, s’il ne recevait pas le prix intégral de son travail admettant qu’il voulût travailler, et que cette cause seule ne déterminât pas son éloignement invincible, l’administration ne me paraît pas plus habile à fixer justement le salaire des noirs affranchis, qu'elle ne le serait à les diriger dans leur nouvelle condition, puisqu’elle éprouve tant de difficutés à le faire sous l’influence même du régime actuel et pour un très-petit nombre d’individus. «D’après toutes ces considérations, je pense que le travail obligatoire doit être efficacement maintenu le plus longtemps possible ; et que, dès qu’il aura cessé, la rémunération de travail volontaire ne peut être réglée que de gré à gré. Travail.—«Ce titre comprend la fixation des jours et heures de travail et des jours de repos, le mode de surveillance à exercer sur le travail par l’autorité patronesse ; le régime disciplinaire, les pénalités spéciales pendant l’état transitoire, et même quelque temps après la libération définitive; la fixation des juridictions ; le projet d’établissement d’un lieu de déportation pour les incorrigibles ; la formation d’écoles de culture et d’écoles d’arts et métiers; les essais de colonage partiaire. «Les jours et heures de travail et de repos sont fixés depuis long-temps, il n’y a rien à y changer; les heures de prières et d’instruction religieuse le sont également. Quant à l’instruction intellectuelle, je crois que c’est devancer l'action du temps que de vouloir la propager, ou, pour mieux dire, l’improviser parmi la population noire. Il ne faut pas se le dissimuler, dans les sociétés anciennes, et notamment en France, l’essor donné sans mesure à l’instruction intellectuelle a causé et peut causer encore de grands malheurs. Chez les classes intermédiaires, elle a pour effet d’élever les ambitions et d’affaiblir l’industrie nationale ; chez les classes


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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infimes, elle nuit essentiellement au travail manuel, en perpétuant l’idée d’une condition moins rigoureuse ; partout elle conduit les masses au désordre, à l’émeute, quelquefois au crime. Pourquoi? Parce que, dans une sage économie, le nombre des savants, des hommes d’État, des publicistes, des écrivains de tout genre, des artisans et des prolétaires, doit être en rapport avec les besoins de la société et ne jamais les excéder, à peine de créer des exubérances et des lacunes qui troublent l’harmonie et conduisent aux révolutions. « Or, dans la question qui nous occupe il faut ménager autant que possible aux colonies une existence productive, en dirigeant les bras vers le travail de la terre. Pour atteindre ce but essentiel, l’instruction morale et religieuse doit suffire; l’instruction intellectuelle aura son tour dans la marche progressive de la civilisation, sans que pour cela les intelligences privilégiées se trouvent comprimées dans leur essor virtuel. «Le mode de surveillance à exercer sur le travail par « l'autorité patronesse, » c’est, en d’autres termes, le contrôle du travail, ce contrôle actuel, qui s’applique aux faits de la journée, à la nature des travaux, à leur mode d’exécution, qui comprend l’appréciation des facultés individuelles du travailleur, de son activité, de son aptitude relative : ce contrôle est dévolu aux magistrats du parquet. Dans les préoccupations d’un système conçu en vue d’un grand acte de politique et d’humanité, je conçois qu’on ait cru pouvoir confier au magistrat le contrôle du travail; dans l’application, je ne verrais qu’un déplacement peu en rapport avec la dignité magistrale. J’adopte, au surplus, sur ce point les opinions émises par M. le Procureur général et je m’y rallie entièrement. «Régler le régime disciplinaire auquel le noir serait « soumis, déterminer les pénalités spéciales pendant la « durée de l'état intermédiaire et même au delà ; » le tout sans maintenir les châtiments corporels. Ici se présente le point de la question le plus difficile à résoudre. M. le Procureur général a longuement et justement exposé l’inconvenient qui s’attache à la suppression des châtiments corporels, sans en soutenir toutefois le maintien, qui paraît 14.

IIe SYSTÈME. Emancipation générale et simultanée.


QUATRIEME PARTIE. repoussé d’une manière absolue. Je partage entièrement II SYSTÈME. les opinions de M. le Procureur général, et j’ajoute que Émancipation gé- les châtiments corporels, encore inscrits dans nos Codes, ne nérale et simultanée. sont ni moins utiles, ni plus cruels, ni plus immoraux à l’égard des blancs nés libres et ayant l’intelligence des devoirs de l’homme en société, qu’à l’égard des noirs esclaves ou récemment affranchis sans avoir conçu la première idée de leur nouvelle existence sociale. « S’il n’est plus permis de raisonner sur ce point, et s’il faut entrer forcément dans la recherche de nouvelles pénalités pour l’état intermédiaire, plus adouci à l’égard du noir esclave que l’état normal du marin sous les drapeaux, je pense qu’on peut trouver des analogies dans la discipline militaire et dans celle de la flotte, peut-être même, pour certains cas, dans la loi correctionnelle ; qu’on peut créer, dans ce principe, des prisons et des cachots, avec ou sans fers pendant plus ou moins de temps, les multiplier dans chaque commune de manière à rendre la répression prompte, à éviter des déplacements fatigants, de longues escortes, à empêcher que l’appareil même de la répression ne soit un sujet de désordre parmi les hommes du monde les plus libres de se livrer à leurs penchants naturels, à part l’obligation du travail, qui ne peut être soutenue que par le droit d’exercer à leur égard des châtiments corporels. Et ceci n’est point un paradoxe : dans l’état actuel du régime colonial, les esclaves sont soumis à moins d’obligations que les citoyens libres appelés à partager les charges de la commune conservation; ils sont moins esclaves des restrictions que les lois ont posées à la liberté individuelle que le soldat à l’armée, le marin sur les vaisseaux, et, surtout, que le prolétaire de nos cités et de nos campagnes, réduit à gagner son pain quotidien par un travail excédant presque les forces humaines, souffrant de la faim et du froid, sans secours dans la maladie, et, s’il est privé de travail, voyant autour de lui expirer sa famille sans pouvoir la secourir. Que demanderiez vous aujourd’hui aux esclaves, après leur avoir concédé le bienfait de la liberté? Quelques heures de travail. Pour les obtenir, tous vos moyens seront impuissants ; il n’en est qu’un d’efficace, et vous reculez devant son application, au risque de renverser vous-mêmes 108

e


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. 109 l'édifice que vous aurez construit! On hésite à appliquer un châtiment corporel à l'affranchi qui refuserait le travail, et l'on ne considère pas que pour le prolétaire d’Europe le châtiment de la privation involontaire du travail, c’est la misère et la mort ! « Mais si l’état intermédiaire qu’on veut créer ne comporte pas absolument le maintien des châtiments corporels ramenés à des bornes rationnelles; si, d’un autre côté, et comme c’est ma ferme conviction, le Gouvernement du Roi veut garantir aux colons une indemnité suffisante des dommages que leur prépare l’émancipation, force sera d'entrer dans une autre voie et d’arriver à l’émancipation par une période préparatoire qui assure le travail, sauf à la faire suivre par une autre période de transition quant aux personnes, et pendant laquelle le maintien du travail resterait livré aux éventualités du système quelconque qui aura été adopté. C’est ce que je tenterai de mieux démontrer dans les développements du projet que, dans notre séance du 17 mai, j’ai été invité à présenter. « On veut régler aussi la juridiction des noirs qui, dans le système proposé, auraient été acquis par l’État. J’ai déjà parlé de la difficulté d’administrer ces noirs acquis par l'État, de la multiplication des agents nécessaires, de la dépense à réaliser, et qui ne peut être appréciée d’ailleurs avec exactitude, qu’autant que les auteurs mêmes des projets auront fait connaître comment ils entendent le mode d’administration auquel il conviendra de s’arrêter. Quant à l’organisation judiciaire, je me rangerais volontiers de l’avis de M. le Procureur général lorsqu’il propose d’assigner aux juges de paix la juridiction des affranchis, et de multiplier les prétoires de manière à ce que chacun n’embrassât qu’un rayon très-circonscrit et facile à parcourir. Mais, pour avoir un avis définitif sur ce point, il faudrait se livrer à un travail géographique pour lequel je manque de temps et de moyens. Alors seulement il sera possible de fixer le nombre de juges de paix à établir; il sera facile ensuite de déterminer la dépense qui résulterait de leur installation et de leur maintien en exercice, et que, par approximation, on ne peut fixer au-dessous des combinaisons suivantes, en n’admettant que deux juges de paix

IIe SYSTÈME.

Emancipation générale et simultanée.


QUATRIEME PARTIE. dans chacune des villes de Fort-Royal et de Saint-Pierre, II SYSTÈME. et un seul dans les autres communes. Ainsi l’on devrait Émancipation gé- établir des juges de paix, savoir : 110

e

nérale et simultanée.

À Fort-Royal, 2 à 6,000 francs.... 12,000f Indemnité de logement à 800 fr. . . 1,600

13,600

A Saint-Pierre, 2 à 6,000 francs.. 12,000 Indemnité de logement à 800 fr. . 1,600

13,600

Au Marin, 1 à Indemnité de logement

4,500 500

5,000

A la Trinité, 1 à Indemnité de logement

4,500 500

5,000

Dans chacune des dix-sept autres communes un juge ou suppléant à 4,000 francs Indemnité de logement à 500 francs TOTAL

68,000 8,500 113,700

Ce que je dis ici rentre d’ailleurs complétement dans les instructions du 18 juillet, page 13. Pour ce qui concerne l’appel des jugements, les instructions précitées me paraissent y avoir pourvu. » Ici, le CONSEIL SPÉCIAL croit devoir appuyer l’opinion de M. l’Ordonnateur et y ajouter même. A l’unanimité, il pense que le nombre des juges et suppléants dont il vient d’être question ne serait pas encore suffisant; que des communes autres que le Fort-Royal et Saint-Pierre, bien plus importantes que celle-ci, quant à l’étendue et à la population rurale, comporteraient deux et même trois juges ou suppléants. M. L’ORDONNATEUR continue : «Il s’agirait, dans le projet qu’on examine, d’établir un lieu de déportation pour les noirs incorrigibles. La déportation peut être une pénalité très-nécessaire dans le nouvel ordre de choses, et quel que soit le projet auquel on s’arrête, pour l’exécution, il conviendrait d’en faire état selon l’esprit des instructions ministérielles. Le soin ne nous est pas donné d’examiner la situation géographique, les conditions du sol, de la tempé-


111 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. rature, l’organisation administrative, le régime de surveillance et de répression, etc. du lieu de déportation.

« A l’instruction religieuse et intellectuelle, le Gouvernement aurait l’intention de joindre des écoles d’arts et métiers et des écoles pratiques de culture ; ce serait là une disposition heureuse et qu’on peut appliquer à tous les systèmes avec la certitude d’avoir employé le meilleur moyen de moraliser une génération nouvelle, et de la former, s’il est possible, aux habitudes du travail. Mais, en exprimant cet avis, j’exclus toujours l’excès d’extension qu’on pourrait donner à l’instruction purement intellectuelle, parce que ce genre d’instruction est loin de constituer encore un des besoins du pays. Je reviendrai sur les écoles dans mes développements ultérieurs. «Je relève, dans les instructions du 18 juillet, la pensée de généraliser la substitution du travail à la tâche au travail par jour et par heure. Cette mesure économique ne pourrait avoir que de bons résultats dans toutes les situations, et l’on se demande pourquoi elle n’a pas encore été appliquée à la Martinique, où tous les travaux de la campagne s’exécutent à la journée ; mais je ne pense pas que les essais de colonage partiaire dont il est aussi question puissent de longtemps être tentés dans les colonies françaises. Chez les peuples anciens, où l’esclavage s’est éteint sans secousse, en s’infiltrant pour ainsi dire dans la vie libre, le colonage partiaire a été la conséquence naturelle du patronage exercé par l’ancien maître, qui ne cessait d’accorder à ses affranchis protection, secours, bienveillance, sentiments qui engendrent la confiance réciproque, et qui ont aboli l’esclavage et sa modification avec plus de facilité que n’aurait pu faire une loi; mais si, dans tous les projets qu’on présente, le patronage de l’ancien maître est écarté, le colonage partiaire perd la base de son institution, et ne devient plus qu’un contrat onéreux dans les mains de l’administration. Droits civils. — «Il est certain qu’en entrant dans la condition d’affranchi ou dans l’état transitoire qu’on aurait préparé pour lui, l’esclave devrait être admis à la jouissance de certains droits civils définis par la loi spéciale à intervenir. Je ne verrais rien de mieux à faire à cet égard que

1

IIe SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.


QUATRIÈME PARTIE. de suivre les indications de la dépêche du 18 juillet, et II SYSTÈME. de les appliquer au système de transition qui aura été Émancipation gé- adopté. 112

e

nérale et simultanée.

Nouveaux noms. — « L’utilité des nouveaux noms est incontestable dans la transformation sociale qui se prépare. Seulement on peut s’attendre que l’application deviendra difficile dès qu’il s’agira de l’appellation simultanée de 78,000 individus, lesquels, longtemps encore après la mesure, ignoreront leur nouveau nom, circonstance qui doit produire la confusion, qu’on n’aura évitée que pour l’avenir ; mais c’est là une condition qu’il faut accepter, a moins qu’on ne s’arrête, et ce ne peut être l’intention. Mariages. — « On encouragera les mariages au moyen de secours pécuniaires et de toutes autres faveurs. Il n’est pas douteux qu’on n’obtînt de cette manière une grande quantité d’unions légitimes d’après les termes de la loi, Mais le but véritablement moral et politique doit être de produire des unions sincères, basées sur l’esprit d’ordre et fortifiées par l’amour de la famille, ce qui ne peut découler que d’une longue civilisation. Or, ce but essentiel ne sera pas atteint de longtemps ; et lorsque la civilisation des noirs et leur moralisation seront assez avancées pour créer parmi eux la famille, les encouragements dont on parle auront cessé d’être nécessaires : aujourd’hui, je les considère comme dangereux parce que, à quelques exceptions près, ils donneraient à la génération future l’exemple d’un trop grand nombre d’unions mal assorties. J’ai vu bien des ménages, dans l’état transitoire, formés sous l’influence prestigieuse des encouragements, et qui, peu de mois après, offraient l’exemple d’une séparation complète de tous les intérêts et d’une grande dépravation : c’est que les mœurs des peuples ne se modifient point par des systèmes, et qu’il faut savoir abandonner au temps la part de moralisation qu’il réclame et qu’on ne peut lui disputer. «J’ai vu aussi des peuples libres qui avaient brisé le joug de leur métropole ; d’autres peuples qui, après un long esclavage, avaient conquis leurs libertés aux acclamations de l’Europe entière; d’autres enfin à qui la liberté venait d’être


113 donnée (1), partout les mœurs étaient ce quelles sont ici au sein de l’esclavage, et le législateur n’en était point alarmé. Il lui suffisait d’avoir créé des institutions régulières, il savait que le temps y ramène les masses tôt ou tard. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Enfants et vieillards. — « J’ai déjà donné une opinion générale quant aux enfants, aux vieillards et aux infirmes ; je la maintiens ici, parce que je ne puis comprendre que les enfants, les vieillards, les infirmes puissent tomber encore à la charge du colon dès que celui-ci ne profitera plus des compensations du travail en commun, où le plus fort produit pour le plus faible, où la masse du travail soutient les nonproductifs. « Au point de vue d’application, dont il n’est pas possible de s’écarter sans s’exposer aux plus graves mécomptes, je vois encore dans les combinaisons qui se présentent des catégories nouvelles : « Pour les enfants esclaves, après leur rachat par l’État ; «Pour les enfants qui naîtraient de noirs rachetés et non encore libérés ; « pour la portion de ces enfants qu’il y aurait lieu d’admettre dans les salles d'asile ; « pour la différence de traitement entre les enfants légitimes et les enfants non légitimes, différence que je serai loin d’admettre, attendu qu’il n’a pas dépendu de ces enfants de naître d’unions légitimes ou non légitimes, et que l’humanité prescrit de les traiter également; «Pour les vieillards laissés à la charge du colon au moyen d’un secours pécuniaire ; pour ceux qui passeraient à la charge de l’Etat ; « Pour les vieillards pouvant rendre encore quelques services; «Pour ceux parvenus à l’âge de l’invalidité. « Dans ces nouvelles et nombreuses catégories, on ne

(1) M. l’Ordonnateur fait allusion aux nouveaux états de l’Amérique du Sud, à la nation grecque, aux esclaves des colonies anglaises. Il ne veut point parler de Saint-Domingue, qu’il n’est permis de citer que comme un exemple perturbation générale. IVe PARTIE.

15

II SYSTÈME. e

Émancipation générale et simultanée.


IIe SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE. 114 peut s’empêcher de voir de nouvelles et nombreuses nécessités administratives, qui compliqueraient de plus en plus les difficultés déjà très-grandes de l’exécution. Je me réfère donc à ce que j’ai dit sur la question des enfants, des vieillards et des infirmes en général, et à ce que j’en pourrai dire encore en présentant mes propositions.

« Suivant les indications du projet même il faudrait agrandir les hôpitaux actuels pour les vieux esclaves ne pouvant trouver asile chez leur ancien maître, « et pour cette « génération imprévoyante qui n’aura su se ménager aucune «ressource pour l’avenir ». Je ne crains pas d’avancer encore que dans tout système d’émancipation il convient de préparer d’avance des salles d’asile pour les enfants, les vieillards et les infirmes, des hôpitaux pour les malades, enfin des hospices de maternité , à peine de compromettre la condition d’humanité qui doit dominer dans la question. « Or, ce n’est pas trop, je le répète, que d’évaluer à 60,000 le nombre d’enfants, de vieillards, d’infirmes, de femmes en état de grossesse avancée, d’individus atteints de maladies graves, etc., pour toutes les colonies. « Examinons approximativement la dépense. « En France, les simples casernes d’infanterie ne se construisent pas à moins de 500 francs par homme dans les localités les plus favorables; dans d’autres elles vont jusqu’à 750 francs. Les hôpitaux coûtent davantage, parce qu’ils comportent plus d’espace et plus de dépendances : on peut évaluer la dépense à 1,000 francs par malade. Pour les colonies, où tout est difficile, même quand le trésor est pourvu, où la main-d’œuvre et les matériaux atteignent des prix excessifs , on pourrait rationnellement tabler plus haut. Cependant j'admets qu'avec beaucoup de modestie dans les constructions et beaucoup d’économie dans l’exécution il n en coûtât que 300 francs par individu, toujours est-il que la dépense préalable, pour le seul objet que j’indique, s’élèverait à 18,000,000 francs ; et pour la Martinique, comptée pour un tiers environ, à 6,000,000 francs. Ces calculs sont improvisés, mais doivent suffire pour donner une première idée de ce qu’il convient de faire avant tout. « Après les constructions, il faudrait pourvoir à l’existence


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

115 de ces 60,000 individus. D’après les comptes établis, la journée moyenne des noirs du domaine, y compris la nourriture, le vêtement, le traitement, est de 98 centimes ; on peut l’élever à 1 franc au moins, en n’admettant que les plus légères améliorations au régime actuel : c’est donc une dépense de 60,000 francs par jour, soit 21,000,000 francs par an, et pour la Martinique seule, 7,300,000 francs par an. Dans l'hypothèse où le soin des enfants, des vieillards, des infirmes, des femmes enceintes, pourrait être confié aux anciens maîtres, on ne pourrait leur donner une indemnité moindre que 1 franc par jour, soit 21,900,000 francs par an, et l’on économiserait la première année 18,000,000 fr., qui, dans l’hypothèse contraire et beaucoup plus probable, devraient être appliqués aux constructions. Rachat. — « Sous ce titre, on entend le rachat des noirs passés à l’état intermediaire ou transitoire, lesquels, après avois rembourse a l'État le montant de l’indemnité, pourraient enfin se racheter du temps d’engagement qui leur resterait à faire. Il y a quelque chose de rationnel dans le projet de faire racheter à l’esclave, par son travail, sa propre liberté; il y aussi une pensée économique que je dois reconnaître, sans en admettre toutefois le principe. Mais si le travail ne peut être forcé, et telle est la réalité des choses, cette partie du projet tombe d’elle-même sans retour, comme doit tomber tout système qui ne garantit pas positivement le travail. Moyens de sûrété et de police. « Le Conseil doit examiner si les forces militaires sont suffisantes pour la sûreté intérieure, pourquoi et comment il faudrait les augmenter. Il doit prévoir aussi des moyens de surveillance non interrompue à l’égard des noirs ruraux. « L’effectif de la garnison de la Martinique a été porté naguère a 3,000 hommes, au moyen d’un accroissement de dépense annuelle de 776,000 francs, sur l’ancien état de choses, sans compter les frais de construction de casernes, qui dépasseront 350,000 francs. Cet effectif, qui doit suffire au maintien de l’ordre dans l’état actuel des choses, pourrait ne plus suffire en présence de 78,000 affranchis, rachetés par l’État et commis à sa tutelle. La prudence 15.

II SYSTÈME. e

Emancipation générale et simultanée.


IIe SYSTÈME.

Emancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE. 116 exigerait que la garnison fût encore augmentée de 1,000 hommes, avec une dépense divisée, savoir :

Solde et accesssoires

308,000f

Frais de passage

20,000

Frais d’hôpitaux

199,000

Vivres

281,000

Armement Construction de casernes TOTAL

50,000 400,000 58,000

1,2

« Voilà pour la garnison. Voyons pour la surveillance permanente. « Le Conseil a pensé qu’il faudrait entretenir à la Martinique un corps de 500 gendarmes à cheval, pour les répartir dans les diverses communes et quartiers, et les mettre à même de se porter rapidement où leur action serait nécessaire. Cette pensée est bonne sans doute, et je ne concevrais pas de meilleur moyen de garantir l’ordre, pourvu qu’on joignît au corps de gendarmerie un nombre au moins égal de chasseurs de montagnes, attendu que, ainsi que le prouve l’expérience locale, l’action de la gendarmerie est de tous les moyens d’ordre le plus puissant; mais elle ne peut s’exercer dans les bois et sur les mornes abruptes où se réfugient ordinairement les malfaiteurs et les vagabonds. La gendarmerie a donc indispensablement besoin d’un corps auxiliaire pour battre les bois et les montagnes ; autrement elle demeurerait inactive au sein de la perturbation, et le désordre pourrait atteindre sous ses yeux même le plus haut degré de gravité. « Après ces premières réflexions, je dois éclairer le Conseil sur la dépense qui résulterait de l’accroissement de moyens de surveillance dont il est question. Je donnerai des chiffres approximatifs, mais qui ne seront pas au - dessous de la réalité. « Un corps de 500 gendarmes, avec les officiers, les sousofficiers, la remonte qu’il exige, la solde de présence et les journées d’hôpital, les indemnités de fourrage, la masse de


117 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. remonte, etc., entraînerait une dépense de. . 1,500,000f II SYSTÈME. 60,000 à quoi il faudrait ajouter l’armement Emancipation géet, pour la première année, la construction de nérale et simultanée. casernes pour 350 gendarmes, formant le nouvel effectif avec les 150 déjà casernés, soit à raison de 1,500 francs par homme, les casernes de gendarmerie comportant des installations 525,000 spéciales, des écuries, magasins, etc., ci. . . . e

TOTAL

( 1 année) re

2,085,000

et pour les années suivantes, 1,500,000 francs; plus, l’entretien des casernes, que je ne puis apprécier en ce moment. «Il faudrait entretenir, en outre, un corps de 500 chasseurs de montagnes, auxiliaires de la gendarmerie, et créer pour ce corps des officiers au nombre de 10 au moins, admettant la division en cinq compagnies de 100 hommes chacune, ayant à leur tête un capitaine et un lieutenant. « La dépense, que je règle ici d’une manière approximative, serait, savoir: 5 5 10 10 500

capitaines à 4,500 francs 22,500f lieutenants à 3,500 francs 17,500 brigadiers à 1,800 francs 18,000 sous-brigadiers à 1,500 francs 15,000 chasseurs à 1,200 francs, y compris la solde, la masse de secours, la masse de couchage. .. . 600,000

530

TOTAL........

673,000

Armement 25,000 Construction de casernes, à raison de 500 fr. par homme, non compris les officiers, 520 hommes. ... 260,000 TOTAL

( 1 année)...... . 958,000 re

« Il faudrait enfin pour les villes une police forte, dont l’organisation, en la réduisant aux plus strictes exigences, ne coûterait pas moins de 200,000 francs.


118 IIe SYSTÈME.

Emancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

« Ainsi se réaliseraient les moyens d’ordre, de surveillance, de sûreté et de répression qu’exigerait l’application du deuxième système. Mais, je dois me hâter de le dire, je tombe ici moi-même dans l’inconvénient des prévisions dont la réalisation est incertaine. S’il peut être facile à la France d’augmenter la garnison coloniale et d’entretenir un corps nombreux de gendarmerie, il ne serait pas aussi facile de recruter ici les agents de la police et les chasseurs de montagnes, auxiliaires obligés de la gendarmerie. Il faudrait donc les compléter par des recrutements en Europe ou dans les corps organisés, ce qui présenterait encore des lenteurs et de nouvelles difficultés. Noirs du domaine. — « L’administration des noirs du domaine, après le rachat général, ne serait pas exempte des embarras déjà signalés à l’égard de la masse des affranchis qui devraient être mis à loyer chez les colons; mais elle serait néanmoins praticable par la raison seule que les noirs restant attachés au service colonial échapperaient au mode trop compliqué d’administration, de surveillance et de compte courant avec les habitations et les particuliers. Quant à la question d’indemnité représentative de la valeur des noirs du domaine, puisque ces noirs ont été reconnus propriété de la colonie, il semblerait juste de soumettre leur affranchissement aux mêmes conditions, sans tenir compte de dotations anciennes ou éventuelles qui se sont confondues soit dans la caisse royale avec les revenus locaux, soit avec les fonds généraux de la colonie. A mon avis, les esclaves du domaine doivent être compris purement et simplement dans la mesure générale de l’affranchissement, quelle qu'elle soit et sans aucune distinction. Caisses d’épargne. — «On ne peut contester l’utilité des caisses d’épargne parmi les populations chez lesquelles l’ordre est une conséquence de l’éducation et l’économie un besoin. Mais, partout où ces conditions n’existent pas, les caisses d’épargne demeureront longtemps inutiles, et, dans les colonies, il faudra bien des années pour vaincre la défiance des noirs et les éclairer sur les complications relatives des placements à l’épargne. Au reste, une caisse d’épargne est instituée depuis deux ans à la Martinique ; elle


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

119 a reçu deux dépôts formant ensemble 80 francs environ, et qui ont été faits par un militaire congédié de la garnison et un habitant européen. On doit néanmoins persévérer dans cet essai. « Peut-être n’est-il pas inutile de compléter cet examen en présentant le résumé des dépenses approximatives qu’entraînerait à la Martinique seulement l’application du deuxième sytème présenté, savoir: f Frais d’administration 370,000 Frais de justices de paix 114,000 Construction de salles d’asiles et d’hospices. 6,000,000 Entretien des enfants, des vieillards, des infirmes............ 7,300,000 Accroissement de la garnison 1,258,000 Formation d’un nouveau corps de gendarmerie . . 2,086,000 Formation d’un nouveau corps de chasseurs de montagnes. 958,000 Nouvelle organisation de la police 200,000

de la dépense pour la première année...... 18,285,000

TOTAL

de la dépense pour les années ultérieures (d’après f les détails qui précèdent) 10,965,000 Plus l’entretien des bâtiments représentant un capital de plus de 7 millions, et qu’on ne peut évaluer à moins de 50,000 TOTAL

TOTAL de la dépense annuelle....

5

11,01 ,000

« D'après les observations qui précèdent, d’après les inconvénients nombreux, on peut dire même les impossibilités que présenterait l'application du deuxième système, et, sans entrer dans les considérations de la dépense énorme qu'il entraînerait après lui, sans espoir réel de succès, je pense que ce système doit être rejeté. « M. le Procureur général a parlé de l’expropriation forcée et de ses effets, du plus ou moins de convenance d'en suspendre l’application pendant un certain temps après

IIe SYSTÈME.

Émancipation générale et simultanée.


120 IIe SYSTÈME. Emancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

l'époque de l'émancipation définitive. Dans mon esprit, la loi d’expropriation est appelée à jouer un grand rôle dans l'affranchissement, dont elle serait le complément indispensable ; mais c’est encore une question de savoir s’il ne serait pas plus utile de la promulguer préalablement et de lui donner un certain temps d’exercice, de manière à régulariser la propriété avant de modifier la constitution sociale: c’est là une question délicate et qui exige de l’étude. Je ne puis donc me prononcer ici ; j’aurai occasion d’y revenir. » dit que le second système est celui qui lui paraît présenter le moins d’inconvénients des trois actuellement en discussion. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR

Il se ralliera volontiers à toute proposition tendante à obtenir de longs délais préparatoires, mais il doute que. dans l’état actuel de l’opinion en France sur cette grande question, de telles propositions soient acceptées. Dans l’alternative où il croit le Conseil placé, il lui paraît convenable de se ranger à celles des voies offertes dont les conséquences seraient les moins fâcheuses pour l’avenir des colonies ; et le second système, il le répète, lui semble celui qui se rapproche le plus de cette condition. Il n’admet pas d’ailleurs que, comme l’a exprimé M. l’Ordonnateur, ce second mode soit en tout d’une application impossible. « Comme tout système, ajoute M. le Directeur de l’intérieur, il a ses inconvénients ; il est sans doute susceptible de modifications; il présente, il est vrai, des difficultés dans l’exécution; il occasionne une forte dépense; mais ce qu’il faut rechercher avant tout, c’est de savoir s’il offre des garanties. « On ne saurait, quant à présent, se prononcer pour le rejet ou l'adoption, puisqu’un nouveau système doit être présenté : celui-ci sera peut-être plus simple, plus économique, avec autant de garanties; alors il faudra l’adopter et rejeter celui qui vient d’être examiné. Mais il faut d’abord pouvoir établir la comparaison et se réserver, par conséquent, de ne se prononcer qu'après avoir pris une connaissance approfondie des deux systèmes. «Des dépenses pour augmenter la force publique, pour


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

121

assurer l’éducation des enfants, créer des salles d’asile pour les vieillards et les infirmes : voilà ce que l’on trouvera infailliblement dans tous les systèmes, une fois l’émancipation prononcée; mais si, pour garantir le travail, assurer le payement des salaires, on peut arriver à se passer de l’intervention directe du Gouvernement, on aura beaucoup fait sans doute. Peut-être y parviendra-t-on: je n’en sais rien ; j’attends les propositions qui seront présentées: c’est alors seulement que je pourrai me prononcer en faveur de l’un ou de l’autre système. M. L’INSPECTEUR COLONIAL adopte dans leur entier les opinions qui viennent d’être exposées par M. l’Ordonnateur. Il en est de même de M. LE GOUVERNEUR. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL s’en réfère aux considérations qu’il a émises dans son rapport au sujet de ce système. En résumé, après une discussion à laquelle les divers membres ont pris part, LE CONSEIL est unanime pour reconnaître que le second système d’émancipation repose en général sur des théories dans l’exposition desquelles on n’aurait pas assez tenu compte des conditions inhérentes aux localités, et d’où surgiraient, lors de l’exécution, une foule de difficultés, des impossibilités même, et, pour le trésor de l’État, la nécessité de dépenses incalculables sans la certitude du succès. Toutefois le Conseil ajourne à se décider sur le deuxième système jusqu’à ce qu’il ait été mis à même d’examiner les divers projets qui pourront lui être présentés. Quant à l’expropriation forcée, le Conseil pense, comme M. l’Ordonnateur, qu’il y aurait nécessité qu’elle précédât d’un long délai, de quinze ou dix ans au moins, l’abolition de l’esclavage. Une telle disposition aurait les meilleurs effets : en vidant les propriétés de tout litige, elle aplanirait le grand nombre de difficultés que ne manquerait pas d’entraîner la saisie réelle, la substitution des créanciers aux anciens propriétaires sur la plupart des habitations, peu avant ou au moment même de la cessation de l’esclavage. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL est toujours d'avis que, dans l’hypothèse où la loi d’expropriation forcée prochainement IVe PARTIE.

16

IIe SYSTÈME.

Emancipation générale et simultanée,


122 II SYSTÈME. e

Émancipation générale et simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

édictée serait suivie de celle relative à l’émancipation, il serait indispensable de suspendre, pendant trois ans après l'affranchissement général, les effets de la première mesure, sous peine de compliquer encore les suites de la seconde. Telle serait aussi l’opinion de la majorité du CONSEIL. M. L’ORDONNATEUR ne combat pas cette opinion, mais il insiste vivement pour l’application préalable de l’expropriation pendant un long terme avant l’émancipation : d’après les vues qu’il suppose au Gouvernement, il croit fermement que le mode d’émancipation qui paraîtra présenter le plus de garanties sera le seul adopté. Suivant sa conviction, la loi d’expropriation doit être le complément préalable de l’émancipation, parce qu’il importe, il le répète, de ne pas modifier la constitution sociale des colonies avant d’avoir régularisé la propriété, à moins qu’on ne voulût s’engager sciemment dans les inconvénients que le Conseil vient de proclamer à l’unanimité. La séance est terminée à six heures de l’après midi. Clos et arrêté à Fort-Royal, le 27 mai 1841.

SÉANCE DU 16 JUIN 1841.

La séance est ouverte par la lecture du procès-verbal de celles des 26 et 27 mai, lequel est adopté après quelques observations. Le conseil s’occupe du troisième système d’affranchissement exposé dans la circulaire du 18 juillet 1840. III SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION SIMULTANÉE ET IMMÉDIATE, AVEC APPRENTISSAGE ET CONCESSION AU COLON DU TRAVAIL DE L'APPRENTI PENDANT UN CERTAIN NOMBRE D'ANNÉES.

III SYSTÈME. e

Emancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.

Il est en conséquence donné une nouvelle lecture, en ce qui concerne ce système, des termes de ladite dépêche et des observations consignées au rapport de M. le procureur général, dont il a déjà été pris connaissance dans la séance du 17 mai.


CONSEIL SPÉCIAL DE LÀ MARTINIQUE.

123

1° Circulaire du 18 juillet 18U0. — (Voir dans la première partie du présent recueil, pages 2 3 et 2 4 , les passages cités ici. ) 2 Rapport du Procureur général.—(Voir ci-dessus, pages 37 39, les passages cités ici. ) 0

à

Après cette lecture, M. L’ORDONNATEUR exprime ainsi ses opinions sur le mode en discussion. «Le troisième système est celui de l’émancipation anglaise, moins le régime du salaire, qui serait emprunté au deuxième système. On renvoie, comme renseignement, au recueil des principaux actes du Gouvernement britannique et des autorités locales, sur l’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises. «Peut-être est-ce pour avoir trop voulu imiter les actes qui ont précédé l’émancipation anglaise, et pour n’avoir pas assez considéré qu’avec des mœurs et des conditions financières différentes il fallait nécessairement des lois et une administration différente, que nous sommes encore aujourd’hui si peu avancés dans la question. «Mais voyons d’abord si, sous le rapport législatif, les colonies françaises se trouvent dans une position identique ou analogue. Non, sans doute. Les colonies anciennes de l’Angleterre, j entends les colonies à législature, ont ellesmêmes tracé les actes destinés à régir l’émancipation. Les colonies conquises, dites de la Couronne, ont reçu leurs lois de la métropole, après en avoir discuté les projets. S’il en a été ainsi, c’est que le Gouvernement britannique avait parfaitement compris que chaque colonie pouvait être soumise à des conditions locales particulières qui exigeaient des règlements différents; que telle disposition, bonne pour la Jamaïque, pouvait ne l’être pas également pour la Barbade, la Trinidad, Antigues, la Guyane et réciproquement. Eh bien, la condition de nos colonies n’est pas différente, chacune d’elles a sa spécialité locale qui devra être prise en considération, et qui s’harmoniserait peu avec un système commun qui embrasserait des détails semblables, par exemple, à ceux des deux premiers systèmes proposés. Et pour ne m’arrêter qu’à un point, celui qui concerne le salaire, et qui devrait être rattaché au système anglais, il me 16

IIIe

SYSTÈME.

Emancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.


124 III

e

SYSTÈME.

Émancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.

QUATRIEME PARTIE.

semble que nous écarterons de ce système précisément ce qu’il peut avoir de bon, pour le compliquer du salaire tarifé pour la fixation duquel, on l’a déjà démontré, il serait impossible de trouver des bases exactes. Dans l’émancipation anglaise, le salaire a toujours été débattu entre l’employeur et l’employé ; et c’est là peut-être le seul point d’application par où il la faudrait imiter, nonobstant les obstacles survenus par suite de l’exigence des travailleurs, mais qui sont moins sérieux que ne le seraient les difficultés d’un tarif arbitraire qu’il serait impossible de maintenir dès qu’il ne serait plus en rapport, soit avec le chiffre du produit, soit avec les besoins du travailleur. « Reconnaissons donc une fois que ce n’est pas en nous traînant à la suite de l’émancipation anglaise que nous parviendrons jamais à faire quelque chose de bien ni de passable pour nos colonies. Réunissons nos efforts pour chercher un système qui soit à nous; empreint du cachet national, il répondra mieux à nos mœurs et à nos besoins : qu’il soit juste, libéral, rationnel ; qu’il n’entraîne pas le pays dans des dépenses trop excessives ; qu’il n’exige pas un déploiement de forces militaires qui coûterait beaucoup du plus pur sang de la France ; enfin qu’il s’accomplisse paisiblement avec le concours des colons et l’assistance du pouvoir. Tel est le mode d’émancipation que j'imagine et que je voudrais voir se réaliser dans l’intérêt commun, parce que mes sympathies se partagent également entre la race blanche et la race noire; mais je ne voudrais pas ravir à la première une partie des biens qu'elle possède pour accorder imprudemment à l’autre un bienfait qui l’écraserait, et dont les générations futures pourront seules recueillir le fruit. « Je repousse de toutes mes convictions le système de l’émancipation anglaise, me réservant de parler plus tard de ses effets. « Dans les diverses objections que j’ai opposées à l’adoption des trois systèmes présentés, je me suis livré sans préoccupation étrangère au cours de mes idées, et n’ai consulté que l’expérience locale que je puis avoir acquise par un assez long séjour dans les colonies. Peut-être aurai-je froissé, sans le vouloir, quelques opinions acquises, quelques esprits prévenus. Mais je crois avoir rempli un devoir,


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

125

si j’ai bien compris les termes des instructions ministérielles du 18 juillet. En résumé, je n’aime pas l’esclavage et je serais ennemi de tout système qui tendrait à le perpétuer; mais l’esclavage devant cesser, ce ne peut être qu’à des conditions qui garantissent autant que possible le bien-être social et la sécurité commune. » M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR : « Ce système, tel qu’il est exposé dans la dépêche du 18 juillet 1840, est d’une appréciation difficile. «Il peut avoir de l’avantage sur le deuxième, comme il peut offrir plus d’inconvénients, selon les dispositions adoptées pour son exécution. «Tel qu’il est présenté, il me paraît plus désavantageux aux colons. « J’examine les bases de ce système telles qu’elles résultent de la lettre de M. le duc de Broglie à M. le ministre de la marine. « Les esclaves sont déclarés libres immédiatement et tous ensemble. «C’est le même principe que celui du deuxième système. « Ici se reproduiront sans doute les observations du Conseil spécial sur la nécessité d’ajourner l’émancipation et de se préparer à entrer dans un nouveau régime. «Une indemnité est assurée aux colons; les esclaves dé« meurent sous l’autorité de leurs anciens maîtres, mais sous «la protection de l’État, durant une période de temps dé« terminée, en qualité d’apprentis; leur travail est concédé «au maître; il en est néanmoins tenu compte, en déduction, « dans le règlement de l’indemnité. » «Une indemnité est assurée aux colons, mais il sera tenu compte du travail des apprentis dans le règlement de cette indemnité. «Quand sera payée cette indemnité ? «Il est important de bien préciser. « L’indemnité me semble acquise et devoir être payée au moment même où l’émancipation est prononcée, où les colons cessent d’être propriétaires. Peu importe, quant à l'indemnité, qu’ils jouissent pendant un temps déterminé du

IIIe SYSTÈME.

Emancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.


126 IIIe

SYSTÈME.

Émancipation simultanée, précédée d'un apprentissage.

QUATRIÈME PARTIE.

travail des apprentis; il est certain que leur droit de propriété cesse dès qu’ils ne peuvent plus transmettre l’esclave au même titre qu’ils l’ont acheté, dès qu’il ne peut plus s’établir un droit de propriété sur la personne de l’esclave devenu l’émancipé. Là commence le droit à l’indemnité. «La valeur réelle de l’esclave me semble devoir être remboursée au maître au moment de l’émancipation. « Admettre que le temps d’apprentissage sera compté dans le règlement de l’indemnité, ce serait, si l’on suivait ce principe dans toutes ses conséquences, reconnaître que l’on pourrait se dispenser de payer aucune indemnité en prolongeant la durée de l’apprentissage. Je sais que ce n’est pas là la pensée du Gouvernement, qui s’en est référé uniquement au système adopté par les Anglais. En effet, l’Angleterre a eu égard, dans le règlement de l’indemnité, au temps d’apprentissage. «Mais je crois plus équitable, lorsque la position du maître se trouve aussi notablement changée qu’elle doit l’être par 1 émancipation , de ne pas lui imposer l’obligation de prendre , pour une portion, quelle qu'elle soit, de l’indemnité, un temps d’apprentissage dont la durée sera déterminée à l’avance. Ce sont de véritables engagés que dans ce système le maître doit avoir après l’émancipation. Or, tout engagement suppose la volonté de contracter, la faculté de ne pas le faire. L’Etat stipule pour les émancipés parce qu’ils n’ont pas qualité pour le faire eux-mêmes ; mais , pour le maître, il est juste qu’il ne soit pas engagé malgré lui. «Des colons craignant d’entrer dans le nouveau système pourraient, au moyen du payement intégral de l’indemnité, liquider leurs intérêts et se retirer; ils ne pourront le faire, ou du moins le faire aussi facilement, s’ils sont obligés de continuer leurs exploitations suivant un régime qui ne leur inspirera pas de confiance, et qui leur laissera des charges certaines, celles qui pèsent aujourd’hui sur eux. «Il serait donc équitable, dans ce système, de régler l’indemnité suivant le prix réel de l’esclave et de l’établir eu égard au temps d’apprentissage. Le choix serait laissé au colon d’accepter l’une ou l’autre condition. « Mais alors se présente une question d’ordre public. Que deviendront les émancipés dont l’apprentissage n’aurait pas


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127

été accepté par l’ancien maître? Leur position resterait la même, et le Gouvernement aurait dans ce cas à leur procurer un autre engagement, pour se rembourser, si mieux il n’aimait le leur laisser, du prix de l’apprentissage qu’il aurait payé. « Il est vrai que le système se compliquerait de cette sorte ; mais je cherche ici un mode équitable d’exécution bien plutôt qu’à justifier le système, qui, en l’état, je le répète, me paraît plus désavantageux aux colons que le deuxième système. « Voyons, en effet, en quoi diffèrent les deux systèmes. « Dans l'un et l'autre, c’est l’autorité du Gouvernement qui est substituée à celle du maître. «Sous ce rapport, les colons se trouvent dans la même position à l’égard des émancipés. « Dans le système que nous examinons, le travail est concédé au maître pendant la durée de l’apprentissage, mais il lui en est tenu compte, en déduction, dans le règlement de l’indemnité. Ce sont donc des salaires qu’il paye. La dépêche déclare même d’une manière formelle qu’il doit être payé des salaires. Dans le deuxième système le colon paye aussi des salaires. «Il y a encore jusqu’ici similitude parfaite de position. «Mais voici la différence. « Dans le deuxième système, la position du colon est nettement établie : le prix de l’esclave lui est remboursé, et ensuite le Gouvernement lui assure des travailleurs moyennant salaire avec la même protection que dans le troisième système; il accepte ou il n’accepte pas. Il ne prend que des travailleurs ; si ses engagés n’accomplissent pas leurs obligations, indépendamment des peines disciplinaires, il peut obtenir la cessation de l’engagement. «Dans le troisième système, au contraire, la loi lui impose l’obligation de conserver les émancipés, en lui déduisant pour le salaire une portion de l’indemnité. Il n’a pas plus de garantie pour le travail que dans le deuxième système. Les vieillards et les enfants continuent de rester à sa charge, et il est obligé de garder les émancipés, bien qu’il ne soit pas satisfait du travail.

IIIe

SYSTÈME.

Emancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.


128

QUATRIÈME PARTIE.

«La position du colon, dans le troisième système, est donc plus désavantageuse. Emancipation si« Une autre considération qui se lie à l’avenir des colomultanée, précédée nies : d'un apprentissage. « Le temps de l’apprentissage, dans le troisième système, ne saurait avoir une bien longue durée, sans quoi elle absorberait au préjudice du colon une notable portion du salaire. « Dans le deuxième système, au contraire, l’état intermédiaire est plus stable, il peut être prolongé dans tous les intérêts et il ne doit pas donner lieu aux mêmes attaques que l’apprentissage. « Nous avons vu des colonies anglaises demander la cessation de ce dernier état: indépendamment de la cause particulière qui les déterminait à faire cette demande, on peut considérer aussi que les inconvénients attachés à cet état n’y étaient pas étrangers. «Sans doute, le troisième système est plus commode, d’une exécution plus facile ; il retarde pour un temps les embarras et les charges de l’émancipation, mais il m’a semblé que ce devait être au préjudice des colons et peut-être même des colonies, parce qu’il est suivi d’une émancipation immédiate, qui enlèverait toute garantie pour le travail. IIIe SYSTÈME.

« C’est par ce motif qu’il ne me paraît pas pouvoir être adopté: je ne le crois pas d’ailleurs susceptible de préparer d’une manière efficace au travail libre, mais seulement de nature à prévenir une secousse, en ne faisant cesser que graduellement l’esclavage.» M. L’ORDONNATEUR ne saurait admettre l’opinion qui lui paraît ressortir de ce que vient d’émettre M. le Directeur de l’Intérieur, que l’indemnité serait complètement suffisante pour assurer la liquidation des dettes des colons. M. l’Ordonnateur pense au contraire que l’indemnité serait tout à fait insuffisante à ce but; que si, comme il a été dit, la loi d’expropriation forcée n’intervenait pas préalablement à l’émancipation, la liquidation des dettes deviendrait une cause de perturbation générale. Relativement à l’opinion énoncée que, dans le second comme dans le troisième système, le travail est assuré par


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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le Gouvernement, M. l’Ordonnateur répète que, si cette assurance pouvait être donnée, ce serait aujourd’hui même qu’il faudrait émanciper les esclaves ; mais malheureusement une telle assurance ne peut avoir de valeur que celle d’une promesse, dont le Gouvernement ne saurait garantir l’efficacité. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR répond qu’il n’a point entendu énoncer que le remboursement du prix réel du noir pouvait suffire pour permettre aux colons de se liquider, mais qu’il leur faisait sous ce rapport une position plus favorable que si une portion de l’indemnité leur était retenue en compensation du travail des apprentis. Quant à ce qui est d’assurer le travail, M. le Directeur de l’Intérieur comprend que le Gouvernement s’engagerait à donner sa protection , et cette protection lui paraît offrir plus de garantie que si on laissait au travailleur la faculté de faire ou de ne pas faire; que dans tous les cas, quel que soit le système adopté, on reconnaîtra toujours la nécessité de cette protection. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL fait remarquer que dans aucun cas on ne peut considérer le travail concédé après l’émancipation comme devant entrer pour quelque chose dans le calcul de l’indemnité. Le colon a un droit plein et entier aux services des esclaves : changer le nom et l’état des esclaves, et présenter leurs services après leur changement d’état comme une compensation de ceux auxquels on avait droit antérieurement, c’est une proposition qu’on ne peut comprendre. Le colon a un droit né et préalable à une indemnité réelle de la valeur des services des esclaves. Le travail qu’on assurera après l’émancipation ne sera que le mode de conserver la valeur des usines et des terres , et d’empêcher les colons de perdre leurs établissements. MM. L’INSPECTEUR COLONIAL et L’ORDONNATEUR adoptent entièrement cette opinion. Il en est de même de M. LE GOUVERNEUR, qui ne pense pas d’ailleurs que, dans ses autres dispositions, le troisième système soit d’une application possible. Si l’Angleterre , remarque-t-il, a employé un tel mode, ce n’est qu’après en avoir proclamé le nrincipe près de trente ans à l’avance, ce IVe PARTIE.

17

III

e

SYSTÈME.

Émancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.


QUATRIÈME PARTIE.

130 IIIe SYSTÈME. Émancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.

n’est que puissamment aidée par un esprit d’ordre, de respect à la loi et au magistrat, qui n’existe pas en France, et appuyée enfin du concours des localités et de moyens énergiques dont il est à craindre que la France n’use pas avec ses institutions douces et libérales, et les préventions qui y règnent relativement à l’esclavage. Si le résultat dans les colonies anglaises a été loin do ce que devaient faire attendre des circonstances aussi favorables au succès, que serait-il dans nos colonies ? M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR exprime qu’il s’est borné à reproduire les bases du troisième système telles quelles résultent des termes de la circulaire du 18 juillet, et en démontrant que ses principes ne pouvaient être suivis dans toutes leurs conséquences, puisqu’on arriverait ainsi à reconnaître qu’un temps déterminé de travail peut remplacer l’indemnité, mais que ce n’est pas ainsi que l’a compris le Gouvernement. , tout en insistant et en appelant la sérieuse Gouvernement sur l’importance des considéattention du rations qui viennent d’être exposées, croit devoir cependant, par suite de ce qui a été déjà résolu, ajourner sa détermination sur le troisième système jusqu’à ce qu’il ait pu apprécier les divers systèmes comparés. LE

Examen des observations générales sur les trois systèmes exposés dans la circulaires du 18 juillet 1840.

CONSEIL

Le Conseil est ici arrivé à la partie de la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840 où sont développées quelques observations générales sur la mesure de l'affranchissement et sur les trois systèmes proposés. Il est donné lecture par le secrétaire de cette partie, ainsi que de celle correspondante du travail de M. le Procureur général, dont on croit devoir rappeler ici les termes : « La dépêche rappelle que la Commission n’a pas de «vues arrêtées. Elle s’en rapporte à l’expérience de MM. les « Gouverneurs des colonies pour que les Conseils spéciaux « présentent le système qu’ils croiront le meilleur, soit en «modifiant ceux qui sont envoyés à l’examen, soit en en « formulant de nouveaux. On laisse, en un mot, la plus «grande latitude aux autorités coloniales à cet égard.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

131

« Mais là réside la difficulté. L’expérience d’un système «ancien ne peut guider dans l’épreuve d’un système tout à fait nouveau qui change de fond en comble la société colo« niale. Ceux qui ont formulé l’apprentissage anglais, connaissaient bien les colonies ; ils en avaient une longue expé« nence ; ils les connaissaient mieux qu’on ne les connaît en «France-, et cependant ce système a été violemment atta« qué pendant sa durée, et ses résultats sont désastreux. « Qui donc pourrait avoir l’orgueil de dire tel ou tel système « réussira , choisissez-le. On peut bien émettre l’avis que tel «système paraît le moins mauvais ; mais comment affirmer «que celui qu’on indique sera le meilleur ? Voilà pourquoi, « dans l’examen des trois systèmes, je n’ai pas marqué une « prédilection beaucoup plus grande pour l’un que pour «l’autre. On craint de se prononcer. «Incedo per ignés sup« positos cinere doloso. » Voilà pourquoi je demande surtout «du temps entre la résolution d’abolir l’esclavage et le jour « où cette abolition sera prononcée. Persuadé que, quelque «système que l’on adopte, il y aura perte et souffrance pour «la société coloniale, je demande que le temps diminue les «frottements et assouplisse les ressorts. Depuis vingt ans, «quelles modifications n’ont pas été apportées dans les lois « et les mœurs coloniales ? Lorsque les colons sauront que «dans un certain nombre d’années l’esclavage doit être dé«finitivement aboli, combien n’y aura-t-il pas encore de «changements? Combien la pente ne sera-t-elle pas adou« cie ? Jusqu’à présent il y a eu incertitude ; lorsque la trans« formation sera hors de doute, on s’y préparera d’autant «plus. Les rapports de maître à esclave deviendront encore «plus doux, les fortunes se liquideront, les situations de« viendront plus nettes et plus en état de recevoir le choc « de la loi. Un temps intermédiaire entre la déclaration de « l'abolition et l’abolition de l’esclavage, voilà ce qui sur« tout est important. Comme le lutteur qui se frotte d’huile «pour se préparer au combat, comme le voyageur qui « prend son manteau pour se prémunir contre l’orage, il « faut que le colon puisse, de longue main, prévoir et apla« nir les difficultés et les luttes qu’offrira nécessairement «l'émancipation, de quelque manière qu'elle soit accom« plie. » 17

Examen des observations générales sur les trois systèmes expo sés dans la circulaire du 18 juillet 1840.


132 Examen des observations générales sur les trois systèmes exposés dans la circulaire du 18 juillet 1840.

Examen des questions posées sur les trois systèmes exposés dans la circulaire du 18 juillet 1840.

QUATRIÈME PARTIE. Ces considérations sont adoptées par le CONSEIL à l’unanimité.

M. LE GOUVERNEUR ajoute qu’il résulte pour lui de l’examen qui vient d’avoir lieu, que les trois systèmes exposés dans la circulaire du 18 juillet 1840 manquent par le défaut d’intelligence des hommes et des choses sur lesquels on veut agir; qu’ils ne présentent aucune des conditions de temps et de localités qui seraient propres à atteindre le hut tel que se le propose le Gouvernement, c’est-à-dire sans subversion, sans cessation de travail ; que, dans sa conviction la plus profonde , l’adoption de l’un ou de l’autre de ces trois modes, comme de tout autre n’ayant pas pour première base une longue préparation, aurait pour effet certain la ruine des colonies , et par suite celle du commerce maritime et de la puissance navale de la France. On ne saurait trop en avertir le Gouvernement, ajoute M. le Gouverneur : pour tout esprit consciencieux qui connaît les colonies, qui a étudié leur régime intérieur, le seul moyen d’arriver à la cessation de l’esclavage comme on doit l’entendre, c’est le temps. Toute mesure, quelque bien combinée, quelque prévoyante qu’elle parût, qui réaliserait avant un long terme préparatoire, qui brusquerait la transformation des esclaves en travailleurs libres, présentera toujours dans l’exécution une foule d’embarras et d’obstacles que tous les efforts du Gouvernement ne parviendront pas à surmonter. Sous ce rapport, le système dont M. l’Ordonnateur a posé les bases dans la séance du 17 mai paraît à M. le Gouverneur, jusqu’à présent, le plus rationnel, le plus propre à atteindre le but, en diminuant les inconvénients et les dangers signalés. Il reste à s occuper, en ce qui concerne les trois systèmes qui viennent d'etre discutes, de la solution des diverses questions dont la série est annexée aux instructions de S. E. le ministre de la marine et des colonies. Dans les precedentes séances et dans la présente séance, le CONSEIL s’étant livré à un examen dont les conséquences ont eu pour effet de rejeter un des systèmes présentés et pourraient conduire au rejet des deux autres, il pourrait


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s’abstenir de répondre aux questions qui se rattachent à ces systèmes. Néanmoins, pour satisfaire à la lettre des ordres ministériels, le Conseil présentera des réponses spéciales, catégoriques, mais sans préjudice de l’opinion définitive qu’il pourra émettre sur le système à adopter, et sans que ces réponses puissent être considérées comme un assentiment préalable à aucun système.

Examen des questions posées sur tes trois systèmes exposés dans la circulaire du 18 juillet 1840.

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL a préparé sur la matière un travail dont il a été parlé dans la séance du 17 mai (1), et dont le conseil prend connaissance : ce travail est annexé au présent procès-verbal (2).

I SYSTÈME. er

ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

RÈGLES FONDAMENTALES. 1° AFFRANCHISSEMENT DES ENFANTS À. NAÎTRE ;’ ESCLAVES DE FORMER UN PÉCULE ET DE RACHETER 2° DROIT POUR LES

LEUR LIBERTE.

1° Affranchissement des enfants à naître.

I. 4 partir de quelle époque y aurait-il lieu de déclarer libres les

enfants qui naîtraient des femmes esclaves ? M.

LE

PROCUREUR

GÉNÉRAL

: « À partir de la promulgation,

dans la colonie, de la loi qui proclamera l’émancipation des enfants à naître, promulgation qui, dans mon opinion, ne pourrait avoir lieu avant cinq ans. »

MM. L’INSPECTEUR

COLONIAL, L’ORDONNATEUR

NEUR :

(1) Voir ci-dessus, page 7. (2) Voir ci-après, page 141 et suivantes.

et LE GOUVER-

Réponses aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.


134 Réponses aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIEME PARTIE.

«On a déjà fait remarquer que la différence d’état entre les enfants et leurs auteurs établirait une condition intolérable. Dans tous les cas, la déclaration de liberté des enfants à naître de femmes esclaves ne devrait avoir lieu que dans cinq ans au moins, afin de retarder d’autant la perturbation qui naîtrait infailliblement de la mesure. » M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR ne pense pas que le premier système puisse être adopté, mais, si on l’adoptait, il ne verrait aucune raison pour retarder la promulgation. II Quelle serait la somme à payer au maître par chaque enfant affranchi à sa naissance ? Le CONSEIL : « 100 francs. » III. A quelle époque cette somme serait-elle payée? Le CONSEIL : «A l’époque de la naissance de l’enfant, constatée par l’officier de l’état civil. » IV. Pourrait-on comprendre dans l’affranchissement les enfants déjà nés et ayant moins d’un nombre fixé d’années, six ou sept ans par exemple ? Le CONSEIL : « Non. Dans ce système, il conviendrait mieux de ne s’occuper que de la population à naître, sans s’engager dans des appréciations d’âge auxquelles on ne pourrait jamais assigner qu’un terme arbitraire.» V. Jusqu’à quel âge les enfants demeureraient-ils auprès de leurs mères et à la charge du maître ? Le CONSEIL : «Jusqu’à l’âge de huit ans révolus, après lequel ils seraient placés aux frais de l’Etat dans des écoles d’agriculture pratique jusqu’à l’âge de quatorze ans. »


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VI. Quelle serait, sur la valeur du travail de l’enfant affranchi, la portion qui devrait lui être réservée à l’effet de lai former an pécule ? Le CONSEIL : «A sa sortie des écoles d’agriculture, c’està-dire à quatorze ans et jusqu’à vingt et un ans, l’enfant jouirait d’une journée par semaine ou recevrait la valeur de cette journée pour en disposer à son gré. » VIL Quels seraient les moyens d’instruction à employer pour ces jeunes noirs, et comment ces moyens seraient-ils organisés ? MM. L’INSPECTEUR, L’ORDONNATEUR et LE GOUVERNEUR : « Le seul moyen d’instruction efficace, et qui donne quelque garantie à l’avenir des colonies, est de placer les jeunes noirs dans des écoles d’arts et métiers et dans des écoles d’agriculture entretenues aux frais de l’État, et en ayant soin de renfermer l’admission aux premières dans la limite des besoins de la localité. L’instruction morale et religieuse devrait marcher de pair sans qu’on s’occupât beaucoup de l’instruction intellectuelle, dont le cercle doit s’agrandir avec le temps , et qui ne pourrait que nuire au travail si elle était prématurée. » GÉNÉRAL et LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR mais ils ne voient pas d’inconopinion, même adoptent la vénients à enseigner aux enfants les éléments de l’instruction primaire.

MM-

LE

PROCUREUR

VIII. Quel serait le meilleur mode de surveillance à exercer sur les jeunes noirs libérés par l’Etat ? Faudrait-il organiser un patronage spécial? LE

CONSEIL : «Le mode de surveillance, depuis la nais-

sance jusqu’à l’âge de sept ans, serait celui de l’habitation; de sept à quatorze ans , les enfants seraient soumis au régime des établissements d’arts et métiers et d agriculture ;

Réponses aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.


136 Réponses aux questions de la CommissionprésidéeparM. le dnc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE.

après cet âge et jusqu’à vingt et un ans, ils seraient soumis à la surveillance générale qui serait adoptée dans la colonie, à moins de créer à très-grands frais une administration spéciale de surveillance pour les enfants. » IX. Quel moyens faudrait-il employer pour mettre les jeunes noirs libres au travail, à l’âge où leurs forces physiques les rendraient capables de s’y livrer? : « A défaut des moyens actuels, dont il ne saurait plus être question pour la génération libre dès sa naissance, on pourrait employer l’emprisonnement, la privation de certains jours de repos, enfin la condamnation à une chaîne de police spéciale qui serait employée à des travaux d’utilité publique. Les peines disciplinaires seraient prononcées par les juges de paix ou les maires, et les pénalités réglées par une ordonnance royale ou un arrêté local. Mais on ne peut se dissimuler que ce système de formes entraînerait des lenteurs très-préjudiciables au travail. » LE CONSEIL

X. Quelles sortes de contrats de travail devraient être passés pour eux avec les cultivateurs propriétaires et les industriels ? Et quels moyens seraient à prendre pour l’exécution des clauses stipulées ? : «Un contrat spécial serait passé par-devant un juge, sans frais, entre l’enfant affranchi représenté par un officier du ministère public et l’engagiste. L’exécution du contrat de la part de l’apprenti serait sanctionnée par des peines disciplinaires, et de la part de l’engagiste par des dommages-intérêts et la rupture du contrat, après laquelle l’apprenti serait engagé à une autre personne. Si certains apprentis, par leur mauvaise conduite ou autrement, ne pouvaient trouver d’engagiste qui voulût les prendre après la rupture d’un premier contrat, ils seraient placés sur une habitation de l’Etat pour y travailler à la culture ou aux arts industriels. LE

CONSEIL


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«Voilà les moyens; mais l’exécution présenterait, il faut le reconnaître, d’immenses difficultés.» XI. Faudrait-il les assujettir à des règlements particuliers pendant un laps de temps donné, après l’époque ou ils auraient atteint leur majorité ? CONSEIL ne le pense pas; seulement il faudrait une législation sévère contre la paresse et le vagabondage en général. LE

2° Pécule et Rachat.

XII. Quelles institutions faudrait-il établir pour exciter les noirs à la formation d’un pécule à eux propre, et pour mettre ce pécule en sûreté ? Par quels procédés et avec quelles garanties pourrait-on assurer aux esclaves la formation de leur pécule? : «La seule institution qu’on puisse indiquer caisses d’épargne , nonobstant le peu de sucest celle des cès qu’elles ont eu jusqu’à présent à la Martinique, et qu’il y a à en attendre dans l’avenir, » LE

CONSEIL

XIII. Sur quelles bases fxerait-on la valeur du noir qui, après avoir amassé un pécule, voudrait racheter sa liberté ? : « Il serait impossible de déterminer à l’avance sur des bases qui eussent quelque caractère de justice, de semblables appréciations, qui varient suivant le temps, les lieux, l’âge, le sexe, la profession des individus. Il n’y aurait donc que l’arbitrage au moment du rachat, nonobstant ses inconvénients et ses dangers. » LE

CONSEIL

XIV. Comment organiserait-on le jury arbitral qui, en cas de contestation entre le maître et l'esclave, statuerait sur la valeur de l’esclave ? LE

CONSEIL : «Le jury arbitral serait formé de deux 18 IVe PARTIE.

Réponses aux question s de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.


QUATRIÈME PARTIE.

138 Réponses aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

arbitres, dont l’un nommé par le maître, et l’autre pour l’esclave, par le Procureur du Roi ; le tiers arbitre serait nommé par le juge royal. La décision du jury arbitral serait en dernier ressort. »

XV. Serait-il bien que l’État intervînt et payât une partie de la valeur du noir? LE CONSEIL : «Non. Ce serait engager le noir à moins s’occuper de la formation de son pécule, entraîner l’État dans de nouvelles dépenses qui n’auraient pour effet réel que d’encourager ou de récompenser la paresse. »

XVI. Si l’Etat intervenait et payait une partie de la valeur du noir, ne serait-il pas bon que l’assistance de l’État fut réservée aux noirs mariés et qui, avec leur propre liberté, rachèteraient celle de leurs femmes et de leurs enfants ? LE CONSEIL : «Il n’y a pas lieu de répondre à cette question d’après la réponse qui précède. »

XVII. Y aurait-il des mesures à prendre pour prévenir le vagabondage des noirs devenus libres et garantir la continuation du, travail ? : « Dans tout système, il sera indispensable de prendre les mesures les plus efficaces pour prévenir le vagabondage des noirs devenus libres ; mais le vagabondage devrait être défini dans les termes les plus larges et de manière à atteindre les oisifs. Quant à la garantie de la continuation du travail, il n’est pas à espérer que la loi la plus sévère puisse parvenir à la donner, car le juge qui sera apte à prononcer les pénalités prescrites sera tout à fait impuissant à assurer le travail. » LE

CONSEIL


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139 Réponses aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

XVIII

Quelles seraient ces mesures et quel personnel faudrait-il organiser pour en assurer l’exécution ? : « La preuve, pour chaque nouveau libre, qu’il possède une propriété de nature à assurer son existence ou qu’il a contracté un engagement de travail périodique. En second lieu, l’organisation d’une police considérable dans les villes, les bourgs et les campagnes. » LE

CONSEIL

MM. LE PROCUREUR GÉNÉRAL et LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR ajoutent qu’on pourrait adopter des règlements analogues à ceux édictés contre le vagabondage dans quelques colonies anglaises. XIX. Quels seraient les meilleurs moyens à prendre pour l’instruction religieuse et la moralisation des noirs de toute condition, particulièrement de ceux qui auraient racheté leur liberté ? : « Le Gouvernement y a pourvu en affectant des dotations spéciales à l’édification de chapelles, de lieux de prières et à l’augmentation du clergé colonial. Les missionnaires feront le reste, si l’on est assez heureux pour en trouver qui soient dévoués, intelligents et à la hauteur de leur mandat. » LE

CONSEIL

XX. Y aurait-il quelques mesures particulières, quelques encouragements spéciaux qu’on pourrait employer pour détourner les esclaves des unions illégitimes et pour les encourager au mariage ? : «Il n’est pas douteux que des encouragements quelconques ne déterminent un plus grand nombre d’unions légitimes suivant la loi ; mais on ne peut attendre que du temps des unions morales et bien assorties, telles que les entendent l’économiste et le législateur. » LE

CONSEIL

18


140 Réponses aux questions de la Commissionprésidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE,

XXL Ne pourrait-on organiser un système de récompenses, soit matérielles, soit simplement honorifiques, pour ceux des noirs libres gui déploieraient le plus d’intelligence et d’activité dans le travail ? : « Oui, en votant tous les ans au budget une somme qui serait employée en récompenses honorifiques ou pécuniaires sur les propositions de l’administration. » LE

CONSEIL

3° Libération générale et définitive.

XXII. Quelle serait l’épogue à laquelle il pourrait être déclaré que l’esclavage sera aboli dans les colonies françaises, sans stipulation d’une indemnité que compenserait jusqu’à ladite époque le maintien de l’état actuel des choses ? : «Jamais dans ce système. La génération nouvelle serait libre au moment de sa naissance ; la génération existante au moment de la promulgation de la loi s éteindrait avec le temps et l’esclavage avec elle; car dans aucun cas on ne peut admettre l’affranchissement sans une indemnité préalable. Suivant l'avis de M. le Procureur général on ne pourrait, dans ce système, affranchir même avec une indemnité préalable parce que le seul avantage de ce système est de tout finir sans secousse, et que remettre plus tard en question l’affranchissement des adultes avec indemnité, ce serait ébranler encore une fois tout ce qu’on aurait conservé. LE

CONSEIL

Ici se termine la séance du 16 juin 1841. Fait et clos au Fort-Royal, ledit jour.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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ANNEXE DU PROCÈS-VERBAL DE LA SEANCE DU 16 JUIN 1 841 -

RÉPONSES DU PROCUREUR GÉNÉRAL AUX QUESTIONS DE LA COMMISSION PRÉSIDÉE PAR M. LE DUC DE BROGLIE.

Fort-Royal, le 27 Mars 1841.. Ier SYSTÈME. ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

RÈGLES FONDAMENTALES. I°

AFFRANCHISSEMENT DES ENFANTS À NAÎTRE

LES ESCLAVES DE FORMER UN PÉCULE ET DE RACHETER 2° DROITS POUR LEUR LIBERTÉ.

1° Affranchissement des enfants à naître. I. A partir de quelle époque y aurait-il lieu de déclarer libres les enfants qui naîtraient de femmes esclaves ? A partir de la promulgation dans la colonie de la loi qui proclamerait l’émancipation des enfants à naître. II Quelle serait la somme à payer au maître par chaque enfant affranchi à sa naissance ? Cent francs.

Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.


142 Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE.

III. A quelle époque cette somme serait-elle payée ? A l’époque de la naissance, constatée par l’officier de l’état civil. IV. Pourrait-on comprendre dans l’affranchissement les enfants déjà nés et ayant moins d’un nombre fixé d’années, six ou sept ans, par exemple? Non, d’après les raisons exposées dans mon rapport général. V. Jusqu’à quel âge les enfants demeureraient-ils auprès de leurs mères et à la charge du maître ? Les enfants demeureraient auprès de leurs mères à la charge du maître tout le temps qu’ils seraient sur l’habitation ; mais à huit ou neuf ans ils commenceraient à apprendre un métier, et ils pourraient alors être éloignés de leurs mères si les travaux l’exigeaient. VI. Quel serait, sur la valeur du travail de l’enfant affranchi, la portion qui devrait lui être réservée à l’effet de lui former un pécule? La portion du travail sur laquelle l’enfant affranchi pourrait former un pécule ne devrait être que le prix du samedi qui lui serait accordé; mais alors il n’aurait plus autant de désir de l’avoir, parce qu’il n’en retirerait pas une jouissance immédiate. Quanta un payement, par le maître, qui pût former un pécule, cela serait impossible : l’enfant ne pourrait rendre quelques services réels au maître qu’à quinze ans; il serait libéré de l’apprentissage à vingt et un ans; ces six ans de travail ne pourraient compenser les dépenses faites par le maître pour l’entretien de l’enfant pendant les quinze premières années. Comment donc voudrait-on qu’il pût payer un salaire de nature » former le pécule ? VII Quels seraient les moyens d’instruction à employer pour ces jeunes noirs, et comment ces moyens seraient-ils organisés ? Il faudrait rapprocher les paroisses et les écoles. Jusqu’à l’âge de quinze ans, les enfants pourraient avoir beaucoup de temps pour s’instruire. Après quinze ans, ils auraient le dimanche pour les exercices religieux, et on pourrait leur donner une ou deux heures chaque soir pour d’autres instructions.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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Réponses du Procureur général aux VIII. questions de la ComQuel serait le meilleur mode de surveillance à exercer sur eux par l’État? mission présidée par Faudrait-il organiser un patronage spècial? M. le duc de Broglie.

Il faudrait laisser aux gouverneurs, ou aux personnes qu’ils désigneraient à cet effet, le soin de cette surveillance comme ils l’entendraient; il n’y aurait pas besoin d’un patronage spécial.

IX. Quels moyens faudrait-il employer pour les mettre au travail à l’âge où leurs forces physiques les rendraient capables de s’y livrer? Je pense qu’on veut parler des moyens de coercition. On pourrait employer l’emprisonnement, la privation de certains jours de repos, enfin la condamnation à une chaîne de police spéciale, qui serait employée à de rudes travaux. Les peines disciplinaires seraient prononcées par les juges de paix ou les maires. Une ordonnance royale ou un arrêté du Gouverneur réglerait la nature et la durée des peines disciplinaires et le mode de les infliger.

X. Quelles sortes de contrats de travail devraient être passés pour eux avec les cultivateurs propriétaires et les industriels? Et quels moyens seraient à prendre pour l'exécution des clauses stipulées ? Un contrat spécial serait passé par-devant un juge, sans frais, entre l'enfant affranchi, représenté par un officier du ministère public, et l’engagiste. L’exécution du contrat, de la part de l’apprenti, serait sanctionnée par des peines disciplinaires, et, de la part de l’engagiste, par des dommages-intérêts et la rupture du contrat, après laquelle l’apprenti serait engagé à une autre personne. Si certains apprentis, par leur mauvaise conduite, ou autrement, ne pouvaient trouver d’engagiste qui voulût les prendre après la rupture d’un premier contrat, ils seraient placés sur une habitation de l’État, pour y travailler à la culture ou aux arts industriels.

XI. Faudrait-il les assujettir à des règlements particuliers pendant un laps de temps donné, après l’époque où ils auraient atteint leur majorité ? Je ne pense pas qu'il fallût astreindre les enfants libérés à des règlements particuliers après leur majorité ; seulement il faudrait une législation sévère contre la paresse et le vagabondage.


144 Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie

QUATRIÈME PARTIE.

2° Pécule et Rachat.

XII. Quelles institutions faudrait-il établir pour exciter les noirs à la formation d’un pécule à eux propre, et pour mettre ce pécule en sûreté ? Par quels procédés et avec quelles garanties pourrait-on assurer aux esclaves la formation de leur pécule? Il ne faudrait pas d’institutions spéciales, sauf une caisse d’épargne pour engager les noirs à se créer un pécule. Les nègres industrieux en amasseraient un sans avoir besoin d’y être excités ; les paresseux n’en auront jamais, dût-on leur abandonner vingt-quatre heures par jour. En donnant aux noirs des terrains suffisants et fertiles, ceux qui auront de l’industrie se formeront un pécule. Dans les terrains infertiles , il faudrait leur accorder la faculté de pouvoir se louer ou travailler sur des habitations, dans certains lieux déterminés et que le maître connaîtrait. XIII. Sur quelles bases fixerait-on la valeur du noir qui, après avoir amasse un pécule, voudrait racheter sa liberté ? La valeur du noir, qui, après avoir amassé un pécule, voudrait se racheter, serait fixée par un arrêté du Gouverneur en conseil, rendu annuellement, d’après un avis de cinq experts nommés par lui. Les noirs adultes seraient divisés en trois classes ; on diviserait également les enfants par classes, dont chacune serait formée par année. XIV. Comment organiserait-on le jury arbitral qui, en cas de contestation entre le maître et l’esclave, statuerait sur la valeur de l’esclave? En cas de contestation sur la classe à laquelle l’esclave devrait appartenir, le jury arbitral serait formé de deux arbitres, dont l’un serait nommé par le maître, et l’autre par le Procureur du Roi, pour l’esclave; le tiers arbitre serait nommé par le Juge royal. La décision du jury arbitral serait en dernier ressort. XV. Serait-il lien que l’État intervînt et payât une partie de la valeur du noir ? Non ; par les raisons développées dans mon rapport général. XVI. Si l'État intervenait et, payait une partie de la valeur du noir, ne serait-il


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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pas bon que l'assistance de l’État fût réservée aux noirs mariés, et qui, Réponses du Proavec leur propre liberté, rachèteraient celle de leurs femmes et de leurs cureur général aux enfants? questions de la ComMême réponse, comme conséquence des motifs exposés. XVII. Y aurait-il des mesures à prendre pour prévenir le vagabondage des noirs devenus libres, et garantir la continuation du travail ? Il y aurait certainement des mesures à prendre pour prévenir et réprimer le vagabondage des noirs devenus libres. Quant à garantir la continuation du travail, on ne pourrait y parvenir que par des lois coercitives, et ce ne serait plus alors une liberté complète qui aurait été donnée aux noirs émancipés. XVIII. Quelles seraient ces mesures, et quel personnel faudrait-il organiser pour en assurer l’exécution ? On pourrait exiger de chaque nouveau libre la preuve qu’il possède une propriété de nature à assurer son existence, ou qu’il a contracté un engagement de travail périodique. Les règlements édictés dans quelques colonies anglaises contre le vagabondage et l’oisiveté pourraient être appliqués avec quelque succès, sans cependant qu’on pût en attendre un meilleur résultat que dans les colonies anglaises ellesmêmes. Le personnel, pour l’exécution des mesures conservatrices du travail et la répression du vagabondage, devrait consister dans un plus grand nombre déjugés de paix, et surtout de gendarmes. XIX. Quels seraient les meilleurs moyens à prendre pour l’instruction religieuse et la moralisation des noirs de toute condition, particulièrement de ceux qui auraient racheté leur liberté ? Il faudrait avoir des églises et des écoles rapprochées des habitations, et un nombre de prêtres et d’instituteurs suffisants. Les noirs sont facilement excités à se livrer aux exercices religieux et à s’instruire ; mais la propagation de l’instruction religieuse dépend beaucoup du zèle des missionnaires ; c’est ce zèle qui, dans les colonies anglaises, a obtenu grands résultats. Dans quelques localités de ces îles, il y a une espece de pouvoir théocratique qui domine. C’est la persévérance et le zèle des missionnaires qui leur ont donné un grand empire sur les noirs ; mais il faut prendre garde aussi que l’excès de religion n’amène un excès de superstition. La moralisation des noirs proviendra aussi de la création de la famille ; mais cela est assez difficile, comme on le verra dans l’article suivant. IV PARTIE. 19

mission présidée par M. le duc de Broglie.


146

QUATRIÈME PARTIE.

Réponses du ProXX. cureur général aux questions de la Comaurait-il quelques mesures particulières, quelques encouraqements spémission présidée par Y ciaux qu'on pourrait employer pour détourner les esclaves des unions M. le duc de Broglie.

illégitimes et pour les encourager au mariage ? Il pourrait bien y avoir quelques encouragements à donner aux mariages des noirs libres, et par conséquent à leur moralisation par l’institution de la famille ; mais la difficulté n’est pas de les engager à se marier, ce qu’il y a de plus difficile pour eux, comme pour beaucoup d’Européens, c’est de faire bon ménage. Il faudrait donc surtout que les encouragements fussent donnés non pas seulement à ceux qui se marieraient, mais surtout à ceux qui vivraient en bonne intelligence avec leurs femmes, auraient des enfants et gouverneraient bien leur famille. Il faut se garder de croire que ce soit l’esclavage qui empêche les mariages et par conséquent l’institution des familles. Beaucoup de gens de couleur, jouissant des droits politiques et civils, vivent dans le concubinage, et il y a plus d’immoralité parmi les filles de couleur libres que parmi les esclaves : pourquoi cela ? parce qu’elles ne trouvent pas de maris qui puissent leur donner une existence sortable. Elles sont élevées très-religieusement; elles épousent des ouvriers qui bientôt se livrent à la paresse et à la débauche, et qui ne leur donnent pas ce qu’il faut pour s’entretenir; alors elles prennent des amants. D’un autre côté, les filles qui voient ces unions malheureuses, quand l’âge et l’amour des plaisirs leur font désirer la fortune, prennent des amants qui les traitent mieux que des maris ; tout cela, parce que les hommes de couleur (la plupart) vivent au jour le jour, et ne cherchent pas les moyens de subvenir à l’existence future d’une famille. Le meilleur moyen de créer la famille légitime, c’est de constituer l’amour de la propriété territoriale et la culture agricole par les libres. Je pense aussi que les esclaves cultivateurs, devenus libres, seront bien plus facilement conduits à avoir une famille légitime. Les encouragements, pour ceux-ci, consisteraient à leur donner, quand ils se marieraient, une petite maison et un certain lot de terre qu’on pourrait acheter aux planteurs propriétaires. XXI.

Ne pourrait-on organiser un système de récompenses, soit matérielles, soit simplement honorifiques, pour ceux des noirs libres qui déploieraient le plus d’intelligence et d’activité dans le travail ? On pourrait organiser un système de récompenses matérielles pour les noirs libres qui auraient fondé une propriété agricole propre a subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, et dans l’exploitation de laquelle ils auraient persévéré, et pour les libres engagés a un travail manuel et qui se seraient bien conduits pendant un assez long engagement.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

147

Réponses du ProIl faudrait, autant que possible, que les récompenses fussent en cureur général aux terres, maisons, instruments aratoires et bestiaux. 3° Libération définitive et générale.

questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

XXII. Quelle serait l’époque à laquelle il pourrait être déclaré que l’esclavage sera aboli dans les colonies françaises, sans stipulation d’une indemnité que compenserait jusqu’à ladite époque le maintien de l’état actuel des choses ? Cette question a été traitée dans le rapport. La liberté générale et définitive n’aurait lieu que pour la génération libérée au moment de sa naissance. Les esclaves actuels demeureraient dans leur condition présente, améliorée autant qu’il serait possible, en respectant les droits acquis. IIe SYSTÈME. ÉMANCIPATION SIMULTANÉE. (Système de la Commission de la Chambre des Députés.) Rachat immédiat des esclaves pour les faire passer dans les mains de l’Etat.

I. Quelles seraient les bases et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? La base de l’indemnité doit être le prix moyen des esclaves pendant les quinze ou vingt dernières années, en observant que, depuis 1830, par les craintes incessantes de l’émancipation, la valeur des noirs a diminué considérablement, et uniquement par un état de choses dont la métropole a la responsabilité. Le montant de l’indemnité devra être d’environ 1,500 francs par chaque tête d’esclave. II. Quelles seront les époques auxquelles le payement aura lieu, et le mode de payement, les justifications et les garanties à exiger? L’indemnité doit se payer au moment même de l’abolition de l’esclavage ; j’en ai exposé les motifs dans mon rapport. La loi politique exige le payement préalable de l’indemnité, et, sans ce payement préalable, tout sera encore plus compromis ; ce n’est que la masse d’argent versée dans les colonies qui pourra rendre moins sensible le passage d’un état social à un autre Si l’indemnité était payée partiellement, ces sommes partielles seraient dépensées au fur et à mesure, sans profit pour les colonies comme pour les maîtres et les esclaves. 19.


148 Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE.

Le payement devra avoir lieu en France ou dans les colonies, au choix des parties prenantes. Les justifications seront les recensements comparés avec le dénombrement général qui a dû être fait en vertu de l’ordonnance du 11 juin 1839. Des commissaires de l’administration pourront vérifier, par des appels sur les habitations, que les noirs portés sur les recensements sont en effectif sur lesdites habitations. Les noirs marrons dûment déclarés devront être compris dans l’indemnité. Je ne vois pas quelles garanties il y aurait à exiger de ceux qui recevront l’indemnité, si le payement, comme cela doit être, a lieu en une seule fois. Les garanties qu’on exigerait, dans un système de payements partiels, seraient illusoires ou ne feraient que rendre les colons plus opposés à la mesure qui, par cela même, deviendrait plus difficile. III. Quelle sera la durée de l’état d’engagement dans lequel le noir racheté devra être placé pour être formé aux droits et aux devoirs de la vie civile ? La durée de l’engagement légal du noir envers l’Etat, par suite du rachat qui sera fait de sa personne, paraît devoir être celle du temps nécessaire pour effectuer le remboursement des avances faites par l’État pour ce rachat. Quant à la durée de l’engagement contracté par l’État pour le nouveau libre, elle doit être d’au moins dix années, si l’on veut que le système nouveau ait quelque avenir : après ces dix années, le Gouvernement verrait quels nouveaux engagements il devrait faire contracter, et quels noirs devraient être libérés définitivement. On aurait au moins une expérience de quelques années pour s’aventurer dans un nouveau régime. Il est évident en fait que le temps d’apprentissage des noirs anglais n’a pas été suffisant pour les moraliser et les civiliser. Cependant les moyens les plus efficaces avaient été pris pour l’instruction religieuse et morale; mais, en quatre ans, la semence n’avait pu fructifier: il faut donc un espace de temps plus long; ici l’expérience est acquise. IV. Quels seront, pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime disciplinaire, et les pénalités applicables à leur position spéciale ? Les jours de travail pour les hommes, les femmes et les enfants, seront les mêmes que pour les libres, c’est-à-dire six jours dans la semaine, sauf les fêtes annuelles, et cinq jours si on leur donne le samedi pour leur nourriture et leur entretien. Mais il faudrait que ceux qui ne profiteraient pas de leur samedi pour eux-mêmes fussent con-


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149

traints au travail de leurs propres terres comme les autres jours ; ce Réponses du Proserait même un point de comparaison entre les bons et mauvais sujets, cureur général aux et par conséquent une excitation à se bien conduire. questions de la ComIl y aurait dix heures de travail par jour, sauf à pouvoir louer les mission présidée par travailleurs par un salaire en sus pour deux ou quatre heures de plus. M. le duc de Broglie, Les enfants ne travailleraient que huit heures jusqu’à l’âge de quinze ans, et leur travail, comme de raison, serait proportionné à leurs forces.

Le régime disciplinaire serait réglé, quant à ses détails, par des arrêtés locaux : il y aurait, sur les plantations, des officiers de paix pris parmi les noirs de l’atelier même ; ces officiers de paix, sur la réquisition des engagistes, arrêteraient les engagés qui troubleraient l’ordre ou qui commettraient des infractions à la discipline ; ils les conduiraient au poste de gendarmerie le plus voisin, ou au juge de paix, qui statuerait dans tous les cas disciplinaires. En cas d’urgence., on pourrait emprisonner les délinquants sur l’habitation, pendant le temps rigoureusement nécessaire pour avoir les moyens de les conduire, soit au poste de gendarmerie le plus voisin, soit au juge de paix lui-même, chez qui les gendarmes conduiraient également les délinquants qui leur auraient été amenés ou qu’ils auraient arrêtés. Les pénalités seront celles mentionnées au projet de loi inséré cidessus (pages 41 a 51), c'est-à-dire l’emprisonnement solitaire, la chaîne de police avec travail pénible, l’emprisonnement avec travail au moulin de répression, l’emprisonnement simple, le fouet, jusqu’à

vingt-cinq coups, pour les hommes, et, après deux condamnations à une autre peine disciplinaire. V. Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants, jusqu à l'âge ou ils pourront être loues ou engagés en attendant leur majorité, et par suite leur libération complète ? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? Les engagistes se chargeraient de la nourriture et de l’entretien des enfants, pourvu que les services de ceux-ci leur fussent assurés jusqu’à l' âge de vingt et un ans. Il faudrait obliger les engagistes qui auraient la mère chez eux, à prendre les enfants de celle-ci pour apprentis ; sans cela, le contrat entre l' engagiste et la mère serait rompu, et celle-ci autorisée à choisir un autre engagiste. Il pourrait être pourvu à la nourriture des vieillards et des infirmes comme condition de l’indemnité qui serait allouée au maître; mais alors une indemnité de 1,500 francs, par tête de vieillard, ne serait pas suffisante, car il faudrait au moins 200 francs par an pour nourriture, logement et entretien de ces personnes. En calculant sur vingt mille vieillards ou infirmes, il faudrait 4 millions par an, ce qui ferait un capital de 80 millions, tandis que l’indemnité, à 1,500 francs, ne s’élèverait, pour vingt mille individus qu’à 30 millions en totalité.


150 Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE.

La rente annuelle serait plus convenable, en ce qu’on aurait la certitude que les vieillards et infirmes seraient bien traités, et qu’on pourrait changer les personnes chargées de ces pensionnaires, si elles ne remplissaient pas leurs obligations, tandis qu’une indemnité entière une fois payée et dissipée, il serait plus difficile de faire faire les dépenses nécessaires à l’entretien des personnes dont il est question. En résumé, je crois qu'on devrait cependant accorder, pour chaque vieillard ou infirme, l'indemnité de 1,500 francs, prix moyen des noirs dans la colonie, et une somme annuelle de 125 francs pour l’entretien individuel de chacun, ce qui ferait une dépense annuelle de 2,500,000 francs, en calculant sur vingt mille individus. VI. Quels seront les droits civils que, sous le patronage du ministère public, les noirs achetés par l'État pourront exercer jusqu à leur entière libération ? Les engages ne pourront jouir des droits politiques. Ils jouiront de tous les droits civils, sauf les restrictions apportées au projet de loi inséré ci-dessus (pages 41 à 51). Leurs petites contestations devront être vidées sommairement par les juges de paix spéciaux. Lorsqu’il y aura lieu, pour eux, de comparaître en justice, ils se feront représenter par un avoué. S’ils sont indigents, par l’avoué chargé de ce service. Le ministère public sera toujours entendu dans les causes qui concerneront les engagés. VII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’Etat pourront à leur tour se libérer, par voie de rachat, du travail et de l'état intermediaire qui leur auront été imposés ainsi qu'il est dit cidessus ? Les engagés ne pourront se libérer totalement envers l’État qu’après un temps de sept années de travail. Cette faculté ne pourra être accordée qu’à deux individus par an sur cent. Le choix sera fait par le juge de paix spécial, sur cinq candidats désignés par les engages eux-mêmes, à la majorité des voix. Les habitations les plus voisines, où il n’y aura pas cent travailleurs, seront formées pour cet objet en centuries comprenant cent travailleurs. Le rachat aura lieu par le payement que fera l’engagé à l’État de la somme de 1,500 francs, valeur de l’indemnité accordée au colon, défalcation faite des prélèvements successifs opérés en faveur de l’État sur le salaire dudit engagé.


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151

Réponses du Procureur général aux VIII. questions de la ComSerait-il bon que l’État traitât avec les propriétaires de l'achat des terres mission présidée par dont jouissent les esclaves sur les habitations ? M. le duc de Broglie. Ce serait une des mesures les plus utiles que l’achat par le Gouvernement des terres dont jouissent les esclaves. On les attacherait plus efficacement au sol et à la culture, et on empêcherait peut-être ainsi des difficultés et des collisions entre les engagistes et les engagés.

IX. Quel sera le taux moyen des salaires, suivant les âges et suivant le genre des travaux, que les propriétaires croiraient pouvoir payer aux ouvriers qu’ils emploieraient sous la garantie de l’Etat, substitué à leurs droits envers les esclaves actuels ? Le taux moyen des salaires paraît devoir être de 60 centimes par jour. On pourrait diviser les ouvriers en trois classes. La première composée des hommes les plus forts et de bons ouvriers ; on leur donnerait 73 centimes. La seconde, de nègres ordinaires et des femmes; elle aurait un salaire de 60 centimes. Et enfin la troisième, des hommes et des femmes les moins valides, pourrait payer 40 centimes. et à qui l'on Il est bien entendu que, pour que cette différence de salaire fût juste, il faudrait aussi que le travail des classes les mieux payées fût plus considérable. Il vaudrait au reste peut-être mieux, comme je l'ai dit déjà, exiger un travail à la tâche et un salaire unique, 60 centimes par exemple. Les nègres les plus valides qui finiraient leur tâche plus tôt que les autres, pourraient se louer pour le surplus du temps ou travailler pour leur compte; ils auraient donc toujours un avantage. Les apprentis auxquels on aurait donné des soins dans leur enfance ne devraient pas être payés, puisque leur travail serait la compensation des dépenses faites pour eux à une époque à laquelle ils ne pouvaient rendre aucun service. Le taux de salaire uniforme s’appliquerait à tous les ouvriers de la campagne, quelque habiles qu’ils fussent. Les bons ouvriers trouveraient, dans le temps qui leur appartiendrait, à se faire une condition meilleure que les autres. Dans les villes, les ouvriers et domestiques devraient avoir un salaire plus élevé que dans les campagnes : ce salaire pourrait être, en général, de 1 franc pour les hommes et de 75 centimes pour les femmes. Il serait d’ailleurs réglé, chaque année, par un règlement local qui aurait égard aux diverses professions.


152

QUATRIÈME PARTIE.

Réponses du ProX. cureur général aux questions de la ComQuelle sera la portion de ce salaire qui sera attribuée au travailleur et mission présidée par versée pour son compte dans une caisse d’épargne, afin de lui ménager M. le duc de Broglie.

des ressources pour l’avenir; celle qui sera employée à l’habillement, à l’entretien et à la nourriture de l’engagé, et enfin la portion à réserver pour le remboursement, au trésor public, des avances qu’il aura faites relativement au payement de l’indemnité ?

J’ai exposé dans mon rapport les motifs pour lesquels je ne pense pas qu’une portion de salaire des nouveaux libres doive être placée pour eux dans les caisses d’épargne. La moitié du salaire de l’engagé devrait être employée à son entretien, à sa nourriture et à son habillement, ainsi que le samedi. Je remarque que la dépêche du 18 juillet 1840 ne parle pas des soins médicaux à donner aux esclaves pendant leurs maladies ; j’ai pensé qu’on laissait cette charge à l’engagiste, ce qui élève de beaucoup le salaire Il est évident qu’aucun salaire ne serait payé à l’engagé pendant ses jours de maladie, et qu’on devrait récupérer par une retenue proportionnelle, lorsqu’il serait bien portant, la nourriture qui lui aurait été fournie pendant ses maladies et convalescences. Il faut bien se convaincre que ce salaire de 60 centimes, qui peut paraître minime au premier aperçu, sera au contraire très-élevé, si on ajoute la jouissance gratuite de maisons qu’il faudra réparer, le séjour à l’hôpital, les soins médicaux, les instruments aratoires, les outils, les semailles, les plants ; car s’il faut laisser toutes ces dépenses au nouveau libre, il ne se mettra jamais en mesure de pouvoir les payer, et cependant ces dépenses sont indispensables pour qu’il puisse faire quelque chose pour lui-même.

XI. Quels seront le mode et les époques du payement du salaire par le colon ? Le payement de la partie du salaire affectée aux engagés serait effectué en argent et par semaine. Il faudrait pour cela avoir beaucoup de petite monnaie dans les colonies. Le payement de la portion du salaire dévolue à l’État devrait avoir lieu annuellement, après les récoltes. XII. Quel personnel faudrait-il organiser pour assurer à l’État l’exercice des droits qu’il se réserverait sur les noirs dont il aurait racheté la liberté, et pour assurer les progrès des noirs en instruction morale et religieuse? Il faudrait un juge de paix spécial et un suppléant, par commune ou quartier ; des gendarmes en nombre suffisant, et des officiers de paix, pris parmi les noirs eux-mêmes.


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153

Pour l’instruction morale et religieuse, il faudrait rapprocher les églises et les écoles des habitations, et les multiplier. On pourrait engager les enfants à aller aux écoles par de légères gratifications, par des dons delivres, d’images, etc. Quant à la religion, il faudrait avoir des missionnaires véritablement zélés et les laisser agir, en les traitant le mieux possible.

XIII. Quels encouragements pourraient être donnés aux mariages parmi les nom passés sous la main de l’Etat? On pourrait donner aux noirs qui se marieraient une maison plus confortable, quelques meubles, des animaux domestiques ; et, au bout de cinq ans et de dix ans de bon ménage, une récompense pécuniaire, suivant le nombre des enfants.

XIV. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 4 mars 1831, ont été ou seront placés en état d'engagement, comme provenant de confiscation pour crime de traite? Les noirs du domaine colonial devraient être traités comme les autres, payés de la même manière, et affranchis en même temps. Seulement l’administration coloniale ne leur payerait que la fraction du salaire dont ils devraient jouir, à moins qu’une indemnité ne fût accordée pour eux aux colonies qui les posséderaient. Les noirs de traite libérés qui n’ont pas été définitivement affranchis ne pourraient être soumis qu’à un contrat volontaire; autrement ce serait les priver du bénéfice de la loi du 4 mars 1831. La plus grande partie, d’ailleurs, de ces noirs a été ou sera bientôt libérée définitivement.

IIIe SYSTÈME.

ÉMANCIPATION SIMULTANÉE PRÉCÉDÉE D’UN APPRENTISSAGE. I. Quels seront la base et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? Quinze cents francs par tête d’esclave. II. L’indemnité doit-elle être payée au moment de l’établissement de l'apprenIVe PARTIE.

20

Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.


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QUATRIÈME PARTIE.

tissage, pendant le cours de l’apprentissage, ou seulement au Réponses du Promoment même de l’émancipation ? cureur général aux questions de la ComL indemnité devra être payée au moment de l’apprentissage. (Voir mission présidée par les motifs développés au rapport.) M. le duc de Broglie. III. Dans le cas où il ne faudrait pas attendre, pour la payer, l'époque de l' émancipation définitive, faudrait-il acquitter l’indemnité en un seul payement ou par plusieurs payements successifs ? Il faudrait acquitter l’indemnité en un seul payement quant au propriétaire des esclaves. (Voir les motifs exposés ci-dessus, page dans la réponse à la deuxième question du deuxième système.) IV. Quelle serait la durée de l’apprentissage ? Quinze ans : au bout de cinq ans, on donnerait aux noirs un léger salaire; mais comme gratification ou sou de poche, et non pour la nourriture et l’entretien, qui seraient toujours à la charge du maître. Après dix ans, on concéderait aux apprentis un jour de plus par semaine pendant lequel ils travailleraient pour eux à loyer.

V. Quels seront, pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime disciplinaire et les pénalités applicables à leur position spéciale ? On adopterait le mode suivi dans les colonies anglaises. Pour les Antilles, les règlements des Antilles anglaises ; pour la Guyane française, ceux de Demerary ; pour Bourbon, ceux de Maurice : ou bien de ces divers documents, et en les modifiant autant qu’il serait jugé nécessaire, on rédigerait un code complet.

VI. Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants jusqu’à l’âge où ils pourront être loués ou engagés, en attendant leur majorité, et par suite leur libération complète ? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? Comme dans les colonies anglaises.

VII. Quels seront les droits civils que, sous le patronage du ministère public,


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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les noirs achetés par l’État pourront exercer jusqu'à leur entière Réponses du Prolibération ? cureur général aux L'apprenti pourrait avoir des propriétés, en jouir et en disposer à questions de la Comson gré. Il pourrait acquérir, posséder, aliéner, léguer comme les mission présidée par M. le duc de Broglie. libres. Il pourrait agir en justice, tant comme demandeur que comme défendeur. Il ne pourrait être témoin en matière civile, ni être tuteur ou curateur, si ce n’est de ses enfants ou de ceux de son maître. Il pourrait se marier avec quelque femme que ce fût, pourvu que son mariage et le temps que lui prendrait sa famille ne nuisît pas au travail dû à l’engagiste. VIII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’État pourront se libérer, par voie de rachat, du travail et de l’état intermédiaire qui leur auront été imposés ainsi qu’il est dit ci-dessus ? Comme dans les colonies anglaises. IX. Quels seraient, pendant la durée de l’apprentissage, les meilleurs moyens d’instruire et de moraliser le noir, afin qu’il arrivât préparé à l’état de liberté ? Voir ci-dessus, page deuxième système.

152,

la réponse à la douzième question du

X. Comment faudrait-il organiser le personnel chargé de surveiller l’instruction et la moralisation des noirs apprentis ? Voir ci-dessus, page deuxième système.

152,

la réponse à la douzième question du

XI. Y aurait-il des règlements à établir pour assurer la continuation du travail après l’époque de la libération définitive, et quels seraient ces règlements ? Adoptant le système de l’apprentissage pendant quinze années, les noirs devraient être formés au travail. Il n’y aurait donc, après l’apprentissage, qu’à faire des règlements sévères contre le vagabondage Je pense toutefois que, même après un long apprentissage, on n’obtiendrait des nouveaux libres qu’un travail peu suivi, bien moins effectif que sous l’apprentissage; mais, quel que soit le système qu’on embrasse, il y aura toujours diminution considérable de travail lors de l'émancipation définitive.

20.


156 Réponses du Procureur général aux questions de la Commission présidée par M. le duc de Broglie.

QUATRIÈME PARTIE.

XII. Faudrait-il des encouragements aux unions légitimes, et quels seraient les plus efficaces ? Voir ci-dessus, page 153 , la réponse à la treizième question du deuxième système. XIII. Y aurait-il quelque arrangement à faire relativement aux terres dont les noirs esclaves ont la jouissance sur les habitations de leurs maîtres ?— Serait-il bon que la jouissance de ces terres leur fût assurée par des contrats de loyers, dans lesquels la puissance publique interviendrait ? Il faudrait assurer aux apprentis la jouissance de leurs terres et de maisons sur les habitations où ils travailleraient. Ils pourraient, pendant le temps de l’apprentissage, améliorer leurs petites propriétés, et ils y resteraient en grande partie après l’émancipation définitive. Le Gouvernement pourrait intervenir pour leur assurer la jouissance et par suite la propriété de ces terres et maisons. XIV. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 24 mars 1831, ont été ou seront placés en état d’engagement comme provenant de confiscation pour crime de traite ? Les noirs du domaine colonial devront subir la même condition que ceux des autres propriétaires. Quant aux noirs libérés par la loi du 4 mars 1831, on ne peut pas rendre leur condition pire que celle que leur a faite cette loi. Après leurs sept années d’engagement forcé, ils ont le droit de ne plus contracter que des engagements volontaires, comme nous l’avons exposé ci-dessus. (Voir ci-dessus, page 153, la réponse à la quatorzième question du deuxième système.)


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

157

SÉANCE DU 24 JUIN 1841.

Réponses du Conseil aux questions relatives au 2 système. (Emancipation simultanée.) e

A l’ouverture de la séance le secrétaire donne lecture du procès-verbal de la séance du 16 juin, qui est adopté. Le conseil continue l’examen des questions dont la solution est demandée par les instructions ministérielles du 18 juillet 1840. Il a terminé, à cet égard, dans la précédente séance, ce qui regarde le premier système d’émancipation, il passe au second : N° 2. ÉMANCIPATION SIMULTANÉE. (Rachat immédiat des esclaves pour les faire passer dans les mains de l’État.)

I.

Quelles seraient les bases et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? dans son procès-verbal des 26 et 27 mai d’une manière approximative et en attenénoncé dernier, a dant les relevés ordonnés dans les études de notaires, que l’indemnité représentative de la valeur des noirs devait être portée à 1,500 francs. Depuis cette époque, les relevés ordonnés n’ont pas encore pu être complétés ; mais le petit nombre qui en a été remis et les recherches particulières auxquelles s’est livré chacun des membres du conseil, l’ont conduit à penser que l’indemnité représentative pourrait être ramenée au chiffre absolu de 1,200 francs, sans distinction d’âge ni de sexe, eu égard non-seulement aux évaluations des dix dernières années, mais encore à celles qui ont eu lieu de 1814 à 1825, c’est-à-dire avant la reconnaissance de Saint-Domingue (1). DE CONSEIL,

(1) Voir dans la septième partie les relevés faits sur les actes de ventes? déposes aux archives coloniales à Paris.


158 Réponses du Conseil aux questions relatives au 2° système, (Emancipation simultanée.)

QUATRIÈME PARTIE.

II. Quelles seront les époques auxquelles le payement aura lieu et le mode de payement, les justifications et les garanties à exiger ? : Le payement de l’indemnité doit avoir lieu intégralement dans l’année on les six mois au moins qui précéderont l’émancipation. Les payements devraient être réalisés en espèces ou eu inscriptions de rente de 5 pour o/o, au choix de l’intéressé, soit dans les colonies, soit dans la métropole. Les justifications consisteraient dans des extraits de recensements, dûment certifiés et comparés avec le dénombrement général fait aux termes de l’ordonnance du 11 juin 1839, sauf toutes réserves pour garanties en cas d’erreurs ou de fraudes constatées. LE

CONSEIL

III. Quelle sera la durée de l’état d’engagement dans lequel le noir racheté devra être placé pour être formé aux droits (set aux devoirs de la vie civile ? LE CONSEIL n’a pas admis que le Gouvernement dût s’engager dans des voies de remboursement au moins très-difficiles, et qui répondraient peu à la libéralité qui semble devoir présider à l’émancipation. Mais, si l’on entrait dans ces voies, l’engagement ne pourrait être de moins de quinze ans, soit pour tenter le remboursement partiel, soit pour formel les noirs aux droits et aux devoirs de la vie civile : le tout sous la réserve expresse, formelle, de renouveler cet engagement à l'expiration des quinze années pour un nouveau terme qui serait alors déterminé, si mieux on n’aimait abandonner la partie du rachat non encore remboursée, et laisser aux circonstances le complément de la civilisation des noirs. Dans l’hypothèse où l’on écarterait le remboursement, l'engagement n’en devrait pas moins être fixé à quinze ans.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

159

IV. Quels seront pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime, disciplinaire et les pénalités applicables à leur position spéciale? : Les jours et les heures de travail pour les hommes et les femmes seraient les mêmes que pour les libres, c’est-à-dire six jours, ou cinq si on leur donne le samedi pour leur entretien, et dix heures par jour à moins que le travail ne soit à la tâche. Les enfants devraient travailler six heures par jour s’ils n’étaient placés dans les établissements d’agriculture, dont il a été parlé à la question V du premier système. Le régime disciplinaire serait réglé, quant à ses détails, par des arrêtés locaux. Les pénalités seraient l’emprisonnement simple ou avec travail, la chaîne de police, le fouet jusqu’à vingt-cinq coups pour les hommes seulement. LE CONSEIL

V.

1° Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants jusqu’à l’âge où ils pourront être loués ou engagés en attendant leur majorité ? 2° Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? 1° Enfants. LE CONSEIL se réfère à ce qui a été dit à leur égard en réponse aux questions du premier système (1). : « Les engagistes se chargeraient de la nourriture et de l’entretien des enfants, pourvu « que les services de ceux-ci leur fussent assurés jusqu’à « l’âge de vingt et un ans. Il faudrait obliger les engagistes « qui auraient la mère chez eux, à prendre les enfants de « celle-ci pour apprentis; sans cela, le contrat entre l’enga« giste et la mère serait rompu, et celle-ci autorisée à choisir « un autre engagiste.» M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL

(1) Voir procès-verbal de la troisième séance, 16 juin 1841.

Réponses du Conseil aux questions relatives au 2 système. (Émancipation simultanée.) e


160 Réponses du Conseil aux questions relatives au 2 système. (Émancipation simultanée.) e

QUATRIÈME PARTIE.

2° Vieillards et infirmes. LE CONSEIL : Les vieillards et les infirmes devraient être placés dans des établissements spéciaux, qui seraient formés en conséquence aux frais de l’État, à moins que les colons ne consentissent à s’en charger. Dans ce cas, il conviendrait de régler en faveur des colons une indemnité au moins égale à la journée actuelle du noir du domaine, c’est-à-dire un franc par jour, sauf à obtenir, s’il était possible, des réductions dans les contrats à passer.

VI. Quels seront les droits civils que, sous le patronage du ministère public, les noirs rachetés par l’Etat pourront exercer jusqu’à leur entière libération ? LE CONSEIL : Quel que soit le système auquel on s’arrêtera, soit le rachat par l’Etat ou toute autre position transitoire, le Conseil pense que durant la période de transition, les noirs pourraient exercer, jusqu’à l’époque de l’émancipation définitive, les droits civils indiqués à la page 10 des instructions ministérielles, c’est-à-dire qu’ils seraient aptes à acquérir, aliéner, transmettre des propriétés mobilières et immobilières, contracter mariage selon la loi civile ; qu’ils jouiraient enfin de tous les droits civils, sauf les restrictions qu’il serait nécessaire d’apporter dans l’exercice de ces droits, d’après les éléments du système qui sera adopté.

VII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’Etat pourront à leur tour se libérer, par voie de rachat, du travail et de l’état intermédiaire qui leur auront été imposés, ainsi qu’il est dit ci-dessus ? Dans l’opinion du Conseil, le rachat ne peut être admis comme principe général, mais seulement réservé comme exception, en vue de récompenser les individus qui se feraient le plus remarquer par leurs bonnes mœurs, leur conduite et leur assiduité au travail. Dans tous les cas, les contrats de louage cesseraient par le rachat, sans ouvrir aucun droit à des dommages-intérêts.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE,

161

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL persiste dans l’opinion qu’il a émise en répondant à cette question (1) ; elle est, au reste, conforme à l’avis du conseil. Il a voulu seulement fixer le mode et le temps nécessaires pour prononcer le rachat par voie d’encouragement. Il ne voit pas, dans un choix à faire par les engagés, autant de difficultés matérielles qu’on paraît en craindre. Dans tous les cas, il suffirait que la bonne conduite de l’engagé qui voudrait racheter son temps d’engagement fût bien établie pour qu’il l’obtînt, après le temps et dans les proportions voulues. VIII. Serait-il bon que l’Etat traitât avec les propriétaires de l'achat des terres dont jouissent les esclaves sur les habitations ? : Non; il ne serait pas bon que l’Etat, en concédant la liberté aux esclaves, créât tout à coup, par un privilége inconnu dans les sociétés organisées, autant de propriétaires qu’il y aurait d’affranchis, lesquels, donnant naturellement leurs soins principaux à leurs biens propres, abandonneraient, dans le même rapport, la culture des denrées d’exportation ; il faut, au contraire, que l’affranchi sache bien que la propriété et le bien-être qui en est la suite sont le résultat du travail, et qu’on ne peut les acquérir que par cette voie : il pourrait y avoir, d’ailleurs, de grands dangers à créer ainsi une foule de propriétaires partiels dans la propriété principale. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL persiste dans l’opinion qu’il a émise sur cette question dans son travail préparatoire (2). LE

CONSEIL

IX. Quel serait le taux moyen des salaires, suivant les âges et suivant le genre des travaux que les propriétaires croiraient pouvoir payer aux ouvriers qu’ils emploieraient sous la garantie de l’État, substitué à leurs droits envers les esclaves actuels?

(1) Voir annexe au procès-verbal de la séance du 16 juin 1841. (2) Idem. 21 IVe PARTIE.

Réponses du Conseil aux questions relatives au 2 système. (Émancipation simultanée.) e


162 Réponses du Conseil aux questions relatives au 2e système. (Émancipation simultanée.)

QUATRIÈME PARTIE.

: Il résulte de calculs établis, mais dont les peuvent être garanties, à raison de la diversité des bases ne conditions du produit suivant les localités, que le salaire journalier moyen ne pourrait être fixé au-dessus de 70 à 75 centimes, en admettant que la vente des sucres bruts eût acquis le taux de 30 francs par 50 kilogrammes. Dans l'hypothèse donnée, le prix moyen de 75 centimes permettrait de payer le noir de première classe 1 franc, celui de deuxième classe 75 centimes, et enfin celui de troisième classe 50 centimes, indépendamment de la nourriture, que les travailleurs devraient se procurer euxmêmes, ce qui serait insuffisant. Cette fixation pouvant être considérée comme un maximum, toutes les fois que la valeur des sucres baissera audessous de 30 francs, il ne sera donc pas possible d’offrir aux travailleurs même le salaire moyen de 75 centimes, et les sucres sont aujourd’hui loin d’être à ce taux de 30 francs. Il est vrai que certaines habitations, soit par le perfectionnement de leurs usines, soit par la qualité supérieure de leurs terres, peuvent donner des résultats moins défavorables ; mais les calculs qui précèdent ont été basés sur l’ensemble des habitations de la colonie. LE CONSEIL

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL pense que si l’on établit le travail à la tâche, il n’est pas besoin de faire des catégories quant au salaire; il s’agirait seulement alors d’établir le prix de la tâche, qui serait sans doute plus élevé que celui de la journée, la tâche étant plus productive. M. L’INSPECTEUR COLONIAL s’est livré, sur cet objet, à quelques recherches, qu’il se réserve d’exposer au conseil. X. Quelle sera la portion de ce salaire qui sera attribuée au travailleur et versée pour son compte dans une caisse d’épargne, afin de lui ménager des ressources pour l’avenir, celle qui sera employée à l’habillement, à l’entretien et à la nourriture de l'engagé, et enfin la portion à réserver pour le remboursement, au trésor public, des avances qu’il aura faites relativement an payement de l’indemnité?


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

163

LE CONSEIL : L’intégralité du salaire devrait être attribuée au travailleur : la quotité en serait trop minime pour qu’on dût penser à la diviser en trois parties égales ou différentes, puisque la totalité suffirait à peine à ses besoins et à ses exigences; d’ailleurs, le conseil a déjà émis son avis en ce qui concerne les caisses d’épargne, qui ne devraient recevoir que des dépôts volontaires, comme en ce qui touche le remboursement du prix du rachat, auquel l’Etat devrait renoncer.

XI. Quels seront le mode et les époques du payement du salaire par le colon ? : Le payement du salaire par le colon devrait avoir lieu en espèces et à la fin de chaque semaine , c’est-àdire tous les vendredis, à l’heure de la sortie du travail, la concession du samedi étant faite aux travailleurs. Quant au mode, le Conseil ne saurait en déterminer un particulier, attendu que les payements devant s’effectuer dans toute la colonie au même jour et à la même heure, il faudrait, pour les contrôler, autant d’agents qu’il y a d’habitations, et qui se rendissent simultanément à leurs destinations respectives, ce qui paraît inadmissible. Il faut donc s’en rapporter à la confiance que doit inspirer le maître, et surtout à son intérêt, qui serait de ne pas mécontenter le travailleur. LE

CONSEIL

XII. Quel personnelfaudrait-il organiser pour assurer à l’État l’exercice des droits qu’il se réserverait sur les noirs dont il aurait racheté la liberté, et pour assurer les proqrès des noirs en instruction morale et religieuse ? LE CONSEIL : Deux juges de paix et deux suppléants dans chaque ville ; un juge de paix et un suppléant dans chaque commune ; une gendarmerie considérable, assistée d’un corps auxiliaire pour pratiquer les lieux où la cavalerie ne peut pénétrer ; une police forte et bien organisée ; une garnison nombreuse, et par-dessus tout des lois répres-

21.

Répouses du Conseil aux questions relatives au 2 système. ( Emancipation simultanée. e


164 Réponses du Conseil aux questions relatives au 2 système. ( Emancipation simultanée.) e

QUATRIEME PARTIE.

sives, vigoureuses et d’une facile application. Quant à l’instruction morale et religieuse, le Conseil se réfère à la réponse qu’il a faite à la dix-neuvième question du premier système (I). XIII. Quels encouragements pourraient être donnés aux mariages parmi les noirs passés sous la main de l’Etat ? CONSEIL se réfère à sa réponse à la vingtième question du premier système (2). LE

XIV. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial gui sont en état d’esclavage, et pour ceux gui, en vertu de la loi du 4 mars 1831, ont été ou seront placés en état d’engagement, comme provenant de confiscation pour crime de traite ? Le Conseil pense qu’il n’y a aucune distinction à faire dans l’émancipation, entre les noirs du domaine et ceux des particuliers. Quant aux noirs libérés par la loi du 4 mars 1831 , ils ne pourraient être soumis qu’à des engagements volontaires ; autrement ce serait les priver du bénéfice de la législation qui leur a concédé la liberté. N° 3. ÉMANCIPATION SIMULTANÉE. (Apprentissage précédant l’émancipation.)

I. Réponses du Conseil aux questions relatives au 3 système. (Emancipation précédée d’apprentisisage.) e

Quels seront la base et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? (1) Voir procès-verbal de la troisième séance, du 16 juin 1841, page 139, (2) Idem.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. LE

165

CONSEIL : 1,200 francs, sans distinction d’âge ni de

sexe.

Réponses du Conseil aux questions relatives au 3 système. (Emancipation précédée d’apprentissage.) e

II. L’indemnité doit-elle être payée au moment de l’établissement de l’apprentissage, pendant le cours de l’apprentissage ou seulement au moment même de l’émancipation ? Le Conseil se réfère à sa réponse à la question II du deuxième système (1). III. Dans le cas ou il ne faudrait pas attendis pour la payer ( l’indemnité) l’épogue de l'émancipation définitive, faudrait-il acquitter l’indemnité en un seul payement ou par plusieurs payements successifs? CONSEIL : Dans aucun cas l’indemnité ne doit être scindée. LE

IV. Quelle serait la durée de l’apprentissage ? CONSEIL : Quinze ans, sauf, après chaque période de cinq ans, à améliorer, suivant les circonstances du moment, la position des apprentis, par l’allocation de quelques portions de salaires ou par toute autre disposition favorable, sans toutefois réduire la durée de l’apprentissage. Le Conseil insiste sur cette dernière condition, d’après l’expérience faite dans les colonies anglaises, où il a été généralement reconnu et proclamé qu’on avait assigné à l’apprentissage un terme trop court. LE

V.

Quels seront pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime disciplinaire et les pénalités applicables à leur position spéciale ? (1) Voir ci-dessus, page 158.


166 Réponses du Conseil aux questions relatives au 3 système. (Emancipation précédée d’apprentissage.)

QUATRIÈME PARTIE,

Le Conseil se réfère à sa réponse second système (1).

à

la question IV du

e

M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL pense qu’il y aurait lieu d’adopter le mode suivi dans les colonies anglaises : pour les Antilles, les règlements des Antilles anglaises; pour la Guyane française, ceux de Démérary ; pour Bourbon, ceux de Maurice ; ou bien au moyen de ces divers documents, et en les modifiant autant qu’il serait jugé nécessaire, on rédigerait un Code complet. VI. Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants jusqu’à l’âge où ils pourront être loués ou engagés en attendant leur majorité, et par suite, leur libération complète? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? LE CONSEIL : L entretien et la nourrriture des enfants et vieillards seraient à la charge du colon, qui trouverait des compensations suffisantes dans la concession des quinze années d’apprentissage. Ainsi l’apprentissage cesserait d’une manière absolue après le terme de quinze ans, et l’on ne serait pas exposé à devoir renoncer, comme on l’a fait dans les colonies anglaises , au bénéfice de l’engagement de sept ans qui devait être contracté par les enfants nés successivement pendant la durée de l’apprentissage. »

VII Quels seront les droits civils que, sous le patronage du ministère public, les noirs rachetés par l’État pourront exercer jusqu’à leur entière libération? : L’apprenti pourrait avoir des propriétés, en jouir et en disposer à son gré, acquérir, posséder, aliéner, léguer comme les libres; il pourrait agir en justice tant comme demandeur que comme défendeur, contracter LE

CONSEIL

(1) Voir ci-dessue, page 159.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

167

mariage suivant la loi civile ; il ne pourrait être témoin en matière civile, ni être tuteur ou curateur, si ce n’est de ses enfants ou de ceux de son engagiste. VIII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’Etat pourront à leur tour se libérer, par voie de rachat, du travail et de létal intermédiaire qui leur auront été imposés ainsi qu’il est dit ci-dessus? Voir la réponse à la septième question du second système (1). IX. Quels seraient, pendant la durée de l’apprentissage, les meilleurs moyens d’instruire et de moraliser le noir, afin qu’il arrivât, préparé, à l’état de liberté? Voir la réponse à la dix-neuvième question du premier système (2). X. Comment faudrait-il organiser le personnel chargé de surveiller l’instruction et la moralisation des noirs apprentis ? LE

CONSEIL : L’administration intérieure de la colonie

pourvoirait à cette surveillance, soit au moyen de ses agents, soit au moyen d’agents créés ad hoc. XI. Y aurait-il des règlements à établir pour assurer la continuation du travail après l'époque de la libération défnitive, et quels seraient ces règlements? : Dans le cas de l’adoption du système de l’apprentissage pendant quinze années, les noirs devraient être formés au travail. Il n’y aurait donc, après l’apprenLE

CONSEIL

(1) Voir ci-dessus, page 160. (2) Voir le procès-verbal de la séance du 16 juin 1841, page 139.

Réponses du Conseil aux questions relatives au 3 système. ( Émancipation précédée d’apprentissage. ) e


168 QUATRIEME PARTIE. qu’à faire des règlements sévères contre le vagatissage, Réponses du Conseil aux questions re- bondage. Toutefois il y a lieu de penser que, même après latives au 3 système, un long apprentissage, on n’obtiendrait des nouveaux libres (Emancipation précédée d’apprentissage. ) qu’un travail peu suivi, bien moins effectif que sous l’apprentissage; mais, quel que soit le système qu’on embrasse, il y aura toujours, il faut s’y attendre, au moins diminution considérable de travail lors de l’émancipation définitive. e

XII

Faudrait-il des encouragements aux unions légitimes, et quels seraient les plus efficaces? Voir la réponse à la vingtième question du premier système (1). XIII.

Y aurait-il quelque arrangement à faire relativement aux terres dont les noirs esclaves ont la jouissance sur les habitations de leurs maîtres? Semit-il bon que la jouissance de ces terres leur fût assurée par des contrats de loyers, ‘dans lesquels la puissance publique interviendrait? : Il faudrait aussurer aux apprentis, pendantla durée de l’apprentissage, la jouissance de leurs cases et de leurs jardins. LE CONSEIL

XIV.

Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 4 mars 1831, ont été ou seront placés en état d'engagement comme provenant de confiscation pour crime de traite? Voir la réponse à la quatorzième question du second système (2). Là se termine l’examen des questions posées dans la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840.

(1) Procès-verbal de la troisième séance, du 16 juin, page 139. (2) Voir ci-dessus, page 164.


169 M. L’INSPECTEUR colonial présente au Conseil, par extension à la réponse faite à la neuvième question du deuxième système, le résultat des recherches auxquelles il s’est livré sur la fixation de la journé du travailleur. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

« L’on diffère sur le taux du salaire qu’il conviendrait d’ac« corder aux travailleurs qui seront employés sur les propriétés « rurales, pour leur journée de travail. Les uns l’ont évalué, « pour chaque travailleur sans distinction, à 60 centimes ; les «autres à 75 centimes. « Ces travailleurs ne se contenteront pas pour leur journée « du taux le plus élevé, 7 5 centimes, car il ne suffirait pas « à leurs besoins. L’on sera donc obligé d’élever le prix de la « journée à 1 franc 25 centimes au moins. «Cependant, en ne le fixant qu’à raison de 1 franc seule« ment, les propriétaires ne pourraient pas supporter cette « dépense : c’est ce que nous allons prouver par des chiffres. «D’après les états statistiques établis pour l’année 1840, « la population esclave à la Martinique s’élève en totalité « à 76,603 individus, dont: « Enfants au-dessous de 14 ans 22,833 « Hommes et femmes de 14 à 60 ans 48,883 idem au-dessus de 60 ans « Idem 4,887 TOTAL ÉGAL

« Cette population est répartie : « Dans les villes et bourgs « Sur les habitations rurales

76,603

...8,163

68,440 76,603

« Les 68, 440 esclaves employés sur les habitations rurales « aux diverses cultures, sont classés comme suit : 20,613 « Enfants au-dessous de 14 ans 43,435 « Hommes et femmes de 14 à 60 ans 4,392 idem au-dessus de 60 ans « dm 68, 440 «Les 43, 435 noirs de 14 à 60 ans, les seuls dont le tra« vail soit productif, donneront par année 809 journées de « travail chacun, à raison de 6 jours par semaine, déduction IVe PARTIE.

22

Note sur la question du salaire à payer aux noirs engagés, dans l’hypothèse de l’émancipation simultanée.


Note sur la question du salaire à payer aux noirs engagés, dans l’hypothèse de l'émancipation simultanée.

QUATRIÈME PARTIE. 170 « faite des 56 dimanches et fêtes; et pour les 43,435 noirs, « 13,421,416 journées. « Si la journée était fixée à 1 franc, on aurait pour l’année « une dépense de 13,421,415 «D’après les états statistiques pour les années 1838, « 1839 et 1840, les produits de la colonie, en denrées de « toutes natures exportées pour France ou pour l’étranger. « s’élevaient à la valeur de, savoir :

« En 1838 « En 1839 « En 1840 «

18,964,433f 10,211,875 11 793,937

TOTAL des trois années.. 40,970,245

1 3,656,7 49f « La moyenne d’une année a été de « Sur ce produit brut il faut déduire les dé« penses de faisance-valoir : « Pour droits coloniaux à la charge des pro« priétaires ; « Pour le fret des habitations dans les villes ; « Pour appointements des géreurs et éco« nomes ; « Pour commission, magasinage et pesage « à la vente des denrées ; « Pour achat des barriques, des clous, « cordes, houes, coutelas, outils, chaudières , « luminaire , engrais, etc. ; « Pour remplacement des mulets et des « bœufs ; «Pour entretien et réparations des bâti« ments de manufactures et autres , des usi« nes, machines, et des ustensiles. «La moyenne de ces dépenses par année «est estimée être de 35 à 45 p. 0/0 de la « valeur des produits, selon la bonté des « terres , les difficultés d’exploitation, l’éloi« gnement des établissements de la mer et « des deux ports du commerce, les difficultés « des transports par terre et par mer. A

REPORTER....

13,656,749


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. REPORT

«Nous ne porterons cette moyenne des «dépenses de faisance-valoir qu’à 30 p. o/o, « et nous aurons à déduire de la valeur brute «des produits

171

13,656,749f

4,097,026

«La moyenne du produit net, en denrées 9,559,724 « de toute nature, ne sera plus que de salaire pour le dépense vu que la « On a «des travailleurs, à raison de 1 franc par « journée de travail, s’élèverait à la somme 13,42 1,415 . « annuelle de. . « Cette dépense excéderait la valeur « moyenne du produit net de la somme de..

3,861,691

«Et elle égalerait la valeur des produits bruts, à « 235,334 francs près. « Les propriétaires d’établissements ruraux ne pourraient «donc pas, comme nous l’avons dit, supporter cette dé« pense du salaire. « Ils ne supporteraient pas davantage cette dépense, nous « le croyons , lors même qu’on parviendrait à la réduire de «beaucoup. Les seules réductions possibles sont celles qui « porteraient sur le nombre des journées de travail et le taux « du salaire, en n’exigeant des travailleurs que cinq jour« nées de travail par semaine pour leurs anciens maîtres; le « samedi leur serait accordé pour qu’ils pourvoient, par leur « travail dans leurs jardins, à une grande partie de leurs « besoins. On réduirait, d’après cette considération, le taux « de la journée , de 1 franc à 75 centimes. « Nous allons voir quel résultat on obtiendrait. « Les 43,435 noirs de quatorze à soixante ans dontie « raient chacun par année 257 jours dé travail, à raison « de cinq jours par semaine, déduction faite de 108 jours « pour les samedis, les dimanches et jours de fêtes ; et pour « les 43,435 noirs, 11,1 62,795 journées, lesquelles, à rai« son de 75 centimes, donneraient lieu à une dépense 8,372,096f « de « La moyenne du produit net des denrées A

REPORTER.

8,372,096

22.

Note sur la question du salaire à payer aux noirs engagés, dans l'hypothèse de l'émancipation simultanée.


172 Note sur la question du salaire à payer aux noirs engagés, dans l'hypothèse de l’émancipation simultanée.

QUATRIÈME PARTIE.

REPORT..

f

8,372,096

« exportées pour la France et l’étranger étant « de la somme de 9,559,724 « Il ne resterait aux propriétaires que celle «d e 1,187,628

« qui ne représenterait pas un intérêt proportionné à la «valeur de leurs propriétés en terres, bâtiments, usines et « bestiaux. » Le Conseil reconnaît, avec M. l’Inspecteur colonial, que le salaire moyen de 75 centimes serait insuffisant pour assurer l’existence du travailleur, et trop élevé pour laisserait propriétaire un intérêt convenable sur le capital employé : tel est l’esprit de la réponse qu’il a déjà faite à la neuvième question. Toutefois , il lui paraît que, dans les calculs dont il vient de prendre connaissance, on n’aurait pas suffisamment tenu compte du produit des sirops, mélasses et tafias consommés dans la colonie, ainsi que de la culture des vivres et de leur consommation ; mais ces différences, qui se balancent dans les faits généraux de la production, n’empêchent pas qu’en fixant, dans l’un ou l’autre cas, le salaire moyen à 75 centimes, on n’ait obtenu un terme qu’il serait difficile de dépasser, et qui pourrait souvent n’être pas atteint, tant que le prix des sucres sera inférieur à 30 francs par quintal. MM. le Directeur de l’intérieur et le Procureur général pensent que les travailleurs ayant la jouissance des jardins, des cases et du samedi, le salaire de 75 centimes doit suffire, puisque sur ce salaire ils n’auraient véritablement à payer que les frais de leurs vêtements. Cette base de 75 centimes adoptée par la majorité du Conseil, il n’y avait plus à s’occuper d’établir le prix du salaire des travailleurs, d’après le prix de revient des sucres en 1840. Peu de questions de fait sont d’ailleurs plus difficiles à résoudre que celle du prix de revient du sucre colonial. Pour avoir sur ce point une solution tant soit peu exacte, il ne s agirait de rien moins que de vérifier les comptes de toutes les sucreries de la colonie, afin d’arriver, en prenant une période de dix années, par exemple, au terme moyen


173 de ces comptes, et puis au terme moyen général du prix de revient. Toutefois, des recherches ont été faites dans différentes communes, et ont donné les résultats suivants : CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Arrondissement Arrondissement Arrondissement Arrondissement

du de de du

Fort-Royal Saint-Pierre La Trinité Marin

20f 28 29 26

12 23 60 14

c

108 99 MOYENNE

....

27

25

Dans cette moyenne se trouve comprise la valeur de la nourriture et des vêtements des ateliers. Or, cette valeur devrait être remplacée par le prix de la journée du travailleur, qui s’élèverait nécessairement à un chiffre plus fort : d’où, il suit que le produit net des 50 kilogrammes de sucre ne devrait pas être au-dessous de 30 francs, pour que les propriétaires, en retirant de leur capital l’intérêt de 6 p. 0/0, bien faible dans ce pays, pussent assurer aux travailleurs même le salaire de 75 centimes, déjà reconnu insuffisant par la majorité du Conseil.

SÉANCE DU 21 AOUT 1841.

Le Conseil spécial, composé des mêmes membres que dans les précédentes séances, se réunit le samedi 21 août 1841.

L’objet de cette cinquième réunion est l’examen du travail présenté par M. le Procureur général dans la séance du 17 mai dernier. Le Conseil, s’étant réservé de ne statuer définitivement sur l’adoption de tel ou tel système d’émancipation, qu’autant qu’il aura été mis à même déjuger comparativement les divers systèmes qui ont été ou pourront lui être soumis, se livrera dans la présente séance à l’examen des projets de M. le Procureur général, uniquement dans le but d’en apprécier les détails d’exécution, afin de pouvoir les appliquer

Examen clés deux projets de toi préparés par te procureur-général.


174 Examen des deux projets de loi préparés par le procu reur-général,

QUATRIÈME PARTIE.

utilement, soit à ces mêmes projets, soit à tout autre qui pourra être adopté. Le travail de M. le Procureur général est divisé en deux parties : 1° Projet de loi pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises ; 2° Projet de loi pour le payement préalable d’une indemnité aux propriétaires d’esclaves qui seront dépossédés des services desdits esclaves, par la loi portant abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (1). Le Conseil s’occupe du premier de ces projets. « ARTICLE 1 . — Le 1 janvier 1852, l’esclavage sera « aboli dans les colonies françaises. « En conséquence, tout esclave résidant dans ces colonies « sera déclaré et demeurera libre. « Seront considérées comme parties intégrantes de ces « colonies, toutes terres, îles et îlots qui sont reconnus « comme étant leurs dépendances. » Le Conseil pense que la rédaction de cet article peut être appliquée à tous les systèmes , sauf le terme, dont la fixation doit rester subordonnée au projet qui sera définitivement adopté. MM. le Directeur de l’intérieur et le Procureur général adoptent l’article 1 tel qu’il est rédigé , dans l’hypothèse de l’adoption du projet lui-même. er

er

er

2.—A partir du 1 janvier 1852, tous les indi« vidus qui auront été portés sur les registres matricules des « esclaves et sur les recensements tenus régulièrement, con« formément à l’ordonnance royale du 11 juin 1889, se« ront inscrits sur de nouveaux registres matricules comme « engagés libres , sous la tutelle du Gouvernement, en vertu « de la présente loi, et sans qu’il soit besoin de contrats spé« ciaux. » La majorité du Conseil repousse cet article, principalement parce qu’il a pour objet, sous le nom de tutelle , la substitution de l’Etat aux propriétaires, qu'elle considère comme impossible et comme nuisible à l’acte de l’émanc«ART.

er

(1) Ces deux projets sont annexés au procès-verbal de la séance du 1” mai, pages 41 et suivantes.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

175

pation , surtout en raison de la difficulté que présenterait la Examen des deux, loi préformation des tarifs de journées de travail, ainsi qu’il est projets de procuparas par le exprimé dans les séances des 26 et 2-7 mai, et du 16 juin reur-général ; dernier. M. le Directeur de l’intérieur maintient l’article 2 en l’état, par les motifs qu’il a déjà exprimés à l’égard de la tutelle du Gouvernement, qu’il regarde comme nécessaire, comme indispensable dans tout système d’émancipation. M. le Procureur général, par les mêmes motifs, maintient sa rédaction. « ART. 3. — Les services des engagés seront loués par «l’État aux propriétaires et habitants des colonies respec«tives où ces engagés auront été affranchis, sans qu’ils puis« sent être loués dans une colonie autre que celle dans la« quelle ils auront été enregistrés. » La majorité du Conseil repousse également cet article, en ce qui concerne le louage par le Gouvernement, à quelque titre et en quelques lieux que ce soit. «ART. 4. — Les engagés seront divisés en deux classes « savoir : les engagés ruraux et les engagés urbains. « Les engagés ruraux seront ceux qui, au 1 janvier 1852, employ és dans les campagnes ou sur les habitations, seront « « quel que soit d’ailleurs le genre de travail auquel ils auront « été attachés. « Les engagés urbains seront ceux qui, au 1 janvier 1852, useront employés au travail dans les villes et bourgs , quel « que soit le genre de travail auquel ils seraient attachés. « ART. 5. — Les engagés ruraux seront loués aux propriétaires des habitations et exploitations agricoles et indus« trielles auxquelles ils étaient attachés au 1 janvier 1852. «Les engagés urbains seront loués aux personnes au « service desquelles ils étaient affectés à la même époque du « 1 janvier 1852 , dans les villes et bourgs. » La majorité du Conseil pense que ces deux catégories, imitées du système anglais, ne seraient pas sans inconvénient, l’engagement étant, comme on l’a dit précédemment, une grande complication. Mais une mesure utile serait de limiter le nombre des domestiques, et de faire refluer le plus possible les bras vers l’industrie, et surtout vers l’agriculture; ce qui s’accomplira peut-être lorsque les domeser

er

er

er


176 Examèn des deux projets de loi préparés par le procureur-général.

QUATRIEME PARTIE.

tiques libres élèveront leurs prétentions à l’égard des salaires. M. le Directeur de l’intérieur est d’avis qu’il y aurait lieu de prévoir le cas où les anciens propriétaires ne voudraient pas engager leurs anciens esclaves, et celui où on ne trouverait pas à employer dans les villes tous ceux qui y servent actuellement ; deux circonstances sur lesquelles l’article 4 reste muet. Il lui semble que, dans le premier cas, les engagés devraient être loués à d’autres habitants que leurs anciens maîtres, et, dans le second, que les noirs de ville fussent loués pour des travaux de culture. M. le Procureur général répond qu’il ne s’oppose pas à l’addition à l’article 5 que vient de proposer M. le Directeur de l’intérieur. «

ART. 6. — Le contrat de louage des engagés ruraux et

« urbains, par le Gouvernement, aux engagistes, ne pourra « avoir une durée de moins de sept ans. « Il pourra être renouvelé. Il ne pourra être rompu en « faveur de l’engagé que dans les cas suivants : « 1° Quand il sera prouvé que le salaire de l’engagé ne « lui a pas été régulièrement payé pendant l’espace d’une « année. « 2° Quand l’engagiste se sera rendu coupable envers «l’engagé de mauvais traitements et de sévices graves, et « aura été condamné pour ce fait. «Le contrat ne pourra être rompu en faveur de l’enga« giste que quand il sera prouvé, sur sa demande, que l’en« gagé ne remplit pas ses obligations de service et de travail « envers lui. » M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR proposerait de stipuler dans cet article qu’au bout de sept ans les engagés pourraient être loués, s’ils le demandaient, à d’autres engagistes que leurs anciens propriétaires. M.

LE

PROCUREUR

GÉNÉRAL

estime qu’il ne faudrait laisser

cette faculté aux engagés qu’après dix années.

La majorité du Conseil croit devoir repousser l’article 6, comme en général toutes les conséquences de l’engagement par le Gouvernement. L’engagement, s’il est adopté, lui paraît ne pouvoir s’effectuer que librement entre l’engagiste


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

177

et 1 engagé, sous des règles déterminées par la loi d’affranchissement. En ce qui concerne la cause de rupture du contrat résultant du defaut de payement du salaire pendant une année, MM. L’ORDONNATEUR et LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR trouvent ce terme beaucoup trop long : dans toute hypothèse, l’employé ne doit pas, à leur avis, attendre plus d’un mois le payement de son salaire. Toutefois, M. L’INSPECTEUR COLONIAL voit de grandes difficultés dans 1 execution de la loi, si l’on adopte la fixation absolue du delai d un mois, surtout au moment des récoltes et jusqu a leur vente , epoque où l’habitant est ordinairement démuni d’espèces. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL explique qu’il ne s’agit pas d’un retard de payement pendant une année, mais d’irrégularités successives pendant une année, comme si, plusieurs fois, au lieu de payer l’engagé par semaine, l’engagiste le faisait attendre dix ou quinze jours. Dans ce cas, MM. L’ORDONNATEUR et LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR adopteraient la rédaction de l’article 6 , seulement dans 1 hypothèse de 1'adoption du système lui-même. En cas d annulation du contrat, l’engagé « ART. 7. par loué le Gouvernement à un autre engagiste. « sera « ART. 8.—Les contrats de louage passés par le Gouver« nement pour les engages seront faits administrativement ; « ils seront signés par le gouverneur et l’engagiste, ou men« tion sera faite que celui-ci ne sait signer, auquel cas deux « témoins signeront pour lui. « Ces contrats emporteront l’exécution parée et seront « susceptibles de produire hypothèque par l’inscription qui « en sera faite conformément aux lois sur la matière. » Même opinion de la majorité du Conseil qu’aux articles 2, 3 et 6, en ce qui touche les engagements avec l’action du Gouvernement. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR exprime l’avis qu’il y aurait convenance à laisser au Gouverneur la faculté de déléguer sa signature pour les contrats de louage ; qu’une telle charge ne saurait être imposée rigoureusement au chef de la colonie, qui, d’ailleurs, ne pourrait v satisfaire dans IVe PARTIE.

23

Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.


Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE. 178 toutes les localités sans nuire à la célérité qu’exigerait nécessairement la passation de ces actes. LE «

CONSEIL partage cette opinion.

ART. 9.—La durée du temps pendant lequel l’engagé

« restera sous la tutelle du Gouvernement, et pourra être « loué en conséquence, sera équivalente au temps nécessaire «pour que la fraction du salaire des engagés à prélever « pour le remboursement de l’indemnité payée aux colons « pour le rachat des engagés, comme il sera prévu ci-après, « ait produit une somme suffisante pour effectuer ce rem« boursement. « Dans tous les cas, la durée du temps d’engagement, « sous la tutelle du Gouvernement, ne pourra excéder « trente ans. » LE CONSEIL repousse le principe du remboursement par l’engagé, avec toutes ses conséquences; il se réfère, à ce sujet, aux opinions exprimées dans les séances précédentes (1).

M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR , sans préjudice de l’observation ci-dessus, à laquelle il s’associe, pense que le maximum de la durée de l’engagement devrait être réduit à vingt ans. « ART. 10. —Les engagés devront travailler pour les « engagistes cinq jours de la semaine. « Le samedi leur sera accordé pour travailler pour leur « propre compte comme ils l’entendront, pourvu que le prix « du travail de ce jour soit spécialement affecté à leur nour« riture et entretien. « L’engagé qui n’einployera pas son samedi pour lui-même, « comme il est dit au paragraphe précédent, en sera privé, « et pourra être loué comme les autres jours de la semaine. « Les dimanches et les fêtes légales seront consacrés aux « exercices religieux et à l’instruction des engagés. LE

CONSEIL admet cet article comme applicable à tout

système à adopter. (1) Voir le procès-verbal de la séance des 26 et 27 mai : Rapport du procureur général, salaires ; observations de l’ordonnateur, salaires. Le procèsverbal du 24 juin : réponse à la troisième question du deuxième système, pages 98, 102 et 158,


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

179

« ART. 11. — Les engagés travailleront dix heures par « jour pour l’engagiste. «Ils ne pourront être employés, au delà de ce temps, « que pendant quatre heures seulement et de leur consente« ment, moyennant un salaire convenu de gré à gré entre « eux et l’engagiste. «Les enfants, jusqu’à l’âge de quinze ans, ne devront « travailler que huit heures par jour; les travaux seront pro« portionnés à leurs forces. » CONSEIL a déjà exprimé le vœu que les enfants ne soient pas soumis au travail, et qu’ils soient placés, de l’âge LE

7 à 14 ans, dans des écoles d’agriculture (1). «ART. 12. — Autant que faire se pourra, le travail aura lieu « à la tâche, sans que la tâche puisse dépasser en durée « un travail moyen de dix heures par jour. « Les tâches seront réglées par des arrêtés du Gouverneur « en conseil. » Même opinion qu’à l’article 10 ci-dessus. «

ART. 13. — Les engagés recevront un salaire pour leur

« travail de chaque jour. « Ce salaire sera réglé annuellement par le Gouver« neur en conseil, en prenant pour base le prix moyen du « sucre. « Le salaire sera payé par semaine à l’engagé. « Il sera divisé en deux parties, savoir : « Une partie afférente à l’engagé, et dont il disposera pour « son entretien, pour se créer des économies, ou comme il « avisera bon être. « Léautre partie afférente à l’Etat, pour opérer progressivement le remboursement de l’indemnité accordée aux « propriétaires pour le rachat de leurs esclaves. « La portion du salaire dévolu à l’Etat sera payée annuel« lement, au moment de la récolte. » La majorité du conseil se réfère à ce qui a déjà été exprimé relativement à la difficulté de l’établissement des

(1) Voir procès-verbal de la séance du 16 juin : Réponse à la cinquième question du premier système, page 134, et le procès-verbal de la séance du 24 juin : Réponse à la quatrième question du deuxième système, page 159.

23

Examen des deux projets de loi préparés par le procureur général.


QUATRIÈME PARTIE.

180 Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.

tarifs et à l’inopportunité du remboursement de l'indemnité (1). M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR propose seulement la suppression de ce qui est relatif au remboursement à l’État. Il fait remarquer, en même temps, que le prix du sucre ne peut servir seul de base pour la tarification des salaires. M. L’ORDONNATEUR ajoute que, dans ce système, il faudrait autant de tarifs différents qu’il y a de cultures et d’industries différentes, car le prix de la journée, pour chaque culture ou pour chaque industrie, varie suivant la diversité des travaux. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL reconnaît qu’il faudrait un tarif pour chaque culture ; il n’a adopté le prix du sucre que comme base générale, et parce que c’est la culture la plus étendue, M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR ajoute que , dans ce système, il faut admettre qu’à l’expiration des cinq ou sept premières années de l’émancipation , il se formera des engagements de gré à gré, et que le Gouvernement sera toujours empressé de les encourager. M. LE PROCUREUR l’article 13.

GÉNÉRAL

persiste dans la rédaction de

« ART. I 4. — La jouissance des terrains et maisons dont « les esclaves auront la possession tolérée par leurs maîtres, « au 1 janvier 1862, sera laissée aux engagés. « Le Gouvernement, dans les cinq ans de l’engagement, « achètera, pour les engagés, les maisons et terrains dont « ceux-ci auront la jouissance, ou des terrains et maisons « équivalents, si le propriétaire l’exige , sur la propriété où «les engagés seront attachés. « Faute par le Gouvernement de faire l’acquisition desdits « terrains et maisons dans le délai de cinq ans, les proprié. « taires pourront en disposer comme ils le voudront. » La majorité du conseil renvoie, à cet égard, à l’opinion arrêtée dans la séance du 24 juin. ( Réponse à la huitième question du deuxième système, page 161.) er

(1) Voir ci-dessus l’examen des articles 2, 3, 6, et 9.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

M.

LE

PROCUREUR

GÉNÉRAL

181

maintient l’article tel qu’il est

rédigé. « ART. 15. — Les enfants des engagés qui naîtront après « le 1 janvier I852 pourront être eux-mêmes engagés, par « un contrat d’apprentissage, à l’engagiste chez lequel leur « mère sera ou aura été établie. « ART. 16. — Cet apprentissage devra durer jusqu’à l’âge « de 21 ans accomplis. «Par suite de l’apprentissage, les engagistes seront tenus «de nourrir et d’entretenir les apprentis jusqu’à l’âge de « 2 1 ans, suivant le mode qui sera réglé par l’administration. « ART. 17. — Les enfants qu’on ne pourra pas engager « par un contrat d apprentissage, et dont les parents ne vou« dront ou ne pourront se charger, seront placés dans des «salles d’asile pour y attendre l'age compétent pour être « loués ou employés par le Gouvernement sur les habitations «de l’Etat jusqu’à leur majorité. « Ce temps de travail sera affecté à la compensation des « dépenses que le Gouvernement aura faites pour eux pen« dant le temps où ils ne pouvaient travailler. » Voir les opinions émises sur les articles 6 à 11 ci-dessus. « ART. 18. — Les vieillards et les infirmes resteront sur « les habitations ou ils auront été attachés comme esclaves « au 1 janvier 1 852 ; l'engagiste les nourrira et entretiendra , qui lui sera « moy ennant une somme de «payée par le Gouvernement. « Si l’engagiste ne remplit pas les obligations qui lui seront « imposées pour la nourriture et l’entretien desdits vieillards «et infirmes, ceux-ci pourront être placés chez un autre « engagiste, aux mêmes conditions. «Dans tous les cas, des hôpitaux spéciaux seront établis « dans les colonies, pour recevoir les vieillards et infirmes « qui ne seraient pas placés chez les engagistes. » La majorité du conseil renvoie, pour ce qui touche les vieillards et infirmes, aux opinions exprimées dans les séances précédentes, et notamment aux réponses à la cinquième question du deuxième système, et à la sixième du troisième système. (Pages 159 et 166.) er

er

M.

LE PROCUREUR est rédigé.

GÉNÉRAL

maintient l’article 18 tel qu’il

Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.


182 Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

Il pense qu'en fixant à 200 francs par an la somme à al Jouer pour la nourriture et l’entretien des vieillards et in firmes, cette fixation serait suffisante. MM. L’ORDONNATEUR et L’INSPECTEUR pensent que cette indemnité ne peut être moindre de 360 francs par an : c’est la, daprès des calculs positifs, le taux moyen de la dépense journalière des noirs actuels du domaine colonial ( 98 centimes par jour). Il leur paraît que c’est compter pour trèspeu de choses les améliorations qui devraient résulter du nouveau régime, que d’en borner l’appréciation à 2 centimes par jour. « ART. 19. — Les engagés, pendant le temps qu’ils seront «sous la tutelle du Gouvernement, ne jouiront pas des «droits politiques. «Ils pourront cependant être appelés à faire le service « militaire dans le cas où la sûreté de la colonie ou sa tran« quillité seraient menacées. » LE CONSEIL, à la majorité, repousse de toutes ses forces, comme éminemment dangereuse, toute disposition qui aurait pour effet d’armer les nouveaux affranchis. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL ne partage pas cette opinion et maintient l’article 19. «

ART. 20. — Les engagés jouiront, pendant le même

« temps, de tous les droits civils, sans que l’exercice de ces « droits puisse nuire à leurs obligations envers le Gouverne« ment et les engagistes. » Voir les réponses faites à la sixième question du deuxième système et à la septième question du troisième système, dans la séance du 24 juin. (Pages 160 et 166.) « ART. 21. — Les mariages légitimes entre les engagés «devront être favorisés. « A cet effet, une somme annuelle sera votée pour être « employée en acquisitions de meubles, instruments ara« toires et bestiaux , qui seront distribués annuellement aux « engagés qui contracteront mariage. « Les encouragements ne seront pas donnés seulement au « moment du mariage ; ils seront répartis de manière à ce « qu'après cinq ans et dix ans de mariage, les époux qui «auront rempli convenablement leurs obligations envers


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« eux-mêmes et leurs enfants reçoivent une récompense « pécuniaire. » Voir la réponse faite à la vingtième question du premier système, dans la séance du 16 juin 1841. (Page 139.) 22. — Les contraventions à la discipline et aux «obligations des engagés envers les engagistes et celles des « engagistes à leurs obligations envers les engagés, et la durée « ou la nature des peines disciplinaires qui pourront être « infligées aux uns et aux autres, d’après l'échelle des peines «fixées en l’article 24 ci-après, seront réglées par des arrêtés « du gouverneur en conseil privé. » « ART.

pense que, dans tout système d’affranchissement, il faudra des dispositions disciplinaires rigoureuses, et qu’il y aura utilité à en laisser l’initiative à l’autorité locale. LE CONSEIL

— Ainsi seront faits par arrêtés du gouverneur, privé : « en conseil « Les règlements tendant à assurer la discipline et le bon «ordre parmi les engagistes et les engagés; à assurer l’ac« complissement exact de leurs obligations respectives; à « prévenir et à punir l’indolence, la négligence dans le tra« vail et sa mauvaise exécution ; à prévenir et à punir l’in« solence et l’insubordination de la part des engagés; à « prévenir et à punir leur vagabondage, leurs désertions et « tout fait, de leur part, qui tendrait à porter ou porterait « atteinte à la propriété ou aux droits de l’engagiste ; à pré« venir et à punir toute résistance, toute rébellion au travail ; « Les règlements pour déterminer le mode de travail à la «tâche et les obligations des engagistes envers les engagés; « Le logement et les soins médicaux à donner aux engagés ; « La culture des terrains à eux donnés pour leur nourri« ture, la distance, l’étendue de ces terrains et le temps de «la culture; « Le mode de perception du salaire, de la constatation « du payement, des poursuites et contraintes nécessaires à «d’exécution du payement; « Pour prévenir et punir tout acte de cruauté ou d’injus« tice, tout dommage ou autre tort quelconque non prévu « par les lois existantes de la part des engagistes contre les « engagés, « ART. 23.

Examen de deux projets de loi préparés par le Procureur général.


184 Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

« Et généralement tout ce qui peut tendre à assurer et à « faciliter l’exécution de la présente loi dans les colonies. » LE CONSEIL estime que la nomenclature des matières établie par cet article est d’une bonne application à tout système d’émancipation, sauf les modifications à y introduire sous le rapport de l’engagement par l’Etat, qui est toujours repoussé. « ART. 24. — Les peines disciplinaires contre les engagés « seront : «La prison solitaire de trois jours à un mois; «La chaîne de police avec travail obligé sur les routes, « chemins, établissements publics et dans l’intérieur des « prisons, de trois jours à trois mois; « L’emprisonnement de trois jours à trois mois; « Le fouet : cette peine ne pourra être prononcée que « contre les engagés qui auront été condamnés deux fois à « la prison solitaire ; elle ne pourra excéder vingt-cinq coups; « elle ne pourra être prononcée contre les femmes ; « Elle cessera d’être appliquée cinq ans après la mise à « exécution de la présente loi ; « La transportation : cette peine ne pourra être prononcée « que contre les engagés qui auront été condamnés trois fois « à la prison solitaire, ou qui auront subi un an de chaîne « de police ; « La peine consistera à être transporté dans une colonie « agricole, qui sera établie par le Gouvernement dans l’an« née 1843. « La durée de la transportation sera de dix années. » LE CONSEIL déclare ces diverses pénalités admissibles pour être appliquées, soit aux engagés forcés, soit aux engagés volontaires, selon qu’il y aura lieu, et même aux travailleurs libres sans engagement. 25. — Tout engagé qui sera resté plus de trois « mois hors de l’habitation où il sera attaché, sans permission « de l’autorité compétente ou de l’engagiste, et qui, pendant « ces trois mois, se sera caché ou n’aura pas eu de moyens « d’existence connus, sera réputé vagabond. « Sera encore réputé vagabond tout individu définitive« ment libre ou engagé qui, pouvant pourvoir, par son « ART.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

185

« travail ou d’autres moyens, à sa subsistance et à celle de sa « famille, refusera volontairement ou négligera d’y pourvoir; « Celui qui sera trouvé mendiant dans les lieux publics «ou dans la campagne et sur les habitations; « Celui qui sera trouvé errant la nuit sans domicile, ou « logeant sous un hangar, appentis, ou dans un bâtiment « désert ou inoccupé, ou dans la campagne en plein air, « sous une tente, dans une charrette ou une embarcation « qui ne lui appartiendra pas, et sans pouvoir justifier, d’une « manière notoire , de ses moyens d’existence. » exprime de nouveau ici l’opinion qu’il le sens le plus large possible à la définition et à donner faut l’appréciation du vagabondage, afin d’atteindre l’oisiveté sous toutes ses formes. Cet avis est celui unanime du Conseil spécial. « ART. 26. — Tout vagabond sera condamné : « Pour la première fois, à un emprisonnement de huit « jours à trois mois ou à la chaîne de police de huit jours à « trois mois; « En cas de récidive, il sera condamné à un mois de « prison solitaire. « ART. 27.—Tout individu condamné deux fois pour « vagabondage pourra être transporté hors de la colonie. » LE CONSEIL regarde ces deux articles comme d’une bonne application dans tout système d’émancipation. M. L’ORDONNATEUR

28. — Les dispositions de la présente loi, relatives « au vagabondage, ne seront exécutées qu’à dater du 1 jan« vier 1852 ; néanmoins les vagabonds condamnés dans les « colonies à dater de la promulgation de la présente loi, en « vertu des dispositions du code pénal colonial actuel, pour« ront être transportés dans la colonie agricole dont il est « parlé dans l’article 24 aussitôt que le lieu de transportation «aura été désigné et établi.» Cet article ne donne lieu à aucune observation. « ART. 29. — La transportation sera prononcée par le « gouverneur en conseil privé, dans la forme prévue pour « l’exercice de ses pouvoirs extraordinaires. « Le condamné pour vagabondage sera entendu avant la « décision qui ordonnera sa transportation. S’il ne veut ou « ART.

er

IVe PARTIE.

24

Examen des deux projets de loi préparés par le procureur général.


QUATRIÈME PARTIE.

186 Examen des deux projets de loi préparés par le procureur général.

« ne peut comparaître, étant dûment averti, la décision « sera prise sans l’avoir entendu. » Selon l’opinion unanime du conseil, la transportation devrait être prononcée simplement par le gouverneur en conseil privé, sur le rapport du procureur général. Il admettrait donc l’article 29, en modifiant dans ce sens le paragraphe 1 et en supprimant totalement le second. « ART. 30. — Celui qui sera condamné à la transporta« tion pourra en faire cesser l’effet en offrant de se rendre, « à ses frais, dans tout autre pays, et en s’excluant ainsi de « la colonie. » er

« ART. 31.—S’il rentre dans ladite colonie avant l’expira« tion de la durée de la transportation, il sera conduit audit « lieu de transportation.» M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR appelle l’attention du conseil sur un inconvénient grave dont il croit ces dispositions susceptibles dans la pratique. Des engagés, dans la perspective d’une position meilleure, ou dans le seul but de se soustraire à l’obligation de l’engagement forcé ne manqueraient pas, en grand nombre, de se placer dans le cas de la transportation, afin d’user de la voie qui leur serait ouverte de se retirer librement de la colonie. Les articles 30 et 31 tendraient donc à favoriser des émigrations, et la seule crainte d’un tel résultat doit motiver la suppression de ces deux articles. LE CONSEIL se range à cet avis. « ART. 32.—Indépendamment des justices de paix main« tenant instituées dans les colonies françaises, il sera établi, « dans chaque commune ou quartier desdites colonies, une « justice de paix spéciale pour l’exécution de la présente « loi. » pense que cette disposition est indispensable dans tous les systèmes. LE CONSEIL

33. — Chaque justice de paix spéciale sera com« posée d’un juge de paix et d’un suppléant salariés. Dans « les communes où la population sera peu considérable , il « n’y aura pas de suppléant. » « ART. 34.—Dans chaque commune, et près de la maison « qui sera fournie au juge de paix et au suppléant par le « ART.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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« Gouvernement, il y aura un poste de gendarmerie, dont Examen des deux «la force sera calculée en raison de la population du ressort. projets de loi préparés par le procureur « Il y aura également dans chaque commune, et près du général. « poste de la gendarmerie, une prison pour les engagés et « une chaîne de police. » Ces deux articles ne donnent lieu à aucune observation. 35.— Les juges de paix connaîtront au civil, en « dernier ressort : «De toutes les contestations, entre les engagistes et les «engagés, relatives aux contrats d’engagements et aux obli« gations respectives qui en naîtront; « Des contestations des engagés entre eux pour vente, « achat, louage, obligations et autres contrats, lorsque la «valeur de la demande sera au-dessous de 1,000 francs. » LE CONSEIL serait d’avis de restreindre aux contestations d’une valeur au-dessous de 500 francs la juridiction des justices de paix. « ART.

« ART. 36. — Les juges de paix spéciaux connaîtront en« core exclusivement de tous les faits de discipline entre « les engagistes et les engagés, et de toutes les contraven« tions auxquelles donnera lieu la position respective d’en« gagiste et d’engagé. Ils appliqueront les peines discipli« naires prévues par la présente loi, dans les cas qui seront « déterminés par les arrêtés spéciaux. 37.— La procédure devant les juges spéciaux sera « très-sommaire, et aura lieu sans l’assistance d’officiers « ministériels et sans plaidoiries. Les engagistes et les enga« gés, toutefois, pourront se faire assister d’un conseil. Les « juges rédigeront leurs jugements et tiendront eux-mêmes « leurs registres. «Toutefois, dans les communes où le nombre des af« faires l’exigera, il leur sera accordé un greffier.» Ces deux articles ne donnent lieu à aucune observation. « ART.

« ART. 38.—La tenue des audiences, le mode de citation, « la procédure, le tarif des frais, l’exécution des jugements, « l’application des peines disciplinaires, l'époque et la duree « des tournées de juges de paix spéciaux, seront réglés par « des arrêtés du gouverneur en conseil. » 24.


QUATRIÈME PARTIE.

188 Examen des deux projets de loi préparés par le procureur général.

émet le vœu que les tarifs de frais soient, dans tous les cas, établis sur les bases les plus restreintes. « ART. 39.—Une caisse d’épargne sera établie dans chacune « des colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la « Guyane française et de Bourbon. « Elle sera spécialement consacrée à recevoir les dépôts « des engagés ; cependant les autres habitants des colonies « pourront aussi y verser leurs économies. » LE CONSEIL

« ART. 40.— Un règlement d’administration publique dé« terminera le mode de dépôt à la caisse d’épargne, sa comp« tabilité, ses garanties, ses relations avec les caisses d'é« pargne de la métropole, où les dépôts seront versés après « un certain temps, et les délais et le mode du rembourse« ment aux dépositaires. » « ART. 41. Il sera statué par ordonnance du Roi, pour les « cas non prévus, sur toutes les mesures nécessaires à l’exé« cution de la présente loi. » « ART. 42.— Seront abrogées, à partir du 1 janvier 1852, « toutes les dispositions législatives relatives aux esclaves, et «toutes les lois et règlements métropolitains et coloniaux « contraires à la présente loi. » er

« ART. 43.— Notre ministre au département de la marine « et des colonies est chargé, etc. » Ces cinq derniers articles ne sont l’objet d’aucune observation. passe à l’examen de la seconde partie du travail de M. le procureur général. LE CONSEIL

Projet de loi pour le payement préalable d’une indemnité aux propriétaires d’esclaves qui seront dépossédés des services desdits esclaves par la loi portant abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Il est donné lecture des articles. « ARTICLE 1 . — Dans la session de 1851, une indemnité « de 1,500 francs sera accordée aux propriétaires des colo« nies pour chaque tête d’esclave qu’ils posséderont au « 1 janvier 1852. er

er


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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sera « En conséquence, une somme de « portée au budget de 1852 pour le payement de ladite in« demnité. » 2. — L’indemnité sera payée dans le premier tri« mestre de 1852. » Ces deux articles ne donnent lieu à aucune observation. « ART.

chaque colonie,une commission de trois «personnes, désignées par le gouverneur, arrêtera, sur les «recensements de l’année 1851, comparés avec les regis« tres-matricules tenus en vertu de l’ordonnance du 11 juin « 1839, nombre des noirs appartenant à chaque proprié« taire, et la somme qui devra lui être payée en consé« quence. « Le montant de la somme et le nom du propriétaire à « qui elle devra être payée seront insérés deux fois dans le « journal officiel de la colonie. « Un registre-matricule des recensements au 1 janvier « 1852 sera imprimé, et déposé dans chaque commune pour « servir de contrôle à l’état qui sera dressé en vertu du para« graphe précédent. « Le double de ce registre sera envoyé en France, et dé« posé au ministère de la marine et des colonies pour que « chacun en prenne connaissance. » «ART.3.—Dans

er

4.— Le Gouvernement aura, d’ailleurs, le droit de « faire vérifier et constater le nombre exact des esclaves « portés sur les recensements, par des visites sur les habi« tations, des revues, des appels, et tous autres moyens « propres à constater le nombre effectif d’esclaves apparte« nant à chaque propriétaire. » « ART.

M. L’ORDONNATEUR : en cas d’adoption du projet à l’examen duquel le Conseil se livre en ce moment, les articles 3 et 4 me paraîtraient devoir être mis plus en rapport avec la contexture des matricules ouvertes en vertu de l’ordonnance du 11 juin 1839, et avec l’utilité que l’on pourrait tirer de ces matricules pour la formation des recensements rigoureux destinés à servir de base au payement de l’indemnité. Les matricules récemment établies présentent, inscrits à la suite autant que possible, les listes des individus non libres appartenant à un même propriétaire ; mais ces

Examen des deux projets de loi préparés par le procureur général.


190 Examen des deux projets de loi préparés par le procureur générai,

QUATRIÈME PARTIE.

matricules, prescrites dans un tout autre but, ne sont disposées pour recevoir ni l’addition des naissances et des acquêts de chaque propriétaire, ni le transport au nouveau proprietaire des individus acquis par vente, partage, successions, etc. ; il en résulte la nécessité d’inscrire sur une matricule nouvelle les naissances et les acquêts de tous genres, circonstance qui, après un certain nombre d’années, doit entraîner l’obligation de compulser toutes les matricules pour établir, d’une manière à peu près exacte, le nombre d’individus non libres appartenant à tel propriétaire dont on voudrait régler le droit. Or ce n’est point là un travail que l'on puisse livrer à des commissions spéciales ; il ne peut être fait que par les communes avec le concours de l’administration ; il exigera beaucoup de temps et de soins. Ainsi donc les articles 3 et 4, destinés à régler le mode d’après lequel devront être établis les titres à l’indemnité, doivent être rédigés de manière à prévenir, sur ce point, tout embarras, et, à cet effet, ils doivent être ramenés à la condition des matricules actuelles, et au seul parti qu’il paraisse possible d’en tirer dans un nouveau but. Je voudrais aussi faire servir ces mêmes recensements à la justification légale des payements à titre d’indemnité et à la formation des registres de l’état civil. Je déterminerais enfin la composition des commissions de répartition, afin de prévenir, à cet égard, toute incertitude. Je proposerais, en conséquence, d’amender les articles 3 et 4 de la manière suivante, en les réunissant en un seul article : « Les droits à l'indemnité s’établiront, dans chaque com« mune, sur de doubles extraits nominatifs des matricules « de recensement existantes à l'époque du « et dressés directement au nom de chaque propriétaire. Ces «extraits seront remis à des commissions spéciales, nom« mées par le Gouverneur de la colonie, et composées « chacune d’un administrateur, d’un fonctionnaire municipal « et d’un habitant notable. Les commissions constateront, « au bas desdits extraits, d’après les feuilles de dénombre« ment, la déclaration des propriétaires et la présentation


191 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. « des individus, le nombre d’esclaves appartenant à chaque « propriétaire, afin d’établir ses droits à l’indemnité. « Des matricules de recensement général seront formées « dans chaque commune, de la collection des extraits men« donnés au paragraphe précédent; elles serviront à justifier « le payement de l’indemnité, et à établir les registres de « l’État civil, dont le double sera transmis au département « de la marine. « Les extraits destinés à appuyer les payements d’indem« nité aux propriétaires seront, préalablement, et dans l’in« térêt des tiers, insérés, par trois fois consécutives, dans le « journal officiel de la colonie. »

adopte cette nouvelle rédaction de l’article 3 substitué aux anciens articles 3 et 4. LE CONSEIL

«Art. 4 devenu article 5.—Tout'individu qui voudra « contester la fixation de l’indemnité ou le droit de la per« cevoir formera opposition entre les mains des commis« saires de l’indemnite. « Cette opposition devra être faite et dénoncée au pro« priétaire dans les deux mois de l’insertion au journal officiel mentionnée en l’article 4 ci-dessus.» M. L’ORDONNATEUR : l’opposition afin de contestation de l’indemnité ou d’arrêt au payement de l’indemnité, ne peut être faite entre les mains des commissaires, qui n’ont, à cet égard, aucune qualité. Ils ne sont ni administrateurs, ni détenteurs de deniers publics. L’opposition, pour être valable et avoir son effet, doit être faite, dans le premier cas, entre les mains du directeur de l’intérieur, dans le second cas entre les mains du trésorier de la colonie, et, surabondamment, entre les mains de l’administrateur qui ordonnance la dépense; mais l’opposition entre les mains du trésorier de la colonie doit suffire en tout état de choses. Je proposerais donc d’amender ainsi le premier paragraphe de l’article 5 : «Toute opposition, soit à la fixation de l’indemnité, soit « au droit de la percevoir, devra être faite, dans le premier « cas, entre les mains du chef de l’administration inté« rieure, dans le second cas, entre les mains du trésorier « de la colonie. »

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QUATRIÈME PARTIE.

adopte celte rédaction du premier paragraphe de l’article 5, qui deviendrait l’article 4 du projet en discussion. Le second paragraphe serait maintenu. « Art. 6.—Sur l’état dressé parles commissaires, le gou« verneur en conseil réglera le montant de la somme à « payer au propriétaire, et délivrera un mandat payable soit « dans la colonie soit en France, au choix dudit proprié« taire. » LE CONSEIL

M L’ORDONNATEUR : cet article règle la dernière sanction à donner à la fixation et au payement de l’indemnité ; je crois qu’il doit être classé différemment, et qu’il conviendrait de le ramener aux principes établis par les règlements financiers. Je donnerais donc à l’article 6 le n° 4, et je le modifierais ainsi : « Les extraits des matricules certifiés par les commissions « de répartition, sous le visa de l’administration compé« tente, seront rendus exécutoires par le gouverneur en « conseil privé. Les mandats seront expédiés aux formes « ordinaires ; ils seront payables soit à Paris soit dans les « départements du royaume, soit dans la colonie, selon le « vœu des intéressés. » Cette rédaction nouvelle est adoptée par le conseil et devient celle de l’article 4 du projet de loi (1). « Article 6 devenu article 7. —Si, dans l’intervalle du « 1 janvier 1851 au 1 janvier 1852, le nombre des « esclaves d’un propriétaire a diminué, il sera tenu de le « déclarer aux commissaires pour que le nombre exact des « esclaves pour lesquels l’indemnité sera due soit connue, « sous peine d’une amende double de la valeur de chaque « esclave dont le retranchement aura été sciemment omis. » M. L' ORDONNATEUR : l’article 7 ne me paraît pas pouvoir être maintenu dans ses termes. Il a été rédigé en vue du payement préalable de l’indemnité ; mais il obligerait, er

er

(1) Par suite de ces divers changements de classification, les articles 3 et 4 du projet de M. le Procureur général sont fondus en un seul et nouvel article sous le n° 3. L’ancien article 5 garde ce rang ; l’ancien article 6 devient l'article 4.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

193

en réalité, à un double recensement. En effet, les mutations d’une année entière devraient être déclarées aux commissions ; mais les commissions de répartition ne pourront être permanentes; leur action doit commencer à l’époque qui aura été assignée à la cessation de l’esclavage ; la formation des extraits des matricules de recensement devra précéder un peu cette époque, et la vérification des extraits devra être faite avec la plus grande célérité possible, afin que le payement effectif de l’indemnité suive de près le changement d’état des affranchis. Et l’on ne saurait objecter que, suivant ce mode, l’indemnité ne serait pas préalable; car c’est le vote des Chambres qui lui donnera ce caractère; elle ne fera que subir les formes inséparables de l’exécution. Les extraits des matricules, préparés à l’avance, et remis en temps opportun aux commissions de répartition, doivent être vérifiés, régularisés et les payements effectués dans les six mois, si les choses se passent avec ordre et régularité. L’objection viendrait-elle de ce que le colon exproprié ne pourrait attendre jusqu’à six mois le montant de l’indemnité qui lui serait immédiatement nécessaire pour rétribuer le travail libre? Sans vouloir m’engager ici dans la discussion du mode de transition auquel le Gouvernement pourra s’arrêter, je dirai que mieux vaudrait, dans l’hypothèse donnée, régler que des à-compte du tiers ou de la moitié seraient payés aux propriétaires d’esclaves, d’après les extraits des matricules existantes, et sauf liquidation après le travail de répartition. C’est s’engager, je le sais, dans une voie pénible, mais elle est sûre du moins, et force sera d’adopter quelque chose d’analogue, si l’on veut éviter d’une part la gêne des colons, et de l’autre les confusions administratives ; car il n’est pas permis de penser que le paye ment de l’indemnité puisse échapper aux formes rigoureuses de la comptabilité du royaume. Par toutes ces considérations, je réduirais ainsi la matière de l’article 7 devenu l’article 6 : «Tout acte tendant à altérer les feuilles de dénombre« ment, toute manœuvre ou fausse déclaration en vue de « créer des droits apparents au payement de l’indemnité, « seront punis d’une amende de trois mille francs pour « chaque individu présenté indûment à l’indemnité, sans IVe PARTIE.

25

Examen des deux projets de toi préparés par le Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE.

194 Examen des deux projets de loi préparés par le Procureur général.

« préjudice des dispositions du Code pénal qui seraient « applicables à l’espèce. » LE CONSEIL adopte cette nouvelle rédaction. « ART. 8 devenu article 7. — Si le colon a des créan« ciers pour une valeur égale ou supérieure à la moitié de « l’indemnité qui lui sera allouée, l’indemnité sera divisée « en deux parties. « Une moitié sera attribuée au propriétaire d’esclaves dé« possédé, et l’autre à ses créanciers. » 9 devenu article 8. — Si la valeur des créances « est inférieure à la moitié de l’indemnité, les créanciers « seront payés intégralement. » LE CONSEIL adopterait ces deux articles en substituant toutefois le tiers à la moitié, pour la portion à payer aux créanciers, conformément à ce qui a été décidé dans la séance du 17 mai (1). « ART. 10 devenu article 9. — La portion d’indemnité « affectée aux créanciers leur sera payée d’après le rang de « leurs priviléges et hypothèques. S’il y a contestation, elle « sera jugée comme dans tout autre cas. « S’il n’y a que des créanciers chirographaires, leur part « dans l’indemnité sera payée aux réclamants ou opposants « lorsqu’elle aura été définitivement réglée, au marc le « franc. » Cet article ne donne lieu à aucune observation. « ART.

devenu article 10. —Les créanciers au« ront une année pour réclamer et faire valoir leurs droits « sur la partie de l’indemnité à eux dévolue. Faute de ré« clamation ou d’opposition dans ce délai, la totalité de « l’indemnité sera payée au propriétaire d’esclaves dépos« sédé. » « ART.

11

regarde le délai d’un an comme trop court à raison de l’éloignement où pourraient se trouver des créanciers. Il lui paraîtrait convenable d’accorder deux ans. LE CONSEIL

12 devenu article 11. —L’expropriation forcée « et la saisie immobilière ne pourront avoir lieu dans « ART.

(1) Procès-verbal de la séance du 17 mai 1841, page 155.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

195

« les colonies pendant trois années à partir du 1 janvier er

« 1852. »

pense que cette disposition serait admissible dans le cas de l’adoption du système de M. le Procureur général. « ART. 13 devenu article 12. — Une ordonnance royale« réglera toutes les mesures nécessaires à l’exécution de la « présente loi. » LE CONSEIL

Examen des deux projets de loi prépa rés par le Procureur général.

«ART. I4 devenu article 13. — Nos ministres secré« taires d’Etat au département de la marine et des colonies, et des finances. » Ces deux articles ne sont l’objet d’aucune observation. La séance est levée. Fait à Bellevue, le 21 août 1840,

SÉANCE DU 2 NOVEMBRE 1841.

La séance est ouverte à dix heures du matin, par la lec- Nouveau plan d’éture des procès-verbaux des 24 juin et 21 août derniers, mancipation présenté par le Procuqui sont adoptés. reur général. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL fait connaître qu’il s’est occupé d’un nouveau mode d’émancipation et d’indemnité, qui aurait pour base l’aldionage ancien, et qui appellerait les aidions à la liberté complète après une période de dix-huit ans, pendant laquelle les obligations et les devoirs mutuels du maître et des affranchis se réduiraient par sous-périodes de trois ans. Ce système comporterait le payement de l’indemnité représentative de la valeur des ateliers, également par sous-périodes de trois ans. M. LE GOUVERNEUR accueille avec empressement cette communication, et prie M. le Procureur général de la compléter par la présentation des projets qu’il a préparés et des développements qu’ils comportent. M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL : « J’avais annoncé ce projet dans une réunion précédente. Présenté tardivement au Conseil, il n’a pas reçu tous les développements nécessaires; mais il est facile de voir quelle en est la base. Les dispo25.


196 Nouveau plan d’émancipation présenté par le Procureur générai.

QUATRIÈME PARTIE.

sitions accessoires, lorsque l’état intermédiaire de fait serait arrivé, pourraient être prises dans mon projet relatif au deuxième système examiné par la Commission des affaires coloniales, ou dans d’autres documents qui ont été rédigés ailleurs à l’occasion de ce même deuxième système. Le nom d'aldion est la désignation de ceux qui ont été dans un état intermédiaire entre l’esclavage et la liberté au moyen âge : aldiones liti. Ce mot peignant assez bien l’état du nouveau libre, surtout de celui qui sera attaché aux champs par une concession de terrain, et étant d’ailleurs facile à prononcer, a paru convenable. On pourrait choisir toute autre dénomination. « Le principal motif qui appuie ce système est celui-ci : faire arriver les anciens esclaves à la liberté sans secousse par une pente progressive naturelle, et obtenir qu’en leur donnant peu de temps à la fois et successivement, ils en sentent le prix et se livrent au travail. «Presque tous les esclaves dans ce moment ont un jour (le samedi), dont ils disposent comme ils l’entendent. On n’éprouve aucun inconvénient de cette concession. Au bout de trois ans, pour ceux qui alloueront des vivres et ne les remplaceront pas par une journée, on leur donnera un autre jour. Il est presque certain qu’ils emploieront ce jour comme le premier, et ainsi de suite. Je pense même que les nouveaux libres arriveraient ainsi si facilement à bien employer leurs journées, qu’on pourrait se dispenser de leur imposer de travailler pour leurs anciens maîtres. D’un autre côté, si la liberté devait tourner à mal, ce ne serait que très-progressivement que le travail diminuerait et sans produire de perturbation immédiate et considérable. « La concession de terrains et de maisons aurait pour but d’attacher au sol une grande partie des cultivateurs actuels. Gela aurait lieu surtout auprès des grandes habitations, qui formeraient comme le centre d’un village. Les cultivateurs qui ne pourraient d’abord s’éloigner que pour un temps très-limité de leurs habitations prendraient l’habitude de s’y fixer, et ne les quitteraient pas au jour de la liberté définitive. « Il y aurait dans ce système un avantage immédiat pour l’esclave: il aurait sur-le-champ un jour de plus à lui, ou la


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

197

nourriture que ce jour représente. Il aurait d’autres jours Nouveau plan d'éensuite, ce qui le contenterait et le ferait patienter; car il mancipation présenté par le Procureur géfaut bien se pénétrer de cette vérité, l’ancien esclave n’ap- néral. préciera d’abord que les avantages matériels. Donnez-lui un jour de plus, cela le satisfera mieux que toute autre concession qui ne sera pas palpable pour lui. Dans neuf ans, d’ailleurs, il aurait la moitié de la semaine à lui et entrerait dans un état plus rapproché de la liberté complète. «Je préfère l’émancipation préparée pendant plusieurs années dans l’esclavage ; mais, si on voulait adopter un système intermédiaire, peut-être y aurait-il lieu de prendre celui de l’aldionage en grande considération, parce qu’il présente le moyen d’arriver doucement et sans secousse à la cessation de l’esclavage, en accordant, dès l’origine, des avantages patents et palpables aux anciens esclaves. »

NOUVEAU PROJET DE LOI PORTANT

ABOLITION

DE

L’ESCLAVAGE

DANS

LES

COLONIES

FRANÇAISES,

Préparé par le Procureur général.

ARTICLE

1er.

A partir du 1 janvier 1845, l’esclavage sera aboli dans les colonies françaises et leurs dépendances. er

ART.

2.

Les nouveaux libres seront divisés en aidions ruraux ou colons partiaires, et aidions urbains ou ouvriers. ART.

3.

Sera considéré comme aldion rural tout nouveau libre qui, avant le 1 janvier 1845, était attaché à une propriété ou à un travail agricole hors des villes. Sera considéré comme aldion urbain tout nouveau libre er


198 Nouveau plan d’émancipation proposé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

qui, avant la même époque, était attaché à un travail quelconque dans les villes et bourgs. ART.

4.

Tout aldion rural recevra du propriétaire, à la propriété duquel il est attaché, une concession de terres suffisante pour son entretien et celui de sa famille. Cette concession sera faite à perpétuité, et l'aldion rural en deviendra propriétaire incommutable. La terre concédée à l'aldion rural sera prise dans l’endroit que choisira le propriétaire. L’étendue des terrains à concéder sera réglée de concert avec le propriétaire par des experts nommés par le Gouvernement. En cas de difficultés, il en sera référé au tribunal de première instance, qui statuera sommairement. Ces terrains seront payés par le travail gratuit des aidions, pendant un jour chaque semaine, tout le temps que durera l’aldionage. ART.

5.

S’il y a une maison habitée par le nouveau libre sur le terrain à lui concédé, cette maison fera partie de la concession et lui appartiendra. S’il n’y en a pas, il pourra en bâtir une à ses frais. En attendant, le propriétaire sera tenu de lui laisser le logement qu’il occupe avec sa famille, ou de le loger. ART.

6.

Tout aldion rural qui ne recevra pas la concession dont il est parlé ci-dessus sera considéré comme aldion urbain. ART.

7.

Après que les concessions dont il est parlé ci-dessus auront été faites et réglées par des plans et des actes dressés par les soins de l’administration, il sera fait un registre-matricule général des aidions ruraux et des aldions urbains. ART.

8.

Les aidions resteront soumis au travail en faveur du pro-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

199

priétaire qu’ils servaient comme esclaves avant le 1 janvier er

1845. ART.

9.

A dater du 1 janvier 1845, indépendamment des dimanches et fêtes, ils auront tous le samedi entier qui leur appartiendra, outre la nourriture et les vêtements qui leur seront fournis conformément aux règlements. Il sera néanmoins loisible aux propriétaires de se libérer de l’obligation de nourrir et d’entretenir les aldions, en leur accordant un autre jour de la semaine. Trois ans après, ils auront le samedi et le vendredi. Trois ans après, ils auront le samedi, le vendredi et le jeudi; trois ans après le samedi, le vendredi, le jeudi et le mercredi ; trois ans après, le samedi, le vendredi, le jeudi, le mercredi et le mardi. Trois ans après, tous les jours de la semaine leur appartiendront, et ils seront tout à fait libres de tous services, et jouiront de la liberté comme tous autres citoyens français. er

ART.

10.

pendant toute la période de l’aldionage, et sauf le samedi dont ils disposeront comme ils le voudront, les aidions seront obligé, pendant les jours qui leur seront accordés à leur profit, de travailler pour le propriétaire auquel ils auront appartenu avant le 1 janvier 1845, moyennant un salaire et sauf ce qui est exprimé en l’article 4 ci-dessus. er

Lorsque le propriétaire ne pourra ni ne voudra payer le salaire pour les jours appartenant à l’aldion, celui-ci pourra se louer à d’autres propriétaires ou travailler pour lui de toute autre manière, et sauf à lui à justifier qu’il emploie ses jours convenablement et à son profit. ART.

II.

Pendant la première période de l’aldionage, c’est-à-dire pendant que les aidions n’auront pas plus de trois jours à eux, ils seront soumis à la discipline domestique, sauf les restrictions qui seront énoncées ci-après. Pendant la seconde période de l’aldionage, c’est-à-dire quand les aidions auront plus de trois jours à eux, ils ne seront plus soumis qu’à la discipline publique.

Nouveau plan d’émancipation proposé par le Procureur général.


200 Nouveau plan d'émancipation proposé par le Procureur général.

QUATRIÈME PARTIE.

ART.

12.

Les aidions urbains devront recevoir un salaire journalier de leurs propriétaires. Il dépendra du propriétaire de les faire aidions ruraux en leur donnant une concession de terres. Ils seront, dans ce cas, inscrits sur les registres-matricules des aidions ruraux. L’aldion rural ne pourra devenir aldion urbain que sur la demande du propriétaire. ART.

13.

Pendant que l’aldion sera soumis à la discipline domestique, le maître pourra lui appliquer les peines suivantes : La privation des heures ou jours qui appartiennent à l'aldion, à charge de le nourrir ; L’emprisonnement de un à huit jours; L’emprisonnement pendant la nuit et au ceps, de un a quinze jours ; Le lieu d’emprisonnement sera visité par l’autorité municipale et adopté par elle. ART,

14.

A l’égard des autres peines plus graves, le propriétaire pourra requérir seulement le maire ou commissaire commandant de les faire appliquer. Le maire devra obtempérer à cette réquisition si elle est fondée, sauf à modifier ou diminuer la peine demandée. ART.

15.

Pendant la première période de l’aldionage, l’aldion jouira de tous les droits civils dont l’exercice sera compatible avec le travail dû au propriétaire ; le nombre et l’exercice de ces droits seront réglés par ordonnance royale. ART.

16.

Les peines qui pourront être appliquées aux aidions pendant la première période de l’aldionage, par les maires ou les commissaires commandants, sont : La privation du temps qui leur appartiendra ;


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

201

L’emprisonnement de un jour à un mois dans une prison privée ou publique; La chaîne de police domestique ; La chaîne de police publique; Le fouet. ART.

17.

La peine de la chaîne de police domestique consistera à être employé aux travaux qu’exigera le propriétaire, avec une chaîne dont l’autorité municipale fixera le poids et le mode. On ne pourra appliquer que vingt-cinq coups de fouet aux hommes, et quand d’autres condamnations établiront aux yeux des maires que les autres peines sont inefficaces. ART.

18.

Lorsque les maires prononceront une peine sur la réquisition d’un propriétaire, ils la feront exécuter par un gendarme ou officier de paix assermenté. ART.

19.

Chaque habitation pourra avoir à ses frais des officiers de paix assermentés qui feront exécuter les condamnations prononcées par les maires.

Ces officiers de paix pourront être pris parmi les aidions. ART.

20.

Pendant la première période de l’aldionage, les enfants et les vieillards seront à la charge des propriétaires. Pendant la seconde, les obligations résultant des articles 205 et 211 du Code civil seront exécutés par les aidions. L’aldion qui ne remplirait pas ces obligations pourrait être employé un ou plusieurs jours de son temps libre, pour subvenir aux besoins de ses parents. ART. 21.

Pendant la seconde période de l’aldionage, les aidions jouiront de tous les droits civils. IV

e

PARTIE.

26

Nouveau plan d’émancipation proposé par le Procureur général.


202

QUATRIÈME PARTIE.

Nouveau plan d'éNOTA. Le régime de la seconde période de l’aldionage, les peines, mancipation proposé la juridiction, les heures et les jours de travail, etc., seront réglés par le Procureur gé- conformément à ce qui est proposé dans le premier projet présenté néral. par le Procureur général pour l’état intermédiaire qui suivrait l'esclavage, état où il y aurait des engagistes et des engagés, sauf le jour gratuit de travail dû par les aldions ruraux pour la concession de leurs terrains.

Fort-Royal, le 30 octobre 1841.

NOUVEAU PROJET DE LOI TOUCHANT

LE MODE

DES

PAYEMENTS À FAIRE POUR LE PRIX

DES ESCLAVES À ÉMANCIPER, Préparé par M. le Procureur général.

ART.

1er.

est allouée aux colons Une indemnité de propriétaires d’esclaves, pour compenser la perte des services des esclaves dont ils seront dépossédés. ART.

2.

Cette indemnité consistera en une rente de 4 p. % inscrite au grand-livre de la dette publique. ART.

3.

L’indemnité allouée devant être payée partiellement, la rente sera divisée en autant de coupons partiels qu’il y aura de payements à faire. ART. 4.

Le rachat du travail dû aux maîtres par leurs esclaves devant s’effectuer par jour et tous les trois ans, le payement de l’indemnité s’effectuera par cinquième, et dans l’année qui précédera celle où chaque jour de travail sera abandonné au nouveau libre.


CONSEIL SPÉCIAL DE

ART.

LA MARTINIQUE.

203 Nouveau plan d’émancipation proposé par le Procureur général.

5.

L’indemnité pour la journée due par les aidions ruraux, comme prix des terrains à eux concédés, sera également payée aux propriétaires. trouve dans ces deux projets tout un système Nouveau d’émancipation et d’indemnité, bien que, dans leur économie, ils ne fassent que reproduire, avec de Nouvelles appellations et en fixant de nouveaux termes, les détails déjà examinés dans les projets présentés. En conséquence, le Conseil, d’après le principe adopté dans les délibérations précédentes, remet à donner son avis sur les deux projets de loi, jusqu’après l’examen comparé de tous les projets qui ont été ou qui pourront être commuNiqués. LE CONSEIL

M. L’ORDONNATEUR annonce qu’il est maintenant en mesure de présenter le projet d’ensemble dont il a exposé les bases dans les délibérations antérieures. Des occupations extraordinaires et une maladie grave ont retardé jusqu’à ce jour son travail, qui n’a pu être rédigé que pendant sa convalescence. M.

L’ORDONNATEUR

donne lecture du travail suivant :

OPINIONS

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobi-

ET PROPOSITIONS DE L’ORDONNATEUR SUR

lière. L'ÉMANCIPATION DES ESCLAVES ET SUR

LA SAISIE

IMMOBILIÈRE.

On a beaucoup écrit pour et contre l’émancipation. La question est riche de part et d’autre en arguments spécieux; elle ne l’est pas moins en arguments solides et péremptoires. Aujourd’hui les meilleurs esprits ne paraissent plus divi26.


204 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

ses que sur la question de savoir si l’émancipation doit être immédiate, si elle doit être précédée d’une période intermédiaire, modificative de l’esclavage ; si l’on doit lui assigner un terme, un temps préparatoire, à l’expiration duquel une libération générale et simultanée appellerait les esclaves à la liberté. Quant à moi, je m’arrêterais à ce dernier terme, comme étant le plus rationnel, le plus juste, le plus simple et le plus économique ; mais j’y ajouterais la condition, 1° Que le temps préparatoire serait également mis à profit pour liquider la propriété coloniale obérée; 2° Que ce temps expiré, et les conséquences de l’émancipation accomplies, en ce qui concerne l’indemnité due aux colons, ainsi que la libération des esclaves, le Gouvernement serait juge de l’opportunité de régler encore une période de transition, à des conditions réciproques entre le maître et l’affranchi, et qui diminueraient graduellement, à mesure que les affranchis approcheraient du terme assigné à leur entrée définitive dans la vie civile. Je viens soumettre au Conseil spécial le projet d’émancipation que j’ai préparé à ce nouveau point de vue. Je l’ai divisé en deux parties distinctes : Émancipation, Expropriation. Chacune d’elles est précédée d’observations qui m’ont paru nécessaires pour mieux fixer ma pensée et pour la développer. ÉMANCIPATION.

L’émancipation est une question d’Etat; c’est aussi une question de temps.

L’émancipation est résolue dans la pensée du Gouvernement, elle est résolue dans l’opinion publique; c’est donc une question d’État, et qui doit être traitée avec toute la maturité qu’exigent les questions d’État, c’est-à-dire par le seul examen des faits et des circonstances qui doivent influer sur la mesure en projet, et abstraction faite des utopies, des intérêts et des ambitions, satellites empressés qui se meuvent depuis dix ans autour de la question sans la faire avancer d’un pas, parce qu’ils ne peuvent l’attaquer que sur ses bords, et nullement dans sa partie rationnelle et vitale. Lorsque tous les intérêts engagés auront été mis dans la


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

205 Opinions et propo-

balance, toutes les considérations exposées; lorsque la rai- sitions de l’Ordonnason d’économie, la raison fiscale et la raison d’Etat auront teur sur l’émanciété suffisamment discutées; lorsque le sort futur de la race pation des esclaves et sur la saisie immobiblanche et celui de la race noire auront été mis en présence, lière. on ne tardera pas à reconnaître que l’émancipation est aussi une question de temps. L'émancipation qui se prépare répondra plutôt à un be- L’émancipation est soin moral de l’époque qu’à une nécessité politique : cela suf- nécessaire; elle n’est pas urgente; elle ne fit néanmoins pour qu’on la déclare nécessaire; mais elle ne peut s’accomplir impeut s’accomplir par la ruine des colonies, autrement l’Etat médiatement. aurait tourné ses armes contre lui-même, en portant une atteinte profonde à sa prospérité intérieure et extérieure. En second lieu, les grands intérêts que les colonies embrassent, la réorganisation de leur constitution sociale, les sacrifices même que l’indemnité doit imposer à la métropole, ne peuvent se régler immédiatement, en un seul jour et par un seul acte : cela est impossible, quelle que soit l’impatience. L’émancipation est donc, je le répète, une question de temps. L’émancipation est-elle urgente ?

Pour que l’émancipaurgente, il faudrait que l’esprit fût d’ordre, de travail, tion de famille et de liberté, eût pénétré dans la masse des esclaves, ce qui ne peut exister qu’à la suite d’une instruction préparatoire, dont ils n’ont pas encore reçu le bienfait, et qu’on n’a pas eu le temps de leur donner, parce que l’éducation des races ne marche pas comme l’éducation individuelle, dont les progrès sont journaliers ; il faudrait que l’agitation des noirs fût sensible et flagrante, que la société coloniale fût menacée dans ses fondements, ce qui n’existe pas; il faudrait que l’autorité, justement alarmée, cherchât désormais dans la force ses moyens d’action. Mais les ateliers sont tranquilles et la moralisation des noirs est peu avancée; les colons n’ont d’autres craintes que celles de l’avenir, et l’autorité garde son attitude ordinaire, parce qu’il n’y a pas lieu de la changer. —

L’émancipation n’est donc pas urgente. — En vain on voudrait le nier. Otez, par impossible, aux colons leurs appréhensions sur l’avenir, aux instigateurs de désordre leur témérité, aux


206 Opinions et propo-

sitions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobi-

lière.

QUATRIÈME PARTIE.

noirs leur tendance aux vengeances occultes, et vous aurez créé des populations patriarcales, où le maître et l’esclave se soutiennent mutuellement, l’un par les soins, l’entretien, la subsistance ; l’autre par le travail des bras. Au point de vue d’économie, vous aurez réalisé le travail organisé par association, auquel doivent tendre et arriver, tôt ou tard, toutes les nations en progrès, dans l’intérêt même de leur conservation. Des opinions se sont manifestées en faveur de l’émancipation immédiate ; on a dit, et cette fois du moins on a posé une restriction équitable et digne de la France : « Si « l’Etat accorde une indemnité suffisante et sans idées de «remboursement, l’abolition de l’esclavage paraît pouvoir « s’effectuer immédiatement et sans transition (1). A part les considérations déjà exposées, je serais loin d’admettre un semblable avis; ce serait fermer les yeux trop facilement sur l’état moral, politique, agricole de nos possessions d’outre-mer, ainsi que sur leur avenir ; ce serait oublier que la ruine des colonies, conséquence infaillible de l’émancipation immédiate, c’est-à-dire de l’anéantissement du travail, entraînerait la perte d’une partie notable de notre commerce maritime, et porterait un coup funeste à notre marine militaire, en l’attaquant dans les sources de son recrutement et de son activité. Ces assertions n’ont plus besoin d’être démontrées, à moins qu’on n’en revienne à dire aujourd’hui, en dépit des flottes qui couvrent la Méditerranée, et sur lesquelles l’Europe entière a les yeux fixés, que la marine est inutile en France ; à moins qu’on n’en revienne à méconnaître que la marine est l’auxiliaire et le complément indispensable de l’armée, et l’un des plus fermes soutiens de la dignité nationale au dehors (2). Qu’on veuille bien le reconnaître une bonne fois ; on manque le but en le dépassant, tout aussi bien que si l’on restait en arrière : c’est le résultat ordinaire de l’impatience et de la précipitation, surtout dans les questions d’Etat,

(1) Délibération du conseil spécial de la Guadeloupe. (2) Ainsi l’a pensé quelques instants le savant abbé de Pradt ; d'autre ; pourraient partager cette erreur.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

207

La tranquillité des colonies, a-t-on dit, est menacée ; la révolte des esclaves est imminente : hâtez-vous! On ne sait, ici, sur quoi se fondent de telles assertions, en ce qui concerne les autres colonies. Le présent, à la Martinique, n’offre rien de semblable; on ne serait pas plus fondé à invoquer les troubles passés : je m’explique. L’affaire de 1823 fut l’œuvre de deux individus. L’affaire de 1831 fut le résultat d’une fausse interprétation inspirée aux esclaves par quelques gens de couleur, en leur persuadant que les trois journées de juillet 1830 indiquaient la concession de trois jours de repos par semaine ; on flattait leur penchant naturel à la paresse, et on les excitait à la révolte, qui se manifesta par de nombreux incendies. Mais les instigateurs du mal abandonnèrent les esclaves dans l’action, et l’ordre fut dès lors promptement rétabli. L’affaire de la Grand’Anse, qui ne révèle autre chose « qu’un plan tramé par des hommes de couleur « contre les blancs, » fut la conséquence d’une rixe particulière, exploitée par ces gens de couleur pour exciter les noirs à la révolte (1) ; mais ceux-ci abandonnèrent à leur tour ceux qui les avaient abandonnés en 1831. Ainsi nulle part on n’aperçoit le caractère d’une insurrection, d’un mouvement général ou partiel suscité par les noirs, et ayant pour but spécial et déterminé la cessation de l’esclavage. Les seules manifestations dont il soit permis de se préoccuper résident, aux Antilles, dans les séductions que peut offrir le régime nouveau des colonies anglaises voisines, et surtout dans l’attrait des profits que retirent de cet état de choses les entrepreneurs d’évasion. C’est là un mal réel, on ne peut le nier ; il tend à l’affaiblissement graduel des ateliers, il ajoute sans cesse à l'anxiété des colons; mais, il faut le dire également, une surveillance active, prudente et énergique, atténue les effets de ce mal, sans que les ateliers en soient aucunement troublés. Au point de vue général, la tranquillité des colonies ne peut donc justifier aucune sérieuse préoccupation.

(1) Insurrection de la Grand’Anse, pages 95 et suivantes. Faits généraux,

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Les colonies sont tranquilles.


208 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

De ce que l’on aurait cité la Pointe-à-Pitre comme un foyer de révolte, en 1839, à cause de l’insoumission des domestiques (noirs de ville), peut-on en conclure que la Pointe-à-Pitre était menacée, lorsque le Gouverneur de la Guadeloupe ne croyait devoir prendre aucune mesure à l’égard de cette ville importante ? Et peut-on se prévaloir sérieusement du plus ou moins de facilités qu’on a rencontrées dans les offices de la domesticité. Peut-on ramener au cadre de si étroites personnalités une question si solennelle et si vaste que celle de l’émancipation ? On trouverait aujourd’hui dans l’insoumission des domestiques un motif de plus pour précipiter les mesures de l’émancipation ! La même cause, observée à Demerary en 1838, était citée comme un des effets regrettables de l’émancipation (1). En d’autres termes, de ce que les esclaves seraient mauvais, il faudrait se hâter de leur donner la liberté. Par contraire, de ce qu’ils seraient bons, il faudrait les retenir dans l’esclavage. C’est, je crois, le contre-pied de l’idée ; car il s’agit de rendre les esclaves bons, ou meilleurs qu’ils ne sont, pour qu’ils soient aptes à recevoir la liberté qu’on veut leur procurer. De ce que, en 1839, on aurait entendu chanter dans les rues de Saint-Pierre un refrain terminé par ces mots : Sans espérance, plutôt mourir, s’ensuit-il que ce fussent là les refrains favoris des esclaves, et qu’à la Martinique les symptômes fussent encore plus menaçants qu’à la Guadeloupe ? Mais les habitants de Saint-Pierre étaient sans crainte, et l’autorité demeurait immobile au milieu de ces symptômes alarmants : c’est que les habitants et l’autorité n’ignoraient pas que le refrain cité (2) était chanté deux fois par semaine au théâtre, et répété chaque soir dans les rues de Saint-Pierre, sans allusion aucune, et sans pénétrer dans les campagnes, où il n’aurait pas été compris, même dans son véritable sens; comme il arrive de tous les refrains nouveaux qui se suc-

(1) Rapport sur Berbice et Demerary.—Cayenne, 26 novembre 1838. (2) Romance de l’Éclair, opéra-comique. j’aurais hésité à présenter de pareilles citations, si elles n'étaient la conséquence de déclarations faites à la Commission des affaires coloniales, à Paris.


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cèdent, depuis que le bas peuple des villes paraît renoncer Opinions et propoaux chants appelés bel-air, sortes d’improvisations créoles sitions de l’Ordonnaqu’amène toute circonstance nouvelle, et qui se multiplient teur sur l’émancipation des esclaves et à l’infini. sur la saisie immobiEnfin, de ce que, vers le 1 janvier 1839, le Gouverneur lière. de la Martinique adressait aux commandants des paroisses une circulaire remplie de sollicitude et de sage prévoyance, au sujet «de quelques agitateurs qui auraient été signalés « comme parcourant le pays et cherchant, par de fausses « nouvelles, à ébranler la fidélité des ateliers (1), » doit -on en conclure que la tranquillité de la Martinique était menacée, qu’une proclamation publiée par le Gouvernement en fait foi? Non; le Gouverneur avait trop bien compris la question coloniale et l’état du pays pour alarmer ainsi sans nécessité les colons de la Martinique, déjà trop préoccupés de leur situation. A côté des citations qui précèdent, on est heureux de trouver « qu’il convient de régler de prime abord le prin« cipe d’abolition dans ses rapports avec les intérêts colo« niaux, agricoles, économiques et politiques; que le présent « ne peut donner d’inquiétude sérieuse, mais que l’avenir est «menaçant, parce que la propriété est en question, le noir «sans valeur, et la propriété coloniale, par contre-coup; que er

(1) GOUVERNEMENT DE LA MARTINIQUE. Circulaire de M. le Gouverneur à MM. les Commissaires commandants des Communes. Bellevue, le 15 décembre 1838,

Monsieur le Commissaire commandant, Il m’a été rendu compte que quelques agitateurs parcouraient le pays et cherchaient à ébranler la fidélité des ateliers par de fausses nouvelles. Par exemple, ils disent aux esclaves que ce sont les habitants, que c’est le conseil colonial qui empêchent le Roi d’imiter ici les îles voisines et de proclamer une émancipation. Les esclaves n’ont répondu à ces grossiers mensonges que par leur sagesse et leur parfaite tranquillité. Ils savent fort bien que ce n’est pas dans la colonie , mais en France, que pourrait se traiter une si importante question, et qu'ainsi il conviendra toujours d’attendre avec calme ce que Dieu et le Roi pourront vouloir, dans l’avenir, pour le bien de tous. Toutefois, comme il importe à l’ordre public de ne pas laisser circuler des bruits dangereux et dénués de tout fondement, vous aurez soin de faire arrêter par la gendarmerie, et de faire conduire de brigade en brigade, à la IVe PARTIE.

27


210 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

L’émancipation immédiate présente d’autres dangers qu’il convient de prévoir.

QUATRIÈME PARTIE.

«la situation économique des colonies ne peut elle-même « être réglée que lorsque la question de travail sera résolue. » Voilà des vérités qui découlent d’une saine observation, et que le Gouvernement saura comprendre avant de prononcer. Mais toute exagération est dangereuse, soit quelle tende au but qu’on se propose, soit qu’elle veuille en écarter. La Commission coloniale a besoin d’être éclairée sérieusement. La haute sagesse de ses délibérations doit annoncer à tous qu'elle est disposée à répondre à la gravité de son mandat. D’un autre côté, la Commission et le Gouvernement doivent se mettre en garde contre les entraînements, les ambitions, les intérêts divers qui se groupent autour de la question d’émancipation, et agissent respectivement dans le sens qui leur est propre. Ainsi le Gouvernement pourra marcher d’un pas ferme et mesuré vers le but important qu’il se propose, en demandant au temps le concours qu’il est nécessairement appelé à fournir. Je crois avoir suffisamment établi que les colonies sont exemptes d’agitation, quant aux esclaves ; que, sous ce rapport, l’émancipation n’est pas urgente, et qu'elle ne peut être immédiate. De quoi s’agit-il, en effet ? De l’abolition de l’esclavage, d’un acte sans exemple jusqu’à nos jours dans l’histoire des

geôle d’une des villes, les colporteurs de ces fausses nouvelles, et vous ferez exercer, à cet effet, dans votre commune, une surveillance plus sévère que de coutume, dirigée surtout contre les gens sans aveu, qui ne pourraient justifier les causes de leur présence chez vous. Vous donnerez la plus grande publicité à la présente lettre, et vous engagerez messieurs les habitants à faire connaître à leurs ateliers ce que j’ai dit des perturbateurs et des colporteurs de fausses nouvelles qui voudraient compromettre le repos et l’avenir des esclaves et de la colonie. Ces perturbateurs, quels qu’ils soient, seront trompés dans leur attente, et, s'ils osaient lever la tête, ils trouveraient immédiatement, en face d’eux, à leurs risques et périls, la force publique sur tous les points de l’île, et ensuite la loi. Agréez, Monsieur le Commissaire commandant, etc. Le Contre-Amiral Gouverneur de la Martinique, Commandant en chef les forces navales aux Antilles. Signé A. DE MOGES.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

211

nations chez lesquelles, pourtant, l’esclavage a cessé sans Opinions et propoinconvénient, et sans laisser après lui la moindre trace. Mais sitions de l’Ordonnateur sur l’émanciici la question est plus grave encore ; car il s’agit uniquement pation des esclaves et de la race noire, qu’on veut appeler, avec le temps, au même sur la saisie immobiétat que la race blanche, en la faisant participer à la jouis- lière. sance des droits civils et des droits politiques, en lui donnant accès dans les emplois publics, et place sous les drapeaux de l’armée, en la fusionnant pour ainsi dire avec la race blance, et en s’exposant ainsi à verser dans le sang européen des altérations que les siècles pourront seuls effacer. D’autres dangers encore menacent la société européenne. Fixons un moment l’attention sur ces fléaux qui affectent plus particulièrement la race noire, et ses diverses dégradations, la lèpre et le pian, ces manifestations terribles de la colère céleste. Peut-on oublier de nos jours les séquestrations sévères, les proscriptions des quinzième et seizième siècles à l’égard de semblables fléaux, et leur ouvrir les portes de nos cités par un rapprochement intempestif et prématuré ? Enfin, et pour n’envisager la question qu’au point de vue le plus simple et le plus direct, 260 mille esclaves pénétreront-ils tout à coup dans la vie civile, sans condition et sans épreuve, avec le titre de citoyens français, quand la loi prend soin de soumettre à des conditions si sévères la concession de ce même titre à l’égard des étrangers ? La loi nouvelle serait donc plus libérale et plus facile, à l’égard de la race africaine, que ne l’est la loi commune à l’égard de l'Europe civilisée. Des considérations d’un tel ordre méritent au moins qu’on les examine préalablement ; elles appellent également l’attention du philanthrope et du législateur. Pour mon compte, je ne vois rien de léger dans la question d’émancipation, question politique, industrielle, commerciale, question de prudence et d’avenir, et, par-dessus tout, question de temps. La France est puissante et riche ; sa position géographique sur les deux mers, la fertilité variée de son territoire, le développement de son industrie agricole et manufactu27.

La France n'est pas en situation de précipiter l émancipation, au risque de perdre ses colonies.


212 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

rière, la bonne constitution de son armée et de sa flotte, lui assignent à jamais un premier rang parmi les nations. Mais la puissance et les richesses de la France ne sont pas telles qu’on puisse risquer légèrement une notable portion des éléments qui les composent, en précipitant les mesures destinées à modifier le régime colonial, et qui, si elles sont prises prématurément, peuvent entraîner la perte des colonies. À part la richesse créée, de grands intérêts sont encore à ménager. Le capital représenté par les colonies, sol, cultures, usines, routes, ports et rades, villes, bourgs, habitations, édifices publics, fortifications, matériel, etc., ne s’élève pas à moins de 1 milliard 800 millions de francs. Cette évaluation, tout approximative, n’est pourtant pas exagérée; elle serait même plutôt au-dessous qu’audessus de la réalité. En effet, si l’on retranche du capital ses parties improductives, telles que les routes, les ports et rades, les édifices publics, les fortifications, le matériel, on arrive à peine à la rente de 200 francs par chaque individu composant la population coloniale, forte de 380 mille âmes, sans distinction de classes. Or, cette rente même est loin de répondre à la dépense réelle, l’entretien simple d’un esclave représentant un chiffre plus élevé (216 fr.) : la différence s’explique, d’une part, par la partie des produits annuels excédant 5 p. %, et, de l’autre, par la dette coloniale, qui s’accroit régulièrement tous les ans. Voilà pour la richesse créée. Le capital qui la représente entraîne un mouvement qu’il n’importe pas moins d’apprécier. L’importation annuelle de la métropole, importation dans laquelle l’industrie parisienne seule entre au moins pour un quart, est de cinquante à soixante millions de 55,000,000f francs, soit L’exportation des colonies pour la 70,000,000 métropole est de Les denrées coloniales réexportées A

REPORTER.. .....

125,000,000


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

125,000,000f

REPORT

de France, par voie d’entrepôt, ont une valeur de L’importation étrangère dans les colonies, de L’exportation des colonies à l’étranger, de (Le mouvement des entrepôts nouvellement créés à la Martinique et à la Guadeloupe doit élever encore ces deux derniers chiffres.) Le mouvement d’importation et d’exportation entre les colonies françaises . est de Le revenu fiscal de la métropole, sur les produits coloniaux importés, ne va ..... pas à moins de La dette commerciale, soit «les «créances personnelles des négociants « des ports sur les colons, » a été évaluée à. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Enfin les dettes hypothécaires de la Martinique, de la Guadeloupe, de Bourbon et de la Guyane, s’élèvent, par rapprochement avec les relevés récents des registres de la Martinique, au chiffre ........... énorme de (1) MOUVEMENT TOTAL

À

REPORTER.

213

..

12,000,000 13,000,000 10,000,000

10,000,000

30,000,000

60,000,000

5oo,000,000 760,000,000

(1) Ce chiffre de 500 millions a pour base les relevés officiels faits à la date du 30 octobre 1841, des inscriptions et radiations opérées à la Martinique, de 1831 à 1840, et présentant les résultats ci-après : 236,214,221f 98c Inscriptions. . . . . . . . . . . .. 14,807,839 61 Radiations. . . . .. . . . . .. . . . . . . .. Restant de la dette hypothécaire Admettant pour la Guadeloupe une condition plus favoREPORT

221,406,882 37

221,406,882 37

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.


214 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE. REPORT

760,000,000f

(I)

Ainsi, à cette richesse flottante, vient se joindre une richesse fixe de 1,800,000,000 EN TOUT

(2)

2,560,000,000

A quoi il conviendra d’ajouter le chiffre de l’indemnité représentative de la valeur des ateliers. Les populations coloniales tout entières, une partie de notre commerce maritime et de notre commerce intérieur, un grand nombre d’ouvriers de nos ports et de nos villes manufacturières, un plus grand nombre de producteurs de tous les départements de la France, vivent incontestablement sur la richesse créée des colonies et sur le mouvement de production, d’importation et d’exportation que ce capital entraîne. En outre, les créanciers des colons trouvent dans ce mouvement même des chances de liquidation et des conditions de crédit, qui périraient si le mouvement venait à se ralentir ou à cesser. Il y a plus ; on ne peut se lasser de le dire : à la navigation commerciale, si sérieusement engagée dans la question, se lient intimement le sort de la marine militaire et son recrutement, dont la source principale est dans la grande pêche.

221,406,882 37

REPORT

rable, c’est-à dire une dette moindre de 40 millions 1/2, il reste un nombre rond Enfin, en ne comprenant Bourbon que pour 90 millions, et Cayenne pour 10 millions, ensemble

180,000,000 00

on explique, nombre rond, la dette énorme de

500,000,000 00

100,000,000 00

(1) Ce total se compose : 1 d’éléments puisés dans le tableau général du commerce de la France, les notices statistiques sur les colonies, et la quatrième lettre de M. Jollivet sur la question des sucres ; 2 de la dette hypothécaire expliquée par la note précédente. (2) Le tableau qui conduit à ce chiffre n’est pas exempt de critique, en ce qu’il présente la réunion, dans un même total, de richesses et de produits dissemblables. Mais l’unique but a été de réunir, dans un exposé rapide, d’une part le montant de la richesse créée, et, de l’autre, le mouvement général que cette richesse entraîne, ainsi que la multitude d'intérêts qui y puisent leur aliment. Le départ des capitaux ou des produits distincts sera toujours facile à faire si l’on veut. e

e


215 Retranchez successivement, des 400 navires et des 5,000 marins que les colonies maintiennent encore en activité, le nombre de marins et de navires que repoussera la décadence rapide des colonies, sous l’influence d’une transformation sociale intempestive ; retranchez, des 450 navires et des 9,000 marins employés à la pêche de TerreNeuve, un nombre proportionnel de marins et de navires, à mesure que les colonies verront diminuer leurs produits, recherchés aujourd’hui en échange de la morue, qu’elles consomment dans le rapport d’un tiers avec le produit total de la pêche annuelle ; joignez à tout cela ce que vous aurez déjà retranché au mouvement producteur, au mouvement d’échange, au mouvement financier, au mouvement industriel, et l’on verra, dans la métropole comme dans les colonies, combien d’existences compromises ou renversées. Les idées d’émancipation progressent en France avec une rapidité effrayante pour tous ces intérêts. La partie est engagée, il n’y a plus à reculer; mais il restait encore à poser l’enjeu : c’est ce que j’ai tenté de faire. Les hommes d’État réfléchiront. Avant de rien précipiter, on examinera le préjudice immense qui menace en même temps notre industrie intérieure, nos ports de commerce, notre marine militaire, notre situation politique, enfin, lorsque la France ne possédera plus un seul point dans l’Océan. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Qu’on examine aussi d’avance l’embarras inévitable où l’on jetterait le Gouvernement, et qu’on ose dire encore : « L’émancipation doit être immédiate. » Non; aucune circonstance majeure, aucune nécessité apparente ne justifie un tel besoin ; rien même ne peut le faire pressentir encore pour une époque plus ou moins prochaine. Le Gouvernement ne s’engagera donc pas dans une voie qui ne pourrait être que funeste aux colonies et à la France tout entière. Déjà l’extension donnée à la fabrication du sucre indigène, admis au droit de faveur sur le sucre exotique, a porté un grand coup aux divers intérêts qui se rattachent plus ou moins directement à l’existence des colonies. Déjà

La fabrication du sucre indigène est un obstacle à la liquidation de la dette coloniale, et, par suite, un embarras de plus pour réaliser l’émancipation.


Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE. 216 l’influence de 389 fabricants (1) français a dominé le sort de 380,000 individus également français (2), en réduisant d’un tiers l’importation française aux colonies, et en privant le trésor public d’un revenu de 35,000,000 de francs. Suivant l’exposé de M. le ministre du commerce, du 25 janvier 1840, on évaluerait à 40,000,000 de francs l’indemnité à payer à 389 usines pour faire cesser la fabrication du sucre indigène, relever le produit colonial, rétablir l’équilibre dans les recettes du trésor, et donner aux colons le moyen de se libérer. En moins de seize mois, les nouveaux produits du fisc auraient couvert l’Etat du montant de l’indemnité. Si la France, équitable envers ses colonies, pouvait entrer enfin dans cette voie, elle poserait la meilleure base d’une émancipation paisible, en assurant la liquidation de la dette coloniale, et en obtenant le concours efficace des colons dans l’accomplissement des mesures qui doivent préparer les esclaves au changement d’état auquel ils sont nécessairement appelés. L’objection tirée du sort des ouvriers actuellement employés par l’industrie sucrière indigène serait sans nulle valeur. Cette industrie emploie au plus 4 à 5,000 ouvriers ; c’est même beaucoup dire : mais plus de 20,000 ouvriers et laboureurs travaillent pour les colonies, soit dans les ports de construction et de commerce, soit dans les villes manufacturières, soit dans les nombreux départements qui alimentent du produit de leur sol la consommation coloniale. D’ailleurs ces 4 à 5,000 ouvriers, repoussés des usines par suite de l’indemnité, seraient aussitôt appelés dans les raffineries de sucre exotique, et leur sort se trouverait également assuré. Ainsi tout deviendrait plus facile dans l’émancipation; l’équilibre entre la France et ses colonies serait promptement rétabli, et, par une économie mieux entendue, nos départements vignobles et nos terres à grains, journellement envahis par la culture de la betterave, seraient

(1) Quatrième lettre de M. A. Jollivet, pages 24, 25 et suivantes. (2) La population des colonies se compose de 115,680 libres, 260,616 non libres ; en tout 376,276, statistique de 1838.


217 rendus à une destination plus essentielle aux classes pauvres qui consomment peu de sucre, mais auxquelles la boisson et le pain sont de tout temps indispensables. Je crois avoir exposé, du moins en partie, les dangers réels d’une émancipation immédiate ou prématurée; mais il ne convient pas de multiplier ces dangers à l’imagination par des terreurs exagérées, et de s’alarmer ainsi sans raison majeure. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

On a souvent opposé aux mesures d’émancipation Les idées qui se prol’exemple de Saint-Domingue. Je ne crois pas qu’il faille pagent, les mesures qui seront prises ne peuvent s’abandonner à l’opinion de ceux qui menacent nos colo- reproduire dans nos nies d’un pareil sort. Les éléments n’étant pas les mêmes, colonies les désastres les mêmes conséquences n’en surgiront pas. La révolution de Saint-Domingue. de Saint-Domingue a son analogue dans la révolution francaise. Les libres de sang mêlé réclamaient des priviléges que les colons leur refusaient avec obstination, comme l’Assemblée constituante réclamait des priviléges auxquels la cour croyait encore devoir se refuser. Dans ce conflit des intérêts politiques, les esclaves, harcelés en divers sens par les deux partis en présence, se levèrent un jour et agitèrent sur la reine des Antilles le niveau sanglant des révolutions. La cause du désastre est connue. A l’égard de nos colonies, la loi du 24 avril 1833 en a effacé le germe. Mais on doit tirer de l’état présent de Saint-Domingue des enseignements plus utiles : le commerce languissant ou détruit, l’absence du travail après un demi-siècle de liberté, les cultures abandonnées, l’oisiveté poursuivie sans aucun fruit par les lois les plus sévères : tel est le sort dont il faut, s’il se peut, préserver l’avenir de nos possessions d’outre-mer. Mais, pour cela encore, une période de préparation et de travail est nécessaire. Que cette période soit accordée dans l’intérêt commun, et la hache de Saint-Domingue ne se lèvera pas une seconde fois sur les colonies de la France. Ne précipitons rien, et demandons au temps son concours indispensable. Tout peut être sauvé si l’émancipation des esclaves est une œuvre de raison; tout est compromis IV PARTIE. 28 e


218 Opinions et propositions de l'Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

L’état matériel des esclaves n’appelle pas non plus l’émancipation immédiate.

QUATRIÈME PARTIE.

si c’est une œuvre d'entrainement ; et, davance, tes colonies peuvent couvrir leur tête d’un voile de deuil. Et pourquoi se hâter, au risque de tout compromettre! L’état moral des noirs n’a rien qui décèle l’urgence, son état matériel encore moins ; la raison d’humanité, la raison d’État, la raison industrielle et commerciale réclament au contraire l’atermoiement. Les noirs de nos colonies, plus heureux, à part le mot esclavage, que les prolétaires de nos provinces, sont-ils déjà plus dignes d’intérêt, par leurs mœurs et leur origine, que les chrétiens révoltés de la Syrie, de l’île de Crète et de la Bulgarie ? Si la raison d’Etat commande qu’on dise à ces derniers : «Vous avez nos sympathies, comptez sur notre protection; mais la politique ne permet pas une intervention de nature à devancer pour vous l’action du temps, et à poser le principe de la destruction de l’Empire Ottoman, » la raison, l’équité, l’intérêt même ne commandent-ils pas de dire aux esclaves : « Vous serez libres un jour : ces mots sont écrits dans la loi; mais le jour n’est pas venu, attendez! l’émancipation ne peut être immédiate ; L’État a besoin de régulariser parmi vous le travail, pour que les colonies ne périssent pas, et vous même avec elles; il a besoin de vous préparer pour la liberté, par une instruction morale et politique qui vous manque, et qu’il veut vous donner ; il a besoin d’indemniser le maître de la perte de votre travail, qui deviendra l’objet de transactions libres entre vous et lui ; mais pour cela une période de préparation et de travail est nécessaire : travaillez pour votre rachat, travaillez pour la liberté ; le terme de l’esclavage est fixé : attendez ! » Les noirs comprendront ce langage et ils attendront, parce que leur nature n’est pas impatiente, et que le principe du rachat a toujours été et est encore dans leurs mœurs ; ils attendront, surtout, parce que l’esclavage aura son terme arrêté. Les colons comprendront ce langage, car ils n’ignorent pas, eux aussi, que l’émancipation est inévitable, et qu’un ajournement rationnel peut seul empêcher leur ruine totale.


219 Enfin l’émancipation s’accomplira, au risque des événements futurs ; mais, en réalisant ce grand acte , l’État aura satisfait à la morale et à la justice, par la concession d’une équitable indemnité et d’un temps nécessaire de préparation. Après, si les colonies ne peuvent survivre à la transformation sociale, elles périront, et avec elles tous les intérêts qu’elles embrassent : la politique aura failli ; mais elle aura failli libéralement, et elle sortira de la lutte exempte d’un reproche qui la suivrait dans l’avenir. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l'émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

L’abolition sérieuse de la traite des noirs fut le principe L'abolition de la noirs devait réel et fécond de l’abolition de l’esclavage, la source de traite des réaliser de fait, et avec moralisation et de bien-être parmi les esclaves. En effet, le temps nécessaire, par l’abolition de la traite, tout nouveau recrutement des l’abolition de l’esclaateliers devenant impossible, le colon (à part son huma- vage. nité naturelle) dut attacher nécessairement plus de prix à la conservation de l’esclave. De là les améliorations considérables que présentent les colonies d’aujourd’hui, comparées à celles de 1818 et de 1831. Toutefois ces améliorations, conséquence immédiate de la volonté et de l’intérêt du maître, n'ont pu se réaliser sans influer progressivement sur l’intelligence de la population esclave ; car c’est une vérité commune que le développement intellectuel des masses suit constamment le bien-être des individus. Et si la France des derniers siècles ressemble si peu à la France de nos jours, c’est que des révolutions successives ont appris aux gouvernants à faire graduellement un peu moins pour les grands, un peu plus pour les masses. Ainsi doit s’accomplir, avec l’aide du temps, toute civilisation, à moins qu’on ne renonce à la rendre fructueuse au bien public et conservatrice pour l’Etat. Mais une civilisation forcée, inopportune, improvisée, rencontrant des individus nés dans l’esclavage, et insuffisamment préparés pour en sortir, ne pourrait conduire qu’à la désorganisalion de la société coloniale, lorsque le but, au contraire, est de la reconstituer sur des bases durables, en la modifiant dans ce qu'elle a d’incompatible avec l’époque où nous vivons. Des principes rationnels sur la matière ont été procla28,


220 Opinions et propositions de l'Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

més à la Chambre des Députés (1). « Tout se lie (a-t-on dit) « dans le système colonial, et l’esclavage lui-même se lie à « la constitution politique, administrative, judiciaire et « commerciale des colonies. C’est donc par des vues d’en-« semble qu’on doit procéder à la réforme des colonies. Les «grandes mesures seront seules efficaces et légitimes. » A ces renseignements je n’ajouterai que deux mots : la volonté, le temps. La volonté, je la trouve tout entière dans la loi du 4 mars 1831, portant abolition de la traite des noirs. L’ordonnance du 1 mars 1831, sur les taxes d’affranchissement ; celles des 12 juillet 1832, 29 avril 1836, et 11 juin 1839, destinées à faciliter les affranchissements; celles du 4 août 1833 et du 11 juin 1839, sur les recensements ; enfin, l’ordonnance du 5 janvier 1840, sur le patronage, le contrôle des ateliers, l’instruction morale des esclaves, n’ont été que des corollaires de la loi fondamentale d’abolition. Ce sont autant d’actes par lesquels le Gouvernement s’est associé aux colons, en vue de préparer les esclaves à la liberté; seulement ces divers actes, arrachés par l’impatience aux sages temporisations du pouvoir, n’ont pas toujours eu le bonheur de l’à-propos et de l’ensemble, parce qu’il n’a pas toujours été possible de faire comprendre aux colons leur utilité, et de préparer à temps leur esprit à en accepter franchement l’application, Le temps, il est encore à fixer. Mais que serait-il arrivé si, après avoir posé la première base de l’affranchissement des esclaves, je veux dire l’abolition de la traite des noirs, on eût laissé marcher le temps? Il serait arrivé que les affranchissements volontaires qui ont reçu, depuis 1830, un développement considérable, auraient suivi une progression encore plus rapide, étant abandonnés à l’équité des colons, à leur intérêt même, et à certaines convenances qui ne s’apprécient bien que sur les lieux, et que l’usage a consacrées solennellement. De cette manière, et sans tenir compte de l’excédant presque constant des décès sur les naissances, un demi-siècle peut-être er

(1) M. Janvier. Séance du 6 mars 1841.


221 aurait suffi de reste pour que la population libre des coloOpinions et proponies balançât le chiffre de la population esclave. Dès lors, sitions de l’Ordonnal'esclavage aurait fait virtuellement un grand pas vers la teur sur l’émancipaliberté. Plus tard, et par les mêmes causes, l’esclavage ve- tion des esclaves et sur la saisie immobinant à former la minorité, et les familles affranchies atti- lière. rant à elles, par une tendance naturelle, leurs parents non encore libérés, l’esclavage serait devenu l’exception. Enfin, réduit à une très-faible partie de la population, l’esclavage se serait éteint dans les colonies, soit de lui-même, soit par la volonté du pouvoir; mais avec lui n’aurait pas péri le travail, introduit peu à peu dans les habitudes, et fortifié par le besoin de luxe et d’imitation. De plus, l’esclavage aurait cessé sans perturbation pour la société coloniale, comme sans dépense pour l’État, au grand contentement des économistes. C’est, si l’on veut, l’émancipation graduelle et progressive, plus le temps. Ce système, après tout, n’eût peut-être pas été le plus mauvais ; mais il n’est plus permis d’y songer : au point où en sont les choses, ce serait une fin de non-recevoir. Je ne l’indique, au surplus, que comme exemple d’une émancipation s’opérant graduellement, sans inquiétudes, sans trouble, sans efforts, sans dépense, et sans compromettre le travail, c’est-à-dire sans compromettre l’existence des colonies. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Tout système d’émancipation doit crouler, s’il n’a pour base le La garantie du tratravail. Ce principe a été largement développé dans les pro- vail et les moyens de le garantir doivent cès-verbaux antérieurs. Malheureusement, je ne vois jus- former la base de tout qu’ici aucun système qui puisse garantir le travail. Tous les système d’émancipasystèmes le promettent, mais sans indication de moyens. tion. Entre cette promesse et son effet, on doit rencontrer une lacune immense, à laquelle il paraîtrait qu’on n’aurait pas encore songé. Il y a plus, je ne crois pas qu’il soit possible de formuler un système qui remplisse la condition essentielle et radicale du travail garanti, s’il modifie immédiatement le régime actuel. Cette conviction peut n’avoir pas encore pénétré les esprits bienveillants et justes qui, en France, cherchent de bonne foi le moyen d’améliorer le sort moral et politique de la race noire, en lui concédant la liberté ; mais elle est à peu près unanime parmi ceux qui ont étudié attentivement, sur les lieux, les individus sur les-


222 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

quels doit agir la loi d’émancipation ; et il ne serait pas nécessaire de descendre jusqu’aux esclaves pour trouver des éléments nouveaux de cette pénible conviction : l’étude de la population affranchie suffirait pour la rendre complète. A part quelques exceptions honorables, et qui, d’ellesmêmes, se sont placées hors rang, quiconque a étudié la race noire, depuis son origine jusqu’à sa modification la plus avancée, ne peut méconnaître l’impuissance de la loi à l’égard du travail libre, sous l’influence d’une paresse innée, d’un penchant irrésistible aux impressions des sens, d’un climat énervant, et en présence d’un sol qui satisfait si aisément aux besoins de la vie. Comment ne pas reconnaître cette vérité, au sein de ces masses d’ouvriers inactifs à côté de l’industrie languissante qui les invite en vain au travail continu ? Mais le travail est ce qui leur coûte le plus au monde et ce qu’ils estiment davantage, quant au salaire qu’il procure ; mais leur bien-être est dans l’oisiveté, même au risque de quelques privations. D’ailleurs, si un ou deux jours de travail par semaine leur suffisent, ils n’iront pas au delà, étrangers qu’ils sont encore aux besoins de la famille, insoucieux qu’ils sont de l’avenir. A l’égard des esclaves, le régime actuel, adouci par la législation nouvelle et par les mœurs du temps, est le seul moyen possible pour obtenir même un travail modéré. Et comment en serait-il autrement à l’égard des esclaves, lorsque, depuis onze ans, la liberté, le contact de la civilisation, l’exemple de l’ordre, le mouvement progressif de l’industrie n’ont pas obtenu davantage à l’égard de la masse des affranchis ? Il est donc urgent de considérer que les mœurs, la nature, le penchant inné des races, ne peuvent se modifier à la volonté du législateur, et que celui-ci doit forcément laisser au temps la part d’action qui ne saurait lui être ravie sans danger. La race noire, telle qu’elle se présente de nos jours à l’observation dans les colonies françaises, n’a encore saisi que les vices de la civilisation européenne, en conservant le type de ses vices originels. Le désordre et l’immoralité sont la règle, les bonnes mœurs sont l’exception, et, malheureusement, la très-minime exception. Tel est le tableau véridique qu’offrent encore en ce moment nos


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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colonies. C’est un mélange original d’ignorance , de vices et de superstition : à la dépravation la plus flagrante, s’allient sans effort les pratiques religieuses ou les démonstrations de piété ; les liens de famille et les vertus qu’ils procurent sont encore à naître dans cette partie de la société coloniale ; l’avenir n’est compté pour rien ; l’argent même, cet agent puissant d’émulation parmi les peuples, n’est pas encore considéré comme un moyen de bien-être, mais seulement comme un moyen ou une occasion de plaisir. Toutefois, si telle est la réalité des faits, il faut s’efforcer de les modifier, et ne pas faire un crime à la race de sa dépravation. Le vice pénètre au cœur de l’homme, rapide comme l’éclair ; la morale s’infiltre lentement, lorsqu’elle n’est pas le fruit de l’éducation de famille qui prend l’homme au berceau et le conduit pas à pas dans sa carrière. Cette base a manqué à l’éducation de la race. Qu’on l’accueille donc aujourd’hui telle qu'elle est, avec indulgence, et qu’on cherche à l’améliorer par les moyens progres à conduire à ce noble but. Il est un fait qui n’a peut être pas encore attiré suffisamment l’attention. C’est que la dépravation de la race noire est plus grande à mesure que cette race s’est trouvée plus longtemps en contact avec notre civilisation. Qu’on l’observe au sein de l’Afrique, au Sénégal, à Cayenne, aux Antilles, et l’on sera frappé de ce phénomène capable d’ébranler, au premier aspect, toutes les espérances de moralisation et d’avenir. Cela ne viendrait-il pas de ce que jamais, jusqu’ici, le travail n’a été pris pour base de l’éducation des noirs ( 1) ? S’il en était ainsi, et je serais porté à le croire,

(1) On peut objecter à ceci qu’une telle base était superflue sous un régime de travail forcé; c’est vrai à la lettre. Mais ce que j’entends dire, c’est que la morale religieuse enseignée aux noirs est beaucoup trop bornée, soit aux dogmes de l’église, soit au cadre de catéchismes pour la plupart inintelligibles, et pas assez étendue aux préceptes évangéliques, qui présentent partout le travail comme condition première de la vie humaine, ainsi que la soumission obligatoire des inférieurs envers les supérieurs. Je dis qu’après avoir ramené cette morale à des termes simples et intelligibles pour les esprits qu’il s’agit d’éclairer, ce qui resterait à faire serait d’en confier la propagation à des hommes instruits, pieux, justes et désintéressés, à des hommes, en un mot, qui fussent à la hauteur de leur mission noble et sainte.

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.


Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l'émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière,

L'expérience

an-

glaise n’a pas encore manifesté ses résultats. Elle ne peut rien décider à l'égard des colonies de la France.

QUATRIÈME PARTIE. 224 tous les soins qu’on prend aujourd’hui ne prépareraient qu’amertume et déception. Car les colonies ne peuvent subsister que parle travail ; elles auront cessé d’être, quand le travail aura cessé de les féconder. Ceci n’est point un paradoxe : c’est une vérité sévère que l’opinion métropolitaine doit comprendre et que le Gouvernement a déjà comprise, en indiquant comme moyen de préparation, l’établissement d’écoles d’arts et métiers et d’écoles d’agriculture pratique, fortifiées de l’enseignement moral et religieux. Le principe est donc reconnu. Avant de pouvoir jouir du bienfait de la liberté, il faut que les noirs comprennent cette liberté même, il faut qu’on leur apprenne à distinguer les avantages qu'elle procure et les obligations quelle impose , il faut qu’ils sachent, que toute société ne peut se fonder et se maintenir que par le travail de l’homme. Qu’avons-nous fait jusqu’ici pour donner aux noirs ces utiles enseignements? rien, ou presque rien. Les améliorations qui se sont opérées dans l’état moral et le bien-être individuel des esclaves ont été la conséquence de la volonté du maître. Les actes du Gouvernement, dirigés principalement vers la moralisation et la tutelle des esclaves à l’égard de l’exercice de l’autorité du maître, n’ont pas eu précisément en vue l’organisation du travail régulier et continu comme premier élément de transformation sociale. C’est donc à présent le principal objet qui doive appeler toutes les méditations, réveiller toutes les sympathies en faveur de la race noire, ranimer tous les vœux et tous les efforts en faveur de la conservation des colonies. Ces intérêts se lient; l’un ne périrait pas sans l’autre; le travail seul peut les sauver tous deux.

Je ne crois pas que l’expérience anglaise puisse affaiblir en rien les assertions qui précèdent, ni fournir contre elles aucun argument solide : elle doit, au contraire, les fortifier. Mais il faut que les résultats de cette expérience soient connus, et, quoi qu’on en dise, ils n’ont pas encore parlé. L’émancipation définitive des apprentis s’est accomplie prématurément dans les colonies anglaises; l’ambitieuse réforme, moins que l’impatience des apprentis, a devancé


225 les prévisions déjà trop bornées du législateur. Aussitôt, une Opinions et propojuste indemnité est venue parer aux besoins du premier sitions de l'Ordonnamoment, en ranimant la vie industrielle et commerciale, teur sur l’émancipation des esclaves et et mettant simultanément aux mains des colons anglais les sur la saisie immobimoyens nécessaires pour rétribuer le travail libre. Néanmoins lière. le travail a diminué d’une manière alarmante , et le produit d’exportation en a souffert naturellement : le gouvernement britannique y avait pourvu d’avance en paralysant l’essor de la fabrication indigène. D’un autre côté, le prix des sucres s’élevait, sur les marchés d’Angleterre, presque dans le rapport de la diminution du travail aux Antilles et dans la Guyane. Mais ces résultats d’ensemble, ces moyens efficaces de protection et de concours au sein de la crise d’affranchissement, ne peuvent subsister toujours, combattus qu'ils sont par des intérêts plus généraux, entre autres ceux de la consommation. L’équilibre devra tôt ou tard se rétablir, et le prix des sucres des colonies affranchies devra être ramené au taux des sucres de l’Inde et des sucres étrangers , moins la surtaxe sur ces derniers : c’est ce qui doit s’opérer en plus ou moins de temps, et la mesure retentira dans les possessions anglaises de l’occident. Le moment n’est peut-être pas éloigné où il sera permis de juger sainement des effets de l émancipation anglaise; encore quelques années, et l’expérience aura parlé. Cependant quelques rapports, déjà anciens , sur le progrès du travail libre ont paru influencer plus d’une opinion. On a cité surtout l’île d’Antigoa, le plus heureusement disposée pour recueillir les bons effets de l’émancipation. Qu’on veuille bien examiner les rapports d’exploration plus récente (1), on relèvera partout la dégradation du travail, la gêne croissante des colons, l’embarras des gouvernements coloniaux. Antigoa même présentera l’exemple d’une dépravation inouïe, d’un travail forcé aux mêmes conditions que le travail en Europe (2), et de la misère des nouveaux libres. Encore quelque temps, je le répète, CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

(1) Notamment ceux du capitaine Layrle. (2) Le sol d’Antigue n’étant pas favorable à la culture des vivres, toutes le* denrées y sont importées du dehors; l'employeur seul pouvant s’approvisionner, la faim devient la condition rigoureuse du travail. IVe PARTIE.

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226 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

et l’expérience anglaise aura manifesté ses véritables résultats. La philanthropie en gémira peut-être, mais l’Angleterre ne sera pas surprise ; sa politique aura triomphé, surtout si elle parvient, avec le temps, à entraîner dans un sort commun toutes les colonies de l’occident. Déjà la riche et florissante Cuba se croit menacée (1) , et s’adresse à sa métropole en des termes extrêmes, il est vrai, mais qui n’en sont que plus alarmants; viendra le tour des petites possessions de la Hollande, du Danemarck et de la Suède, sans importance d’ailleurs, à part Surinam, quant au produit colonial. Quant à la France, elle est en voie réelle d’émancipation (2). Mais si l’Angleterre a fait son sacrifice et poursuit encore avec succès son œuvre démonstrative, sauf à rétablir plus tard le travail aux Antilles par le recrutement déjà organisé sur la côte d’Afrique ; si l’Angleterre, dis-je, a fait son sacrifice, tâchons de retarder le nôtre, de l’éviter, s’il se peut, par des mesures conservatrices, afin de ne pas condamner l’Europe entière à demander un jour aux marchés d’Angleterre tous les sucres d’outre-mer. Ce résultat est inévitable dès que la culture aura cessé dans les Guyanes et dans les Antilles, et la culture cessera par l’émancipation, si les gouvernements intéressés ne se mettent promptement en voie d’organiser le travail journalier et continu dans les colonies à esclaves avant d’appeler ceux-ci à la liberté, qui doit leur arriver un jour. Il est d’ailleurs certain que, si les colonies de l’ouest périssent, le succès commercial et politique qu’a pu se proposer l’Angleterre se trouve dès lors réalisé ; mais l’Angleterre aura dans l’Inde une compensation , et la France nulle part : aucun point dans l’Atlantique pour alimenter son commerce maritime et servir de refuge à ses vaisseaux, à moins qu’on ne veuille compter pour quelque chose la petite colonie du Sénégal, qui récèle en effet quelques richesses commerciales

(1) Adresse de l’Ayuntamiento de la Havane â la régence d’Espagne. (2) L’Espagne, entraînée au risque d’une guerre civile à l’île de Cuba, ensuite le Danemarck et la Hollande ; viendra le tour des Etats de l’Union, où de grandes révolutions marqueront infailliblement un désastre national et le succès définitif de la politique anglaise.


227 non encore manifestées. Mais la nature spéciale des produits Opinions et propodu Sénégal et du bas de la côte place ces contrées tout à fait sitions de l’Ordonnateur sur l’émancipaen dehors de la question. tion des esclaves et D’ailleurs, déjà l’Angleterre fait offrir quelques millions sur la saisie immobià l’Espagne appauvrie, en vue de la cession d’Annobon et lière. Fernandodo, sur la côte occidentale d’Afrique, sans doute pour devancer les nations maritimes dans l’exploitation du commerce de ces contrées ; peut-être aussi dans la pensée plus heureuse d’organiser par là le recrutement de laboureurs africains, les seuls éminemment propres à la culture entre les tropiques (1). Quoi qu’il en soit, l’Angleterre accroîtrait encore ses compensations, quand il n’en resterait aucune à la France. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Les colons anglais, effrayés de l’apprentissage et, quelques Les immigrations années plus tard, de l’affranchissement définitif, opposèrent nouvelles ne sont pas plus concluantes en les immigrations à la diminution progressive du travail : faveur de l’émancipale Portugal, les Açores, Madère, la Côte-Ferme, l’Inde, tion anglaise et du tout fut exploré; aucun sacrifice n’arrêta les planteurs, maintien du travail. menacés dans leur fortune et dans leur avenir : qu’est-il arrivé ? Les immigrants ont péri ou périssent misérablement, dans un état de gêne pire que l’esclavage. L’Inde en a fourni en plus grand nombre; la tribu des Coulis a été sacrifiée à l’immigration. Mais, amenés captifs, bien que légalement engagés sur les habitations de Berbice, que représentaient-ils, dans la Guyane anglaise, en 1839 ? le principe du travail par immigration , et nullement le travail même. J’ai vu ces infortunés, que semblait oublier la philanthropie ; je les ai vus procurant avec peine à l’engagiste un travail précaire et à peu près dans le rapport du tiers de leur nombre, l’autre tiers malade, l’autre enfin errant (marron) autour de l’habitation. Ils étaient nourris et vêtus, c’est vrai; mais comment? Ils recevaient un salaire arbitrairement fixé, c’est

(1) La colonie expérimentale de Sierra-Leone est déjà merveilleusement disposée pour ce recrutement : plus de 20,000 noirs déserteurs des tribus africaines, ou rachetés successivement, s’y trouvent réunis sous un régime et un salaire (8 deniers sterling par jour) qui doivent leur faire souhaiter une meilteure condition. Est-ce bonheur, est-ce prévoyance?

29.


228 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

L'émancipation dans les colonies françaises ne peut s’accomplir que sous une législation spéciale et en rapport avec nos mœurs. Le système anglais ne peut convenir.

QUATRIÈME PARTIE.

encore vrai; mais que leur en restait-il, lorsqu’ils avaient remboursé au maître le prix de la nourriture et une part réglée du prix de leur passage de l’Inde à la Guyane ? Rien ou presque rien ; encore ce peu qui leur restait devenait-il l’objet de la convoitise des femmes noires, qui l’obtenaient par ruse et sans la moindre compensation : cela parce que les deux races sont antipathiques, et que les nègres, moins à plaindre et plus passionnés que les coulis, ne souffraient pas la rivalité de ces derniers. En proie aux infirmités les plus hideuses, abandonnés presque sans aucun soin, ils étaient moissonnés sous le poids de leurs maux et par les effets non moins désastreux de l’acclimatement : cela était au point que, plus tard, le gouvernement local crut devoir prescrire des mesures d’ordre et de surveillance humanitaire, qui sont encore en vigueur à l’égard de ces immigrants. Ainsi étaient heureux les Coulis arrachés à leur tribu, à leur famille, que, pour la plupart, ils ne devaient plus revoir; et ainsi finiront, suivant les enseignements du passé, les immigrations présentes et futures (1), en plus ou moins de temps, selon la diversité de l’origine et le degré de civilisation des individus. A l’exception de l’indemnité représentant la valeur des esclaves, de la non-intervention de l’administration dans le règlement du salaire pendant l’état transitoire ou dans l’état de liberté, enfin de la protection accordée aux produits coloniaux, nous n’avons rien à emprunter à l’émancipation anglaise. Ayons une législation qui soit nôtre et qui réponde également aux garanties que réclame la société coloniale, aux besoins de notre commerce et de notre politique, et à la prospérité du pays en général. Nos mœurs, nos lois, nos finances diffèrent essentiellement de celles de l’Angleterre; les mêmes dispositions ne peuvent convenir, surtout quand il s’agit de modifier les mœurs et les lois, de développer la puissance financière, de passer d’un régime ancien à un régime nouveau, et d’opérer enfin une transformation qui doit affecter tous les liens de l’ordre social. (1) J’excepte toujours les immigrations de noirs d’Afrique.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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L’indemnité acquise aux colons doit précéder l’émancipation des esclaves comme elle doit précéder tout état intermédiaire, car les modifications quelconques qui seraient apportées au régime actuel, autres que les améliorations compatibles avec le nouvel ordre de choses qui sera réglé, auront pour effet inévitable d’arrêter ou de ralentir le travail et d’influer en conséquence sur la production; dès lors, l’expropriation est réalisée : ne pouvant être scindée, elle s’accomplit par ses premiers effets; dès lors, selon les simples règles de l’équité , l’indemnité devient le gage de l’exproprié. Toutefois, le payement intégral de l’indemnité pouvant être un embarras pour les Chambres et une charge trop lourde pour le trésor, il convient de chercher à l’en soulager , mais par d’autres moyens que le remboursement compliqué et douteux sur le prix du travail des affranchis. Je trouverais ce moyen dans le délai même qu’il est indispensable d’assigner à l’émancipation , soit dans l’intérêt de la propriété et des hypothèques dont elle est grevée (1), soit dans l’intérêt de la civilisation des noirs et de leur avenir, soit enfin en vue de la conservation des colonies. Trois systèmes se présentent à la fois : 1° Demander aux Chambres, dès la première année de promulgation de la loi d’émancipation, le chiffre total la de l’indemnité, afin d’en faire fructifier la rente cumulée jusqu’au terme fixé par cette loi, et que je suppose devoir être de quinze années ; 2° Réclamer successivement, d’année en année , le vote d’un quinzième de l’indemnité, afin de moins charger un premier budget et d’atténuer la dépense totale jusqu’à concurrence du produit de l’intérêt successif de chaque annuité ; 3° Enfin recourir à l’emprunt d’une somme égale au Montant total de l’indemnité. Dans le premier cas, on couvrirait l’Etat, après quinze ans, , de la totalité de la dépense ; mais les Chambres consentiraient-elles à gonfler un seul budget du chiffre énorme de l’indemnité ?

(1) Assertion développée dans la deuxième partie de ce travail.

Opinions et propositions de l’ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Du payement de l’indemnité.


230 Opinions et propositions de l'Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

L'émancipation est résolue ; le terme seul et les moyens sont à déterminer.

QUATRIÈME PARTIE.

Dans le second cas, l’État ne se couvrirait que d’une partie de la dépense ( 1 ), et on aurait peut-être à redouter l’inconvénient de voir remettre chaque année les choses en question dans la discussion du vote. Dans le troisième cas, l’État ajouterait un nouveau chiffre à sa dette, et il est à croire que l’emprunt éprouverait moins d’obstacles de la part des Chambres législatives. Mais, dans tout état de choses,les colons seraient complètement rassurés sur le principe et le fonds de l’indemnité ; la liquidation des propriétés serait confiée à leurs propres soins, au moyen d’une loi d’expropriation appropriée aux localités comme aux circonstances (2), et le Gouvernement profiterait lui-même du temps pour améliorer le moral des esclaves et les préparer à la liberté, avec le concours du maître, dont on aurait, autant que possible, conjuré la ruine totale (3). Le Gouvernement veut émanciper les esclaves, et, pour atteindre ce but important, plus d’un système est mis à l’étude. Tous seraient, sauf les détails impossibles (4) qu'on peut écarter, d’une application plus ou moins facile et onéreuse à la nation, si l’on était décidé à ne tenir aucun compte de la question de conservation. Je dirais alors : le moyen le plus économique et le plus prompt serait le meilleur, bien qu’il fût le moins politique et peut-être le plus injuste. Emanciper les esclaves et perdre les colonies, est chose simple en son effet, grave en ses conséquences (5), mais qui peut se réaliser un jour. Émanciper les esclaves et conserver les colonies à la France, voilà le vrai but, le vrai système auquel doivent

(1) Voir le procès-verbal du 17 mai. (2) Voir (ci-après) la seconde partie du travail de l’ordonnateur. (3) « Tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de la gêne des colons, etc.»; (rapport de M. de Tocqueville.) (4) Voir les procès-verbaux antérieurs. (5) C’est encore ici le cas d’emprunter une proposition lucide et profonde au rapport de M. de Rémusat : «N’a-t-on pas à craindre de causer plus de mal «en supprimant l’esclavage que l’esclavage n’en cause en se perpétuant?» Mais la question est aujourd'hui résolue, l’esclavage doit cesser.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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se rallier tous les hommes consciencieux et sincèrement attachés à leur pays. Mais l'affranchissement des esclaves, sous cette condition impérieuse et absolue , ne peut s’opérer sans la garantie positive du travail, sinon pour toujours, si la possibilité n’en est pas démontrée, au moins pendant un temps donné, puisqu’on en a tous les moyens dans l’état présent des choses, et que ce travail temporaire est indispensable pour garantir la propriété coloniale et les nombreux intérêts dont elle est le gage. C’est là le point culminant de la question, et qui est encore à résoudre. Si la solution du travail garanti était facile et la démonstration évidente, je crois fermement qu’il ne se trouverait pas un homme sensé qui ne voulût devancer l'époque de l’émancipation; car nul ne peut vouloir maintenir ou prolonger l’esclavage pour l’esclavage même. Mais si la tendance à l’émancipation immédiate ou trèsprochaine agissait avec trop d’empire , même sur les intelligences élevées, je dirais volontiers à tous ceux qui s’occupent de la question : Prenons garde que trop d’impatience ne nous fasse manquer de justice , de patriotisme, et méconnaître les lois éternelles de la véritable philanthropie. Cependant, la question paraît avoir marché, en Europe, comme si l’on était d’accord sur tous les points capitaux. Il est vrai que le terme et les moyens pour l’exécution étaient encore à fixer ; mais cela paraissait facile. On passait rapidement sur la garantie du travail, et dès lors toutes choses paraissaient jugées; car, le travail étant garanti, que pouvaient craindre les colons pour leur patrimoine, la France pour ses colonies ? Rien; si ce n’est les simples agitations d’un moment de brusque transition, peut être une réduction momentanée dans le travail, et, après cela , un ordre de choses ramené à la légalité commune, une société régénérée, morale, laborieuse, recevant à la fois sans en être accablée tous les bienfaits de la civilisation et de la liberté. Tout était ainsi disposé par l’impatience. Il n’y manquait qu’un point : c’est d’avoir exploré attentivement le sol où devait s’implanter un si bel avenir ; d’avoir pesé convenablement tous les grands intérêts que l’émancipation

Opinions et propositions de l'Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Les termes de l’émancipation et les moyens de l’accomplir sont uais invariablement. On ne peut les diviser sans briser l’harmonie gui doit régulariser cette grande mesure.


232 Opinions et propositions de l'Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Terme et moyens nécessaires pour réaliser l’émancipation.

QUATRIÈME PARTIE.

embrasse ; d’avoir mis en regard le bien-être idéal et futur de la race noire, et les malheurs immédiats et réels de la race blanche après un affranchissement prématuré ; enfin d’avoir considéré si la gloire et la prospérité nationales n’étaient pas également engagés dans la question. Eh bien! l’examen de ces divers points essentiels et graves doit porter à reconnaître : que l’émancipation n’est pas urgente ; qu’elle ne peut s’accomplir immédiatement sans mettre en péril la propriété coloniale et les colonies elles-mêmes, et sans compromettre l’intérêt industriel, commercial et politique de la France ; qu’un terme est indispensable pour préparer les noirs à la liberté, pour liquider la propriété coloniale obérée, et pour réaliser un affran. chissement sans perturbation, sans injustice, et sans autre dépense que l’indemnité que la loi garantit aux colons. Heureusement, la Commission coloniale a mieux apprécié les embarras de la situation présente et les chances de l’avenir. Elle a hésité, en présence des sollicitations qui la pressaient de toutes parts; elle a hésité comme doit hésiter le juste en matière de si haut intérêt ; et des conseils, institués dans les colonies, ont été chargés d’interroger les faits et de porter au Gouvernement leur franche et lovale coopération. Ils sauront répondre à ce mandat. Un esprit élevé, un homme qui a fait preuve d’un tact exquis dans l’appréciation des faits généraux et particuliers des colonies, a dit, en traitant de la difficulté de concilier, sans moyens coercitifs, le travail avec la liberté ( 1 ) : « La « difficulté de cette alliance entre deux choses qui semblent « se contredire, m’a longtemps fait penser que la préparation des noirs à l’émancipation totale qui doit leur arriver «an jour devait s’opérer sous le régime de l’esclavage, et «non sous le régime de la liberté même.» Il a dit aussi, en parlant de la saisie immobilière : « Cette application a « été trop longtemps différée; elle eût dû être placée au pre«mier rang des mesures destinées à préparer l’émancipa«tion, etc. (2).»

(1) Travail du conseil spécial de la Guadeloupe. (2) Ib dem.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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Ces deux pensées renferment toute la question. Je suis heureux de les rencontrer émanant d’une intelligence qui donne à mes propres opinions un crédit qu’elles ne pouvaient avoir d’elles-mêmes. Des deux principes cités découle tout le système d’émancipation dont j’avais déjà posé les bases dans la séance du 17 mai. PREMIÈRE BASE.

Quinze dernières années du régime actuel, pour préparer l’émancipation des esclaves. Dans cet intervalle : De la part du Gouvernement : — Nivellement des droits sur les sucres indigènes et les sucres coloniaux ; j’ajouterai : ou suppression, après indemnité, de la fabrication indigène ; moralisation des esclaves par l’établissement d’écoles d’arts et métiers, d’écoles d’agriculture pratique , et par l’instruction religieuse. De la part des colons : — Concours aux vues du Gouvernement; liquidation des propriétés obérées; réalisation de tout ou partie des capitaux représentés par les terres et les usines. De la part des esclaves : — Confiance et sécurité ; par suite, émulation au travail. DEUXIÈME BASE.

Indemnité précédant de six mois l’émancipation , au taux de. .... par individu. TROISIÈME BASE.

Hypothétiquement. — Cinq années d’engagement forcé , ou de quasi-servitude à dater du jour de l’émancipation, avec jouissance de certains droits civils ; réduction annuelle par cinquième des obligations de l’engagé envers le maître, et, réciproquement, de celles du maître envers l' engagé. Enfin, dans la séance du 27 mai, j’ai dit : " C’est encore une question de savoir s’il ne serait pas plus utile de IVe PARTIE.

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Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.


Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE. 234 « promulguer préalablement la loi d’expropriation, et de «lui donner un certain temps d’exercice, de manière à « régulariser la propriété avant de modifier la constitution so« ciale. » Cette proposition fera le sujet de la deuxième partie.

EXPROPRIATION. De lu liquidation des propriétés obérées.

Les colonies de la France sont en état de faillite. Au point de marasme où elles sont tombées, les propriétés ne conservent qu’un tiers de leur valeur : le crédit éteint ne paraît susceptible de se relever que sur les débris de l’ordre présent. C’est la perspective qu’a révélée la discussion du principe de l’expropriation forcée, dans son application aux immeubles coloniaux. Le présent est donc hors de compte. L’avenir pourrait être prospère s’il était libre. Mais déjà l’avenir est envahi par la loi d’émancipation. La France va dire aux colons : « La valeur actuelle de vos propriétés répond à la valeur "intrinsèque de vos ateliers ; cette valeur, je vous l’oflre ; « cependant gardez vos domaines, vos plantations, vos usi« nés ; je tâcherai de vous aider à les féconder et à les rendre « profitables encore. « J’affranchis vos ateliers de toute servitude personnelle.» Un tel langage jette entre le présent et l’avenir le voile que Dieu a tiré entre le monde et l’éternité. La barrière est trop franchement posée : il ne reste plus qu’à déduire quelques conséquences extrêmes sur la vie présente des colonies. Ces déductions, les voici : La faillite coloniale est désormais sans voie de relief; par le fait de l’émancipation, elle est déclarée. Il s’agit de la liquider. La France peut-elle refuser qu’elle se liquide ? voilà la question.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

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Si rémancipation des esclaves est une œuvre civilisatrice, propre de la civilisation étant de se montrer généreuse, libérale et juste, l’émancipation devra garantir aux colons le temps, la sécurité, les moyens dont ils auront une dernière fois besoin. Quinze ans seraient le terme ; L’expropriation serait le moyen ; Une loi nationale sera le garant. Sans ces conditions, la liquidation devient impossible. Je vais les examiner successivement : 1° Le terme ne doit pas être considéré comme une concession ; c’est un droit de stricte justice. La France, qui a autorisé le commerce des esclaves pendant deux siècles ; la France, qui a encouragé le placement de capitaux considérables sur leurs forces physiques, pourrit-elle aujourd’hui retirer subitement aux capitaux leur aliment ? N’est-il pas de toute loyauté que, du jour où la France déclarera sa volonté nouvelle, au jour où les capitaux seront exposés à tarir, il se soit écoulé un temps suffisant pour leur déplacement? Voilà pour le droit. Quant à l’utilité, la situation actuelle ne permet pas que la liquidation soit instantanée, car aujourd’hui, sur toute l’étendue des colonies, les droits du maître ne sont plus que fictifs et précaires ; partout le prix des ateliers appartient aux créanciers, et n’appartient pas aux possesseurs. De cette situation anormale résultent trois genres d’embarras, embarras immenses qui mettent en jeu l’économie industrielle, l'économie législative, l’économie politique et la philanthropie elle-même. — Economie industrielle. Si le prix total des ateliers était versé aux créanciers, toute habitation grevée cesserait d’être exploitée. Or, toutes les habitations sont grevées au delà de la valeur des ateliers. Sans doute la France n’admet pas dans ses corollaires d' émancipation l’extinction du travail et la désorganisation des domaines. 1er

EMBARRAS.

30.

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.


QUATRIÈME PARTIE.

236 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

Elle ne peut donc vouloir que le prix total soit versé aux créanciers. D’un autre côté, elle ne peut, par une voie contraire, ravir aux créanciers leur gage, intégral ou partiel. Et, quelque combinaison qu’elle adopte, elle n’en rencontrera jamais une qui concilie exactement avec le positivisme des droits acquis les nécessités de l’industrie agricole. 2e

—Economie législative.

EMBARRAS.

Admettons que la France sacrifie hardiment les intérêts de l’agriculture aux droits stricts des créanciers. Comment apaisera-t-elle la lutte que la mobilisation des ateliers va susciter entre les créanciers hypothécaires et les simples chirographaires ? Distribuera-t-elle hypothécairement un prix devenu mobilier ? Ou rayera-t-elle d’un trait subit tous les droits acquis, sur les ateliers aujourd’hui immobilisés, aux premiers créanciers inscrits, exclusivement à tous autres ? Quant aux débiteurs, n’ont-ils pas, eux aussi, des droits acquis, dont une émancipation instantanée les dépouillerait? La France a écrit dans ses codes que le débiteur a le droit de suspendre, pour se liquider, l’action de son créancier sur ses immeubles (2212). L’émancipation porte en elle tous les effets de l’expropriation, et d’autres plus spoliateurs encore. L’Etat ne peut prétendre à exercer ces effets avec plus de rigueur qu’un créancier irrité, ni avec moins de respect que lui pour des droits qu’il a érigés en principes. Il y aurait à cela injustice et ingratitude : injustice, car le droit de suspension a été jusqu’ici absolu dans les colonies, au lieu de n’être que relatif, comme il l’est en France ; car la métropole a toujours reconnu que l'expropriation ne pouvait être appliquée aux colonies, c’est-à-dire que ce droit absolu ne pourrait y dégénérer en droit relatif, sans que le terme de liquidation fût largement étendu. Non, les éléments sociaux ne se combattent pas de la sorte !


237 Il y aurait encore ingratitude dans l’injustice, parce que Opinions et propoles dettes coloniales ont une noble et patriotique source, sitions de l’Ordonnateur sur l’émanciparce qu’elles dérivent de sacrifices volontairement faits à pation des esclaves l’Etat, des dépenses de la colonisation, ou des entraves et sur la saisie immobilière. suscitées par les guerres nationales. S’il est vrai que les domaines coloniaux sont discrédités de deux tiers, cette circonstance ne constate-t-elle pas des malheurs intéressants qu’il est beau de respecter; ne signale-t-elle pas tant de capitaux engloutis, dont le propriétaire va perdre irrévocablement le fruit. Ces réflexions prouvent que l’émancipation subite ne serait ni légale, ni généreuse, au point de vue des droits acquis. CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

3e

.—Économie politique.

EMBARRAS

Enfin elle serait illibérale envers les ateliers, dont elle romprait impromptu tous les liens d’affection, tous les rapports avec les anciens maîtres, pour les placer brusquement en face de directeurs nouveaux, sans autorité morale, sans expérience des hommes. Ces lésions et les précédentes déposeraient dans la loi le germe d’insuccès le plus funeste que la transformation sociale ait à redouter. Ces prévisions sont trop certaines pour être combattues ; l’impatience seule peut les braver ; mais l’impatience est du faux zèle. Il reste néanmoins une garantie à fournir aux impatients, c’est de poser en principe le terme de la servitude dans la loi prochaine. Une fois le principe posé, le délai de quinze années demeurera l’équivalent d’une émancipation quasi immédiate ; il suffira de considérer que les générations nées du jour de la loi, élevées pour la liberté, n’auront pour ainsi dire pas connu l’esclavage au jour de leur libération. A ces trois sources de difficultés, il n’est qu’un remède, c’est le changement de la situation actuelle avant l’émancipation. Il faut que la transition soit marquée entre l’ordre présent et l’ordre nouveau; il faut que, placés devant un avenir limité, mais sûr, les débiteurs et les créanciers aient le temps


238 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIEME PARTIE.

de régulariser leur situation, de prendre une allure définitive ; que les propriétés aient le temps de subir les mutations inévitables, et de rentrer dans leur assiette normale. Au terme fixé, l’indemnité tombant directement aux mains du propriétaire du fonds, elle y restera pour servir à l’exploitation des usines et du sol. Le grand œuvre de l’émancipation frappera, sinon sur une masse, du moins sur une majorité compacte et solide. Et n’est-il pas d’une saine philanthropie que la régénération d’un peuple s’opère sans impatience, au sein de l’ordre , au lieu de s’opérer dans le naufrage de tous les intérêts ? Ces réflexions me conduisent à justifier de nouveau, par quelques rapprochements, la durée du terme, qu’il m’a paru indispensable de fixer à quinze années, La base de cette limitation est puisée dans un vœu exprimé en 1836 par le conseil colonial de la Martinique, au sujet de l’expropriation. Le conseil avait rejeté le principe de l’expropriation, comme ruineux pour le débiteur et pour le créancier; comme nuisible aux progrès de l’agriculture ; enfin, comme impraticable dans son exécution. Mais, admettant, en face de cette éventualité déjà redoutable, le cas où l’expropriation, imposée quand même, ne serait plus devenue qu’une voie de rénovation forcée, le conseil était entré dans la discussion des moyens. Il s’agissait de déterminer, à propos de l’article 2212 du Gode civil, le terme de liquidation qui serait accordé aux débiteurs poursuivis dans leurs immeubles. La Commission métropolitaine avait fixé ce terme à deux années, mais elle n’avait envisagé que la liquidation de l'hypothèque mise en exercice. Le Conseil colonial a étendu la liquidation à toutes les charges dont l’immeuble saisi pourra être grevé ; il a évalué à sept années la période de suspension nécessaire et juste. Si ce terme est doublé dans mes prévisions, c’est pour laisser toute latitude à l’uniformité des transactions, c’est pour faire la part des éventualités majeures, c’est enfin pour ne pas neutraliser d’avance l’effet proposé, en lui agrégeant une puissante cause de discrédit.


239 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. On ne peut se dissimuler que mettre les propriétaires Opinions et proposous l’imminence de l’émancipation, c’est réduire immé- sitions de l’Ordonnateur sur l’émancidiatement leurs domaines à la simple valeur des revenus pation des esclaves et sur la saisie imdu terme. Il faut donc, pour conserver à la spéculation un mobile, mobilière. que non-seulement les transactions qui s’opèrent dans la première période trouvent, dans une deuxième période, le remboursement des capitaux quelles auront employés, mais encore que le spéculateur ait, par delà ce délai, la garantie d’une prime dans la perspective de l’indemnité. Otez à l’indemnité le caractère de prime ou de bénéfice certain, et vous interdirez toute prestation de capitaux, tout commerce d’immeubles. Garantissez au contraire l’indemnité par la loi même, garantissez l’ordre et le travail forcé pendant quinze années, et vous rendrez une dernière activité au crédit des colonies , en introduisant la foi de la nation dans la balance de leurs suprêmes intérêts. 2 J’aborde les moyens qui devront assurer l’efficacité de la liquidation. Sans doute, chacun reconnaîtra que l’intérêt du créancier étant aussi gravement engagé que celui du débiteur dans la transition, le temps est venu de lui donner une action plus large que celle qu’il a exercée par le passé. Tant que l’illusion de voir renaître le crédit a duré, la suspension absolue accordée aux débiteurs contre les créanciers a pu être maintenue avec quelque raison. Sous l’aspect d’une planche de salut, l’expropriation avait pour condition première un bouleversement dans lequel allaient périr, avec les derniers efforts du propriétaire, les dernières garanties de la majorité des créanciers. Propre à faire vendre beaucoup, inhabile à faire acheter à juste prix ou à faire exploiter convenablement, l’expropriation n’était, pour le moment, qu’une nouvelle voie de discrédit. Mais tous ces fatals résultats l’émancipation les absorbe, elle se les approprie ; et l’émancipation est irrévocable! Plus rapide, plus absolue que la saisie, elle va morceler les héritages, n’en payant qu’une partie, paralysant ou anéantissant jusqu’à l’exploitation de l’autre. Devant elle 0


Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière,

QUATRIÈME PARTIE. 240 l’expropriation a pâli déjà, et n’a plus que des caractères bienfaisants. Ce sont ces caractères qu’il faut adapter à la liquidation des colonies, pour que le bénéfice en soit partagé entre les débiteurs et les créanciers, pour qu’en regard des facilités accordées à ceux-là un puissant véhicule, une sanction quasi pénale résident aux mains de ceux-ci. L’intérêt des créanciers sera la garantie la plus active de l’utilité du terme que l’État aura accordé; car, à vrai dire, ce sont les créanciers que l’émancipation menace le plus sérieusement aujourd’hui, puisque déjà, aux yeux de la loi, leur intérêt a la priorité sur celui des maîtres, et que ce sont généralement des gages de créanciers que l’émancipation menace en s’attaquant aux ateliers. Il faut donc au créancier la restitution de son droit d’expropriation. Il la lui faut instantanée, pour qu’il en ait le fruit : sur quoi porterait-elle après l’émancipation? Il la faut cependant appropriée aux circonstances et aux localités. Sous ce dernier rapport, le vœu que le conseil colonial de la Martinique a émis en 1836 paraît complet (1). Il tend à créer des unions de créanciers dans l’exécution de l’article 2212 du Code civil, à employer largement la séquestration des biens comme voie de suspension de la saisie immobilière, enfin à déterminer les conditions d’exigibilité du prix dans les adjudications d’immeubles volontaires ou forcées. 3° J’ai dit que la loi devait se porter garant du terme et des moyens. L’émancipation est une œuvre trop hardie, elle engage, elle précipite trop d’intérêts à la fois, pour qu'elle n’ait pas besoin d’être compacte, résolue; il faut qu'elle opère d’un seul bond, et que, philanthropique, généreuse, juste, elle dessine tous ses caractères à la fois. Que la France ajoute donc au langage que je lui ai prêté ces paroles bienveillantes pour les colons : « Je vous avais autorisé à placer deux tiers de vos capi-

(1) Procès-verbaux du Conseil colonial (année 1836, pages 249 à 283 ).


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

241

taux sur l’utilité du travail de vos ateliers. Le retrait des esclaves va peut-être en tarir l’exploitation. «Travaillez désormais à retirer vos deux tiers de capitaux, que je ne puis consentir à payer; travaillez même à les doubler, s’il est possible, à vous libérer envers vos créanciers, puis à former un fonds de prévoyance. « Je ne vous déposséderai du dernier tiers (vos ateliers) que lorsque vous serez rentrés dans les deux premiers tiers. «Je vous accorde à cet effet quinze années de répit; je vous garantis l’ordre et le travail forcé. « Ayez confiance dans la nation. » Oh! sans doute, la France aura tenu un langage violent envers les colons, aventureux envers son propre avenir ; mais du moins, dans le rigoureux exercice de sa volonté nationale, la France aura sauvé sa franchise et sa loyauté!

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

PROJET DE LOI SUR

L’ÉMANCIPATION

DES

Projet de loi sur l’émancipation, présenté par l’Ordonnateur.

ESCLAVES (1).

TITRE I . er

DE

L’ÉMANCIPATION

ART.

ET

DE

L’INDEMNITÉ.

1er.

L’esclavage sera aboli, le premier janvier mil huit cent cinquante-huit, dans les colonies françaises et dans leurs dépendances. « En conséquence, tout esclave résidant dans ces colonies <<et leurs dépendances, à l’époque du 1er janvier 1858, "sera déclaré et demeurera libre (2), » sous les restrictions ci-après :

(1) Dans l’économie du projet, j’admets que la loi d’émancipation et la loi d'expropriation seront promulguées le 1 janvier 1843 ; l’année 1842 serait employée tout entière à la discussion et à la préparation des ordonnances et instructions qui devraient accompagner la loi. (2) Les dispositions accompagnées de guillemets sont empruntées au projet de loi présenté par le Procureur général, ou basées sur les instructions Ministérielles du 18 juillet 1840. er

IVe PARTIE.

31


242 Projet de loi sur l’émancipation, présenté par l'Ordonnanateur.

QUATRIÈME PARTIE.

ART.

2.

Dans les six derniers mois de l’année 1857, une indemnité sera payée aux propriétaires d’esclaves sur le pied de 1,200 francs (1) pour chaque individu, sans distinction d’âge ni de sexe. ART.

3.

Il sera pourvu au payement de ladite indemnité, au millions, inscrit au moyen d’un emprunt (2) de grand-livre de la dette publique. L’emprunt devra être réalisé dans le cours de l’année 1856 et des six premiers mois de 1857. Une ordonnance royale fixera «le mode de payement «de l’indemnité, les justifications et les garanties à exiger.» ART 4

Il sera statué par ordonnances royales, et par arrêtés des gouverneurs, sur les moyens de moralisation des noirs et de surveillance des ateliers pendant la période préparatoire, ainsi que sur les moyens d’organiser le travail parmi les enfants âgés de plus de sept et de moins de quatorze ans, au jour de la promulgation de la présente loi, et, successivement , parmi les enfants de même âge qui seront nés après ladite promulgation.

(1) Dans les procès-verbaux antérieurs, le chiffre de l’indemnité a été fixé à 1,500 francs pour chaque individu sans distinction, en attendant les relevés officiels ordonnés. Ces relevés n’ont pu encore être complétés , mais ce qui en existe, et des recherches particulières, ont conduit à ramener à 1,200 francs le chiffre moyen de l’indemnité, en tenant compte de toutes les circonstances qui ont pu influer sur le prix des noirs depuis 1815 jusqu’en 1839. La Guadeloupe ayant fixé à 1,100 francs le prix du rachat, et la Guyane à 1,400 fr,, ces chiffres se trouvent en rapport, eu égard à la différence des localités. (2) Des trois moyens proposés, l’emprunt paraît le plus praticable , a raison de l’opposition que pourrait, rencontrer le vote des Chambres , soit pour l'allocation de l’indemnité totale, soit pour l'allocation des annuités, même sous la condition de couvrir le trésor de tout ou partie de la dépense , selon le système auquel, on donnerait, la préférence. Quoiqu’il en soit, on pourra toujours modifier l’article 3. (Voir procès-verbal du 17 mai)


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

243

ART. 5.

Les règlements et ordonnances sur les droits et les devoirs des propriétaires, la surveillance des ateliers, le patronage, l’instruction morale et religieuse, seront maintenus en vigueur, modifiés et améliorés par toutes les voies compatibles avec le nouvel ordre de choses institué par la présente loi. Les cachots seront immédiatement supprimés sur les habitations coloniales ; ils pourront être remplacés par des prisons communes et des prisons solitaires.

TITRE II. DE

L’ÉTAT

INTERMÉDIAIRE.

ART.

6.

Les esclaves affranchis en vertu de l’article 1 de la présente loi pourront, à l'époque du 1 janvier 1858, et si les circonstances l’exigent, être soumis, envers leurs anciens maîtres, à un engagement dont la durée sera limitée à cinq ans, et qui sera régi par les dispositions suivantes. Une ordonnance royale statuera sur l’opportunité ou l’inopportunité de l’engagement à l’expiration de la période préparatoire déterminée par l’article 1 . er

er

er

ART.

7.

En cas d’engagement, les anciens esclaves prendront le titre d'affranchis ; ils seront inscrits comme tels sur des registres spéciaux ouverts, à cet effet, dans chaque commune, et dressés d’après les matricules de recensement tenues aux termes de l’ordonnance royale du 11 juin 1839 : «leur « engagement aura lieu sous la tutelle du Gouvernement et « en vertu de la présente loi, sans qu’il soit besoin de con« trats personnels ou collectifs. » A l’expiration de l’engagement de cinq ans, les affranchis 31.

Projet de loi sur l’émancipation, présenté par l’Ordonnateur.


244 Projet de loi sur l’émancipation, présenté par l’Ordonna teur.

QUATRIÈME PARTIE.

seront inscrits définitivement comme libres sur les registres de l’état civil. Ils pourront néanmoins être encore soumis, pendant un temps qui sera déterminé, à des mesures spéciales de surveillance, de police et de protection. ART.

8.

Pendant la durée de l’engagement ou état transitoire, les affranchis seront habiles « à placer, acquérir, aliéner et «transmettre des propriétés mobilières et immobilières ; ils « pourront contracter mariage selon la loi civile ; le tout « sous la tutelle du ministère public. » ART.

9.

Les affranchis seront soumis à leur patron, qui exercera, à leur égard, sous le contrôle du ministère public, une discipline réglée par l’article 17 ci-après. ART.

10.

Les obligations réciproques du patron et de l’affranchi seront déterminées ainsi qu’il suit : Le patron doit aux affranchis les prestations en vivres et en vêtements, les soins en cas de maladie, une case et un terrain tels qu’ils sont déterminés par les règlements en vigueur : toutefois les prestations en vivres et en vêtements peuvent être compensées, d’un commun accord entre le patron et l’affranchi, au moyen de l’abandon, par le patron, d’un certain temps du travail de l’affranchi. Indépendamment des prestations ou des compensations ci-dessus, l’affranchi disposera, pendant la première année, d’un jour par semaine pour l’employer à son service personnel, et il donnera au patron cinq jours de travail par semaine ; il disposera de deux jours par semaine la seconde année, et, successivement, d’un jour de plus chaque année, jusqu’à la cinquième, pendant laquelle il ne donnera plus au patron qu’un jour de travail obligatoire par semaine. Les prestations en vivres et en vêtements imposées au patron seront réduites, chaque année, dans le rapport du nombre de jours concédé à l’affranchi. Les soins en cas de maladie, la jouissance de la case et


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

245

du terrain seront continués jusqu’à l’expiration de la cinquième année d’engagement. ART.

11.

Moyennant les dispositions qui précèdent, les enfants au-dessous de sept ans, ainsi que les vieillards, resteront à la charge du patron. Les affranchis, de tout sexe et de tout âge, atteints d’infirmités constatées, et ne pouvant se livrer à aucun travail depuis plus d'un an, seront admis dans des salles d’asile instituées aux frais de l’Etat dans chaque colonie, et régies par des règlements locaux soumis à la sanction du ministre secrétaire d’État de la marine et des colonies, ART.

12.

Les affranchis seront divisés en deux classes : Laboureurs, Ouvriers et domestiques de ville ; ces derniers pourront passer dans la classe des laboureurs sur leur demande, et avec l’assentiment des patrons et le concours du ministère public. Des récompenses publiques seront décernées tous les ans, dans chacune des colonies agricoles, aux laboureurs, aux cultivateurs et aux ouvriers d’usines à sucre qui se seront fait distinguer par leur intelligence et leur activité dans le travail. ART.

13.

Le patron ou l’engagiste qui ne remplirait pas ses obligations envers les affranchis, « ou qui se serait rendu coupable « envers eux de mauvais traitements ou de sévices graves,» sera privé des services desdits affranchis, sans préjudice des peines qu'il aurait encourues aux termes du Code pénal. Les apprentis retirés d’une exploitation agricole, d’un chantier ou d' un service domestique, pour les causes énoncées au paragraphe précédent, pourront se choisir un autre patron qui consente à les recevoir; dans ce cas, l’ancien patron sera tenu de les livrer, eux et leur famille légitime, soit qu’il s’agisse du père, de la mère d’un enfant, ou même de l’aïeul paternel ou maternel.

Projet de loi sur l’émancipation, présenté par l’Ordonnateur.


246 Projet de loi sur l'émancipation, présenté par l’Ordonnateur.

QUATRIÈME PARTIE.

ART.

14.

Les affranchis pourront changer d’habitation et de chantier, sur leur demande, avec l’assentiment du patron et le concours du ministère public ; mais ils ne pourront être l’objet d’aucune transaction, à quelque titre que ce soit. ART.

15.

Des règlements d’ordre seront arrêtés par les gouverneurs, dans chaque colonie, pour la discipline des ateliers sur les habitations et les chantiers dans les villes et bourgs; ces règlements fixeront aussi les jours et heures et le mode de travail pour les exploitations agricoles, ainsi que les jours et heures de travail pour les ouvriers des diverses professions. ART.

16.

Les manquements à la discipline, de la part des affranchis, et à leurs obligations envers leurs patrons ou ceux qui les emploient, seront punis des peines ci-après : La prison simple, de trois jours à quinze jours; La prison solitaire, d’un jour à quinze jours; La chaîne de police (1), avec travail obligé sur les routes, établissements publics, et dans l’intérieur des prisons, de cinq jours à deux mois; L’emprisonnement, de cinq jours à trois mois; La transportation hors de la colonie. Les absences de moins de dix jours seront punies de la prison solitaire; la récidive entraînera l’application de la chaîne de police. ART.

17.

La prison simple et la prison solitaire, dans les limites fixées par l’article précédent, pourront être prononcées par le patron, qui sera tenu d’informer le ministère public,

(1) Atelier disciplinaire employé aux travaux d’utilité publique.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

247

lors des tournées qui seront faites sur les habitations, des Projet de loi sur l’émancipation, prémotifs et de la durée de la peine infligée. senté par l’OrdonnaLa chaîne de police et l’emprisonnement seront pro- teur. noncés par le juge de paix du ressort. La transportation ne pourra être prononcée que par le gouverneur en conseil privé, « dans la forme prévue pour «l’exercice de ses pouvoirs extraordinaires.»

TITRE III. DU VAGABONDAGE (I),

ART.

18.

Seront réputés vagabonds : Tout affranchi qui sera resté plus de dix jours hors de l’habitation où il sera attaché , sans permission du patron ou de l’autorité compétente ; Tout individu libre ou affranchi qui, pouvant pourvoir par son travail ou d’autres moyens, à sa subsistance et à celle de sa famille, refusera ou négligera d’y pourvoir; Tout individu qui sera trouvé mendiant dans les villes et bourgs, dans les lieux publics, ou dans les campagnes et sur les habitations ; Tout individu qui sera trouvé errant la nuit, sans domicile, ou logeant sous un hangar, appentis, ou dans un bâtiment désert et inoccupé, ou dans la campagne en plein air, sous une tente, dans une charette, ou une embarcation qui ne lui appartiendra pas, et sans pouvoir justifier d’une manière notoire de ses moyens d’existence. Enfin, tous individus qui, n’ayant pas de moyens de subsistance, n’exercent habituellement aucun métier ni profession. ART.

19.

Le vagabondage donnera lieu à l’application des peines déterminées ci-après : (1) Les dispositions du titre III sont empruntées, en grande partie, au projet du Procureur général.


QUATRIÈME PARTIE. L’emprisonnement de trois à huit jours; La prison solitaire de trois à quinze jours; et pour la récidive, la chaîne de police de huit jours à trois mois, avec travail forcé; Enfin, les incorrigibles pourront être transportés dans une colonie pénitentiaire. 248

Projet de loi sur l'émancipation, présenté par l’Ordonnateur.

ART.

20.

Les dispositions du présent titre ne seront exécutées qu’à dater du 1 janvier 1858. Néanmoins, le vagabondage dans les colonies , à dater de la promulgation de la présente loi, continuera d’être réprimé conformément aux dispositions du Code pénal colonial actuellement en vigueur. er

Projet de loi sur l’expropriation forcée, présenté par l’Ordonnateur.

PROJET DE LOI SUR

L’EXPROPRIATION

FORCÉE DANS LES COLONIES

FRANÇAISES.

ART. 1er.

Du jour de la promulgation de la loi du 1 janvier 1843, sur l’émancipation des esclaves, les dispositions du Code civil relatives à l’expropriation forcée, et celles du Code de procédure civile relatives à la saisie immobilière, seront exécutées, dans les colonies françaises, sous les modifications qui suivent : er

ART.

2.

Le créancier qui voudra poursuivre l’expropriation de son débiteur devra notifier sa demande aux créanciers privilégiés et hypothécaires inscrits. Pareille notification sera faite, au domicile du procureur du Roi du lieu de la situation des biens, aux créanciers privilégiés et hypothécaires non inscrits ; et elle sera pu-


249

CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

bliée trois fois consécutivement dans les journaux de la co- Projet de loi l’expropriation lonie. cée, présenté Les créanciers ayant priviléges ou hypothèques non ins- l’Ordonnateur. crits seront tenus de prendre inscription dans le délai de six mois à partir de la première publication, faute de quoi ils seront déchus de plein droit de leurs priviléges et hypothèques sur l’immeuble dont l’expropriation sera pour suivie. A l’expiration des six mois, le poursuivant donnera suite à son instance. ART.

3.

(2212

du Code civil.)

L’expropriation pourra être suspendue dans deux cas : 1° Si un seul créancier inscrit demande la mise en séquestre du bien ; 2° Si le débiteur, justifiant que sept années des revenus du bien suffisent pour acquitter le montant de toutes les inscriptions, demande la mise en séquestre de ce bien. ART.

4.

En cas d’expropriation ou de séquestre, le produit de la vente ou le montant des revenus, déduction faite des dépenses, sera distribué entre les créanciers inscrits dans l’ordre de leurs priviléges ou hypothèques. Les créanciers non inscrits, parmi lesquels seront compris même les créanciers privilégiés et hypothécaires pour les intérêts et frais qui ne feront pas partie de leurs inscriptions, ne viendront qu’au marc le franc pour leurs créances sur le restant du prix de la vente ou du montant des revenus. ART.

5.

Le séquestre sera nommé à l’amiable par les créanciers inscrits, de concert avec le débiteur, et, à défaut, par les tribunaux. Un de ces créanciers, ou le débiteur lui-même, pourra être nommé séquestre. Le séquestre tiendra un journal des travaux et de tout ce qui a rapport à l’administration. Il adressera les denrées à un commissionnaire, nommé IVe PARTIE.

32

sur forpar


250 Projet de loi sur l’expropriation forcée, présenté par l’Ordonnateur,

QUATRIÈME PARTIE.

en même temps que lui par le débiteur et les créanciers inscrits, et, à défaut, par les tribunaux. Ce commissionnaire, après avoir prélevé le montant des objets fournis pour l'alimentation de l’atelier et les autres dépenses de l’administration, distribuera le surplus du produit dès revenus entre les créanciers, dans l’ordre indiqué ci-dessus. ART.

6.

Le propriétaire, s’il n’est point séquestre, aura néanmoins le droit de surveiller l’administration intérieure de la propriété. Il lui sera alloué, à titre d’aliments, un cinquième du revenu net. Il aura, en outre, le droit de résider sur le bien avec sa famille, s’il s’agit d’un bien rural. ART.

7.

Dans le cas prévu par l’article 2184 du Code civil, l’acquéreur ou le donataire déclarera par le même acte qu’il est prêt à acquitter sur-le-champ, jusqu’à concurrence du prix de l’immeuble : 1° Les frais de poursuite ; 2° Les dettes et charges hypothécaires dans l’ordre des priviléges et sans distinction des dettes exigibles ou non exigibles, savoir : S’il s’agit d’un domaine rural en état d’exploitation, jusqu'à concurrence seulement du quart comptant du prix, et, pour le surplus, par tiers d’année en année, jusqu a épuisement du prix total, y compris les intérêts. S’il s’agit d’une maison ou d’un terrain qui n’est pas en état d’exploitation, jusqu’à concurrence de moitié comptant du prix, et, pour le surplus, un an après, y compris les intérêts. Cette disposition ne s’applique point au cas où il y aurait, dans le contrat, stipulation d’un payement au comptant, ou d’un délai moindre que ceux déterminés par le présent article. En cas de revente de l’immeuble, les délais courront, à l’égard des créanciers du premier vendeur, du jour de la notification faite par le premier acquéreur.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

251

Les délais ci dessus déterminés ne préjudicieront en rien, pour le payement, à l’ordre des priviléges ou des hypothèques. ART.

8.

Dans le cas de surenchère prévu par l’article 2187 du Code, l’adjudicataire jouira, pour le payement de son prix, des délais déterminés par l’article précédent, lorsque le contrat de vente contiendra stipulation de payer au comptant, ou à des termes plus courts que ceux accordés par ledit article, à l’acquéreur ou au donataire qui veulent purger l’immeuble d’hypothèque. L’adjudicataire sur expropriation forcée jouira également des mêmes délais pour le payement de son prix. ART.

9.

Les articles 2167 et 2168 du Code civil sont remis en vigueur. ART.

10.

Les modifications à porter aux dispositions du Code de procédure civile seront réglées par ordonnance royale. ART.

11.

L’indemnité allouée en remplacement des esclaves attachés à la culture sera réputée immobilière, et sera répartie conformément au droit commun, dans l'ordre des priviléges et hypothèques qui subsisteront sur les domaines coloniaux après le 1er janvier 1858. ART.

12.

L’indemnité représentative des esclaves mobiliers sera distribuée par contribution entre les opposants, suivant les règles ordinaires.

32.

Projet de loi sur l'expropriation forcée , présenté par l’Ordonnateur.


252 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immoblière.

QUATRIÈME PARTIE.

APPENDICE. Les bases du travail qui précède étaient posées lorsque j’ai reçu communication du projet de loi annexé à la dépêche ministérielle du 14 mai dernier, et relatif aux priviléges et hypothèques, et à l’expropriation forcée dans les colonies. Je dois le déclarer avec franchise, l’examen de ce projet n’a pu modifier mes convictions à l’égard de certaines dispositions d’ordre et d’équité qu’il me paraît indispensable d’édicter dans la loi nouvelle. Je n’ai plus à m’occuper des diverses dispositions du système que j’ai présenté, et qui m’a paru le plus simple, le plus juste et le moins dangereux. Je n’ai plus à aborder les questions du salaire, des droits civils et du travail, ni celle de la politique nouvelle ; les procès-verbaux antérieurs y ont pourvu. La distribution de l’indemnité, la liquidation des propriétés obérées, seront le seul objet de ces dernières observations. J’ai dit que le versement de l’indemnité, deuxième condition de mon système, était, à lui seul, une des grandes difficultés de l’émancipation. « Aujourd’hui, sur toute l’étendue de la colonie, les droits « du maître ne sont plus que fictifs et précaires ; partout le « prix des ateliers appartient aux créanciers et n’appartient « plus aux possesseurs. De là deux embarras immenses. D’une part, l’indemnité, versée aux mains des créanciers, tarira la source de l’exploitation ; d’une autre part, la mobilisation de l’indemnité, conséquence de la mobilisation des ateliers, frustrera les hypothèques dont les ateliers sont aujourd’hui le gage principal, ou bien il faudra modifier pour la circonstance, au préjudice des créanciers ordinaires, un des principes fondamentaux de notre droit civil. A ces deux embarras j’en ai ajouté un troisième, naissant de leur répercussion sur le bien-être physique et moral des affranchis. Je n’ai vu qu’un remède à ces trois sources de difficultés,


253 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. c’est le changement de la situation actuelle avant l’émanci- Opinions et propositions de l’Ordonnapation, et au moyen de la liquidation des propriétés. teur sur l’émanciJe ne connais pas d’autre issue pour éviter la ruine de pation des esclaves l’agriculture, la spoliation des créanciers, l’insuccès de l’af- et sur la saisie immobilière. franchissement. La liquidation des propriétés était déjà, par des considérations principales, l’une dès conditions proposées. Condition doublement nécessaire, elle n’a qu’un mode de réalisation : c’est l’expropriation forcée. L’expropriation, considérée abstractivement, peut être ou n’être pas opportune. Mais, considérée comme voie puissante de liquidation, l’expropriation est le complément préalable et indispensable de l'affranchissement. Je le disais ainsi dans la séance du 27 mai. Ce n’était là qu’une inspiration de la discussion; je l’ai adoptée après examen. L’expropriation n’est pas seulement une loi principale, une garantie tardivement restituée au créancier : C’est une garantie d’ordre public depuis qu'elle se rattache au succès de l’émancipation, comme étant la seule voie de liquidation qui puisse aider ce succès. L’expropriation immédiate est indispensable, parce que la liquidation préalable des propriétés est aussi nécessaire, aussi urgente que l’indemnité préalable de la valeur des

•ateliers. Si l’on ne change pas les circonstances actuelles, le débiteur profitera des quinze années de répit que la loi proposée lui garantit, pour amasser sans payer. Il n’entretiendra pas même son atelier, sa propriété, parce qu’en face de l’émancipation et de l’expropriation, ses besoins, son intérêt, son avenir seront limités à quinze ans. Ainsi, sans une expropriation immédiate, les garanties préparatoires du système proposé seraient toutes concédées à la bonne ou à la mauvaise foi du débiteur; hostiles au créancier, dangereuses pour les ateliers, elles n’auraient aucune utilité pour l’émancipation, qui est leur seul objet. Au contraire, la crainte d’être exproprié sur-le-champ forcera le maître à se libérer, en même temps que l’expectative de l’indemnité le sollicitera de conserver sa possession.


Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE 254 Une fois la majorité des propriétés libérée, le versement d’une portion de l’indemnité aux mains des débiteurs en retard, la suspension de certains droits de concurrence ou de certains priviléges n’auront plus, si l’économie de la transition les commandait, les mêmes conséquences, par la raison que le petit nombre serait seul atteint par ces exceptions. Au surplus, l’application immédiate de l’expropriation paraît être la pensée intime, quoique abstraite, du gouvernement métropolitain. Mais je n’ai pas trouvé dans la loi le caractère de mansuétude que l’expropriation devrait avoir pour être une voie utile de liquidation. Je n’y ai vu qu’une rigueur extrême contre les temps passés; je n’y ai pas rencontré une seule prévision d’avenir. Au contraire, tandis que le projet communiqué reproduit, à quelques modifications près, le texte du projet introduit dans le travail qui précède, si l’on y remarque une modification principale, c'est le retranchement du seul point de liaison que je voudrais saisir entre l’ancien projet et le système proposé d’émancipation. : je veux parler de la suppression de l’ancien article 26, qui répondait à l’article 2212 du Code civil et aux articles 2, 3, 4, 5 et 6 de mon projet (1). Non pas que je considère cet article 26 ni les articles que je viens de citer (et que je n’ai empruntés que comme plus larges d’un vœu émis par le conseil colonial de la Martinique) comme le meilleur mode de liquidation possible. Mais j’ai vu dans la pensée, dans le principe de faciliter les liquidations, pensée émise par le Gouvernement luimême, proposée par lui, une pensée, un principe féconds pour les résultats de la période préparatoire, que je ne

(1) Mon article 1 répond à l’article 1er du projet. Mon article 7 répond aux articles 3 et 4. L’article 2 est nouveau. Mon article 8 répond aux articles 5, 6 et 7. Mon article 9 deviendrait inutile. Mon article 10 répond à l’article 10. Les articles 8 et 9 du projet de loi communiqué sont nouveaux. er


CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

255

saurais mieux appeler, à présent, que période de liquidation. Aujourd’hui je ne puis m’expliquer pourquoi non-seuleseulement le vœu du Conseil colonial serait rejeté, mais encore, sans motif indiqué, le Gouvernement semblerait avoir répudié, sur ce point, et sur ce point seul, jusqu’à la pensée de son œuvre première. Cependant les motifs de l’article 26 sont plus palpitants d’intérêt qu’ils ne l’ont jamais été (1). Ils ont été accueillis

(1) Extrait de l’exposé des motifs de la commission de législation coloniale, pages 11 et 12 : « Enfin l’article 26 du projet contient deux dérogations aux principes de notre « législation, et elles sont encore imposées par les nécessités locales. « D’après l’article 2212 du Code, le débiteur poursuivi en expropriation « forcée peut obtenir du juge la suspension de la poursuite, s’il justifie, par « baux authentiques, que le revenu net et libre de ses immeubles pendant une « année suffit pour le payement de la dette, en capital, intérêts et frais, et s’il « en offre la délégation au créancier poursuivant. La première dérogation de « cet article est d’accorder au débiteur la faculté de suspendre la poursuite par « la délégation de deux années de son revenu au lieu d’une ; mais, comme il est « extrêmement rare qu’il y ait, aux colonies, des baux à ferme, la deuxième déro« gation, portée en l’article 26 du projet, consiste à permettre au débiteur de « faire la justification de son revenu par tous les moyens que le juge appréciera. « Cette mesure offre une difficulté dans son exécution. Lorsqu’il existe un « bail, la délégation n’est pas illusoire, parce que la signification du jugement « au fermier met à couvert les intérêts du créancier, tandis que, lorsqu’il n’y « aura ni bail authentique, ni fermier, le créancier se trouvera entièrement « livré à la bonne foi de son débiteur, auquel il n’aura donné, le plus souvent, « qu’un moyen évasif de se soustraire à la poursuite. « Malgré cet inconvénient grave, la disposition a été accueillie pour empê« cher que le propriétaire d’un domaine, qui, par une circonstance imprévue, « ne peut acquitter une dette exigible peu considérable, ne soit exposé à la « mauvaise humeur de son créancier et aux rigueurs d’une poursuite dont l’effet « a tant d’influence sur le bien-être et la tranquillité de l’atelier attaché au « domaine exproprié. «Toutefois, pour atténuer, autant que possible, le mauvais usage qu’un débi« teur de mauvaise foi pourrait faire de la faculté qui lui est accordée, l'ar« ticle 26 dispose qu'il sera tenu de payer le montant de sa dette en capital, « intérêts et frais, par moitié, d’année en année, et que si, à l’expiration de la « première année, il manque à son engagement, la poursuite reprendra son « effet. « Ici, Monsieur le ministre, se termine la série des modifications dont la « Commission avait à justifier les motifs. Il est fâcheux, sans doute, d’entrer « dans un système d’exception qui dérange l’économie d’un code dont toutes « les parties sont cohérentes ; mais il serait bien plus fâcheux encore d’imposer « à des populations dont les intérêts, sur quelques points, diffèrent essentielle-

Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.


256 Opinions et propositions de l’Ordonnateur sur l’émancipation des esclaves et sur la saisie immobilière.

QUATRIÈME PARTIE.

par le Conseil colonial avec une sincérité de sentiment qui témoigne de leur utilité pour les propriétaires (1). Sur l’esprit de cet article 26, sinon sur le texte que j’y ai substitué, j’ai fondé instinctivement la garantie que les circonstances et les localités réclament en faveur du débibiteur, pour balancer l’action immense des créanciers. Cette garantie a besoin d'être maintenue : supprimée, dans des vues que j’ignore, au projet communiqué, elle peut y être rétablie pour le bien de l’émancipation. Peu importe quel mode sera adopté pour la pratique : l’essentiel est que le principe soit admis, et que les débiteurs surchargés des colonies ne soient pas placés sur la même ligne que les débiteurs métropolitains, je veux dire sous l’empire commun de l’article 2212 du Code civil. Je ne demanderais donc pas au Gouvernement de s’attacher au projet de loi présenté plutôt qu’à tout autre ; je lui demanderais seulement de rattacher à son système les vues générales de la première Commission et celles du Conseil colonial, pour que l'utilité de l’ancien article 26 ne passe pas inaperçue lorsque le projet d’expropriation forcée sera discuté dans les Chambres législatives.

Avis du conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l’Ordonnateur.

Cette lecture achevée, M. LE GOUVERNEUR appelle les nouvelles méditations du Conseil sur les divers projets présentés ou examinés dans le cours de ses travaux, ainsi que sur le projet d’ensemble que vient de communiquer M. l’Ordonnateur. LE CONSEIL, après une mûre délibération, donne, à l’unanimité, la préférence au projet d’ensemble de M. l’Ordonnateur, comme étant le plus large, le plus juste, le plus généreux et en même temps le plus équitable en ce qu’il réunit au plus grand nombre de chances possibles pour le succès de l’émancipation des esclaves, l’avantage de liquider préalablement avec certitude, et de régulariser la propriété coloniale, en respectant également les droits des créanciers « ment des nôtres, une législation qui ne pourrait se concilier avec leur climat «leurs mœurs et leurs besoins. » (1) Procès-verbaux du conseil colonial, page 249 à 283.


257 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. et ceux des débiteurs intéressés dans la question, et en Avis du conseil versant l’indemnité aux mains du propriétaire réel, comme spécial sur les deux projets de loi prémoyen efficace de rétribuer le travail volontaire après l’é- sentés par l’ordonnamancipation. teur. Le Conseil adhère, également à l’unanimité, au terme de quinze années fixé par le projet comme période de préparation et de liquidation. Il adhère aussi au système intermédiaire formant le titre II du projet de loi sur l’émancipation ou la période transitoire, dans le cas où elle serait jugée nécessaire à l’expiration des quinze années concédées à la préparation des noirs et à la liquidation de la propriété. Le projet de loi sur l’émancipation des esclaves est examiné dans son ensemble comme dans ses détails. Les articles 1 et 2, ainsi que les articles 4 et suivants jusqu’au 20 et dernier, sont adoptés à l’unanimité et sans observation par le Conseil. Sur l’article 3, M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL propose un amendement ayant pour objet de déclarer que l’emprunt destiné au payement de l’indemnité représentative des ateliers, et autorisé par la loi d’émancipation, sera réalisé du jour de la promulgation de cette loi. Il trouve dans ce mode une résolution plus immédiate et plus complète dans l’acte d’émancipation, et une réalisation effective qui doit mettre les colons à l’abri de toute inquiétude sur les discussions ultérieures que pourraient amener les circonstances sur la question même de l’indemnité. M. L’ORDONNATEUR rappelle, comme il l’a expliqué dans la note sur l’article 3, dont on propose l’amendement, qu’il ne s’est arrêté au mode d’emprunt, pour réaliser l’indemnité, qu’en vue d’obtenir plus facilement, par ce moyen, le vote des Chambres législatives; qu’à son avis, et comme il l’a egalement expliqué, l’allocation immédiate de l’indemnité totale mise à intérêt, ou le vote successif des quinzièmes de cette indemnité, mis également à intérêt, lui paraîtrait préférable, au point de vue d’économie et de sécurité générales. Mais, admettant toujours l’hypothèse où le Gouvernement s'arrêterait au mode d’emprunt, M. L’ORDONNATEUR adhère à l'amendement proposé par M. le Procureur général, parce qu’il y voit un motif de sécurité de plus pour les coe

IVe PARTIE.

33


QUATRIÈME PARTIE. lons, indépendamment de la confiance qu’ils devraient avoir en la loi qui aurait consacré le principe et le chiffre de l’indemnité. LE CONSEIL adopte, à l’unanimité, l’amendement proposé par M. le Procureur général. En conséquence, le 3 paragraphe de l’article 3 du projet sur l’émancipation générale des esclaves est modifié comme suit : « L’emprunt sera réalisé immédiatement après la promul« gation de la présente loi.» Le Conseil passe à l’examen sur l’ensemble et les articles du second projet de loi faisant suite au travail de M. l’Ordonnateur sur l’expropriation forcée. Ce projet, conforme au vœu exprimé, en 1836, par le Conseil colonial de la Martinique, aux vues générales de la Commission de législation coloniale, à Paris, et à l’intérêt bien entendu des colonies et de la métropole, est adopté sans observations et à l’unanimité par le Conseil spécial. Le Conseil croit devoir recommander particulièrement à la sollicitude éclairée du Gouvernement du Roi les dispositions des articles 2, 3, 4, 5 et 6 du projet de loi présenté, relatives à l’extension du terme fixé par l’article 2212 du Code civil. Il se réfère aux développements donnés, sur ce point, par M. l’Ordonnateur, notamment dans son appendice. Après l’adhésion complète qui vient d’accueillir le dernier système présenté, M. LE GOUVERNEUR demande si MM. les membres du Conseil n’auraient pas à motiver particulièrement leur opinion sur ce système, soit en vue de le comparer aux divers systèmes qui ont été précédemment examinés, soit dans le but d’ajouter aux considérations élevées et nom breuses qui l’appuient. M. LE DIRECTEUR DE L’INTÉRIEUR : « M. l’Ordonnateur a pris la question de l’émancipation dès son principe ; il la suit dans ses conséquences, il fait ressortir les grands intérêts qu'elle embrasse, il indique les moyens de conserver ces intérêts ; ce qu’il dit de la situation des colonies est exact; son travail me paraît complet. « Je pense que si le système qu’il présente était adopté, l’on arriverait avec moins de secousse à la réforme sociale que l’on poursuit, avec de grandes chances d’atténuer les 258

Avis du Conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l’ordonnateur.

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259 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. graves conséquences que l’on redoute pour l’avenir des colonies. Il n’est pas sans intérêt, pour les futurs affranchis eux-mêmes, de les trouver dans une position prospère lorsqu’ils arriveront à la liberté. Par ces considérations, et ces considérations seules, car il n’entre pas dans ma pensée, pas plus que dans la pensée de M. l’Ordonnateur, de prolonger l’état de l’esclavage pour l’esclavage en lui-même, j’adopte ce système. » M. LE PROCUREUR GÉNÉRAL : «Il y a huit mois environ que j’ai soumis au Conseil spécial mon travail préparatoire sur la question de l’abolition de l’esclavage. La donnée principale de ce travail était qu’il fallait indiquer un terme fixe pour l’émancipation, et laisser jusqu’à cette époque , devenue certaine, un temps convenable pour s’y préparer; aussi je demandais dix ans avant l’émancipation et l’état intermédiaire, car je suis tellement convaincu qu’un état intermédiaire quelconque ne pourra pas durer, que je regarde le temps donné aux colons, jusqu’à cet état, comme la seule et véritable période préparatoire. «J’ai encore longuement étudié la question depuis ces huit mois; j’ai eu de nombreux renseignements; j’ai été à même de connaître beaucoup d’opinions et de projets : or, j’en appelle à la bonne foi de tous ceux qui devront juger la question; les plus zélés partisans d’un état intermédiaire déclarent que le travail et le bon ordre ne pourront subsister dans cet état qu’avec des règlements sévères. Je compare ces règlements à ceux de l’esclavage, et je vois qu’ils sont à peu près les mêmes, seulement on change le nomOn ne laisse pas aux engagistes le droit d’infliger des châtiments corporels; mais on ne disconvient pas qu’il faut laisser à l’autorité publique le droit d’infliger ces châtiments, du moins dans certaines circonstances. On créerait des ateliers disciplinaires ou pénitentiaires , où l’on userait largement de ces châtiments. Il ne faut pas croire cependant qu’à présent un grand nombre d’esclaves reçoivent des châtiments corporels ; ils sont infligés à quelques mauvais sujets seulement sur chaque habitation : or ceux-ci viendraient aboutir aux ateliers disciplinaires, et, là, on leur donnerait en gros ce qu’on leur distribue actuellement en détail. « L’état intermédiaire, tel qu’on croit nécessaire de la 33.

Avis du Conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l'ordonnateur.


QUATRIÈME PARTIE. pour conserver le travail, ne sera donc qu’un constituer esclavage déguisé. On aura beau dire à l’engagé qu’il est libre, il faudra, pour le croire, qu’il fasse le tour de force du sophiste qui, dans le paroxisme de la goutte, s’écriait : « O douleur ! tu n’es pas un mal ! » Il faudra que, forcé de travailler malgré lui, placé sous l’autorité d’un propriétaire, ne pouvant sortir sans permis de son domicile, mené par le bâton et le fouet sur les ateliers ou habitations disciplinaires, l’engagé dise pourtant: « C’est égal, je suis libre! » «Si donc on veut conserver pendant un certain temps encore la réalité du travail dans les colonies françaises, et si l’état intermédiaire ne doit offrir que très-peu de différence avec le régime de l’esclavage, quant à l’état de liberté positive des nouveaux libres; si, en conséquence, la même impatience, le même mécontentement doit régner chez les engagés, comme on croit qu’il a lieu chez les esclaves, et qu’avec tout cela on ait la chance de ruiner les colons et leurs créanciers, ne vaut-il pas mieux conserver pendant quelque temps encore ce qui existe, plutôt que de se jeter dans les chances de l’inconnu ? Ne maintiendra-t-on pas mieux les esclaves dans l’état actuel, en l’améliorant progressivement, qu’on ne conduira les engagés à l’aide de mesures qui paraissent incompatibles avec l’état de liberté, même celui qu’on appelle intermédiaire ? « C’est ce que propose M. l’Ordonnateur, et son système est précédé de développements si étendus, et en même temps si positifs, qu’il n’est pas besoin de le soutenir par de nouveaux arguments. «Je me range donc à ce système, quand même on n’obtiendrait pas les cinq ans d’espèce de liberté intermédiaire qu’il serait facultatif d’imposer après les quinze dernières années de l’esclavage. Je l’adopte parce qu’il est le fruit d’études et de convictions pratiques; parce qu’il offre un temps de préparation suffisant; parce qu’il est équitable envers les colons, conservateur pour les créanciers, juste et définitif pour les esclaves. « En effet, les colons ont vécu sous l’empire d’une législation qui ne donnait aux créanciers pour gage que les revenus des propriétés foncières. Permettre l’expropriation forcée immédiate, c’est déclarer la faillite ; c’est ruiner non

260 Avis du Conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l’ordonnateur,


261 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. excepté Avis du Conseil seulement les colons, mais même les créanciers, le premier hypothécaire, qui sera peut-être encore primé spécial sur les deux projets de loi pré par un privilége ou une hypothèque légale. Car qui pour- sentes par l’ordonnarait acheter un immeuble à son véritable prix, lorsque ce teur. qui en fait la principale valeur (les esclaves) sera remplacé par une valeur réduite dont il est impossible d’assurer la mise en œuvre? Le projet de M. l’Ordonnateur sera, au contraire, une transition équitable, et donnera aux colons le moyen de se libérer et de sauver quelques débris de leur fortune. «Le système est juste et rassurant pour les esclaves, parce que, tout en améliorant leur situation actuelle, il leur réserve, dans un temps peu éloigné, la liberté pleine, entière, définitive. «On objectera que ce système ne fait que conserver ce qui existe pendant quinze ans. On oublie la fixation du terme de l’esclavage, l’incertitude détruite, l’indemnité en dépôt, l’émancipation pleine, entière, en perspective. Cela constitue une différence incommensurable avec l’état actuel. « Ajoutera-t-on que les modifications apportées successivement à l’esclavage en rendront le maintien onéreux, impossible, et qu’au moins, dans le système intermédiaire, les colons seraient assurés d’une indemnité payée à l’a-

vance? «Il ne faudrait pas, sans doute, qu’en améliorant la position de l’esclave, on rendît la subordination et le travail impossibles ; mais je pense qu’on peut facilement éviter ce danger, même en entourant l’esclavage de beaucoup d'améliorations progressives. Le fonds d’indemnité, d’ailleurs, étant voté à l’avance, on peut autoriser les colons qui voudraient recevoir l’indemnité avant les quinze ans de temps préparatoire, à la percevoir sans attendre, en affranchissant leurs esclaves. «Ces considérations, et celles présentées avec force et clarté par M. l’Ordonnateur, me font donc adopter son système, c’est-à-dire : « Période préparatoire de quinze ans, ou délai de quinze ans entre la déclaration d’abolition de l’esclavage et cette abolition de fait ;


262 Avis du conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l’ordonnateur

QUATRIÈME PARTIE.

« Constitution du fonds d’indemnité au moment du vote de la loi, et payement préalable de cette indemnité avant l’abolition de fait; « Liquidation des propriétés coloniales par une période de sept années, avec séquestre en faveur des créanciers; « Amélioration progressive du sort des esclaves pendant ces quinze années, de manière cependant à conserver le travail et le bon ordre; «Instruction religieuse et morale des esclaves ; éducation surtout des enfants, en les dirigeant vers le but du travail par l’initiation aux arts utiles et à l’agriculture pendant ces quinze années, par des moyens réels, efficaces et coercitifs, s’il est nécessaire. » M. L’INSPECTEUR COLONIAL : «J’ai suivi avec attention les discussions et les observations nombreuses qui ont précédé la séance de ce jour. Je me suis appliqué spécialement à étudier les avantages et les inconvénients que pouvait présenter chaque système, et j’avoue que, n’ayant rencontre dans aucun les garanties d’ordre, de travail et d’avenir que doit édicter avec certitude la loi d’émancipation, les inconvénients et les dangers m’ont toujours paru excéder de beaucoup les avantages. D’un autre côté, j’ai vainement cherché jusqu’ici à concilier, dans ces divers projets, la liberté des esclaves avec le travail ; et la liberté sans travail me paraissait menacer les colonies d’une ruine certaine, en même temps qu'elle compromettait les grands et nombreux intérêts qui ont avec elle une existence commune et inséparable. Enfin, aucun projet n’avait encore présenté, comme élément préalable et nécessaire de l’émancipation, la liquidation de la propriété coloniale, première base de la transformation sociale qui doit s’accomplir un jour dans nos colonies. «Le projet d’ensemble que vient de communiquer M. l’Ordonnateur me paraissant réunir les garanties que je désirais rencontrer, soit à l’égard des colons et de leurs créanciers, soit à l’égard des noirs, soit à l’égard de l’industrie et du commerce en général, je n’ai pas hésité à donner à ce projet mon entière et franche adhésion. » M. LE GOUVERNEUR : « Par les considérations exposées dans le travail de M. l’Ordonnateur, autant que par les


Avis du Conseil 263 CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE. spécial sur les deux nouvaux motifs que vient de présenter M. le Procureur projets de loi prégénéral, et par mes propres convictions, j’ai été conduit sentés par l’ordonnaà adopter, exclusivement à tous autres, le projet d’en- teur. semble dont nous avons entendu le développement et les conclusions. « L’expérience que j’ai acquise par un assez long séjour dans les colonies à culture ne m’a jamais permis d’accorder quelque confiance à des projets d’émancipation qui n’auraient pas la puissance de garantir le travail des affranchis. Or, l’exercice de cette puissance me paraissant impossible avec la modification absolue du régime actuel, je ne voyais qu’avec effroi se préparer pour les colonies de la France une émancipation quelconque qui n’aurait pas été précédée d’une préparation suffisante, et qui n’aurait pas eu pour base la garantie positive du travail. « D’un autre côté, en nivelant les droits sur les sucres, on donnera aux colons le temps nécessaire pour qu’ils puissent réparer leurs affaires, singulièrement compromises par le privilége accordé au sucre indigène, et pour préparer leurs esclaves à la liberté. Mais, objectera-t-on, ce n’est pas un projet d’émancipation que vous vous proposez, puisque vous maintenez les choses dans l’état où elles sont : cet état aura tous les inconvénients de l’esclavage, et les esclaves qui, dans l’attente de la liberté, sont tranquilles aujourd’hui, ne se soulèveront-ils pas lorsqu’ils sauront que leurs espérances ne pourront se réaliser que dans quinze ans? Ne chercheront-ils pas à s’évader, à passer dans les colonies anglaises, pour y jouir d’une liberté qu’ils sont certains d’y trouver? A cela je répondrai que tout le monde est d’accord sur les conséquences d’une émancipation immédiate, qui n’aurait pas même l’avantage d’empêcher les travailleurs de s’éloigner de la colonie, à cause de l’élévation comparative du salaire que peuvent offrir les planteurs des colonies voisines ; du recrutement et de l’embauchage, qui ne manqueraient pas de s’organiser dans nos Antilles ; de la tendance, enfin, qu’ont les hommes de passer à un état qui leur paraît meilleur. Ainsi, sous ce rapport, l’émancipation immédiate ne remédierait à rien, et elle pourrait entraîner la ruine des colonies, en même temps quelle causerait un immense préjudice au commerce des grands ports, à nos pêcheries, à notre navigation marchande, à notre marine


264

Avis

du

Conseil spécial sur les deux projets de loi présentés par l’ordonnateur.

QUATRIÈME PARTIE.

militaire, et à toutes les grandes industries qui s'y rattachent. « On ajoutera qu’il faut absolument faire passer les esclaves par un état intermédiaire, dans lequel on les obligera au travail avant de les appeler à la liberté; mais je répondrai encore que tous les états intermédiaires dans lesquels on leur imposera l’obligation du travail, leur paraîtront l’esclavage lui-même, parce que la paresse est le besoin dominant chez l’esclave, et que la liberté, ainsi qu’il la comprend, n’est autre chose que le droit de ne rien faire. «Pourquoi, d’ailleurs , se jeter dans les éventualités d’un état intermédiaire qui peut très-bien ne pas mieux réussir que l’apprentissage anglais, et qui, en n’affranchissant pas les noirs du travail, et en les soumettant à une discipline sévère, serait considéré par eux comme un véritable esclavage ? car l’esclavage, tel qu’il est aujourd’hui, est beaucoup plus doux que ne l’était l’apprentissage anglais. « Lorsque des esclaves sauront que , dans quinze ans, ils seront libres , ils prendront patience, en voyant surtout la misère hideuse dans laquelle l’ordonnance du 12 juillet 1832 a jeté tant de nouveaux affranchis que la métropole a dotés, en même temps, d’une liberté complète, de la fainéantise, du paupérisme et de tous les maux qui l’accompagnent. Ils comprendront peut-être alors qu’il y a encore quelque chose de pire que l’esclavage. «Aux considérations qui précèdent, et qui sont déjà bien puissantes, est venue s’en joindre une autre non moins digne d’attention, et qui m’a été révélée dans nos discussions antérieures : je veux parler de la nécessité de liquider la dette coloniale préalablement à l’émancipation, et d’accorder pour cet effet aux colons, non-seulement un terme moral nécessaire pour opérer cette liquidation, mais encore pour se couvrir , s’il est possible, de tout ou partie de leurs capitaux que l’indemnité ne peut atteindre, et dont ils seraient privés dans tout autre système qui compromettrait de sérieux intérêts, les noirs eux-mêmes avec l’avenir des colonies, et qui pourrait n’être pas moins funeste à la politique et à la puissance de la nation. » Aucune autre observation n’étant présentée, M. le Gouverneur déclare clos les travaux du Conseil spécial de la Martinique. Fait au Fort-Royal, le 2 novembre 1841.


CINQUIÈME PARTIE.

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL

DE LA GUYANE FRANÇAISE. (DU 17 SEPTEMBRE 1840 AU 19 JANVIER 1841.)



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