Questions relatives à l'abolition de l'esclavage

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MINISTÈRE DE LA MARINE ET DES COLONIES.

QUESTIONS RELATIVES

A L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE. INSTRUCTIONS ADRESSÉES

A MM. LES GOUVERNEURS DES COLONIES. (CIRCULAIRES DU 18 JUILLET 1840.)

AVIS DES CONSEILS COLONIAUX.

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS

DES CONSEILS SPÉCIAUX.

PARIS. IMPRIMERIE ROYALE. 1843.

NUMÉRO D'ENTRÉE: 5947



TABLE DES MATIÈRES.

Ire PARTIE. INSTRUCTIONS ADRESSÉES À MM. LES GOUVERNEURS DES COLONIES. Pages.

Première circulaire, du 18 juillet 1840.

1

Rapport de la Commission coloniale, en date du ANNEXES. 19 juin 1840. Projet de loi préparé en 1837. Deuxième circulaire, du 18 juillet 1840.

27 37

53

II PARTIE. e

AVIS DES CONSEILS COLONIAUX.

Avis du Conseil colonial de la Martinique. ————— ————— —————

de la Guadeloupe. de la Guyane française. de Bourbon.

1 41 111 135

III PARTIE. e

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

Lettre du Gouverneur, en date du 10 mars 1841. Procès-verbaux du Conseil spécial.

3 7

Annexes.

150

IV PARTIE. e

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL DE LA MARTINIQUE.

Procès-verbaux des séances.

3

V PARTIE. e

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Procès-verbaux des séances. Annexes.

3 65


(IV)

VI PARTIE. e

DÉLIBÉRATION ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL DE BOURBON.

Pages.

Procès-verbaux des séances.

3

VII PARTIE. e

TABLEAUX DES PRIX DE VENTE DES ESCLAVES.

Guadeloupe. Martinique.

3 8

VIII PARTIE. e

RÉSUMÉ

DES

AVIS DES CONSEILS

SPÉCIAUX

ET DES CONSEILS COLONIAUX. SYSTÈME,

Émancipation progressive.

3

II

SYSTÈME.

Émancipation générale.

15

IIIe

SYSTÈME.

Émancipation avec apprentissage.

39

I

er

e


PREMIÈRE PARTIE.

INSTRUCTIONS ADRESSÉES

A MM. LES GOUVERNEURS DES COLONIES CONCERNANT LES TRAVAUX

DES CONSEILS SPÉCIAUX.



MINISTÈRE

Paris, le 18 juillet 1840.

DE LA MARINE ET

DES COLONIES.

DIRECTION LE

DES COLONIES. VICE-AMIRAL,

PAIR

DE

FRANCE,

MINISTRE

DE

LA MARINE ET DES COLONIES,

A MM. les Gouverneurs de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane française et de l'île Bourbon.

Communication relative à la question de l’abolition de l’esclavage. Institution, dans chaque colonie, d’un conseil spécial chargé de fournir divers documents relatifs à cette matière. Instructions concernant les travaux des conseils spéciaux.

CIRCULAIRE.

Monsieur le Gouverneur, vous avez reçu depuis quatre ans diverses communications relatives à la question de l’abolition de l’esclavage, considérée dans son application éventuelle aux colonies françaises ; et mon prédécesseur, en vous adressant, le 8 novembre dernier, des exemplaires du rapport fait à la Chambre des Députés par M. de Tocqueville sur cette matière, vous avait annoncé qu’il aurait bientôt à vous écrire au sujet des conclusions de ce rapport. Le cabinet du 12 mai avait, en effet, décidé qu’il adhérerait aux bases de ces conclusions, et déjà il avait arreté en principe l’institution, aux colonies, de conseils spéciaux destinés à fournir les documents et les informations nécessaires pour mettre le Gouvernement à portée de présenter un projet de loi conforme aux bases dont il s’agit. Telle était la situation des choses lorsque le ministère actuel est arrivé aux affaires. Le Gouvernement a pensé que les questions qui se rapportent à l’abolition de l’esclavage n’avaient pas encore été suffisamment élaborées, et il a jugé nécessaire qu’il fut formé 1.


4

PREMIERE PARTIE.

une commission ayant mission spéciale de s’en occuper. Sur la déclaration que le Gouvernement a faite de son intention à cet égard, dans la séance de la Chambre des Députés du 13 mai dernier, il a été décidé que la discussion du rapport de M. de Tocqueville, dont la mise à l’ordre du jour avait été demandée, demeurait indéfiniment ajournée. C’est par une décision royale du 26 mai que la Commission spéciale, dont il vient d’être question, a été instituée sous la présidence de M. le duc de Broglie, pair de France. Constituée le 4 juin, elle a tenu jusques et y compris le 18 du même mois cinq séances, qu'elle a closes provisoirement par l’adoption d’un mémoire dont je joins ici la copie, et où sont résumés ses travaux. (Voir l'annexe A.) Ce mémoire fait connaître qu’après avoir entendu, sous forme d’enquête, diverses personnes qui ont visité ou habité des colonies françaises et des colonies anglaises, la Commission a reconnu que le moment est venu de faire cesser l’état d’incertitude qui pèse sur nos colonies, en ce qui concerne l’époque de l’émancipation et le mode de cette émancipation. La Commission ne se prononce pas encore entre les principaux systèmes qui se présentent : elle établit seulement, quant à présent, la nécessité d’allouer aux colons une indemnité suffisante et loyalement appréciée : elle déclare en même temps qu’il sera indispensable, dans toute hypothèse, d’instituer un régime intermédiaire entre l’esclavage et la liberté. Enfin elle signale trois modes principaux d’émancipation, qui lui paraissent, au premier aspect, épuiser toutes les combinaisons compatibles avec la justice et la prudence ; savoir : 1° l’émancipation partielle et progressive, au moyen du rachat des enfants à naître, et de l’établissement du pécule et du rachat forcé pour la génération actuelle ; 2° l’émancipation simultanée,


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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par rachat des esclaves pour compte de l’État, qui tiendrait ensuite les noirs sous sa tutelle et se chargerait de les maintenir au travail ; 3° le rachat général des esclaves, suivi d’un temps intermédiaire d’apprentissage, pendant lequel les noirs seraient laissés au travail, sous l’autorité directe de leurs anciens maîtres. La Commission demande que le Gouvernement soumette à MM. les gouverneurs des colonies l’examen des trois systèmes dont il s’agit, ainsi qu'un certain nombre de questions quelle indique, et qui concernent la mise en pratique de ces systèmes ; vous trouverez egalement ci-jointe la copie de ces questions. (Voir l'annexe A, page 27.) La Commission déclare, au surplus, qu'elle n’exclut aucune combinaison nouvelle propre à conduire avantageusement au but proposé. Le Conseil des Ministres, délibérant sur les propositions énoncées au mémoire que je viens de relater, a reconnu comme la Commission qu’il y a lieu à ce que le Gouvernement s’occupe au plus tôt de l’examen des dispositions qu’on peut avoir à adopter, pour l’émancipation des esclaves dans nos colonies. Il y aura beaucoup à faire, sans doute, pour que cette transformation s’opère sans dommages pour l'ordre public, pour les cultures et pour les intérêts privés ; mais rien n’est impossible à un Gouvernement qui sait être juste en même temps que fort, et qui sait allier à la justice et à la force la prudence nécessaire pour obtenir du temps la part qu’il doit prendre dans l’accomplissement d’une si grande entreprise. La situation des colonies est loin d’être exempte de dangers plus ou moins graves. Ces dangers ont des causes intérieures et extérieures qui ont été signalées fréquemment dans la correspondance de


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PREMIÈRE PARTIE.

MM. les gouverneurs avec le département de la marine, et auxquelles on ne pourrait appliquer, en conservant l’organisation sociale actuelle, que des remèdes impuissants. Il y a donc nécessité réelle, pour le salut même des colonies, d’entrer dans les voies d’une réforme complète de cette organisation. Quelques soins qu’ait pris le département de la marine, depuis plusieurs années, pour recueillir des renseignements sur tout ce qui se rattache à l’esclavage dans nos colonies, les informations qu’il a reçues seraient insuffisantes pour servir de base à la détermination qu’il doit adopter. Parmi les nombreuses questions dont la Commission demande la solution, il en est d’ailleurs beaucoup qu’il est absolument nécessaire de faire examiner et résoudre sur les lieux. Le Conseil des Ministres a en conséquence décidé, sur ma proposition, que, conformément à ce qui avait été arrêté par le cabinet du 12 mai, il serait formé dans chaque colonie un conseil spécial présidé par le gouverneur, et composé, en outre, de l’ordonnateur, du directeur de l’administration intérieure, du procureur général et de l’inspecteur colonial (1). Ce conseil sera chargé de fournir, pour être transmis au ministre de la marine et des colonies, les réponses aux questions posées par la Commission, et tous les travaux préparatoires qui pourront être nécessaires à la confection ultérieure d’un projet de loi. Pour faciliter autant que possible ces travaux, je vais relater ici les trois systèmes d’émancipation que la Commission a indiqués comme ayant fixé principalement son attention, et j’entrerai dans les explications que chacun d’eux m’a paru comporter.

(1) A Cayenne, où l’emploi de directeur de l’administration intérieure a été supprimé, il pourrait y être suppléé, si M. le gouverneur le jugeait convenable, par l’adjonction au conseil d’un fonctionnaire attaché à cette partie du service.


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I

er

7

SYSTÈME.

ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

L’affranchissement des enfants à naître, la constitution d’un pécule et le droit de rachat forcé, ont déjà été l’objet de plusieurs communications du département de la marine. Un projet de loi avait, en dernière analyse, été préparé dans le sens de ce système, sous le ministère de M. le vice-amiral de Rosamel. Ce projet de loi se terminait, comme les questions de la commission relatives à l’émancipation progressive, par une disposition qui fixait l’époque où l’esclavage serait virtuellement aboli dans les colonies françaises. Je vous en remets ici une copie à titre de renseignement, avec extrait d’un mémoire où étaient exposés les motifs du projet de loi. (Voir l'annexe B.) On n’avait pas prévu, dans ce travail, le cas où, indépendamment des enfants à naître de femmes esclaves, l’Etat libérerait les enfants actuellement esclaves, en remontant jusqu’à l’âge de sept ans ; mais il avait été question de la libération de ces derniers dans les premières communications du département de la marine. Les affranchissements dont il s’agit pourraient, au surplus, être l’objet de règles absolument semblables à celles qui seraient adoptées pour les enfants non encore nés. II SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION

SIMULTANÉE ET IMMÉDIATE, POUR

LE

COMPTE

DE

PAR RACHAT DES NOIRS

L’ÉTAT.

Ce système est celui qui résulte des conclusions du rapport de M. de Tocqueville, lesquelles se résument en trois points principaux, savoir : Indemnités, salaires, travail.


8 Indemnités.

PREMIÈRE PARTIE.

M. de Tocqueville avait repoussé, dans son rapport, l’assimilation de la propriété de l’esclave aux autres propriétés que la loi protége. « L’homme, dit-il, n’a « jamais eu le droit de posséder l’homme, et le fait « de la possession a toujours été et est encore illégi« time. » Il y a lieu de reconnaître que le colon n’a jamais possédé, dans toute l’étendue de la signification de ce mot, la personne de l’esclave ; il existe entre l’homme colon et l’homme esclave un pouvoir protecteur et, au besoin, répressif : c’est la loi, qui, en obligeant l’esclave à travailler pour le maître, oblige aussi celuici à le traiter avec équité, et qui punit l’un et l’autre lorsqu’ils manquent à leurs obligations réciproques. Mais ces distinctions ne peuvent atténuer en rien le droit du colon à recevoir une indemnité pour la valeur de l’esclave dont l’Etat se serait rendu acquéreur. L’honorable rapporteur s’était, au surplus, hâté de reconnaître « qu’il ne serait ni humain, ni équitable, « ni sage, de ne point venir au secours des colonies « au moment de l’émancipation ; » et, après avoir pris le soin de rappeler que c’est « avec l’autorisation, avec « l’appui, avec le concours de la métropole, que les « colons ont entrepris de cultiver la terre à l’aide d’es« claves, » il déclarait que la commission de la Chambre des Députés avait été unanimement d’avis qu’on devait accorder aux colons une indemnité « dont elle ne « pouvait toutefois, quant à présent, évaluer le montant, mais dont la plus grande partie serait payée « avant que l’émancipation fût accomplie. »

De son côté, le Gouvernement déclare qu’une indemnité devra être payée au colon, lorsqu’il subira la perte de ses esclaves. Il a trouvé avec beaucoup de satisfaction ce vœu exprimé, dans les termes les plus explicites, au mémoire de la commission que préside M. le duc de Broglie. Ce principe établi, il s’agira,


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CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

D’évaluer la somme à payer par l’État au colon, pour la valeur de l’esclave de l’un et l’autre sexe racheté par le Gouvernement ; Et de fixer les époques auxquelles le payement aurait lieu, le mode et les formes du payement, les justifications et les garanties à exiger du colon. Le conseil spécial aura à faire relever dans les études des notaires, et aux greffes des tribunaux de la colonie, les prix qui ont été stipulés pour la transmission des noirs à certaines époques de leur vie, c’est-à-dire, de 1 an à 13 ans, de 14 à 20 ans, de 21 à 40 ans, de 41 à 50 ans, et de 51 à 60 ans. Ce travail pourra être divisé en trois périodes de 5 ans chacune : la première, de 1825 à 1829 ; la seconde, de 1830 à 1834, et la troisième, de 1836 à 1839 inclusivement. C’est à l’aide de ces relevés, et de tous autres éléments de calculs que le conseil spécial pourra croire utile d’ajouter, qu’il sera à portée d’établir les bases et le montant de l’indemnité à payer aux colons. Je me propose de faire faire ici, sur les documents de toute nature qui sont envoyés annuellement au dépôt des archives, des relevés qui, au besoin, pourront servir de point de comparaison avec ceux que vous aurez fait former sur les lieux. Il pourrait convenir, par divers motifs, et notamment pour ne pas gêner le service du trésor public, que le payement de l’indemnité fût divisé en plusieurs termes. Quels seraient ces termes ? Quelles seraient les mesures à prendre pour la garantie des intérêts du colon et de ceux de ses créanciers ? En un mot, quelles dispositions, tant principales qu'accessoires, y aurait-il lieu d'adopter pour régler d’une manière complète le mode et les formes du payement de l’indemnité représentative de la valeur du noir ? Ce sont Ire PARTIE.

2

Fixation de l'indemnité.

Payement de l'indemnité


PREMIÈRE PARTIE. des points sur lesquels le conseil spécial demeure chargé de présenter ses propositions. 10

Salaires.

Le plan exposé au rapport de M. de Tocqueville consistait à faire concéder aux colons par l’État, à des conditions qu’il fixerait, les services des noirs travailleurs qu’il aurait rachetés. Un salaire devait être attaché au travail, et on espérait que ce salaire, qui serait modéré, fournirait les moyens, non-seulement de couvrir l’intérêt de l’indemnité et de faire un fonds pour l’amortissement de son capital, mais encore d’abandonner chaque jour une portion du salaire au travailleur. Le salaire offre, il faut le reconnaître, de nombreux avantages que l’honorable rapporteur développe avec autant de lucidité que de justesse : mais il serait peutêtre difficile de fixer d’avance ce salaire, et surtout de le fixer pour un long avenir. M. de Tocqueville a dit dans son rapport : « Il y a « une vérité qu’on ne saurait méconnaître : l’émancipa« tion sera d’autant plus facile, la transition d’un état « à l’autre d’autant plus paisible et plus courte, que « les propriétaires du sol seront plus riches. Tout de« vient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de « leur gêne ; tout devient périlleux si elle commence « au milieu de leur ruine. Il n’y a qu’une société colo« niale prospère qui puisse aisément supporter le pas« sage de la servitude à la liberté. » Rien n’est plus vrai, non-seulement quant au montant de l’indemnité à accorder, mais surtout en ce qui concerne la fixation des salaires qui seront à payer par les colons aux esclaves rachetés. Une nouvelle loi sur les sucres vient de fixer le tarif plus avantageusement pour les colonies ; mais cette loi, basée sur les conditions actuelles du travail, devrait nécessairement être encore modifiée si le changement de ces conditions était la conséquence du tra-


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vail salarié. Ainsi le conseil spécial aura à examiner quel pourrait être le salaire des travailleurs, d’après le prix de revient du sucre en 1840 ; et, dans le cas où ce prix deviendrait insuffisant, il faudrait rechercher quel serait le prix de revient nécessaire pour subvenir à l’allocation d’un salaire, et pour assurer en définitive aux colons un juste revenu de leurs capitaux et de leur industrie. C’est après avoir tenu compte de ces circonstances que le conseil spécial formulera des propositions motivées sur les points ci-après : Régler le montant du salaire journalier que le colon aurait à payer à l’État pour le travail des noirs de l’un ou de l’autre sexe qui lui seraient loués ou engagés; Fixer la portion de ce salaire qui serait attribuée au travailleur et versée, pour son compte, dans une caisse d’épargne, afin de lui ménager des ressources pour l’avenir ; celle qui serait employée à l’habillement, à l’entretien en santé comme en maladie, et, s’il y a lieu, à la nourriture de l’engagé par l’engagiste (1) ; et enfin la portion à réserver pour le remboursement au trésor public des avances qu’il aurait faites relativement au payement de l’indemnité ; Déterminer le mode et les époques du payement du salaire par le colon, et les poursuites à exercer en cas de refus de payement. Vous remarquerez que j’ai employé, dans les deux premiers points qui précèdent, l’expression d’engagé et celle d’engagiste. Quelques explications sont nécessaires à cet égard. M. de Tocqueville, en proposant de transporter à l’État la tutelle de toute la population affranchie, ajoutait qu’il serait sage de laisser au Gouvernement toute la responsabilité avec le pouvoir ; c’est par ce dernier (1) Je dis s’il y a lieu, parce qu’aux Antilles on abandonne généralement le samedi au noir, qui demeure alors chargé de pourvoir à sa nourriture.

2.


12

PREMIÈRE PARTIE.

motif, sans doute, qu’il s’était abstenu d’émettre un avis sur le mode de location des nouveaux affranchis. Le Gouvernement avait à y suppléer, en exprimant ici l’avis de faire contracter un engagement aux noirs travailleurs de l’un et de l’autre sexe. Dans toutes les exploitations rurales des colonies, et surtout dans les sucreries, qui forment la principale branche de leur industrie agricole, il faut que l’exploitation puisse d’avance compter sur le nombre et l’espèce des travailleurs qui lui sont nécessaires. Un engagement de plusieurs années devrait donc être imposé aux noirs de l’État envers le propriétaire auquel ils seraient loués. Ces engagements seraient passés contradictoirement entre l’autorité patronesse et l’engagiste ; on y stipulerait toutes les conditions qui se rattachent à l’engagement ; ce serait un contrat synallagmatique, dans toute l’étendue de la signification de ce mot. Le conseil spécial aura à donner son avis sur la durée que les engagements devraient avoir. Cette durée pourrait varier selon la nature des cultures ou des travaux auxquels les affranchis seraient attachés. Travail.

Le conseil spécial aura à proposer toutes les dispositions qu’il jugerait nécessaires pour régler le travail des noirs acquis par l’État, pendant la durée de l’état intermédiaire et transitoire qui devrait précéder leur libération Il proposera, notamment, de fixer pour les hommes, les femmes et les enfants : Les jours de travail et les jours de repos; Les heures du travail et celles qui, les jours de repos (et, s’il y a lieu, les jours de travail), seraient consacrées à l’instruction religieuse et intellectuelle ; De régler le mode de surveillance à exercer sur le travail par l’autorité patronesse ; De régler le régime disciplinaire auquel le noir serait soumis ;


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De déterminer les pénalités spéciales auxquelles il pourrait être également soumis, pendant la durée de l’état intermédiaire, et, s’il y a lieu, pendant quelque temps après sa libération définitive ; De déterminer en même temps les juridictions auxquelles serait attribuée la connaissance des délits des noirs acquis par l’État. L’autorité patronesse (dont il a déjà été question) est celle des procureurs du Roi et de leurs substituts. Cette autorité, qui sera constamment exercée sous la surveillance du procureur général, et sous la direction du gouverneur en conseil, est propre à offrir toutes les garanties désirables; mais elle ne pourra s’appliquer qu’à la protection qui doit être accordée au noir dans tous les actes de sa nouvelle existence sociale. Dans nos colonies, comme dans celles de l’Angleterre, quel que soit le système d’émancipation qu’on adopte, il sera nécessaire que des magistrats soient placés près des habitations rurales pour la répression des délits, et il pourra, au surplus, être pourvu à cette juridiction spéciale par l’institution actuelle des juges de paix, à qui il sera adjoint des suppléants salariés. L’appel de leurs jugements sera porté, dans des cas prévus, devant le juge royal. On conçoit la nécessité d’une répression prompte à l’égard de cette nombreuse population noire, et ce motif suffirait pour qu’on s’abstînt de les rendre justiciables de la cour royale qui, dans l’état actuel des choses, juge en matière correctionnelle ; mais plusieurs autres considérations se réunissent pour qu’on crée, à l’égard des noirs qui seront ans un état intermédiaire quelconque, des juridictions spéciales, ainsi que l’on croira sans doute nécessaire de déterminer des pénalités qui leur soient spécialement applicables. Il ne peut être question de maintenir des châtiments corporels ; mais tous autres moyens de discipline et de répression devront être mis à la disposition des magis-


14

PREMIÈRE PARTIE.

trats. Le Gouvernement voudra que le noir soit toujours puni sévèrement, dans tous les cas de manquement à ses obligations. J’ai à ajouter sur ce dernier point une indication importante. L’intention du Gouvernement est d’établir un lieu de déportation, à l’effet d’y. placer les noirs dont la mauvaise conduite troublerait l’ordre public, ou qui , par des habitudes incorrigibles de paresse et de vagabondage, deviendraient une charge et même un danger pour la société coloniale. Cette pénalité sera, en conséquence, comprise dans le travail à préparer. On doit espérer, au surplus, quelle sera rarement appliquée. La plupart des esclaves de nos colonies y sont nés ; les autres y ont trouvé une nouvelle patrie, et, sans doute, la seule crainte d’une transportation à l’extérieur sera propre à prévenir le plus grand nombre des délits graves qu’une telle pénalité serait destinée à réprimer. Dans les diverses explications qui précèdent, j’ai considéré principalement le noir racheté comme un travailleur rural, et c’est en effet la condition dans laquelle, par ce système, la plus grande partie des anciens esclaves seraient maintenus ; mais il y a aussi des ouvriers, des marins, des domestiques, et ces conditions exigeront des calculs spéciaux, soit pour la fixation, soit pour l’emploi des salaires. Il en sera de même pour ce qui concerne la durée du travail à exiger de chacun des noirs non attachés aux cultures, lesquelles pourraient d’ailleurs n’être soumis qu’à des engagements annuels. L’intention du Gouvernement n’est pas toutefois que ces derniers fussent l’objet de faveurs spéciales ; d’abord, parce que tous auraient indistinctement des titres à sa bienveillance, mais surtout parce que l’intérêt de la culture est à ses yeux l’intérêt dominant. Le Gouvernement verrait même avec une grande satisfaction que le conseil spécial pût lui proposer des dispo-


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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sitions propres, non-seulement à maintenir aux travaux agricoles les cultivateurs actuels, mais même à y rattacher une partie des noirs de ville, qui en ont été distraits non sans dommage pour la prospérité du pays et pour l’ordre public. J’ai mentionné plus haut l’instruction religieuse et intellectuelle. Déjà le Gouvernement a fait, à l’aide des fonds votés au budget de l’État, des dispositions pour la répandre dans nos colonies. Ses vues, à l’égard de l’instruction intellectuelle, ne comprennent pas seulement la lecture, l’écriture et le calcul ; il a l’intention d’établir, dans les principales villes, des écoles gratuites de culture et d’arts et métiers, où se formeront des ouvriers instruits, qui iront répandre ensuite leurs connaissances dans la colonie. L’éducation des jeunes noirs des villes pourra principalement recevoir cette direction. Au reste, pour les noirs cultivateurs comme pour les noirs des villes, l’intention du Gouvernement est qu’un tarif de salaires ne soit adopté que sous réserve des modifications que devrait nécessairement amener, dans la situation des uns et des autres, l’expérience qu’ils auraient acquise, et l’aptitude dont ils donneraient des preuves. Ce serait agir contre l’équité et contre l’intérêt même de la culture et de l’industrie, que d’immobiliser en quelque sorte le noir dans un salaire, sans tenir compte de son intelligence, de son activité et de sa bonne conduite. Il faudrait, au contraire, lui ouvrir, par le travail, des voies d’amélioration efficaces, afin de féconder le principe de liberté qui doit le régir. Parmi les moyens à employer pour atteindre ce but, j’ai à citer principalement la substitution du travail à la tâche au travail par jour et par heure, et, plus tard, l’adoption, s’il y a lieu, d’un système de colonage partiaire. Je désire que le conseil spécial présente ses


16

PREMIÈRE PARTIE.

vues sur l’emploi de ces moyens, et de tous autres propres à procurer de bons résultats. Je viens de parcourir les trois principaux points qui forment en quelque sorte la base de ce second système d’émancipation. J’ai maintenant à mentionner les dispositions qui seraient à faire pour suivre dans leur nouvelle condition les noirs rachetés par l’État. Droits civils.

Nouveaux noms.

Jusqu’à ce que le noir eût remboursé le prix de sa libération, il ne pourrait pas jouir des droits politiques, et ne jouirait même des droits civils que sous la tutelle du ministère public. Il serait superflu de justifier ces restrictions. On conçoit, quant aux droits politiques, que le noir racheté ne puisse les exercer avant d’avoir été formé aux devoirs de la société dans laquelle il va être admis ; et, quant aux droits civils, que, dans son intérêt même, l’usage qu’il peut en faire soit soumis à un patronage qui sera d’ailleurs aussi bienveillant qu’éclairé. Avec ce patronage, le noir pourrait, dans l’état intermédiaire où la loi doit le placer, acquérir, aliéner et transmettre des propriétés mobilières et immobilières ; il pourrait contracter mariage selon nos lois civiles, sauf quelques modifications quant aux conditions, aux obligations et aux effets du mariage. Je ne fais mention ici que pour mémoire de la nécessité qu’il y aurait de donner des noms aux noirs rachetés par l’État, dont la plupart ne sont désignés que par des prénoms. Chacun de ces prénoms s’appliquant à des milliers d’individus, il en résulte une confusion qui, dans l’émancipation à intervenir, ne serait pas moins fâcheuse pour l’ordre public que pour l’intérêt des familles. C’est, au surplus, ce qui s’exécute actuellement, en vertu d’une ordonnance royale du 29 avril 1836, à l’égard des individus qui sont successivement affranchis sur la demande de leurs maîtres.


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CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

Dans la transformation qui se prépare, le Gouvernement voudra employer tous les moyens possibles pour encourager le mariage des noirs. Afin d’atteindre ce but, qui est également dans les vœux de la Commission, le Gouvernement est disposé à accorder, avec le concours des Chambres, des secours pécuniaires et toutes autres faveurs, s’il y a lieu. Le conseil indiquera les dispositions qui seront propres à atteindre le but proposé.

Mariages.

La Commission dont M. de Tocqueville a été le Enfants et vieillards. rapporteur avait pensé que le propriétaire des enfants esclaves pourrait continuer à s’en charger, après leur rachat par l’État, moyennant un contrat d’apprentissage, qui lui assurerait leurs services jusqu’à l’âge de vingt et un ans. Le conseil spécial aura à donner son avis à ce sujet. Dans le cas où cette combinaison ne serait pas admise, il faudrait indiquer les conditions sous lesquelles les esclaves pourraient être maintenus sur les habitations, jusqu’à l’âge où ils passeraient dans la catégorie des noirs travailleurs et salariés. Le conseil n’oubliera pas que les enfants qui naîtraient ultérieurement de noirs rachetés et non encore libérés, devraient, jusqu’à la libération de leurs père et mère, être aussi l’objet d’un patronage spécial, attendu les difficultés que ceux-ci éprouveraient, au moins dans les premiers temps, à remplir envers eux tous les devoirs de la paternité. Des salles d’asile devaient être ouvertes pour ceux de ces enfants qui ne seraient pas maintenus sur les habitations, et il faudrait même affecter quelques fonds à leur entretien ainsi qu’à leur nourriture. Seulement les enfants issus de mariages légitimés auraient nécessairement, dans les faveurs dont j’ai parlé plus haut, une part plus généreuse que les unions illicites. La même Commission avait paru penser aussi qu’il y Ire PARTIE

3


18

PREMIÈRE PARTIE.

aurait lieu de laisser les vieillards à la charge des anciens propriétaires. Mais ne serait-il pas à craindre que tous les propriétaires ne pussent pas se charger des vieillards sans l’allocation d’un secours pécuniaire ? Il y a beaucoup de colons peu aisés ; d’autres, qui vendront leurs habitations, ne pourraient pas, sans doute, imposer à l’acquéreur l’obligation de nourrir et d’entretenir les vieillards. Il y aurait donc, en ce qui concerne les vieillards, à convertir l’indemnité de rachat en une allocation annuelle destinée à subvenir à leur subsistance et à leur entretien, en santé comme en maladie, soit par les soins de l’ancien maître, soit par ceux d’un établissement de bienfaisance à qui l’allocation serait alors attribuée. Cette allocation devra être arbitrée par le conseil spécial selon la position des individus, c’est-à-dire, en distinguant les vieillards qui peuvent rendre encore quelques services de ceux qui sont parvenus à l’âge de l’invalidité. Ainsi on ne devrait pas se borner à ouvrir des asiles à l’enfance ; il faudra aussi en réserver à la vieillesse. Les hôpitaux actuels seraient nécessairement insuffisants pour ceux des vieux esclaves qui ne pourraient pas trouver un asile chez leur ancien maître, et pour cette génération qui, devenue complétement libre, ne saura pas toujours, on doit le craindre, se ménager des ressources pour l’âge où le travail ne peut plus en offrir. Le conseil spécial aura, en conséquence, à donner son avis sur les maisons de bienfaisance à créer, et sur les dépenses quelles occasionneront, tant pour leur établissement que pour leur entretien. Rachat.

Dans le système que j’examine, le noir racheté par l’État doit être, pendant un temps déterminé, placé, comme travailleur salarié, sous sa tutelle absolue, et


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CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

c’est à l’aide de cette situation que le Gouvernement pourra effectuer, sur le salaire du noir, des prélèvements jusqu’à concurrence de l’indemnité que l’Etat aura payée pour sa libération. Si ce remboursement était le seul motif de la création de l’état transitoire dont il s’agît, il serait tout simple de le faire cesser dès que le noir pourrait, avec son pécule, rendre ce que l’État aurait déboursé pour le libérer; mais un motif bien plus puissant avait déterminé l’adoption d’un état intermédiaire. L’intention exprimée dans le rapport de M. de Tocqueville était que le Gouvernement pût entretenir, par un travail obligé, des habitudes d’obéissance qu’une liberté prématurément absolue pourrait faire perdre sans retour, et arriver plus efficacement à acquérir l’influence salutaire dont il aurait besoin pour diriger vers la liberté cette nouvelle population. C’est aussi dans cet esprit que la question du rachat de l’engagé par luimême doit être examinée. On peut donc ne pas établir comme un droit commun, dès les premiers temps, la faculté du rachat; mais il y aurait des avantages très-moraux à stipuler d’avance que cette faculté serait accordée, après un certain temps d’épreuve, aux individus dont la conduite aurait été régulière, et qui consentiraient à passer des contrats de louage comme ouvriers libres ; aux individus mariés légitimement ; enfin à tous ceux en qui on voudrait récompenser l’accomplissement des devoirs qui leur auraient été imposés. Le conseil spécial n’oubliera pas que, par analogie avec ce qui avait été proposé dans le projet d’ordonnance sur le rachat des esclaves, transmis par mon département aux colonies en 1836, on ne devrait pas admettre à jouir de la faculté du rachat, du moins pendant quelque temps, les noirs qui auraient subi une ou plusieurs condamnations pour vol ou pour recel d’objets volés, ou pour des faits qualifiés crimes par la législation pénale. 3.


20 Moyens de sûreté et de police.

PREMIÈRE PARTIE.

Le Gouvernement reconnaît qu’il est nécessaire de pourvoir le plus tôt possible à ce que la garnison de Bourbon soit doublée, et à ce qu’il y soit ajouté une compagnie de gendarmerie, composée de cavaliers et d’hommes à pied. Son intention est, en outre, qu’il soit également ajouté à la garnison de la Guyane une demi-compagnie de gendarmerie, et que, dans nos deux Antilles, les compagnies de gendarmerie soient augmentées d’un certain nombre d’hommes, notamment à la Guadeloupe, qui a des dépendances dont l’une, Marie-Galante, comprend dix mille esclaves. Le conseil spécial examinera si, en ce qui concerne la colonie à laquelle il appartient, ces forces seront suffisantes pour la sûreté intérieure ; et, dans le cas où il lui paraîtrait indispensable de les augmenter, il indiquerait comment, à son avis, il devrait y être pourvu. Les moyens généraux de police se trouveront assurés par l’emploi d’une gendarmerie nombreuse; mais il y aurait à pourvoir, en outre, à une surveillance non interrompue à l’égard des noirs ruraux, tant pour les préserver de toute vexation de la part de l’engagiste, que pour fournir, au besoin, à celui-ci l’assistance de l’autorité. Cette police, qu’exercent aux colonies anglaises de nombreux agents, exigerait aussi, dans nos colonies, l’organisation d’une ou de plusieurs compagnies de surveillants, qui pourraient sans doute être choisis sur les lieux, dans la classe libre, à moins que l’on ne juge préférable de rattacher ce service à celui de la gendarmerie, en augmentant à cet effet le nombre des gendarmes non montés. Ce dernier système concourrait utilement à la sûreté de la colonie. Je désire que le conseil spécial exprime un avis à ce sujet, et qu’il y joigne tous les développements nécessaires sur les attributions et le traitement qu’il y aurait lieu de donner aux nouveaux agents dont il vient d’être question.


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

21

L’administration intérieure fournirait d’ailleurs un concours, et, au besoin, un contrôle de surveillance, en vertu des attributions générales que lui ont données, en matière de police, les ordonnances organiques concernant le gouvernement des colonies, attributions que des actes récents de l’autorité royale, et notamment l’ordonnance du 11 juin 1839 sur les recensements, ont spécialisées. Je ne compléterais pas ces développements, si je ne faisais pas mention ici des esclaves qui font partie du domaine colonial. On avait demandé, en 1838, que, sans attendre me émancipation générale, ces esclaves fussent déclarés libres, à la condition de rester engagés pendant un certain nombre d’années. Les conseils coloniaux, consultés à ce sujet, ont refusé d’adhérer à la proposition. Mais, les esclaves des ateliers coloniaux devant être compris dans toute mesure générale qui pourra être adoptée à l’égard des autres esclaves, il y aura nécessairement alors à s’occuper de régler leur situation. L’État ne pourrait être tenu de payer une indemnité aux caisses coloniales, qui toutes ont été plus ou moins longtemps alimentées par le trésor public, et qui, à la Martinique et à la Guyane, sont encore largement subventionnées. Le non-payement d’une indemnité dispenserait, au surplus, les caisses coloniales de payer ultérieurement un salaire journalier pour le travail des esclaves du domaine qui resteraient attachés au service local ; l’administration coloniale fait seulement à pourvoir à leur nourriture et à leur entretien, et devrait faire mettre en réserve, pour chacun d’eux, une somme égale à celle qui serait placée à la caisse d’épargne pour le compte des noirs loués à des particuliers, afin qu’à l’époque de leur li-

Noirs du domaine.


22

PREMIÈRE PARTIE.

bération, les anciens noirs du domaine pussent aussi réaliser quelques économies. Ce qui a été dit plus haut, relativement aux engagements et au travail, peut, au reste, s’appliquer entièrement aux esclaves du domaine colonial ; le même régime devrait être rendu commun à tous. Les mesures à prendre relativement aux noirs du domaine ne devant, ainsi qu’on vient de le dire, entraîner le payement d’aucune indemnité par l’État, il n’y aurait pas lieu de leur appliquer toutes les dispositions indiquées plus haut relativement au rachat. Les noirs du domaine ne pourraient pas cependant être privés de la faculté qu’auraient les autres noirs de se racheter au moyen du pécule qu’ils auraient pu légitimement acquérir. Le conseil spécial examinera s’il ne conviendrait pas alors d’affecter le prix du rachat, lequel serait fixé au même taux que le rachat des autres noirs, à l’entretien des établissements de bienfaisance dont il a été fait mention plus haut, ou à toute autre amélioration spéciale. L’époque de la libération absolue des noirs du domaine ne pouvant être marquée, comme celle de la libération des autres noirs, par le remboursement complet au trésor de ses avances pour le payement de l’indemnité, il y aurait à établir que l’affranchissement des noirs provenant du domaine s’effectuerait au moment ou l’affranchissement général des autres noirs aurait lieu par l’effet du remboursement dont il vient d’être question. Le conseil spécial de Bourbon examinera comment les dispositions qui précèdent devraient être appliquées aux noirs qui, dans certaines communes de cette colonie, ont été achetés des deniers communaux, et y forment un atelier communal ; si, à son avis, ces ateliers devaient être l’objet d’autres conditions, il aurait soin de les indiquer. Je ne puis que lui laisser l’initiative des propositions à ce sujet,


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comme il a nécessairement la faculté de proposer, sur ce qui vient d’être dit à l’égard des noirs du domaine colonial, toutes les modifications auxquelles il pourrait y avoir lieu. L’établissement de caisses d’épargne, proposé en

1838 aux conseils coloniaux, a été reçu par eux avec la défaveur qui s’est attachée à l’ensemble des communications dont ils eurent alors à s’occuper. Il est cependant nécessaire d’organiser un lieu de dépôt pour la portion du salaire qui sera placée en réserve, afin de mettre le noir et sa famille à l’abri des premiers besoins au moment où il entrera en jouissance d’une liberté absolue. On avait adopté à Bourbon, pour les noirs provenant de confiscations en matière de traite, un système de prêts hypothécaires que le Gouvernement a déclaré ne pouvoir approuver qu’à la condition expresse que la caisse coloniale en deviendrait garante. Il ne pourrait pas en être différemment dans les autres colonies en semblable système ; mais le conseil spécial jugera, sans doute, qu’il est plus régulier de recourir à la caisse d’épargne de la métropole, en probant, ainsi que cela a déjà été indiqué, par de simples virements de fonds.

III SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION

SIMULTANÉE

ET

IMMÉDIATE,

ET CONCESSION AU COLON DU TRAVAIL DE

AVEC APPRENTISSAGE, L’APPRENTI PENDANT

CERTAIN NOMBRE D’ANNÉES.

Ce

système est celui que l’Angleterre a adopté.

vient de faire publier, et j’ai eu Mon département l'honneur de vous adresser la première partie d’un recueil de documents qui comprennent les principaux actes du gouvernement britannique et des autorités

Caisses d’épargne.


24

PREMIÈRE PARTIE.

locales sur l’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises, jusqu’au 1er août 1838, date de la cessation définitive de l’apprentissage. La seconde partie de ce recueil, dont la publication aura lieu incessamment, comprendra les documents relatifs aux faits postérieurs à cette époque, jusqu’à la date la plus rapprochée qu’il se pourra. Vous trouverez dans ces deux volumes des renseignements qui seront utiles à consulter pour les mesures d’exécution des divers systèmes d’émancipation, notamment en ce qui se rapporte au travail, aux pénalités et aux juridictions spéciales. Au reste, tout ce que je viens d’indiquer relativement aux bases du deuxième système peut être considéré comme s’appliquant également à l’examen du système anglais, l’article Salaires excepté, et je ne puis en conséquence que m’y référer. OBSERVATIONS GÉNÉRALES. La Commission que préside M. le duc de Broglie, en faisant connaître, dans son mémoire ci-annexé, qu’elle n’a point de vues arrêtées relativement an plan d’émancipation qu’il y aura lieu d’adopter pour les esclaves des colonies françaises, a fait, à cet égard, un appel à l’expérience et au zèle de MM. les gouverneurs des colonies. Le Gouvernement s’associe entièrement à cet appel ; il désire que les conseils spéciaux qui vont être institués par suite de la présente dépêche, proposent sans réserve tout autre mode qu’il leur paraîtrait préférable de substituer aux trois systèmes indiqués. Leurs propositions seront accueillies avec autant de confiance que d’intérêt. Il serait superflu de dire qu’à plus forte raison les conseils spéciaux devront, en toute liberté, exprimer leur opinion sur les difficultés ou sur les inconvénients des dispositions, soit générales, soit particu-


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

25

lières, qui viennent d’être développées comme se rattachant aux trois systèmes. Le Gouvernement cherche la vérité, et on ne peut mieux le servir qu’en la lui disant tout entière. En résumé, soit que le conseil spécial adopte un des systèmes mentionnés plus haut, soit qu’il juge à propos de le modifier et même d’y substituer un nouveau système, le plan auquel il aurait donné la préférence devra être présenté par lui, développé dans toutes ses parties, et accompagné des projets de loi, d’ordonnances et de règlements nécessaires pour l’exécution dudit plan. De tels travaux, effectués simultanément dans les quatre colonies à esclaves, ne peuvent manquer de procurer au Gouvernement et aux Chambres un ensemble de lumières propre à fixer les incertitudes sur les importantes questions dont la solution est demandée. Il sera nécessaire, au surplus, que les opérations des conseils spéciaux soient constatées par les procès-verbaux les plus détaillés, où l’opinion de chaque membre, dans tous les points qui auront pu donner matière à discussion, devra toujours être insérée. Il serait superflu d’insister ici sur le haut intérêt que le Gouvernement met au prompt accomplissement des travaux des conseils spéciaux ; toutefois leur étendue et leur gravité sont telles, qu’on ne peut pas espérer qu’ils puissent être terminés dans un bref délai. Quatre mois consécutifs paraissent cependant devoir suffire à leur confection, et ce long espace de temps n’est même indiqué ici que comme une nouvelle preuve du désir extrême qu’a le Gouvernement de recevoir des documents complets et définitifs. Le conseil spécial de l’île Bourbon, qu’une plus grande distance sépare de la métropole, s’efforcera d’abréger autant que possible le délai que je viens d’indiquer. Au reste, quelque désir qu’ait le Gouvernement d’être 1re PARTIE.

4


26

PREMIÈRE PARTIE.

mis à portée de prendre prochainement une détermination, il ferait certainement céder à cet égard, au besoin, sa propre impatience, devant la nécessité de recueillir de l’extérieur toutes les observations et toutes les propositions qui doivent servir à l’éclairer dans cette grave matière. Le secrétaire archiviste devra tenir la plume aux séances du conseil spécial. Vous pourrez lui adjoindre un rédacteur, et vous lui procurerez d’ailleurs toute l’assistance dont il aura besoin pour que l’envoi successif, à mon département, des procès-verbaux du conseil spécial et des documents qui doivent les accompagner, n’éprouve aucun retard. Il sera pourvu au remboursement des dépenses extraordinaires auxquelles auront donné lieu ces travaux et tous autres qui sont à faire par suite des présentes instructions. Je demande à vos soins personnels une surveillance suivie sur les envois dont je viens de parler ; je vous recommande, en outre, de m’adresser, sur le degré d’avancement des opérations du conseil spécial, des rapports mensuels et plus frequents même, s’il y a lieu. Je n’ai pas besoin de vous dire quel intérêt j’attacherai à ces nouveaux témoignages de votre zèle et de votre dévouement. Recevez, Monsieur le Gouverneur, l’assurance de ma considération très-distinguée. Le Vice-Amiral, Pair de France, Ministre Secrétaire d’État de la marine et des colonies,

B ROUSSIN. on


27

CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

ANNEXE

A

(1).

MONSIEUR LE MINISTRE,

La Commission nommée, sur votre rapport, par une décision royale du 26 mai 1840, s’est réunie pour la première fois le 4 juin suivant. Appelée à délibérer sur deux ordres de questions distinctes, mais également importantes pour nos colonies, celles qui tiennent à leur organisation politique, et celles qui naissent du régime de l’esclavage et de la nécessité d’y mettre un terme, elle s’est aisément assurée qu’aucune de ces questions ne pouvait recevoir dès aujourd’hui une solution definitive. La session de 1840 est très-avancée ; la plupart des membres dont la Commission se compose seront forcés, sous peu, de se disperser pour quelques mois. Les renseignements nous manquent d’ailleurs ; les faits ne sont pas encore suffisamment éclaircis ; les données statistiques ou autres sont plus ou moins incomplètes. Dans cet état de choses, son travail actuel doit nécessairement se borner à préparer ses travaux à venir ; elle s’adresse à vous, Monsieur le Ministre, pour en obtenir les éléments. Il résulte, pour la Commission, des documents que le département de la marine a déjà placés sous yeux, et de l’enquête à laquelle elle a consacré ses juin, que le moment est 7, 10 et 12 séances de 4, touche l’époque de l’émancipation et venu, en ce qui le mode selon lequel cette émancipation doit être opérée, de faire cesser l’état d’incertitude qui pèse sur les colonies. Cet état d’incertitude compromet, en

(1)Voir la page 4 de la Circulaire. 4.


28

PREMIÈRE PARTIE.

effet, tout à la fois, et la sécurité et les intérêts des colons. Les nègres sont tranquilles jusqu’ici, parce qu’ils espèrent; mais leur attitude, leur langage, donnent de justes appréhensions. Tant que le régime de l’apprentissage a subsisté dans les colonies anglaises, il ressemblait trop à l’esclavage, dans ses apparences extérieures, pour que nos colons dussent craindre sérieusement de voir les évasions se multiplier. L’apprentissage a cessé chez nos voisins ; l’exemple de la liberté absolue va devenir tout autrement contagieux. En présence, d’ailleurs, d’une émancipation toujours suspendue sur la tête des colons, rien désormais n’est possible ; les propriétés sont sans valeur, l’agriculture sans progrès, l’industrie sans avenir ; tout périclite et tout dépérit. Il résulte également des premières délibérations de la Commission que l’émancipation ne peut avoir lieu qu’à deux conditions également indispensables : 1° Une indemnité allouée aux propriétaires d’esclaves, une indemnité raisonnable, suffisante, loyalement appréciée ; 2° L’institution d’un régime intermédiaire entre l’esclavage et la liberté, d’un état de transition, plus ou moins long, durant lequel toutes les précautions seront prises pour assurer le maintien de l’ordre, la continuation du travail, la préparation morale et religieuse des noirs. Ceci est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Mais quelle doit être l’époque de l’émancipation définitive ? Quels doivent être le mode, la durée» les caractères distinctifs de l’état intermédiaire ? Quelle doit être la nature et la quotité de l’indemnité ? Pour arrêter ses idées sur tous ces points, la Commission, Monsieur le Ministre, désire qu’il lui soit permis poser, avec votre autorisation et par votre entremise plusieurs séries de questions à MM. les gouverneur des colonies.


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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Ces questions se rapportent aux divers systèmes d’émancipation successivement proposés, et qui semblent, du moins au premier aspect, épuiser toutes les combinaisons compatibles avec la justice et la prudence. Ces systèmes sont au nombre de trois, savoir : 1° Le système d’émancipation partielle et progressive. C’est le système proposé par l’honorable M. de Tracy. On affranchit d’avance, dans ce système, les enfants à naître, moyennant une indemnité modique; on les laisse aux soins de leurs parents, dans la condition d’apprentis, leur travail étant acquis au maître jusqu’à un âge déterminé. On attribue, en même temps, à chaque esclave déjà né, à titre de propriété, le pécule dont les usages coloniaux lui assurent la jouissance ; on l’ autorise enfin à racheter, à prix débattu, sa liberté au moyen de ses économies. Chaque esclave arrive ainsi successivement à la liberté, pour prix de son travail et de sa bonne conduite. 2° Le système d’émancipation simultanée, par voie de rachat au nom de l’État. C’est le système proposé par la dernière Commission de la Chambre des Députés. Dans ce système, les colons sont dépossédés au nom de l’État, mais à charge d’indemnité, par voie d’expropriation forcée. l’État se substitue, pendant une période de temps déterminée, au lieu et place des anciens maîtres; les conditions et la durée de cette situation intermédiaire sont réglées légalement; l’État loue aux anciens maîle travail des esclaves, et prélève sur leur salaire suffisante pour le couvrir peu à peu de ses somme avances, en constituant un amortissement. 3° Enfin le système d’émancipation simultanée, précédé d’un apprentissage. C’est le système suivi dans les colonies anglaises. Les esclaves sont déclarés libres immédiatement et tous ensemble. Une indemnité est assurée aux colons ;


30

PREMIÈRE PARTIE.

les esclaves demeurent sous l’autorité de leurs anciens maîtres, mais sous la protection de l’État, durant une période de temps déterminée, en qualité d’apprentis ; leur travail est concédé au maître; il en est néanmoins tenu compte en déduction, dans le règlement de l’indemnité. La Commission, Monsieur le Ministre, ne prend, quant à présent, aucun parti entre ces trois systèmes; elle n’exclut d’avance aucune combinaison nouvelle; elle se borne à vous prier de vouloir bien transmettre à MM. les gouverneurs des colonies les trois séries de questions ci-jointes, et de faire en sorte que les réponses puissent lui parvenir au commencement de la session prochaine. Elle désire également que celles de ces questions qui pourraient trouver, en tout ou en partie, leur solution dans les documents déjà réunis dans les archives de la marine, deviennent, pendant l’intervalle des deux sessions, l’objet d’un travail spécial exécuté à l’aide de dépouillements exacts et raisonnés : c’est uniquement en présence de faits, de chiffres, de renseignements ainsi obtenus, quelle pourra reprendre avec avantage le cours de ses travaux et répondre à la confiance dont le Roi l’a honorée. Agréez, Monsieur le Ministre, l’expression de ma haute considération. DE BROGLIE. Paris, le 19 juin 1840.


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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QUESTION INDIQUÉES

PAR LA COMMISSION.

N° 1. ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

RÈGLES FONDAMENTALES. 1° AFFRANCHISSEMENT DES ENFANTS À NAÎTRE ;

2

°

DROIT POUR LES ESCLAVES DE FORMER UN PÉCULE ET DE RACHETER LEUR LIBERTÉ.

1° Affranchissement des enfants à naître.

1. A partir de quelle époque y aurait-il lieu de déclarer libres les enfants qui naîtraient de femmes esclaves ? Quelle serait la somme à payer au maître par que enfant affranchi à sa naissance ? 3. A quelle époque cette somme serait-elle payée? 4. Pourrait-on comprendre dans l'affranchissement enfants déjà nés et ayant moins d’un nombre fixé années, six ou sept ans par exemple? 5. Jusqu’à quel âge les enfants demeureraient-ils de leurs mères et à la charge du maître? Quelle serait, sur la valeur du travail de l’enfant la portion qui devrait lui être réservée à de lui former un pécule ? 7. Quels seraient les moyens d’instruction à employer pour ces jeunes noirs, et, comment ces moyens seraient-ils organisés ?


32

PREMIERE PARTIE.

8. Quel serait le meilleur mode de surveillance à exercer sur eux par l’État ? Faudrait-il organiser un patronage spécial ? 9. Quels moyens faudrait-il employer pour les mettre au travail à l’âge où leurs forces physiques les rendraient capables de s’y livrer? 10. Quelles sortes de contrats de travail devraient être passés pour eux avec les cultivateurs propriétaires et les industriels ? Et quels moyens seraient à prendre pour l’exécution des clauses stipulées ? 11. Faudrait-il les assujettir à des règlements particuliers pendant un laps de temps donné, après l’époque où ils auraient atteint leur majorité ? 2° Pécule et Rachat.

12. Quelles institutions faudrait-il établir pour exciter les noirs à la formation d’un pécule à eux propre, et pour mettre ce pécule en sûreté? Par quels procédés et avec quelles garanties pourrait-on assurer aux esclaves la formation de leur pécule ? 13. Sur quelles bases fixerait-on la valeur du noir qui, après avoir amassé un pécule, voudrait racheter sa liberté? 14. Comment organiserait-on le jury arbitral qui, en cas de contestation entre le maître et l’esclave, statuerait sur la valeur de l’esclave ? 15. Serait-il bien que l’État intervînt et payât une partie de la valeur du noir? 16. Si l’État intervenait et payait une partie de la valeur du noir, ne serait-il pas bon que l’assistance de l’État fût réservée aux noirs mariés, et qui, avec leur propre liberté, rachèteraient celle de leurs femmes et de leurs enfants? 17. Y aurait-il des mesures à prendre pour prévenir le vagabondage des noirs devenus libres, et rantir la continuation du travail ?


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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18. Quelles seraient ces mesures, et quel personnel faudrait-il organiser pour en assurer l’exécution? 19. Quels seraient les meilleurs moyens à prendre pour l'instruction religieuse et la moralisation des noirs de toute condition, particulièrement de ceux qui auraient racheté leur liberté? 20. Y aurait-il quelques mesures particulières, quelques encouragements spéciaux qu’on pourrait employer pour détourner les esclaves des unions illégitimes et pour les encourager au mariage ? 21. Ne pourrait-on organiser un système de récompenses, soit matérielles, soit simplement honorifiques, pour ceux des noirs libres qui déploieraient le plus d’intelligence et d’activité dans le travail ? Libération définitive et générale.

22. Quelle serait l’époque à laquelle il pourrait être déclaré que l’esclavage sera aboli dans les colonies françaises, sans stipulation d’une indemnité qui compenserait jusqu’à ladite époque le maintien de l’état actuel des choses?

N° 2. ÉMANCIPATION SIMULTANÉE.

SYSTÈME DE LA COMMISSION DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.

(Rachat immédiat des esclaves pour les faire passer dans les mains de l’État. )

1. Quels seraient les bases et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? 2. Quels seront les époques auxquelles le payement aura lieu, et le mode de payement; les justifications et les garanties à exiger ? 1re PARTIE.

5


PREMIÈRE PARTIE.

34

3. Quelle sera la durée de l’état d’engagement dans lequel le noir racheté devra être placé pour être formé aux droits et aux devoirs de la vie civile ?

4. Quels seront, pour les hommes , les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime disciplinaire, et les pénalités applicables à leur position spéciale?

5. Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants, jusqu’à l’âge où ils pourront être loués ou engagés en attendant leur majorité, et par suite leur libération complète? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? 6. Quels seront les droits civils que , sous le patronage du ministère public, les noirs rachetés par l’État pourront exercer jusqu’à leur entière libération? 7. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’État pourront à leur tour se libérer, par voie de rachat, du travail et de l’état intermédiaire qui leur auront été imposés ainsi qu’il est dit ci-dessus? 8. Serait-il bon que l’État traitât avec les propriétaires de l’achat des terres dont jouissent les esclaves sur les habitations ? 9. Quel serait le taux moyen des salaires, suivant les âges, et suivant le genre des travaux, que les propriétaires croiraient pouvoir payer aux ouvriers qu’ils emploieraient sous la garantie de l’État, substitué à leurs droits envers les esclaves actuels? 10. Quelle sera la portion de ce salaire qui sera attribuée au travailleur et versée pour son compte dans une caisse d’épargne, afin de lui ménager des ressources pour l’avenir; celle qui sera employée à l’habillement, à l’entretien et à la nourriture de l’engagé, et enfin la portion à réserver pour le rembour


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

35

sement, au trésor public, des avances qu’il aura faites relativement au payement de l’indemnité ? 11. Quels seront le mode et les époques du payement du salaire par le colon? 12. Quel personnel faudrait-il organiser pour assurer à l’Etat l’exercice des droits qu’il se réserverait sur les noirs dont il aurait racheté la liberté, et pour assurer les progrès des noirs en instruction morale et religieuse? 13. Quels encouragements pourraient être donnés aux mariages parmi les noirs passés sous la main de l’État? 14. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 4 mars 1831, ont été ou seront placés en état d’engagement comme provenant de confiscations pour crime de traite?

N° 3. EMANCIPATION SIMULTANÉE.

2e

SYSTÈME.

(Apprentissage précédant l’émancipation.)

1. Quels seront la base et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? 2. L'indemnité doit-elle être payée au moment de l'établissement de l’apprentissage, pendant le cours de l' apprentissage, ou seulement au moment même de l’émancipation ?

3. Dans le cas où il ne faudrait pas attendre, pour la payer, l’époque de l’émancipation définitive, fau5.


PREMIÈRE PARTIE.

36

drait-il acquitter l’indemnité en un seul payement ou par plusieurs payements successifs ? 4. Quelle serait la durée de l’apprentissage ? 5. Voir la note n° 2, 4 question. e

5 idem. 6 idem. 7. Idem, 7 idem. 8. Idem, 9. Quels seraient, pendant la durée de l’apprentissage , les meilleurs moyens d’instruire et de moraliser le noir, afin qu’il arrivât, préparé, à l’état de liberté? 10. Comment faudrait-il organiser le personnel chargé de surveiller l’instruction et la moralisation des noirs apprentis? 11. Y aurait-il des règlements à établir pour assurer la continuation du travail après l’époque de la libération définitive, et quels seraient ces règlements ? 12. Faudrait-il des encouragements aux unions légitimes, et quels seraient les plus efficaces? 13. Y aurait-il quelque arrangement à faire relativement aux terres dont les noirs esclaves ont la jouissance sur les habitations de leurs maîtres ? — Serait-il bon que la jouissance de ces terres leur fut assurée par des contrats de loyers, dans lesquels la puissance publique interviendrait ? 6.

Idem,

e

e

e

14. Voir la 14e question de la note n° 2.


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

ANNEXE

37

B (1).

PROJET DE LOI PRÉPARÉ EN 1837.

TITRE Ier. DE

L’ÉMANCIPATION

ARTICLE

DES

ENFANTS.

PREMIER.

Les enfants qui, postérieurement au 31 décembre.... naîtront, dans nos colonies, de femmes esclaves, sont déclarés libres et seront inscrits comme tels sur les registres de l’état civil. Les personnes à qui le travail desdits enfants aurait appartenu s’ils avaient été maintenus en état d’esclavage les conserveront, à titre d’engagés, jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de vingt et un ans. Il sera payé pour chaque enfant, par le trésor public, à l’engagiste, une indemnité de francs moyen de laquelle par an, au celui-ci sera tenu de loger, de nourrir et d’entretenir l’enfant, en santé comme en maladie, et de le faire participer aux exercices reliainsi qu’à l’instruction publique. Cette indemnité sera payée intégralement à l’enga giste pendant les dix premières années: il sera fait, sur la onzième, une retenue de dix francs; sur la douzième, une retenue de vingt francs; sur la trei(1) Voir la page 7 de la Circulaire.


36

PREMIÈRE PARTIE.

zième, une retenue de trente francs ; et sur la quatorzième , une retenue de quarante francs. Le produit de ces retenues sera versé dans une caisse d’épargne, à l’effet de former un fonds commun destiné à encourager le mariage, et à fournir des secours aux engagés au moment de leur libération définitive. Lorsque l’engagé aura atteint sa quinzième année, tout payement d’indemnité cessera; l’engagé sera tenu de travailler, jusqu’à ce qu’il ait accompli sa vingt et unième année, au profit de l’engagiste, qui continuera de le loger, de le nourrir et de l’entretenir, en santé comme en maladie, et qui lui procurera en outre la connaissance pratique d’une profession utile. Pour ceux des enfants à naître qui proviendront d’un mariage légal, la retenue de la onzième et celle de la douzième année appartiendront spécialement à la mère de l’enfant légitime, et seront versées à la caisse d’épargne en son nom. ART.

2.

Pendant la dernière année de l’engagement, l’engagiste ne pourra exiger de l’engagé que cinq jours de travail par semaine, afin que celui-ci paisse, en employant le sixième jour à travailler pour son propre compte, se former un pécule qu’il déposera également dans une caisse d’épargne. Les engagés pourront recevoir, acquérir et transmettre des propriétés mobilières et immobilières. ART.

3.

Les engagés pourront être autorisés à contracter mariage, sans que, par l’effet de cette nouvelle position, le temps de leur engagement puisse être abrégé autrement qu’avec le consentement de l’engagiste. L’enfant qui naîtra d’une femme engagée sera libre comme sa mère. L’engagiste de la mère le conservera et recevra également du trésor public, pour chaque


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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enfant, une indemnité de .... . francs par an, au moyen de laquelle il le nourrira et l’entretiendra, en santé comme en maladie. Lorsque la mère engagée de l’enfant aura accompli sa vingt et unième année, son enfant lui sera remis,

toute indemnité cessera en faveur de l’engagiste. Il ne sera fait aucune reprise pour l’indemnité dont un enfant légitime aura été l’objet; mais, s’il naissait d’une engagée un enfant illégitime, le montant de l'indemnite dont cet enfant aurait été l’objet serait déduit de la part afférente à la mère dans le fonds commun de retenues. ART.

4.

L' engagiste pourra se désister, en faveur de l’engagé, du droit qu’il a acquis à son travail jusqu’à l’âge de vingt et un ans; la libération définitive de l’engagé sera alors consentie par un acte d’affranchissement, selon les formes établies par l’ordonnance royale du 12 juillet 1 832 , et sauf la tutelle dont il sera parlé ci-après. ART.

5.

L' engagé pourra, avec l’assentiment de l’autorité, être transmis par l’engagiste à un autre habitant. L' engagé pourra d’ailleurs être transféré d’un canà un autre canton de la colonie, mais il ne pourra être transféré hors de la colonie où il est né. ART.

6.

Si une personne à qui un enfant nouveau-né aurait provenant de son esclave refusait appartenu comme des'en charger, ou s’il existait des motifs pour que l'enfant ne fût pas confié à ses soins, celui-ci serait remis à toute autre personne qui consentirait à s’en charger aux conditions ci-dessus établies; et, à défaut, serait élevé dans une maison d’asile. Dans ce dernier cas, le trésor public verserait à la


PREMIÈRE PARTIE.

40

maison d’asile l’indemnité annuelle qui a été mentionnée plus haut, et, lorsque l’enfant aurait atteint sa quinzième année, il serait placé chez un habitant, à titre d’engagé, pour y travailler, sous des conditions spéciales, jusqu’à sa majorité. ART.

7.

Les magistrats chargés du ministère public exerceront, à l’égard des jeunes engagés, un patronage dont les attributions seront déterminées par des ordonnances du Roi. Ils deviendront d’office les tuteurs des engagés qui seraient libérés par les engagistes avant l’accomplissement de leur vingt et unième année. Toutefois cette tutelle ne s’exercera pas à l’égard des engagés libérés qui seront mariés. Le nombre des substituts du procureur du Roi sera augmenté en considération de ces nouvelles attributions. ART.

8.

Il sera statué par des ordonnances du Roi ou par des décrets coloniaux, selon les cas, sur toutes les mesures nécessaires à l’exécution des articles précédents, notamment sur les noms à donner aux enfants engagés, conformément à l’ordonnance royale du 29 avril 1836 ; sur ce qui concerne leur nourriture et leur entretien, le genre de travail auquel ils pourront être attachés, les heures de travail, les punitions; sur le temps à consacrer à leur éducation religieuse et intellectuelle; sur l’administration de leur pécule et des propriétés qu’ils auront pu acquérir; sur les mariages et sur les divers encouragements dont ils doivent être l’objet; sur les effets du contrat civil; sur l’emploi du fonds commun dont il a été parlé à l’article 1 ; sur l’organisation des maisons d’asile, et sur celle des caisses d’épargne à établir. er


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

41

TITRE II. DU RACHAT FORCÉ ET DU PÉCULE. ART.

9.

Des ordonnances du Roi pourront autoriser l’affranchissement des esclaves par rachat forcé. Le Gouvernement déterminera l’époque à laquelle ce mode d'affranchissement sera mis en vigueur. Un fonds spécial sera alors affecté à favoriser, par des encouragements et par des secours, la libération des esclaves dont la bonne conduite et le travail auraient mérité l'intérêt du Gouvernement. ART.

10.

Des ordonnances du Roi pourront autoriser les esclaves à déposer dans une caisse d’épargne le pécule qu' ils auront pu acquérir. ART.

11.

Les procureurs généraux et leurs substituts sont constitués patrons des esclaves pour tout ce qui concerne l’affranchissement par rachat forcé, la constitution et, l’emploi du pécule. ART.

12.

Les caisses d’épargne dont il a été question aux articles 7, 8 et 10 de la présente loi, jouiront de tous les avantages qui sont accordés aux établissements de cette nature par la loi du 5 juin 1835. TITRE III. LA LIBÉRATION DÉFINITIVE DES ESCLAVES. ART.

13.

L'esclavage sera aboli dans les colonies françaises décembre 18 6 1re PARTIE.

le 5


42

PREMIÈRE PARTIE.

Les individus de l’un et de l’autre sexe qui, à cette époque, seraient restés en état d’esclavage, seront déclarés libres et recevront immédiatement des titres

d’affranchissement. Toutes les dispositions énoncées aux articles 1, 2, 3, 4, 5 et 6 de la présente loi, cesseront en conséquence d’être exécutées. Il sera statué, à cette époque, 1° sur le nombre des années de travail qui seraient concédées aux colons à titre d’engagement, et pour leur tenir lieu d’indemnité, à l' égard des esclaves non encore libérés; 2 sur les secours à accorder par le Gouvernement pour les enfants engagés qui n’auront pas alors atteint leur majorité. 0


43

CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

NOTE SUR LE PROJET DE LOI QUI PRÉCÈDE. (1837. )

RACHAT FORCÉ ET CONSTITUTION DU PÉCULE.

Les objections des colons contre le rachat ne paraissent pas fondées en droit. Ce ne serait point violer les droits acquis que de contraindre le maître à donner liberté à l’esclave pour un prix qui pourra être arbitré contradictoirement, et, en définitive, réglé, s'il est nécessaire, par l’autorité judiciaire. Puisque l'on ne conteste pas que l’Etat pourrait contraindre les possesseurs d’esclaves dans nos colonies à leur donner la liberté, sauf à faire précéder l’affranchisse-ment général d’une juste indemnité, comment seraiton fondé à contester à l’autorité le droit d’intervenir entre le maître et l’esclave pour faire régler individuellement le prix auquel devra être fixée l’indemnité que ce dernier offrira de payer pour sa libération? Le rachat a existé de tout temps et existe encore dans les colonies espagnoles; il était établi aux colonies anglaises depuis plusieurs années. Nulle part, on n' a considéré la faculté donnée à l’esclave de se racheter comme une atteinte au droit de propriété du constitution du pécule, qui serait la conséquence nécessaire du droit de rachat, ne serait pas plus attaquable sous le prétexte de la violation des droits acquis, et les colons eux-mêmes sont loin d'exiger l'exécution stricte de la disposition du Code noir qui veut que l’esclave ne puisse rien avoir qui ne soit 6.


PREMIÈRE PARTIE. 44 à son maître. Il est notoire, en effet, que dans toutes nos colonies l’esclave peut avoir un pécule et en jouir comme d’un bien loyalement acquis. Il s’agirait donc de concéder légalement ce qui est aujourd’hui l’objet d’une tolérance générale. Aucun principe, aucun droit, ne peuvent être violés par une telle concession. Mais d’autres objections peuvent être faites, avec plus de fondement, sur les fâcheux effets que le rachat pourrait avoir dans les circonstances actuelles. M. le président du conseil des ministres a fourni lui-même de graves et puissants arguments contre une application inopportune de cette mesure, dans son allocution du 6 juin 1837 à la Chambre des Députés. En effet, de nombreux affranchissements ont été prononcés depuis 1831 dans nos colonies, où déjà il existait 36,000 anciens affranchis. Quelques-uns des nouveaux libres ont conservé des dispositions laborieuses, mais ce sont ceux qui exerçaient des professions industrielles; et la presque totalité des affranchis qui, dans l’état d’esclavage, étaient employés aux cultures, a cessé de se livrer au travail. Laisser s’enraciner ainsi des habitudes d’oisiveté, c’eût été encourager, non-seulement le paupérisme et le vagabondage, mais le vol et, par suite, tous les crimes que peut commettre une masse de prolétaires au préjudice de la minorité qui possède. C’est par l’influence de la religion et par les principes d’une éducation essentiellement morale que le gouvernement de la métropole cherche à réformer la paresse du noir libre, comme il cherche à corriger la dissolution de ses mœurs par le mariage, qui seul peut créer l’esprit de famille, si fécond en sentiments élevés* Le nombre des prêtres sera augmenté, à cet effet, dans les colonies; des écoles publiques y seront tenues par des instituteurs qui appartiennent à un établissement religieux; des travaux publics seront ouverts» des ateliers spéciaux pourront même, sans doute, être


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

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formes sur des propriétés privées. On ajoutera à ces dispositions tous les autres moyens reconnus praticables pour mettre les nouveaux libres dans le cas de se rendre utiles à la société qui les a admis dans son sein, et à eux-mêmes; les soins les plus constants et plus paternels seront pris pour que ce but soit atteint.

Lorsque ces soins auront eu le résultat que l’on doit en attendre ; lorsque 'les principes religieux commenceront à exercer une influence marquée sur les jeunes affranchis qui auront reçu simultanément les premiers éléments de l’instruction, le Gouvernement pourra sans crainte ouvrir, par le rachat forcé et par constitution du pécule de l’esclave, une nouvelle et large voie à l’affranchissement. Les mêmes moyens devant produire les mêmes effets à l’égard des esclaves qui se seront rachetés, on sera fondé à espérer que ceux-ci chercheront aussi, dans le travail, de nouvelles ressources, et le travail sera pour eux plus essentiel encore que pour les esclaves affranchis par leurs maîtres. Il est rare, en effet, que ces derniers ne constituent pas à leurs anciens esclaves, au moment de eur libération, une prestation en argent ou en vivres, dont la justification peut, d’ailleurs, être exigée dans certains cas par le procureur du Roi. Mais on doit prévoir que, lorsqu’un esclave sera affranchi contre le de son maître, par suite de la faculté que la loi lui donnée de se racheter et de discuter le prix de liberté, il n’aura à attendre généralement aucun secours de son ancien maître et ne trouvera de resque dans le travail. de ce qui précède que quelques années Ilrésulte devront s’écouler peut-être avant que l’affranchissepar rachat forcé soit autorisé; mais, comme cette mesure a un caractère de justice qui doit être dès à présent reconnu, je proposerai d’en poser le principe, en laissant au Gouvernement la faculté d’en


46

PREMIÈRE PARTIE.

ordonner, au moment opportun, l’application successive, d’abord aux esclaves des villes, ensuite à ceux qui exercent une profession industrielle, et enfin aux esclaves cultivateurs. ÉMANCIPATION

DES ENFANTS

QUI NAÎTRONT

DE FEMMES ESCLAVES.

Si les colons étaient bien convaincus, comme ils devraient l’être, que l’esclavage ne peut être indéfiniment maintenu dans nos colonies; que le Gouvernement doit entrer incessamment dans des voies de libération progressive, et que, plus ses déterminations à cet égard seront retardées, moins peut-être il pourra rester maître de prolonger, selon les règles de la prudence, l’exécution des mesures de libération, ils se seraient certainement gardés de repousser d’une manière aussi formelle qu’ils l'ont fait le projet d’émanciper les enfants qui naîtront de femmes esclaves.

Ce qui se passe dans les colonies anglaises à l’égard des enfants peut sans doute devenir, ainsi qu’ils l'énoncent, une source de graves difficultés pour le gouvernement britannique; mais ces difficultés s’expliquent par l’absence de toute disposition précise sur le sort des enfants. L’article 13 du bill anglais charge les magistrats spéciaux de mettre en apprentissage les enfants étaient âgés de moins de six ans au 1 août 1834, ou ceux qui, depuis lors, sont nés d’une femme apprentie, pourvu qu’il soit prouvé que l’enfant à placer ainsi manque d’une partie des choses nécessaires à la vie. L’apprentissage a lieu chez l’ancien maître de la mère ou chez toute autre personne qui consent à s'en charger : il peut durer jusqu’à ce que l’enfant ait atteint sa vingt et unième année. On conçoit que les anciens maîtres soient peu posés à se charger d’un enfant dont on ne peut attener


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

47

dre aucun travail utile avant l’âge de douze à quinze ans, et en faveur duquel il n’est alloué aucune indemnité pour frais de nourriture et d’entretien. Or, comme le bill ne renferme aucune disposition coercitive à ce sujet, on pouvait s’attendre à ce qui a lieu, c'est-à-dire, à voir la plupart des enfants d’apprentis, privés de tout patronage, se trouver sans asile et se livrer au vagabondage et à tous les vices qui en sont la suite. Il paraît certain que les inconvénients de ce fâcheux état de choses se sont aggravés à tel point, notamment à la Jamaïque, qu’ils ont excité la juste attention gouvernement britannique , qui s’occupe d’y remédier. Le gouvernement anglais a cru pouvoir, sans doute, se dispenser d’allouer une indemnité spéciale pour faire élever les enfants esclaves existant au 1 août 1834, parce que déjà ces enfants avaient été compris dans l' indemnité générale qui a été appliquée à l’extinction générale de l’esclavage. Au surplus, les mêmes circonstances n’existent point à l’égard de nos colonies ; le principe d’une indemnité sera d’abord reconnu, et on pourra y rattacher toutes les dispositions propres, non-seulement à préserver l’enfant lidu vagabondage, mais à le préparer, par une éduction morale et par des habitudes laborieuses, à un jour avec fruit de sa liberté. L’objection qui est tirée de l’exemple des colonies anglaises est donc sans force, et il n’y a pas à s’en occuper. er

Il reste à examiner si l’émancipation des enfants à naître. anéantira, comme les colons paraissent le le peu de liens qui existent entre les enfants s r u e l père et mère, et si l’on doit y voir la destruction de tout espoir de constituer l’esprit de famille. D'abord il n’y a aucun motif de croire que l’enné fant soit moins cher à ses parents, parce qu’il sera libre avant qu’ils aient été eux-mêmes affranchis :


PREMIÈRE PARTIE. 48 leur tendresse ne peut s’affaiblir parce que leur enfant devient ainsi l’objet de soins particuliers; et, quant à l’enfant, l’éducation spéciale qu’il recevra ne pourra que le rendre plus soumis et plus affectionné à ses père et mère. Ce raisonnement conduit à espérer que la constitution, d’ailleurs si lente , de l’esprit de famille parmi les esclaves, ne sera pas rendue plus difficile par la différence qui existera entre la condition de l’enfant et celle de ses parents. J’ai dit si lente : et, en effet, il faudra bien du temps et des soins bien persévérants pour constituer la famille là où il n’existe aucun lien moral ni religieux ; là où règne un libertinage effréné qui exclut le sentiment si puissant de la paternité ; là, enfin, où l’esclavage, quelque mitigé qu’il puisse être, isole presque constamment chaque individu. Peut-être, même, sera-ce seulement dans cette société nouvelle que créera l’émancipation des enfants, qu’il sera possible de fonder la famille avec toutes ses conditions de durée. Je m’abstiendrai toutefois d’insister ici sur cette pensée , parce qu’elle a besoin d’être soumise aux leçons de l’expérience ; et, sans m’arrêter plus longtemps aux dernières objections que je viens de discuter, je vais indiquer le plan d’après lequel l’émancipation des enfants me paraît pouvoir être effectuée dans nos colonies. ( Suivent les dispositions énoncées au titre I du projet de loi. ) Ces dispositions pourvoient à tous les intérêts. Celui qui devait être le maître de l’enfant veau-né, et qui cesse de l’être par la libération forcée de cet enfant, à l’âge de vingt et un ans, reçoit, pour les frais de sa nourriture et de son entretien, une somme suffisante pendant les quatorze premières années, et, pendant les sept autres années, il jouit du produit du travail de l’engagé arrivant à la force de l'âge. L’enfant naît libre; des soins sont assurés à er


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

49

enfance; et, pendant sa jeunesse, il est placé dans une position intermédiaire, où, indépendamment d’une éducation telle que sa situation le comporte, il trouve des moyens d’existence jusqu’au moment de sa libération absolue. À ce moment même, les sommes qui ont été versées à la caisse d’épargne et le pécule qu’il a pu acquérir fournissent les moyens de lui créer de premières ressources à l’aide desquelles il peut, avec moins de difficultés pour lui et pour sa famille, entrer dans la vie civile. Un patronage sera créé pour veiller à ce que les jeunes engagés reçoivent tout ce qui leur est nécessaire, et remplissent exactement leurs obligations; à ce que leur instruction ne soit pas négligée ; à ce qu’on les forme à la fois aux bonnes mœurs et aux babitudes laborieuses ; à ce qu’on les prépare enfin à devenir de bons et d’utiles citoyens. Ce patronage sera exercé par le ministère public. L'unité de doctrine et d’action étant une des conditions du succès de cette grande opération, il fallait y associer un corps administratif ou un corps judiciaire ; et on ne pouvait trouver mieux que dans le ministère public, juge si éclairé de tous les devoirs sociaux, les garanties désirables pour le bien des intérêts qu’il s’agit de protéger. De nombreuses et d’importantes attributions seront ainsi confiées au zèle des magistrats; on en jugera par les dispositions qui viennent d’être énoncées, et par mesures accessoires qui seront à prendre pour l'exécution du plan d’émancipation : je vais indiquer principales. Donner des noms et prénoms aux enfants engagés , conformément à ce qui a été réglé par l’ordonnance royale du 29 avril 1836; Consacrer, par ces noms, par des signalements et par tous autres moyens, l’identité des enfants engagés; Régler ce qui concerne la nourriture et l’entretien 1re PARTIE.

7


50

PREMIÈRE PARTIE.

des engagés, le genre de travail auquel ils pourront être successivement attachés, les heures de travail, les moyens de répression corporels et autres; Pourvoir à ce que le temps qui sera jugé nécessaire à leur éducation intellectuelle et religieuse y soit constamment employé ; Favoriser les mariages légitimes, leur accorder même des encouragements pécuniaires sur le fonds commun dont il a été parlé plus haut ; Déterminer les effets généraux du mariage civil, quant à la position des engagés qui l’auront contracté; Organiser l’établissement dans lequel devront être reçus ceux des enfants engagés que l’on n’aurait pu placer chez des habitants ; Régler l’administration et l’emploi du fonds commun qui sera formé du produit de la retenue exercée sur l’indemnité allouée à l’engagiste pour les engagés de 11, 12, 13 et 14 ans. Je m’abstiens de pousser plus loin ces indications ; je crois en avoir dit assez pour faire concevoir l’étendue des attributions du ministère public, et, en même temps, l’importance du travail qui est à faire d’avance pour poser les hases d’un Code complet de libération à charge d’engagement. Il me reste à traiter de l’indemnité. La dépense à laquelle un jeune esclave donne lieu dans ses premières années est évaluée, par les colons, à 100 francs par an. Je crois que cette évaluation serait exagérée, sinon pour un noir qui serait élevé seul» du moins pour un certain nombre de jeunes noirs vivant au milieu d’un atelier. Il suffira d’allouer par an à l’engagiste. Cette indemnité sera payée intégralement pendant les dix premières années. Sur la onzième, une retenue de 10 francs sera faite pour le fonds commun de libération; sur la douzième, la retenue sera de 20 francs; sur la treizième, de 30 francs;


CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840.

51

et, sur la quatorzième, de 40 francs. Cette progression s'explique par futilité croissante cîu jeune engagé, qui, à onze ans, commence à rendre des services dont la valeur doit augmenter chaque année : à quinze ans, ces services sont tels, que toute indemnité cessera. Ainsi, une somme de........ serait à payer pour l'affranchissement des enfants nés des femmes esclaves depuis 1840 jusqu’à inclusivement. Mais cette somme sera susceptible d’une forte diminution à dater de l’époque où le rachat forcé sera mis en vigueur. Comme cette époque est encore indéterminée, je n’ai pu marquer celle de la diminution dont il s’agit; je dois seulement la mentionner ici comme propre à réduire d’une manière notable le nombre des enfants qui naîtront esclaves, surtout si le Gouvernement veut user lui-même de la faculté du rachat, notamment en faveur de noirs de l’un ou de l'autre sexe dont il jugerait à propos de récompenser la bonne conduite. Si la procréation d’enfants par des femmes esclaves ne devait cesser qu’à l’époque où la nature aura marqué le terme de la fécondité pour celles qui seront nées antérieurement à 1840, il aurait fallu pousser ces calculs fort loin. Je me suis arrêté à la fin de la......année, parce qu’il m’a paru que l'État ne doit pas prolonger indéfiniment le maintien de l’esclavage, et qu’il peut même, dès à présent, fixer l'époque où tous les individus qui se trouveraient encore en état d’esclavage dans nos colonies seront définitivement libérés. Cette époque me paraît être le 31 décembre ans se seront écoulés alors depuis la libération des enfants ; les affranchissements volontaires, les rachats et l'excédant des décès sur les naissances auront bien diminué la génération née esclave antérieurement à ; peut-être même y aura-t-il eu fusion complète de cette génération dans la population libre. 7.


52

PREMIÈRE PARTIE.

Dans le cas contraire, une indemnité serait stipulée en faveur des propriétaires ; elle consisterait dans quelques années de travail, qui seraient concédées à titre d’engagement et comme transition de l’esclavage à la liberté. Il y aura d’ailleurs à pourvoir aux besoins des enfants engagés qui alors n’auraient pas atteint l’âge où ils devront trouver, dans leur travail, des moyens d’existence. Il sera temps de s’occuper de ces diverses dispositions quelques mois avant l’époque de la libération générale ; mais il était nécessaire de les indiquer ici dès à présent, pour quelles soient insérées dans la loi à intervenir. Tel est le plan qu’il me paraît y avoir lieu d’adopter pour arriver sans secousse et sans dommage, pour les intérêts généraux comme pour les intérêts privés, à la libération complète des esclaves de nos colonies. Je suis fondé à croire qu’il remplira les vœux des amis de l’humanité, qui veulent fonder et non détruire, et qui savent qu’il n’y a de durable que ce qui est juste. J’ai lieu d’espérer que les colons éclairés, et c’est certainement le plus grand nombre, applaudiront aussi à cette solution d’une question vitale pour nos ans leur sont donnés pour remcolonies placer successivement le travail de leurs esclaves par le travail libre. Ce long période de temps leur offre des garanties de sécurité. Ce sera pour ces contrées le gage d’une protection durable, à l’abri de laquelle les colons pourront se livrer sans inquiétude à toutes les améliorations morales et matérielles dont ils reconnaissent eux-mêmes la nécessité.


DEUXIEME CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840. 53

MINISTÈRE

DE LA MARINE ET

Paris, le 18 juillet

DES COLONIES.

1840.

DIRECTION DES COLONIES.

LE

VICE-AMIRAL,

PAIR

DE

FRANCE,

MINISTRE

DE

LA MARINE ET DES COLONIES,

A MM. les Gouverneurs de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane française et de l'île Bourbon.

Monsieur le Gouverneur, les conseils coloniaux ayant été appelés plusieurs fois à exprimer leur avis sur la question de l’émancipation des esclaves, considérée éventuellement dans son application à nos colonies, mon prédécesseur, qui se préparait à consulter les autorités coloniales au sujet des conclusions du rapport de M. de Tocqueville, n’avait manifesté en aucune manière l’intention de faire participer les législatures locales à l’examen de ces conclusions. Il est réel que les conseils coloniaux ont émis à plusieurs reprises, sur ces matières, des opinions assez développées pour qu’on put se dispenser de les consulter de nouveau; et peut-être aussi avait-on cru sage de ne pas leur fournir une nouvelle occasion de se livrer, ainsi que l’ont fait plusieurs de ces assemblées, à des manifestations qui étaient peu mesurées. Mais, tout en reconnaissant qu’il aurait des motifs fondés pour s’abstenir de consulter encore les conseils coloniaux, le Gouvernement a pensé que de très-fortes considérations veulent aussi qu’un dernier appel soit

Invitation de faire au conseil colonial une dernière communication au sujet de la question de l’abolition de l’esclavage.

CIRCULAIRE.


54

PREMIÈRE PARTIE.

fait aux lumières et à l’expérience de ces conseils au sujet de la question de l’abolition de l’esclavage. Vous voudrez bien en conséquence convoquer spécialement à cet effet le conseil colonial, à moins qu’il ne se trouve encore réuni au moment où la présente dépêche vous parviendra : vous l’inviterez à délibérer sur les documents qui sont annexés à ma circulaire de ce jour, dont je vous remets ici un certain nombre d’exemplaires. Vous examinerez, toutefois, si, dans une circonstance aussi grave, il ne serait pas avantageux de recourir au droit qui vous est confié de dissoudre le conseil colonial, et de convoquer immédiatement un nouveau conseil. Sans admettre que cette mesure procurer une composition toute différente, on pourrait du moins espérer, sans doute, qu’un mandat renouvelé mettrait le nouveau mandataire en situation d’exprimer des opinions tout à fait indépendantes de celles qu’il aurait précédemment manifestées. Rien ne doit être négligé pour obtenir de bons résultats d’une communication qui, je dois le répéter, sera nécessairement la dernière. Si les conseils coloniaux ont pu croire jusqu’à présent qu’on ne les consultait qu’avec l’intention tacite de s’arrêter devant les difficultés qu’ils opposeraient à un plan quelconque d’émancipation, ils doivent reconnaître qu’un système d’opposition serait vainement employé, aujourd’hui que le Gouvernement vient de déclarer que le moment est venu de s’occuper d’abolir l’esclavage dans nos colonies. On doit donc espérer que les conseils coloniaux s’empresseront d’éclairer le Gouvernement sur tout ce qui se rattache à cette grande question. Les travaux du conseil colonial ne doivent pas suspendre un seul instant ceux qui vous sont demandés par ma circulaire imprimée de ce jour; vous aurez seulement à faire examiner les vœux qu’il aura exprimés,


DEUXIÈME CIRCULAIRE DU 18 JUILLET 1840. 35

par le conseil spécial, qui consignera dans ses procèsverbaux , ou son adhésion à ces vœux, ou les observations dont ils lui auront paru susceptibles. Recevez, etc. Signé B ROUSSIN. on



DEUXIÈME PARTIE.

AVIS DES CONSEILS COLONIAUX.



CONSEIL COLONIAL

DE LA MARTINIQUE. SESSION DE 1840.

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE D'INDIQUER LES BASES DE L' AVIS À DONNER SUR LES COMMUNICATIONS RELATIVES AUX TRAVAUX DE LA COMMISSION DES AFFAIRES COLONIALES.

MESSIEURS,

Près de deux siècles ont passé depuis que Colbert a réuni les Antilles françaises au domaine de la couronne. La pensée qui a dicté cette mesure se révèle dans le préambule même de ledit de réunion : Colbert voulait qu’en servant à la consommation des produits du sol, des manufactures et de toutes les industries de la France, les colonies fussent, en même temps, des positions offensives et défensives, des lieux de ravitaillement, d’abri et de jonction pour des flottes existaient à peine, et qui, peu d’années après, portèrent si haut et si loin la gloire du nom français. Ce grand homme d’État considérait les possessions coloniales comme un élément tellement indispensable au développement et à l’accroissement des forces commerciales, maritimes et militaires de la nation, qu’il fit de leur pros1.


DEUXIÈME PARTIE. 4 périté et de leur conservation une raison d’État pour ses successeurs (1). Il posa en principe,

Que plus les colonies diffèrent de leurs métropoles par leurs produits, leurs constitutions physique et politique, leurs goûts et leurs mœurs, plus elles sont parfaites, parce que ce n’est que par cette différence qu'elles acquièrent l’aptitude à leur destination ; Quelles doivent être tenues constamment dans le plus grand état de richesses possible, et sous les lois de la plus austère prohibition au profit de leurs métropoles, parce que, sans ces deux conditions, l’aptitude ne suffirait plus à la fin qu’on en attend ; Que les revenus des colonies, très-réels pour l’État, n’étant qu’imaginaires pour la plupart des colons, il fallait atténuer cette disgrâce de leurs propriétés par des compensations au moins agréables à leurs personnes ; Qu’il ne suffirait pas d’appeler des colons sur un sol plein de mensonge pour celui qui lui confie ses sueurs et ses fonds; que le Gouvernement devait encore, devait surtout exciter en eux le besoin de conserver ce sol à la France, et la résolution de le défendre jusqu’à effusion de sang; Que l’administration des colonies doit être toute de douceur et de bienfaisance, parce que c’est surtout dans ces contrées qu’il est vrai de dire que l’autorité est établie en faveur de celui qui obéit; qu’elle n’est jamais plus puissante que lorsqu’elle est chérie et respectée; que la force est le dernier moyen auquel il faut songer, parce qu'elle est destructive. Ces principes, d’un libéralisme aussi sincère qu’éclairé doivent avoir une portée d’autant plus grande qu’ils datent d’une époque d’absolutisme incontesté. Ils ont régi les colonies depuis Louis XIV jusqu’aux fois d’avril 1833 : c’est ce qu’atteste l’histoire contemporaine. Lorsque le bourdonnement précurseur de 89 dut faire présager un remaniement social imminent, le Roi crut de-

(1) Voyez les instructions données aux Gouverneurs, notamment celles de 1765.


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

5

voir en prévenir l’extension aux colonies, en leur donnant une représentation, une législature qui pût leur servir à repousser toute innovation dangereuse. Tel fut le but de l’ordonnance du 17 juin 1787, dont il n’est pas inutile de rappeler les motifs : «Sa Majesté a reconnu qu’il serait important de retenir « sur le sol même des colonies, par l'attrait d’une adminis« tration sagement constituée, les propriétaires cultivateurs « qui n’aspirent que trop souvent à le quitter ; elle a pensé « que, pour les attacher personnellement à la direction de «leurs établissements, et procurer par là non-seulement de « la stabilité à leurs fortunes particulières, mais encore une « plus grande extension aux richesses de la métropole, il conve« nait que le gouvernement des colonies reposât SUR DES PRIN« CIPES CONSTANTS, et fût moins exposé À LA MOBILITÉ des vues « administratives. » La sagesse des prévisions de cette ordonnance ne devait pas tarder à se manifester. Trois années ne s’étaient point encore écoulées, que déjà les colonies étaient attaquées dans le principe même de leur existence. Des hommes servant à prix d’or l’intérêt étranger, des esprits chagrins tourmentés du besoin de haïr et de détruire , des hypocrites ne faisant profession d’aimer tous les hommes que pour s’excuser de détester leurs proches, se réunirent dans la commune pensée de renverser les colonies, en leur faisant, hâtivement et sans restriction, l’application absolue des hases déjà posées de la future constitution française. De sanglantes catastrophes avertirent à temps l’assemblée nationale de l’abus qui s’était fait de ses plus saines doctrines, et, par son décret du 8 mars 90, dont il ne faut jamais se lasser de rappeler les termes, elle déclara « qu'elle « n’avait jamais entendu comprendre les colonies dans la « constitution du royaume, ni les assujettir à des lois qui « pourraient être incompatibles avec leurs convenances lo« cales et particulières. Au surplus, ajoute le décret, l’as« semblée nationale met les colons et leurs propriétés sous la «sauvegarde de la nation; DÉCLARE CRIMINEL ENVERS LA NATION « quiconque travaillera à exciter des soulèvements contre eux. » Cet acte de la souveraineté nationale, qu’aucune autre disposition postérieure n’a pu abroger ni explicitement ni


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DEUXIÈME PARTIE.

virtuellement, est d’autant plus remarquable qu’il est postérieur de six mois à la fameuse déclaration des droits de l’homme, faite sur la proposition du marquis de Lafayette ; cet acte, disons-nous, était déjà une reconnaissance solennelle du principe de la différence essentielle et constitutive qui devait exister entre les éléments de la société métropolitaine et ceux de la société coloniale. La nation ne se borna point à la reconnaissance théorique de ce principe ; elle lui donna la sanction de la pratique par la constitution coloniale du 24-28 septembre 1791 : constitution qui sera un monument éternel de science politique de justice et de patriotisme. Son troisième article, en donnant aux règles traditionnelles du pouvoir absolu la consécration de l'omnipotence du vœu national, renfermait toute la force conservatrice des possessions coloniales de la France : leur autonomie térieure était proclamée fondamentale et dès lors imprescriptible. Comment se fit-il qu’à 115 ans de distance, de points de vue si diamétralement opposés, de la France de Louis XIV et de celle de la constituante, les colonies apparussent sous l’empire des mêmes nécessités constitutives et dans les mêmes conditions d’existence? La réponse est simple, quoiqu’elle renferme tout le secret de nos malheurs : Cela se fit parce que, en septembre 1791, comme en décembre 1674, 1a raison d’État, le sentiment français, avaient encore leur puissance ; l’intérêt français était encore compris d’une manière française dans les conseils de la France. La France n’avait pas encore été jetée dans les voies du cosmopolitisme : voies de honte et de destruction. On n’avait point encore remplacé pour elle l’utilité des alliances d’intérêts par le fallacieux système des alliances de principes. Elle repoussait la théorie des deux chambres en haine du servilisme d’imitation. Pour tout dire en un mot, on voulait alors être Français en France. Ce sentiment put s’égarer un instant, sous les inspirations de Grégoire et de Robespierre , dans les saturnales qui suivirent 91 ; mais on le voit reparaître, tout entier, avec


7 l'ère de grandeur et de gloire qui s’ouvrit pour nous au 18 brumaire. Il faut s’arrêter sur cette époque pour faire remarquer que ce fut au nom de la République Française une et indivisible que fut promulguée la loi du 10 mai 1802, qui replace les colonies sous l’influence des données qui avaient présidé à leur fondation sous le régime d’un seul, et, à leur conservation, sous le régime de tous. Le consul promoteur de cette loi, l’homme d’État et le législateur qui ne demandait pour la France que marine, commerce et colonies, ne croyait certainement pas que les formes de sa dépouille mortelle pourraient survivre à la restauration des institutions coloniales, et qu’au-delà même de la tombe, ses ennemis le poursuivraient encore dans son œuvre, parce qu'elle était éminemment française. La loi du 10 mai 1802 , comme toutes celles de l’Union américaine promulguées par Washington, atteste qu’aux yeux des plus grands et des plus sages régulateurs des peuples, les lois de recrutement et le système des classes n’étaient pas les seules nécessités politiques et nationales devant lesquelles devaient fléchir toutes les utopies du philanthropisme. Ces nécessités ne furent pas méconnues de la restauration, En donnant d’une main la Charte à la France continentale, elle stipulait de l’autre, au profit de la France insulaire, le maintien de la traite pendant cinq ans. C’était non-seulement adopter comme justes et nécessaires les différences constitutives de ces deux parties du même tout, c’était encore se soumettre au besoin de les Perpétuer et au devoir de continuer les traditions et les actes législatifs de la monarchie absolue, de la monarchie constitutionnelle, de la république et de l’empire. Toutefois, il faut le dire, c’est de cette époque, où la guerre cessait de se faire par coalition, trahison et subvention, que la ruse et l’hypocrisie commencèrent l’influence occulte de la politique anglaise sur les intérêts de la France, surtout sur ses intérêts coloniaux. Si cette politique ne put triompher complétement de la restauration ni à Vienne, ni à Paris, ni à Vérone, elle se prépara les voies d’un succès ultérieur. CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.


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Les événements de 1823, l’ordonnance de 1825, celle de 1828, prouvent assez jusqu’à quel point elle avait déjà réussi lorsque le soleil de juillet se leva sur la France. Quoi qu’en aient pu dire la haine et la calomnie, son premier aspect n’eut rien d’effrayant pour les colons. Loin de là : ils voyaient renaître, avec lui, toutes les idées, tout le patriotisme de 89, ils devaient donc en attendre des sympathies semblables à celles qui avaient dicté le décret du 8 mars 1790 et la restauration de leur constitution de 91, ou, au moins, une charte fondée sur les mêmes principes. Et comment n’auraient-ils pas eu toutes ces espérances lorsque, le 4 août 1830, on leur disait officiellement que le respect de tous les droits, le soin de tous les intérêts étaient placés au nombre des devoirs que s’imposait le nouveau gouvernement ; lorsque, le 10 du même mois, on leur disait encore , en faisant allusion à l’article 64 de la Charte, que «les colons verraient par cette disposition que « la spécialité des intérêts et des besoins de nos possessions « d’outre-mer n’avait pas cessé d’être considérée comme un « fait qu’il fallait reconnaître et maintenir, et qu’ils y trou« veraient un nouveau gage de sécurité ? » Après une révolution qui avait élargi pour tous les Français le cercle de leurs libertés légales, les colons pouvaientils craindre qu’eux seuls, entre tous les enfants de la France, fussent désormais soumis au joug d’un arbitraire et d’un despotisme jusqu’alors inconnus ? Appuyés sur leur origine, sur leur titre de Français, sur ce titre indélébile, dispensé par le ciel même, et qu’aucune puissance humaine ne peut leur ravir, pouvaient-ils redouter l’application des principes au nom desquels trois générations royales venaient d’être expulsées en trois jours ? Non; ils attendaient avec confiance le moment où la mère patrie pourrait s’occuper d’eux. Ce moment arriva en 1833. La politique étrangère, renforcée du parti anticolonial et de tous les idéologues de l’époque, s’empara du théâtre de la discussion et réussit à nous enlever une grande partie des conditions de notre existence future ; mais elle ne put empêcher que le Gouvernement ne rendît hommage au principe «que les colonies devaient plus ou moins participer


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« à la confection des lois destinées à les régir, suivant que ces « lois touchaient plus ou moins à leur économie intérieure. » Les Chambres, celle des Pairs surtout, furent plus explicites dans leur foi politique à l’endroit des colonies, Elles reconnurent « que des institutions exceptionnelles prescrites par « une nécessité impérieuse, fondée sur la différence du climat et «des mœurs, ne pouvaient, sans imprudence, être abandonnées « à l’infuence des passions qui, par la nature même des ins« titutions de la métropole, devaient à chaque instant s’agiter « dans son sein. » C’est sous l’empire de ces convictions que la charte coloniale prit naissance en dépit de nos ennemis, qui parvinrent pourtant à lui laisser les stigmates de leur opiniâtre antagonisme. Elle n’est, en effet, qu’une édition tronquée, qu’une pâle copie de la constitution du 24 septembre 91. La part des attributions législatives des conseils coloniaux est évidemment faite à regret; mais, quelque exiguë qu'elle soit, elle ne laisse pas d’être fondamentale : dès lors elle est sacrée pour tous et précieuse pour nous, parce qu'elle nous offre les moyens de résister à l’influence des passions qui peuvent s’agiter ailleurs, et de défendre les différences constitutives dont son but est le maintien. Ainsi s’établit en fait incontestable que, pendant deux siècles, tous ceux qui ont présidé aux destinées de la France, sous une influence française, quel que fût le régime de leur administration, l’ordre de leurs idées, et malgré tous les obstacles, ont corroboré, chacun en son temps, le principe de la nécessité pour la France de ses possessions coloniales, et, pour celle-ci, de la conservation des différences inhérentes à leur primitive organisation sociale (1).

(1) On voudra sans doute en excepter la Convention ; mais cette exception, loin d'atténuer les conséquences du fait, leur confère une nouvelle autorité : en effet, le décret du pluviôse eut pour prétexte l’impossibilité de conserver les colonies sans marine, et l’utilité de les sacrifier pour paralyser les projets que l’Angleterre manifestait depuis 1788, et même pour les retourner contre elle, en lui faisant perdre prématurément ses colonies. Ce prétexte est au moins un aveu qu’il ne saurait y avoir qu’une opinion ; c’est que l’émancipation est destructive des colonies. Mais ce n’est pas tout : et le motif réel de la loi du 16 pluviôse le prouverait encore mieux, s’il faut en croire BillaudVarennes : «J’ai voulu être républicain, dit-il ; et, si j’étais à recommencer, je IIe PARTIE.

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D’où vient donc que ce qui était vrai, rationnel, juste et nécessaire pendant deux siècles ; que ce qui était vrai, juste, rationnel et nécessaire en 1833, ne l’ait plus été en 1835 , et ne le soit plus depuis ? D’où vient qu’au milieu même des législateurs de qui émane la charte coloniale, et dans la même enceinte qui avait retenti de leurs votes, on ait pu en prêcher le mépris et la violation ? D’où vient que tout à coup, à la nécessité ostensible, si longtemps justifiée, de tout conserver, on ait pu opposer une nécessité occulte, improvisée, mais pressante, mais fatale, de tout détruire ? Le socialisme, en si peu d’instants, a-t-il pu créer, seul un besoin moral tel, qu’il faille tout renverser pour le satisfaire ? Et peut-on appeler moral ce qui exige qu’un peuple sacrifie les éléments de sa puissance et de sa prospérité, viole la foi jurée , la sainteté de ses lois, et tous les devoirs de la nationalité ? Non, Messieurs ; ce changement à vue, cette brusque métamorphose a son germe ailleurs. Parmi ses causes apparentes on range communément les erreurs inspirées à notre commerce maritime en 1824, L’avénement d’une industrie rivale , L’ascendant de la politique anglaise, Les fautes, les imprudences et les faiblesses des divers ministères qui se sont succédé jusqu’à ce jour. Votre commission, Messieurs, a pensé qu’un coup d’œil analytique, jeté sur ces causes, ne serait point un horsd’œuvre, alors qu’il va s’agir pour nous de donner un avis motivé , et que par là nous pourrions peut-être exciter l’attention de quelques bons citoyens, ramener certains esprits défavorablement prévenus, attirer d’utiles sympathies et surtout réduire à ses justes proportions la prétende

« ne dis pas ce que je ferais. Je n’aurais pas certainement plus la folie de pro« diguer la liberté à des hommes qui n’en sentent pas le prix. Pour les intérêts « et le bonheur des deux mondes, je voudrais modifier à l’infini le décret du « 16 pluviôse an II ; ce fatal décret, qui met la bride sur le col aux nègres, est « l’ouvrage de Pitt et de Robespierre. » (Voyage d’un déporté à Cayenne, édition de l’an XIII.)


11 CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. pression de l’opinion dont les abolitionistes invoquent le pouvoir.

PREMIÈRE CAUSE. ERREUR DU COMMERCE MARITIME.

Une opinion dont il est superflu de chercher l’origine prévalut, en 1824, au sein du commerce de nos ports. On lui persuada que la crise qu’il éprouvait alors provenait de l’exiguïté des importations et exportations entre ce qui restait des colonies françaises et la métropole , «Deux ou trois méchants îlots égarés au milieu de l’Atlantique et de l’Océan indien , lui disait-on, ne produisent ni assez, ni assez bien pour suffire à l’écoulement des produits de l’agriculture et de l’industrie nationale, et pour employer vos navires dont le nombre s’accroît tous les jours. Il faut un champ plus vaste à vos entreprises, et ce champ vous le trouverez à Saint-Domingue et dans l’Amérique méridionale ; mais, pour en jouir utilement, il faut que l’intérêt politique encore accordé aux Antilles , que la protection exceptionnelle de leurs denrées, que tous les priviléges enfin, disparaissent. » De véritables hommes d’État, des Colbert ou des Napoléon, n’auraient puisé dans ces discours que des raisons plus pressantes d’augmenter et de rendre plus fructueuses les possessions coloniales ; nos ministres n’y trouvèrent que des motifs de déférence pour le dénigrement dont elles étaient devenues l’objet. De là, cette assertion que les colonies étaient onéreuses à la France ; de là, ces clameurs, ces imputations calomnieuses contre les hommes et les choses des Antilles. Dans le système d’alors, notre défense était un des devoirs du ministère ; mais le besoin de popularité était un obstacle à son accomplissement. Entre le devoir et le portefeuille, le choix ne pouvait être longtemps douteux. Nonseulement le ministère encouragea nos détracteurs par son silence, mais, à leur cri, il entra dans les voies de surtaxe, reconnut l’indépendance des républiques américaines, et enfin rendit, en 1825, l’ordonnance d'émancipation de Saint-Domingue. Cette ordonnance était si évidemment accordée à l'erreur 2.


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du commerce maritime, que le spectacle fut interrompu, dans les ports, pour annoncer la nouvelle de sa promulgation. Elle y fut, il faut le dire, accueillie avec des transports d’allégresse; et pourtant elle annonçait aux colons que tout ce que l’on oserait désormais contre eux serait récompensé. Après l’erreur est venue la vérité. Elle s’est fait attendre; mais déjà son flambeau a jeté de vives lumières sur cette partie de notre déplorable histoire : le traité du Port-auPrince, le canon de Saint-Jean-d’Ulloa, la guerre de l’Argentine, ont montré à nu ce qu’était l’Eldorado promis aux négociants et aux navigateurs de la métropole. Et, comme les erreurs marchent rarement seules, les vérités aussi découlent presque toujours les unes des autres : en même temps qu’on dut se désenchanter des relations étrangères, on a été forcé de reconnaître qu’à lui seul le commerce des colonies françaises formait plus du quart de tout le commerce maritime de la France ; que, loin d’être onéreuses au trésor de l’État, les colonies l’enrichissaient de plus de 40 millions annuellement (1). Les ports sont aujourd’hui pénétrés de cette réalité; mais, par un effet de la fatalité qui nous poursuit, leurs représentants paraissent n’avoir pas encore eu ni le courage ni le pouvoir de la faire admettre aux chambres législatives. Ainsi, pour les malheureuses colonies françaises, l’expérience et la vérité rendent en vain leurs oracles : l’erreur est détruite, mais les effets de sa durée restent immuables. SECONDE CAUSE. AVÉNEMENT D’UNE INDUSTRIE RIVALE.

Depuis longtemps nos ennemis ne disaient plus hautement : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Une sorte de pudeur les faisait rougir de la bouche qui avait exhalé ce cri féroce ; mais ils répétaient partout et à tout propos :

(1) Une proposition de l’honorable M. Braffin pourra peut-être avoir pour résultat de prouver que cette somme est de 150 ou 160,000,000.


13 CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. « Les colonies nous sont onéreuses ; elles nuisent à nos rapports avec le reste du monde; elles nous exposent à perdre des vaisseaux et des soldats; leur possession est précaire ; au premier coup de canon elles seront conquises ; inutile, imprudent même de lutter dispendieusement, pour les conserver, contre la suprématie maritime de l’Angleterre, qui est pour nous une fatalité irrésistible, à laquelle nous devons nous soumettre et rester puissance purement continentale. » En faisant si bon marché de la dignité et de l’honneur la France, on appelait la betterave, si modeste encore, à quitter le jardin et le laboratoire pour s’emparer des champs et des usines , en même temps que dans chaque betteravier on se donnait un auxiliaire. L’égoïsme, inhérent aux intérêts locaux et individuels, était un sûr garant de l'antagonisme qui devait bientôt surgir entre deux industries similaires. Cette combinaison réussit au delà de toute prévoyance. D’effet qu'elle était, la betterave devint cause à son tour, et propagea, avec passion, les doctrines auxquelles elle devait sa rapide fortune. Si les intéressés à l’industrie betteravière se fussent bornés à obtenir des surtaxes contre le sucre colonial pour augmenter leurs bénéfices, il n’y aurait eu là qu’un procédé trop ordinaire, trop approprié à la moralité de l’époque, pour être réputé coupable ; mais proclamer à la face du monde leur conviction que le souffle de l’émancipation ferait disparaître les colonies, et se réunir en même temps à ceux qui demandaient cette émancipation, c’est, nous regrettons de le dire, c’est permettre à la cupidité d'étouffer à la fois et les inspirations de l’humanité et celles du patriotisme. Il y a encore dans cet affligeant résultat une imprudence et une faiblesse ministérielles : le Gouvernement eût dû prévoir la conséquence inévitable d’une trop grande extension donnée à la culture de la betterave , et s’empresser de soumettre au droit commun et à l’égalité de l’impôt. Loin de là : il a été entraîné à l’entourer d’abord d’encouragements, de priviléges, d’immunités extraordinaires ; et, quand il a vu sa faute, il n’a pas eu le courage de la réparer.


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Un seul ministre le voulut, mais trop tard : nos ennemis le renversèrent. TROISIÈME CAUSE. ASCENDANT DE LA POLITIQUE ANGLAISE.

Il est affligeant pour des Français d’avoir à constater l’existence d’une pareille cause de leurs malheurs ; mais il le faut, pour que notre résistance soit comprise, sinon de la société française pour l’abolition de l’esclavage, au moins du reste de la France. La politique anglaise se décèle autant par les dates et la nature de ses actes que par les circonstances qui les précèdent, les accompagnent ou les suivent. En 1780, au milieu de la guerre de l’indépendance américaine, au moment même où l’utilité des colonies, dans les guerres maritimes de la France, se montrait pour première fois sous l’aspect le plus glorieux, Clarkson fonda la société abolitioniste d’Angleterre. En 1784, et sous l’impression du traité de 83, la première proposition pour l’abolition de la traite fut présentée au parlement britannique. Elle fut rejetée, mais par une faible majorité. Représentée en 88, 92 , 94 et 96 , elle subit le même sort; mais les majorités contre elle s’étaient accrues en raison directe des désastres éprouvés par les colonies françaises, et des apparences plus ou moins sûres de leur destruction prochaine. De 96 à 1806, silence absolu des abolitionistes anglais. Il était déjà visible qu’ils n’étaient que des agents que le gouvernement faisait mouvoir suivant les exigences de ses desseins. En 1806, personne ne dut plus en douter. Austerlitz et Iéna avaient porté leurs fruits. La France paraissait devoir sortir victorieuse de sa lutte contre l’Europe, et, si elle en sortait ainsi, ses colonies allaient reprendre leur utilité et leur splendeur passées ; il fallait qu’elle les trouvât dans le même état que Saint-Domingue, Cayenne et la Guadeloupe, en 1802. Aussitôt, et comme acte pré-


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. 15 paratoire, la proposition d’abolir la traite fut mise à l’ordre du jour. Le 6 février 1807, la traite est abolie. A peine le bill est-il sanctionné, que le parlement exige que des négociations soient ouvertes avec les autres puissances, pour en obtenir une loi semblable ou équivalente. Le 10 février 1810, le Portugal entre dans ces voies, mais avec des restrictions illusoires. Le 3 mars 1813 la Suède s’y jette complétement. Il faut ici remarquer, en passant, un trait caractéristique de la bonne foi britannique. La Grande-Bretagne cédait la Guadeloupe à la Suède, pour la déterminer à entrer dans la coalition contre la France, et en même temps il lui était imposé des conditions qui rendaient non-seulement la cession inutile, mais dangereuse, et compromettaient l’existence de la petite île de Saint-Barthélemy, seule possession suédoise dans l’Atlantique. A la même époque, et par le traité de Kiel, le Danemarck était obligé de se soumettre à la volonté de ceux qui, au sein de la paix, avaient incendié sa capitale et ravi sa flotte. En 1814, l’Angleterre, traitant avec la France vaincue, lui impose, par le premier article des conventions additionnelles du 30 mai, l’engagement de prendre ses mesures le plus tôt possible pour arriver à l’abolition d’un commerce contraire à l’humanité. Louis XVIII, au nom duquel on stipulait , était pourtant logicien ; comment a-t-il pu dire : « La traite est contraire à l’humanité, mais j'ai le désir et le besoin d’être inhumain encore pendant cinq ans ? » On le lui a fait dire, parce qu’il était sous le double joug de la conquête et de la reconnaissance promise aux étrangers. Avant de quitter Paris, lord Castlereagh communiqua, par une circulaire, l’article dont nous parlons, aux ambassadeurs de Russie et d’Autriche, non pour demander à leurs souverains l’émancipation des innombrables esclaves blancs existant dans leurs vastes possessions, mais pour demander qu’ils s’unissent àl’Angleterre, afin de contraindre, au besoin , la France à remplir sa promesse. A peine à Londres, le ministre anglais demande une modification des conventions du 30 mai. Il veut rappro-


DEUXIÈME PARTIE. 16 cher le terme de cinq ans, convenu pour la continuation de la traite, ou porter le nombre des esclaves qui pourraient être introduits dans les colonies françaises, à ce qui serait strictement nécessaire aux établissements déjà existants, sans qu’il fût permis aux Français d’en introduire d’autres pour établir de nouvelles plantations (1). Le 5 août, le régent d’Angleterre écrit une lettre autographe au roi de France dans le même but. En septembre, le duc de Wellington propose une autre convention portant prohibition des denrées coloniales venant du territoire des puissances qui refuseraient de s’unir avec les autres pour l’abolition du commerce des esclaves (2). Plus tard il offrit, ou une somme d’argent pour indemniser les individus qui pourraient souffrir de l’abolition immédiate de l’esclavage, ou la CESSION D’UNE ÎLE DANS L’ARCHIPEL OCCIDENTAL. C’était confondre la restauration avec le gouvernement suédois de 1813. Elle dut tout refuser; mais telle était déjà l’influence occulte qui nous mine, qu’une circulaire du gouvernement français, en date du 8 octobre, vint fournir à l’ambassade anglaise des motifs pour attendre du temps quelques phases favorables à ses desseins. De ce moment la perpétration de son œuvre devint toute ténébreuse jusqu’en 1833. Ce fut pendant cette période de dix-neuf ans qu’en France on vit, sans trop pouvoir se l’expliquer d’abord, une partie de la littérature, de la presse périodique, et même des classes éclairées, s’infecter de ce mal anglican qui, sous la forme de manie mystique, cherchait le Seigneur avec les frères Rouges de Cromwel, et que l’on nomme aujourd’hui Cant : fièvre d’autant plus contagieuse qu'elle cache tous les genres d’orgueil et d’ambition. Mais, aussitôt que la charte coloniale d’avril eut reconnu aux colonies françaises des droits acquis, le coup décisif dut être porté, et le bill d’émancipation passa immédiatement. Ce bill, par lequel l’Angleterre émancipe, d’une part, 800,000 esclaves dans les Indes-Occidentales, au cap de

(1) Wm Fabler, Esquisse de l’État d’Alger; édition de 1830, page 341. (2) Page 342.


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Bonne-Espérance et à Maurice, tandis que, de l’autre, elle resserre et éternise les liens de près d’un million d’autres esclaves dans ses possessions insulaires des Indes-Orientales, suffisait tellement à la démasquer, qu'elle ne songea presque plus dès lors à dissimuler ses allures. Comme, pendant ses guerres avec l’empire, des crédits de plusieurs centaines de millions s’obtenaient du parlement sous la seule désignation d'usage continental, de même M. Hobhouse a pu, en 1840, se dispenser d’expliquer des dépenses de 1,200,000 francs, faites annuellement depuis 1833, pour compte de la compagnie des Indes, en disant seulement qu’il n’était pas de l’intérêt du pays que l’objet en fût avoué. Vous le voyez, Messieurs, les dates, la nature des actes de l' administration et de la diplomatie anglaise, les circons-

tances dans lesquelles ils s’accomplissent, ne permettent ni d' en accorder quelques-uns au hasard, ni de douter qu’un des besoins les plus pressants de la politique de la GrandeBretagne ne soit l’anéantissement, par l’émancipation, de toutes les colonies occidentales, et notamment des colonies françaises, qui sont celles qui doivent naturellement lui porter le plus d’ombrage. Ceux qui, par erreur ou sciemment, demandent cette émancipation avec elle, en même temps qu'elle et comme elle, assurent donc l’ascendant de sa politique sur celle de la France. Mais, disent-ils, si la destruction des colonies était si fortement dans les vœux de l’Angleterre, qui l’empêchait de les garder pour en disposer à sa guise en 1814, puisqu'alors elle les possédait toutes? Pourquoi en a-t-elle rendu une grande partie ? Peu de mots répondent à cette objection : l’Angleterre n'avait pas vaincu seule en 1814 ; ses armées n’étaient point à Paris. Il entrait dans les convenances de la Russie que la restauration, déjà compromise par la cession des places fortes de l’Elbe, du Rhin et de la Belgique, pût se populariser maintenir ; voilà pourquoi une partie des colonies fançaises furent rendues, et que le Muséum ne fut pas alors dépouillé. Mais nous venons d’établir que l’influence rus e sur les traités avait à peine cessé, que déjà la diploII PARTIE. 3 e


DEUXIÈME PARTIE. matie anglaise voulait tout retoucher, notamment les articles additionnels du. 30 mai. Il est absurde, ajoute-t-on, d’imaginer que, pour détruire les colonies françaises et autres , les Anglais sacrifient les leurs. Cette seconde objection accuserait ou les lumières ou la bonne foi de ceux qui la proposent; il vaut mieux supposer l’erreur. Un mot la détruit : Lorsque toutes les nations maritimes du continent européen seront sans colonies, y aurat-il une autre marine possible que celle de l'Angleterre ? Non. A qui donc appartiendra le monopole du commerce universel ? A l’Angleterre. Croirait-on qu’une telle possession ne vaut pas le sacrifice de toutes les îles anglaises de l’Archipel ? — Que, d’ailleurs, les amis de l’Angleterre se rassurent : l’émancipation, qui fera tout perdre à ses imitateurs, ne lui fait pas même perdre les avantages commerciaux qu'elle retirait de ses grandes et petites Antilleses ; c avantages se retrouvent au centuple ailleurs. Il y a plus ses îles émancipées lui restent comme stations navales et positions militaires. Sa marine les lai conservera, et, sous le point de vue d’une guerre offensive ou défensive, elles serviront mieux, à l’avenir, comme pépinières et repaires de flibustiers et de boucaniers déjà, au milieu de la paîx, on vient de constater des faits de piraterie , qui prennent de là leur origine. L’Angleterre dût-elle en définitive perdre toutes ses possessions du golfe du Mexique, qu’avec sa sagacité ordinaire elle ferait encore ce quelle a fait, et continuerait à porter ses vues sur la. mer des Indes et l’Océan pacifique. C’est là que ce fléau du genre humain se prépare les éléments d’une puissance inexpugnable, devant laquelle le monde entier pourra fléchir. Si cette puissance s’établit elle dominera le littoral de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, des îles et continents intermédiaires, depuis Sierra-Léone jusqu’aux îles Falkland. Qui pourra l’atteindre et lutter contre elle? Est-ce la France? Non. A peine vingt-six ans de possession paisible de ses quatre colonies ont pu lui donner un commencement de marine ; comment en formerait-elle une, quand ses colonies n’auront plus pour elle que l’utilité de Saint18


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. 19 Et, lors même que sans colonies elle ferait le Domingue ? miracle d’improviser une marine, celle-ci, une fois loin du golfe de Gascogne et de la Méditerranée, sans ports de retraite, de radoub et de ravitaillement ailleurs, ne devrat-elle pas redouter autant la victoire que la défaite? Est-ce la Russie ? Non. Tant quelle n’aura pas dans l’Atlantique un lieu sûr pour la réunion des flottes de Cronstadt et de Sébastopol, ses vaisseaux n’auront pas plus d’utilité pour elle que les villages de carton érigés par Potemkin sur la route de Catherine en Crimée. Est-ce l’Union américaine ? Oui, peut-être; elle a le personnel et se donnera, quand elle voudra, le matériel d’une marine formidable. Les nécessités qui pèsent sur ses États du sud, les intérêts qui agitent ses frontières du nord, devront infailliblement, dans un avenir prochain, la lancer armée sur les flots. Tant que ses efforts auront pour but, d'uo côté, d’éloigner par la conquête, des grandes et des petites Antilles, le mal qui la menace; de l’autre, de s’ouvrir les zones glaciales par le Saint-Laurent, le champ de bataille sera près de ses côtes; elle n’aura pas besoin d’établissements coloniaux : mais leur absence, s’il faut ailleurs chercher l'ennemi, se fera bientôt sentir et bornera inévitablement le cours de ses succès. Déjà cette conviction est l’objet des sérieuses méditations du congrès. Mais ce qui, dès longtemps, a été celui des précautions de la Grande-Bretagne , c’est la possibilité des événements

que nous venons de prévoir. La conquête de la Jamaïque et des autres Antilles anglaises, en même temps que celle du Canada, lui ont semblé tellement imminentes, que, n’eutelle eu pour motif que d’inquiéter, d’affaiblir et d’occuper les Américains chez eux, elle n’eût pas hésité à perdre les avaantages commerciaux que lui offraient ses colonies occidentales : d’une position précaire et vulnérable, elle a fait une position menaçante et offensive. C’est savoir à propos changer l’obstacle en moyen. Ainsi, par l’émancipation , l’Angleterrre triomphe de fait, et sans guerre, de toutes les nations maritimes qui pourraients’unir contre elle, comme, par la possession de l'Egypte et de la Syrie, elle s’assure les moyens de résister 3.


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à la seule nation continentale pour qui elle puisse devenir vulnérable. Ce résultat excuse-t-il l’hypocrisie, la trahison, la ruse et la corruption dont elle a fait ses armes habituelles? Oui : eo quod passi sunt meriti. QUATRIÈME CAUSE. FAUTES, IMPRUDENCES ET FAIBLESSES MINISTÉRIELLES.

Il ne convient pas de chercher à quel ministère ni à quel ministre en particulier on doit attribuer cette série presque non interrompue de fautes, d’imprudences et de faiblesses dont nous sommes aujourd’hui les victimes. Elles sont probablement les causes et les effets les unes des autres. Il doit nous suffire de désigner les actes qui les constituent. Il y eut imprudence et faiblesse dans l’ordonnance de 1825 ; faiblesse dans celle de 1828 ; Imprudence , dans la protection exagérée donnée à la betterave ; faiblesse, à ne pas la soumettre au droit commun et à l’égalité de l’impôt ; Imprudence, dans la tolérance accordée h l’établissement de la société française, pour la transformation sociale aux colonies : il était aisé de prévoir qu'elle formerait presque aussitôt un gouvernement dans le gouvernement ; qu'elle entraverait la marche de l’administration, en lui imposant des théories abstraites et spéculatives à la place du positif gouvernemental ; qu’elle exigerait des mesures désastreuses pour les colonies , et, par suite, pour la France ; qu'elle deviendrait infailliblement un moyen de contester et même d’enlever le pouvoir; Faiblesse, en n'appliquant point à cette société les dispositions du Code penal et les lois de septembre; faute grave, en lui créant ainsi le droit exceptionnel exorbitant, le privilége odieux, de faire aux colonies tout le mal quelle voudrait, et de méditer a son aise leur destruction; Faiblesse, de s'être soumise à l’initiative individuelle et meme parlementaire sur une question réservée aux législatures coloniales, par les articles 3 et 4 de la loi fondamentale d’avril ; Faiblesse, d’avoir déserté la défense de la prérogative


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. 21 royale sur ces articles ; faiblesse d’autant plus dangereuse, qu'au besoin elle compromet la défense même de la Charte, qui garantit les droits des colons; Faiblesse, d’avoir souffert que des votes de fonds destinés à la défense coloniale par la presse fussent annulés par des agents inférieurs, en présence d’une ordonnance royale qui en avait réglé la comptabilité, et en présence même du ministre qui avait contre-signé l’ordonnance ; faiblesse déplorable, qui a mis, de fait, les colonies hors la loi, en les dépouillant du droit sacré de la défense, au moment même ou elles étaient attaquées avec plus de fureur; Imprudence et faiblesse, dans les ordonnances des 11 juin 1839 et 5 janvier 1840 : imprudence, en ce quelles inquiètent, irritent sans aucun but d’utilité, des populations jusqu’à présent paisibles ; faiblesse, en ce qu’elles ne sont évidemment accordées qu’à l’obsession abolitioniste ; Faute, dans la formation de la commission du 26 mai; imprudence, dans le choix de la plupart de ses membres: faute, en ce que, par la formation de cette commission, le Gouvernement laisse entrevoir la pensée que l’empire des lois a cessé dans la métropole, et qu’une charte constitutive peut être impunément violée ; imprudence, en ce que le choix de la plupart des membres de la commission du 26 mai compromet la juste appréciation de ses actes. Sur son réquisitoire, les colonies seront inévitablement condamnées : à coup sûr, personne ne croira qu’elles auront été jugées. Pour tout esprit sans préoccupations hostiles, la conséquence de ce rapide aperçu doit être que si, malgré le vœu de la France et du Roi, les colonies périssent, c’est par l'instabilité du pouvoir ministériel : sans elle, sans les fautes, les imprudences et les faiblesses qu'elle entraîne nécessairement à sa suite, toutes les autres causes qui militent contre nous eussent été repoussées et détruites. C’est elle qui a fait leur force, et qui, en les résumant toutes, explique la désastreuse interversion de la politique et des sympathies métropolitaines à l’égard des colonies. Mais, Messieurs, ce n’est pas assez que d’avoir cherché à denoncer les causes, d’en avoir montré les effets dans le passé, et de les présager pour l’avenir; il faut surtout appeler votre attention sur les effets actuels. Les plus


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DEUXIÈME PARTIE.

fâcheux, sans doute, sont renfermés dans les communications qui vous ont été faites. Le ministère du 1 mars, en reconnaissant, dit-il, que des questions qui se rattachent à celle de l’émancipation, considérée dans son application éventuelle aux colonies, n’étaient pas suffisamment élaborées, a jugé nécessaire d’instituer une commission spécialement destinée à s’en occuper. Cette commission a résumé ses travaux dans une notice et dans plusieurs séries d’interrogations qui ont été déposées sur votre bureau, avec déclaration que le tout était soumis à vos délibérations, Vous avez dû chercher à faire préciser le sens de ces derniers mots. Il est résulté, des explications qui vous en ont été données, qu’au moment où il s’agit, pour les citoyens français que vous représentez, d’être ou de n'être pas votre tâche devrait se borner à donner un avis non sur des questions de fond, mais sur diverses formes d’application et d’exécution ; c’est-à-dire qu’on ne s’est point préoccupé de savoir s’il est juste, s’il est utile que vous périssiez si vous consentiez à périr, mais que, de prime abord et généreusement, on vous laisse le choix du genre de mort que vous aurez à subir: violente et prompte, ou lente sans être douce-, peu importe. En l’état de cette intimation violente , quelque chose réveille involontairement vos souvenirs, et vous invite à répéter ces célèbres paroles : «Il importe à la majesté de la «nation que nous soyons traités avec plus d’égard et de «convenance, parce qu’enfin nous représentons une partie «de cette nation elle-même, et que nous insulter, c’est peu «ou beaucoup, mais c’est toujours offenser la nation.» La force ne fait pas le droit; la faiblesse et l’isolement ne le détruisent point. La force ne fait pas non plus la nationalité; c’est l’origine. Nous sommes citoyens français, et cela suffit pour qu’on ne puisse nous soumettre qu’à la volonté de la loi. Si le ministère qui l’avait oublié tenait encore les rênes du pouvoir, le silence et la résignation de vos fonctions eussent été les seules réponses que vous eussiez pu faire avec dignité ; mais, en présence d’un nouveau cabinet qui, appuyé sur une imposante majorité, peut aujourd'hui er


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

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sortir des voies destructives dans lesquelles son devancier avait été contraint de s’engager, votre commission a pensé que vous deviez donner loyalement votre avis. En même temps elle a été d’opinion que la discussion qu doit motiver cet avis ne devait pas être acceptée dans les termes posés par la circulaire du 18 juillet dernier. Dans les révolutions, væ victis ! Les victimes subissent leur arrêt de mort, mais ne l’acceptent jamais. Le nouveau ministère doit vouloir la vérité ; vous la lui devez tout entière; et, pour la dire, il faut soulever toutes les questions qui se rattachent à l’émancipation, les discuter et les résoudre. PREMIÈRE QUESTION. COMPÉTENCE.

La première qui se présente dans l’ordre logique, c’est celle de la compétence du pouvoir législatif, qui devra prononcer sur toutes les autres : elle est préjudicielle. Votre commission, Messieurs, a pensé que vous deviez l’examiner sous la seule influence de la vérité, de la justice, de vos devoirs envers les Français que vous représentez, de vos devoirs envers la France, sans vous préoccuper du plus ou du moins de bienveillance que sa discussion peut vous attirer, surtout sans aucune considération de ce qui peut être possible à la force et aux lumières. La force résume en elle seule tout le droit naturel; elle en est à la fois et le principe et la sanction ; mais vous existez heureusement sous l’empire du droit social, qui a aussi sa puissance. La force peut tout ce qu'elle veut: nous n’avons probablement pas à le reconnaître et à le proclamer aujourd’hui seulement. La société ne veut que ce qu'elle peut, sans blesser la propriété, qui est son principe et sa sanction. Les lumières sont choses précieuses, sans doute; mais trop souvent, suivant l’aspect qu’on leur donne, elles produisent des erreurs d’optique et des illusions funestes. Il n'y a que la loi qui ne trompe point, quand une égale bonne foi l’invoque et l’applique. Quels que soient les moyens d’intimidation essayés contre vous, vous ne ferez point aux mandataires de la France


DEUXIÈME PARTIE. 24 l’injure de croire que c’est méconnaître leur autorité et leur dignité que de revendiquer les droits imprescriptibles attachés à votre nationalité. Vous ne ferez point aux législateurs de la France l’injure de penser que c’est leur déplaire que de vous faire un titre de la sainteté de leurs lois. Vous ne ferez point à ceux-là mêmes qui vous ont donné la Charte d’avril, l’outrage de craindre qu'elle ne soit qu’un misérable lambeau que tout le monde peut mépriser, et qu’eux-mêmes peuvent fouler aux pieds. Si ce n’est point une secte, si c’est véritablement la France qui s’intéresse à ce débat; elle a trop de grandeur pour s’irriter du cri de notre désespoir, ou pour fermer l’oreille au langage de la justice et de la raison. Ce point fixé, c’est dans la Charte de 1830, comme à la source la plus respectable et la plus sacrée, qu’il faut aller puiser les règles de compétence que nous cherchons. Or, dans cette Charte, à la section des DROITS PARTICULIERS GARANTIS PAR L’ETAT, nous trouvons l’article 64, s’exprimant en ces termes : Les colonies sont régies par des lois particulières. Ces lois particulières sont donc garanties par l’État. Fautil conclure de ces dispositions, toutes de stabilité, que le soleil, chaque matin, pourrait éclairer une loi nouvelle, émanée de la législature du royaume, sur des objets concernant les colonies ; ou faut-il rester convaincu que la première loi qui serait faite pour elles, constituerait leur régime législatif à venir, et deviendrait pour elles une Charte aussi vraie, aussi inviolable, aussi sacrée que celle dont elle aurait été l’exécution et le complément? L’affirmative sur la dernière partie de la question, qui d’ailleurs ne pouvait être la matière du moindre doute, a été jugée par le Roi, les deux Chambres et la France tout entière en 1833 ; voilà pourquoi la loi d’avril a été intitulée : Loi concernant le régime législatif des colonies ; voilà pourquoi les Chambres et le Gouvernement lui ont donné la qualification de Charte coloniale ; voilà pourquoi, enfin, son titre premier est intitulé : Des lois coloniales. Elle fait, comme complément prescrit, comme complé1830, ment nécessaire, partie intégrante de la Charte de en vertu de l’article 64, comme la loi du 29 decembre 1831, concernant la Chambre des Pairs, fait partie com-


25 plémentaire et intégrante de la même Charte, en vertu de son article 68. Ces trois lois n’en forment plus qu'une seule, indivisible aujourd’hui. Chacune des dernières a remplacé, dans la première, l’article qui en prescrivait la confection. Si l'une d’elles peut être violée par une initiative parlementaire ou par une proposition ministérielle, le tout aura cessé d’être une vérité, et la France elle-même sera sans principe constitutif ; le respect des lois aura disparu de son sein. CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

Si une initiative parlementaire peut détruire la loi d' avril, une seconde initiative pourrait attaquer l’existence de la Chambre des Pairs ; on n’y est déjà que trop disposé: une troisième atteindrait jusqu’à la dynastie régnante ; et, d'après le précédent qui existe quant à nous, le succès de toutes ces initiatives dépendrait d’une prise en considération de la Chambre des Députés, qui, dès lors, pourrait envahir le pouvoir conventionnel. En vain l’article 66 de la Charte aurait confié sa défense, et celle de tous les droits qu'elle consacre, au courage et au patriotisme de tous les citoyens français, si le nombre de ceux qui se présenteraient n’était pas le plus fort; une autre Charte, avec toutes ses conséquences, pourrait à chaque instant remplacer celle de 1830. Cela n’est pas probable, nous avons besoin de le croire ; mais il suffit que la violation de la Charte soit toléree en ce qui concerne la constitution de la France insulaire, pour que sa violation quant à la constitution de la France continentale devienne logiquement Passible.

Cette conséquence caractérise la loi d’avril : elle est incontestablement loi fondamentale, et ne peut être modifiée que par un pouvoir constituant. Ces pouvoirs constitués sont sans droit contre l’acte qui les a constitués. Inutilement dirait-on : La loi peut défaire ce que la loi a fait ; cet axiome ne s’applique qu’aux actes émanés du même pouvoir. Le pouvoir constituant ne saurait pas plus être pouvoir législatif que le pouvoir législatif ne saurait être pouvoir constituant, sans renverser tous les principes de la société organisée. Le premier est accidentel et temporaire. Il est sans liII PARTIE. 4 e


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DEUXIÈME PARTIE.

mite comme la souveraineté du peuple qu’il représente; mais, une fois que, au nom de ce peuple, il a désigné les mandataires qu’il lui a choisis et qu’il a investis de la puissance législative, sa mission est terminée : celle de pouvoir législatif commence. Celui-ci ne peut créer l’instabilité ; il est essentiellement renfermé dans le cercle des droits acquis, duquel il ne peut jamais sortir sans danger pour la chose publique et souvent pour lui-même. Le passé lui échappe, l’avenir seul lui appartient; il ne peut rétroagir. Le Roi et les Chambres exerçant, par continuation, l’acte de souveraineté populaire de juillet, ont créé, comme pouvoir constituant, les pouvoirs législatifs qui seuls devaient désormais régir les colonies. Ils ont fait la part d’attributions de chacun de ces pouvoirs, au premier titre de la loi d’avril intitulé : Des lois coloniales ; intitulé qui seul indiquerait suffisamment que la puissance constituante ne voulait plus qu’il y eût des lois faites pour les colonies en dehors des limites de celle du 24 avril 1833. Ces limites, pour le pouvoir législatif du royaume, sont tracées dans le second article de cette loi. Votre commission s’est en vain efforcée de chercher dans les cinq paragraphes qui le composent, un mot, un seul mot, qui pût s’interpréter de manière à autoriser la moindre modification dans la propriété coloniale et la plus légère tentative de transformation sociale. Elle a examiné les huit paragraphes que renferme l’article 3, déterminant le pouvoir législatif attribué au Roi seul et à son gouvernement. Loin d’y rencontrer quelque chose qui autorisât de semblables mesures, elle n’a pu y remarquer que les restrictions faites au pouvoir législatif du Roi par les premier et sixième paragraphes. Enfin elle s’est arrêtée à l’article 4, où elle s’est convaincue que tout ce qui n’était pas réservé par les articles 2 et 3 au pouvoir législatif du royaume et au pouvoir législatif du Roi tombait dans les attributions du pouvoir législatif exercé simultanément par le Roi et les conseils coloniaux. Or, nous le répétons, la question d’émancipation n’entre ni dans les attributions législatives des pouvoirs de l’État, ni dans celles du Roi seul. Donc cette question est tout entière dans les attribu-


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. 27 tions du pouvoir législatif, formé du Roi et des conseils coloniaux. Cette conséquence du texte de la loi d’avril est corroborée par ces motifs : Le gouvernement l’avait proposée parce qu' il fallait que les colonies participassent aux lois qui touchaient à leur économie intérieure. Les Chambres l’ont acceptée parce qu’elles ont reconnu « que les colonies étaient des sociétés « complètes et distinctes dont les institutions exceptionnelles « ne pouvaient, sans imprudence, être abandonnées à l’influence « des passions qui pouvaient agiter la métropole; que ces institutions étaient inconciliables avec les siennes et antipathiques à ses principes ; que, toutefois, ces institutions « exceptionnelles étaient prescrites par une nécessité impérieuse «qu’expliquent la distance des lieux, la différence des cli«mats et des mœurs ; qu’il faut qu'en compensation de la priva« tion de toute participation à la représentation générale du pays, « la loi donne à l’influence locale une action beaucoup plus puis« sante et plus directe qu'en France même sur l' administration « des intérêts spéciaux... .; qu’il faut que le pouvoir consti« tuant abandonne à la législature locale la décision d’un grand « nombre de questions sur lesquelles, d’après le droit public de la « métropole, la loi générale a seule le droit de prononcer « C’est, fut-il ajouté, une exception pleinement justifiée par la « raison (1). » Ainsi vous le voyez, Messieurs, la lettre et l’esprit de la loi d’avril s’accordent non pas seulement pour vous conférer la compétence en matière d’émancipation, mais pour en faire un refus formel et motivé à la législature métropolitaine. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi ces inutiles tracasseries dont vous êtes l’objet? Pourquoi cette turbulence, cette incessante agitation ? Pourquoi tant d’actes inconstitutionnels dont la fréquence et la multiplicité constituent, depuis six ans surtout, une véritable persécution? Pourquoi vous demande-t-on des concessions? Qu’auriez-vous donc à concéder ? Retirez de la loi d’avril votre compétence en matière d’émancipation, et voyez ce qui reste. Apparem-

(1) Résumé de l’exposé des motifs et de la discussion dans les deux Chamres. (Voyez les Moniteurs de l’époque.)

4.


28

DEUXIÈME PARTIE.

ment ce reste n’est pas ce qu’on vous envie et dont on a besoin que vous fassiez concession. Que veut donc l’influence qui vous poursuit ? Ce qu'elle veut? elle veut que de guerre lasse vous désertiez la défense de la seule attribution utile que vous confère la loi d’avril. Mais, par cela même, elle reconnaît le fait de son existence et le droit qui en dérive. Et pourtant c’est la menace à la bouche, et en déclarant que tout a été et que tout peut être résolu sans vous et malgré vous, qu'elle vous en demande la concession! Cette blessante contradiction doit-elle triompher de vos convictions? Votre commission ne le pense pas. De deux choses l’une : ou l’article 4 de la charte coloniale a le pouvoir ordinaire aux lois fondamentales, ou il ne l’a pas. S’il l’a, votre devoir de fidélité envers la France et de dévouement à vos concitoyens, votre honneur et la religion du serment que vous avez prêté en entrant ici, vous prescrivent de le défendre; s’il ne l’a pas, vos concessions à son égard sont sans objet, et votre concours ne serait plus qu’une complicité d’autant plus odieuse qu'elle serait inutile. On n’a qu’à commander, et vous obéirez avec respect si l’on vous commande au nom d’une autre loi existante et applicable. Ce qui prouve qu’il n’en est pas d’autre , c’est que déjà on vous menace de réformer la loi d’avril et de la remplacer par une représentation directe dans la Chambre élective seulement. En aura-t-on le droit? La discussion qui précède démontre le contraire; mais on ne s’est pas fait faute de vous le dire : tout est possible à celui qui est fort et qui ne veut puiser son droit que dans la force. Votre commission, Messieurs, a donc dû admettre la monstrueuse supposition qu'une loi fondamentale pourrait être abrogée par un pouvoir législatif. Dans ce cas, la manie abolitioniste serait conséquente dans ses œuvres : au moins, elle ne voudra plus faire coexister la loi et l’acte le plus flagrant de sa violation; au moins, elle vous affranchit de toute complicité dans la perpétration d’une œuvre que réprouvent également l’intérêt de votre conservation, votre confiance et votre patriotisme. Mais il ne suffira pas de lacérer la loi d’avril ; après elle


29 existera probablement le reste de la Charte de 1830. C’est en sa présence qu’il faudra discuter les questions qui suivent : CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

SECONDE QUESTION. LA

PROPRIÉTÉ

COLONIALE EST-ELLE

EN

TOUT

SEMBLABLE

AUX

AUTRES PROPRIÉTÉS FRANÇAISES, ET PARTICIPE-T-ELLE DE LEUR INVIOLABILITÉ ?

Il y aurait quelque faiblesse à supposer la nécessité d’une semblable question, si l’entraînement du zèle abolitioniste n'avait été jusqu’à jeter un doute sur la protection que la loi peut devoir aux possessions coloniales, Les contradictions se multiplient sous les pas de ce zèle trop ardent pour être toujours juste et consciencieux. C’est devant un pouvoir créé dans la société, par la société et pour la société, qu’il vient, au nom des inspirations du droit naturel, demander l’abolition d’un droit social , comme si, aux yeux de la société, ce prétendu droit naturel pouvait être autre chose que l’absence de tous les droits par l'ascendant de la force contre laquelle l’arsenal de ses lois n'est que trop souvent sans armes! N’est-ce pas le droit naturel qu’invoque cette tourbe famélique qui veut que la paresse et la débauche prennent leurs parts des biens que l’industrie s’est acquis par de pénibles et intelligents travaux ? N’est-ce pas sur le droit naturel quelle s’appuie, quand, le marteau et la hache à la main, elle marche à la démolition des monuments, à la dévastation, au pillage. a l’incendie , et qu’elle porte quelquefois jusqu’au milieu du sanctuaire des lois la tête sanglante d’un élu de la nation ? Pourquoi ne satisfait-on pas alors à ses clameurs ? Pourquoi ne proclame-t-on point, à sa voix, cette loi agraire dont les dispositions seraient si belles, si justes , si naturelles en théorie ? Pourquoi, au contraire, lui opposet-on des gardes municipaux, des prisons et l’appareil des échafauds ? C’est que les pouvoirs sociaux n’ont pas et ne peuvent pas avoir mission de détruire le droit fondamental de la société, celui sans lequel elle n'aurait pas d’existence possible : ils ne peuvent pas écraser une population civilisée en faveur d'une autre population, barbare encore, par cela seul qu'elle serait prise en amitié nouvelle; ils ne peuvent pas,


DEUXIÈME PARTIE. 30 surtout, faire un mal réel et certain en vue d’un bien spéculatif. Il n’est point d’éloquence paradoxale et sophistique, si brillante quelle soit, qui puisse ébranler cette conséquence. Incontestablement, la solution de la question agitée n’appartient point à un ordre d’idées naturelles, qui seraient sans appréciateurs et sans juges compétents , mais bien aux principes constitutifs et conservateurs de la société organisée ; principes qui ont des juges dont la compétence ne peut être contestée. D’après ces principes, nous n’hésitons pas à le dire, parce que c’est la vérité, les propriétés coloniales ont un caractère plus essentiellement légal et plus sacré qu’aucune autre propriété existante. En effet, dans l’ancien monde, le fait de la possession a précédé partout la loi qui l’a sanctionné et qui l’a érigé en droit de propriété ; dans le nouveau monde, au contraire la loi, appuyée sur la politique et la religion, a créé le droit avant que le fait existât. Ce fut après une décision formelle, demandée à la Sorbonne par Richelieu, prince de l’Église romaine, que Louis XIII permit le déplacement du théâtre de la servitude africaine ; déplacement que ses croyances, sa politique et les intérêts de la France exigeaient alors également. Depuis , ce fut en vertu d’édits de lettres patentes et d’ordonnances royales, que le commerce des esclaves a été non-seulement provoqué, encouragé, récompensé, mais ordonné. Le droit de propriété résultant de ce commerce, qui a fait une grande partie des richesses de la France, est donc, on ne saurait trop le répéter, aussi respectable, aussi sacré que toute autre propriété française. Dans tous les cas, il ne pourrait l’être moins que celui résultant de l’acquisition ou de la détention des biens dits nationaux; les uns et les autres seraient compris dans le texte de l’article 8 de la Charte, qui déclare que « toutes les « propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu’on « appelle nationales, la loi ne mettant aucune différence entre « elles. » Cet article porte avec lui la solution de la question posée :


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

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Oui, la propriété coloniale est en tout semblable aux autres propriétés françaises, et participe de leur inviolabilité (1). Si la propriété coloniale est en tout semblable aux autres propriétés françaises , les colons doivent-ils souffrir l’expropriation forcée pour cause d’intérêt public ? Incontestablement, oui ; ce devoir leur est imposé par l’article 9 de la Charte. Mais à quelles conditions peut-on placer les colons sous l’empire de cet article ? Ces conditions sont écrites dans l’article même; il faut qu’il y ait intérêt public, que cet intérêt soit légalement constaté et qu’il y ait une indemnité préalablement payée. TROISIÈME QUESTION. Y A-T-IL INTÉRÊT PUBLIC DANS LA TRANSFORMATION SOCIALE DES COLONIES ?

Jusqu’à présent, nous sommes dans une complète ignorance sur ce point capital. S’il y a effectivement un intérêt français à l’émancipation, pourquoi nous en a-t-on fait et pourquoi nous en fait-on un mystère ? Pourquoi cette défiance en notre discrétion et en notre patriotisme ? Par elle, n’accepte-t-on pas la responsabilité de notre résistance, s’il est possible qu'elle blesse un intérêt public et national ? Cette résistance, en l’état du secret observé envers nous, n’est-elle pas rationnelle et légitime ? Peut-on, sans nous dire dans quel but d’utilité pour la patrie, exiger que nous renoncions aux droits inhérents à notre nationalité, aux lieux qui nous ont vus naître, à nos espérances d’avenir, aux richesses créées par nous; que nous exposions nos existences, celles de nos femmes et de nos enfants aux hasards d’une subversion radicale? Non; des sacrifices de cette étendue et de cette nature ne s’accordent point sans connaissance de cause. Il faut que nous sachions à quel Theulalès nouveau doit s’offrir un pareil holocauste; et, puisque personne ne veut le dire, nous devons nous renfermer dans

(l) M. de Lamartine, dans son opinion du 25 mai 1836, l’a reconnu. « Mais,

« dit-il, qu’est-ce que cette propriété devant la loi? Il faut avoir le courage de « l'avouer, c’est une propriété aussi inviolable que celle de votre champ. »


DEUXIÈME PARTIE. 32 les termes de la loi, et attendre que l’intérêt public et national , s’il en est à nous exproprier, soit légalement constaté: jusque-là il n’en saurait exister aucun à nos yeux. Dira-t-on qu'il y a un intérêt politique à imiter l’Angleterre, à cause de l’alliance de principes faite avec elle ? Ce motif serait d’abord une faiblesse, parce que la manie d’imitation , alors même qu'elle serait utile, ne saurait aller jusqu’à des actes honteux. Or, il y aurait honte pour la France à suivre l’Angleterre dans ses voies d’émancipation, parce quelles perpétuent le souvenir de la défaite et des traités de 1814 et 1815 ; ensuite ce serait plus qu’une honte, ce serait une faute grave, parce que cette obséquiosité est inutilement nuisible et ne maintient aucune alliance, surtout avec l’Angleterre. Le traité du 15 juillet a prouvé jusqu'à la dernière évidence qu’au fond même de toutes ses prétendues alliances de principes, son intérêt dominait exclusivement, qu'elle ne s’était alliée à la France que pour contenir la Russie, et que, dès que celle-ci a pu s’entendre avec elle, les principes les plus antipathiques ne s’opposaient nullement à ses alliances d’intérêts. Abstraction faite de ces considérations et de toutes les autres, l’imitation de l’Angleterre serait une imprudence pour la France, et, pour les colonies , une criante injustice parce que ni la première ni les dernières ne sont dans les mêmes conditions que celles où se trouvaient l’Angleterre et ses Antilles au moment de l’émancipation. L’Angleterre pouvait perdre ses colonies occidentales sans porter la plus légère atteinte à son commerce et à sa marine ; non-seulement il lui restait assez d’autres possessions coloniales, mais encore elle pouvait les augmenter à son gré , ce qu'elle n’a pas manqué de faire. La France, en perdant ses trois méchants îlots et ses marais de la Guyane, perd tout et ne remplacera rien dans l’Algérie. L’Angleterre pouvait entreprendre une réforme sans crainte d’être troublée dans l’entier achèvement de son œuvre ni par la guerre ni par l’insurrection. Sa suprématie maritime, qu'on veut bien accepter comme un fait providentiel et irrésistible, lui donnait l’assurance qu’elle conserverait toujours ses colonies occidentales comme positions navales


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE. 33 et militaires, quelque événement qui survînt, et que ses nationaux ne courraient aucun danger par le soulèvement des populations émancipées. La France, au contraire, celle au nom de qui l'on nous dit que tout est possible, est dominée par la funeste opinion qu’il est radicalement impossible de faire aujourd’hui ce qu’ont fait en si peu de temps Louis XIV et Louis XVI : de créer une marine qui puisse, au moins, disputer l’empire des mers à son éternelle rivale. Sous l’influence de cette opinion inqualifiable, on a pu dire impunément qu’il fallait, en fléchissant les genoux devant la puissance britannique, abandonner les colonies comme impossibles à défendre dans le cas d’une guerre maritime. Que serait-il donc arrivé si nous avions cédé en 1838 aux premières tentatives ostensibles d’abolition ? Nous nous serions trouvés au milieu d’une opération de réforme lorsque le traité du 15 juillet aurait pu nous enlever l’appui de la France et nous livrer à tout ce que nous avons d’ennemis conjurés contre nous. Cette situation, qui peut se présenter à chaque instant et qui se présentera infailliblement, gardez-vous d’en douter, n’est-elle pas un obstacle insurmontable à toute entreprise semblable à une transformation sociale? Des Français peuvent-ils vouloir faire courir à la France et aux colons, Français comme eux, des chances aussi aventureuses ? L’Angleterre avait un état financier prospère; elle a pu se donner des apparences de justice par une quasi-indemnité dont elle n’a cherché nulle part le remboursement. La France, alors qu’on n’avait point encore avoué pour elle un déficit de près d’un milliard, cherchait déjà, sous l’inspiration abolitioniste, un remboursement dans le salaire des émancipés, c’est-à-dire dans la bourse déjà si vide des colons, qui se seraient ainsi indemnisés eux-mêmes; c’était faire d’une question toute palpitante de douleurs une question de chiffres, et de l’appréciation d’une question d’humanité (prétendue) une opération financière. L’Angleterre a proscrit la betterave; certains esprits en France trouvent dans cette précieuse racine la gloire, l’honneur, la richesse et la puissance de la patrie. Les colonies anglaises, loin de souffrir pendant les guerres avec la république et l’empire , n’ont jamais été aussi florisII PARTIE. 5 e


DEUXIÈME PARTIE. 34 santés que pendant leur durée : elles fournissaient l’Europe entière de leurs produits. Les colons anglais, avec d’immenses fortunes transportées en Angleterre, y vivaient au sein de leurs familles en profonde sécurité.

Les colonies françaises, au contraire, pendant la même période, ont eu, quelques-unes, à subir une première transformation, dont l’expérience ne leur sert plus aujourd’hui, mais dont les traces ne sont point effacées entre elles, et, toutes ensemble, à souffrir le blocus, la conquête, la non-admission de leurs denrées à la consommation de la Grande-Bretagne pendant l’occupation, les surtaxes, la concurrence de la betterave depuis la paix, et enfin quinze années d’incertitude, d’agitation et de crainte, qui, non-seulement ont empêché de nouvelles créations, mais ont anéanti les anciennes. Leur état social est ébranlé jusque dans ses bases, la sécurité de leurs habitants livrée aux hasards d’une collision. Il n’y a donc aucune similitude à établir entre les conditions des deux métropoles et des deux systèmes coloniaux : ce que l’une des métropoles a pu faire sans imprudence et avec une ombre d’équité, l’autre ne peut l’entreprendre sans dommages et sans une profonde injustice ; ce que l’un des systèmes coloniaux a pu supporter sans perte totale et sans danger positif, l’autre ne pourra le souffrir sans destruction entière et certaine. En l’absence de l’intérêt politique tiré de l’alliance anglaise , voudrait-on en trouver un dans le besoin de défendre les colonies de la propagande de leurs voisins ? C’est se noyer pour sortir du naufrage. Politique pusillanime, indigne d’hommes d’État ! Aux Thébains qui fuyaient en s’écriant : « Nous sommes tombés entre les mains des Lacédé« moniens, » il suffit jadis qu’un homme de cœur adressât cette question : « Pourquoi ne seraient-ils pas tombés dans «les nôtres? » pour que les Lacédémoniens fussent vaincus. Ne pourrions-nous pas en dire autant? N’avons-nous pas aussi une propagande qui, en s’exerçant plus haut, doit produire plus d’effet? Et, d’ailleurs, l’expérience ne nous enseigne-t-elle pas qu’aux colonies une volonté d’ordre et de stabilité manifestée par le pouvoir suffit à la sécurité en


CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

35 temps de paix et double dans la guerre le nombre des défenseurs utiles ? Quittant la politique, parlerait-on d’un intérêt moral? Ce serait en vain, car l’intérêt moral n’est pas celui qu’a prévu l’article 9 de la Charte, et ne saurait être d’aucune considération aux yeux des législateurs : il y aurait une sorte de niaiserie à se croire obligé de le prouver. Mais, en supposant que cet intérêt fût celui prévu par la Charte, à quel signe le reconnaîtrait-on? Peut-il être public, c’est-à-dire général, dans un royaume de 33,000,000 d’habitants, dont la constitution est proclamée essentiellement athée-, où toutes les morales sont tolérées et possibles, puisque tous les dogmes y sont admis; où le méthodisme s’introduit déjà, entraînant à sa suite des quakers et des shakers ; où les uns pourront demander l’abolition du recrutement et des classes, les autres l’abolition du lien conjugal, en même temps que des mœurs nées en Algérie exigeront un chapitre de plus au titre du Code civil relatif au mariage? C’est en dehors de ces mœurs diverses et contradictoires qu’existe, dit-on, une morale tenant, à la fois, à ce qu’on est convenu de nommer sentiment religieux et à des opinions politiques; morale qui éprouve le besoin de trouver homogénéité d’institutions sociales partout où flotte le drapeau de la France. S’il est vrai que cette morale existe, elle est insensée , et son intérêt ne peut être un intérêt public. Elle renverse l’idée mère de l’établissement colonial; elle incrimine la morale de la France pendant deux siècles; elle calomnie l’intelligence et la conscience des législateurs de 89, de 90, de 1802 et de 1833 ; elle renie tout le passé de la nation pour se poser orgueilleusement comme seule pure, seule intelligente. Or, «le mépris du passé est un des caractères « de la dépravation. La nation qui veut fonder une ère nou« velle et qui méprise ses aïeux touche à sa décadence. «Cette étrange prétention à l’originalité produit une espèce «de bâtardise politique qui, odieuse en elle-même, ne « manque jamais d’être funeste à la prospérité des peuples; » elle ne doit donc point dominer leurs législateurs. Si ceux qui professent cette morale étaient de bonne foi. 5.


DEUXIÈME PARTIE. 36 au lieu de chercher l’extermination d’une race au profit d’une autre, ils trouveraient plus simple, puisque notre état social leur est insupportable, quoiqu’ils ne le connaissent pas et qu’ils en soient à 2,000 lieues, ils trouveraient plus simple, dirons-nous, de ne pas attendre le cas de guerre pour nous abandonner; ils en useraient au moins envers nous, comme nous en usons envers nos esclaves, en nous permettant de choisir une protection plus efficace ailleurs que sous leur bannière. Si, comme ils le disent, nos méchants îlots sont onéreux, ils peuvent du même coup diminuer les charges du trésor et rester plus éclairés et plus vertueux que ne l’étaient apparemment le Roi et les Chambres en 183 3. Pour nous, dont les cœurs français s’affligent de la nécessité d’une telle argumentation, loin d’apercevoir un intérêt français dans la mesure projetée, nous n’y apercevons qu’une source de ruine et de désastres. D’abord, perte totale des colonies, lorsque nous persistons à croire qu’elles sont plus nécessaires que jamais à la France Cette perte est inévitable, quel que soit le résultat de l’é mancipation. De deux choses l’une : ou elle réussira, ou elle ne réussira pas. Si elle réussit, il y aura fusion des races dans un même intérêt, car la fusion est la condition sine quâ non de son succès. Or, le jour où cette fusion aura lieu, la domination de la France aura cessé sur les colonies. Aucune des trois races n’aura besoin d’elle pour contenir les deux autres, et les trois ensemble ne souffriront jamais le régime de douanes auquel nous sommes soumis : c’est le besoin de conserver sa domination avec de faibles garnisons et peu de dépense qui a constamment déterminé la métropole à maintenir si fortement les différences constitutives de la société coloniale. Si la mesure ne réussit pas, ce qui est plus que probable, les colonies seront d’abord inutiles, ensuite nuisibles et enfin perdues. La population des consommateurs disparaîtra dans un temps très-court. Chacun se hâtera de réaliser ce qui restera de sa fortune pour chercher ailleurs un lieu où l’on pourra posséder avec sécurité le fruit de ses labeurs. Les


37 productions diminueront d’abord et finiront bientôt par être nulles, parce que le sol a refusé le café et commence déjà à rejeter le cacao. CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.

Sans consommateurs d’une certaine condition, plus de débouchés pour le blé, le vin, l’huile et autres produits de l’agriculture métropolitaine ; plus de débouchés pour les objets manufacturés de toute nature, sauf quelques étoffes de coton et de laine ; plus de débouchés pour les produits des diverses industries françaises, surtout de l’industrie parisienne ; plus de débouchés pour les produits des pêcheries de toute espèce : les 24 millions de livres de morue que les deux seules colonies de la Martinique et de la Guadeloupe consomment actuellement, deviendront inutiles à des contrées qui compteront alors autant de pêcheurs que d’habitants; partant, plus de cargaisons d’exportations pour les navires de la métropole. Sans productions coloniales , plus d’importations par ces mêmes navires ; de là, nécessité pour le quart, si ce n’est le tiers, d’entre eux, de rester aux. ports. Le contre-coup de cette nécessité frappera le trésor par les douanes, et retombera sur la marine militaire, qui verra diminuer de moitié le nombre des matelots soumis à son recrutement. Dans cette moitié se trouveront précisément ceux qui se formaient à la pêche de la morue, et qui sont réputés les meilleurs et les plus intrépides. Il arrivera donc qu’au moment où presque toutes les questions internationales devront se résoudre sur la mer, l’année navale de la France n’y pourra nulle part défendre, avec des forces égales, l’honneur de son pavillon, encore moins servir à des opérations offensives. Ce n’est pas tout : après avoir été inutiles, les colonies deviendront essentiellement nuisibles au trésor. L’impôt ne pourra plus se percevoir par capitation ou assimilation de capitation ; les douanes seront sans produit ; il n’y aura pas d'impôt foncier possible, et le budget devra se prendre dans les. caisses de l’État. Ce budget ne sera plus ce qu’il est aujourd'hui; il faudra y ajouter ce que coûteront l’augmentation indispensable des garnisons, des gendarmes, des magistrats, des agents de police de tous genres, et la cons-


DEUXIÈME PARTIE. 38 truction des prisons, des hospices, des salles d’asile et des dépôts de mendicité. Ainsi, sous tous les points de vue, la solution de la question est uniformément celle-ci : Loin qu’il y ait intérêt public légalement constaté à l’expropriation des colons, cette expropriation est nuisible et impolitique. La prédominance des questions qui viennent d’être discutées devant vous, et la portée exclusive de leurs solutions, autorisaient, sans doute, votre commission à s’abstenir de l’examen ultérieur des trois systèmes soumis à vos délibérations et des interrogations qui les accompagnent. Ce n’est pas , toutefois, ce qui a déterminé son silence à leur égard Elle a cru devoir s’y décider, d’abord par la considération que le premier de ces systèmes avait été renversé par le second, de manière à ce qu’on ne crût pas possible de le représenter ; qu’il en avait été de même du second par le troisième ; que celui-ci ne pouvait plus se soutenir en présence des deux autres, qui accusaient son principe ; que la présentation de tous les trois ensemble prouvait trop clairement les vices du projet qu’ils renferment, pour qu'il fût nécessaire d’ajouter à cette preuve : en effet, un besoin un intérêt quelconque, quand il n’a rien de répréhensible en soi, trouve toujours une formule fixe et rationnelle pour s’énoncer, un mode juste et légitime pour se satisfaire. Or dans les idées créatrices des systèmes proposés et dans leurs expressions, vous ne trouverez que fluctuation, incohérence et contradiction; dans leurs modes d’application on s’efforcerait en vain de ne pas voir le renversement obligé de tous les principes sociaux, et la violation de toutes les lois de l’ordre constitutionnel et civil : donc le besoin ou l’intérêt qu’ils prétendent satisfaire est réprouvé par la justice et la raison. Quant aux interrogations qui les accompagnent, votre commission les a écartées par la crainte d’y trouver la preuve qu’après avoir posé en principe la nécessité d’une indemnité loyalement appréciée, on ne se serait occupé que des moyens de l’éluder d’une manière quelconque. Ensuite, et ce fut la considération déterminante de votre commission, elle a été d’opinion qu’on ne pouvait opposer aux trois systèmes abolitionistes rien de plus justement pensé


39 et d’aussi bien exprimé que ce que renferme le rapport fait par l’honorable M. de Chazelles au nom de la commission du conseil colonial de la Guadeloupe. Cette œuvre remarquable de sagesse, de patriotisme et de talent, nous a aussi dispensé de l’appréciation des résultats de l’expérience anglaise, et de l’examen des divers problèmes qu’il faut résoudre avant d’admettre la possibilité de l’émancipation. Sur tous ces points nous ne pouvons avoir qu’une même conviction : « La transformation sociale des colonies ne peut se faire utilement que par la marche naturelle des choses. » Faut-il conclure de tout ce qui vient d’être dit, que vous ne défendez vos droits que parce que ce sont vos droits et parce que vous ne voulez en rien céder à personne? Quand cela serait, vous seriez dans les limites de la justice et de la légalité, et nul ne devrait pouvoir vous en faire sortir. Tel n’ est pas cependant le véritable état de la question. Nous ne défendons nos droits que parce que leur abandon serait la violation de la première et de la plus sacrée de toutes les lois de la nature, qui est la conservation de soi-même: ceux qui nous attaquent au nom des lois naturelles ne devraient pas commencer par méconnaître celle-là. Nous défendons nos droits, parce que nous nec royons pas, et que rien ne nous prouve, que la France ait intérêt à leur sacrifice; parce que, au contraire, nous croyons et que tout jusqu’à présent nous prouve qu'elle a tous les genres d’intérêt à les maintenir. S’il est possible que nous soyons abusés, si, nonobstant toutes les considérations qui précèdent, la France croit utile, croit nécessaire de procéder à la transformation sociale de ses colonies, nous jetterons le voile sur notre charte et la sienne pour que son vœu s’accomplisse. Elle pourra, non par des opinions de commissions, non par des lettres ministérielles, non par des projets, qui peuvent avoir le sort de la loi Duchâtel, mais par une loi promulguée, décider que 1° les colons seront préalablement indemnisés de tout ce que l’émancipation leur fera perdre ou rendra inutile dans leurs mains, c’est-à-dire, de leurs terres, de leurs usines, de leurs propriétés urbaines aussi bien que de leurs esclaves; 2° que la loi qui règle les formes CONSEIL COLONIAL DE LA MARTINIQUE.


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DEUXIEME PARTIE,

de l’expropriation pour cause d’utilité publique en France sera promulguée dans les colonies, et qu'elle y sera exécutée, Alors, désintéressés comme propriétaires, nous n’en resterons pas moins colons et Français; et, comme tels, tant qu’aucun fait nouveau n’aura pas démontré d’une manière incontestable que rémancipation, au lieu d’être favorable à l’esclave, ne lui sera pas funeste, nous dénierons toute participation à des mesures qui nous semblent attentatoires à la puissance et à la prospérité de la France. Les conclusions de ce rapport ont été adoptées à l’unanimité par le conseil colonial de la Martinique , dans sa séance du 2 mars 1841.


CONSEIL COLONIAL

DE LA GUADELOUPE. SESSION DE 1840.—SÉANCE DU 8 DÉCEMBRE.

RAPPORT DE LA

COMMISSION

DU CONSEIL

COLONIAL DE

LA GUADELOUPE

CHARGÉE DE L’EXAMEN DES COMMUNICATIONS DU GOUVERNEMENT

SUR

LE REGIME DE L’ESCLAVAGE ET L’ORGANISATION POLITIQUE

DES

COLONIES

(1).

M.

DE

CHAZELLES, Rapporteur.

MESSIEURS,

Les colonies offrent en ce moment au monde, entre le présent et le passé, un de ces contrastes qui seraient dignes du pinceau de l’histoire. Fondées jadis dans les vues d’une politique profonde, grandies par la protection de l’Europe comm erçante et civilisée, elles sont poursuivies aujourd’hui de l'anathème des révolutions; modèles de l’ordre et de la paix, ecoles de la civilisation pour des races barbares, elles menacent de n'être bientôt plus qu’anarchie, ruines et misères. Des hommes d'État haut placés dans la confiance des peuples,

composée de MM. te maréchal de camp Faujas de (1) Cette commission est conseil colonial; André de Lacharrière, Magne , président du Saint-Fonds, Aug. Cicéron, Tabouillot, Budau de Boislaurent et de Chazelles. 11e PARTIE.

6


DEUXIÈME PARTIE. 42 et qui sacrifient des sociétés paisibles, prospères, progressives, au triomphe d’une idée, d’un principe abstrait de philosophie spéculative; des gouvernements réguliers, qui opposent le droit naturel au droit social; la volonté des hommes en lutte contre la nature des choses ; la puissance des métropoles qui commandent et la faiblesse des colonies qui résistent: tel est le tableau dont l’observateur est frappé, et qui appelle les méditations du législateur. Dans ce choc de l’idée contre le fait, de la force contre le droit, les colonies de l’Angleterre, frappées au cœur, se débattent dans les étreintes de la mort; celles de la France, encore debout, assistent avec effroi à l’agonie de leurs sœurs, que la philanthropie européenne a condamnées à n’être plus qu’un cadavre en proie à la barbarie native des races africaines. C’est un spectacle auquel on n’assiste pas sans étonnement, Messieurs, que celui des Antilles françaises au milieu des écueils contre lesquels on les pousse. En butte à des attaques incessantes; livrées sans défense aux coups d’adversaires que l’erreur égare ou que l’intérêt dirige; délaissées du Gouvernement, dont le silence était un aveu d’impuissance à les protéger; dépouillées du droit que devait leur assurer la réciprocité du pacte commercial; déshéritées de l’égalité commune, cette grande base de la constitution française; placées au centre du mouvement qui a déjà emporté les colons anglais dans l’abîme; environnées d’exemples contagieux, et poussées par des excitations extérieures vers une voie fatale, elles présentent le phénomène de l’ordre le plus parfait, du bien-être matériel des masses, que la science du gouvernement n’a pu encore donner aux populations européennes, et d’une sécurité individuelle inconnue aux sociétés qui s’enorgueillissent de leur civilisation. Tous les ferments de dissolution, soulevés incessamment, ont bouillonné dans le sein des sociétés coloniales sans les ébranler dans leurs bases, ainsi que le disait, d’une voix consolante, M. le gouverneur de la Guadeloupe, en juin dernier (1). Ce fait, d’un haut enseignement, est, il n’en

(1) Discours d’ouverture de la session du conseil colonial de la Guadeloupe. 18 juin 1840.


43 faut pas clouter, la preuve irréfragable qu’on y chercherait en vain cette anomalie monstrueuse que ne cessent de leur reprocher l’esprit d’innovation, la ténacité des opinions de secte, et peut-être l’égoïsme des intérêts industriels. Non, Messieurs, rien d’anormal ne saurait résister si longtemps et sans défense à tant et de si rudes attaques. Est-ce à dire quelles demeurent étrangères au mouvement imprimé aux idées de notre époque? Ceux qui pourraient le penser, ou refuseraient de voir ce qui se passe parmi nous, ou ne les comprendraient pas. Les colonies sont des satellitesqui se meuvent dans l’orbite de leurs métropoles; les changements survenus dans celles-ci réagissent sur celles-là, pour les conduire à la rénovation sociale qui est dans l’ordre des décrets de la Providence. Les colonies françaises, fondées à l’image de la France du XVII siècle, ne pouvaient rester immobiles au milieu du grand mouvement de 89. Elles ont passé par toutes les phases de la révolution métropolitaine; elles ont éprouvé les mêmes commotions; elles ont eu leur part des désordres et des malheurs de la patrie commune; elles se sont élancées avec la France, se sont arrêtées comme elle, pour reprendre avec elle le mouvement, un moment ralenti, mais pour le reprendre avec la nouvelle direction que lui ont imprimé les événements. Ainsi, quand les journées de juillet eurent replacé la France sur les bases sociales de 89, altérées par l’empire et que la restauration avait tenté de déplacer, la législation coloniale, essentiellement modifiée par la loi du 24 avril 1833, dut participer du caractère distinctif de notre dernière révolution; et, comme celle-ci avait pour mission de conserver, avec le respect de la propriété, les principes conquis par sa devancière, laissant au temps et à la raison publique le soin de les féconder, de les harmoniser avec les nécessités sociales que 89 avait trop méconnues; de même la charte coloniale de 1833, après avoir de nouveau consacré le droit de propriété des colons, a reproduit dans leurs institutions le germe de transformation sociale que 89 y avait déposé, pour en confier le développement au temps et à la marche naturelle des choses. On peut étudier dans la discussion des Chambres la sollicitude du législateur de CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

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DEUXIÈME PARTIE. 44 1833, pour soustraire son œuvre à l’impatience des novateurs et à l’activité des passions politiques. Mais les méfiances soulevées alors par les adversaires du système colonial ont fait obstacle à la réalisation complète de la haute pensée du législateur, et la voie est restée ouverte aux dangers qu’il avait voulu prévenir (1). Cette voie n’a pas paru assez large, ou bien l’on s’est élevé contre des entraves (2) que la sagesse de la Chambre des Pairs y avait placées. Nous dirons, Messieurs, comment ces méfiances injustes envers les colons ont compromis les améliorations qu’on méditait, en tenant à l’écart les hommes de notre pays dont l’expérience était un guide sûr, et comment elles ont rendu plus vive près du pouvoir l’obsession de nos adversaires, par l’espoir de surprendre des mesures imprudentes et désastreuses. Toute la prudence du législateur pour nous soustraire aux luttes parlementaires a été comme non avenue, et la tribune avait à peine cessé de retentir des sages discours de nos plus grands orateurs, que leur ouvrage était détruit sans que personne ait osé le défendre. Le législateur de 1833 avait déterminé explicitement la part des affaires coloniales réservée au pouvoir législatif du royaume (3), mais il n’avait pu poser des limites à la liberté de la tribune. Une association politique dont le nom seul (4) est une a ttaque directe à « l’institution sur laquelle est fondée « l’existence même des colonies (5), » s’est constituée nonobstant la loi qui les défend. Elle s’est fait autoriser du ministère, qui a semblé dès lors s’en reposer sur elle du soin de diriger le grand mouvement social des colonies. Des hommes d’une position élevée, et qui faisaient partie de la société française pour l’abolition de l’esclavage, ont porté officiellement à la tribune la question de la transformation sociale des colonies, sans daigner examiner si la loi autorisait cet usage qu’ils faisaient de leur droit d’initiative parlementaire.

(1) Les conditions de l'affranchissement et les améliorations du régime des esclaves, laissées au domaine de l’ordonnance. (2) La restriction des droits acquis, introduite par amendement. (3) Loi du 24 avril 1833, article 2. (4) La société française pour l’abolition de l’esclavage. (5) Rapport de M. Gauthier à la Chambre des Pairs, sur la loi d’avril.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

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Le silence du ministère, gardien de la Charte et des intérêts coloniaux, était ou un aveu d’impuissance à remplir sa mission, ou une adhésion à des doctrines destructives de sociétés exceptionnelles qui ne peuvent être assujetties au même régime que la société générale, dont cependant elles font partie (1). Dans l’un et l’autre cas, c’était déserter un devoir; car la loi d’avril aurait dû couvrir de son égide la situation exceptionnelle des colonie. Nos adversaires semblent avoir déplacé le terrain de la lutte, soit par impuissance de rien produire pour remplacer ce qu’ils veulent abattre, soit dans l’espoir d’agir plus efficacement sur un pouvoir prévenu que sur l’indépendance des Chambres. Le ministère a ainsi ressaisi la direction des affaires coloniales, qu’il n’aurait jamais dû perdre, et que la difficulté des circonstances, nous en formons le vœu, ne lui arrachera plus. Pour l’éclairer dans une voie semée d’écueils, il réclame de votre patriotisme, Messieurs, les lumières que seuls vous pouvez lui donner ; vous répondrez loyalement à sa confiance. Mais, en sondant les difficultés de notre organisation politique ébranlée, en cherchant la voie de salut pour la patrie des Antilles, vous vous rappellerez avec votre commission , Messieurs, la grande patrie française ; vous n’oublierez pas notre glorieuse origine. L’intérêt colonial ne sera pas le seul dont vous aurez à vous préoccuper : vous aurez à considérer aussi, dans l’intérêt de là métropole, la situation que l’avenir prépare. Ce n’est pas seulement comme colons, mais c’est encore comme Français que vous devez répondre à la France, qui vous consulte. Des hommes, pour la plupart revêtus d’une juste considération, ont été réunis, le 4 juin, en commission auprès du Gouvernement, pour éclaircir les questions importantes qui se rattachent à l’organisation politique des colonies et au régime de l’esclavage. Nous n’hésitons pas à le dire, cette commission n’offre pas les garanties d’impartialité qu'on a droit de demander à des hommes chargés d’une telle mission. Des engagements de position, des idées dog-

(1) Rapport à la Chambre des Pairs, sur la loi d’avril.


DEUXIEME PARTIE. 46 matiques, des préventions souvent manifestées, ont autorisé les colons à considérer la grande majorité des membres de la commission coloniale comme leurs adversaires politiques: dès lors, des craintes qui n’ont été que trop justifiées (le document communiqué au conseil en fait foi). La commission métropolitaine a un parti pris, celui d’arriver, dans un temps prochain, au renversement des institutions coloniales. Sans nul doute, le caractère élevé des membres de la commission est garant qu’ils ne voudraient pas avoir à marcher au but à travers des ruines; c’est pourquoi ils n’excluent aucun système, disposés qu’ils sont à adopter celui qui leur paraîtra compromettre le moins d’intérêts privés, et offrir le plus de chances de conserver l’ordre avec le travail. Cependant, dans la pensée de la commission, et quelles qu’en puissent être les conséquences, « l’époque est « venue, pour la France, de faire cesser la possession de « l’homme sur l’homme. » Dès lors, il est facile de comprendre que la commission spéciale, instituée pour s’occuper de l’organisation politique des colonies et des ques tions qui naissent du régime de l’esclavage, ait jugé qu'il était inutile de consulter les organes légaux des intérêts sur lesquels elle avait à prononcer. On veut des lumières, mais à la condition qu’elles n’éclaireront qu’un certain point; on demande des renseignements, mais là seulement où l'on croit les obtenir conformes à la pensée qui les sollicite. Si la commission des affaires coloniales était l’arbitre souverain de nos destinées, il faudrait le reconnaître, Messieurs, nous serions, en effet, placés sous l’empire de cette nécessité irrésistible que vous a annoncée le discours d’ouverture de cette session ; mais il n’en est pas ainsi : le Gouvernement n’a pas abdiqué le sceptre qu’il vient de ressaisir, et nous devons croire qu’il voudra désormais le tenir d’une main ferme. Vous êtes loin encore du point où étaient rendues les possessions britanniques quand le bill fatal fut voté le 28 août 1833; et, en France, le Gouvernement n’est pas réduit à céder à la pression de l’opinion publique. Ce serait peut-être ici le lieu d’examiner si les causes qui ont agi sur l’opinion en Angleterre existent en France et pourraient y exercer la même influence; de rechercher quelle a été, quelle a dû être la politique de la Grande-Bre-


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

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tagne en ce qui touche l’émancipation de ses possessions occidentales (1), et si des vues politiques d’un ordre tout différent ne doivent pas éloigner la France de la voie suivie par l’Angleterre. Mais le temps nous manque, Messieurs, pour traiter de si hautes questions; et, d’ailleurs, ce qu’il nous importe seulement de constater, c’est qu’en France l’opinion publique ne s’est pas émue aux cris des abolitionistes : dès lors le Gouvernement conserve son libre arbitre. S’il consulte les colonies, s’il demande le concours des lumières de leurs organes officiels, c’est qu’il est dans sa volonté, comme il est en sa puissance, de se prononcer en vue des intérêts généraux de la France, tenant compte de toutes les difficultés, mais appréciant avec impartialité, d’une part, les inconvénients d’un mouvement rapide et systématique, d’autre part, ceux que peut présenter la marche naturelle des choses dans les colonies. Ainsi, Messieurs, c’est dégagée de toute préoccupation qu’aurait pu faire naître la pensée d’une nécessité fatale, c’est avec une entière indépendance d’opinion, que votre commission a procédé à l’accomplissement de son mandat; et c’est aussi en vous plaçant dans une situation analogue que vous jugerez le travail qu'elle m’a chargé de présenter à vos délibérations. Les abolitionistes les plus ardents parlent bien toujours d’abolir l’esclavage , mais ils sentent le besoin de maintenir, au moins transitoirement, la contrainte au travail : le moyen qu’ils imaginent est de substituer la puissance de la loi à l’autorité du maître. Ils ne sont pas encore assez pénétrés de cette vérité, que les difficultés viennent de la nature des choses; que dès lors le temps et les progrès de la civilisation sont les seuls et indispensables agents de la transformation du travail. Cependant, il faut le reconnaître, les ténèbres se dissipent au flambeau de l’examen, et bien des erreurs se rectifient. Il ne s’agit plus de substituer brusquement a l’esclavage le travail salarié et la libre concurrence, et

(1) Article 64 du bill d'émancipation : « Aucune des dispositions du présent, « acte n’est applicable aux territoires appartenant à la compagnie des Indes« Orientales, à l’île de Ceylan ou à l’île de Sainte-Hélène.»


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DEUXIÈME PARTIE.

l’on ne se propose plus de fonder aux colonies le régime de la liberté, aux seules conditions du droit commun de l’Europe occidentale. La donnée du problème dont l’Angleterre a déjà tenté la solution a donc été modifiée en ces termes : abolir l'esclavage et maintenir la contrainte au travail, en substituant l’action du magistrat à l'autorité du maître. Cependant le premier problème, celui du travail libre salarié, n’est point abandonné, et c’est seulement comme moyen d’en préparer la solution que le second est proposé aux élucubrations des conseils coloniaux. Aussi, Messieurs, votre commission s’est attachée d’abord à l’examen de ces deux problèmes, qui, d’ailleurs, embrassent dans leur généralité tous les systèmes nés et à naître dans l’intérêt de la transformation sociale des colonies. Vous remarquerez qu’à côté du raisonnement nous avons toujours placé les faits qui le justifient, différents en cela de nos adversaires, qui mettent le raisonnement à la place des faits. Si, dans l’appréciation des questions sociales, il est possible quelquefois de nier l’autorité des exemples, ou d’en altérer la signification par des explications spécieuses on conviendra que le doute ne sera plus permis lorsque nous montrerons les mêmes faits naissant des mêmes causes dans des lieux divers, à des époques différentes et sous l’empire de circonstances qui n’ont entre elles aucune analogie. Pour se diriger dans ce labyrinthe de l’émancipation des esclaves, où l’on s’est imprudemment engagé, votre commission, Messieurs, n’a voulu prendre pour guide que ces données générales qui s’appliquent à toute société, et qui ne peuvent égarer, parce quelles ressortent des passions mêmes du cœur humain. Ier

PROBLÈME.

Le travail salarié et la libre concurrence appliqués aux colonies.

La nécessité seule a pu courber l’homme au travail; la volonté de se soustraire au joug est donc universelle. Si les conditions extérieures du climat et du sol viennent favoriser ce penchant, bientôt il envahit, déborde et anéantit la société, à moins que les institutions ne lui opposent une digue puissante. Ces vérités, toutes vulgaires qu’elles sont, ne doivent pas


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 49 perdues de vue , parce qu’elles expliquent pourquoi le être travail libre n’a pu être fondé aux colonies et ne saurait encore y être fructueusement implanté. La disposition de l’homme à se soustraire à la nécessité du travail est modifiée par les circonstances du climat et du sol; la facilité à y échapper est en raison de la fertilité de la terre, et le désir d’autant plus irrésistible, que la continuité de la production dispense de toute préoccupation de l'avenir. Il n’est pas un Européen qui, après quelques années de séjour sous les tropiques, n’ait subi l’effet énervant du climat. Le sol y fournit abondamment et spontanément, dans toutes les saisons, à tous les besoins de la vie animale. Ce n’est qu’à la longue que la civilisation crée d’autres besoins, dont l’habitude finit par imposer la nécessité; mais, pour l’esclave des colonies, ces besoins d’une civilisation avancée n’existent pas encore. « Présentez aux nègres « les charmes d’une vie active et son influence sur le bonheur, » dit un auteur dont l’opinion ne saurait être suspecte aux prôneurs de l’abolition (1), «vous lui parlez un «langage qu'il ne comprend pas. L’idée d’un plaisir acheté « par des peines n’offre à son esprit qu’une contradiction.» Et, cela étant rigoureusement vrai, il était facile de prévoir que le travail cesserait dans les colonies sitôt qu’il deviendrait facultatif. Le salaire et la libre concurrence ne concourent à la conservation du travail qu’à une double condition : la nécessité de satisfaire aux besoins de la vie, une population de travailleurs en rapport avec la somme de travail à exécuter. C’est la nature ou la civilisation qui impose la preml®re condition ; si la seconde n’existe pas, la concurrence qui s établit au profit de l’ouvrier élève le taux du salaire de telle sorte que la production cesse, parce quelle devient onéreuse au producteur. Les lois pénales qui répriment

(1) M. Brougham, auteur d’un ouvrage intitulé : Au Inquiriny into the colonial policy of the european powers. L’ex-chancelier de la chambre des lords est le seul auteur connu de ce nom. Si l’ouvrage cité est de sa plume, on ne lira pas sans intérêt le passage dont ces phrases sont extraites. (Voir la note A à la suite du rapport.) 11e PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE.

et punissent avec sévérité les coalitions d’ouvriers ont pour objet de prévenir ce péril. Cette double condition est remplie dans toutes les sociétés européennes. La constitution de la propriété et les nécessités de la vie obligent le prolétaire au travail journalier. L’exubérance de la population maintient la concurrence au profit du producteur. En Europe, les bras ne manquent jamais au travail; c’est souvent le travail qui manque au peuple, et alors l’émeute rugit sur la place publique jusqu’à ébranler quelquefois les bases de l’édifice social. Aux colonies, au contraire, le travail abonde, les bras manquent, et jamais les besoins de la vie n’imposent l’obligation du travail journalier ; de là cette nécessité d’une organisation spéciale à laquelle on cherche en vain à se soustraire. Après avoir indiqué les deux conditions indispensables à l’établissement du travail libre, et avoir établi les principes généraux, trop vulgaires pour être contestés, il nous reste a en faire l’application à l’essai du travail salarié et de la libre concurrence dans les colonies anglaises des Indes-Occidentaies. Les résultats que vous apercevrez, Messieurs, vous expliqueront maintenant l’inégalité du mouvement qui entraîne chacune d’elles, alors cependant qu’elles se présentent soumises au même système et sous l’empire de circonstances extérieures et intérieures que l’on a pu croire analogues, sinon parfaitement identiques. Antigue et la Jamaïque sont les deux colonies dont on s’est occupé davantage dans l’appréciation des faits qui ont suivi la promulgation du bill d’émancipation : c’est un motif de les citer de préférence. La Jamaïque.

A la Jamaïque, les deux conditions essentielles à l’établissement du travail salarié et de la libre concurrence manquent à la fois. Le territoire et la somme du travail à exécuter offrent une effrayante disproportion avec la population de l'île et e nombre des ouvriers. La constitution de la propriété, l’étendue des terres vagues, la fertilité du sol, qui produit en toute saison,


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ajoutent aux avantages du climat pour faciliter aux prolétaires le moyen d’échapper à la nécessité du travail journalier. Ils trouvent toujours et partout la satisfaction des besoins de la vie animale, et, pour eux, la civilisation n’a pas encore fait naître ceux quelle impose avec l’obligation d' y pourvoir par le travail. A la Jamaïque, l’émancipation se résume en chiffres trop significatifs pour qu’il soit possible d’en contester les déplorables effets. Ce serait nier l’évidence. A Antigue se trouve remplie complètement la condition du nombre des ouvriers en rapport avec la somme de travail. Trente mille cultivateurs, consacrés à un sol peu étendu et d’une culture facile, présentent cette concurrence qui garantit le bas prix du salaire. La constitution de la propriété, et la sécheresse dont Antigue est frappée annuellement, établissent l’obligation du travail : ce ne sont pas seulement les aliments que le sol refuse de produire momentanément, mais c’est encore l’eau qui manque pendant une certaine époque de l’année (1). La seconde condition, celle de l’obligation du travail journalier, se trouverait ainsi complètement remplie, si la population n’y échappait par la douceur du climat qui limite les besoins ordinaires de la vie, et par l’absence des besoins que développe ailleurs la civilisation. M. Jones Innés, un de ces philanthropes de la GrandeBretagne qui se sont donné la peine de venir sur les lieux étudier les effets du bill, propose, pour obvier à cet état de choses, d’abaisser le salaire de telle sorte que celui d’un jour ne suffise qu’aux besoins de la journée. Les propriétaires d’Antigue n’ont point diminué le salaire, qui était déjà fort bas ; mais ils ont cessé la culture des vivres du pays, de manière à élever fort haut le prix des aliments, et le but a été indirectement atteint. C’est aujourd’hui la Guadeloupe qui, concurremment avec les États-Unis, fournit à la subsistance de la population d’Antigue.

(1) On y pourvoit au moyen de vastes citernes construites sur presque toutes les habitations. L' eau devient, à l'époque des secheresses, une propriété qui met prolétaire dans la dépendance du propriétaire.

7.

Antigue.


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Mais les grands propriétaires luttent en vain contre les avantages du climat ou l’absence d’une civilisation avancée : la marche rétrograde, pour être moins rapide et moins apparente, n’en est pas moins réelle (1). De ces deux exemples il faut induire que l’inégalité du mouvement rétrograde des colonies anglaises a pour cause l’absence plus ou moins complète de l’une ou des deux conditions auxquelles sont possibles le travail salarié et la libre concurrence. Les principes que nous avons posés, et les deux exemples dont nous les avons étayés, expliquent pourquoi la Jamaïque apparaît la première et Antigue la dernière, dans cet avenir de misère et de dégradation morale que les colonies émancipées présentent en perspective. Il ne faut pas aller chercher les causes où elles ne sont pas. Le mauvais vouloir des colons anglais, auquel on s’en est pris du résultat de l’expérience anglaise, est un fait controuvé, comme nous l’établirons dans la suite de ce rapport, et dont le bon sens public aura sans doute faitjuslice. On devrait au moins leur accorder le sentiment de

(1) La preuve de cette assertion résulte, 1° Du rapport, à la date du 1 octobre 1834, adressé au Gouvernement pour lui dénoncer que plus d’un tiers de la population avait renoncé aux travaux agricoles , lui exprimer la crainte que la culture de la canne ne soit tout à fait compromise, et lui demander qu’une émigration d’Européens soit dirigée sur l’île (Précis de l'abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, er

imprimé par l’ordre de M. l’amiral Duperré, pair de France, ministre secrétaire d’Etat de la marine et des colonies. — 1840, page 105); 2° De la nécessité de faire marcher des troupes, le 3 août 1835, pour rétablir l’ordre troublé sur plusieurs points par le refus du travail (Idem page 106) ; 3° De la dissidence qui éclate en 1836, entre le président chargé du gouvernement elles deux assemblées législatives, sur la manière d’envisager les effets de l’abolition de l’esclavage. « Le président s’applaudissait de ses effets pour la « prospérité de la colonie : la législature déclara qu'il lui était impossible, après avoir « journellement suivi avec la plus vive anxiété le cours des choses, de reconnaître le « progrès attribué aux classes émancipées » (Idem, pages 108 et 109) ; 4° Enfin de l’adresse du conseil et de la chambre d’assemblée à S. Exc. le gouverneur sir W.-M.-G. Colebrook, à la date du 16 mai 1839 (Extrait des Papers relative to the West-Indies, part 3, leeward Islande, ordered by the bouse of commons to be printed, 14 march to 15 august 1839). La commission n’a pas cru devoir s’étayer des faits particuliers que la proximité révèle chaque jour à chacun de ses membres : en pareille matière le témoignage des colons n’est jamais admis par les abolitionistes.


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1'interet personnel, et cet instinct de conservation qui ne saurait manquer de les avertir que du succès du bill dépend l’avenir de leurs familles. Mais, Messieurs, le bill anglais n’est pas le seul exemple qui démontre la vérité de nos arguments : Saint-Domingue, la Guadeloupe, la Guyane française et les colonies espagnoles du continent américain, présentent des résultats analogues. Le même pas rétrograde est marqué dans la voie de la civilisation partout où la substitution du travail libre au travail esclave a été tenté sous la zone torride; partout aussi la même inégalité du mouvement rétrograde se retrouve en raison directe de l’intensité et de la multiplicité des causes qui le produisent et que nous avons indiquées. Cette preuve nous a paru irréfragable. Dans l’appréciation du premier problème qu’elle s’est posé, votre commission, convaincue par le raisonnement et par l’autorité des faits, n’a pas hésité à se prononcer pour la négative; elle a déclaré à l’unanimité que le problème du travail salarié et de la libre concurrence est insoluble avec les données actuelles de la société coloniale. Pour arriver à la solution du second problème, votre commission a également procédé, Messieurs, par la méthode des faits appliqués au raisonnement, mais toujours d’un point de vue général, se réservant de se placer au point de vue spécial des colonies françaises quand elle en sera au système du rapport de M. de Tocqueville, indiqué au nombre des modes de transformation que le Gouvernement a livrés à votre appréciation. Il ne faut pas oublier cependant qu’il s’agit seulement de toute société déjà constituée avec l’esclavage pour élément de travail ; qu’il n’est question du travail obligé que comme transition du travail esclave au travail libre (1). Les communications du Gouvernement nous font connaître que la pensée d’une transformation brusque et com-

(1) En s’écartant de cette limite, on peut arriver à l’association, à la corporation, à toute agrégation enfin où la contrainte résulte soit de la loi, soit des conventions des parties; ce qui implique nécessairement un tout autre ordre d’idées.

II

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PROBLÈME.

Abolir l’esclavage et maintenir la contrainte au travail, en substituant l’action du magistrat à l’autorité du maître.


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plète a été reconnue impraticable et est abandonnée; d’où il résulte que, dans l’opinion des hommes d’état de la métropole, le travail libre est impossible quant à présent. Mais à quelle époque deviendra-t-il possible? Un charlatan politique pourrait seul être tenté de répondre à cette question en précisant un nombre quelconque d’années. Votre commission, Messieurs, n’aurait pas atteint le but qu’elle a dû se proposer, s’il ne ressortait pas des considérations qu'elle a déjà présentées, que le temps de transition et de préparation serait nécessairement fort long. Eh bien! aucune situation transitoire ne saurait être de longue durée. Si, dans l’ordre des sociétés humaines, toute transition est ménagée par la marche régulière du temps, par l’œuvre de la loi elle devient brusque, effrénée, subversive, car elle est révolutionnaire. Une fois le but marqué, l'impatience dévore, comble l’espace; les jalons sont renversés, les barrières sont franchies , et l’on court sans jamais s’arrêter, au risque de se briser contre les obstacles. Non Messieurs, il ne dépend d’aucune puissance de la terre d’arrêter l’essor de l’humanité quand une fois un mouvement anormal lui a été imprimé. Le fait de l’apprentissage anglais le prouve : c’était aussi une époque de transition et il ne lui a pas été donné d’accomplir sa courte durée, Le gouvernement britannique avait oublié que la conservation des sociétés n’a de garantie que dans la force morale qui naît de la stabilité des institutions. L’esclavage disparaît de lui-même quand, par suite de la marche progressive de la civilisation, les causes qui le rendent nécessaire se modifient pour faire place à des conditions nouvelles. On le conteste en vain, il est certaines situations sociales sous l’empire desquelles l’esclavage doit paraître une nécessité qu’il faut subir. Le résultat de toutes les transformations ou rénovations sociales imposées aux colonies fondées sous les tropiques (1) a complètement justifié les observations de l’auteur de l’Esprit des lois sur l'influence du climat par rapport à la législation; et la

(1) Depuis le décret de la Convention jusqu’au bill du 28 août 1833 inclusivement.


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Preuve est partout acquise que, là où le climat porte à la paresse et dispense de la nécessité du travail, il faut que la force des institutions y supplée, ou bien la société languit et la civilisation rétrograde (1). Votre commission, Messieurs, n’a pas pu admettre que l'action du magistrat dût suppléer à l’influence morale du maître, aujourd’hui la seule base du système colonial ; elle pas cru que la loi, depuis surtout qu’une extrême mobilité en a détruit l’autorité morale, pût suppléer à une institution telle que l’esclavage. Il ne faut pas oublier que l'esclavage, pas plus celui des colonies que celui de l’antiquité, n’a pas la loi pour origine ; qu’il est toujours né de la force des choses, de cette nécessité de marcher à la civilisation par le travail, et que la loi n’est jamais intervenue que pour le réglementer. Il a toujours des racines profondes dans la société dont il est un des principaux éléments constitutifs ; il saisit l’homme au berceau pour le façonner à l’obéissance et lui inculquer, toute sa vie , cette pensée : qu’il est fait pour travailler et se soumettre , dans certaines limites, à la volonté de son maître. Un échange mutuel de soins et de travail établit des relations habituelles de bienveillance d’une part et de soumission de l'autre, dont l’intérêt de chacun garantit la durée. Cette situation, que l’esclave accepte comme un décret providentiel, remplace la nécessité du travail, quand la nature ne l'a pas imposée ou que la civilisation ne l’a pas encore naître. Il est facile de comprendre que l’esclavage atteigne complétement le but de son institution : mais la loi, Messieurs, l’esclave en apercevrait-il les bienfaits ? il ne sentirait que la contrainte qu'elle lui impose. Mais le magistrat ? son intervention de chaque moment aurait pour effet certain de substituer à des relations de bienveillance cet anantagonisme auquel on attribue en partie la ruine de l’ap-

Montesquieu admet cette nécessité, lui qui déclare cependant l’esclaMais alors il entendait parler de l’esclavage consivage mauvais de sa nature. déré abstractivement, c’est-à-dire sans égard aux circonstances qui le modifient. C'était l'esclavage tel que le voit toujours la philanthropie européenne, qui en être encore à savoir que celui des colonies françaises n’est en semble que l' organisation du prolétariat. (1)


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prentissage anglais. L’autorité de la loi, pour suppléer à la nécessité du travail !... Mais la loi, dans sa sanction ordinaire, est impuissante à lutter contre la nature des choses! Ainsi, Messieurs, il s’agirait de créer pour l’esclave que la loi aurait affranchi avec solennité une situation analogue à celle que la loi elle-même aurait détruite et stigmatisée! On oublie que l’obligation du travail est le but de l’esclavage : l’abolir après l’avoir flétrie, et vouloir maintenir la contrainte au travail, seule fin de l’esclavage, qui en est le seul moyen, implique donc une contradiction choquante que la raison repousse : c’est prétendre conserver l’effet après avoir détruit la cause. Le raisonnement établit incontestablement que la contrainte de la loi substituée à l’esclavage n’atteindra pas le but, alors surtout que cette contrainte serait et ne peut être que transitoire. Ce que le raisonnement démontre, les faits de l’histoire contemporaine le prouvent également. L’expérience de la contrainte au travail de par l’autorité de la loi a été faite à Saint-Domingue. L’intelligence de Toussaint-Louverture a conçu ce système pour remédier aux maux dont la liberté avait accablé sa patrie, et le bras de fer de Christophe en a dirigé l’application. Il se trouve enfoui dans la législation de la république haïtienne sous le titre pompeux de Code rural. Les commissaires de la Convention l’ont également tenté à la Guyane, à une époque où l’on écrivait en tête de la loi : Le travail ou la mort ! A la Guadeloupe, le règlement du général Desfourneaux témoigne de la rigueur dont ce système a été étayé, et les mœurs de l’époque sont garantes de la vigueur d’application des mesures de coercition écrites dans la loi. Enfin, l’apprentissage anglais n’a pu fournir la carrière si restreinte que le législateur lui avait assignée. Il n’a duré que quatre ans, malgré le tread mill, la prison solitaire et le fouet appliqué une, deux ou trois fois (1) pour le même délit, et encore quel délit !

(1) Précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, pages 272 273 et suivantes.


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L' insuffisance des résultats est constatée : ils ont toujours été bien inférieurs à ceux que l’esclavage a donnés. Ce qui doit fixer l’attention, ce qui appelle surtout les méditations l' homme d’Etat, c’est le peu d’importance des effets en regard de l’énergie des causes. Le galvanisme des moyens à l' usage de Christophe, du gouvernement révolutionnaire de France et de la législation de l’Angleterre, a pu donner, pendant un instant, une apparence de vie aux sociétés que la proclamation de la liberté avait frappées, mais l’atonie a succédé promptement à ce mouvement convulsif. Partout où l'autorité de la loi a remplacé celle du maître, la société s’est promptement débarrassée de ce frein ou l’a rendu illusoire, et elle n’a pas tardé à reprendre le mouvement qui mène à la dégradation sociale par la voie facile de l’oisiveté. L' ordre des idées nous a conduits à examiner les diverses combinaisons sociales que peut offrir le second problème que la commission s’est posé ; elle s’est donc occupée un instant du servage de la glèbe, mais elle n’a pas dû s’y arrêter longtemps, En effet, Messieurs , le servage de la glèbe est l’esclavage modifié par le maître lui-même et dans son seul intérêt, pour en faire cesser les charges sans en perdre les profits. Il est donc tout l’opposé du problème dont on nous demande la solution, et qui conduit à perdre les bénéfices système colonial, sans en diminuer les inconvénients. Le servage avait laissé aux mains du maître la coercition directe qu’il s’agit d’enlever aux propriétaires d’esclaves. Certes, le seigneur féodal avait à sa disposition des moyens d'action bien autrement énergiques que ceux confiés par la législation à l’autorité disciplinaire du maître; l’arbitraire du châtiment et l’usage des peines corporelles n’étaient pas limitées au moyen âge aussi explicitement qu’ils l’ont été par nos codes coloniaux. Les rapports de hiérarchie et de subordination du seigneur au serf avaient cimenté cette force morale qui est aussi la base de notre organisation sociale, mais que l’abolition de la servitude détruirait. Ceci est suffisamment prouvé par le résultat du bill d’émancipation. Si, d’ailleurs, les sociétés présentent, dans leur marche progressive, des résultats généraux presque toujours uniII PARTIE. 8 e


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formes, les moyens n’en sont pas moins différents en raison des lieux , des temps et des mœurs de chaque époque. Il a donc semblé à votre commission qu’il devait suffire, pour écarter le système du servage de la glèbe, de rappeler le peu d’analogie qui existe entre les colonies au XIX siècle, et l’Europe quand le servage y apparut ; d’indiquer la différence radicale qu’établissent la diversité des races, le rapport numérique des libres aux esclaves, celui des ouvriers aux producteurs , les institutions, les mœurs , les idées et une foule d’autres circonstances qui tiennent au climat au sol et à la nature des propriétés. Après avoir soumis à un mûr examen et à une discussion approfondie toutes les situations sociales qui peuvent résulter de cette combinaison de l’esclavage aboli pour conserver encore l’obligation légale du travail comme moyen de transition, votre commission convaincue, Messieurs par le raisonnement et par l’appréciation des faits, s’est prononcée à l’unanimité pour la négative : elle a reconnu que tout système transitoire est mauvais de sa nature et ne saurait se maintenir. Pourquoi, d’ailleurs, une mesure transitoire, pourquoi une transformation par mesure législative, quand l’état actuel des choses, quand la loi qui existe, conduisent au but sans secousse ? C’est l’affranchissement de la race esclave qu’on désire! eh bien, les colonies y marchent irrésistiblement; la précipitation seule embarrasse les voies, et compromet le résultat. Nous croirions notre travail incomplet, Messieurs, si, après avoir montré au Gouvernement les obstacles et les dangers qui surgissent d’une volonté systématique et impatiente , nous ne lui présentions ses vœux s’accomplissant dans l’avenir par la force des choses et les tendances naturelles de la société coloniale. e

Transformation sociale par la marche naturelle des choses.

Quand on substitua chez nous l’esclave au travailleur libre importé d’Europe sous le nom d’engagé, l’on fonda sur la supériorité de la race blanche, à l’égard de la race noire, un principe de force morale qui eut, et produit encore les plus heureux effets. Cette supériorité qu’on a voulu


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stigmatiser du nom de préjugé de caste, n’en a pas moins été un moyen doux d’obéissance pour la race africaine , en même temps qu'elle a fait la sûreté de la race européenne, mêlée à la première dans la proportion générale d’un à dix, et d'un à cent dans les campagnes, c’est-à-dire, là précisément où la protection est moins réelle et moins efficace. En étudiant la législation des colonies, on aperçoit qu’elle fortifie le principe au fur et à mesure que le nombre des esclaves grossit, et qu’au fur et à mesure que l’influence du blanc s’étend et grandit, les moyens de coercition écrits dans la loi deviennent moins nécessaires, sont plus rarement appliqués, tombent en désuétude et disparaissent successivement.

C' est la force morale substituée à la force matérielle. Et c’est, pour le dire en passant, la raison qui fait que l'esclavage, aux Antilles, sera toujours le plus doux des apprentissages, la plus efficace des mesures préparatoires de l' affranchissement. Telle est la tendance des mœurs coloniales, d’accord en cela avec les idées métropolitaines, et que nous ne devrons pas perdre de vue dans l’appréciation des trois systèmes de transformation indiqués par la commission consultative des affaires coloniales. La pensée qui a présidé à la fondation de notre société s'est continuée pendant 150 ans. La France a entraîné un moment ses colonies dans le grand mouvement qui l’emportait elle-même : Saint-Domingue a été perdu à jamais ; les autres colonies, après quelques années de perturbation, ont été replacées dans leur état normal par le consulat. La fixité des institutions leur rendit la vie, et elles ont pu traverser les guerres de l’empire, supporter les malheurs de la conquête pour devenir florissantes sous l’abri du drapeau national. Tout est possible, quand l’avenir est assuré, rien ne se quand la société ébranlée menace de s’écrouler. Montrons maintenant quelle profonde atteinte a reçue cette supériorité du blanc par les événements de 1830. Dès 1823, la classe des affranchis aviat commencé à travailler l’opinion. Elle se servit avec succès de la presse périodique pour renverser la pensée d'immobilité qui avait 8.


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présidé à la fondation des colonies au profit de la race européenne pure. Les prétentions des hommes de couleur, conformes, d’ailleurs, au principe d’égalité politique qui, depuis 89, s’était conservé dans l’esprit des institutions de la France, devaient prévaloir et prévalurent en 1833. La Charte coloniale du 24 avril a consacré, en effet, le principe de l’égalité civile et politique des deux races. Déjà, en 1830, la traite avait cessé, parce que sa mission avait été accomplie en ce qui concerne les colonies françaises. La loi du 4 mars 1831 a eu l’avantage d’arriver en son temps ; elle est exécutée, elle a complétement atteint le but de sa création. La cessation de la traite et l’émancipation politique des affranchis ont ouvert une ère nouvelle, ont imprimé une nouvelle direction, ont tracé la voie qui aboutit, dans un avenir plus ou moins éloigné, à la substitution d’une race métisse aux deux races européenne et africaine , dont l’une possède encore, et l’autre travaille le sol colonial. Telle doit être infailliblement le résultat ultérieur de la transformation sociale des colonies, telle est, sous l'empire de la nouvelle législation, la tendance naturelle de la société coloniale Pour que cette révolution s’accomplisse dans le double but que l’on doit se proposer (l’amélioration morale des travailleurs de race africaine, la conservation des colonies dans l’intérêt de la puissance et de l’industrie métropolitaine ), il faut : Que les métis, à mesure qu’ils avanceront dans la civilisation par le travail, acquièrent successivement les propriétés, et se substituent aux propriétaires de race européenne , qui les possèdent ; Que la classe des esclaves, progressant dans le rapport de celle des métis, arrive par l’affranchissement individuel à une situation analogue à celle que la manumission individuelle a faite aux travailleurs européens ; Enfin, que l’augmentation progressive de la population établisse le rapport convenable du nombre des ouvriers à la somme du travail à exécuter. Il est facile de comprendre comment l’homogénéité de la population, si elle arrivait par la fusion lente et successive des deux races noire et blanche, préparerait les trois


61 conditions auxquelles seulement la transformation peut avoir lieu d’une manière utile à tous. Mais cette homogénéité, par suite de l’expulsion actuelle ou trop prompte de race européenne, compromettrait tout, et le double but que l' on doit se proposer ne pourrait plus être atteint. Une fois la voie ouverte par laquelle la société est poussée vers la liberté, les entraves mises jusqu’alors à l’affranchissement devaient tomber; il fallait, d’ailleurs régulariser cette foule de libertés de fait, qui ne causaient aucun embarras tant que l’esclavage était le principe dominant du droit colonial, mais qui, formant anomalie dès que le principe eut changé, pouvaient dès lors présenter des inconvénients. L'ordonnance du 12 juillet 1832 était donc conforme aux vues ultérieures du législateur, et traçait la marche naturelle qui, dans un temps donné, fait passer toute société de l’esclavage au régime de la liberté, par la manumission individuelle. La loi du 24 avril 1833 a fondé l’égalité civile et politique. Le législateur avait certainement en vue la fusion des races. L’action législative prépare, sans doute , tout changement moral, mais ne le fait pas. La loi qui commande brusquement ce qui est en opposition avec les mœurs rencontre des résistances, et provoque presque toujours un résultat contraire au but de son institution. Aux colonies, la fusion des races peut apparaître dans un avenir éloigné; mais prétendre l’imposer immédiatement serait la rendre à jamais impossible. Il suffit que le germe ait été déposé dans la loi : au temps à le féconder. Mais, en faisant tomber, par l’ordonnance du 12 juillet 1832, les entraves que l’ancienne législation avait mises à l'affranchissement, on n’a pas pris garde que la société se trouvait livrée sans garantie à l’égoïsme individuel. Dans généralité de ces termes, la loi du 24 avril 1833 a enlevé au gouvernement tout moyen d'action en dehors du droit commun, et deux cent soixante mille esclaves des colonies seraient jetés aujourd’hui dans la sphère politique manumission individuelle, que le gouvernement par la n'aurait rien à exiger d’eux tant qu’ils resteraient dans les limites du Code pénal. Cette difficulté a été comprise, puisque, dans chacun des CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.


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trois systèmes de la commission consultative des affaires coloniales , il est question de rétablir les catégories, de créer une position intermédiaire entre l’esclavage et la liberté. Les vices de l’ordonnance du 12 juillet 1832 ont été révélés par le paupérisme, dont la plaie gagne les colonies, et démontrés au gouvernement par le rapport de l’honorable M. de Rémusat. Nous le croyons sur la foi de l’histoire qui nous apprend que telle est la marche naturelle et ordinaire de la société, l’avenir des colonies appartient aux affranchis, c’est-à-dire à la race métisse, de même que l’avenir des états de l’Europe appartient aux classes moyennes dont on trouve l'origine dans les serfs d’autrefois. Nous le croyons , toujours d’après l’autorité de l’histoire, et parce que la nature des choses nous l’apprend, la transformation sociale ne doit, ne peut se faire utilement que par l’affranchissement individuel et successif. Mais il est évident que tel qu’il se pratique en ce moment aux Antilles, sans condition et livré à l’égoïsme individuel, il conduit rapidement à la désorganisation social par la cessation du travail. L’élément esclave est en voie de progrès, cela est évident pour tout homme qui habite les colonies ; les progrès ont été immenses depuis vingt ans : jusqu’à présent les mœurs ont fait plus et mieux que la loi ; ce n’est donc pas sur l' élément esclave que doit se porter l’action législative. L’élément affranchi s’accroît rapidement, mais il se détériore en même temps qu’il grandit. C’est donc sur l'élément affranchi que doivent se porter tous les efforts du législateur, sans oublier cependant que la loi ne statue que pour l’avenir, sous peine de compromettre l’ordre et la sécurité des sociétés. La marche logique que nous venons d’indiquer, et que nous trouvons partout tracée par l’expérience, n’est pas cependant, il faut en convenir, celle que propose de suivre l’impatience métropolitaine : émanciper d’abord, moraliser ensuite ; tel est son procédé. La commission de la Chambre des députés chargée l’examen de la proposition de M. de Tracy, et dont M. Tocqueville a été l’organe, pose en principe que les prépa-


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rations nécessaires à la liberté ne peuvent se faire dans l’esclavage, qu’exiger quelles soient faites avant que la service finisse, c’est déclarer en d’autres termes qu'elle ne doit jamais finir (1). Ce paradoxe est complétement détruit par les faits-historiques et contemporains. Partout l’esclavage a régné, et, sans aller chercher au loin nos exemples, la France n’a-t-elle pas été des siècles enserrée dans les liens de la servitude? soutiendra-t-on qu’elle fut plus dépravée alors qu'elle ne l'est aujourd’hui ? soutiendra-t-on surtout que l’esclavage n'y ait jamais fini ? nous ne connaissons pourtant pas de loi qui l'ait proscrit en masse, et, si l’on a beaucoup parlé de l’affranchissement des communes par Louis-le-Gros, cette vieille erreur a depuis longtemps disparu. En passant de l’histoire aux faits actuels, que l’on mette en parallèle l’état moral du noir africain avec celui du nègre créole, et qu’on dise s’il y a une comparaison à faire. Cependant , depuis plus de trois siècles, les missions essayent d'implanter la civilisation chez plusieurs peuples libres de cette vaste terre d’Afrique ; le germe ne peut s’y développer, tandis que celui qui est déposé au sein de nos esclaves a déjà jeté de profond es racines. Comment l’esclavage serait-il, en effet, une mauvaise école pour l’intelligence, l’ordre et le travail ? S’il est, comme on l'a dit, à la vie des peuples ce que l’enfance est à la vie de l'homme, on sent que, dans cette période, une sage tutelle qui enchaîne, pour la diriger, une volonté aveugle, agit plus efficacement sur l’intelligence et la prépare d’autant plus aux vertus, et, nous devons ajouter, au joug de la liberté. Le bien-être matériel des peuples est le bienfait de l'esclavage qui leur donne tous leurs besoins, la nourriture, le vêtement, le logement, les soins dans leurs maladies l'enfance et la vieillesse ; et, quoi qu’en puissent penser les apôtres de la science humanitaire, c’est par le bien-être matériel qu’arrive l’amélioration morale. La raison le dit, l'histoire le prouve. Nous demanderons au philanthrope européen qui, pour

(1) Voir le rapport de M. de Tocqueville, pages 2 et 3.


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changer le sort du nègre esclave, en appelle toujours à la dignité de l’homme, si la servitude a jamais produit aux colonies les résultats effroyables que la liberté appliquée au travail présente dans la métropole, la mendicité, le vagabondage, le vol et l’assassinat ; si la situation de nos travailleurs motiverait une loi sur le travail des enfants, pour arrêter cette dégradation et physique et morale des grands centres industriels, sentines impures d’où s’échappent incessamment des femmes, des enfants corrompus et des citoyens invalides. Nous lui demanderons encore si, dans notre pays , la misère des pères, exploitée par la cupidité du fabricant, justifierait ces paroles de l’archevêque de Rouen, dont a retenti la chaire apostolique : «En ces jours de progrès « il a fallu une loi de fer pour empêcher de tuer les enfants « par le travail. » Si les prétendus amis du noir esclave de nos colonies déroulaient en sa présence les tristes et nombreux mécomptes du travail libre et de la concurrence individuelle nous verrions celui-ci reculer devant le tableau et refuser un bienfait qui se paye de tant de misères, pour finir à l’hôpital en passant par la prison. Les inquiétudes de la vie coloniale ne sont pas pour l’esclave : le maître en porte seul le fardeau. Celui qui a étudié les faits sur les lieux, témoin de la quiétude de l’un et des soucis de l’autre, a pu comparer en même temps les tribulations du propriétaire colon, et l’heureuse position du propriétaire métropolitain. Alors il aura compris pourquoi le conseil colonial de la Guadeloupe disait dans une adresse au Roi : qu'il élèverait des autels à celui qui trouverait le moyen de concilier la liberté et le travail. Pour nous rattacher maintenant plus fortement à notre sujet, dont nous nous sommes peut-être un moment écartés, reconnaissons que le contact de l’élément européen est une condition indispensable de la civilisation des races d’origine africaine ; que cette civilisation n’est pas encore assez avancée pour être abandonnée à elle-même ; quelle marche et grandit avec la législation actuelle et qu'elle doit infailliblement arriver au but dans un temps donné. Mais gardons-nous, en voulant la pousser trop rapidement, ou de la verser dans l’ornière, ou de l’abîmer dans les orages de l’anarchie


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Reconnaissez, Messieurs, que tous ces systèmes d’une philanthropie imprudente sont loin d’égaler la sagesse d’un ordre de choses que l’histoire nous montre partout suivi d’un succès paisible, et dites avec votre commission que la transformation sociale des colonies ne peut se faire utilement que par la marche naturelle des choses et selon la tendance des mœurs coloniales. Jusqu’ici, Messieurs, pour fonder les principes généraux qui nous ont servi à démontrer les impossibilités d’une réforme actuelle et brusque de nos institutions nous n’avons invoqué que les faits universels, maintenant nous allons puiser dans la connaissance pratique de l’esprit de nos populations , les lumières propres à nous guider dans l’examen des trois systèmes particuliers d’émancipation proposés par la commission des affaires coloniales, et que le gouvernement nous communique.

Le premier de ces systèmes consiste dans l’affranchisseI SYSTÈME. ment successif des enfants à naître, avec constitution légale du pécule et du rachat forcé pour l’esclave. Émancipation partielle et progressive, C’est, réunis ensemble, le projet de M. Passy et celui affranchissement des que lui a substitué la commission de la Chambre des Dé- enfants à naître, consputés dont M. de Rémusat a été l’organe. titution légale du péExaminons d’abord la proposition d’émancipation par cule et droit de rachat pour l’esclave. l’affranchissement des enfants à naître. Son auteur, lorsqu’il la présenta, ne s’en dissimula pas les insurmontables difficultés. Il les a, au contraire, loyalement reconnues, déclarant pour son excuse, qu’il n’avait eu d’autre but que de mettre l’abolition de l’esclavage à l’ordre du jour. La commission de la Chambre des Députés, saisie de la proposition, en a pensé ce qu’en avait dit l’auteur et y a substitué un autre système. A la session suivante, la même proposition fut reprise par l’honorable M. de Tracy. Une seconde commission en a porté cette fois un jugement plus positif encore. « Maintenant que le mariage, a « dit son rapporteur, l’honorable M. Tocqueville, est presque « inconnu parmi les esclaves, il n'existe guère de rapport «naturel et nécessaire qu’entre la mère et l’enfant. Ce derer

IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE.

« nier lien de la famille qu’il serait si important de conserver, est « rompu , si, tandis que l’enfant est traité comme un homme « libre , la mère reste dans l’esclavage ; si, par une interversion « monstrueuse, l’une est placée dans l’échelle sociale plus bas « que l’autre , état contre nature, et dont il ne saurait jamais « rien sortir ni d’utile ni de bon. « Ici, d’ailleurs, se présentent dans toute leur force les ((objections générales déjà produites contre toute émancipa« tion graduelle. Comment, au milieu des générations précé« dentes restées dans l’esclavage, obtenir le travail de la « jeune génération affranchie? Comment faire travailler les «parents esclaves en présence de leurs enfants libres (1) ?» Après ces faits, après ce langage, il est difficile de comprendre comment un tel système d’émancipation est reproduit au sein d’une commission composée des mêmes hommes, ou qui ont assisté aux événements que nous venons de tracer, ou qui ont proféré les paroles que nous venons de transcrire. Ne devait-on pas le croire irrévocablement condamné ? Il est impossible de rien dire, en effet, de plus fort pour en prouver l'impuissance et l'immoralité. Ajoutez que, dans ses considérations, on a complétement oublié le droit de propriété du maître ; on a semblé croire que les enfants de ses esclaves, par cela seul qu’ils n’étaient pas encore nés, n’entraient pas dans la composition de ses biens. C’est là évidemment une erreur quand même on parviendrait, par une fiction quelconque, à séparer ce que la nature a indissolublement uni, la mère et l’enfant; il faudrait dire encore que l’enfant appartient au maître par les sacrifices qu’il lui coûte du temps et des services de la mère, sacrifices qui commencent dès les premiers jours de la grossesse pour ne finir qu’au moment où l’enfant adulte n’a plus besoin que de la tutelle du maître. La loi assure, d’ailleurs, au propriétaire la descendance de l’esclave, et c’est un bien sans lequel périrait sa fortune : on ne peut donc l’en dépouiller sans indemnité ou sans injustice. La somme de 50 francs par an, proposée par M. Passy

(1) Rapport de M. Tocqueville, pages 18 et 19.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 67 pour chaque enfant affranchi, n’est pas une indemnité. Ce n’est, dans l’esprit même de cet honorable député, qu’un remboursement de la dépense faite pour ce premier âge de la vie.

Sous ce rapport même, elle est une preuve évidente qu’il n’avait eu à sa disposition aucun des éléments nécessaires pour apprécier avec équité les frais qu’occasionne l’enfance de chaque esclave. Il n’avait pas fait état, sans doute, de la grossesse, des couches, de l’allaitement, du temps enfin que la mère consacre à soigner son enfant pendant les maladies si fréquentes au commencement de la vie ; il n’avait pas tenu compte de ce que coûte la sagefemme, le médecin et le pharmacien, la nourriture et le vêtement ; il n’avait pas pris en considération les accidents graves de la grossesse et des couches, et toutes les conséquences fâcheuses qui en résultent souvent pour la santé , pour la vie même de la mère ; enfin, il n’avait probablement pas calculé les chances de vie pour établir la moyenne du passif de chaque survivant dans ce singulier compte courant dont l’indemnité constitue l’actif (1). Quant au pécule et au rachat forcé, c’est là un mode d’affranchissement partiel également condamné par la commission chargée de l’examen de la proposition de M. de Tracy, laquelle l’a reconnu propre seulement à désorganiser sans rien fonder. Les motifs sur lesquels s’appuie ce jugement ont été en même temps publiés par les quatre conseils des colonies, et, pour ne parler que de celui de la Guadeloupe, il suffit de se reporter aux procès-verbaux de sa session ordinaire de 1836 et de sa session extraordinaire de 1838 (2). Le temps

(1) Voir, à ta suite du rapport, ta note B qui produit un état détaillé de ce que coûte l’enfance de l’esclave jusqu’à l’âge de douze ans. (2) Quand le producteur sera certain de remplacer par un travailleur libre l’esclave qui se rachète, alors la constitution légale du pécule avec droit facultatif de rachat, n’entraînera aucun inconvénient ; mais alors aussi le temps sera venu d’abolir l’esclavage. Il est bien certain, d’ailleurs, que le pécule ne peut se constituer qu’avec le concours du maître et tout autant qu’il en fournit les moyens à l’esclave. Dans l’ordre naturel des choses, le droit aurait pour résultat d’empêcher le fait, si le fait devait nuire à la sécurité du maître, et l’on irait ainsi à l’en-

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DEUXIÈME PARTIE.

ne nous permet pas de les reproduire dans cet ouvrage déjà trop long, et nous ne pourrions que les affaiblir en les analysant. Ainsi, le premier système proposé à votre examen est également repoussé par les colonies, qui l’ont déclaré le plus désastreux de tous, et par la commission de la Chambre des Députés qui l’a reconnu impuissant, immoral, désorganisateur (1).

contre du but philanthropique que l’on semble se proposer. Ceci explique pourquoi le nombre des affranchis, par rapport à celui des esclaves, a toujours été moindre dans les pays à esclaves où. le pécule légal entraîne aussi la faculté du rachat, que dans les colonies françaises, où cependant la législation avait mis obstacle à la volonté du maître. Dès 1823 le pécule légal avec droit de rachat a été établi dans les colonies anglaises. L’état statistique de la population, pour l’année 1833 , donne dans les petites Antilles (la Barbade, Antigue, Saint-Christophe, Nièves, Monserrat, la Grenade, Saint-Vincent, la Dominique, Sainte-Lucie, Tabago et Berbice) 31, 304 affranchis sur 257, 234 esclaves, c’est-à-dire moins d’un sur huit, tandis qu’à la Guadeloupe et à la Martinique, sur une population de esclaves, le nombre des affranchis était de esclaves. avant l’ordonnance du 12 juillet 1832, soit un affranchi sur esclaves, affranchis sur En 1840 on trouve esclaves. La même comparaison avec soit un affranchi sur les colonies espagnoles et portugaises présenterait le même résultat en faveur des Antilles françaises, mais nous n’avons pas pu nous procurer des documents officiels pour le constater. Nous savons cependant d’une manière certaine, qu’à Porto-Rico, surtout, le nombre des affranchis est insignifiant, et presque tous sont des étrangers. C’est à tort qu’on les a confondus avec les 400,000 Ivaros de cette colonie. Les Ivaros n’ont rien de commun avec la race africaine qu’ils dédaignent et méprisent. (Consulter, en ce qui concerne les colonies anglaises, le tableau statistique, page 83 du procès de l’abolition de l’esclavage publié par les ordres de M. l’amiral Duperré.) (1) L’honorable M. de Rémusat, rapporteur de la première commission de la Chambre, a consigné, dans son rapport, que « les affranchissements « trop multipliés menaçaient les colonies du paupérisme et du vagabondage; «que les documents officiels prouvaient que l’ordonnance du 12 juillet 1832, «en élargissant la voie des affranchissements, avait compromis le problème « colonial, l’avait rendu insoluble peut-être. » Ce fait doit paraître incontestable à tout homme judicieux qui se préoccupe de bonne foi de l’avenir des colonies. Mais après avoir avoué « qu’il paraissait suffisamment prouvé que l’abolition «complète et immédiate serait prématurée, que les colonies sont imparfaite* ment préparées à l’émancipation partielle, » le rapporteur conclut ( il faut le dire) à la constitution légale du pécule et au rachat forcé. Mais, il ne s’en est pas caché, c’était pour soustraire la métropole à la nécessité de payer l’indemnité, c’était, «pour épargner à la France un douloureux sacrifice.» L’affranchissement des enfants, le pécule légal et le rachat forcé ne coûteraient , en effet, à la France que la ruine des colons ; mais, pour être émanée


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Passons maintenant à la discussion du second système, l’émancipation simultanée et immédiate par le rachat des esclaves pour le compte de l’État, avec indemnité pour les maîtres , salaires pour les noirs libérés, et obligation légale du travail. Ce projet est comme le précédent, un système d’émancipation graduelle. Déjà nous avons expliqué les dangers de ce mode d’affranchissement, et, dans les raisons que nous en avons données, nous avons le bonheur de nous trouver d’accord avec les hommes d’État de la France. «Toute émancipation graduelle, a dit M. de Tocqueville, et l’obligation légale du travail constitue aussi une émancipation graduelle, « a, d’ailleurs, pour effet inévitable de «mener par un chemin très-court à une émancipation com« plète. «On en a un exemple récent et bien frappant dans ce « qui vient de se passer dans les colonies anglaises. Une «partie des nègres devait arriver à la liberté deux ans avant « l'autre. Dès que le terme est arrivé pour les premiers, il a «fallu l’avancer pour les seconds, et tous ont pris en même «temps possession de l’indépendance. «On peut affirmer sans crainte qu’il en sera ainsi dans «tous les pays qui voudront suivre la même voie (1). » Mais, si le système que nous examinons en ce moment est, comme les autres, sapé dans sa base par ces considérations générales, il est des motifs particuliers et plus puissants peut-être pour le repousser. Le rachat de l’esclave par l’État fera nécessairement cesser l’autorité du maître et avec elle sa puissance morale : comme déjà le prestige de la supériorité sociale de la race blanche a été affaibli par l’émancipation politique des affranchis , on verrait disparaître à la fois les deux bases sur lesquelles

d’une manière indirecte, elle n’en serait pas moins une spoliation ; mais la ruine des colonies n’en porterait pas moins un grave préjudice aux ports de mer, à la prospérité commerciale et industrielle de la métropole; mais la cessation du travail n’en compromettrait pas moins l’ordre social et la marche progressive de la civilisation dans les colonies. (1) Rapport de M. Tocqueville, page 15.

II SYSTÈME. e

Émancipation simultanée et immédiate par rachat des noirs pour le compte de l’État. Indemnité, salaire, obligation légale du travail.


DEUXIÈME PARTIE. 70 repose encore le système colonial. La prompte retraite de l’élément indispensable à la marche progressive de la civilisation serait la conséquence forcée de l’abandon des principes qui font, dans notre pays, la sûreté des hommes de race européenne. Mais comme, en même temps, on veut conserver l’obligation légale du travail, il faudra chercher des moyens de contrainte qu’on ne trouvera que dans la force matérielle. Ces moyens, comme tous ceux pris à la même source, seront rigoureux pour être efficaces; aveugles de leur nature, appliqués par un maître sans entrailles, ils dégénéreront bientôt et forcément, en rigueurs excessives. Là, Messieurs, est le plus grand obstacle à surmonter, il faudrait, pour y parvenir, faire rétrograder la société jusqu’au temps de la promulgation de l’édit de mars 1685, et par delà même, en raison de la résistance des idées nouvelles suggérées aux esclaves ; ce serait prétendre imposer à la philanthropie européenne des conditions qu'elle ne peut accepter. Votre commission n’a pas admis que la puissance matérielle de la France put garantir aux blancs la sûreté individuelle qu’ils ont eue jusqu’à ce jour. Sans doute, les baïonnettes comprimeraient les mouvements séditieux, rétabliraient l’ordre, s’il était troublé, mais les coups portés dans l’ombre, et ceux frappés avant que la force publique n’intervienne , mais les vengeances occultes, qui pourrait les arrêter ? Aujourd’hui l’esclave accepte le châtiment que lui inflige son maître, parce que cela lui semble la conséquence nécessaire de leur position respective : celui-ci ne fait qu’user d’un droit que celui-là reconnaît légitime, mais il n’en serait plus de même, il ne pourrait plus en être ainsi quand il s’agirait de l’esclave de la loi. La puissance matérielle de la métropole peut bien lui donner la confiance de maintenir l’ordre public, mais elle se tromperait si elle croyait pouvoir garantir la sûreté individuelle des propriétaires blancs auxquels serait dévolue la tâche pénible de faire marcher le système de l’obligation légale du travail, après l’abolition de l’esclavage ; et, certainement, avec le régime actuel, disparaîtrait la sécurité qui a son origine dans la situation respective des deux races.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 71 Votre commission a raisonné, Messieurs, dans l’hypothèse que le régime disciplinaire serait non-seulement conservé, mais encore rendu plus rigoureux en raison de l’absence de cette force morale qui aujourd’hui en assure l’efficacité. Cela est logique, et cependant ne saurait être admis. Si l’esclavage est aboli, c’est qu’il est antipathique aux mœurs européennes et contraire au droit commun de la France : comment donc croire que le régime disciplinaire et le châtiment corporel soient conservés, alors qu’ils ne sont pas moins contraires, qu’ils ne sont pas moins antipathiques aux mœurs et aux institutions métropolitaines que l’esclavage qui les nécessite? Quand même les colons du XIX siècle pourraient se résigner à appliquer le régime disciplinaire tel qu’il était en usage au commencement du siècle dernier, la France ne pourrait y consentir. On ne saurait, d’ailleurs, oublier qu’il existe un parti anticolonial, qu’il est des intérêts opposés aux intérêts coloniaux, et que l’industrie du sucre indigène, dont l’influence est prépondérante, ne manquerait pas d’exploiter la philanthropie métropolitaine dans le but, avoué dès aujourd’hui, d’anéantir le travail colonial, qui lui fait obstacle. e

Aussi est-ce sans étonnement que votre commission a lu dans le document officiel émané du ministère de la marine, que, dans l’application du second système, il ne pourrait être question de maintenir le châtiment corporel (1). Elle avait compris, Messieurs , qu’il ne pourrait en être autrement. « Elle a lu ce qui suit dans la même dépêche : tous les autres moyens de discipline et de répression devront être mis à « la disposition du magistrat. Le gouvernement voudra que le « noir soit toujours puni sévèrement dans tous les cas de manque« ment à ses obligations (2). » Vous l’avez entendu, Messieurs, l’action disciplinaire du maître devra cesser pour être remise à l’autorité du magistrat. Afin d’être fixé sur la mesure du concours énergique de la métropole, il faut consulter l'expérience de nos voisins.

«

(1) Circulaire ministérielle du 18 juillet 1840, page 8, avant-dernier paragraphe. (2) Idem, même page, même paragraphe.


DEUXIÈME PARTIE. Le bill du 28 août 1833, article 23 , laissait à chaque localité le droit de statuer sur les moyens d’exécution (1). Qu’en est-il advenu ? Le gouvernement britannique a constamment arrêté ou paralysé ceux adoptés par les législatures 72

locales. Cependant le châtiment corporel a pu être maintenu dans les colonies anglaises, et l’a été parce que le fouet est de droit commun en Angleterre ; des mesures rigoureuses (2) ont été appliquées sans pitié, parce que l’Anglais ne recule devant aucune rigueur quand elle est écrite dans la loi. Le châtiment corporel répugne à la France, qui le tolère à grande peine dans le droit maritime et la législation exceptionnelle des colonies ; la douceur des mœurs françaises n’admet pas, d’ailleurs, l’application rigoureuse de la loi. Le document officiel émané du ministère de la marine ne vous laisse pas ignorer, Messieurs, qu’une conséquence de l’abolition de l’esclavage sera la cessation du châtiment corporel : alors quels peuvent être les moyens de contraindre au travail, de surmonter le mauvais vouloir, de vaincre la force d’inertie ? pour chaque infraction à la discipline, chaque manquement au travail, il faudra recourir au juge ordinaire ou au magistrat spécial : alors on tombe dans tous les inconvénients du système anglais, moins la rigueur qui devait l’étayer. L’on a cru y obvier par la rapidité des procédures, et que propose-t-on ? de supprimer un degré de ju(3) ridiction , et d’en conserver seulement deux ! Mais, Messieurs, la difficulté d’établir des moyens suffisants de coercition pour remplacer la force morale qui résulte du régime actuel, et surtout l’impossibilité de les concilier avec les mœurs de notre époque, ne sont pas les seuls obstacles à vaincre : il en est une foule d’autres qui tiennent à l’esprit, à l’état moral de notre population, et

(1) Lire les instructions ministérielles à la page 17 du précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, publié par ordre de M. l’amiral Duperré. (2) Le tread-mil et la prison solitaire, le fouet, une, deux, ou trois fois pour la même faute. (3) Dépêche ministérielle du 18 juillet 1840, page 8 (document déjà cité!.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 73 que votre commission ne peut que vous indiquer rapidement. Les esclaves ont vu leurs pères affranchis se couvrir de la toge de l’avocat, faire partie des colléges électoraux, s’asseoir au banc des jurés pour prononcer sur le sort des blancs ; le gouvernement en a fait des officiers de milice qui commandent leurs anciens maîtres ou les fils de leurs maîtres ; les colons même les ont appelés à siéger dans les conseils de la commune. Les esclaves ont rêvé la jouissance des droits politiques, qui, dans leur pensée, ne se séparent plus de l’affranchissement. Les déclamations des abolitionistes , reproduites à la tribune nationale et par la presse, ont surexcité les mauvaises passions, ont indiqué aux esclaves le but auquel ils devaient tendre, leur ont donné des espérances dont il faut tenir compte. L’esclave africain ne manque pas cependant d’une certaine équité naturelle. Il attend la liberté sans trop savoir comment on la lui donnera, sans se préoccuper davantage du mode que suivra le gouvernement pour le racheter de l'esclavage ; mais il sait fort bien qu’il est la propriété légitime de son maître, il y a là un droit sacré qu’il comprend bien, parce que cela est à la portée de son intelligence. Ce droit légitime admis par l’esclave fait la sécurité du maître ; celui-ci, isolé avec sa famille au milieu de cent esclaves, peut encore dormir les portes ouvertes, sans témérité. Mais, pour le nègre comme pour tout homme d’une civilisation peu avancée, il faut des situations nettes et tranchées ; rien d’équivoque ne saurait lui convenir : la liberté légale avec l’esclavage de fait en est une qu’il ne comprendra ni ne voudra accepter. L’engagé ou l’apprenti ne saisirait pas la nuance qui sépare le travail obligé de l’esclavage, mais il sentirait bien que sa position nouvelle n’est pas la liberté qui lui avait été promise, loin de la considérer comme un progrès, comme une transition nécessaire, il n’y verrait qu’une déception. Les anciens affranchis ne seraient pas plus satisfaits que les nouveaux libérés. Aujourd’hui citoyens français, mais placés encore par l’opinion dans une infériorité sociale qu’il n’appartient pas à la loi de faire cessser immédiate10 II PARTIE. e


DEUXIÈME PARTIE. 74 ment, ils redoubleraient d’efforts quand ils verraient s’éloigner le but auquel ils comptaient bientôt atteindre par l’émancipation des esclaves (1) ; une influence délétère, que leur position et l’affinité de race rendent facile, deviendrait d’autant plus redoutable qu'elle n’aurait plus pour contre-poids l’autorité morale du maître (2). Ce serait une erreur de croire que la loi du 24 avril 1833 a terminé la lutte soulevée en 1823 par les affranchis contre le système colonial. L’émancipation politique n’était qu’un échelon pour monter, ce n’était pas le but, mais seulement un moyen d’y atteindre. La lutte peut avoir changé d’aspect, mais l’objet en est toujours le même : l’abolition de l’esclavage doit être le dernier acte du drame dont la péripétie sera l’expulsion des blancs du sol colo-

nial (3). Messieurs, il faut avoir le courage de s’avouer tout ceci, car il est nécessaire d’en peser mûrement les conséquences, si l’on veut apprécier toutes les résistances à vaincre, tous les obstacles à surmonter pour conserver le travail forcé après l’abolition de l’esclavage ; et, à défaut des faits qui l’établissent, la preuve de tout ceci se trouve écrite dans la théorie du cœur humain. Les blancs, à leur tour,privés désormais de toute autorité morale, obligés de recourir à des moyens rigoureux de coercition pour obtenir un travail insuffisant, se verraient en butte aux vengeances des engagés , aux attaques des affranchis , et aux méfiances de la métropole ; ils ne prêteraient qu’à regret leur concours à un ordre de choses qu’on leur aurait imposé et dont, à chaque instant, ils auraient à subir les conséquences fâcheuses ; ils se hâteraient de s’éloigner, si le dénûment et la misère n’étaient un obstacle à leur fuite. L’esprit de secte, toutes les opinions et tous les intérêts

(1) Les pétitions répétées des hommes de couleur, pour demander l’abolition de l’esclavage, ne sauraient laisser le moindre doute à cet égard. (2) L’attitude de la classe de couleur dans les colonies anglaises, notamment à la Jamaïque , doit prouver que cette crainte n’est pas chimérique. (3) Le fait est accompli à Saint-Domingue, et en voie d’accomplissement dans les colonies anglaises, notamment à la Jamaïque.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 75 anticoloniaux ne manqueraient pas d’exploiter la position équivoque du nègre libéré de l'esclavage et cependant assujetti au travail qui pour lui en est le seul symbole. Le mécontentement des blancs leur serait imputé à crime (1), tandis que les attaques des affranchis trouveraient appui dans le sein même de la représentation nationale : la marche du nouveau système en serait entravée, tous les efforts du gouvernement en seraient paralysés (2).

Tout ceci n’est, Messieurs, que de l’histoire contemporaine, car votre commission n’a fait que vous signaler les causes qui ont amené la chute de l’apprentissage, et qui ont placé les colonies anglaises dans cette déplorable situation dont la Jamaïque offre l’exemple le plus frappant. Enfin, Messieurs, nous arrivons au troisieme système d’émancipation; c’est celui de l’apprentissage anglais. Il a tant de rapport avec le précédent, que nous avons été tenté de les réunir pour les combattre ensemble ; mais nous avons compris que l’on nous aurait peut-être accusés d’avoir confondu deux choses essentiellement distinctes, et d’avoir appliqué le même raisonnement à des matières différentes. Nous nous sommes donc décidés à les traiter séparément. Le système de l’apprentissage, c’est-à-dire celui de l’obligation légale du travail après l’abolition de l’esclavage, n’a pu se soutenir que quatre ans, et n’est pas arrivé au terme si rapproché que le législateur lui avait assigné (3). L’Angleterre a échoué dans sa tentative, parce qu'elle a

(1) On reproche aux colons anglais la ruine de leur pays. (2) Dans le deuxième système, celui du rapport de M. Tocqueville, développé par le document émané du ministère de la marine, le rachat forcé est la conséquence du pécule légal qui naît de la concession des droits civils à l’engagé ou à l’apprenti. Comme il n’y a rien à attendre du travail libre moyennant salaire (et nous en avons démontré les causes), il s’en suivrait que le travail obligé serait tout aussi facilement et tout aussi rapidement désorganisé pour le rachat, que le travail esclave. (3) 1840 pour les apprentis prædiaux, au moins jusqu’en 1848 pour les enfants (article 13 du bill), et jusqu’en 1847 pour les apprentis qui auraient tenté de se soustraire au travail durant le temps d’apprentissage (article 20 du bill).

10.

III SYSTÈME. e

Émancipation simultanée et immédiate, avec apprentissage, et concession au colon du travail de l’apprenti pendant un certain nombre d’années.


DEUXIÈME PARTIE. essayé de lutter contre la nature des choses ; nous l’avons déjà démontré. Cependant le concours des colons anglais n’a pas manqué à l’œuvre du parlement britannique, qui se l’était assuré d’ailleurs par l’article 44 du bill d’émancipation (1). 76

La Jamaïque même l’a accueilli avec faveur; les représentants de cette colonie ont fait connaître « qu’ils n’avaient «jamais entendu défendre le principe de l’esclavage que « comme se rattachant à leurs droits de propriété ; que, l’in« demnité admise, ils sont prêts à renoncer au principe, « fiers de montrer que leurs sentiments répondent à ceux « de la métropole pour la population esclave (2). » Le bill d’exécution , après avoir subi toutes les épreuves fut rendu à l'unanimité par l’assemblée de la Jamaïque (3). Il est notoire, Messieurs, que les autres grandes colonies, Démérary et la Trinidad, n’étaient point opposées à l’émancipation. Elles manquaient de bras et espéraient attirer les travailleurs des autres colonies par l’appât d’un haut salaire que la fertilité extraordinaire de leur sol leur aurait permis de payer. Les petites colonies, telles que la Barbade et Antigue, commençaient à être embarrassées de F exubérance de leur population. Le prix du sucre qui allait toujours décroissant, rendait trop lourdes les charges de l’esclavage. Antigue et la Barbade avaient confiance dans le régime du travail libre, à cause des circonstances exceptionnelles dans lesquelles les plaçaient l’exiguité du sol, la distribution des propriétés et le rapport numérique des travailleurs aux producteurs. Les colonies de la couronne désorganisées par les ordres en conseil, appelaient de leurs vœux un changement qui pût les décharger de la sollicitude des protecteurs. Toutes les colonies prévoyaient, sans doute, une diminution dans la somme du travail ; et, par suite, une réduction dans la somme des produits ; mais, sûres de la protection des lois économiques de la métro-

(1) L’article 44 du bill statuait que l’indemnité ne serait payée à une colonie que tout autant que les clauses en auraient été acceptées, et que les mesures d’exécution auraient été votées par la législature locale. (2) Précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, page 86. (3) Idem, page 87.


77 CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. poles en faveur des nationaux, elles comptaient sur une élévation des prix proportionnelle à la décroissance de la production. En cela, mais en cela seul, leurs espérances se sont réalisées. Le concours des colons anglais a donc été complétement acquis au système de l’apprentissage-, cela ne saurait être l’objet d’un doute. Les moyens de coercition n’ont point manqué. La rigidité des règlements spéciaux sur l’apprentissage, dans la métropole, et des lois générales du Royaume-Uni sur les rapports entre les ouvriers et les producteurs, les châtiments corporels du régime de l’esclavage, augmentés du tread-mill et du supplice affreux de la prison solitaire, qui domptait la volonté la plus tenace, la sévérité des lois spéciales pour assurer l’exécution du bill, garantir l’ordre public, maintenir le travail et conserver la sécurité individuelle (1), tout le luxe enfin de la pénalité anglaise a été prodigué en vain : le système de l’apprentissage s’est écroulé. Les rigueurs de la législation, ce respect de la loi, qui, pour l’Anglais, est réellement une puissance devant laquelle il est habitué à plier, rien n’a pu suppléer à la force morale du maître, que le bill avait détruite ; rien n’a pu prévenir l’antagonisme, résultat nécessaire de l’intervention obligée du magistrat substituée aux relations du maître à l’esclave. Le système de l’obligation légale du travail est tombé, dans les colonies anglaises, par la seule force des choses, par cette loi du mouvement social que M. de Tocqueville a si bien définie, quand il a dit que « toute émancipation graduelle a « pour effet inévitable de mener, par un chemin très-court, « à une émancipation complète (2). » L'apprentissage anglais est tombé stigmatisé par ceux-là même qui en avaient été les fauteurs. Le fait est accompli :

(1) Notamment l'acte de la législature d’Antigue, rendu le 3 juillet 1834.

(Voir le Précis de l'abolition de l’esclavage, page 270.) Il est digne de remarque que les colonies, sans exception, qui sont les pays du monde offrant le plus de sécurité individuelle, étaient cependant dépourvues de toute police. C’est l’émancipation des esclaves qui seule en a nécessité une fort nombreuse et fort coûteuse dans les colonies anglaises où il n'en listait aucune auparavant. (Voir la page 186 du même ouvrage.) (2) Passage déjà cité du rapport de M. de Tocqueville, page 15, 1er §.


DEUXIÈME PARTIE. 78 si l’apprentissage n’a pu fournir sa carrière dans les possessions britanniques, malgré les rigueurs qui l’étayaient, rigueurs autorisées par la législation métropolitaine et conformes au droit commun de l’Angleterre, qui en donnait l’exemple, comment admettre que l’obligation de la loi substituée à l’esclavage, — et ce n’est, Messieurs , que l’apprentissage anglais, comment admettre que ce système puisse fonctionner, pendant un temps indéterminé, dans les colonies anglaises, sans les rigueurs que nos mœurs repoussent et que le droit commun de la France ne comporte pas ? Les auteurs du système français que nous avons examiné avant celui-ci, frappés des désastreux résultats de l’apprentissage anglais, ont cru y échapper par quelques modifications que l’on peut réduire à trois principales :

1° Ils retirent l’esclave des mains du maître pour le placer sous la puissance de la loi ; 2° Ils abolissent formellement l’esclavage, pour le conserver indéfiniment (1) sous la dénomination nouvelle d'obligation légale du travail, tandis que le bill anglais a maintenu implicitement l’esclavage pendant six ans, pour l’abolir partiellement en 1838 et définitivement en 1840 ; 3° Ils font de l’indemnité à payer au maître une avance remboursable, au lieu d’en tirer les fonds des caisses de l’Etat, sans condition de remboursement, C’est-à-dire, en d’autres termes, que la différence des deux systèmes repose sur une double déception : déception pour l’esclave, qui retrouverait, dans l’obligation légale du travail, la condition et le but de l’esclavage dont la loi l’aurait libéré ; déception pour le propriétaire indemnisé, dont la propriété ferait ultérieurement les frais de l’indemnité. Nous ne reviendrons pas, Messieurs, sur les raisons qui repoussent le système français ; mais nous insisterons sur cette remarque, qu’il est la condamnation du système an-

(1) Moins ses moyens d’action.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 79 glais, que les résultats ont d’ailleurs bien plus péremptoirement condamné (1). Ainsi nous croyons vous avoir démontré que l’émancipation, soit partielle, soit graduelle, conduirait, par un chemin fort court, selon l’expression énergique de M. de Tocqueville, à une émancipation complète, à laquelle cependant les colonies ne sont pas préparées, de l’aveu même des abolitionistes les plus ardents.

L’émancipation actuelle ou prochaine aurait pour résultat infaillible de ruiner la propriété, de détruire la sécurité de la race blanche, de la chasser du sol colonial ; ainsi ne pourrait plus être atteint le double but qu’il ne faut jamais perdre de vue dans l’œuvre de la transformation sociale des colonies : conservation du travail au profit de la puissance et de l’industrie métropolitaines ; amélioration des travailleurs africains par le contact de la civilisation européenne. C’est donc avec une profonde conviction que votre commission vous propose, Messieurs, de déclarer que le temps n’est pas venu d’abolir l’esclavage (2). Ici, Messieurs, se terminerait notre tâche, si nous n’avions à nous occuper que des projets d’émancipation qui nous sont présentés par le gouvernement, mais, indépendamment de ces matières, la commission consultative des affaires coloniales annonce aussi l’intention de traiter de notre organisation politique; dès lors il est du devoir des. législatures locales d’indiquer aux pouvoirs métropolitains les vices que l’expérience a révélés dans nos institutions.

(1) Quand nous traiterons de l’indemnité, et que nous examinerons la question sous le point de vue de la propriété, le moment sera venu d’apprécier les résultats généraux de l’abolition de l’esclavage dans les possessions britanniques ; mais, en ce qui concerne les systèmes d’application partielle ou graduelle, il devait suffire d'enregistrer ce fait, que l’apprentissage anglais n’a rien tenu de ce que l’on s’en était promis. (2) Dès lors la commission n’a pas à répondre aux trois séries de questions relatives à chacun des trois modes d’application indiqués dans le document officiel du 18 juillet 1840. Elle les a cependant étudiées avec soin, et elle dire que beaucoup de ces questions soulèvent une foule de difficultés telles, qu’on les peut croire inextricables, et que plusieurs témoignent d’une ignorance profonde des choses, des hommes et des mœurs des colonies.


DEUXIÈME PARTIE. Les colonies françaises sont des sociétés complètes (1) et distinctes (2) quoique attachées à la métropole par les liens étroits de la nationalité. Mais, en même temps, les colonies ont des institutions inconciliables avec l’état social de leur métropole, antipathiques aux principes qui en font la base (3), et c’est par ce motif qu’il leur a été donné une charte particulière; que celle votée le 9 août 1830 les a placées, non pas sans dessein, dans le chapitre des droits particuliers garantis par l’Etat. En se reportant à la discussion si sage, si éclairée, si profonde de la Chambre des Pairs sur la loi du 24 avril 1833, il est impossible de ne pas reconnaître la sollicitude du législateur, et sa pensée inquiète, jalouse, de soustraire aux luttes de la tribune, à l’influence hostile des opinions métropolitaines, « des institutions exceptionnelles : prescrites par « une nécessité impérieuse qu’expliquent la distance des lieux, « la différence du climat et des mœurs (4). » C’est sur le droit public de la France et sur les motifs clairement exprimés du législateur, que le conseil colonial de la Guadeloupe s’est fondé, dans sa session extraordinaire de 1833, pour considérer cette loi du 24 avril comme un décret constitutionnel, comme le complément de la Charte de 1830 à l’endroit des colonies. Alors même que la législature de la Guadeloupe se serait méprise sur l’importance (5) qu'elle attribuait à sa loi constitutive ( et son opinion a été corroborée par celle des autres législatures), toujours est-il que la loi du 24 avril n’était pas moins obligatoire pour les Chambres qui l’avaient votée, que pour les colonies qui l’avaient reçue; qu’elle devait être exécutée textuellement tant qu'elle n’avait pas été abrogée ou modifiée. Dès lors les deux propositions relatives à l’abolition de l’esclavage étaient prématurées. Cette question 80

Loi du 24 avril 1833, sur le régime législatif des colonies.

(1) Rapport de M. de Rémusat. (2) Rapport de M. Gauthier, sur la loi du 24 avril 1833. (3) Rapport du même, sur la loi du 24 avril 1833. (4) Rapport du même, sur la même loi, au nom de la commission de la Chambre des Pairs. Guade(5) Voir le rapport de la commission du conseil colonial de la conseil du décembre et l’avis 1 838 , loupe, présenté dans la séance du 10 année. même décembre voté dans celle du 19


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 81 ne se trouvant pas comprise dans la nomenclature de l’article 2, qui détermine les attributions du pouvoir législatif métropolitain, l’initiative parlementaire, pour être exercée constitutionnellement, ne pouvait avoir pour objet que de demander l’abrogation de la loi, ou, tout au moins, des modifications préalables qui eussent conféré aux Chambres le droit de statuer législativement sur le régime de l’esclavage. Il est difficile, Messieurs, d’expliquer par quelle étrange préoccupation cette loi du 24 avril est restée en oubli; il serait plus difficile encore de justifier le silence du ministère de la marine, quand fut votée la prise en considération de la proposition de l’honorable M. Passy. Mais la violation de la loi n’a point été consommée ; elle s’est arrêtée aux rapports des deux commissions de la chambre élective; aujourd’hui le Gouvernement semble disposé à suivre la voie constitutionnelle ; il n’oubliera pas, nous devons l’espérer, Messieurs, qu’aux termes du droit public de la France, et, conformément à l’esprit de la Charte, la loi n’oblige les citoyens français que tout autant qu'elle a été librement discutée et consentie par leurs représentants. C’est sous l’empire de ce principe que fut votée la loi du 24 avril. Quand le Gouvernement en présenta le projet à la Chambre des Pairs, il déclara, par l’organe de M. le comte de Rigny, ministre de la marine, « qu’il rendait ainsi « un premier hommage au principe rétabli en faveur des co« lonies d’après lequel elles devaient désormais participer, « plus ou moins directement, à la confection des lois des« tinées a les régir (1). » Ainsi, et après qu’il eut été décidé que les colonies ne pouvaient avoir de représentant à la Chambre, à cause de leur régime exceptionnel (2), la pensée mère de la loi du 24 avril fut de retenir dans le domaine de la législation

(1) Exposé des motifs de la loi du 24 avril sur le régime législatif des colonies. (Moniteur du 29 décembre 1832.) (2) Voir l’exposé des motifs du premier projet présenté à la Chambre des Députés (Moniteur du 17 octobre 1831 ), et le rapport de M. Passy (Moniteur du 14 avril 1832). IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE.

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métropolitaine, le jugement des questions générales ou qui affectent d’une manière directe les intérêts moraux et matériels de l’État, et de remettre à la décision d’une législature locale les matières qui se rattachent à l’intérêt particulier des colonies ou de chaque colonie (1). C’est d’après ces principes et sous l’empire de la même pensée, que l’Assemblée nationale avait donné aux colonies la constitution spéciale du 28 septembre 1791. Nous avons déjà vu, Messieurs, comment le législateur de 1833, après avoir de nouveau consacré le droit de propriété des colons, a déposé, dans les institutions qu’il a voulu fonder, le germe de la transformation sociale des colonies (2), pour laisser au temps et aux mœurs le soin de le féconder. S’il n’est question que d’abolir l’esclavage législativement, c’est l’abrogation pure et simple de la loi d’avril que le Gouvernement devra proposer, et alors la fatalité aura frappé les colonies d’un arrêt dont les conséquences ne se feront pas attendre. Mais, s’il s’agit de préparer cette transformation par la marche naturelle des choses, voie lente à là vérité, mais par cela même rationnelle et sûre, votre commission l’a déjà tracée, et il ne lui reste plus qu'à indiquer les obstacles législatifs qui l’ont entravée, qui excitent une lutte dangereuse entre la métropole et ses colonies, qui, enfin, exposent celles-ci à desmesures désastreuses parce quelles sont ou prématurées, ou inconciliables avec l’ordre de choses établi, qu’il faut non pas détruire, mais améliorer. Ces obstacles, Messieurs, votre commission en a trouvé

(1) Moniteur du 14 février 1833, page 375, colonne 1re, 13 §, jusqu’au 2 S de la 2 colonne. La loi du 24 avril fut donc un partage d’attributions entre le pouvoir législatif métropolitain et les législatures coloniales, ayant pour objet d’enlever à la décision des chambres une foule de questions que fait naître un état social fondamentalement exceptionnel, et dont elles ne peuvent avoir ni acquérir la cone

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naissance à un degré suffisant, et de les abandonner aux pouvoirs coloniaux, alors qu’il était reconnu que l’admission des députés colons au sein de la représentation nationale était irrationnelle en principe autant qu’impraticable en fait. (Voir le rapport de M. Gauthier à la Chambre des Pairs.) (2) L’égalité civile et politique des affranchis.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 83 l'origine dans cette anomalie législative, qui, contrairement à l'esprit de la Charte et au texte formel de son article 64, a maintenu les colonies sous le régime des ordonnances royales, et a fait, du pouvoir exécutif du royaume, un pouvoir législatif colonial. Il faut le dire, ces obstacles sont nés de méfiances (1) injustes autant qu’irréfléchies : injustes, car les colons, par leur soumission constante aux lois arbitraires de la métropole, avaient donné des garanties de leur zèle et de leur bonne volonté; irréfléchies, car l’initiative de la loi et le droit de sanction, restant toujours dans le domaine du pouvoir métropolitain, lui conservaient la direction des affaires coloniales ; irréfléchies encore, car l’autorité législative, dont le Gouvernement allait se trouver investi, le livrait aux obsessions des adversaires du système colonial ; et c’était compromettre, d’ailleurs, les améliorations que l’on méditait, que de tenir à l’écart les hommes de notre pays, dont l’expérience était un guide sûr. La haute sagacité de l’habile rapporteur de la Chambre des Pairs lui avait révélé tous ces inconvénients. Lorsqu’il présenta les réclamations des colons, il cita en preuve du fondement de leurs craintes, l’exemple de l’Angleterre : « A ceux qui connaissent la prudence avec laquelle ce gou« vernement procède, a dit M. Gauthier, il est permis de « penser que ces modifications, évidemment prématurées « dans le régime des hommes attachés à la culture, ont été « commandées, non par la conviction de leur nécessité, mais par « l’obligation où le gouvernement a pu se trouver de céder « à des considérations parlementaires. On ne saurait donc sans « imprudence abandonner la décision de ces questions à l’influence « que pourraient exercer sur les conseils du gouvernement des « passions politiques, influence qui ne trouverait qu'un frein « impuissant dans l’obligation où le gouvernement serait de con« sulter les colonies (2). » Bientôt, nous verrons, Messieurs, que les prévisions du noble pair se sont réalisées; nous apprendrons aussi, par

(1) Lire la discussion de la loi d’avril à la Chambre des Pairs et à la Chambre des Députés. (2) Moniteur du 14 février 1833, page 375.

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DEUXIÈME PARTIE.

l’exemple des colonies anglaises, que des mesures d’amélioration qui n’ont pas pour but de conserver, mais qui indiquent, au contraire, celui de préparer au renversement de l’organisation sociale, sont également impuissantes à améliorer le présent et à préparer l’avenir. Les méfiances en appellent d’autres; celles de la métropole ont éveillé les craintes des colonies. Les législatures locales ont hésité à entrer dans la voie des améliorations, qu’on leur faisait glissante et rapide, quand elles savaient, d’ailleurs, n’avoir pas la faculté de s’y arrêter, et quelles apercevaient au bout l’abîme dans lequel Saint-Domingue et les Antilles anglaises sont déjà tombées. Le gouvernement métropolitain, devenu pouvoir législatif en vertu de l’article 3 de la loi du 24 avril, n’a pu résister longtemps aux obsessions du parti anti colonial, à l’influence des passions politiques que signalait l’honorable M. Gauthier, aux exigences parlementaires qu’il redoutait : il a rendu successivement les ordonnances législatives du 11 juin 1839 et du 5 janvier 1840 ; déjà, par celle du 12 juillet 1832 , il avait compromis le problème colonial, et l’avait rendu insoluble peut-être (1). Nous allons examiner pourquoi ces mesures d’amélioration ont excité le mécontentement et soulevé des craintes ; pourquoi la pensée en est restée stérile et l’application en est devenue dangereuse; et nous expliquerons comment elles eussent été fructueuses avec le concours des colons et l’aide de leur expérience. L’ordonnance du 12 juillet 1832 annonçait la pensée de transformation sociale qui a présidé plus tard à la confection de la loi du 24 avril. Il fallait, en effet, enlever les barrières de l’ancienne législation, pour y marcher par la voie naturelle et logique de l'affranchissement successif et individuel. Mais l’expérience des mœurs et des penchants de la population esclave, et la connaissance pratique des nécessités sociales, eussent prémuni les législatures locales contre le danger de livrer la société à l’égoïsme individuel ; par de sages garanties, par des mesures répressives du va-

(1) Passage déjà cité du rapport de M. de Rémusat.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

85 gabondage, mesures préalables ou complémentaires de toute loi d’affranchissement, elles eussent préservé la société des dangers du paupérisme. Le problème colonial ne serait pas compromis aujourd’hui ; loin de là, l’efficacité des mesures laisserait apercevoir dans un avenir prochain, permettrait peut-être d’indiquer le terme du régime de l’esclavage, au lieu que l’ordonnance du 12 juillet a tout mis en question : elle tend sans cesse à désorganiser le travail, engage l’avenir et compromet le présent. Celle du 11 juin 1840 ( sur les affranchissements) n’a fait qu’augmenter le mal en élargissant la voie. Cependant elle a eu sa source dans une pensée de haute moralité à laquelle les colons eussent été heureux de s’associer, s’il leur avait été donné d’y concourir. Là encore, l’expérience locale eût aplani les difficultés auxquelles s’est heurtée l’autorité législative du gouvernement ; le droit de propriété n’eût pas été mis en question, la rétroactivité eût disparu, et les colonies, qui indemnisent toujours le maître quand la loi dispose de son esclave, se fussent chargées de l’indemnité à payer au propriétaire avant de lui enlever sa propriété, que l’on pouvait bien considérer sous un point de vue déplorable , mais qui n’en était pas moins possédée légitimement en vertu de la législation existante. L’ordonnance sur les recensements était une mesure peu nécessaire, sans doute, puisque le but que l’on avait en vue était déjà complètement atteint. Elle n’a eu d’autre effet que de tourmenter les propriétaires en leur créant des embarras, de les inquiéter en suscitant des craintes bien ou mal fondées, et de faire suspecter les intentions du gouvernement métropolitain. Le concours des colons en eût fait disparaître tous les inconvénients ; la connaissance des localités eût engagé à supprimer des conditions impraticables dans l’application, et qui ont obligé à des modifications indispensables. La connaissance des habitudes de la vie coloniale eût porté à simplifier la multiplicité des écritures et des formes, pour ne conserver que celles nécessaires au résultat qu’il s’agissait d’obtenir, celui de fournir des données stastistiques qui permissent à la métropole d’apprécier le mouvement social de la population. L’ordonnance du 5 janvier 1840 a provoqué le mécon-


DEUXIÈME PARTIE. tenteraient au point de tirer les coions de cette situation passive à laquelle s’est attaché quelquefois le reproche d’apathie ; elle renfermait cependant une double pensée d’amélioration morale et matérielle. Là surtout, Messieurs, le concours des législatures locales eût été nécessaire ; leur expérience des lieux et des hommes, leur connaissance des mœurs et des nécessités coloniales , eussent prévenu les inconvénients nombreux de l’ordonnance telle qu’elle a été rendue, inconvénients graves et qui s’attaquent aux bases mêmes de la société. C’est ainsi que l’autorité législative du gouvernement, appelée par la loi du 24 avril à statuer, sans le concours actif des colons, sur des mesures du régime intérieur, est exposée à se heurter souvent à la force d’inertie et même 86

contre une opposition plus directe. L’ordonnance du 5 janvier avait un double but : la préparation de l’esclave à la liberté par l’instruction religieuse, l’exécution complète des règlements sur le régime de l’esclavage. Les conseils coloniaux ont signalé, avant qu’on y songeât, le premier moyen comme le plus utile, le plus efficace que l’on pût employer. Ils se sont plaints du petit nombre de prêtres consacrés à une mission si importante, et ont contribué à l’augmentation du personnel du clergé par des votes spontanés d’allocations nouvelles. Certes, personne ne voudrait contester l’influence salutaire de la religion sur la marche progressive et morale de la civilisation. L’état social de l’Europe occidentale, déjà transformé par l’action lente mais sûre de l’Évangile, en fournirait la preuve, si une pareille preuve était nécessaire. D’ailleurs, on se souvenait, dans les colonies, que les habitations qui avaient appartenu aux ordres religieux avaient toujours présenté des ateliers modèles sous le rapport de l’ordre, de la discipline, et même du travail. Mais les effets salutaires de la religion, sous le point de vue des progrès sociaux, ne se montrent qu’à la longue, et comme conséquence de l’amélioration morale des masses. La religion n’accomplit sa mission civilisatrice qu'à la condition de ne pas s’occuper ou de ne s’occuper que d’une manière indirecte des affaires de ce monde; employée


87 CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. comme levier politique, elle n’a jamais produit que le fanatisme ou l’hypocrisie.

Au point de vue de la religion, la fin de l’humanité n’est pas l’égalité sociale ou la liberté civile, ni même le bonheur en ce monde. Pour elle , la vie est une épreuve rude à passer, mais à laquelle il faut se soumettre. Elle ne distingue ni le maître ni l’esclave ; loin de pousser à l’ambition d’une position meilleure , elle exige le contentement intérieur et la satisfaction de la condition dans laquelle la Providence nous a placés. Pour récompense, elle nous montre le salut éternel, auquel tous les hommes sont appelés. Cependant, au point de vue de l’ordonnance du 5 janvier, la chaire évangélique devait retentir des avantages de la liberté ; elle devait encourager ce vague désir de changement qui se trouve au fond du cœur de chaque homme. Ce n’était plus l’éternité, mais une satisfaction temporelle et toute mondaine que la religion de Jésus-Christ allait offrir pour but aux esclaves des colonies ! Au lieu de prêcher la résignation, c’est le mécontentement intérieur que le prêtre recevait mission de soulever ; il devait s’efforcer de faire comprendre à notre population que le sort, ou plutôt le législateur, avait été injuste, et qu'elle devait tendre à ressaisir ce que l’iniquité de la loi lui avait enlevé ! Est-ce ainsi que l’on peut arriver à une transformation fructueuse et pacifique de la société coloniale ? Les esclaves se sont portés en foule aux instructions religieuses pour entendre prêcher la liberté que l’ordonnance du 5 janvier plaçait en perspective et dans un avenir prochain. Mais partout où le prêtre s’est renfermé avec sagesse dans la limite de sa mission évangélique, les esclaves se sont retirés désappointés et mécontents pour ne plus revenir. Là, au contraire, où le prêtre a cru devoir se conformer davantage aux vues du législateur, l’agitation des esprits a révélé le danger que la société pouvait courir. Le premier but de l’ordonnance du 5 janvier ne pouvait donc être atteint ; il a été manqué par cela même qu’il a été trop tôt découvert et trop mis en évidence. En ce qui concerne l’exécution des règlements, l’ordon-


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DEUXIÈME PARTIE.

nance du 5 janvier a encore manqué le but pour l’avoir dépassé. Il fallait encourager l’esprit d’amélioration qui entretenait l’émulation partout, loin de montrer des défiances injustes, et de dénoncer à l’opinion, par des mesures inquisitoriales, des maîtres humains et bons. On en est encore à se demander ce qui a pu nécessiter des mesures extraordinaires qui choquent le droit public français, non moins que la raison. L’état des mœurs les condamnait. Aujourd’hui un maître dur ou injuste est flétri dans l’opinion. La tâche du législateur était donc bien facile. Il devait lui suffire de quelques nouvelles garanties d’exécution, de telle sorte que tous les abus pussent être réprimés, même les moins graves, sans cependant compromettre ou détruire l’autorité morale du maître. Le décret sur l’organisation municipale avait posé une pierre d’attente. C’était une base toute prête à recevoir la nouvelle institution. Un tribunal municipal aurait connu de tous les rapports de maître à esclave, dans la limite des règlements établis ou à établir par la législature coloniale, prononçant sur les contraventions, et renvoyant les délits et crimes aux tribunaux compétents, sans préjudice de l’action ordinaire du ministère public. La proximité du juge eût rendu inutile la législation exceptionnelle des visites domiciliaires, et fait ainsi disparaître le danger de l’antagonisme, qui surgira toujours de l’interposition directe et fréquente du magistrat. La position des juges aurait assuré l’efficacité des condamnations sans porter atteinte à la force morale du maître : une peine légère, le blâme seul eût suffi pour accélérer le mouvement déjà imprimé par l’opinion. Le nombre des juges et leur fréquent renouvellement eût fini par rendre toute la commune, ou du moins tous les hommes influents de la commune, solidaires des jugements; et personne n’eût craint dès lors d’assumer la responsabilité d’une application rigoureuse de la loi. La moralité d’une pareille institution se révèle assez par cette nécessité de méditer sérieusement sur les devoirs du maître, qu'elle imposerait aux habitants de la commune, chargés successivement d’appliquer la peine aux infractions


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 89 à la loi; et le gouvernement, éclairé par l’expérience des conseils coloniaux, eût compris, d’ailleurs, que, dans l’état actuel de nos mœurs, il devait suffire de placer l’esclave sous la protection de l’opinion publique, pour assurer l’exécution complète des règlements sur le régime des ateliers. Nous avons cru, Messieurs, devoir donner quelques développements à cette partie du rapport, afin de faire ressortir les inconvénients qui résultent de la marche législative tracée par l’article 3 de la loi du 24 avril. Nous avons voulu montrer comment le gouvernement de la métropole, entraîné par des influences hostiles aux colonies, a pu céder à des exigences parlementaires, alors qu’il ne trouvait pas dans la loi le point d’appui qui lui eût permis de résister aux passions politiques. Nous avons voulu dire pourquoi les colonies, inquiètes des méfiances de la métropole, et effrayées de cette tendance à les pousser trop rapidement dans une voie que la prudence leur commande de parcourir avec précaution, ont hésité à y marcher quand elles y étaient appelées par des adversaires avoués, et dans un but de destruction qu’on ne prend pas même la peine de leur dissimuler ; nous avons voulu expliquer enfin, par des exemples, comment et à quelle condition l’organisation sociale des colonies pouvait être améliorée par le concours et les efforts simultanés, mais libres, du gouvernement métropolitain et des assemblées locales. Votre commission, Messieurs, a eu surtout pour objet d’indiquer les causes du malaise de la société coloniale. Si elles étaient inhérentes aux vices d’une organisation anormale, oh ! alors on aurait raison, sans doute, de vouloir faire cesser un ordre de choses qui, ne pouvant plus se soutenir, compromettrait également le présent et l’avenir. Mais il n'en est pas ainsi : l’ordre le plus parfait règne à l’intérieur, aucune excitation extérieure n’est parvenue à le troubler. Cette preuve doit suffire. Les évasions même, qu’on avait d’abord présentées sous un jour formidable , et qui ont pu faire craindre la désorganisation des éléments du travail, diminuent pour cesser prochainement : la misère, qui se montre déjà hideuse et déguenillée dans les pays nouvellement émancipés, nous prémunit contre le danger des évasions, et la comparaison que nos esclaves ont pu faire de IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE. 90 leur sort avec celui des nouveaux citoyens anglais nous offre, à cet égard, des garanties de jour en jour plus rassurantes. Les causes de l’agitation des colonies sont extérieures, et n’ont point encore pénétré bien avant dans l’organisme social. Si leur avenir s’efface, c’est qu’on veut devancer le temps des réformes, c’est qu’on oublie que la volonté d’améliorer doit être inséparable de celle de conserver. Des mesures d’amélioration, prises en vue d’un ordre de choses nouveau, ont toujours eu pour effet de désorganiser sans rien préparer. Cette vérité est démontrée par l’examen auquel nous avons soumis les ordonnances législatives de la métropole, et elle ressort évidemment de la marche des événements dans les colonies britanniques. C’est en 1823 que l’Angleterre est entrée dans la voie des améliorations successives pour préparer le régime de la liberté. En 1831, le parlement a admis le principe de l’affranchissement général, et en 1833 l’esclavage était aboli. Il est digne de remarque, Messieurs, que la désorganisation a été plus prompte, les résultats du bill plus désastreux, précisément dans les colonies de la couronne, où le Gouvernement avait toute latitude pour procéder arbitrairement aux améliorations et aux mesures de préparation qu’il a crues nécessaires. Les colonies françaises ont en elles des éléments de vie et de durée, leur avenir peut renaître s’il est possible d’arrêter les causes extérieures qui les désorganisent : mais puisqu’elles sont dans la dépendance de leur métropole, la protection morale et matérielle de celle-ci devient une condition nécessaire de leur existence. Si elle leur fait défaut , si le gouvernement ne croit pas pouvoir tenir d’une main ferme le timon qu’il a ressaisi, s’il doit céder à des influences hostiles, s’il ne peut résister aux exigences du régime représentatif, il est évident que la loi du 24 avril sera bientôt brisée et que la ruine des colonies est inévitable. Mais, dans ce grand naufrage de la société que n’aura pu garantir notre Charte particulière, les droits de la propriété ne seront pas engloutis, et, la grande Charte des Français à la main, nous viendrons hautement les faire valoir.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 91 Ces droits seront respectés parce qu’ils sont aussi la sauve-garde de la société métropolitaine. Une propriété acquise sous la garantie de la loi ne peut être détruite qu’aux conditions de la loi. L’indemnité, telle est cette condition; indemnité juste et préalable, selon les termes de la Charte et le vœu de la justice.

Pour apprécier l’indemnité à laquelle les colonies auraient droit de prétendre, il s’agit de connaître le dommage quelles auraient à souffrir de l’abolition de l’esclavage. Déjà, dans tout le cours de ce rapport, il a été prouvé que la ruine de la propriété serait la conséquence infaillible, inévitable de l’émancipation des esclaves. Quant au droit des colons à l’indemnité mis en doute par la commission dont M. de Tocqueville a été l’organe, nous n’avions pas à le réhabiliter. La légitimité de la propriété coloniale résulte des lois qui l’ont créée, encouragée, excitée : elle est donc aussi inviolable et environnée des mêmes garanties que toutes les autres propriétés. Les conditions et l’étendue de l’indemnité ne souffrent pas plus de contestation : il faut que l’indemnité soit préalable, c’est-à-dire payée avant la dépossession, et juste, c’està-dire égale au préjudice éprouvé. Il n’y a donc de discussion possible que sur l’appréciation de ce préjudice. Nous avons prouvé que la ruine complète de la propriété coloniale serait l’effet infaillible d’une transformation actuelle de la société. Une indemnité égale à la valeur de nos biens se présente dès-lors comme conséquence des projets du législateur. Mais, avant de la tirer des faits établis, permettez-nous, Messieurs, d’ajouter encore à nos démonstrations par le tableau des résultats de l’expérience anglaise dans sa double période. Le bill de 1833 a jeté 500 millions dans les colonies anglaises. Ce capital, entre les mains d’hommes actifs, industrieux et intelligents tels que le sont les Anglais, devait doubler les produits de l’agriculture, et cependant la production a suivi une progression décroissante. Le prix des denrées coloniales s’est élevé proportionnellement à la dé12.

L’indemnité.


DEUXIÈME PARTIE. 92 croissance des produits, et cette excitation ordinairement si puissante est restée sans effet. Il est vrai que l’élévation du prix a pu combler le déficit de la production, mais c’est là une condition favorable que la France ne peut nous offrir. Le sucre de betterave arriverait sur nos marchés pour occuper la place que le sucre de

canne laisserait vacante, Les colons anglais ont voulu suppléer à la force des bras qui leur manquait par la puissance des machines que les nombreux capitaux mis à leur disposition leur permettaient de payer : efforts inutiles ! Alors partout un cri de détresse s’est fait entendre pour réclamer le secours de l’immigration des travailleurs étrangers. Antigue elle-même, chargée d’une population exubérante d’Africains , indiquait l’immigration comme seul moyen de salut, et cela dès le 1 octobre 1834 (1). Pour évaluer d’une manière rationnelle l’importance qu’il faut attacher à la décroissance annuelle des produits, constatée par les états généraux de la douane, et par l'élévation progressive du prix, il faut tenir compte de la nature des cultures et des dispositions du nègre par rapport aux diverses phases de la production coloniale. Le cafier produit tant qu’il ne meurt pas, et il a la vie ordinaire et longue des arbres fruitiers : ce qui explique comment Haïti produit encore du café. La canne se coupe et produit tant qu’elle peut renaître par ses rejetons : ce qui a lieu plusieurs années seulement dans nos Antilles, et indéfiniment dans quelques localités er

privilégiées. La récolte du café n’est nullement pénible ; celle de la canne est pour l’esclave presque une époque de repos, et toujours un temps de contentement; il aime à récolter et à fabriquer le sucre, parce qu’alors il a toute facilité de satisfaire abondamment un de ses goûts dominants. L’apprentissage anglais n’a duré que quatre ans ; on doit considérer, dès lors, qu’il ne s’agissait guère, durant cette période, que de récolter les fruits du travail esclave.

(1) Précis de l’abolition, etc. page 105.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 93 L'élévation des prix était, d’ailleurs, un stimulant de ne rien laisser perdre; le planteur, par ce motif et à l’aide des capitaux que l’indemnité lui avait fournis, a dû, il a pu faire de grands sacrifices pour réaliser ses récoltes. Tout ceci explique donc, Messieurs, comment le déficit de la production, toujours croissant, il ne faut pas l’oublier, n’a pas été cependant plus considérable que ne le présentent en effet les étais statistiques de la do uane. Mais il n’en est pas moins évident que ce déficit, toujours croissant, conduisait inévitablement à l’anéantissement de la production. Le fruit du travail esclave eût été bientôt épuisé ; et, d’ailleurs, les capitaux de l’indemnité, absorbés enfin, n’eussent plus permis d’obtenir un travail quelconque par l’appât d’une forte rémunération (1).

Mais il faut arriver à la période du régime de la liberté sans condition, car le système de transition n’est qu’un court passage pour y conduire ; voyons donc la condition actuelle des propriétaires anglais et celle que l’avenir leur prépare. Leur triste position, la fatalité qui les emporte, sont peintes en traits lumineux par les aveux officiels de lord John Russel au parlement britannique, et par la circulaire

(1) Le déficit n’a pas été partout dans une même proportion; nous en avons déjà dit ailleurs le motif, et nous en avons même tiré la preuve que l'Angleterre avait tenté de lutter contre la nature des choses ; mais, pour apprécier la situation dans laquelle un système analogue à l’apprentissage doit placer les colonies françaises, il faut raisonner sur les données que fournit la Jamaïque, celle des possessions émancipées qui présente le plus de rapport avec la Martinique et la Guadeloupe. La moyenne des produits en sucre des quatre dernières années de l’esclavage (1830 1833), est de 88,029 boucauts, 9,276 tierçons et 3,952 barils ; et, en 1836, le produit n’a été que de 61,644 boucauts, 7,707 tierçons 2,497 barils : ainsi le déficit a été de plus de 25 p. 0/0 ; mais ce qu’il y a surtout d’effrayant, c’est la décroissance annuelle des produits : en 1834, 77,801 boucauts ; en 1835, 71,017 boucauts, et en 1836, 61,604 boucauts. Là s’arrête la statistique officielle publiée par ordre du ministre la marine ; mais nous savons que cette progression décroissante avait déjà réduit les récoltes de 50 p. 0/0 à la fin de l’apprentissage. Certes, personne ne peut mettre en doute que la production fût devenue bientôt impossible aux producteurs de la Jamaïque, et telle serait avant longtemps la condition des planteurs français, alors même que l’on voudrait admettre que le système de transition pût être de longue durée.


DEUXIEME PARTIE. aux gouverneurs des colonies, et dans laquelle est écrit cet arrêt : « Désormais nous devons demander du sucre aux Indes « orientales (1). » 94

Lord John Russel a pu dire, a cru peut-être, que l’émancipation du travail dans les colonies ne sera pas préjudiciable aux intérêts généraux de l’État, n’arrêtera pas le mouvement progressif de la civilisation, ne compromettra pas le bien-être matériel des populations émancipées ; au temps à justifier ses prévisions. Mais, sous le point de vue de la propriété des colons, quant à ceux qui possédaient des esclaves, sa déclaration est acquise ; de son aveu même, la ruine complète des propriétaires est la conséquence du bill d’émancipation. La France, si elle veut suivre l’exemple de l’Angleterre, ne le peut, loyalement et légalement, qu’en indemnisant le propriétaire français du préjudice qui résulterait pour lui de la dépossession de ses esclaves. Le gouvernement n’admet pas sans restriction, il est vrai, la maxime du rapport de M. de Tocqueville, que « la « possession de l'esclave a toujours été et est encore illégitime ;» il reconnaît que le travail de l’esclave est la propriété légale, et dès lors légitime du colon (2). L’opinion de la commission consultative est aussi qu’une indemnité raisonnable , suffisante et loyalement appréciée, est une condition de l’émancipation des esclaves (3). Cependant, le gouvernement veut que l’indemnité allouée au propriétaire que l’État aurait dépossédé par voie d’expropriation forcée, soit remboursable au moyen d’une retenue sur le salaire de l’esclave libéré (4). La commission consultative n’entend ausssi allouer l’indemnité qu’à titre d’avance remboursable en intérêts et capital (5) ; bien plus, elle s’enquiert des moyens d’échapper à cette condition qu'elle a établie d’une indemnité raisonnable, suffisante et loyalement appréciée, car elle de-

(1) (2) (3) (4) (5)

Voir ces deux documents officiels à la suite du rapport, note C. Dépêche ministérielle du. 18 juillet 1840, page 4. Idem, page 20. Idem, pages 20 et 21. Idem, questions 10, 11 et 12, relatives au deuxième système, page 25.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 95 mande à quelle époque l’esclavage peut être aboli, sans stipulation d’une indemnité quelconque (1).

Mais le travail de l’esclave est la propriété du maître : ce droit est légal et indéfiniment acquis, cela est admis et ne saurait, d’ailleurs, être contesté. La cessation de ce droit, de par l’autorité de la loi, constituera toujours une expropriation forcée, quelle que soit l’époque que l’on détermine. Il est incontestable aussi que le salaire est une charge de la production : l’augmenter pour couvrir les frais de l’indemnité, obliger ainsi la propriété à supporter celle allouée au propriétaire dépossédé, il est fâcheux d’avoir à le dire, mais ce ne serait qu’une amère déception. Qu’on indemnise le maître en lui laissant pendant un temps quelconque la jouissance du travail de son esclave, qui est sa propriété légitime, qui constitue pour lui un droit indéfiniment acquis, ou qu’on lui fasse rembourser, à titre de salaire, ce qu’on aurait eu l'air de lui donner pour compenser le préjudice qu’on lui aurait fait éprouver, nous n’avons pu y voir qu’une erreur, car il n’a pu nous venir à la pensée que ce fût un moyen indirect d’échapper à cette condition d’une indemnité raisonnable, suffisante et loyalement appréciée, admise par la commission consultative et par le gouvernement du Roi. Il est bien certain que l’abolition de l’esclavage, quelque soit le système suivi, aura pour résultat ou la cessation complète du travail, ou une diminution qui le rendrait insuffisant-, dans l’un et l’autre cas, la ruine de la propriété en sera la conséquence. Telle est la conviction profonde des colons, et cela est démontré d’une manière irréfragable par ce fait accompli aujourd’hui de l’expérience anglaise : la seule indemnité suffisante et loyale est donc celle qui comprendra, avec le prix de l’esclave, la valeur du fonds. Mais il doit être bien entendu que les colons ne la réclament qu'en désespoir de cause; jamais, et dans aucun cas, ils ne voudraient encourir le reproche d’avoir vendu leur pays. Si le gouvernement se refuse à les croire, lorsqu’ils affir-

(1) Dépêche ministérielle du 18 juillet 1840, question 12, second système, page 23.


DEUXIÈME PARTIE. 96 ment que la transformation sociale n’est possible que par la marche naturelle des choses, c’est qu’il a, sans doute, la conscience de sa force, et qu’il admet la conservation du travail. Eh bien! dans cette hypothèse, dont la justice veut qu’il coure seul les chances, il doit se substituer au propriétaire. L’indemnité ne constituerait, dès lors, qu’une simple acquisition, et le trésor ne supporterait aucun sacrifice. L’État devenu propriétaire des bras et du sol, le Gouver nement aurait toute liberté d’action pour constituer la propriété sur des bases nouvelles, réaliser ses vues et assurer la rentrée de ses avances. En présence de l’opposition formelle des colonies, toute indemnité qui ne comprendrait pas la valeur totale des esclaves et du fonds ne serait qu’une spoliation. Le raisonnement et les faits le démontrent également : la société coloniale ne présente pas les conditions indispensables du travail salarié et de la concurrence individuelle ; aucun système de transition ne présente les garanties qu’on prétend y attacher de sécurité, de travail et surtout de durée suffisante. Des mesures d’amélioration ou de préparation, prises en vue d’une organisation nouvelle, ont toujours pour résultat inévitable de compromettre également le présent et l’avenir. Toute émancipation ou partielle ou graduelle ne serait jamais qu’un passage fort court, et peutêtre orageux, pour arriver au travail libre. Par ces motifs, la Commission vous soumet, Messieurs, la résolution suivante, qu’elle propose à votre adoption : L’abolition de l’esclavage, soit partielle ou graduelle, par décision législative, établit le droit des colons à une indemnité qui, pour être juste aux termes de la Charte, doit être complète et comprendre les esclaves et le fonds, c’est-à-dire la valeur totale de la propriété que la loi aurait détruite en la frappant dans l’une de ses parties.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 97 discussion sur les conclusions de ce rapport a eu lieu La dans deux séances du conseil colonial des 23 et 2 4 décembre 1840. Un membre a proposé d’ajouter à ces conclusions les résolutions ci-après :

1° Que le système des améliorations est celui qu’il convient d’adopter; 2° Que les améliorations mentionnées dans l’article 3 de la loi du 24 avril 1833, et tout ce qui concerne le régime intérieur des colonies, doit être réglé par décret ; 3° Que, dans le cas où l’abolition serait un parti pris, la justice exige que l’essai du nouveau système ne se fasse pas aux risques et périls des colonies, mais aux risques et périls de l’État; que, dès lors, la métropole doit commencer par statuer sur l’indemnité. Cette proposition a été rejetée par la majorité du conseil colonial. La même majorité a ensuite adopté comme conclusions du rapport qui précède, les six résolutions suivantes : 1° Le maintien des institutions coloniales est garanti par la charte et par la loi du 24 avril 1833. 2° Le problème du travail salarié et de la libre concurrence est insoluble avec les données actuelles de la société coloniale ; 3° Tout système transitoire est mauvais de sa nature et ne saurait avoir de durée. 4° La transformation sociale des colonies ne peut se faire utilement que par la marche naturelle des choses.

5° L’examen approfondi des trois systèmes d’émancipa tio proposés démontre que le temps n'est pas venu d’abolir l’esclavage. 6° L’abolition de l’esclavage, partielle ou graduelle, par décision législative, établit le droit des colons à une indemnité préalable, qui, pour être juste, aux termes de la Charte, doit être complète et comprendre les esclaves et le fond, c’est-à-dire la valeur totale de la propriété, que la loi aurait détruite en la frappant dans l’une de ses parties.

IIe PARTIE.

13


DEUXIÈME PARTIE.

98

ANNEXES DU

RAPPORT

DE

M. DE CHAZELLES.

NOTE

PASSAGE D’UN INQUIRING

ÉCRIT INTO

A.

DE M. BROUGHAM, AYANT POUR TITRE : THE

COLONIAL

POLICY

OF

THE

«

AN

EUROPEAN

POWERS (1). »

Il a été mille fois répété, il est prouvé jusqu’à l’évidence, que les besoins de l’homme à moitié civilisé sont peu nombreux et peuvent être facilement satisfaits, surtout s’il habite une terre fertile et vit sous un climat qui, par sa température, le porte à la paresse et au repos. La nourriture devient alors le premier, ou, pour mieux dire, le seul de ses soins ; et comme une heure de travail sur vingt-quatre suffit pour la lui procurer, sa faim n’est pas plus tôt apaisée, qu’il s’endort nonchalamment sans penser au lendemain. Dans une telle position, l’homme perd de sa force morale et physique, regarde comme le plus insupportable des maux toute occupation qui exerce l’esprit ou fatigue le corps. Les voyageurs qui ont parcouru l’Afrique et les Antilles sont d’accord sur ce point. Les renseignements qu’on a réunis, les témoins qui ont été entendus, les inductions qu’on peut tirer de l’histoire comparée de l'état actuel de la civilisation dans ces deux contrées, tout prouve que le nègre ne travaille point s’il n’y est obligé : il est donc clair que ce ressort, le seul qui ait quelque prise sur lui, cesserait d’agir dès que l’autorité du maître, dont il dérive, serait

(1) Ce passage est reproduit dans un mémoire sur le rétablissement de SaintDomingue, publié en 1814, à la fin du deuxième volume de l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, par M. Moreau.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. 99 anéantie. Présentez à ce même nègre les charmes d’une vie active, et son influence sur le bonheur, vous lui parlez un langage qu’il ne comprend pas. L’idée d’un plaisir acheté par des peines n’offre à son esprit qu’une contradiction. Le travail volontaire salarié, cette impulsion que nous nommons industrie, quelque simple qu'elle nous paraisse à nous qui sommes accoutumés à ses efforts, est cependant l’un des résultats de la raison perfectionnée, totalement inconnus aux sauvages tribus de l’Afrique. Le nombre des individus qui naissent ou deviennent esclaves dans cette partie du monde surpasse du triple ceux qui sont libres. Jamais on n’y a vu un homme, par suite d’une convention, vendre son travail. Ceux qui n’ont point d’esclaves ne travaillent que pour fournir à leurs besoins les plus indispensables, ou afferment les esclaves des autres, s’ils peuvent les payer. Les hommes qui ont des esclaves ne songent jamais à travailler eux-mêmes. Supposons pour un moment que les nègres sont libres , et examinons, d’après cette hypothèse, quelle sera leur position et celle des blancs. D’abord, si l’on décide que les premiers, quoique émancipés, seront néanmoins forcés de travailler, il faudra donner aux seconds le droit de les y contraindre par la force, puisque l’expérience a démontré l’insuffisance de tous les autres moyens. Mais il est évident que les deux moteurs à l’aide desquels on cherche à exciter l’industrie (le châtiment et le salaire) sont incompatibles, dérivent de deux principes différents, et donnent naissance à des mœurs et à des résultats opposés. D’ailleurs, il n’est pas aisé de comprendre par quel système de législation, par quels règlements de police, on pourra empêcher que, dans un pareil état de choses, les blancs n’abusent de leur Autorité, ou les nègres de la force qui naît de la supériorité lu nombre. En outre, ce ne serait rien que de déterminer les droits et les devoirs des deux classes ; il faut à tous les systèmes le secours du temps et de l’expérience. Jusque-là, les plans les plus sages, les dispositions les plus prévoyantes, ne sont encore que des êtres de raison. En admettant que les blancs consentiraient à vivre sous un pareil régime, la moitié de l'ouvrage resterait à faire : il faudrait aussi que les Africains 13


100

DEUXIÈME PARTIE.

subissent un changement total dans leur organisation ; qu’on les rendît doux, humains, laborieux; qu’on leur inspirât le sentiment de la justice ; qu’on leur apprît à connaître le prix de l’ordre et du travail. Avant de donner aux hommes des lois et des règlements, il faut faire qu’ils soient assez éclairés pour en sentir l’importance et la nécessité. Le climat, la constitution physique, les habitudes, les mœurs, les événements imprévus, le hasard, mettent des bornes aux décrets du despotisme, et arrêtent le génie du législateur, malgré la plénitude de sa puissance. En vain emploierait-on tous les moyens possibles de concilier les droits du propriétaire blanc et les priviléges du cultivateur nègre, tant que celui-ci conservera sur son front la marque imprimée par la nature, tant que sa caste l’emportera sur l’autre par le nombre et la force du corps, l’identité de couleur et d’intérêt réunira tous les noirs contre les blancs. Il n’y aura entre les deux classes ni confiance ni stabilité. Cependant le magistrat, quel qu’il soit, penchera naturellement pour sa caste; et, quand il serait vraiment impartial, comment le persuader à l’autre? On peut donc être assuré que le nouveau système entraînera une foule d’abus qu’aucune autorité ne pourra prévenir, et un état social infecté de vices et de maux auxquels la législation ne saura jamais remédier. Les modifications dans le régime colonial, résultant de l’abolition de la servitude, seraient plus dangereuses qu’utiles, en ce quelles fourniraient aux nègres des occasions plus fréquentes de troubler la paix de la colonie sans rendre leur condition meilleure. S’il faut que ceux-ci travaillent, quel que soit le mode qu’on adoptera, il importe à la métropole, à la colonie, aux nègres mêmes, que l’esclavage soit rétabli. Le quart, le tiers, dans le revenu de l’habitation ne leur procurera pas les avantages qu’ils retirent d’une administration paternelle et prévoyante. D’ailleurs, comment cette portion sera-t-elle prélevée? de quelle manière se fera la répartition? L’atelier seul, sans l’intervention du propriétaire, sera-t-il chargé de ce soin ? Aura-t-on égard à l’âge, au sexe, aux infirmités ? Distribuera-t-on les lots par famille, ou à chaque individu selon son travail ? Le règlement s'é-


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

101

tendra-t-il à toutes les habitations ? La différence des cultures, l’éloignement des villes principales, n’y apporterontils aucun changement? Ces questions, et une foule d’autres, qu’il est inutile de rappeler ici, prouvent qu’en supposant le projet praticable, les suites en seraient si inévitablement fatales, qu’on ne peut pas être fâché des nombreuses difficultés qui s’opposent à son exécution.

NOTE B.

ÉVALUATION QUE

DES

DÉPENSES

L'ENFANCE

DE

ET

DES

L’ESCLAVE

SACRIFICES

COÛTE

DE

TEMPS

AU MAÎTRE.

Le sucre étant la seule production importante de la colonie, ce sont les esclaves employés à la culture de la canne qu’il faut prendre pour base des évaluations. Le premier mode d’émancipation laisserait l’enfant à la charge du maître jusqu’à l’âge de 12 ans ; ce n’est guère qu'à cet âge, en effet, que l’on peut compter sur un travail productif. De 8 à 12 ans, on emploie les enfants à garder les moutons, puis les vaches et les bœufs; mais les animaux sont soignés par les laboureurs et les voituriers ; les troupeaux sont gardés par des esclaves, qui suffisent seuls à cet emploi. Si on leur adjoint des enfants, dont le nombre est toujours illimité, c’est pour les accoutumer de bonne heure à la règle et à la discipline de l’atelier. Après l’âge de 12 ans, les enfants sont consacrés à des travaux légers, lorsqu’ils ne sont pas employés aux voitures et aux charrues : c’est alors seulement que leur travail devient productif (1). Il s’agit donc d’évaluer les sacrifices du maître jusqu’à ce que son esclave ait atteint sa 12 année. D’abord il faut lui tenir compte du temps perdu de la mère. e

(1) Ce n’est qu'à quatorze ans que les esclaves sont soumis au droit de capitation ; avant cet âge, ils ont été jusqu’à présent exempts de tout impôt.


102

DEUXIÈME PARTIE.

Aussitôt qu’une femme se déclare enceinte, elle est envoyée au petit atelier; elle y travaille quand et comme bon lui semble, c’est dire qu'elle y travaille peu ou pas du tout. Sa présence y est exigée comme moyen de surveillance et de police. Les négresses se déclarent enceintes aussitôt quelles peuvent le soupçonner ; cela se conçoit aisément : pour le maître le temps de la grossesse est donc de sept mois au moins, sans parler des abus (1). Si cependant l’on veut considérer que le travail de la femme grosse vaut encore quelque chose, on réduira à 5 mois seulement, au lieu de 7, le temps perdu pendant la grossesse, ci. 5 mois. Dans les cas ordinaires, l’esclave retourne au travail trois mois après les couches ; mais il faut compter quatre mois à cause des acci4 mois. dents (2) Dans les huit autres mois de la première année, la nourrice en perd bien deux au moins à l’hôpital, pendant les maladies si fréquentes de l’enfance, .............. .2 mois. Les petites nourrices (ainsi sont désignées les femmes dont le nourrisson a moins d’un an) vont à l’atelier une heure et demie le matin et une heure et demie l’après-midi après les autres esclaves ; elles n’y restent donc que six heures chaque jour. Pendant ce temps, elles sont toujours par moitié auprès de leurs nourrissons, pour l’allaitement et les soins de propreté. Leur travail se trouve ainsi réduit à trois heures chaque jour. Six heures de perA

.11

REPORTER.......

mois

(1) Il arrive souvent qu’on s'aperçoit, au bout de sept ou huit mois, que la négresse n’est pas enceinte ; très-souvent la grossesse se prolonge huit, neuf, dix mois après que la femme l’a déclarée. (2) Sur quelques habitations, on ne donne que six semaines après que la femme est relevée de couches ; mais on ne l’emploie, pendant les deux ou trois mois suivants, qu’à des travaux légers : l’usage de donner trois mois prévaut généralement aujourd’hui.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE.

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REPORT......11 mois. sur neuf, pendant six mois, donnent (1) 4 mois. dues Pendant la deuxième année de l’allaitement, la mère perd bien encore deux mois à soigner son enfant à l’hôpital, ci..........2 mois. La négresse dont le nourrisson est âgé de plus d’un an se rend au travail une heure le matin et une heure l’après-midi après les autres esclaves, ce qui réduit sa journée de travail à sept heures, dont trois au moins sont consacrées aux soins de l’allaitement et de propreté : perte de temps dans les dix mois de la deuxième année, à raison de quatre heures de travail par jour au lieu de neuf, ci. 5 mois 5/9. Après l’âge de deux ans, les enfants sont soignés par l’hospitalière de l’habitation ; mais , pour peu que la maladie soit grave, la mère est appelée auprès de son enfant. Certes on restera bien au-dessous de la réalité en portant à un mois et demi le temps ainsi perdu dans les dix années qui suivent l’allaitement. 1 mois 4/9. En outre, une femme grosse ou une gardienne est préposée à la surveillance des nourrissons dans les petites tentes ou dans l’ajoupa qui sert à les tenir à l’abri. A la moindre apparence de mauvais temps, les nourrices emportent leurs enfants. Si le temps est menaçant dès le matin, les nourrices ne sortent pas de leurs cases de toute la matinée ; il en est de même l’après-midi. Toute cette perte de temps, et bien d’autres circonstances dont profitent les mères, ne sauraient être appréciées d’une manière précise; il n’en sera fait mention que pour mémoire Mémoire. Il en sera de même du temps de la femme

A

24 mois.

REPORTER.........

(1) La réalité est quelles ne travaillent presque pas.


104

DEUXIÈME PARTIE.

REPORT.........24 mois. qui soigne les enfants et les garde jusqu’à ce qu’ils soient envoyés aux bestiaux, c’est-à-dire pendant au moins six ans.........Mémoire Nous ne comptons pas non plus le temps perdu par suite des maladies fréquentes qui ont pour cause la grossesse, l’allaitement, les .Mémoire. couches, etc. (1)............

24 mois. La perte de temps représente donc au moins deux années du travail de la mère, que nous allons évaluer en argent. Une sucrerie de quatre-vingts travailleurs (ce qui suppose un atelier de cent cinquante esclaves), placée dans des conditions ordinaires de fertilité, produit 100,000 kilogrammes de sucre, soit 1,250 kilogrammes par travailleur; mais c’est de vingt à quarante ans que l’homme est susceptible de produire davantage : on ne s’éloignerait donc pas de la réalité en portant à 1,500 kilogrammes le produit annuel de chaque individu de la catégorie de vingt à quarante ans. Ce chiffre ne représente pas cependant la moyenne du produit, que l’on doit établir ainsi qu’il suit sur les données officielles de la statistique de la Guadeloupe pour l’année 1839. La population travaillante, c’est-à-dire celle de quatorze à soixante ans , affectée à l’industrie sucrière, est de 37,000. Il faut en déduire les esclaves employés comme domestiques, artisans, etc. au moins le dixième; mais il y aurait lieu d’y ajouter les enfants de treize ans et quelques vieillards de soixante ans et au-dessus, qui ont un emploi quelconque relatif à l’exploitation des sucreries, ce qui peut porter, en chiffre rond, à 34,000 le nombre des esclaves affectés spécialement à la culture de la canne et à la fabrication du cucre, dans tous les emplois qui y ont rapport, soit directement, soit d’une manière indirecte.

(1) Les planteurs comptent que la naissance et l’éducation de chaque enfant coûtent trois années du temps de la mère ; ils ne se trompent guère.


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105

La production moyenne de la Guadeloupe pendant les cinq dernières années (1835 à 1839) est de 34,263, 322 kilogrammes, représentant le travail annuel des 34,000 travailleurs Ainsi chaque individu produit donc 1,000 kilogrammes de sucre brut. Si l’on considère que la période de la vie des femmes que la nature consacre à la reproduction (de 20 à 40) est précisément celle où le travail est nécessairement plus productif, que d’ailleurs les mères qui ont le plus d’enfants sont précisément les sujets les mieux constitués et les plus valides, on devrait peut-être porter le produit des individus de cette catégorie à 1,500 kilogrammes de sucre; mais nous ne nous arrêterons qu’au chiffre de 1,000 kilogrammes de sucre brut, représentant la moyenne du fruit du travail annuel, sans désignation spéciale de catégorie. Nous admettons cette base pour ne pas encourir le moindre reproche d’exagération. La perte des deux années du temps de la mère représente donc 2,000 kilogrammes de sucre, à 50 francs les 100 kilogrammes, soit..........1,000f 00 Il est des dépenses qui ne varient pas, quelle que soit la production. Il en est d’autres (1) qui, tenant à la production même, augmentent ou diminuent dans le rapport des produits : il y a donc lieu de déduire celles-ci comme suit : c

1° Les frais de vente et de transport, l’impôt colonial, le magasinage, etc., 35 fr. 50 cent, pour 500 kilogrammes de sucre, soit pour 2,000 kilogrammes...........142f 00 2° Le travail des animaux dans le rapport des frais de remplacement, qui sont de 3,100 francs pour une habitation de 100,000 kilogrammes, soit pour 2,000 kilogrammes.............62 00 3° L’usage de la mécanique et de

c

A

REPORTER............204 00

1,000 00

(1) Celles, par exemple, relatives aux esclaves, aux bâtiments, etc. IIe PARTIE.

14


106

DEUXIEME PARTIE REPORT..................204f

00 1,000f 00 c

l’usine dans le rapport de l’entretien annuel, évalué à 1,566 francs pour 100,000 kilogrammes, soit pour 2,000 kilogrammes..............31 30 4° Idem des charrues, voitures et ustensiles, à 1,000 francs par an pour 100,000 kilogrammes, soit pour 2,000 kilogrammes...........20 00 5° Le coût de quatre futailles à sucre à 15 francs........... .60 00

c

315 30

RESTE..............684 70

Cette somme de 684 francs 70 centimes serait productive d’intérêts à partir de la seconde année de l’enfant, c’est-à-dire pendant dix ans, soit.............342 30 Perte de temps de la mère, évaluée à.......1,027 00 Frais de couches.

Quand l’accouchement se présente difficile, un médecin est appelé ; si l’accouchement est labourieux, c’est un médecin qui le fait, et le maître n’en est pas quitte à moins de 200 francs, à moins que l’abonnement ne comprenne les opérations de toutes sortes, ce qui en augmente le prix. Le médecin n’est appelé qu’accidentellement, mais une sage-femme est toujours présente, et nous ne voulons tenir compte que des frais ordinaires : Sage-femme..............10f Sa nourriture pendant dix jours (au moins un repas chaque jour)...........5 Nourriture de la mère et de l’enfant pendant trois semaines ; luminaire, linge, médicaments, etc..............35 50 Plus l’intérêt du déboursé pendant douze ans................. .30 A

80 00

1,107

REPORTER..............

00


CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. REPORT.............1,107

107 f

00

c

Il serait trop long d’énumérer toutes les dépenses qu’entraîne cet article, si tout était compté : morue, riz, farine de manioc, farine de froment pendant l’allaitement; pain, vin, aliments succulents pendant les convalescences ; sucre, sirop, vesou, canne ; gratification et temps donnés à la mère ; sa part plus abondante dans toutes les distributions, etc.; nous arriverions peut-être à un chiffre qu’on ne voudrait pas admettre. La dépense sera donc établie sur la base d’une nourriture suffisante, avec les aliments les moins coûteux, et nous resterons ainsi bien au-dessous de la réalité. Deux livres de morue par semaine, à 20 centimes..............0f 40 Un pot et demi de farine de manioc, à 60 centimes..............0 90

Nourriture

c

Par semaine, 1 franc 30 centimes ; pour un an, 67 francs 60 centimes ; pendant douze ans...........811f 20 Intérêt moyen de ces douze années, soit six ans à 5 p. 0/0...............243 36 (1) 1,054 56 c

A

........2,161 56

REPORTER.......

(1) Il y aurait une manière plus exacte d’apprécier ce que coûte la nourriture de chaque individu. Une habitation de cent nègres faisant deux cents barriques de sucre obtient ce produit dans cinq jours de travail, par semaine ; le sixième jour est donné aux nègres pour travailler leurs jardins. La terre et le temps accordés aux nègres représentent le cinquième du produit de l’habitation, soit quarante barriques à 250 francs........10,000f 00 Dont il faut déduire tous les frais de vente, coût de futailles, et autres dépenses nécessitées par une augmentation de produit que nous avons déjà évaluée, pour quatre barriques, à 342 francs 33 centimes, soit..........3,423 30 9,576 70 Dépenses pour les vivres consommés par l’atelier chaque année, et que l’on peut évaluer à................5,000 00 Ces vivres sont pour les vieillards, les enfants et les malades. Cette dépense existe nonobstant la journée donnée aux travailleurs valides, pour leur tenir lieu de l’ordinaire. TOTAL pour 150 esclaves..............11,576 70

14.


DEUXIÈME PARTIE.

108

REPORT............2,161f 56

c

Vêtements

Deux rechanges par an ou quatre aunes de toile, conformément aux ordonnances, à 1 franc 80 centimes l'aune (prix dans la colonie), pour douze ans, ci............86f 40

c

Intérêt moyen, soit pendant six ans , à 5 p. 0/0...........25 92 Médecin.

112 32

1,000 francs par an pour cent cinquante nègres, ou pour chaque individu, 6 francs 66 centimes pour douze ans 79f 92

c

Intérêts.............23 99

103 91 2,377 79

Chance de vie.

En admettant la perte d’un individu sur trois, et six ans pour la vie moyenne de celui qui succombe, les dépenses seront pour ce dernier : 1° La perte du temps de la mère est la même, intérêts compris............1,027f 00

c

2 Frais d’accouchement avec les intérêts.............80 00 3° Nourriture, vêtements et frais de médecin pendant six ans, ci................635f 39 La dépense ne devant être remboursée que la douzième année, il faut 0

c

A

....635 39

REPORTER.....

1,107 00

Ou pour chaque individu, 77 francs 17 centimes ; multipliant cette somme par douze et y ajoutant l’intérêt moyen, c’est-à-dire pendant six ans, nous trouverons celle de 1,203 francs 85 centimes au lieu de 1,054 francs 56 centimes ci-dessous. Ce sont les enfants qui consomment la plus grande part des vivres : jusqu’à ce qu’ils soient envoyés au petit atelier, ils sont nourris à la maison du maître, ou bien les mères reçoivent l’ordinaire pour eux ; quant aux vivres consommés à l’hôpital, les enfants et les mères qui les soignent en prennent encore la plus grande part. Le mode de la journée est plus onéreux pour le maître que celui de l'ordinaire voulu par les ordonnances, mais il est plus profitable aux esclaves, surtout sous le rapport de la moralité et de la civilisation : le maître y trouve d’ailleurs cet avantage que l’esclave tient plus à l'habitation en raison de ce qu’il y possède,


109

CONSEIL COLONIAL DE LA GUADELOUPE. f

c

REPORT.................635 39

calculer d’abord l’intérêt moyen des six premières années, soit 95f 32 et y ajouter l’intérêt des six 190 64 dernières années

f

1,107

c

00

c

285 96

921 35

des dépenses pour l’individu qui succombe (1).......................2,028 35 TOTAL

Dépenses et sacrifices du maître pour deux enfants qui survivent, évalué pour chaque individu à 2,377 francs 79 centimes, soit............4,755f 58 Idem pour celui qui succombe................2,028 35

c

de ce que coûte au maître l’enfance et l’éducation de deux survivants......6,783 95

TOTAL

Ou pour chaque enfant à l’âge de douze ans. 3,391 96 S’il fallait tenir compte, en outre, du temps de la mère perdu pour le maître par suite de grossesses qui n’ont jamais existé, d’avortement, de fausses couches, d’accidents de toutes sortes qui tiennent à l’enfantement, et qui occasionnent des dépenses considérables, fréquemment renouvelées; faire état des frais particuliers de médecin pour les couches laborieuses et les maladies qui en sont la suite ordinaire ; apprécier les chances de vie pour la mère et mettre en ligne de compte le prix des femmes qui succombent, ajouter l'intérêt de toutes ces dépenses, de toutes ces pertes; établir enfin l’intérêt combiné de la dépense totale, on arriverait à une somme énorme.... Les tracas du maître, ses inquiétudes et ses veilles, comment les apprécier en argent? (2)

(1) Les chances de vie dans les colonies, pour les enfants, sont au moins de deux sur cinq. (2) Il est une infinité d’objets de détail omis, parce qu’ils ne peuvent être appréciés rigoureusement, ou qu'il eût été trop long d’en faire état : par exemple, c’est jusqu’à l’âge de sept ou huit ans que les maladies sont plus fréquentes et demandent des secours prompts et énergiques ; les enfants devraient donc figurer pour une part plus forte dans les frais de médecin, de médicaments et des dépenses de l’hôpital, dont il n’a même pas été fait mention, fies nègres ont de la terre et une journée par semaine, outre le dimanche


110

DEUXIÈME PARTIE.

On se demandera peut-être comment il se fait que le prix d’an nègre, dans la force de l’âge, soit de 2,000 à 2,200 francs, celui d’une négresse de 1,800 à 2,000 francs si un enfant de 12 ans représente une valeur de plus de 3,300 francs. Ce fait, qu’il est facile d’expliquer, prouve combien peu les faiseurs de projets d’émancipation comprennent les colonies. Sans doute le planteur ne se soumettrait pas à tous les sacrifices, à tous les soins qu’entraîne l’éducation des enfants, s’il n’en faisait qu’un objet de spéculation mercantile ; mais, indépendamment des sentiments de l’humanité, on ne doit pas perdre de vue que les enfants sont l’avenir de la propriété. Les planteurs savent qu’ils ne peuvent compter que sur les naissances pour conserver les éléments du travail ; en conséquence, il n’est pas de sacrifices, pas de soins auxquels ils ne se soumettent pour atteindre ce but de conservation. Que les véritables philanthropes y pensent !....

pour subvenir à leur nourriture, quand ils sont valides et en temps ordinaire ; cependant la mère qui soigne son enfant à l’hôpital reçoit deux repas par jour. Si la maladie se prolonge, le temps du maître est perdu ; mais celui de la mère (sa journée de chaque semaine), il faut bien le lui rendre, parce que ce temps est destiné à pourvoir à ses besoins, et que rien n’en doit être retranché. Il y a donc une foule de causes de dépenses qui n’ont point été évaluées. Les frais de logement n’ont point été compris non plus dans la dépense


CONSEIL COLONIAL

DE LA GUYANE FRANCAISE. SESSION DE

1840.

— SÉANCE DU

19

JANVIER

1841

(1).

Commission : MM. MALIN, SAUVAGE, DE SAINT-QUANTIN, MARTIN, DÉJEAN.

Le conseil colonial de la Guyane française, assemblé en session extraordinaire par l'arêté de M. le gouverneur, en date du 15 septembre 1840, Appelé, par le Gouvernement du Roi, à donner son avis sur des projets d’émancipation générale des esclaves, se félicite d’abord qu’une question aussi grave soit enfin sortie des mains inhabiles ou malveillantes qui prétendaient la faire trancher au gré de leur impatience, dans des vues étroites d’un intérêt privé. Le conseil colonial, plein de confiance dans la sagesse du Gouvernement du Roi, repousse tout sentiment d’inquiétude exagérée, et, sans illusions sur la portée des exigences de la métropole à l’égard des colonies, émet son opinion sans préjugés, sans passion, mais avec franchise et fermeté. S’il n’entre pas dans l’examen minutieux de toutes les questions posées, il désire que ses intentions ne soient pas incriminées.

(1) Le texte de cette délibération avait été préparé par une commission de cinq membres.


112

DEUXIÈME PARTIE.

Il lui a paru plus urgent, en effet, de fixer sa principale attention sur les points dont la gravité emporte à sa suite tous les accessoires. Le conseil déclare qu’il considère l’importante et difficile question de l’abolition de l’esclavage comme totalement défigurée par des discussions abstraites et idéologiques, qui, à force de répétition, ont fatigué et égaré les esprits les plus éclairés : il n’en reconnaît ni l’urgence, ni l’opportunité ; Que l’esclavage est un fait social qui a pris naissance dès l’origine des sociétés ; qu’il s’est modifié suivant les époques et les peuples, et qu’il disparaît naturellement avec les institutions dont il était la conséquence; Que l’abolition de la traite et l’empressement des colons à entrer d’eux-mêmes dans la voie des affranchissements, devaient l’anéantir de fait dans les colonies, à l’aide du temps. Le conseil se refuse à reconnaître qu’une société coloniale qui se soutient et qui résiste à tous les genres de périls et d’alarmes, à des attaques réitérées, à des combibinaisons perfides qui, sous le masque de la philanthropie, remuent les passions, excitent à des désirs mal définis, et appellent à l’insurrection et à la révolte; qui survit néanmoins aux embûches qui lui sont tendues de toutes parts, et à des éléments aussi énergiques de dissolution, soit une monstruosité qu’il faille étouffer sans pitié. L’esclavage des noirs, qui forme la constitution actuelle des colonies, est l’œuvre de la France, qui l’a établi dans son seul intérêt. Elle en a profité et en profite encore; elle ne peut en répudier les conséquences. Il a été maintes fois prouvé que cet état social, où le maître, à côté des avantages de sa position, a des devoirs rigoureux à remplir et des charges considérables à supporter, était supérieur (quant au bien-être des classes prolétaires) à celui des états libres les plus riches de la vieille Europe, où l’on cherche vainement à s’affranchir de la misère et de la mendicité , fléaux inconnus dans les colonies à esclaves. Instruction religieuse et intellectuelle.

Que la France ne l’ignore pas : les noirs de la Guyane


CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

213

ne sont ni mûrs, ni préparés, pour user avec modération et sans dangers pour eux-mêmes du bienfait de la liberté. L’on ne peut en adresser le reproche aux colons, qui, livrés à leurs faibles ressources, n’ont pu créer des institutions religieuses et intellectuelles pour la moralisation et la civilisation des noirs, institutions qu’ils ont vainement appelées de tous leurs vœux. Ils n’ont en mains ni la puissance qui commande, ni le pouvoir qui ordonne et exécute. Rationnellement on ne peut espérer procéder avec succès à la transformation subite d’un corps social selon les idéologies et des abstractions philosophiques qui n’appréhendent pas d’y apporter la perturbation; qui ne considèrent ni les localités, ni les hommes , ni le climat, ni la distance, ni le temps, ni les mœurs profondément enracinées sous le poids de plusieurs siècles. Sans doute, rien n’est impossible à un gouvernement qui sait être juste en même temps que fort, alors qu’il se trouve dans les conditions ordinaires pour les succès, lorsque ses projets sont dressés sur des bases solides et sagement explorées, quand la précipitation ne le distrait pas d’une prudence salutaire, quand une influence hostile ne préoccupe pas son esprit, quand enfin il s’est placé dans la voie qui mène au possible. Les colons se confient encore aux leçons de l’expérience, révélées au pouvoir d’une autre époque : ces leçons se reproduisent de nos jours, et viennent en grand nombre consacrer cette vérité, que les mêmes causes produisent sans cesse les mêmes effets. Travail libre.

La plus grave des difficultés à vaincre est sans contredit d’assurer le travail après l’émancipation. Le conseil ne saurait partager à cet égard la sécurité du gouvernement et de la commission spéciale chargée des affaires coloniales. Dans sa conviction, il proclame que le travail libre sera matériellement impossible avec la population actuelle seule. En effet, avant d’atteindre ce but désiré, il ne s’agit rien moins que de répandre l’instruction et la moralisation dans II PARTIE. 15 e


114

DEUXIÈME PARTIE.

une classe d’hommes bruts ; de leur faire naître les habitudes et les besoins de la civilisation ; de changer leurs mœurs vagabondes, insouciantes et désordonnées ; de refondre leur caractère vicieux, et d’y substituer l’amour de l’ordre et du travail ; mais surtout de vaincre l’influence du climat, et plus particulièrement de détruire le préjugé si fortement enraciné contre les travaux de la culture, que l’affranchi persiste à considérer comme le stigmate de l’esclavage. L’expérience nous enseigne que partout où des noirs ont été mis en face d’une liberté soudaine les habitudes de la vie sauvage ont repris leur cours, malgré les efforts des lois, demeurées sans puissance devant la force d’inertie que le noir leur a opposée. Ce fait est consacré : la race africaine, par sa tendance antisociale, n’a de penchant que vers le retour à l’état de barbarie. La colonie a déjà eu sous les yeux le spectacle déplorable d’une population sortant tout à coup de la servitude, mise en face d’une liberté qu’elle ne comprenait pas et se ruant au milieu d’une société civilisée dont elle ignorait les mœurs et le langage. Le travail fut aussitôt abandonné, la production s’éteignit ; la faim, la misère et le vagabondage moissonnèrent à grands coups ces hommes enfants pour qui la liberté n’était qu’un nom incompris, qu’une licence stupide : il en a été de même partout, à toutes les époques. 1° Décret de l’agent du Directoire à Cayenne, 1 messidor, an IV ; 2° Événements de la Guadeloupe, de 1795 à 1801 ; er

3° Décret du président d’Haïti, 21 août 1826 ; 4° Établissement normal de la Mana avec les noirs de traite libérés; 5° Émancipation anglaise en 1838. La situation actuelle des colonies anglaises est connue, malgré les détours de la politique abolitioniste. La répugnance des affranchis pour le travail de la terre est demeurée jusqu’ici insurmontable, quelques avantages élevés, quelques encouragements qui leur aient été proposés par les colons pour les engager à s’y livrer. Depuis l’expédition de Kourou en 1763, jusqu’à la der-


115 nière tentative faite à la Mana, colonisations de blancs, colonisations de noirs libérés, toutes les expériences réitérées à la Guyane, dans le but si désirable d’y implanter le travail libre, ont échoué complétement, sans aucune exception; et, malgré les dépenses et les secours prodigués par le gouvernement, la Mana est venue ajouter une déception de plus à tant d’autres déceptions. L’ordre n’y a été maintenu que par des concessions faites à la paresse. La Mana n’aura jamais d’autre importance que celle d’une peuplade vivant de chasse et de pêche, ne produisant aucun objet d'échangé commercial, et ne demandant pas même de quoi couvrir sa nudité aux manufactures métropolitaines. La morale et la religion n’ont pu y porter leurs fruits, par cela seul que le noir esclave, devenu libre, sans préparation, loin de s’assujettir à ces enseignements, préfère les habitudes de la barbarie. L’émancipation est-elle donc compatible avec un pareil ordre de choses? La réponse est négative. Elle sera un véritable suicide politique, sans résultats, sans profits pour les noirs, ruineux pour les colons et le commerce manufacturier et maritime de la métropole. La France ne peut vouloir un semblable résultat pour ses colonies. Ces faits appelleront les plus profondes méditations des hommes d’Etat chargés des affaires coloniales ; ils reconnaîtront sans doute, avec le conseil, les dangers effrayants d’une précipitation mal raisonnée dans l’emploi des mesures délicates et transitoires indispensables pour préparer de longue main la classe esclave au nouvel ordre de choses. CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Apprentissage.

Ils reconnaîtront également l’indispensabilité d’un apprentissage prolongé et préliminaire, tendant à déraciner au préalable le préjugé des noirs contre le travail de la terre, sans lequel il ne peut y avoir de société possible, ni de prospérité pour elle. Cet apprentissage, fût-il de trente ans, sera encore insuffisant, quant à la génération actuelle, et ne portera éventuellement de fruits que dans les générions futures. 15.


116

DEUXIÈME PARTIE.

L’unique voie que la prudence du conseil lui suggère d’indiquer, serait de mettre l’esclave en présence du travail libre au moyen d’engagés. Engagés.

Les expériences malheureuses réitérées à Laussadelphie et à la Mana ont pleinement démontré que l’espoir de coloniser par les blancs, sous le ciel brûlant de la Guyane, était une chimère. Les Africains seuls résistent aux influences destructives d’un climat funeste aux Européens ; par cette raison les engagés devraient être recrutés en Afrique. Des essais réitérés et prolongés pendant une succession d’années, de l’homme libre se livrant aux exploitations rurales en présence de l’esclave, de la même caste et de la même couleur, pourraient amener des résultats satisfaisants. Régime disciplinaire.

Les moyens de répression ne sauraient être restreints sans un imminent danger. En détruisant l’autorité paternelle des maîtres, on doit redouter de n’y pouvoir rien substituer d’équivalent. Le régime disciplinaire actuel ne réclame aucune modification essentielle pendant la durée de l’apprentissage mais avec l’émancipation définitive force sera d’y substituer telles autres pénalités voulues. Les Anglais en ont adopté dont la sévérité peut paraître excessive, et cependant elles sont reconnues insuffisantes, puisqu’ils n’ont pu, avec ces moyens coercitifs organiser le travail libre ni prévenir l’émeute et les incendies dans leurs colonies émancipées. L’établissement d’un lieu de déportation, que le gouvernement paraît considérer comme un des moyens les plus certains pour prévenir le plus grand nombre des délits, sera absolument sans efficacité, comme moyen préventif. Cependant il ne doit pas être négligé, comme utile seulement à recevoir les hommes dangereux, qui seront nombreux, et dont il sera essentiel de purger la colonie. Pour


117 ce but, il est sous-entendu que le lieu désigné sera arriver à hors du territoire de la Guyane. CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Moyens de sûreté et de police.

Les moyens de police et de sûreté doivent exister dans la présence d’une force armée active et généralement répandue dans tous les cantons de la colonie, qui puisse inspirer de la confiance et offrir toute sécurité aux habitants et toutes garanties pour la propriété ; autrement il ne peut être douteux que les colons ne délaissent leurs habitations pour se placer, eux et leurs familles, sous la protection des autorités et de la force militaire dans la ville. On conçoit difficilement qu’une demi-compagnie de gendarmerie puisse satisfaire aux exigences d’une police répressive sur une étendue de quatre-vingts lieues habitées du littoral de la Guyane française, et, en outre, pourvoir à la surveillance protectrice des cantons de l’intérieur et à la police des villes et bourgs de la colonie ; d’autant moins qu'elle ne sera jamais au complet, en raison du genre de service même auquel elle est destinée. L’institution des gardes champêtres sera d’une nécessité absolue, pour prévenir la destruction des bestiaux répandus dans les pacages communaux sous la bonne foi publique. A l’égard des surveillants engagés dans la colonie, ce corps, recruté dans les nouveaux affranchis, n’inspirera qu’une confiance relative ; cependant on utilisera ainsi des hommes sans occupation, qui n’exercent aucune profession et sont à charge à la société. Juridictions et magistrats spéciaux.

Les lenteurs des formes de la procédure devant les tribunaux ordinaires sont incompatibles avec le besoin d’une justice prompte et immédiate ; de là découle la nécessité de créer une législation et des juridictions particulières dans chacun des cantons de la colonie. Celle des juges de paix, eu leur donnant une étendue et une liberté d’action qu’elles n'ont pas, serait préférable. La création des municipalités rurales, composées des propriétaires les plus éclairés, les plus influents, les plus


118

DEUXIÈME PARTIE.

intéressés au maintien du bon ordre, serait une institution d’une nécessité absolue. Les jugements susceptibles d’appel seraient portés sans formalité et sans frais devant un tribunal supérieur qui les jugerait sommairement. Le conseil repousse de toutes ses forces l’institution alarmante des magistrats spéciaux, dont il ne peut se promettre rien que de fâcheux : il a pour exemple frappant du danger qu’il signale, la conduite des mêmes agents dans les colonies anglaises, qui ont propagé dans ces contrées les discordes, et ont donné naissance à une foule de récriminations et de haines. Rachat, pécule.

Les questions du rachat et du pécule ont été déjà l’objet de l’examen du conseil colonial (sessions de 1836 et 1838) ; et, reconnaissant encore aujourd’hui les mêmes inconvénients, il s’en réfère à l’opinion qu’il a émise à ces époques. Mariages.

Les mariages entre noirs d’un même atelier sont encouragés à la Guyane; ils deviennent l’occasion d’une fête solennelle dont les propriétaires font les frais. Ils sont aussi l’objet de la munificence du maître envers les mariés, et c’est une des causes qui en augmentent le nombre. En l’absence de l’instruction religieuse que la France avait promise et que l’impatience abolitioniste a éludée, après même la nécessité reconnue et la dépense votée, les unions conjugales n’ont pas porté tous les fruits que les colons en attendaient dans l’intérêt de la morale. Mais ce qui n’a eu lieu en cette absence existera avec le fait contraire, et le sujet est d’une assez grave importance pour que le conseil ait été dans le droit de faire la remarque qui précède. Une tradition encore vivante parmi nous nous montre le mariage en honneur dans les ateliers des jésuites, à une époque cependant où l’esclavage était dans toute sa force.


119 Les nègres les plus instruits, les plus moraux dans la colonie, étaient ceux unis par ces pères; et quelques vieillards, débris de cette population, sont les témoins irrécusables de cette vérité historique. CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Salaires.

conseil, se livrant ensuite à l’examen des questions du salaire, de sa fixation, de sa quotité, du mode de payement et de sa répartition entre les diverses classes de travailleurs, fait observer qu’il doit être relatif aux autres charges qui seront imposées aux propriétaires et à la propriété ; telles que celles du logement, des vêtements, alimentation et entretien des noirs cultivateurs, des vieillards et des enfants improductifs, et enfin des femmes enceintes pendant la durée de leurs grossesses et de leurs couches, etc. En thèse générale, la propriété est considérablement obérée à la Guyane ; nombre de propriétaires sont dans une situation précaire, de malaise avoisinant l’indigence : la valeur actuelle des denrées coloniales, qui a produit ce résultat, doit être élevée, pour que l’aisance reparaisse dans la colonie. Dans plusieurs localités, les ateliers produisent à peine les simples frais des faisances valoir : produiront-ils davantage dans la condition libre ? cela ne peut être raisonnablement présumé. Au contraire, tous les antécédents portent qu'à la Guyane, comme dans les colonies étrangères émancipées, les noirs produiront moins, si tant est même qu’ils produisent quelque chose. La diversité des productions, l’irrégularité, l’incertitude des récoltes, les difficultés fréquentes d’en trouver le placement en argent, leurs manipulations dispendieuses, la différence dans le prix de revient, la fluctuation dans les prix du commerce, mais particulièrement le discrédit dans lequel les colonies sont tombées, viennent étrangement compliquer les questions qui se rattachent au salaire ; ce sont autant d’entraves inextricables. La République avait fixé ses salaires en argent. L’enfant au-dessous de quatorze ans, outre les aliments, recevait 5 centimes par jour. Le


DEUXIÈME PARTIE.

120

Les noirs travailleurs (de quatorze à soixante ans) furent divisés en trois classes : Les premiers recevaient

of 30

Les seconds

0 20

Les troisièmes

0 10

c

Elle n’avait rien prévu à l’égard des vieillards et des enfants improductifs. Dans quelques localités, le colonage partiaire avait prévalu; ses cultivateurs avaient une part déterminée dans le produit net des revenus. Cette part ne fut pas uniforme partout ; les uns obtinrent le quart, d’autres le tiers : la répartition s’en effectuait en famille sans l’intervention d’aucune autorité, suivant le mode de classification précité, entre les cultivateurs auxquels les propriétaires faisaient les avances indispensables pendant l’intervalle d’une récolle à l’autre. A cette époque, les productions coloniales avaient une valeur élevée qu’elles n’ont plus. Il est donc évident que les salaires ne sauraient être aujourd’hui établis sur des bases plus larges qu’ils le furent en 1796 ; le vouloir ce serait vouloir l’impossible. La ressource la plus certaine, la seule même que l’habitant possédera pour payer le salaire, sera l’indemnité. Dans le cas où cette indemnité ne serait pas donnée pour les terres et usines, mais seulement pour la valeur des noirs, cette valeur représentant le capital affecté au travail doit passer aux mains des colons exclusivement dans l’intérêt spécial des affranchis, comme des établissements agricoles, qui seront abandonnés si le propriétaire ne pouvait rémunérer journellement les travailleurs. Le conseil déclare qu’il ne peut concevoir la combinaison qu’une portion du salaire puisse non-seulement couvrir l’intérêt de l’indemnité, mais en outre servir à l’amortissement du capital et pourvoir en même temps à l’entretien du travailleur et de sa famille, et à leur former un pécule. Le conseil est d’avis que l’indication de la circulaire de M. le Ministre de la marine et des colonies, de déterminer quel pourrait être le salaire le plus élevé des noirs libères, d’après le prix de revient du sucre en 1840, est sans application pour la Guyane.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

121

En effet, il résulte du relevé fait des états statistiques de la colonie quelle possédait, à la fin de 1839, 15,761 esclaves de tout sexe et âge, dont 4,280 seulement sont employés à la culture des cannes à sucre; le reste, y compris 2,324 noirs de ville employés à tous les genres de domesticité, et 638 noirs du domaine colonial, est réparti comme suit : 3,053 employés à la culture du coton, 2,881 à celle du rocou, 1,296 à celle du girofle, 885 à celle des vivres exclusivement, 264 à celle du café, 203 à l’exploitation du bois de construction, 193 aux hattes et ménageries, 150 à la culture du poivre, 128 à celle du cacao, 94 aux briqueteries, 2,324 noirs de ville. Il y aurait donc injustice et danger même à déterminer le taux des salaires d’après le prix de revient du sucre exclusivement, sans égard à celui des autres productions de la colonie. Logement.

Le logement des noirs sur les établissements ruraux s’est aux frais des maîtres; mais, dans le cas de l’émancipation, il serait dangereux de désintéresser totalement l’affranchi de la conservation de sa case, dont il brûlerait bientôt les matériaux pour s’éviter la fatigue d’aller au dehors chercher des combustibles pour l’apprêt de ses aliments et les autres usages de la vie intérieure. effectué jusqu’ici

Vêtements.

Deux rechanges par an sont alloués aux esclaves et fournis par le maître ; mais telle est la nature étrange de cette caste, que nombre d’individus les vendent, malgré la plus active surveillance, afin de se livrer à leur penchant à l’iII PARTIE. 16 e


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DEUXIÈME PARTIE.

vrognerie, ou pour satisfaire à des fantaisies : il en est de même à l’égard des outils aratoires qui leur sont confiés pour les cultures. Ces deux articles devront être à la charge du cultivateur libéré ; on pourrait seulement imposer au propriétaire l’obligation d’y pourvoir au moyen d’une retenue proportionnelle sur les salaires de l’engagé. Alimentation.

Contrairement au Code noir qui traçait d’autres règles, l’usage d’un terrain concédé aux nègres pour la culture de leurs vivres a prévalu. Il n’a d’autre origine que le vœu du noir réalisé par les premiers colons. La ration, bien que suffisante, ne leur permettait aucune épargne et leur semblait une sujétion contrariante. Pour l’entretien de ce terrain, outre les heures du repos l’esclave reçoit le samedi; au moyen de cette concession il fournit amplement à tous ses besoins et à des échanges utiles pour son ménage, quelquefois même à des économies. Cet usage s’est maintenu jusqu’à ce jour, au grand avantage du noir laborieux et industrieux, qui rejetterait toute autre combinaison de l’alimenter. L’idée d’aliéner ces terrains au delà du terme de l’engagement des noirs et de leur en assurer ainsi la propriété indéfinie, ne saurait être accueillie. Les mutations des engagés dans les divers quartiers de la colonie et sur les habitations placées à de grandes distances les unes des autres rendrait cette mesure sans but ni utilité. Ensuite le mode particulier d’exploitation des noirs rend très-promptement leurs terrains improductifs ; de là, nécessité de leur en assigner d’autres fréquemment. En leur en donnant la propriété indéfinie, il résulterait que le propriétaire du fonds serait prochainement évincé. Une quantité de concessions demeurent incultes, et la difficulté de les réunir au domaine de la colonie résulte des facilités laissées aux concessionnaires de faire acte de possession en y construisant temporairement un carbet, habité le plus souvent par un nègre infirme.


123 Les dangers de cet ordre de choses se sont fait ressentir à Démérary depuis l’émancipation de cette colonie. Les nouveaux affranchis se sont retirés sur les concessions incultes ou abandonnées, afin de s’y livrer librement à la vie sauvage. Pour prévenir cet inconvénient, il sera utile de revoir et de modifier les lois et règlements sur les concessions à Cayenne. CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Régime sanitaire.

Le régime sanitaire des esclaves est une portion dispendieuse de la faisance valoir, non-seulement par la fréquence des maladies, par le coût des remèdes, celui des honoraires des hommes de l’art, mais, en outre, par celui de la nourriture hygiénique prescrite pour chaque maladie. Les colons, sans nulle incertitude, se refuseront à s’en imposer les charges après l’émancipation; et, si elles leur étaient ordonnées d’autorité, il est à redouter qu’ils ne s’en acquittent que très-imparfaitement. Chaque propriété a un local disposé à recevoir les malades, qui est pourvu des emménagements, des ustensiles et du nombre de surveillants indispensables. Chaque propriétaire possède aussi une pharmacie à l’usage de l’habitation; mais l’absence d’officiers de santé dans les cantons de la colonie oblige fort souvent de transporter les malades en ville, lorsqu’il se présente des cas graves, autant toutefois que le personnel des établissements, les distances, les saisons, les difficultés de communication et l’état du malade le permettent; et il faut reconnaître qu’il en périt un grand nombre en raison des obstacles précités. Dans l’intérêt de la population émancipée, le gouvernement jugera sans doute convenable de créer un établissement central de santé dans chaque localité éloignée du cheflieu de la colonie. Enfants.

Les affections de famille ne sont pas généralement répandues parmi la classe noire; l’imprévoyance, la paresse, la mettent dans l’obligation de recourir sans cesse à l’assistance des maîtres, et pour elle-même, et pour ses enfants, qu’elle ne pourrait élever si elle était privée des secours de tout genre que ces derniers lui prodiguent libéralement. 16.


DEUXIÈME PARTIE. 124 Mais on doit craindre qu’il n’en soit autrement dans la condition libre. M. de Tocqueville dit, dans son rapport, « que les pro« priétaires continuent de se charger des enfants esclaves « après leur rachat par l’Etat, au moyen d’un contrat d’ap« prentissage qui leur assurerait leurs services jusqu’à l’âge « de vingt et un ans. » Cette proposition ne saurait être favorablement accueillie par les colons : le gouvernement aura donc à pourvoir à l’éducation physique et morale des enfants rachetés par l’Etat. Vieillards.

L’humanité des colons est consacrée : jamais ils ne repousseront l’individu qui a vieilli à leur service. Les vieillards consentiront encore moins volontiers à se séparer de leurs familles et à s’isoler du maître que le plus souvent ils ont vu naître, et aux soins généreux duquel ils sont habitués. Mais la misère probable où se trouveront bientôt les colons les forcera inévitablement à les abandonner. La sollicitude du gouvernement doit se porter sur les moyens d’assurer l’existence des vieillards, des enfants, des infirmes, en créant de nombreux établissements de bienfaisance; car la colonie n’offre aucune ressource à cet égard. Fixation des heures et journées de travail et repos.

A l’égard de la fixation des heures et des journées de travail et de repos, le conseil est d’avis que l’ordre des choses actuel doit être maintenu. Indemnité.

L’esclavage est un fait social qui constitue, pour ceux qui en profitent, une propriété légitimement acquise sous la protection des lois, et, comme droit acquis, il est au-dessus des atteintes du pouvoir législatif comme du pouvoir royal. Nul ne peut légalement imposer l’émancipation générale contre le refus et l’opposition des colonies, parce que nul ne peut être arbitrairement privé de la propriété qu’il tient de l’hérédité de ses ancêtres, sans indemnité préalable.


CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

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Les colonies ne sont pas le produit de la conquête, non légitimée par des traités définitifs ; leur réunion à la mère patrie s’est consommée comme celle de tant d’autres provinces ajoutées à son territoire dans la succession des siècles. Qu’il s’agisse donc de colonies ou de départements, la propriété de tous les Français est placée sous l’égide de la Charte, qui en proclame et consacre l’inviolabilité. L’article 9 de cette Charte permet à la vérité l’expropriation pour cause d’utilité publique; mais ce cas ne peut recevoir d’application quant à l’émancipation aux colonies. Cependant en admettant cette utilité, soit qu’on lui donne l’appellation d'intérêt public, soit qu’on lui donne celle de nécessité politique, on ne saurait se soustraire aux règles et aux obligations qu’elle prescrit et qu'elle impose au préalable de l’expropriation, sans consacrer une grande injustice que la force brutale peut imposer, mais qu'elle ne saurait ni légitimer ni absoudre. L’idée de porter atteinte à la propriété privée ne peut surgir alors qu’il s’agit d’intérêts métropolitains ; il ne doit pas en être autrement en ce qui concerne les colonies. Cependant, dans un rapport célèbre fait à la Chambre des Députés par un homme éminent, à la conscience duquel les colonies en appellent, n’a-t-on pas vu que tout d’abord la commission dont il était l’organe repoussait l’assimilation de la propriété de l’esclave aux propriétés que la loi protége ; qu'elle n’admettait pas la nécessité de l’expropriation ni les obligations préalables qui en découlent, au cas où l’État rend un nègre à la liberté, alléguant que ce genre spécial de propriété a toujours été illégitime ! Les colons dépossédés présenteraient un précédent dont bientôt on tirerait un puissant argument pour attaquer d’autres propriétés métropolitaines. Devant de semblables doctrines, sérieusement émises par des hommes graves au sein de la Chambre élective, les colons ont dû s’émouvoir et repousser le système dont ils se voyaient menacés. Le ministère présentera le projet de loi de l’émancipation générale, l’indemnité en sera la base fondamentale, elle en sera une clause expresse; il défendra son œuvre avec énergie, talent et loyauté. Fidèle à sa promesse, il in-


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DEUXIÈME PARTIE.

voquera en faveur des colonies les principes d’éternelle justice, d’équité, et du droit commun. Vains efforts ! Les colonies comptent le nombre de leurs adversaires : elles ont l’expérience de leurs fâcheuses dispositions à leur égard dans la loi des sucres à la session de 1838, où le gouvernement a vu détruire son œuvre par le plus étrange des amendements. Contre les espérances les mieux fondées, qu’il en survienne un du même genre, l’indemnité disparaît, la loi projetée reste veuve de sa pensée généreuse. Quotité de l’indemnité.

Il résulte du dépouillement et de l’examen d’une série nombreuse d’estimations faites pendant vingt ans, que la valeur moyenne des esclaves de tous sexes et âges, est de 1,500 francs à la Guyane : la compulsion des registres des ventes publiques démontre que cette évaluation est loin d’être exagérée ; les noirs de ville ressortent même à un prix beaucoup plus élevé. Pour démontrer que l’évaluation du noir à 1,500 francs n’est pas exagérée, il convient de faire remarquer que cette évaluation est basée sur les contrats et les ventes publiquement faites aux encans. Il est facile de concevoir que, dans ces cas, il s’est agi le plus souvent des noirs qui n’étaient certainement pas les meilleurs sujets. Les propriétaires se gardent bien de se défaire de leurs nègres laborieux, intelligents et industrieux ouvriers, etc.; par conséquent les prix moyens qui ressortent de ces documents sont au-dessous de ceux qui pourraient être fixés équitablement. Il résulte encore des mêmes examens que, dans la généralité des cantons de la colonie, la valeur des noirs attachés à l’exploitation d’un domaine rural, y figure pour un tiers de la valeur foncière. C’est d’après ces bases raisonnables que l’indemnité devra être établie et fixée, avant d’obtenir le consentement des colons à l’émancipation, qui y refuseront leurs concours aussi longtemps qu’ils n’auront pas été pleinement désintéressés au préalable.


127 La colonie recense 15,751 noirs, esclaves de tout sexe et âge, dont 638 appartiennent au domaine colonial, et 15,113 esclaves appartiennent à la fortune privée ; or, 15,751 noirs, terme moyen du prix des noirs à la Guyane, qui est de 1,500 fr., produisent la somme de 23,626,500 francs. Mais, comme dans le cas où le Gouvernement, contre ses espérances, ne pourrait parvenir à assurer le travail libre après l’émancipation (ainsi que le conseil et les colons en ont la conviction), l’indemnité doit non-seulement comprendre le prix des noirs, mais celui de la propriété foncière elle-même, dont les noirs sont la portion productive, et qui serait également perdue dans l’espace de quelques mois par l’abandon des cultures et des soins et entretiens journaliers qu’elle exige, de même que ses établissements d’exploitation. Pour déterminer la valeur approximative des cultures, des bâtiments et usines et du matériel d’exploitation des 15,751 noirs appartenant au domaine colonial et à des particuliers, il convient de déduire : 1° 2,324 noirs de ville ; 2° 203 attachés à l’exploitation des chantiers de bois de 2,527 construction, ensemble. 2,527 CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

Reste pour le nombre des noirs attachés à la culture qui à 1,500 francs l’un, donnent.. . . Doublant cette somme pour la valeur foncière, les noirs non compris. Ajoutant la valeur des 15,751 noirs de la colonie s’élevant à La valeur approximative des propriétés rurales de la Guyane (non compris les hattes et ménageries) s’élève à

13,224 noirs. 19,836,000 francs. 39,672,000 23,626,500

63,298,500

Tel est le chiffre de l’indemnité à laquelle les propriétaires


128

DEUXIÈME PARTIE.

cultivateurs de la Guyane et le domaine colonial ont le droit de prétendre, avant et au préalable de procéder à leur expropriation, conformément à la Charte, et celui que le Gouvernement doit leur assurer, en toute équité, dans l’éventualité où le travail libre ne pourrait être régulièrement établi et substitué au travail esclave. Dans toutes les circonstances, il est incontestable que la transformation de la condition des noirs de l’esclavage à la liberté ne s’effectuera pas sans causer un préjudice considérable aux cultures et de grands dommages à la propriété. Les colons ne seront jamais suffisamment indemnisés par le payement intégral de la valeur de leurs noirs, dans le cas même où le travail libre pourrait soudainement être organisé d’une manière satisfaisante. En dernière analyse, l’abolition simultanée de l’esclavage aux colonies ne peut s’accomplir par l’Etat sans le payement de l’indemnité préalable fixée par une expertise judiciaire faite dans les formes prescrites par la loi. Dès lors que la certitude du succès n’existe pas, c’est donc une expérience plus que douteuse qu’il s’agit de tenter. Il serait aussi injuste qu’odieux que cette expérience se fît aux dépens des colons, qui la repoussent comme ne pouvant amener, dans leur conviction, que de désastreux résultats. Le conseil, légal représentant du pays, demande donc, d’une manière formelle et positive, pour le cas où l’un des trois systèmes d’émancipation présentés par la commission des affaires coloniales serait adopté contre son avis, que l’intégralité de la valeur foncière soit payée aux colons dépossédés : usines, terrains, plantations et esclaves, etc. Le Gouvernement, devenu propriétaire, serait aidé dans son œuvre par les colons devenus ses fermiers, et dont l’intérêt serait alors évidemment de les seconder de leur concours. Il rentrerait ensuite dans ses avances par la revente des propriétés coloniales, si ses expériences de transformation sociale réussissaient ainsi qu’il en a l’espérance. Payement garanti.

Le conseil rappelle la vérité proclamée par M. de Tocqueville dans son rapport.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE. 129

«Tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu « de la gêne des propriétaires; tout devient périlleux si elle « commence au milieu de leur ruine. » Il faut ajouter qu'elle sera impossible sans le concours et la franche coopération des colons, qu’il est pour ce motif indispensable de satisfaire au préalable, soit en argent, soit en rentes sur l’État. Le Conseil est d’avis que le payement intégral de l’indemnité s’opère immédiatement comme l’émancipation, et qu’il précède sa promulgation, conformément au vœu de la Charte ; d’autant plus que c’est uniquement avec le produit de l’indemnité que les colons peuvent espérer de pouvoir satisfaire aux salaires des cultivateurs affranchis. Sûreté et garantie.

Pour sûreté et garantie du payement, le montant de l’indemnité devra être déclaré dette de l’État lors de la première mesure qui sera prise par le Gouvernement pour parvenir à l’émancipation. Répartition de l’indemnité.

Si, contre notre attente légitime, elle se bornait à la valeur des noirs, la justice et l’équité l’attribuent en entier au propriétaire seul. En effet, ce n’est pas le colon qui diminue volontairement le gage de ses créanciers ; ce fait est le résultat de la loi, qui frappe indistinctement l’un et l’autre. Le produit de l’indemnité n’est que le représentatif du travail libre; le colon ne l’enlève pas, à son profit isolé, de son fonds rural; il l’y apporte, au contraire, à la place de l’esclave, et le fait servir au même usage, c’est-à-dire à l’entretien de ses cultures, à ses bâtiments, à ses usines, à la conservation du fonds, qui est resté le gage des créanciers intéressés à cet entretien et à cette conservation. Sans travailleurs, l’immeuble rural est sans valeur et sans produits futurs. Sans salaire pour les travailleurs, le travail n’est pas possible, et l’indemnité, n’étant que le moyen d’obtenir l’un et l’autre, ne peut être distraite en tout ou partie de cette desII PARTIE. 17* e


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DEUXIÈME PARTIE.

tination sans périls pour tous les intérêts, y compris celui même de l’ordre public. Une considération puissante vient encore à l’aide de ce raisonnement : le crédit, les ressources en usage jusqu’ici, disparaîtront entièrement au jour de l’émancipation ; les capitalistes n’aiment pas à exposer leur or au mouvement des tempêtes politiques, ou, si l’on veut, seulement à l’époque des essais de régénération sociale, qui ne leur assure pas d’ordinaire des garanties suffisantes. Il arrivera donc que les fonds de l’indemnité seront les seuls qui pourront suffire, dans cette crise, à maintenir la société coloniale sur des bases propres à garantir la paix. En tout état de la question, on ne peut perdre de vue les nouvelles charges imposées aux colons par l’émancipation, et l’utilité de ne pas restreindre leurs moyens d’y satisfaire dans l’intérêt général. Le Conseil regarde comme important de faire remarquer que la position spéciale de la Guyane, l’étendue de son territoire, sa population restreinte, son isolement, appellent des dispositions spéciales, et que la loi à intervenir pour Bourbon et les Antilles ne peut également lui convenir, ni lui être appliquée. Résumé.

En définitive, considérant que l’élément fondamental de toute organisation sociale est le travail, sans lequel elles ne peuvent subsister; Que les projets d’émancipation proposés par la commission des affaires coloniales sont tous édifiés sur la possibilité d’organiser le travail libre d’une manière régulière, uniforme et permanente; Considérant que, dans l’examen des documents précités, le Conseil n’a trouvé nulle part sûreté pour la propriété coloniale ni pour le travail salarié après l’émancipation, si ce n’est l’expression de la volonté et de l’intention, insuffisantes comme garanties; Que depuis la promulgation, à la Guyane française, de l’ordonnance royale du 12 juillet 1832, le nombre des affranchissements donnés par les propriétaires d’esclaves a


CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

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été considérable; que les nouveaux affranchis enlevés aux exploitations agricoles sont venus s’agglomérer à la population de la ville, y accroître le nombre des bras improductifs, et y reproduire des disettes fréquentes ; Que l’appât d’un salaire exorbitant, accompagné d’autres avantages, tels qu’un travail extrêmement modéré, le logement, la ration et le traitement dans les cas de maladies, n’ont pu arracher cette population oisive à ses mœurs lazaronnes, ni stimuler son indolence, ni vaincre ses préjugés contre le travail de la terre, auquel elle préfère végéter dans l’indigence et la paresse; Que nulle mesure énergique n’a été jusqu’ici employée contre ce fâcheux préliminaire d’une émancipation générale; Que la loi sur le vagabondage est sans application dans colonie, où la nature fait les frais des premiers besoins ; la Considérant que l’esclavage est un fait social qui constitue, pour ceux qui en profitent, une propriété légitimemement acquise sous la protection des lois existantes;

Que les propriétés françaises sont placées sous l’égide de la Charte, qui en a consacré l’inviolabilité sans distinction; Que la cause obligatoire de l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique est l’indemnité préalable, et qu'elle doit être proportionnée aux dommages apportés par l’expropriation ; Que, dans la circonstance particulière de l’abolition de l’esclavage, les colons ont, non-seulement droit à l’indemnité pleine et entière de la valeur des esclaves, mais en outre à celle de toutes les pertes que l’émancipation apportera dans les produits annuels des propriétés foncières; quelles doivent être établies avec loyauté et bonne foi sur des bases larges et généreuses avant d’obtenir le consentement des propriétaires expropriés, sans le concours desquels il ne peut y avoir d’émancipation possible, et qu’il importe de désintéresser avant tout; Qu’elle doit embrasser non-seulement le prix de l’esclave, mais en outre celui de la propriété foncière, privée de ses moyens d’exploitation; Considérant que dans les documents produits rien ne consacre l’indemnité, que nul acte n’en détermine la quotité ni le mode de payement; 17.


DEUXIÈME PARTIE. 132 Considérant qu’en l’absence des sûretés et garanties du travail libre et du payement d’une indemnité pleine et entière, le conseil, éclairé par les antécédents et la connaissance pratique du caractère, des mœurs et habitudes domestiques des noirs, au milieu desquels il a dépensé sa vie, reconnaît son impuissance à formuler un système quelconque d’émancipation qui présente des chances hasardeuses de succès; Que l’application à la Guyane de l’un ou de l’autre projets d’émancipation résultant des délibérations de la commission des affaires coloniales est d’une impossibilité absolue; Que la promulgation de l’un ou de l’autre des susdits projets amènera spontanément fa cessation du travail et des productions agricoles et commerciales, l’abandon des cultures, le renversement de la fortune des colons et celle de leurs créanciers métropolitains, le bouleversement de la société coloniale, et, par une conséquence forcée, l’extinction de la population apathique et imprévoyante de la race noire ; Considérant, enfui, qu’en raison de la guerre flagrante dont l’Europe est menacée, les colonies demeurent exposées à être envahies par les puissances maritimes ennemies de la France, et que toutes mesures actuelles d’émancipation seraient intempestives et dangereuses; quelles compromettraient la sûreté des possessions d’outre-mer et des colons, appelés à se défendre contre les attaques de l’extérieur et celles de l’intérieur à la fois.

Conclusions.

Le conseil colonial de la Guyane française conclut, 1° qu’il n’y a pas lieu, quant à présent, de proclamer l’abolition de l’esclavage ; 2° que cette haute mesure politique et philanthropique ne peut être précipitée sans rendre la condition libre pire que l’esclavage lui-même; 3° qu’elle doit uniquement être l’œuvre de la patience et du temps. Le conseil termine par l’expression d’un vœu sincère qui est un dernier témoignage de sa bonne foi. Il demande qu’une commission d’hommes éclairés et im-


CONSEIL COLONIAL DE LA GUYANE FRANÇAISE.

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partiaux soit envoyée dans la colonie, avec mission de faire un rapport détaillé sur les faits à signaler. Cette mesure lui paraît indispensable avant tout acte qui tendrait à l’émancipation. Jusque-là les lumières manqueront, ou les rapports les plus sincères seront attaqués et argués de partialité et d’erreurs. Puisque le Gouvernement cherche la vérité, il ne doit pas appréhender de donner au temps la part qu’il doit prendre dans la grande entreprise de l’abolition de l’esclavage. La vérité y gagnera certainement, et quelques mois accordés à une exploration aussi importante seront assez utilement employés pour ne devoir pas être regrettés.



CONSEIL COLONIAL

DE BOURBON. SESSION DE 1840.

RÉPONSE AUX COMMUNICATIONS DU GOUVERNEMENT,

SUR DIVERS PROJETS D’ÉMANCIPATION.

MONSIEUR

LE

GOUVERNEUR,

Dans l’étrange situation où l’impatience des novateurs place les colonies, nous avons à exprimer notre opinion sur des projets d’émancipation qui sont proposés comme un bienfait, et qui ne seraient en réalité que la dernière désolation des établissements coloniaux qui restent à la France. Ces projets, au nombre de trois, choisis dans un plus grand nombre, à raison, sans doute, de leur excellence relative, auraient depuis longtemps donné lieu à quelque funeste tentative d’application, si la sagesse du Gouvernement ne nous eût protégés. La résistance des colonies, leurs cris d’alarme, ont fortifié en lui des défiances que lui-même il avait conçues,


136

DEUXIÈME PARTIE.

sinon sur la moralité du but que la philanthropie semble se proposer, au moins sur la convenance des moyens quelle conseille. L’étude d’une question tout à la fois politique, industrielle, religieuse, sociale et humanitaire, a étendu ses appréhensions, et la lumière déjà jetée sur la question a suffi pour donner au doute des esprits sages une consistance capable de lutter contre la confiance de réformateurs irresponsables. Aussi rien ne nous paraît moins assuré que le point de vue auquel le Gouvernement veut se placer. Il proclame lui-même son incertitude et sa perplexité, en investissant de ses droits une commission prise en dehors du cercle de ses conseillers ordinaires. Il semble même déclarer des convictions favorables au système colonial, en sollicitant le secours d’une lumière étrangère ; et, en demandant cette lumière aux plus éminents comme aux plus consciencieux d’entre les abolitionistes, il se ménage, par cet appel fait a leur bonne foi, toutes les chances que l’esprit de parti peut laisser à la sagesse du pouvoir, Venez, semble-t-il leur dire, examiner avec moi la difficulté que vous jetez volontairement au milieu des difficultés nécessaires de notre temps, et que je n’ai pu résoudre dans le même sens que vous; il s’agit d’humanité, et je ne crois pas qu’on puisse m’accuser d’en manquer; mais il s’agit aussi d’ordre social et de politique, et je suis place de manière à avoir, sous ce rapport, des vues plus justes et plus saines que les vôtres; il s’agit encore d’industrie, et nul de nous ne peut apporter à la solution d’une difficulté de cette nature plus d’impartialité et de désintéressement que moi ; si donc j’ai résisté jusqu’ici à une émancipation que vous pressez de tous vos vœux et de tous vos efforts, ce n’est pas que je me plaise à perpétuer l’esclavage, mais c’est qu’avec la crainte de ne rien faire d’utile pour les nègres, j’ai la certitude de n’obtenir qu’une diminution force et de richesse pour la nation. Quant à la religion, que vous voulez intéresser à cette réforme, il faut bien en convenir, nous ne sommes, ni vous, ni moi, ni notre siècle, plus pieux que le siècle et les princes qui ont fondé ce que vous voulez détruire. Or, comme je vous crois capables trouver la vérité par l’étude, et assez courageux pour la


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.

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défendre après l’avoir trouvée, venez à moi, vous en qui l’erreur est possible, mais non pas la mauvaise foi, et voyez, après de longues et profondes méditations, si la science sociale approuve véritablement le but et les moyens que vous avez d’abord annoncés. La colonie de Bourbon ne veut pas interpréter autrement le choix que le Gouvernement a fait du chef de la société abolitioniste et de plusieurs de ses membres pour examiner une question déjà résolue dans cette société; elle verra donc en elle une assemblée libre de tous engagements, qui fait un appel sérieux aux lumières des gouvernements et conseils coloniaux, et qui sait redouter dans une matière aussi grave la préoccupation et l’erreur. CHAPITRE I . er

POSITION DE LA QUESTION.

Rien n’est à négliger de ce qui peut justifier la marche du Conseil dans la réponse que le Gouvernement attend de lui. Tout ce qui se rattache à la position de la question a surtout une grande importance ; car si, dès le principe, quelque erreur vient à être consacrée, soit en ce qui concerne la position respective des parties, soit eu égard à la nature des solutions demandées et de leurs difficultés spéciales, soit quant au point de départ pour l’examen qu’il s’agit d’en faire, soit enfin quant aux motifs qui peuvent avoir dicté les questions et qui devront dicter les réponses, il sera difficile à la colonie de se faire comprendre, peutêtre de se faire écouter, et le service qu’attend le Gouvernement, qui déclare qu’on ne peut mieux le servir qu’en lui disant la vérité tout entière, ne pourra lui être rendu. Qu’il soit donc permis au Conseil d’entrer, à ces divers égards, dans quelques explications. On ne veut pas que nous conservions cette opinion, que jusqu’à présent on ne consultait les conseils coloniaux qu’avec l'intention de s’arrêter devant les difficultés qu’ils opposeraient à an plan quelconque d'émancipation. A notre tour, nous devons désirer qu’on ne croie pas que nous ayons jamais supposé au Gouvernement d’autre IIe

PARTIE.

18


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DEUXIÈME PARTIE.

motif pour retarder jusqu’à ce jour l’émancipation des nègres (c’est-à-dire, dans notre opinion, la ruine des colonies), que ses convictions ou au moins ses doutes. Et qu’y aurait-il eu à blâmer alors, qu’y aurait-il à réformer aujourd’hui dans cette opinion ? N’est-elle pas honorable pour le Gouvernement ? Et sa réserve jusqu’à ce jour, réserve dont la métropole elle-même partage avec nous le bienfait, pouvait-elle être interprétée autrement ? Nous n’avons donc eu ici d’autre tort que d’avoir été logiques; car sur quelle base aurions-nous pu faire reposer l’intention attribuée au Gouvernement de s’arrêter devant notre opposition, si nous avions cru ses irrésolutions fixées en faveur de l’abolition et ses convictions acquises au plan de l'anti-slavery ? On veut que nous reconnaissions qu’un système d’opposition

serait par nous vainement employé aujourd’hui que le Gouvernement vient de déclarer que le moment est venu d’abolir l’esclavage dans nos colonies, et l’on espère que les conseils coloniaux s’empresseront d’éclairer le Gouvernement sur tout ce qui se rattache à cette grande question. Qu’il nous soit encore permis de nous justifier du silence qu’on nous reproche d’avoir obstinément gardé envers le Gouvernement, lorsqu’il nous a consultés à diverses reprises sur la même question. Qu’on daigne se reporter aux séances du 25 juin, du 30 août, du 12 octobre, du 4 novembre 1836, du 8 février 1839, du 9 et du 11 juillet 1840 (1) ; on verra si la

(1) 25 juin 1836 : Réponses aux premières communications du Gouvernement sur l’opportunité de l’émancipation, par M. Dejean de La Bâtie. 30 août 1836 : Réponse sur deux projets d’ordonnance concernant le rachat forcé et le pécule, par M. de Saint-George. 12 octobre 1836 : Rapport sur la libération de l’atelier colonial, et protestation, par M. Dejean de La Bâtie. 4 novembre 1836 : Réponse sur un projet d’ordonnance concernant la libération des enfants à naître et au-dessous de douze ans, par M. Dejean de La Bâtie. 8 février 1839 : Réponse sur des projets d’amélioration, par M. de Villèle. 9 juillet 1840 : Rapport sur l’ordonnance du 5 janvier et mémoire au gouverneur, par M. Dejean de La Bâtie. 11 juillet 1840 : Protestation contre un passage du rapport de M. de Tocqueville, par M. Dejean de La Bâtie.


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colonie de Bourbon ne s'est pas toujours empressée d’éclairer le Gouvernement sur tout ce qui se rattache à cette grande question. Le Gouvernement se plaindrait-il de la nature des opinions que nous avons émises ? Il ne nous semble pas possible qu’il ait jamais eu la pensée d’exiger autre chose de nous que de la sincérité. Aujourd’hui encore que le Gouvernement semble s’être arrêté à quelque chose de plus déterminé, en ce qui concerne le principe de l’abolition, et qu’il nous consulte sur certains moyens, peut-il désirer autre chose qu’une opinion sincère sur ces moyens, et n’est-ce pas notre avis, en âme et conscience, qu’il veut que nous lui donnions, soit que nous lui présentions des moyens nouveaux, soit que, dans l’impossibilité de rien imaginer qui ne soit plein de périls, nous nous bornions à exposer les graves inconvénients de ceux qu’on nous propose ? Quoi qu’il en soit, on nous annonce que nous sommes consultés pour la dernière fois. Nous devons donc donner à notre déclaration le caractère d’une dernière réponse. Ce moment est solennel comme celui où un vieillard, qui n’a plus confiance dans la vie, donne aux amis qui l’entourent ses derniers conseils ; ou plutôt comme celui où, dans les premiers siècles de notre ère, en présence de tout l’appareil du dernier supplice, des chrétiens pleins de foi répétaient aux empereurs et au peuple assemblé les articles de leur croyance. Comme eux, nous subirons la violence, mais que l’on ne compte pas sur notre association à l’œuvre de destruction qu’on prépare ; nous partagerons le malheur de nos concitoyens, non la responsabilité de nos gouvernants. Nous ne cesserons d’élever la voix du faible contre la volonté du fort; puisse notre cri de détresse ou modérer l’impatience du Gouvernement et retarder d’un jour les malheurs que nous prévoyons, ou du moins arracher quelques garanties de plus à sa prudence. Toutefois, n’y a-t-il pas encore ici quelque erreur capable d’influer d’une manière fâcheuse sur le sort de la question, en corrompant le jugement et les vues de tous ceux qui ont à s’en occuper? Le Gouvernement, qui nous tient un langage si dur, si 18.


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DEUXIÈME PARTIE.

désespérant, et qui provoque cette réponse en quelque sorte testamentaire, a-t-il renoncé, a-t-il pu renoncer aux formes qui ont amené devant nous, avant leur présentation aux Chambres, des projets de loi de moindre importance ? L’organisation judiciaire, les lois de douane relatives à notre colonie, celles des pouvoirs spéciaux de nos gouverneurs ont donné lieu à des communications officielles qui ont eu pour résultat la discussion dans notre Conseil, article par article, des projets préparés pour les Chambres. Et la loi qui nous dépouillerait de nos propriétés, qui nous assimilerait tout à coup soixante-dix mille esclaves de race éthiopienne, bouleverserait ainsi notre ordre social, ferait de notre race européenne une faible minorité dans la population coloniale, transporterait, avec la liberté, les droits et les titres de la nationalité française à des étrangers sans affection, sans intérêt, sans notion de religion et de patriotisme, sans capacité, sans intelligence même de notre bienfait; une telle loi, si jamais elle est formulée, serait, par exception, soustraite à l’examen provoqué pour toutes les autres! Il suffirait au Gouvernement d’avoir, dès la première conception de cette idée adultérine, consulté les colons sur les conséquences éloignées de son adoption, lorsque le fruit de la plus déplorable erreur, peut-être de la plus criminelle trahison, pourrait, parvenu à sa maturité, être offert à notre examen dans son développement complet, alors cette idée, pleine de vie et de mouvement, serait mystérieusement ou tyranniquement inaugurée aux colonies, pour régner sur elles sans leur consentement, ni leur avis ! Non. Le Gouvernement apprécie trop justement l’importance réelle des choses pour croire que l’opinion des colons» sur une idée encore sans corps ni forme, puisse suppléer à celle qu’ils pourraient donner sur un projet arrêté, déjà pourvu de toutes les parties qui peuvent le faire rigoureusement apprécier. Qui ne sait que c’est dans la formule arrêtée d’une conception quelconque que la vérité peut seulement trouver un moyen sûr de se conserver, de se produire, de se justifier, comme à l’aide de cette formule seulement l'erreur


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peut se démontrer ? Une pensée, avant que d’être fixée par des termes précis, n’a rien sur quoi l’intérêt qu'elle excite puisse asseoir un argument décisif; car le moindre changement dans ces termes peut changer toute la spécialité du raisonnement. On ne démontrerait pas le vice des proportions d’un édifice, le défaut de convenance, l’embarras des communications, sur le simple exposé des idées d’un architecte; si l’on n’avait le plan sous les yeux, on ne ferait que les indiquer, et, quelques fortes que fussent les objections, elles ne sauraient avoir, ne reposant pas sur un plan arrêté, la valeur d’une démonstration. Qu on ne pense donc pas que l’opposition des colons à l'abolition de l' esclavage ait pu jusqu à présent, ou puisse encore avoir toute la force quelle tirerait des nombreux détails d’une loi d’émancipation, de l’examen de chaque disposition, de la combinaison des articles, de leur confrontation, et de la manifestation de leurs conséquences forcées. Par exemple, la résistance des colons tient principalement à l’impossibilité de conserver le travail après l’affranchissement général des esclaves. Qui pourrait penser que la démonstration de cette impossibilité peut avoir, si elle repose seulement sur une utopie encore mal entendue, meme des savants, la même évidence et le même succès que si elle reposait sur l’analyse des dispositions par lesquelles le Gouvernement prétendrait vaincre cette difficulté ? Ainsi en est-il de beaucoup d’autres parties essentielles de la question. Jusqu’à ce jour les conseils coloniaux n’ont véritablement à donner leur avis que sur des principes vagues et contestés, sur des théories ou sur des projets d’application plus vagues encore et d’une effrayante légèreté. Leur défense contracte forcément un caractère analogue, et aussi n’a-t-elle été et ne peut-elle être que le développement de théories contraires à celles dont on les menace. En vain leur parlet-on d’exécution et de politique pratique; l'ébauche des idées ne prend pas pour eux, sur le papier, l’importance d’une création véritable, et le vague de projets plus ou moins incomplets es rejette toujours plus ou moins dans le do-


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DEUXIÈME PARTIE.

maine des généralités. Il semble que ce soit à leur sagacité qu’on fasse un appel plutôt qu’à leur jugement, et c’est moins un calcul tout fait qu’on leur donne à vérifier qu’un vaste et difficile problème qu’on leur propose, et que personne encore n’a pu résoudre. Ils doivent donc conserver l’espérance que si jamais le Gouvernement tente de mettre en pratique ces théories, ils ne se trouveront pas, pour avoir été consultés sur quelques principes et quelques idées d’application, exclus du droit de donner au moins un avis sur les dispositions préparées pour l’exécution. Les colons sont partie intégrante du système que l’on veut changer; chaque coup qu’on y porte se révèle à eux, moins par une réflexion que par une sensation ; ils ne croient pas et ne pensent pas seulement, comme font leurs adversaires : ils sentent et ils savent, et leur avis, sur ce sujet intime, est moins une opinion qu’une description. Voyons donc bien l’état de la question. Le but que la commission se propose est, dit-elle, l’abolition de l’esclavage. En ceci elle est unanime et se croit assez éclairée. Ce n’est pas sur quoi l’on nous consulte. Pourtant, qu’il nous soit permis de le dire, l’abolition de l’esclavage ne peut pas être un but; elle doit être ellemême un moyen. Si l’abolition était le but, rien ne serait plus facile que de l’atteindre ; mais le but est un état social nouveau, une condition particulière d’existence pour les colonies, à laquelle on veut arriver par l’abolition de l’esclavage. Cette abolition exprime donc seulement la réunion de tous les moyens qu’on cherche. Ce qui prouve que l’abolition ne doit pas être le but, c’est la multitude des précautions dont on sent que l’abolition doit être entourée; car ces précautions signifient qu’en abolissant l’esclavage : on craint de manquer le but d’où il résulte clairement que le but est réellement ailleurs que dans l’abolition, et que celle-ci est un moyen qu’on s’étudie à rendre certain. Un médecin qui veut employer un remède ne saurait déclarer qu’il en a résolu l’emploi comme un but qu’il se


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propose; il ne le peut ordonner à son malade, indépendamment du mal qu’il a en vue de guérir, et sauf à prendre accessoirement toutes sortes de précautions extérieures pour qu’il ne fasse pas plus de mal que de bien. Le problème est donc mal posé; car l’ensemble des mesures proposées comme les moyens sur lesquels on nous consulte ne sont que le régime auquel doit être soumis l’emploi du moyen, qui est l’abolition. Quant au but, il est nécessairement ailleurs. Il est probablement dans la moralisation des hommes, ou dans l’amélioration de leur vie matérielle, ou dans l’une et l’autre à la lois; peut être (chose déplorable !) dans la satisfaction d’un principe abstrait et encore mal établi ; mais, à cet égard, il n’y a rien de précis; on ne s’est point expliqué ; en sorte que, étrange position dont l’examen explique bien tous nos embarras, c’est sur le moyen qu’on est d’accord, sur le but on ne l’est pas ! Quelque préjugé n’aurait-il pas fait confondre le but et le moyen? C’est ce qui arrive toujours dans les temps de révolution, où les réactions se succèdent, et où les idées politiques, étant au pillage, présentent aux esprits autant d'illusions diverses que ces réactions leur ont donné de significations différentes. C’est ainsi qu’au milieu d’une masse généralement dépourvue de savoir et d’expérience, la monarchie ou la république paraissent, à ceux qui ont souffert des excès de l’une ou des abus de l’autre, contenir respectivement un remède sûr à tous les maux de la société ; la peine de mort doit son discrédit aux fureurs de la guillotine ; l’esclavage est odieux au peuple, qui a fait une révolution au nom de la liberté; et ce peuple, peutêtre même son Gouvernement, en s’occupant de l’abolition de l'esclavage, pourra difficilement s’empêcher de considérer ou de présenter cette dernière mesure comme le but qu'on devait se proposer, au lieu d’aller rechercher, dans l’état moral et matériel du peuple esclave, l’amélioration que l'un ou l'autre de ces états laisse à désirer.

Nous ne craindrons pas d’être démentis par les hommes de bonne foi en avançant que l’idée d’abolir l’esclavage a


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DEUXIÈME PARTIE.

précédé, dans l’esprit des abolitionistes, le sentiment de tout autre besoin à satisfaire dans l’existence de nos nègres, et que l’idée du bienfait s’est présentée à eux, et est restée indissolublement attachée à la mesure qu’ils proposent comme un simple accessoire. Mais qu’ils aient reconnu, avant de s’arrêter à ce moyen, un but d’amélioration à atteindre dans la condition actuelle de l’esclave ; que cette amélioration étudiée leur ait paru désirable pour lui, pour la colonie, pour la nation; qu’elle ait ensuite été reconnue tenir essentiellement à l’abolition de l'esclavage, comme un effet à sa cause, c’est ce que nos adversaires ne voudraient point affirmer. Es ont voulu premièrement l’abolition : ils ne se sont pas préoccupés du bien-être, de l’ordre, du travail, de la morale, en un mot de la civilisation ; ils n’ont pas pensé d’abord à ces choses si désirables, et à l’abolition ensuite, comme à un moyen reconnu propre à les obtenir. C’est le contraire qu’il fallait faire, et que, en des temps paisibles, exempts des souvenirs qui perpétuent les réactions, on eût fait certainement. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’en cherchant à populariser le principe de l’abolition on a vaguement et accessoirement eu en vue une amélioration quelconque de l’ordre social; c’est cette vue qui est le but, ou le doit être. Or, nous le demandons, s’est-on bien rendu compte de la nature de cette amélioration ? Si l’on s’en est rendu compte, s’est-on assuré que l'abolition de l’esclavage, dont le premier effet sera de conformer la société coloniale à la société européenne, sans la changer dans son essence et ses éléments, s’est-on assuré, disons-nous, que l’abolition de l’esclavage est le seul ou le meilleur moyen d’obtenir cette amélioration? S’est-on même assuré que ce moyen est seulement propre à obtenir l’effet qu’on désire? Si le Gouvernement, sûr de ses vues, s’est donné cette démonstration préliminaire, si l’abolition doit certainement être utile à l’esclave, à la colonie, à la nation, il convient


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 145 s'occuper d'aen effet de déclarer que le moment est venu de bolir l'esclavage (1). Et nous ne craignons pas d’en prendre l’engagement au nom de toute la colonie : que ces vues lui soient communiquées, que cette démonstration lui soit donnée ; dès ce moment nous sommes unis de cœur et d’âme à la pensée qui l’anime ; dès ce moment, il trouvera dans notre île autant de coopérateurs et d’agents que de colons. Mais on ne nous a pas dit une seule fois quel bien on voulait introduire dans notre société par l’abolition de l’esclavage. Si l’on se fût d’abord clairement expliqué sur ce bien, sans proposer un moyen aussi périlleux que celui dont l’Angleterre a donné plus encore le conseil que l’exemple, peut-être les colons eussent trouvé dans leur expérience coloniale, sinon dans leur sagesse, la solution des difficultés auxquelles une pareille déclaration aurait donné lieu; certainement la question ainsi posée n’aurait soulevé ni tant de défiance, ni tant d’opposition. Rien de tout cela n’a été fait, parce qu’aucune étude préalable, aucune véritable science n’a dirigé en France le mouvement abolitioniste, et qu’il a été au contraire abandonné aux passions les plus suspectes et aux influences les plus occultes.

Il n’y a point à s’étonner que la question d’émancipation se présente tout d’abord hérissée de mille difficultés, puisqu’elle est si mal posée et si profondément obscure jusque dans son origine. Les motifs même de délibérer peuvent donner lieu à controverse. La cause des impatiences qu’on manifeste, le mode prescrit ou adopté pour les études à faire, les moyens préparés pour les faciliter, rien sur quoi l’on soit préalablement d’accord; et pourtant quoi de plus nécessaire? S’il s’agissait d’une loi de finance, de police, ou d’administration, d’une loi civile, politique ou criminelle, rien d’obscur n’entourerait les préliminaires de la question ; un

(1) Dépêche du 18 juillet 1840. IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE. 146 but bien déterminé, des causes avouées et reconnues de tous, fondées sur des besoins non contestés, rendraient l’abord de la question naturel et facile. Ici il n’en est pas de même, et peut-être aucun des motifs sur lesquels une proposition aussi grave paraît se fonder ne devrait être admis. Nous avons déjà fait voir quelques inexactitudes et quelques erreurs, en ce qui nous concernait, dans la manière de nous poser la question-, ce ne sont pas les plus graves; il en est qui sont de nature à discréditer ou à détruire préalablement tous les motifs de la proposition. Premièrement on nous rappelle que la volonté de la métropole s’est hautement manifestée, et par là on semble écarter d’avance tout ce qui se rattache à l’examen du principe. Les dépêches ministérielles autorisent en effet ces expressions du Gouvernement local en déclarant vaine désormais toute opposition de la part des conseils coloniaux. De bonne foi, les colons peuvent-ils accepter le terrain étroit où l’on veut resserrer la controverse? Comment se manifeste la volonté nationale, sinon par la loi? Et jusqu’à présent les éléments d’un projet à présenter aux Chambres ne sont même pas réunis ! Combien de fois n’est-il pas arrivé et n’arrivera-t-il pas encore que les Chambres, en repoussant un projet du Gouvernement, manifestent une volonté nationale tout autre que celle sur laquelle le Gouvernement avait compté?

Nous savons bien que les Chambres paraissent incliner vers les projets d’abolition que le Gouvernement du Roi élabore ; mais pourquoi ne conserverions-nous pas l’espérance d’éclairer les Chambres sur des intérêts que certainement elles n’ont jamais entendu sacrifier, sur une influence quelles n’ont jamais entendu favoriser, sur une indignité qu’elles n’ont jamais entendu consacrer? Pourquoi le Gouvernement lui-même se refuserait-il obstinément à tout retour vers des idées qu’il reconnaîtrait enfin plus conservatrices tout à la fois, plus progressives et plus nationales que celles de là philanthropie anglaise? Et, dans tous les cas, pourquoi, lorsque rien ne nous


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 147 gêne encore dans les manifestations gouvernementales ou nationales, ne conserverions-nous pas toute la liberté de conseil que ces grands intérêts réclament ? Le Gouvernement, les Chambres, les colonies, ne sont liés par aucun précédent. Les résolutions d’un ministère ne se transmettent pas comme des lois aux ministères qui lui succèdent; et l’expérience nous prouve au contraire que la politique des uns est rarement la politique des autres. Si donc l’intérêt, si la dignité de notre nation, si l’humanité même repoussent le principe qu’on veut mettre hors de question, pourquoi nous résignerions-nous à un silence stupide, au lieu de nous associer à tant d’autres voix plus éloquentes que la nôtre et dont le Gouvernement et la nation ne peuvent méconnaître l’accent? Pouvons-nous admettre davantage qu’étant exclusivement consultés sur les moyens nous n’avons pas le droit de nous expliquer de nouveau sur le fond? Le devoir parle toujours plus haut que les convenances; et celles-ci, dussent-elles être blessées, entre deux obligations d’une si inégale importance, le choix du conseil colonial ne devrait pas être douteux. Mais ici le devoir peut être rempli, et les convenances respectées. Car, si nous ne sommes consultés que sur les moyens, ce n’est pas une raison pour que l’abondance de nos avis offense celui qui nous les demande; il peut en profiter et ils ne peuvent lui nuire. D’ailleurs, plus on jettera de lumière sur le principe, plus on découvrira facilement les moyens que ce principe comporte. Il est même, jusqu’à certain point, contradictoire de vouloir obtenir la solution d’une question de forme, de quiconque n’aurait pas, au préalable, résolu la question de fond. L’une aide à l’autre, et c’est de celle-ci que dépend celle-là. Quelles notions justes et claires peut-on avoir sur la forme à donner, si le fond est ignoré ou condamné ? Notre population se compose de deux races d’hommes ; l’une blanche, la première de l’univers, la même que celle dont la France s’enorgueillit ; l’autre noire, la plus inintelligente du globe. Veut-on augmenter le bonheur de l’une aux dépens de l’autre? améliorer le sort de toutes deux? 19


DEUXIÈME PARTIE. 148 rendre le gouvernement plus facile et moins coûteux? développer plus promptement et plus largement les aptitudes? effacer la différence des types? consolider la possession des îles? prévenir de loin la collision des races, ou substituer au plus tôt l’une à l’autre? Veut-on l’une de ces choses, ou plusieurs, ou toutes à la fois, ou d’autres encore plus ou moins dignes d’un Gouvernement sage et prévoyant? Il est certain que la forme à donner aux institutions sera fort différente dans chacun de ces cas; mais adopter d’avance une forme nouvelle de société, et consulter sur cette forme, sans avoir déterminé clairement le but qu’on veut atteindre, ce n’est pas simplifier la discussion, c’est l’éterniser. L’esprit ne modifie pas sa nature ; comme il est naturellement logique, il cherchera, de quelque manière que la question soit posée, à découvrir le fond dans la forme au risque d’errer, obligé de parcourir ainsi toutes les hypothèses que peut réaliser la création des formes proposées. C’est pourquoi, rejeté, par la question même, dans le vague et les longueurs, il ne saurait satisfaire à l’impatience des réformateurs qui réclament son secours. Qu’au contraire la vue politique du Gouvernement soit clairement exposée : si elle est comprise et approuvée, les difficultés de pure forme n’arrêteront pas longtemps l’action du pouvoir; c’est véritablement sur le fond qu’il est utile et quelquefois difficile de s’accorder ; avant cela qu’avonsnous besoin d’être consultés sur la forme? L’Angleterre a aboli l’esclavage dans dix-neuf colonies. Elle avait un but visé depuis cinquante ans; c’est à ce but qu'elle a conformé le moyen que nous voulons imiter sans avoir le même but qu'elle. En Angleterre, on eût pu peut-être poser ainsi la quesion : la prospérité britannique ne peut désormais se soutenir sans le plus grand développement de toutes les ressources de l’Inde. Le développement de ces ressources doit amener la ruine de nos autres colonies. Ruinées et réduites au désespoir, elles peuvent nous échapper, donc : Trouver le moyen de prévenir la désaffection et la perte de ces îles. On le voit, ce but indiqué déterminait l’approbation du


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 149 seul moyen propre à l'atteindre : indemniser les colons pour les calmer ; affranchir les esclaves et favoriser leurs inclinations pour se les attacher. Tel est l’avantage d’une question bien posée. On nous dira peut-être que rien de semblable n’a jamais été publié en Angleterre. Nouvelle leçon dont la France pourrait profiter. Mais puisque, moins prudente ou moins heureuse, notre nation ne peut rien faire sans publier son manifeste ; que la raison, que la logique préparent au moins au dehors comme au dedans l’assentiment dont on a besoin. La politique secrète est de beaucoup la meilleure, l’impulsion ne lui vient pas, d’un jour à l’autre, des trentedeux aires de vent; mais, lorsque sa triste condition est de soulever toutes les prétentions, de provoquer toutes les objections, la plus inattaquable raison, la plus rigoureuse logique lui sont nécessaires et ne lui suffisent pas toujours pour atteindre son but. Que sera-ce si, uniquement appuyée sur l’engouement et les abstractions, elle pose en principe les moyens avant d’être fixée sur le but, et arrête le mode quand elle cherche encore le sujet ? Il n’appartient pas à un îlot perdu dans l’océan Indien, nous le savons, de donner des leçons de politique à la plus glorieuse nation du monde, et telle ne saurait être notre prétention; mais puisque heureusement cette nation est la nôtre, et qu’elle nous consulte sur des idées dont le vague nous arrête au premier pas, son Gouvernement nous pardonnera sans doute de remonter à la source de cette difficulté, et d’en démontrer, pour notre justification, l’insurmontable puissance. Enfin on va jusqu’à affirmer que les colonies courent d’elles-mêmes et par la force des choses à leur ruine, et l'on fonde la nécessité de l’émancipation sur l’urgence de régulariser une prétendue révolution déjà commencée aux colonies. Nous ne saurions trop le répéter : nul danger n’existe pour les colonies dans le maintien de l’esclavage ; au contraire, leur tranquillité, la facilité et l'économie de leur gouvernement tiennent à cette institution. L’égalité qui règne entre les citoyens y tient aussi ; la distinction légitime des races est un obstacle naturel à l’illégitimité des distinc-


DEUXIÈME PARTIE. tions entre les enfants de la même partie ; l’exemple présent des droits fondés sur une supériorité naturelle et reconnue n’admet pas l’établissement subversif de droits contestables ; par l’esclavage des noirs, point de besoin qui ne soit satisfait, point de faiblesse qui ne soit protégée, point de misère qui ne soit soulagée ; par conséquent point de crime qui ne soit sans excuse, et, par la même raison, presque sans exemple. Par l’esclavage, point d’existence qui ne soit précieuse, point de plaie pour le pauvre qui ne soit une plaie pour le riche ; par l’esclavage, une sorte de solidarité réunit le maître et le serviteur, et les fait souffrir des mêmes maux, jouir des mêmes biens dans la mesure de leurs capacités morales et de leurs besoins. Qui donc pourrait troubler la paix coloniale, si les semences d’orgueil et d’ambition jetées à profusion dans le cœur du pauvre et du faible ne venaient détruire cette harmonie ? Au point de vue politique, tout le détail de la petite police se fait par le chef de famille, qui, étant lui-même pour le Gouvernement une précieuse garantie d’ordre, ne peut lui inspirer dans aucun cas, en dehors de ces questions brûlantes où son existence est en jeu, aucune crainte sérieuse. Au point de vue social, l’exploitation de la classe pauvre par la classe riche, justifiée d’abord par les aptitudes diverses, et par des propriétés fixes et tranchées, outre qu'elle est réglée par les lois, est encore paternelle par habitude et par instinct, modérée par intérêt, autant quelle est en France ardente, cupide et cruelle, n’étant là retenue par aucun frein ni moral, ni matériel. Quel désordre est donc si imminent aux colonies, sinon celui que la philanthropie leur prépare comme un remède à des maux purement imaginaires ? Il n’est pas plus vrai de dire que la nécessité d’abolir l’esclavage se fonde sur l’intérêt même des planteurs. M. de Tocqueville fait une description de l’état des colonies, qui, en ce qui concerne Bourbon, est de la plus étrange inexactitude; l’année dernière, les revenus ont presque doublé. Si une complète libération, si la plus grande aisance n’est pas le résultat de cette amélioration, c’est à la rivalité du 150


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151 sucre de betteraves qu’il faut l’attribuer ; jamais l’île Bourbon n’avait développé autant de courage contre la mauvaise fortune. Jamais l’industrie n’y avait pris un si grand essor; tout y est mieux.entretenu qu’auparavant, tout s’y améliore, tout s’y élève à un degré de perfection qui lui assurerait la plus brillante destinée, si d’une année à l’autre, et parallèlement à ce progrès, la rivalité de la betterave ne nous replongeait dans nos misères. Quelle démonstration, au surplus, de la nécessité de l'abolition, que celle qui se fonderait sur la ruine anticipée que sa seule approche serait capable de réaliser ! Non, l’incertitude de nos destinées ne comprime point notre intelligence, et encore moins abat-elle notre courage : car, malgré la persécution intéressée de quelques abolitionistes, avec lesquels nous ne confondons ni M. de Tocqueville, ni aucun de ceux qu’honore la confiance royale, malgré l’influence anglaise à laquelle nous devons ces maux et tant d’autres, l’opinion que nous nous faisons des lumières et de la sagesse du Gouvernement nous soutient; la bonne foi, le patriotisme de ceux qui sont peut-être encore aux premiers rangs de nos adversaires, ne nous permet pas le désespoir. Si donc les projets proposés à notre examen n’avaient pas un autre fondement, il deviendrait inutile de s’en occuper. Mais nous ne prendrons point dans l’absence ou la légèreté des motifs, pas plus que dans l’incertitude et l’obscurité du but qu’on se propose, une raison de ne pas répondre aux questions qu’on nous adresse. Notre intérêt n’a jamais été de garder sur des propositions de vie ou de mort le silence dont on semble nous faire un si injuste reproche; mais plutôt, cherchant à deviner quelque pensée salutaire dans ces funestes propositions, il nous a convenu, à toutes les époques, d’établir hypothétiquement quelque clarté dans les projets de la philanthropie, ne fût-ce que pour y trouver au moins une occasion de manifester nos sentiments et nos opinions. Nous suivrons aujourd’hui la même méthode, et nous admettrons, pour juger des moyens sur lesquels on nous


DEUXIÈME PARTIE. consulte, le but que ces moyens paraissent supposer et sur lequel on ne s’explique pas. Nous établissons donc que ce but est d’augmenter le bien-être du noir, de le moraliser et de l’instruire sans dommage pour autrui, enfin d’accroître la puissance de la France par le plus grand développement de son commerce et de sa marine. Nous verrons si la liberté qu’on veut donner au noir est propre à assurer tous ces avantages. C’est dans cet esprit que nous allons aborder l’examen des divers projets parvenus à notre connaissance. 152

CHAPITRE II. VICE RADICAL DES

TROIS PROJETS.

Avant de passer à l’examen spécial des trois projets présentés par le Gouvernement, nous allons considérer ce qu’ils ont de commun, et d’abord leur vice le plus général et le plus essentiel. La fin est la même dans ces projets et dans tous ceux qui sont parvenus à la connaissance du Conseil colonial de Bourbon, à l’exception des projets indiqués par MM. Villemain et Granier de Cassagnac. Cette fin est la cessation du domaine du maître et l’abandon de l’esclave à sa propre volonté et à ses propres ressources; la transition de l’état actuel à cet état nouveau distingue seule ces projets l’un de l’autre. Cette fin commune est la seule chose à juger : car il importe peu que les voies par où l’on arrive à un résultat soient plus ou moins courtes et commodes, ou longues et embarrassées. C’est le résultat lui-même qui doit intéresser le législateur. Un bon résultat se justifierait peut-être, malgré les difficultés et les malheurs de la transition; mais la bénignité de cette transition ne saurait justifier un résultat mauvais. Vous voulez établir un nouvel ordre de choses : pour le juger, c’est à l’époque où il produira toutes ses conséquences que vous devez vous transporter. L’intervalle qui sépare les deux périodes appartient au système qu’on veut détruire,


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153 et ce n’est pas justifier du tout le système nouveau que de montrer au début les restes vivaces et l’influence continuée de l’ancien. A plus forte raison, cette suite naturelle du précédent ordre de choses et ce reste d'impulsion sont-ils sans valeur pour la justification d’un nouveau régime politique, lorsque ces traces du passé ont été conservées à dessein pour éviter toute secousse violente ou toute alarme trop vive. Ne jugeons donc point des projets d’émancipation et de leurs résultats pour la fortune coloniale ou nationale, sur les portions plus ou moins importantes du système actuel qu’ils laissent subsister plus ou moins de temps. C'est à dix ans, vingt ans, cinquante ans, peu importe, qu’il faut nous transporter pour apprécier le mérite des idées nouvelles : car c’est en vue du résultat promis pour ces époques que de telles idées peuvent trouver quelque faveur. Si le noir ne travaille point, ou, ce qui revient au même, s’il travaille sans suite et sans ordre, la colonie est perdue. Nous allons voir que c’est en définitive ce qui arrivera, même en raisonnant d’abord sur l’hypothèse contraire. En effet, si le noir travaille, la prospérité actuelle de la colonie sera néanmoins réduite de beaucoup : car alors, libre de tous ses mouvements, maître de ses conditions, il affluera dans les quartiers les plus favorisés, où la culture est tout à la fois plus riche et plus facile, et où l’espérance des propriétaires lui assurera un salaire plus élevé. Les quartiers humides, difficiles, ceux où l’eau manque seront ainsi abandonnés de tous les noirs valides et exercés à la culture. Les terrains peu fertiles le seront forcément par les maîtres, dans quelque partie de l’île qu’ils se trouvent. La petite culture y remplacera peut-être d’abord la grande, et puis elle sera, comme elle l’a toujours été, abandonnée pour quelque moyen plus facile de pourvoir au besoin journalier de la vie animale. Un immense prolétariat sans ressources menacera sans cesse quelques habitations productives. Ce résultat matériel est forcé. Nous n’en rapportons pas la cause au caractère des noirs, puisqu’ici nous les supposons laborieux ; mais elle tient aux II PARTIE. e

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154 DEUXIÈME PARTIE. circonstances où la colonie se trouvera placée, et, dans des circonstances semblables, il serait le même partout ailleurs. La masse entière des travailleurs étant mobile, et, malgré les assimilations forcées de la loi, distincte des propriétaires par la couleur, la race, l’éducation, les inclinations, les besoins et la vocation, nul intérêt ne les retenant, nul domicile ne les attachant, nulle part le trop plein de la population ne les excluant, et partout les besoins de l’agriculture les appelant, il est impossible qu’ils ne courent pas au plus grand profit, et qu’ils ne sentent pas quelle riche proie leur est livrée. Le résultat moral ne sera pas plus heureux. Les femmes, en trop petit nombre, recherchées par les ouvriers et les travailleurs avantageusement placés, éviteront le mariage qui les fixerait, et d’ailleurs elles continueront à s’éloigner, autant quelles le pourront, des hommes de leur race, pour s’élever aux classes supérieures et assurer à leur postérité une nuance plus claire. Cette ambition, qui paraîtra supposée ou imaginaire à beaucoup d’Européens, est instinctive et irrésistible dans les négresses, et ce serait se tromper gravement que de l’attribuer à l'influence de la domination des blancs; cette influence sans doute la favorise, mais ne la détermine pas. Aucune autorité donc ne les retenant plus sur les habitations, où leur union avec les noirs était une conséquence naturelle de la communauté de leurs travaux, nulle influence, nulle persuasion ne pourra vaincre l’instinct qui les porte à rechercher la couleur blanche; l’intérêt quelles y trouvent, l’honneur qu'elles y attachent et la facilité que leur petit nombre leur assure, déjoueront tous les efforts sans contrainte qu’on multipliera pour les amener à une vie plus régulière. Les enfants, toujours soumis en réalité à la direction des femmes, perdront par l’exemple le fruit du précepte, et nulle moralité ne pourra germer dans ces jeunes cœurs, que la liberté aura livrés à la culture et à la semence du vice. La soumission de l’esclave, que M. de Tocqueville regarde comme un obstacle à sa moralisation, est au contraire un préservatif contre une plus grande corruption ou un correctif à sa perversité naturelle. Si tout vice est


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 155 ignorance; et si c’est pour cela même que la prudence est la première vertu, et la base en quelque sorte de toutes les autres, rien d’humain n’est plus vicieux que le nègre; l’obéissance et le travail le façonnent aux vertus qu’il n’est pas encore possible de lui enseigner autrement ; les idées d’ordre naissent d’une vie ordonnée ; le châtiment, la récompense inculquent celles du bien et du mal ; nul besoin, nulle spéculation criminelle ne vient opposer au maître l’obstacle de ses irrésistibles sophismes. Il n’a qu’à vouloir; toutes les répugnances de la nature ou de l’habitude sont à l’instant vaincues ; et jamais le Gouvernement, qui se fait une théorie de la moralisation du noir, ne pourra trouver, hors de l'esclavage, un pareil auxiliaire. Quelle persuasion pourra remplacer l’autorité du maître? quelle action, hors du gouvernement domestique, sera assez directe, assez constante pour être efficace, lorsque les tentations d’une liberté mal comprise et mal utilisée combattront incessamment la faible direction qu’un zèle impuissant ne saura que leur conseiller ? L’esclave a sous les yeux la famille de son maître; elle est son point de mire et l’objet d’une attention qui ne se fatigue point ; l’intérêt, l’amour-propre, et aussi une certaine affection, le soutiennent dans la contemplation de ce modèle; à aucun moment de la journée, le noir n’ignore où sont ses maîtres, ce qu’ils font; il connaît leurs habitudes, leurs travaux, leurs affaires, leur rang , leur influence ; il jouit de tout cela, s’y intéresse, semble y participer, et y participe en effet. Leur activité aiguillonne sa paresse et l’en rend honteux ; leur propreté préoccupe son esprit d’un vague désir d’imitation qui parvient toujours plus ou moins à se réaliser ; il transporte à ses enfants les soins et la direction dont il est témoin ; il utilise par la pratique, en ce qui concerne son pécule et ses petites affaires, la prudence qu’il remarque dans toute la conduite du maître ; il applique à tout ce qui dépend de lui la discipline à laquelle on le soumet ; en un mot, il vénère ce que le maître vénère, recherche ce qu’il aime, veut pratiquer ce qu’il fait, cherche à le copier et à l’imiter en tout. Si, sous le rapport de la religion et des mœurs, le nègre a perdu depuis 50 ans, plutôt que gagné, cela tient à des causes qu’il est facile de 20.


DEUXIÈME PARTIE. 156 deviner, et que l’exemple de la France, plus efficace que le zèle de ses missionnaires, en s’étendant aux colonies, tend de jour en jour à fortifier. Mais, pour ce qui est travail, propreté, ordre, prudence, soin, discipline, méthode, industrie, le noir certainement fait des progrès, et c’est à son esclavage qu’il le doit. Il n’est pas étonnant, certes, que les vices de ses maîtres se soient communiqués à lui comme leurs vertus ; mais encore il reste à savoir si, affranchi de leur tutelle, il ne trouvera pas dans la société, quant à la religion et aux mœurs, plus de mauvaises leçons avec autant de mauvais exemples ; sans y trouver, sous tout autre rapport, de bons modèles à sa portée, ni surtout les mêmes mobiles d'imitation. Il n’est donc pas vrai que la morale réprouve l’esclavage colonial ; car, s’il n’a pas la vertu de la faire germer spontanément au milieu de la corruption qui l’entoure, il est certainement le plus puissant auxiliaire et le plus fidèle propagateur du bien qui se pratique au-dessus de lui. C’est une grave erreur de M. de Tocqueville, de croire que la moralisation du noir est impossible durant l’esclavage. Les obstacles qu’il y signale disparaissent devant l’observation et font place à des moyens qu’aucun autre- état ne saurait fournir. Et, par exemple, M. de Tocqueville paraît croire que le maître écarte avec une préméditation intéressée, de l’intelligence de son esclave, les lumières de l’Évangile. Le christianisme, dit-il, est une religion d’hommes libres, et les colons craignent qu'en la développant dans l’âme de leurs esclaves, on ne vînt à y réveiller quelques-uns des instincts de la liberté. Ceux des colons qui ont peu de lumières ne font point de telles réflexions. Ceux qui sont plus éclairés savent que le vrai christianisme est universel, et convient aussi bien aux esclaves qu’aux empereurs. C’est des premiers que, par sa vertu propre, il est monté jusqu’à ceux-ci. D’autres philosophes, avec aussi peu de raison, ont dit que le christianisme était une religion d’esclaves. Disons qu’il est la religion de tout le monde; car, sans cela, il ne serait pas digne de son auteur; et reconnaissons cette importante vé-


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 157 rité : que si sa vertu, comme sa mission, est de rendre l'homme a ses hautes destinées, il dissoudra l'esclavage, sans doute, qui est, comme la misère, une condition de l'ignorance qu'il doit dissiper, et du vice qu’il doit vaincre ; mais il opérera cette révolution des nations, comme il opère celle des cœurs, en détruisant d’abord les causes, en rendant le maître généreux et non l’esclave rebelle. Or, ce miracle, le christianisme l’accomplit tous les jours parmi nous ; il n'a pas besoin pour cela du secours de la philanthropie (1). M. de Tocqueville attribue l'éloignement de l’esclave pour le mariage à l'impossibilité, où son assujettissement le met, d'exercer l'autorité conjugale et paternelle, et de goûter la douceur des droits et des devoirs qui découlent d’une union légitime. G est supposer dans le noir des idées et des réflexions qui seront, pour des siècles encore, à un million de lieues de sa portée. Comment M. de Tocqueville ne voit-il pas qu’une intelligence aussi développée et aussi élevée serait elle-même un principe d’émancipation qui n’aurait pas besoin dauxiliaire, et qui serait bien autrement actif que les théories philanthropiques ? Ce raisonnement a dû paraître, nous le concevons, plein de justesse et de force à la commission et à la Chambre, chacun retrouvant en soi les éléments qui l'ont formé; mais il suffit d’en transporter

(1) Dès que les colons ont trouvé dans l’augmentation de leur clergé le secours dont ils manquaient depuis longtemps, ils se sont empressés de livrer leurs esclaves à l’enseignement religieux; ils ont contribué de leurs deniers à la construction des chapelles que le Gouvernement élève trop lentement et en trop petit nombre. La note suivante remise par M. Dalmond, vice-préfet apostolique, le prouve : Mariages des noirs pendant l’année 1840 Dans les six premiers mois de 1841 TOTAL

en dix-huit mois.

77 100 177

Une chapelle est construite au Bras-Panon (Saint-Benoît), pour l’instruction des noirs, aux frais des habitants. Une autre est commencée à la rivière des Pluies (Sainte-Marie), aux frais des habitants. Une autre est commencée à Saint-Gilles (Saint-Paul) par M Desbassyns. Trois autres doivent être commencées en janvier 1842 par des habitants. me

Signé DALMOND, Vice-préfet apostolique.


DEUXIÈME PARTIE. 158 l’application au sujet auquel il est attribué pour reconnaître que cette logique est celle de l’illustre rapporteur, et point du tout celle du pauvre enfant noir de l’Afrique. L’instinct le guide à l’union des sexes, et, à ses yeux, le mariage du blanc n’est qu’une cérémonie de plus, il ne se croit pas moins sûr de ses enfants ; il ne les aime pas moins, il n’accorde pas moins d’amour à sa femme et n’en exige pas moins de fidélité, durant le temps, quelquefois assez long, de leur cohabitation. Il n’y a peut être pas un seul noir qui ne connaisse parfaitement tous ses enfants, pas un seul enfant qui ne sache fort bien quel est son père ; et, pour le noir, l’enfant est toujours un secours et une joie, sans être jamais une charge. Il a donc toutes les douceurs de la paternité, sans en avoir les peines. Mais le noir répugne au mariage, parce qu’il aime le changement; la négresse y répugne davantage, étant recherchée en proportion de la différence numérique qui existe entre les sexes. Son goût naturel pour le changement est continuellement sollicité par les besoins qui naissent de cette différence, et elle n’aurait garde de renoncer, par le mariage, à la position que cet état de choses lui assure. Ce n’est donc point l’esclavage qui empêche le nègre et surtout la négresse de désirer ce que le législateur ou le maître l’invitent à faire. La liberté ne changerait rien aux causes qui éloignent actuellement le noir du mariage ; mais elle en ferait naître de nouvelles; car les charges de la famille sont, aussi bien que les charges de la société, au-dessus des forces morales du nègre; et si, par quelque légal ou pieux artifice, le Gouvernement surprenait d’une manière assez générale le consentement des négresses au mariage légitime, ce changement, dont on s’applaudirait bien vainement, n’aurait aucune des conséquences morales qu’on s’en serait promises. La vente des filles à peine nubiles, l’émancipation prématurée des garçons, l’exploitation en tout sens des facultés et des forces des uns des autres; c’est-à-dire l’établissement, au sein de la famille noire, d’une servitude nouvelle, sans règle, au profit du vice et du crime, tels seraient les premiers fruits de la liberté sous le rapport des mœurs : car


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 159 tels sont déjà ceux qu'elle a produits parmi les prolétaires, avant d’avoir créé les mêmes nécessités. L’esclavage prévient jusqu’à un certain point ces désordres, parce qu’il occupe, discipline et satisfait tous les besoins. Il en est ainsi de tout le reste. Le raison du noir s’exerce sur tous les objets qui sont à sa portée, et l’esclavage ne lui rend ni inutiles, ni nuisibles les raisonnements dont il est capable. L’obligation de travailler sans salaire ne rend pas superflus les efforts qu’on fait pour le rendre actif et diligent ; et la prévoyance, qui l’abandonne aussitôt qu’il est livré à lui-même, naît, dans son esprit, de la lumière qu’une direction journalière et intelligente communique à tous ses actes. Ainsi il raisonne sur la justice disciplinaire de son maître» sur la comparaison des tâches, sur la différence des aptitudes et sur les expédients auxquels un travail journalier, déterminé et nécessaire, l’oblige d’avoir recours. Fonder sur l’esclavage l’inutilité et même le danger du raisonnement pour le noir, c’est trahir des préoccupations bien exclusives en faveur des droits de l’homme, et méconnaître bien étrangement les vrais besoins du noir. L’activité et la diligence ne lui manquent point ; et s’il conservait, en état de liberté, l’impulsion que l’esclavage a donnée à sa nature, les vœux de la philanthropie ne rencontreraient ni tant d’obstacles, ni tant de difficultés. Mais l’esclave noir étant, quant aux travaux de la civilisation, comme un être incomplet auquel le génie du blanc est un supplément nécessaire, dès que l’alliance étroite que l’esclavage a établie entre eux vient à cesser, le vice de son organisation spéciale se manifeste, et la richesse de sa force musculaire reste vouée à l’emploi que déterminent les sens grossiers à la direction desquels il est abandonné. En état d’esclavage, le nègre donne des preuves multipliées d’une activité et d’une diligence factice, à la vérité, mais utile pourtant ; et il en recueille les fruits. Il n’y a pas un seul noir d’habitation valide qui, le dimanche, n’aille vendre au quartier au moins une charge de bois ou de fourrage, ou des pièces de bois équarries quand le maître a une une forêt, ou les fruits de son jardin. Les plus industrieux


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DEUXIÈME PARTIE.

engraissent des porcs, et font, dans les moments que leur laisse le prompt accomplissement de leur tâche, des travaux qui leur profitent exclusivement. Ces produits, le noir ne les économise presque jamais ; il les emploie, au contraire, immédiatement et intégralement à la satisfaction de ses sens. Il n’est donc pas vrai de dire qu'il serait superflu de chercher à rendre actif et diligent un homme gai travaille sans salaire. Son travail obligé d’abord lui assure ce qu’il n’assure pas toujours au travailleur en France, et son travail volontaire est tout entier pour lui : seulement l’expérience a prouvé que l’attrait de la liberté le plonge dans l’oisiveté, et il n’est pas étonnant que les habitudes laborieuses se perdent ensuite peu à peu. Bientôt rien ne peut rendre ces habitudes à un corps énervé et à un esprit faible et borné, que ne soutiennent plus la règle et la discipline étrangère. Que prouvent ces faits et les exceptions, rares en vérité, qu’on pourrait nous opposer? Que c’est l’organisation du noir qui résiste à l’influence de notre civilisation laborieuse et ardente; que l’esclavage fait une violence salutaire à cette organisation, et tend journellement à la modifier; et que ce résultat, obtenu selon les circonstances, d’une manière plus ou moins prompte et complète, produit seul les rares exceptions sur l esquels les philanthropes fondent leurs théories, ces exceptions étant conformes aux seules règles qu’ils connaissent. Dans son rapport, M. de Tocqueville fait constamment abstraction de l’organisation du noir, pour ne considérer que son état; c’est-à-dire qu’il néglige la donnée la plus sûre et la plus invariable du problème, celle qui, en même temps, peut seule fixer la valeur de toutes les autres. Cette manière de raisonner n’est pas nouvelle, mais elle n’est pas plus juste. L’autorité du maître est éminemment propre à la moralisation du noir par les raisons que nous avons exposées; elle est pour lui plus nécessaire que n’est celle des père et mère pour l’enfant. Leur nature est analogue, et leur effet est d’ébaucher par impression et par imitation une éducation qui, dans l’enfant blanc, se continuera facilement par le précepte et par tous les mobiles que son organisation admet, mais qui, dans le noir, restera ce que l’esclavage


161 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. l’aura faite, ou même se perdra si la pression d’une nature supérieure cesse de lui imprimer quelques-uns de ses plus saillants caractères. Malgré l’organisation du blanc et les aptitudes étendues et variées qui en sont la conséquence, quel est le philosophe qui se flatterait de former l’enfance aux arts de l’Europe et aux vertus chrétiennes, si l'autorité paternelle n'aidait aux moyens préparés à cet effet ? Pense-t-on que l’enfant se soumettrait de lui-même au travail, à l’étude et aux exercices qui doivent graver ineffaçablement, dans son cœur les principes directeurs d’une bonne vie ? Autant il est évident que la contrainte est ici la première condition de succès, autant il est impossible que, sans une contrainte analogue, le noir se soumette à des pratiques et à des lecons dont le respect du maître qu’il va perdre lui aurait fait supposer l'utilité, mais dont, après sa libération, il aura moins que jamais l’intelligence. Non, rien hors de l’esclavage ne pourra balancer ni modifier l’empire des sens sur le noir : ni les promesses, ni les espérances ou les craintes éloignées, ni la mort même, si elle n’est imminente et en quelque sorte présente et sensible, ne pourront arracher le nègre devenu libre à l’apathie qui lui est naturelle et aux passions brutales qui le subjuguent. L’éducation morale et industrielle, commencée par l’esclavage, ne se continuera pas-, elle se perdra. La civilisation européenne, avant de disparaître des colonies, associera à sa décadence ce faible principe d’avancement. Dans sa détresse, elle ne fera que modifier son exploitation. Elle tendra ses piéges corrupteurs au citoyen qu’un signe irrécusable de stupidité lui aura désigné d'avance comme une proie. L'ivrognerie, la débauché, dé pouilleront cette triste victime de la philanthropie ; elles lui arracheront, avec ses faibles ressources, les forces productrices même acquises sous l’influence du maître. L'imprévoyance la livrera aux ravages de la première contagion. Et c’est ainsi que la Providence signifiera, en définitive, son jugement sur la réforme prétendue religieuse et humanitaire que le XIX siècle aura imposée à l'œuvre du XVIe. C'est ainsi que les Las-Casas et les Louis XIII seront justifiés de ant les dévots et les saints formés par Buxton et lord e

IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE. Brougham. C’est ainsi que la sage politique de nos ancêtres sera vengée de l’idéologisme hypocrite de notre temps. Cette vengeance du génie méconnu des temps passés sur l’ignorance turbulente et prétentieuse de nos jours sera trop précipitée pour qu’on puisse espérer de voir s’établir aux colonies le régime d’exploitation pratiqué en France, et surtout en Angleterre, par le riche sur le pauvre. Le retour au désert et à la barbarie sera trop rapide pour laisser aux défenseurs du système colonial la justification pacifique d’une telle comparaison. Car ce n’est pas mieux qu'elle n’a, que la France veut nous donner : prolétariat pour prolétariat, et corruption pour corruption, impiété pour impiété. Ce n’est pas pour être noirs que nos prolétaires seront moins hideux par leurs misères, moins dangereux par leurs vices, moins ingouvernables par leur grossier matérialisme. Ce n’est pas pour être vingt contre un qu’ils deviendront un moindre obstacle à l’ordre, qu’en France où ils sont un contre trois. Mais supposons un moment que notre révolution s’accomplisse avec plus de lenteur. Notre colonie fera donc l'essai d’un ordre social comparable, dans les pires choses, à celui que commence à fonder en France le prolétariat des grandes villes ; mais bien plus hideux, sinon plus périlleux. Qu’aurons-nous à la place de ces cultures harmonieuses, où l’enfant, la femme, le vieillard et l’infirme trouvent, avec l’occupation que comporte leur faiblesse, ou avec le repos qu’elle exige, la nourriture et les soins qu’un pénible labeur procure seul à l’homme valide? Qu’aurons-nous à la place de cet intérêt mixte que le sentiment et le calcul inspirent au maître pour son travailleur souffrant? Nous aurons cet égoïsme, encore inconnu aux colonies, qui rend étrangers et en quelque sorte ennemis le propriétaire du sol et celui qui le cultive, le maître d’une usine et celui qui en est la sous-machine ; nous aurons cette dureté inouïe des maîtres d’homme libres qui ne connaît ni pitié, ni charité que celles des hospices publics, et qui respecte toute espèce de droits dans le pauvre, excepté celui de vivre des miettes de la table du riche. Alors il n’y aura plus d’esclaves ; plus de ces hommes vifs, sains et gais, qui font retentir nos campagnes de leurs 162


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 163 chants, et paraissent aux marchés, les dimanches et jours de fête, avec le superflu à vendre des produits de la servitude; plus de ces gens qui appartiennent à tel ou tel, et que nul n’offenserait impunément ; mais des nuées de mendiants noirs, jouissant sur le papier de tous les droits civils et politiques , assiégeront les passants dans la rue et obstrueront les avenues de nos temples; ils étaleront, les uns par misère, les autres par industrie, la seule qui leur restera, des plaies dont chacun détournera les yeux. Alors l’esclavage sera aboli; il ne restera plus à abolir qu’une chose, et ce sera la misère. Pourrait-on nous dire par quelle loi cette réforme se pourra faire? Alors, mais trop tard, les hommes auront retenu quelque chose des terribles événements qu’ils n’auront pas su prévenir ; car il leur suffira d’avoir perdu une faible partie de la confiance qu’ils ont encore dans leurs théories, pour reconnaître que, peut-être, un fait aussi universel que l’esclavage avait bien quelque fondement naturel dans les besoins de la société humaine. Peut-être reconnaîtront-ils qu’il n’était pas si téméraire de défendre une institution aussi répandue que le genre humain, aussi ancienne que son histoire; qui couvre encore quatre parties du monde, et ne disparaît de l’autre que pour faire place à une plus odieuse exploitation de l’homme. S’il y a quelque chose de sérieux dans les griefs de l’humanité, n’est-ce pas l’exploitation d’une partie par l’autre, plutôt que le terme abstrait par lequel cette exploitation est désignée? Quelle est la plus exclusive et la plus infâme, de celle qui force au travail une race inférieure, étrangère, mais lui assure, en même temps, les besoins de la vie, lui garantit protection, et s’associe continuellement quelque membre de la famille exploitée; ou de celle par laquelle le frère, déléguant ses droits et son action à la faim et à tous les besoins, fixe à perpétuité le frère dans l’ergastule, au moyen de ces implacables auxiliaires ; laissant agir à son profit l’inanition et la froidure, sans jamais accorder, à qui s’épuise pour elle, rien qui ne soit chèrement payé ? Beaucoup d’esclaves sont devenus des hommes libres; et ce bien21.


DEUXIÈME PARTIE. fait fut toujours gratuit ; la société coloniale est aujourd’hui composée en majorité de citoyens ainsi formés. Dans cette société si riche, nulle fortune qui ne soit médiocre, point de ces disparates qui font de la fraternité et de l’égalité constitutionnelle une si cruelle dérision ; et au-dessous de cette classe, nulle plaie qui offense l’œil de la pitié, que celle du travail, si s’en est une. En est-il de même de cette société libre et civilisée où le travail manque souvent; où souvent, lorsqu’il ne manque pas, il est stérile ; et où, au-dessous d’un prolétariat hideux de misère et d’abjection, se pressent et se foulent diverses couches inégales de citoyens, étrangères l’une à l’autre, ennemies l’une de l’autre; n’ayant rien de commun que le lien de fer qui les enchaîne, et dont elles sont ou se croient toutes également dupes ? Si donc,, instruites un jour, les unes par leurs souffrances, les autres par leurs dangers, elles pouvaient s’accorder un moment pour abolir au-dessous d’elles la misère, quel moyen plus sûr et plus doux pourraient-elles trouver que de se distribuer cette masse souffrante et de lui assurer, pour le travail quelle fait, l’entretien et les soins qu'elle n’obtient pas ? Il est certain qu’un tel concours de volontés est impossible, et que la cupidité des riches n’y ferait pas moins obstacle que l’orgueil des pauvres; mais du moins pourquoi détruire cet heureux accord où il existe? pourquoi vouloir justifier par de beaux noms la coupable audace de ceux qui prétendent abolir d’un trait de plume la différence des types humains ; confondre et mêler ce qu’il faudrait distinguer et classer, si ce travail n’était tout fait ; et fonder une société homogène, avec mille éléments divers, dans un pays, où cette homogénéité ne serait pas assurée dix ans, avec les éléments semblables que l’on possède en France, et dont on a tant de peine à obtenir une combinaison pacifique ? Il n’est pas, sans doute, étonnant que la philanthropie n’ait pas eu la pensée de comparer notre société coloniale, composée de deux races inégales et si unies, à la société française, homogène et pourtant si divisée, et de donner la préférence à celle-là sur celle-ci. Que de préjugés n’eût164


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 165 il pas fallu vaincre ! que de glorieuses illusions il eût fallu abandonner ! que de tristes réalités il eût fallu embrasser! Mais ce qui est vraiment étonnant c’est que nos réformateurs n’aient jamais calculé les chances de durée et de prospérité que pourrait offrir une société fondée aux colonies, et telle qu’ils la veulent constituer, non pas avec les éléments qui s’y trouvent, mais avec ceux que la France même pourrait leur fournir. Hommes de théories, cette spéculation valait la peine de les occuper un moment ; éclairés alors par les notions plus exactes qu’ils ont des besoins et des ressources de la société française, ils auraient reconnu que la combinaison sociale de quelques cent mille Français sur notre sol tropical serait un rêve absolument irréalisable. Il paraît reconnu par les philanthropes eux-mêmes que, dans un pays où deux mois de travail peuvent nourrir l’homme toute l’année, il n’y a rien que la contrainte qui puisse assurer le travail durant l’année entière. Quoi donc! la fertilité du sol, au lieu d’être un encouragement, sera un obstacle au travail ! Le bienfait de la nature sera corrupteur, et ses présents seront une perfidie ! Rien n’est plus vrai, pourtant, si deux mois de travail suffisent à un homme. À cela quel remède propose-t-on ? La réduction du salaire ! comme si le salaire, qui représente conventionnellement une portion du produit, était pour quelque chose dans la proportion du travail au produit du sol. N’est-il pas évident que l’observation et la logique rapprochent ici les philanthropes de l’institution qu’ils veulent abolir; car qu’est-ce que l’esclavage, sinon l’obligation de travailler toute l’année pour les nécessités de la vie entière? Prenons les choses comme la nature les a faites, ou faisons-les comme elle permet que nous les fassions. Il n’y a point de milieu ; ou il faut que le sol des colonies soit inculte et leur population sauvage, ou il faut que l’esclavage fertilise l’un et civilise l’autre. Si le sol est assez fertile pour nourrir l’homme pendant une année, du produit de deux mois de travail, l’homme ne travaillera que deux mois, et il travaillera pour lui seul,


DEUXIÈME PARTIE. évitant, par-dessus tout, le salaire tarifé, qui le ferait travailler dix mois sur douze en pure perte, c’est-à-dire rétablirait pour lui l’esclavage sans en rétablir les garanties. L’Européen, si le climat le lui permettait, travaillerait d’abord davantage; mais qu’en résulterait-il ? qu’après quelques années d’expérience, s’apercevant que l’accumulation de ses produits est sans but, puisqu’il doit toujours travailler, il renoncerait à produire plus qu’il ne pourrait consommer ; et, parce que chacun, faisant le même excédant, serait amené à faire le même calcul, la terre, sous ce régime de liberté, serait promptement rendue à son antique repos. En vain dira-t-on que le travailleur, six fois plus riche en travaillant douze mois au lieu de deux, jouira d’une aisance qui lui rendra sa peine agréable; la jouissance du superflu exclut le travail des mains, et la première manière de jouir est de se reposer. On travaille pour jouir ; on ne jouit pas pour travailler ; c’est pourtant sur cette inclination pervertie qu’il faudrait compter pour croire que l’augmentation du produit pousse au travail personnel celui qui l’a obtenue. Celui qui s’enrichit cherche à faire travailler, et ne veut point travailler lui-même. Il veut jouir, et il ne le peut s’il tient le manche de la bêche ou la queue de la charrue. Repas, bals, voitures, spectacles, les plaisirs de toute sorte, sont incompatibles avec la fatigue du jour et l’assiduité au labourage. Les philanthropes ont donc raison, quand ils argumentent sur ce fait de la libéralité des cultures coloniales. Leur raisonnement n’est pas moins juste, s’ils supposent la population libre et laborieuse, dont nous parlons, attachée aux grandes exploitations sucrières ; car, si elle est aux gages d’un propriétaire qui réduise les salaires à son profit, elle le quittera, afin de travailler pour son compte; si, au contraire, les travailleurs, soit parce qu’ils pourront lui faire la loi, soit parce qu’ils seront associés dans l’entreprise, jouissent des avantages d’une culture très-productive, ils se trouveront dans le cas du cultivateur isolé, dont nous avons parlé d’abord ; en sorte que la prospérité des établissements coloniaux supposerait un mouvement perpétuel d’allants et venants qui renouvellerait sans cesse 166


167 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. la population coloniale ; et ce serait là une exploitation, mais non une société. Or, si l’on suppose un ordre social aux colonies, il faut en raisonner abstraction faite de ses relations avec l’Europe. Les armées, les flottes en pays étrangers ne constituent pas un ordre social; il en serait de même des manufactures coloniales, elles seraient exploitées par la société européenne. Cette vue étant rejetée, comme elle doit l’être, il reste que la société coloniale, à raison seulement de la fertilité du sol, ne pourrait se constituer, comme en Europe, pour le progrès par le travail. Cet ordre social serait impossible aux colonies, parce que la faim y serait inconnue ; et que, toujours et partout, c’est la faim qui fut la maîtresse de l’art. Il serait également impossible en France, si le rapport du travail au produit de la terre et à la satisfaction des besoins y était ce qu’on l’a supposé, et ce qu’il est en effet, dans les colonies intertropicales. Il y a plus, c’est que le même résultat serait produit d’une manière moins prompte et moins sensible, mais également sûre, si toute la population laborieuse et libre, comme on la suppose et comme elle l’est en France, possédait de quoi s’occuper à son profit, le temps necessaire à la satisfaction des besoins de la vie. C’est ce qui arriverait bientôt si, par la force même des choses, les vices du travailleur en civilisation ne le tenaient constamment épuisé et soumis à l’empire du besoin ; à moins qu’on ne découvrît un moyen de rendre le travail lui-même plus attrayant que la satisfaction des besoins et des caprices qui naissent du superflu. Mais jusqu’à présent la prévoyance, qui seule pourrait soutenir les efforts du jeune travailleur dans l’abondance, contre l’attrait du repos et des plaisirs, est une vertu rare en France, et l’on sait qu’elle est absolument étrangère à l’homme noir. Donc, en dehors de cette hypothèse, ce qui assure le travail, c’est le besoin ou la contrainte ; et si l’on veut soutenir la civilisation au degré où elle est parvenue, la contrainte doit être substituée au besoin, partout où le besoin n’existe pas.


DEUXIÈME PARTIE. A ceux qui seraient tentés de dire que c’est là une loi bien dure, nous nous contenterons de répondre, avec M. Granier de Cassagnac, que le travail est moralement obligatoire, sans quoi l’aumône ne le serait pas, et il ne l’est que parce qu’il a été originairement imposé à l’homme. Il est la condition du progrès pour lequel il fut créé. Travailler pour vivre est la loi générale de l’humanité en progrès; et la vie sans travail y est une exception nécessaire et rare, qui ne peut naître que de l’excès des besoins de la masse, et qui perpétue ses besoins, mais qui n’en est pas moins précieuse parce qu’elle est le moyen providentiel qui assure le progrès des lumières par le travail des mains. 168

Le besoin, contre lequel personne ne s’élève, est une contrainte plus dure que l’esclavage, parce que ni larmes, ni promesses, ni impuissance ne peuvent le désarmer de ses rigueurs ; tandis que la volonté du maître est changée ou fléchie, son intérêt sacrifié ou compensé par mille causes morales ou matérielles que l’esclave peut et sait bien faire valoir. Ainsi la supposition des dispositions morales, sur lesquelles on compte pour la continuation du travail aux colonies, n’est pas une garantie de ce travail, puisque, par l’effet même du climat et de la fertilité du sol, ces dispositions ne se soutiendraient pas. Tel est donc le vice essentiel, commun aux projets qui ont pour but l’amélioration de l'ordre social aux colonies par l’abolition de l’esclavage. Il consiste à méconnaître tout à la fois et les conséquences nécessaires de l’organisation du noir, et celles des conditions physiques du climat et du sol, et, par suite de cette erreur, à vouloir fonder aux colonies un ordre social qui ne pourrait y subsister même avec une population européenne, ni subsister en France même, si les conditions de la culture et de l’existence y étaient ce qu’elles sont aux colonies. Il est donc certain que tous ces systèmes d'émancipation tendent, en définitive, à rendre aux terres de la zone torride le repos, et à ses populations la barbarie auxquels la Providence les a vouées pendant si longtemps, pour des fins qu’il est hors de propos de rechercher ici et qui, as-


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surément, sont dignes d’elles, mais auxquels elle a manifesté le dessein de mettre un terme. Pour ceux qui veulent s’élever au-dessus des préjugés de leur nation, les vues de la Providence apparaîtront plutôt contrariées que servies par les impatiences qui veulent hâter la mystérieuse lenteur de ce vaste mouvement. Si la zone torride a été si longtemps fermée à l’industrie et à la civilisation, il n’en résulte pas sans doute que cet anathème doive être éternel ; mais on en peut conclure avec certitude que les lois d’une transformation harmonique ne peuvent être arbitraires, qu’elles ne peuvent surtout être empruntées aux réactions révolutionnaires d’une nation; et que, si elles doivent être un jour connues des hommes, elles ne peuvent leur être révélées que par le sens universel du genre humain, et par l’étude des faits providentiels qui, dans tous les temps, ont amené des transformations semblables. CHAPITRE III. DE L'ESCLAVAGE COLONIAL.

Moyen providentiel de civilisation.

L’esclavage a été un produit de la force, et il faut néanmoins le bénir, car il est le premier pas fait vers l’état social dont nous nous glorifions. Si l’on croit que l’état sauvage était la vraie destinée de l'humanité et la fin de sa création, il faut maudire l’esclavage, qui seul put faire cesser cet état, en substituant violemment aux droits naturels de chasse, de pêche, de cueillette et de pâturage, l’exploitation régulière du sol ; la force seule put opérer cette révolution, car la force était le seul droit et le seul moyen; et cette révolution était un immense bienfait, puisque seule elle pouvait assurer l’existence d’une Population trop nombreuse pour vivre des premières ressources, et prévenir par conséquent l’extermination successive d’un grand nombre d’hommes. Pourquoi calomnierions-nous la nature humaine, et qu’y a-t-il que notre raison doive aujourd’hui repousser et flétrir dans cette première violence qui fixa le partage des attributions, en attachant les membres d’une même famille à diverses fonctions, afin d’assurer à tous la protection, la 22 II PARTIE. e


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DEUXIÈME PARTIE.

nourriture, et même le repos et le loisir nécessaires aux progrès de toute sorte ? Il paraît bien que dans chaque race, comme d’une race à l’autre, la société, en s’étendant, fut providentiellement conduite à se constituer ainsi, puisque l’histoire des temps anciens ne fournit pas un seul exemple d’une société fondée sur un autre principe. C’est donc ainsi que le monde devait se civiliser. La première éducation de l’homme, c’est le travail ; par lui, les arts et les sciences naissent du besoin qu’il en fait sentir, et y trouvent leur application en le rendant de plus en plus productif et facile. Mais comment l’homme aurait-il d’abord travaillé s’il n’y avait été contraint ? Du droit du plus fort, source de tant de lois admirables de la nature, découle donc aussi la loi non moins admirable qui civilise l’homme par le travail, en le conduisant au travail par l’esclavage. Si l’esclavage en général peut se justifier ainsi dans la même famille, et s’il est démontré providentiel et nécessaire même dans ce cas, combien ne sera-t-il pas plus facile de le justifier entre races de différente origine ? Peu importe que le genre humain se rapporte à un seul ou à plusieurs types primitifs ; il suffit du fait qui, de temps immémorial, en présente des variétés nombreuses et fort diverses. Nous croyons que l’air et les aliments, les effluences terrestres, les besoins et les habitudes qui en naissent, ont dû apporter, dans la jeunesse du globe surtout, de promptes et profondes altérations dans la première organisation de l’homme. Mais, à quelque cause originelle ou occasionnelle qu’il faille les rapporter, elles existent et mettent entre le moral et les aptitudes des races des différences énormes. Leur association était-elle juste, était-elle possible à titres et droits égaux ? et si la force seule put, dans les sociétés primitives, déterminer le travail malgré leur homogénéité, quel autre moyen aurait, plus tard, pu favoriser l’éducation d’une race inférieure par une race supérieure ? et qu’y aurait-il de légitime au monde si la nécessité, jointe à l'utilité, ne légitimait pas de telles dinstinctions ?


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Il a fallu voir un bienfait de la Providence dans le rapprochement de deux races inégales, dont l’une a été assujettie à l’autre parce que l’esclavage, constitué entre hommes de la même race, bien que nécessaire, n’eut jamais un caractère aussi favorable que celui qui se constitue entre deux races différentes au profit de la race supérieure. L’esclavage n’a point été considéré autrement, même par les races qui l’ont subi. M. Granier de Cassagnac remarque avec raison que jamais, dans l'antiquité, la condition de l’esclave ne lui parut intolérable ; mais que le fardeau d’une liberté sans pain poussa souvent l’homme libre à rechercher la servitude. Elle assure en effet pour toute la vie existence et protection, et par conséquent, sauf le domaine du maître, une indépendance que la liberté donne rarement; et quant au domaine du maître, qui était absolu dans ce temps, et s’étendait jusqu’au droit de vie et de mort, il y avait avantage encore pour l’esclave à dépendre d’un homme ayant ainsi intérêt direct à le conserver, à l’excuser, plutôt que d’une société qu’il lui eût fallu offenser, et qu’il était sûr de trouver impitoyable. Nous l’avouons, lorsque nous consultons l’histoire de l’humanité, et que nous voyons cette tendance uniforme des impulsions naturelles et des calculs de la politique ; ce consentement unanime et universel des races les plus diverses, ce témoignage constant des faits les plus isolés comme des plus liés, en faveur de l’esclavage, nous ne pouvons refuser notre adhésion à cet arrêt des siècles contre une opinion réactionnaire. De nos jours encore nous voyons l’esclavage répandu sur toute la terre ; nous l’y voyons dans sa même forme antique et primitive, excepté chez quelques nations où il revêt une forme nouvelle ; nous le trouvons accommodé sans contrainte aux formes démocratiques, oligarchiques, monarchiques ; il s’établit et se soutient même dans le régime des castes qui devrait l’exclure s’il n’avait que l’utilité pour fondement, et il se mêle à toutes ces pratiques gouvernementales si diverses, sans les altérer ni les gêner. 22.


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DEUXIÈME PARTIE.

Il offre au contraire à chacune d’elles des garanties spéciales, comme un ciment qui serait propre à lier toutes sortes de matériaux ; il était chez les Germains, le peuple le plus libre de l’univers, une garantie et un témoignage de leur liberté. Le coryphée des théoriciens révolutionnaires le proclame nécessaire à la stabilité des républiques. Pourrons-nous croire que dans aucun siècle, en aucun pays, il ne s’est trouvé un seul véritable ami de l’humanité ? Quoi? ni Moïse, ni Pythagore, ni Lycurgue, ni Numa, ni Solon, ni Cicéron, ni Platon, ni Jean-Jacques Rousseau ; aucun légistateur, ni divin, ni humain, ni grec, ni barbare; aucun philosophe chrétien ni païen, ancien ni moderne, n’aura jusqu’à nos jours compris l’amour des hommes ? Ce sentiment sublime de l’humanité ne sera révélé qu’à Pitt et à Robespierre, et c’est de là qu’il aura passé à Buxton et à Brougham, et aux philanthropes en titre de notre nation ? Et il faudra que la raison des siècles s’abaisse devant la raison de ces hommes nouveaux, et la politique d’une grande nation subira ce joug humiliant, et cela avant que leur sentimentalisme intéressé ait pu se justifier de tant d’audace par un seul fait dont l’humanité se puisse véritablement applaudir ou honorer! ou plutôt malgré les faits nombreux qui, presque immédiatement, leur viennent donner à chaque essai nouveau un nouvel et sanglant démenti ! Non, nous ne pouvons nous croire téméraires en restant attachés à la doctrine universelle du genre humain, ni imprudents en refusant de suivre la torche qu’on nous présente comme un flambeau. Toute l’humanité a été suffisamment illuminée depuis le commencement du monde par l’éclat de tant de brillants génies, pour qu’il soit permis de marcher avec confiance au grand jour de ces soleils de l’intelligence. En résumé, l’esclavage, non l’esclavage colonial, mais l’esclavage antique, malgré des abus qu’il ne faut pas confondre avec l’institution ; l’esclavage, disons-nous, se justifie [par la pratique constante de tous les peuples depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, comme par l’opinion des sages, ou législateurs ou philosophes de l’antiquité et des temps modernes, et il ne se justifie pas


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moins par le triste spectacle de quelques nations libres ou soi disant telles, que le prolétariat dévore. Que dirons-nous donc de l’esclavage colonial, le seul en effet que nous ayons à défendre ? l’esclavage colonial, qui non-seulement ne laisse au maître aucune juridiction criminelle, mais que l’humanité de nos législateurs a entouré de tant d’indulgence en le mettant à l’abri des rigueurs que la loi réserve à l’homme libre ? Qu’importerait aux colons que l’esclavage antique fût le crime perpétuel de la race humaine depuis l’arche jusqu’à nos jours, et que le siècle de la guillotine eût seul été véritablement fécond en amis sincères de l’humanité ? L’esclavage colonial n’a rien de commun avec celui des anciens que son origine providentielle et son but civilisateur ; le mode et le régime en sont totalement différents : 1° La race tenue en esclavage est étrangère, et la plus éloignée qu’il y ait sur le globe du type européen. Esclave par les lois de son pays, elle n’a pas été soumise, mais admise par les blancs. 2° Fondé au moyen de cette admission par la France, c’est-à-dire par la nation essentiellement libre, le système colonial a été, dès l’origine, empreint du caractère de la nation fondatrice, puisque le prince profondément religieux et émancipateur qui le fonda ne permit le transport des esclaves de l’Afrique sur le sol de nos colonies, qu’à la condition que les maîtres rempliraient à leur égard les obligations que la nature impose aux parents envers leurs enfants, lesquelles se résument en ces quatre mots : nourriture, entretien, instruction et correction. 3° Dès lors droits et devoirs réciproques, et, comme conséquence de ce premier établissement, juridiction supérieure pour assurer aux deux parties le bénéfice de leur position respective. 4° Le bienfait royal ne se borna point à cela; il s’étendit, en faveur d’une race étrangère et sauvage qui ne pouvait stipuler aucune condition, au delà des vœux que son cœur était capable de former. Véritables apôtres de la religion et de la civilisation, les fondateurs européens du système colonial voulurent que la liberté, conférée à l’es-


DEUXIÈME PARTIE. clave à la volonté du maître, d’un côté ne pût jamais être onéreuse à celui qui la recevait, et, pour cela, qu'elle fût accompagnée d’une dotation ; de l’autre, quelle emportât avec elle la collation des droits inhérents à la qualité de Français. Ainsi rien ne fut oublié pour que le rapprochement des deux races, opéré par la traite, fût fécond en fruits de religion, d’humanité et de civilisation ; car, avant l’invention de la philanthropie, tel était l’esprit de la religion chétienne qu’on veut pervertir aujourd’hui et tourner contre son propre ouvrage. Ce serait ne pas connaître la nature humaine et se montrer indigne d’aborder une question comme celle-ci, que de refuser au régime familial de l’esclavage la vertu civilisatrice que nous lui attribuons. Sous tous les rapports, il se recommande puissamment à l’homme exempt de préjugés ; la politique surtout, la politique qui, en dépit des vertus philanthropiques, dominera toujours la question, justifie le système colonial par ses résultats. Fondé sur la traite des noirs, parce qu’il ne pouvait se fonder autrement, il a fait conquérir à l’Europe d’immenses richesses ; il a étendu son territoire hors des limites que la nature semblait avoir posées à son empire; il a fertilisé à son profit de vastes terrains et agrandi son commerce avec toutes les nations, il a ouvert un débouché toujours prêt et toujours sûr à l’excédant de ses productions et de sa population ; tarissant ainsi par un écoulement continuel d’hommes et de marchandises la cause morale et la cause matérielle de tant de sanglants désordres. La religion, qui n’était point séparée de la politique, à l’époque où le système colonial a été fondé, et qui mê e était alors pour elle un guide que rien n’a remplacé, la religion ne peut aujourd’hui renier l’œuvre à laquelle elle a concouru ; les fruits n’ont pu lui en échapper entièrement, malgré la révolte qui l’a dépouillée de toutes ses autres créations : ici du moins, où tout était profit pour elle, les pertes qui l’ont affligée n’ont pu la dépouiller de tout son gain. En vain la loi flétrit-elle aujourd’hui les moyens qu’elle avait acceptés ; comment n’approuverait-elle pas les pai174


175 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. sibles conquêtes que lui offrait le système colonial ? Elle qui organise ses pieuses milices pour porter au sein des populations les plus barbares, à travers mille dangers, les lumières de l’Évangile, comment condamnerait-elle le trafic qui livrait à ses enseignements des populations arrachées au sol dévorant sur lequel elle n’avait jamais pu les réunir. Était-il sans intérêt pour elle de faire autant de chrétiens que le commerce faisait de travailleurs ? Et aujourd’hui, cette population noire, tout immorale et tout ignorante qu'elle est encore (non pas par l’unique faute des colons, en vérité), n’est-elle pas déjà plus propre à la culture morale et intellectuelle, et ne reste-t-elle pas pour la religion un sujet de consolation et d’espérance? Non, ce n’est pas la religion qui condamne le système colonial ; il s’est au contraire fondé sous ses auspices à une époque où elle jouissait de toute sa puissance, de toute sa liberté et de toute sa dignité ; dans un temps où le respect dont on l’entourait avait sa racine dans les cœurs et n’était point l’expédient hypocrite et intéressé d’un regret tardif à des garanties dont on sent cruellement l’irréparable perte ; dans un temps où il n’aurait pas été permis aux plus corrompus des hommes d’usurper son langage et son autorité avec son apostolat, pour parler aux rois et aux peuples en son nom. La religion voit sans doute des abus dans l’esclavage ; mais elle en voit jusque sur le trône. Pour les faire disparaître, elle invoque et arme contre les uns et contre les autres l’esprit de charité seulement. Mais sa voix conservatrice en même temps conjure aussi bien le démon de la destruction que celui de la révolte. L’humanité, nouvelle religion de ceux qui n’ont plus de Lieu, s’étonne des griefs que ses apôtres lui attribuent. Le nègre n’avait dans son pays ni religion, ni industrie, ni connaissances, ni vêtements, ni même nourriture assurée ; le système colonial lui a donné tout cela, et, de plus, des espérances dont la réalisation journalière et successive fait un bienfait perpétuel. L’œuvre du génie a longtemps porté ses fruits en silence ; ils sont là pour sa glorification ; plus de vingt mile famiiles, qui, leur dans le modeste position, auraient été heureuses si une fausse philanthropie n’y avait


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DEUXIÈME PARTIE.

semé, avec l’orgueil, le mécontentement et l’ingratitude, toutes alliées à la famille européenne par le travail et les lois communes, et même par le sang, toutes ayant dû avoir des garanties d’avancement à la fortune, si le même mauvais génie n’eût travaillé à tarir par l’abolition de la traite le principe même de leur existence et de leur progrès; 20,000 familles chrétiennes, françaises, civilisées, sont sorties de ce système colonial si témérairement calomnié. Pour quelle époque la philanthropie assure-t-elle à l’humanité de pareils résultats : elle brûle, il est vrai, d’envoyer à la liberté la masse entière de nos esclaves, entre lesquels, dans le système colonial, la prudence eût fait des choix successifs. Mais quand les philanthropes obtiendraient pour tous une fois ce que le système colonial assurait à quelques-uns, qui ne voit que le système des premiers est borné et que l’autre ne l’est pas? que l’œuvre de cette fausse philanthropie est mesquine et aveugle, autant que le système colonial était large et éclairé ? Ils veulent donner tout à coup 260,000 libertés; mais ils ne travaillent avec tant de précipitation que pour s’arrêter de suite et se reposer. Le système colonial n’a encore donné que moitié moins de libertés ; mais il n’était encore qu’au premier jour de ses œuvres. Faisait-il un homme libre ? en même temps, biens, famille, travail, tout lui était assuré pour son avancement dans la civilisation ; son bienfaiteur pouvait, en l’envoyant à cette vie nouvelle, lui commander de croître et de multiplier, car tout était préparé et disposé autour de lui pour le recevoir, le soutenir et le rendre heureux. Mais les philanthropes, en bornant au nombre actuel de nos esclaves le nombre des citoyens qu’ils entendent donner à la France, leur accordent-ils quelque propriété ? Non; ils ont donné la liberté; leur génie et leur puissance sont épuisés ; et en leur imposant le travail pour prix de leur liberté, au lieu de leur donner la liberté pour prix de leur travail, sont-ils sûrs que cette condition de leur libération sera remplie ? Hélas ! non. Ils n’ont d’autre garantie que la gendarmerie et les bagnes. Ils parlent de salaire et ils sont tout aussi impuissants pour leur en assurer


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 177 un que pour les rendre propriétaires ; car 57,000 de nos esclaves, à 1 franc par jour, absorberaient justement les 17 millions que produit notre colonie de Bourbon, sous le régime de l’esclavage. Leur accorderont-ils au moins les consolations de la famille ? Ils ne s’en sont pas plus occupés que du reste; l’essentiel était de leur ôter leur maître, c’est-à-dire aussi leur protecteur, leur bien, leur famille et leurs espérances. L’impuissance des philanthropes, pour constituer la famille nègre, est, au moins à Bourbon, la même que pour leur assurer tout autre bien, fors la liberté; car, comment institueraient-ils le mariage selon nos mœurs, n’ayant que 24,000 femmes à donner à 45,000 hommes? Quelle est donc cette œuvre philanthropique dont ils se proclament les apôtres, et qu’il est si urgent de substituer au régime actuel? Ils ne parlent que de progrès, et ils ne s’aperçoivent pas que, au lieu d’accélérer le mouvement civilisateur du système colonial, ils l’arrêtent. Non-seulement leurs affranchis n’offrent aucune garantie au progrès, mais encore ils bornent eux-mêmes leur œuvre au chiffre qui représente actuellement l’effectif de nos ateliers. Le système colonial eût indéfiniment perpétué le bien auquel les abolitionistes posent de si étroites limites, et ce bien, il l’eût toujours mieux fait; il eût consolidé son œuvre à mesure qu’elle aurait avancé. Sa puissance créatrice ne se fût pas épuisée tout à coup sur 260,000 nègres dont les trois quarts sont encore une matière impropre à sortir du chaos. Il eût eu comme la divinité ses grands jours de création, ou plutôt, instrument de la divinité elle-même, il eût successivement et éternellement passé d’une création à l’autre, après avoir vu que son œuvre précédente était bonne. Dans dix ans peut-être l’œuvre d’orgueil, l’œuvre impie de l’abolition aura anéanti les bienfaits du précédent système; dans cent ans, au contraire, le système colonial aurait continué encore de peupler tous les jours nos îles de familles vraiment françaises; et, loin d’être prêt à borner ses bienfaits, il aurait par là acquis plus de force pour les étendre et les multiplier. Si les philanthropes avaient sérieusement en vue quelque 23 II PARTIE. e


DEUXIÈME PARTIE. grand principe humanitaire, ils ne substitueraient pas à un moyen lent mais sûr, sans violence dans l’action, mais aussi sans borne dans l’espace et le temps, un effort plein d’ardeur à la vérité, mais sans garantie et sans suite, c'està-dire, à un système large et infini dans ses effets, un système étroit et borné au but d’une ambition personnelle. Sans doute il manquait au système colonial une règle qui en manifestât plus clairement l'excellence, qui en prévînt les abus, qui en distribuât les bienfaits avec ordre, et ne laissât jamais s’obscurcir, par le mal apparent de ses moyens, le bien réel de ses résultats. Il fallait que la religion et l’humanité, qui avaient conçu le système, n’en abandonnassent jamais l’action à la spéculation; et c’est en vérité une grande faute quelles aient confié cette mission au commerce. Mais qui accusera-t-on du désordre des trallants, sinon la même cupidité qui, intéressée alors à édifier promptement, est intéressée aujourd’hui à détruire de 178

même. Quoi qu’il en soit, on ne saurait reconnaître le caractère d’une vue étendue au bonheur de l’humanité, dans l’acharnement avec lequel le système colonial est poursuivi. Le véritable caractère du plan abolitioniste se décèle non-seulement par ce qu’il a de faux, mais encore par ce qu’il a de précipité. L’amour du bien public, et à plus de forte raison l’amour des hommes, ne connaît point telles impatiences. Celles-ci trahissent toujours les appréde hensions naturelles à l’ambition qui calcule la brièveté la vie. L’homme de bonne foi qui voudrait abolir l’esclavage, prêt à lutter contre un fait universel aussi ancien que le monde, se défierait de ses forces et prendrait plus de champ pour combattre. La vie d’un homme est un espace trop étroit pour une aussi vaste entreprise, et celui qui conçoit ce généreux projet doit se résigner à en léguer l’accomplissement à ses arrière-petits-neveux. Les colons comprennent la question humanitaire. Les abolitionistes sont mal placés pour la comprendre, quoiqu’ils aient la prétention de la résoudre. Les colons font partie du système; ils en sont la pièce essentielle : ils y remplissent le principal et le plus honorable rôle. Ce sont eux qui ont moralisé le nègre par le travail ; ce sont eux


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 179 qui ont soutenu sa faiblesse, dirigé l’emploi de ses forces, développé toutes ses facultés. Ce sont eux qui l'ont admis au foyer domestique, introduit dans la famille européenne et traité, les premiers, comme un homme. Ce sont les colons qui ont formé ces liens de famille dont l'abolitioniste voudrait en vain méconnaître la sainteté et la puissance ; liens qui, à Saint-Domingue, unirent longtemps contre les anarchistes le maître et l’esclave, lorsqu’ils voulurent opérer, par le massacre et l’incendie, la révolution que leurs successeurs plus modérés tentent de faire avec des formes pacifiques ; liens qui permettent au blanc, au maître, même encore aujourd’hui, de dormir en sécurité, seul et sans armes, au milieu de ses noirs, comme un père au milieu de ses enfants ; liens qui assurent à l’esclave des soins généreux dans ses maladies et sa vieillesse, une tendre sollicitude dans son enfance, une protection pleine de zèle en tout temps, et aux uns et aux autres une confiance réciproque qui rend inutiles, à Bourbon, les précautions sans lesquelles, dans Paris, l’honnête homme ne peut vivre en sûreté au milieu de ses frères civilisés (1). Ce sont les colons qui ont accordé tant de libertés, non pas aux dépens et aux périls d’autrui, mais à leurs propres frais et sans danger pour personne ; non pas des libertés nues et décevantes, mais des libertés ornées de biens, de facultés et d’affections.

L’abolitioniste, toujours étranger à ces idées et à ces faits, n’a pu connaître le système colonial que par son côté le plus défavorable; par la traite criminellement exploitée par la métropole, et par les pénalités absurdes desquelles l’humanité des colons a fait justice. Jugé ici par les colons, et en Europe par les abolitionistes, sur des données si différentes, le système colonial doit être entre eux un éternel sujet de discorde. Mais, jugé par ses résultats politiques, industriels, humanitaires, il aura toujours la haute approbation d’un homme de coeur impartial et d’un bon Gouvernement. Le continuer et le

(1) Il n’y a pas eu d’arrestations sur les grands chemins ; on peut à cet égard consulter les registres judiciaires.

23.


DEUXIÈME PARTIE. perfectionner, au lieu de le détruire, ce serait travailler véritablement et efficacement à l’abolition de l’esclavage, non sur quelques îles seulement, mais sur toute la surface du globe. L’abolir, c’est compromettre, par le débordement de 260,000 affranchissements intempestifs, la civilisation commencée par les affranchissements précédents. 180

CHAPITRE IV. AUTRES

VICES PRINCIPAUX COMMUNS AUX

TROIS PROJETS.

Nous venons de considérer l’esclavage colonial dans ses rapports avec le travail et la civilisation, et nous avons vu dans les projets d’abolition la perte de toutes les garanties qu’il offre sous ce rapport essentiel. Cette discussion nous conduit à examiner ces mêmes projets au point de vue de quelques principes généraux intéressant moins directement les colonies. Jusqu’à ce jour les affranchissements particuliers ont fait passer dans la société française un grand nombre d’esclaves appartenant à diverses castes des nations les plus barbares. Si l’on considère le soin jaloux avec lequel toutes les nations, et la France même, excluent les étrangers de leur nationalité, ou comment elles ne les y admettent qu’avec les plus sages réserves, on s’étonnera de la facilité avec laquelle les lois coloniales ont admis sans distinction et sans garantie un si grand nombre d’esclaves. Cette faveur inouïe accordée au colon de faire, par le seul effet de sa volonté, d’un nègre un citoyen français, justifierait sans doute la collation de tels droits par la nation. Toutefois, il y a bien ici des choses à considérer. Premièrement, l’époque à laquelle ce droit exorbitant a été fondé ne permet pas d’attribuer à l’affranchissement un effet aussi étendu que celui qu’on ne peut lui refuser aujourd’hui. La nation était alors hiérarchisée comme elle ne l’est plus. L’esclave affranchi devenait, à proprement parler, sujet du Roi et non pas citoyen. Les droits exercés par les différentes classes dont l’Etat se composait n’étant pas les


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 181 mêmes, il n’y avait que la classe supérieure qui pût être considérée comme les réunissant tous; et le gentilhomme, comme ce mot l’indique, était seul, en quelque sorte, le citoyen, l’homme de la nation. Le nègre affranchi se trouvait donc naturellement placé sous la protection et la puissance de l’autorité publique, résumée alors dans le Roi ; et il ne pouvait avoir de participation aux affaires, contre la volonté du Roi, que dans la mesure fixée par la constitution, aux états généraux.

Secondement, le Roi, étant seul législateur, pouvait toujours réformer son œuvre, en modifier ou en suspendre les effets; il avait dû prévoir que les affranchissements individuels lui laisseraient toujours la faculté d’en arrêter le nombre, s’il devenait assez considérable pour compromettre l’ordre public, le travail ou les droits de la nature, ou enfin la civilisation. D’ailleurs, l'affranchissement étant volontaire, était censé présenter une garantie que le Gouvernement se réservait encore de juger. Étant accompagné de dotation, il y avait moins à craindre, soit le détriment de la société, soit le désordre, soit la désaffection. Étant soutenu par la perpétuité de l’esclavage, il formait un véritable degré hiérarchique de plus dans la société, et se trouvait pourvu des mêmes ressources que tous les autres. Aujourd’hui, toutes ces garanties ont disparu; et si la nation, soit par tolérance, soit par inadvertance, a favorisé l’usage multiplié de ce droit de faire des citoyens, elle ne peut plus fermer les yeux aujourd’hui sur les graves inconvénients et sur l’odieuse contradiction qu’il y aurait à admettre immédiatement et tout à coup, en grande majorité, en qualité de citoyens, à titre et droits égaux, toute la population barbare de race étrangère qui peuple nos îles. Une telle faveur n’est propre qu’à créer des luttes, des mécontentements très-légitimes d’une part, et, de l’autre, de stériles et ridicules prétentions. La nation, en affranchissant d’autorité tous les nègres, ne peut pas se placer dans l’hypothèse du citoyen qui réclame l’exécution de la loi. Elle peut se faire sa loi à elle-


DEUXIEME PARTIE. même; et, quoique maîtresse incontestablement d’admettre au banquet national qui bon lui semble, il est raisonnable de penser qu'elle n’userait pas de sa souveraineté sans la soumettre à certains principes, et il serait tout naturel que ces principes fussent ceux qui régissent la même matière à l’égard des étrangers. Il est vrai que nos esclaves n’ont point de patrie, et que, exclus de la nationalité française, ils ne se trouvent pas dans la position de l’étranger qui peut retrouver ailleurs son souverain, ses mœurs et ses lois. Il est vrai que l’étranger a reçu l’empreinte d’une première éducation, et qu'il est censé avoir laissé ailleurs des intérêts auxquels on doit supposer qu’il conserve une profonde et vive affection. Mais, si l’esclave n’a pas de patrie, il a une caste à laquelle il appartient par des signes et des caractères moraux et physiques, plus certainement qu’un citoyen n’appartient à son pays. S’il n’a ni devoirs à remplir envers cette caste, ni affection raisonnée pour elle, il en conserve le caractère qui, sans le porter à la favoriser contre nos intérêts, le rend essentiellement ennemi de tout ce qui ne s’y accommode pas. Or, autre certainement est le danger d’admettre à notre nationalité un étranger du même sang, pourvu d’une organisation semblable, ayant mêmes principes, même morale, même religion, apportant la même mise sociale au capital des richesses communes, et de l’admettre isolément, dans un milieu national où son individualité s’absorbe; autre est celui d’admettre le barbare, nu de biens et de facultés, avec l’irrésistible instinct de son organisation, avec la marque de sa disgrâce originelle, en nombre trois ou quatre fois supérieur à celui des maîtres que la loi rend ses égaux. Les dangers d’une telle assimilation ne sauraient paraître chimériques à ceux qui, les premiers, ont reconnu que l’union de deux races si diverses, sous l’empire d’une même constitution, était une dangereuse utopie. La résistance qui se fonderait sur ces dangers, quand elle n’aurait pas d’autres motifs, serait certes bien légitime. Car, s’il est vrai que la race blanche et la race noire ne peuvent point vivre pacifiquement ensemble sous des lois communes ; si l’alter182


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 183 native de la servitude des noirs ou de l’extermination des blancs est forcée ; si c'est en effet là le seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deux races (1), qu’y a-t-il de plus légitime, de plus sage, de plus moral, que de ne vouloir à aucun prix, à aucune condition, exposer l’honneur et le sang français à une pareille chance ? Un autre principe, que violent tous les projets d’émancipation, est celui de la non-rétroactivité des lois. Toute loi d’abolition est rétroactive; elle trompe la confiance de ceux qui, sur la foi de la législation, sont venus posséder aux colonies, y ont transporté ou formé leur famille. Le droit résultant de l’autorisation faite de la traite, et celui qui résulte de la possession des esclaves, ne doivent pas être confondus : l'un a pu être aboli, sinon utilement, sinon sagement, au moins légalement; l’autre ne le peut point être. La protection accordée autrefois à la traite des noirs ne donnait lieu qu’à des opérations bornées quant à leur durée, et dont l’intérêt ne se perpétuait pas. Il a suffi au législateur, pour être juste et fidèle aux principes, de ne pas rendre la loi prohibitive exécutoire, avant la fin de toutes les opérations commencées sous la protection de la loi antérieure. Il en est de même en toute matière de commerce. Le principe de la non-rétroactivité ne peut pas être invoqué toutes les fois que les opérations ont eu le temps de se terminer, l’effet de la loi étant seulement d’empêcher quelles ne recommencent : quelques calculs peuvent être dérangés, mais aucune propriété n’est atteinte, aucun intérêt matériel n’est lésé. Dans l’exemple sur lequel nous raisonnons, les bâtiments et les capitaux destinés à la traite ont pu, après la prohibition, recevoir une autre destination; l’armateur a pu perdre comme gagner à ce changement pour lequel il a eu toute liberté : le philosophe, le politique, peuvent avoir des objections à faire, mais le justiciable n’a rien à dire. Il n’en est pas de même de la possession des esclaves,

(1) Tocqueville. (Démocratie en Amérique.)


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DEUXIÈME PARTIE.

car cette possession se perpétue, et, une fois fondée, elle n’a point de terme auquel le législateur puisse dire que le droit qu’il avait fondé se trouve épuisé. Le colon possède aujourd’hui comme il possédait il y a deux cents ans. Plus sa possession a de durée, plus elle est respectable, parce que les conséquences s’en sont étendues, et que les causes qui la lui rendent précieuse se sont multipliées. Aussi l’effet des lois contre la traite a-t-il toujours été restreint aux opérations d’un commerce déclaré criminel, et jamais n’a été étendu à la possession des esclaves. Au contraire, il a paru, dès l’origine de celte prohibition, que la métropole entendait conserver les effets de la traite en les bornant ; et les traités de 1814, en imposant à la France des lois dont il semble qu’on ait oublié l’origine, admirent un délai qui parut destiné à compléter par la traite, avant sa cessation, le contingent d’esclaves nécessaire à chaque colonie. Assurément de telles stipulations, de telles précautions, attestent bien plutôt l’intention de perpétuer l’esclavage dans nos colonies que de le faire cesser. Jusque-là donc on a été dans les principes : car, si le système colonial devait manifestement changer, il paraissait évident qu’en fondant pour l’avenir un nouvel ordre de choses on laisserait subsister ce que l’ancien avait produit. La question en est là encore aujourd’hui ; et la possession des esclaves ne pourrait être prohibée que par une loi dont l’effet serait de détruire ce que les lois précédentes avaient créé, c’est-à-dire par une loi dont l’effet serait rétroactif. Comment peut-on sérieusement déclarer illégitime une possession qu’on reconnaît fondée non-seulement sur les lois, mais par les lois ? C’est déclarer en d’autres termes que les lois n'étaient pas légitimes. Mais, quand cette opinion serait aussi fondée qu’elle nous paraît téméraire, ce ne serait pas une raison pour anéantir dans nos mains tous les effets qu’elles ont eus et qu’elles ont encore. Mais il s’agit d’une transformation sociale; et le droit de changer la constitution des colonies ne peut être contesté à la métropole.


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 185 Cette objection complique singulièrement la question, mais ne la résout pas. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de constitution ; là où toutes les propriétés sont atteintes, c’est le droit public qui est foulé aux pieds. Une transformation sociale et un changement de constitution politique sont deux choses fort différentes ; et, si l’une aussi bien que l’autre est dans le droit d’une nation, il va sans dire que la transformation sociale ne peut, par un odieux privilége, atteindre une partie de la nation sans l’autre, à moins de l’en séparer entièrement. C’est ce qui avait porté quelques hommes politiques, en 1789, à considérer les colonies comme formant une nation distincte. Si cette opinion eût prévalu, elle eût placé les colonies, à l’égard de la métropole, comme étaient placées les colonies anciennes ; et alors le droit de les constituer et de leur faire subir des transformations sociales eût cessé de lui appartenir. Mais, dès que le lien social admet dans le faisceau des exceptions comme celle de l’esclavage, dès que, par cette exception, l’esclavage donne lieu à un droit de propriété, ce droit se rattache au principe unique reconnu inviolable par la nation, et nul pouvoir n’est compétent pour le dénaturer à l’égard de ceux-ci, en le conservant intact à l’égard de ceux-là. Ce n’est plus là agir dans le cercle des attributions constitutionnelles ; c’est opérer un schisme ; c’est, comme on l’a fort bien dit au congrès général des États-Unis, la guerre et la séparation de la nation en deux nations différentes. Qu’il faille que la plus faible partie se soumette à la plus forte, la prudence le veut, mais ce n’est pas le droit qui l’exige. Il est donc vrai de dire que la métropole a la force d’exclure les colons du droit public, de leur imposer une transformation sociale qui porte atteinte à toutes les propriétés particulières, mais qu'elle n’en a pas le droit. En vain, pour fonder ce droit, se rattacherait-on au principe de l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique; ce principe salutaire est une exception au droit de propriété établie en faveur de l’État contre les particuliers, non au profit de quelques idées, qui sont bien loin d’être nationales, contre une partie de la nation. Quand l’expropriation forcée pour cause d’utilité pu24 II PARTIE. e


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DEUXIÈME PARTIE.

blique a lieu, c’est pour que le public ait l’usage d’une propriété auparavant particulière. Les conséquences d’une telle expropriation ne peuvent pas aller plus loin ; et telle en est l’unique mais nécessaire condition. Toute la législation qui y est relative porte le caractère exceptionnel de cette condition, et ce serait un étrange abus de mots, de raisonnement et d’autorité, de prétendre que non-seulement un particulier, mais des milliers de particuliers peuvent être expropriés pour cause d’utilité publique, sans que le droit dont on les prive passe à personne. Ce ne serait pas l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique, mais l’expropriation publique pour une utilité problématique, indéfinie, et que nous sommes fondés à dire particulière et même étrangère. Quoi qu’il en soit, il est bien évident qu’ici l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique légalement constatée, principe exceptionnel dans la constitution et les lois, se compliquerait de la transformation sociale, et que, dans cette alliance, son importance serait éclipsée. Il n’est pas moins évident que la transformation sociale, œuvre du libre arbitre, extra-légale et extra-constitutionnelle, se compliquerait d’une expropriation non prévue, non qualifiée, non réglée, non autorisée par les lois; d’une large atteinte à l’inviolabilité de la propriété, principe fondamental dans la constitution et les lois; et que, dans cette alliance, son utilité deviendrait secondaire et même contradictoire. Car une transformation sociale n’est utile qu’autant qu'elle se concilie avec les droits les plus généraux de la nation, et quelle se fait à son profil ; hors delà, elle est une violence, une révolution, ou une tyrannie, selon le mobile qui la détermine et selon la puissance qui l’opère. Il suit de là que, si la législation de l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique, n’est pas applicable aux colonies, à l’occasion de l’émancipation, ce n’est pas que la nature de leur propriété se refuse à ses formes, c’est que les garanties de cette législation ne suffisent pas. Qu’importerait, en effet, aux colonies, que la valeur réelle de leurs esclaves leur fût préalablement rembour-


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 187 sée, si elles devaient ensuite être livrées à tous les désordres , si les terres devaient rester incultes ? De même, si la transformation sociale dont on les menace, ne leur paraît pas dans le droit de la métropole, ce n’est pas que, moyennant quelque modification à la loi électorale, cette transformation ne pût être faite légalement ; mais c’est qu'elle atteindrait toutes les propriétés et entraînerait exceptionnellement, à l’égard des colons, la violation d’un droit qui serait maintenu inviolable pour le reste de la nation. Comment, d’ailleurs, l’indemnité pourrait-elle être juste, étant calculée sur une valeur que font et maintiennent les conditions du travail, et l’indemnité ayant pour premier effet de changer ces conditions ? Comment aussi la transformation sociale pourrait-elle se faire sans atteinte à la propriété, puisqu’elle consisterait essentiellement à changer, sinon à faire perdre tous les moyens de travail ? C’est cette complication qui rend la question légalement insoluble, et en fait un nœud gordien qui ne peut que se trancher violemment. Il en résultera certainement de grands maux si cela arrive, et ils seront le fruit d’une préoccupation que les intérêts politiques ne devraient pas admettre. L’erreur mère des philanthropes est celle-ci : ils considèrent l’esclavage colonial comme une tyrannie ou une barbarie inhérente à nos lois, à peu près comme si dans quelque département de la France il restait encore quelque trace de servitude. Ils ne veulent pas voir que les lois des colonies relatives à l’esclavage ont été faites pour régler l’esclavage étranger, qui y a été admis, non pour le constituer. Ils ne remarquent pas que jamais l’autorisation d’aller prendre des esclaves où il en existe, afin de s’en aider dans certains travaux, n’a pu constituer un régime social ; que de tels auxiliaires, esclaves ou libres, sont en dehors de la société qui les admet; et que toutes les lois qui leur sont relatives sont ou des règlements disciplinaires soit publics, soit particuliers, ou des lois de faveur envers ces étrangers ; mais qu’il n’en existe aucune qui fonde l’esclavage comme un élément de la société coloniale. Si dans le cours de ce 24.


DEUXIÈME PARTIE. mémoire nous parlons, comme les autres, d’ordre social, de formes sociales, etc., c’est pour nous conformer aux habitudes prises et aux conventions du langage ; mais, rigoureusement parlant, nous ne devons pas admettre que le système colonial comporte des Français esclaves. Il ne comporte que l’esclavage étranger des nègres, non pas rendus esclaves par nous, mais trouvés avec cette qualité dans leur pays, et appelés avec la même qualité (moyennant un contrat passé avec leur maître et qui leur a été certainement favorable) au secours de notre agriculture. Les qualités de ces travailleurs et les conditions de leur admission, déterminées dans la loi qui en autorisait l’introduction, auraient pu être autres quelles ne le furent; il en serait résulté que les lois réglementaires qui les auraient consacrées, et celles qui auraient réglé les rapports que leur présence dans les colonies et leur travail auraient fait naître se seraient trouvées différentes ; mais la société française établie aux colonies, c’est-à-dire la constitution politique et sociale n’en eût pas moins été la même qu’en France. Car, pour que la constitution sociale change, il faut que les éléments sociaux ne soient plus les mêmes ; et tous ceux qui sont en dehors de la société, quelle que soit leur importance sous le rapport du nombre et de l’influence, ne peuvent être comptés parmi ces éléments. Nous serons parfaitement compris en disant que, si aujourd’hui la France permettait d’acheter en Algérie des Ethiopiens pour le service de quelque département français, leur introduction, comme serviteurs spéciaux à titre d’esclaves ou d’engagés libres, n’altérerait point la constitution sociale de la France ni de ce département. Certains droits naîtraient, pour les habitants de ce département de l’introduction autorisée de ces travailleurs en leur qualité, plus étendus s’ils étaient esclaves, moins étendus s’ils ne l’étaient pas; mais il n’en résulterait pas une modification sociale. L’autorisation donnée pour un temps pourrait cesser, ou, accordée sans limites, pourrait être retirée, comme l’a été l’autorisation de faire la traite : les effets de l’autorisation dans ces départements devraient être tolérés et respectés, comme ils le doivent être chez nous. 188


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Cette anomalie ne constituerait pas réellement une forme sociale différente de celle du reste de la France, et ne pourrait pas, par conséquent, faire sentir la nécessité de rétablir une unité qui n’aurait jamais cessé d’exister. Il en est absolument de même aux colonies. La présence des nègres dans nos ateliers, ou de leur postérité, avec leur qualité d’étranger et leur caractère d’esclaves qu’ils ont apporté de leur pays, ne changent rien à nos formes sociales; mais ce serait les altérer profondément et dangereusement, ce serait en même temps bouleverser toutes les fortunes, toutes les relations fondées sur leur service, que de les introduire avec la qualité de Français dans la société coloniale. Si l’on dit que déjà, par les affranchissements volontaires, les colonies ont éprouvé un commencement d’altération semblable, nous avons répondu précédemment à cette objection, qui est fondée; et nous ajouterons ici que, si la société coloniale a été altérée imprudemment, ce n’est pas une raison pour qu'elle le soit davantage par système. Il faudrait toujours reconnaître qu'elle l’a été sans danger, tant que les moyens de travail, les seuls que possèdent les colonies, ont été maintenus. Il faudrait reconnaître encore qu’il a été peut-être avantageux, dans ces conditions, de répandre sans beaucoup de précautions un bienfait qui ne devait jamais se convertir en déception, parce que la présence de l’esclavage le rendait utile et honorable, capable par conséquent d’affectionner le nouveau citoyen à notre nation. Tandis que l’altération résultant de la transformation subite de tous ces travailleurs en citoyens n'offrirait, quant à ces derniers, aucune garantie, et blesserait légitimement tous les autres. Si enfin l’on nous oppose nos propres déclarations, en nous faisant voir que nous accepterions cette profonde altération de la société coloniale si seulement le travail était garanti et l’indemnité payée conformément à la Charte, flous répondrons qu’ici, où nous ne discutons que le droit, flous n’avons pas à concilier avec la rigueur de notre raisonnement la facilité des concessions que la crainte et le sentiment de notre faiblesse nous arrachent.


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DEUXIÈME PARTIE.

CHAPITRE V. AUTRES VICES DE DÉTAIL ET D'APPLICATION COMMUNS AUX TROIS PROJETS.

Le Gouvernement se charge d’assurer le travail après l’abolition : nous avons fait voir qu’il promettait plus qu’il ne pourrait tenir ; voyons les moyens sur lesquels il compte. Premièrement, la discipline. C’est lui qui s’en charge; le maître ne conservera que le droit le plus nécessairement inviolable, celui de se plaindre. Des magistrats (probablement juges spéciaux ou magistrats stipendiaires ) seront obligés de se rendre à l’appel du maître et de statuer sur sa plainte. S’il sera astreint à quelque code, s’il y aura des formes, des délais, c’est ce qu’on ne dit point ; les projets ne s’occupent pas de ces détails : nous ne pourrions à cet égard raisonner que suides hypothèses; mais une chose est certaine, c’est que la discipline est enlevée au maître. En d’autres termes cela signifie qu’il n’y aura plus de discipline. Les choses sont ce qu’on les fait, non ce qu’on les nomme. La discipline est la justice qui est rendue poulies omissions, les manquements de toute sorte, les négligences, les malices, les absences, en un mot toutes les fautes qui intéressent l’exercice que l’on dirige, et qui est rendue immédiatement, sur les lieux, et arbitrairement, souverainement, sans aucune forme, par celui même qui dirige l’exercice. Attribuez cette justice à un magistrat quelconque; transportez-la hors de l’atelier, de la classe, de la caserne ou du vaisseau; soumettez-la à des formes, à un code, à des délais; vous aurez beau appeler cela discipline, ce n’est point une discipline que vous aurez, mais une juridiction, un tribunal. Toute discipline sera devenue impossible, et c’est là le premier moyen des projets ! Rien n’a paru plus important, pour la moralisation, pour l’instruction, pour la civilisation, que d’abolir la discipline ! Ce n’est pas l’intention pourtant, il faut rendre cette justice aux auteurs des projets;


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mais tel est le danger des spéculations philosophiques transportées au gouvernement des hommes. Si l’on appliquait à l’armée, aux études, aux équipages, aux ateliers de la métropole, de pareils principes, nous osons soutenir que pas une de ces institutions ne pourrait subsister. Quoi! vous voulez conserver le travail ; vous avez même la prétention de le rendre tout à la fois plus intelligent et plus vif, et pour garantie de 'vos vues vous abolissez la discipline des ateliers ! Et combien de juges ne faudra-t-il pas ? et quelles notions variées et infinies dans ces juges ? et quel caractère et quelle robuste santé, à moins qu’on n’en place un sur chaque habitation! Mais on ira le trouver Que d’explications il faudra donner pour une bagatelle ! que d’heures il faudra attendre ! que d’allées et de venues inutiles ! que de temps précieux perdu, causant dommages au lieu de donner profit! quelle joie turbulente et désordonnée, pour les délinquants, dans ces récréatives évolutions! quel désespoir au cœur de tout homme qui verra ainsi se gaspiller sa vie, sa fortune et l’avenir de ses enfants ! Mais le juge sera toujours là; il sera très-expéditif, il sera très-sévère En vérité, il faut être bien prévenu pour croire à la possibilité d’une telle pratique autant qu’à l’efficacité de pareils moyens. Que les peines réservées aux crimes ou aux délits soient différées, la relation des unes aux autres est assez marquée dans la vie d’un coupable pour qu’il ne l’oublie jamais, ni lui ni ceux qui seraient tentés de l’imiter ; mais, pour les fautes de discipline, tout délai est pis que l’impunité ; car la peine trop différée, sans rien prévenir, mécontente et révolte le travailleur, le noir surtout, qui d’un instant à l’autre oublie sa faute et jamais ne l’avoue. Et puis, il ne peut être question de châtiments corporels (1). C’est donc la prison qui sera adoptée, selon toutes les probabilités, pour les fautes de simple discipline ; et, comme le Gouvernement annonce qu’il veut être sévère, il faudra que le

(l) Instruction ministérielle du 18 juillet 1819.


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travailleur subisse pour la faute la plus légère un jour de prison. Ce ne sera pas trop ; on ne les traitera pas probablement avec moins de rigueur que nos miliciens. Pour des fautes d’une certaine gravité, des récidives, etc deux jours, dix jours, quinze jours de prison plus ou moins, toujours la prison ! La prison ne punit pas le noir : il est nourri, il se repose, il dort; c’est son bonheur; c’est en définitive une amende infligée au maître. On fait, de notre temps, un étrange abus de la prison ; cependant ce genre de peine ne peut avoir et n’a en effet qu’une utilité spéciale : c’est de séparer de la société ceux qui l’ont offensée ou qui peuvent la corrompre ; mais que, pour une faute quelconque, l’homme comme l’enfant soient emprisonnés, c’est pour un esprit non prévenu un abus intolérable. Le châtiment qui convient à l’enfant comme au noir, c’est le fouet. Il corrige sûrement, promptement, prévient la rébellion de l’esprit, ne porte aucune atteinte à la santé, et distingue aussi utilement que moralement ce qui est de discipline de ce qui est de justice civile ou criminelle. Nous disons donc que le fouet est par ces raisons le châtiment qui en général convient le mieux aux enfants et à tous ceux qui leur ressemblent par la légèreté du caractère, par l’inconsistance des idées, par l’inconséquence et l'ignorance, et surtout par le besoin d’être redressés et formés plutôt que punis, Du côté de l’intérêt qu’inspirent leur personne ou leurs travaux, les raisons ne sont pas moins fortes. Le manqué ment aux travaux, soit qu’ils se fassent à l’avantage exclusif du sujet, comme les études, soit qu’ils intéressent matériellement un propriétaire, comme tous les genres d’exploitation, sera mal puni par des châtiments qui éloignent le délinquant de ces travaux. Le temps perdu est à considérer dans l’un et l’autre cas, et cette raison seule ne manque pas de gravité ; mais la raison fondamentale, c’est la nécessite de conformer la spécialité du châtiment à la spécialité du délit, et de ne pas créer une funeste analogie entre des fautes de discipline et des affaires correctionnelles ou criminelles. Une autre raison, que les préventions philanthropiques


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repoussent, et qui n’en est pas moins sérieuse, c’est le moral du nègre. Qu’on demande aux officiers de l’armée anglaise pourquoi le Parlement n’abolit pas la peine du fouet, ils répondront que la discipline en souffrirait ; si on leur parle de la prison, si on leur cite l’exemple de la France, ils rétorquent l’argument en comparant notre discipline à la leur et leurs soldats aux nôtres. Du côté de la discipline ils ont un grand avantage, ils le sentent bien ; ils reconnaissent au contraire la supériorité du moral de nos soldats sur celui des leurs, et c’est cette différence qui leur fait regarder comme nécessaire le maintien de leur discipline. A Maurice, la police n’a pu être confiée à des soldats, parce que ces fonctions, devant les éloigner des yeux de leurs chefs et des moyens immédiats de discipline que les officiers possèdent, les auraient entièrement livrés à l’ivrognerie et à tous les désordres. Nos soldats sont de tout autres hommes, et beaucoup d’entre eux peuvent ainsi recevoir des missions de confiance. Les Anglais donnent de cette différence une explication fort plausible : ils prétendent que l’armée anglaise se recrute de tout ce qu’il y a de plus ignorant et de plus vil parmi le peuple, tandis que la conscription, en France, fait entrer dans les rangs de l’armée des hommes de toutes les classes; cela est vrai, et, de plus, le peuple français est encore loin de l’abrutissement féroce et ignoble qui caractérise la populace d’Angleterre. Ce motif, que donnent les Anglais pour maintenir dans leur armée la discipline du fouet, s’il est admis comme il doit l’être, est encore très-propre à faire comprendre la nécessité de maintenir le châtiment corporel parmi les ateliers de noirs, libres ou non, comme le seul moyen de discipline qui soit efficace. La question des salaires n’a pas une moindre importance : il est vrai que le tarif n’est pas fait et qu’on n’en peut juger que le principe, lequel, en cas d’émancipation, est bon assurément; mais rien ne démontre mieux le vice de la mesure principale que les conséquences fâcheuses des meilleurs accessoires : on va en juger. On annonce que le salaire sera modéré ; quelque modéré IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE. 194 qu’il soit, il entraînera néanmoins la ruine du pays : car la distribution des 18,000,000 de revenus bruts que fait la colonie ne donnerait pas à chacun de nos noirs plus de 75 centimes par jour, sans aucune prestation en nature. Ainsi, qu’on évalue les frais annuels et l’intérêt des capitaux le plus modique, et l’on verra si le salaire ne sera pas pris sur cette portion essentielle du revenu colonial. Tant que le maître a pu, en abandonnant à ses esclaves, soit le bois, soit les fruits de son habitation, soit le produit d’un jardin et de quelques bestiaux, soit une portion de son temps, satisfaire aux obligations de sa conscience et de la loi, le noir et le maître ont pu y trouver leur avantage; mais, du moment où toutes les obligations légales du maître seront appréciables et payables en argent, tous deux seront lésés : le premier, parce qu’il n’y trouvera pas la même aisance ; le second, parce qu’il ne pourra le plus souvent trouver dans ses revenus de quoi y satisfaire. Le revenu brut le plus élevé de la colonie est de 17 à 18,000,000 de francs; en réunissant tous les objets d’exportation à tous ceux de consommation intérieure, il ne reste certainement pas 10,000,000 de revenus nets (1). Or, l’entretien et la nourriture des noirs que possède actuellement la colonie, à 50 centimes par jour, formeraient une somme de près de 12,000,000 de francs. Cette différence est facile à expliquer : si, par le salaire, le bien-être du noir diminue sans que celui du maître augmente, et si tous deux se trouvent dans une condition pire que sous l’empire de l’esclavage, cela tient aux mêmes causes qui font qu’en France un paysan qui a beaucoup d’enfants s’enrichit par leur travail, tandis qu’il se ruinerait s’il prenait à gage un pareil nombre de journaliers. Ce qui fait dans la famille le bien-être de l’esclave, à l’exception de quelques objets que l’habitation ne produit pas, ne coûte rien au maître; mais, quand il faut suppléer à tout par un salaire en argent, ce salaire absorbe tous les produits de la culture, et cependant il ne saurait représenter toutes les choses qui auparavant en tenaient lieu et sont désormais

(1) Statistique de l’île Bourbon.


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perdues pour tout le monde. Il y a en économie beaucoup de problèmes analogues à celui-ci : par exemple, si un particulier devait payer en argent tout ce qui est nécessaire à la nourriture des animaux de basse-cour, la vente de ces animaux ne couvrirait pas les dépenses ; et encore si l’Etat devait pourvoir, à prix d’argent, à la nourriture et à l’entretien des 35,000,000 de personnes qui vivent en France, la distribution exacte de tous les revenus particuliers ne donnerait à chacun que 35 à 40 centimes par jour. Ce calcul a été souvent opposé par les économistes aux dangereuses prétentions des niveleurs, et telle est la conséquence qu’ils ont supposée devoir être celle de l’extrême division des propriétés. En cela il est impossible de n’être pas d’accord avec eux. C’est la même vérité que nous avons présentée sous une autre forme dans notre deuxième chapitre. Toutefois, ce n’est pas à la constitution sociale, ni à la distribution territoriale qui y tient et qu’ils défendent avec tant de raison, que les économistes devaient exclusivement ni même directement faire honneur des immenses richesses de la France. Le partage des revenus créés par le travail sous cette constitution ne conduirait pas à une plus riche distribution, ni à un plus utile emploi, si l’on ne devait tenir aucun compte des bienfaits inaperçus qui naissent, en quelque sorte, sous la main de chacun, par la satisfaction de ses besoins. Mais la classe peu aisée de la population, en France comme ici, et comme partout ailleurs, ajoute à ses consommations des produits que les statistiques ne peuvent évaluer et qui n’en sont pas moins réels; des produits qui tiennent à la propriété et qui ne seraient ni recueillis, ni utilisés sans les besoins du pauvre, ou qui le seraient sans avantage pour la richesse publique, mais qui suffisent à ces besoins et sont en tout pays d’une incalculable ressource. Au lieu qu’en mettant à la charge de l’industrie ce que notre sol et notre climat fournissent sans frais, on rendrait inutiles ou superflues ces générosités de la nature. Elles ne suppléeraient plus à des produits, des prestations ou des secours que la loi aurait déterminés, évalués et ren25.


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dus obligatoires; et alors l’industrie agricole, détournée de son véritable objet qui est l’économie, l’accumulation et l’utilisation de tout, s’épuiserait en vains efforts dans nos colonies pour entasser à grands frais dans ses magasins l’équivalent de ce que la Providence répand avec tant de profusion et renouvelle avec tant de libéralité, dans nos forêts, dans nos rivières et dans nos champs toujours verts. Ces considérations diminuent quelque peu la valeur des recommandations de M. de Tocqueville en faveur du salaire. Elles font voir, en ce qui touche à la fortune et à la prospérité publique, combien la substitution du salaire journalier au régime domestique doit absorber, sans avantage, de produits réalisés qui, précédemment, constituaient l’aisance du pays et ses moyens de progrès. On ne fait pas attention que la France se trouve naturellement constituée, quant au système agricole, d’une manière plus analogue à l’état présent des colonies qu’au régime proposé par M. de Tocqueville. Chaque père de famille travaille avec ses enfants; le régime domestique y est en pleine vigueur ; l’autorité absolue du père de famille, l’attribution à chaque travailleur du pur nécessaire, l’absence de tout salaire, rapprochent la famille libre et civilisée de la famille patriarcale, où l'esclavage est établi, par tous les points qui se trouvent en contact avec le grave intérêt que nous avons pris pour base de notre raisonnement. Dans cette famille libre, le système du salaire n’est admis que rarement et toujours par exception. Mais dans les colonies nulle culture ne pouvant être continuée que moyennant salaire, et le nombre des travailleurs à gage constituant non pas une minorité, ni même une simple majorité, mais l'universalité des forces et des ressources de l’agriculture, on aurait dû prévoir que la substitution du salaire au régime domestique opérerait une révolution, non-seulement dans les moyens et les ressources de l’agriculture, mais encore et principalement dans l’esprit des cultivateurs.


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Il est évident que ceux-ci, tenant de fait et de droit, par leur travail, le sort des colonies dans leurs mains, seront les véritables maîtres de tout. Ce seront des maîtres avides, aveugles, qui se perdront eux-mêmes en perdant le pays. C’est alors qu’on verra des coalitions d’ouvriers contre les propriétaires ; coalitions qu’on trouve si alarmantes dans les villes manufacturières. Cependant, si le salaire est trop élevé, la manufacture se ferme et tout est dit. Son inactivité n’occasionne qu’une perte d’intérêts et ramène à la modération et au travail les mutins qui l’avaient abandonnée, leur rébellion momentanée ne trouvant aucune ressource dans les constructions de pierres et les usines de fer d’où sort un produit journalier, qui, par sa nature, ne pourrait que rarement satisfaire aux besoins quotidiens de la vie. Mais l’abandon des récoltes a une tout autre gravité, car il ajoute aux pertes d’intérêts toutes celles des avances, et peut alimenter la révolte des ouvriers. Aussi dans aucun pays du monde on ne voit l’agriculture soumise à un pareil régime ; le régime domestique est le seul qui lui convienne et le seul en usage, avec ou sans esclavage. M. de Tocqueville a-t-il pensé qu’il vaincrait cette difficulté de la nature? Non. Mais il ne l’a point vue, et il ne l’a point vue, parce que le flambeau de l’expérience et surtout d’un intérêt direct a manqué à ses recherches. Le salaire ne peut être en usage d’une manière générale que dans les fabriques, où les besoins de la vie ne peuvent être ni compromis, ni directement satisfaits. Et encore n’estil pas sans de graves inconvénients qu’il est hors de propos d’analyser, et que l’avenir fera connaître. C’est une grande erreur de croire que le salaire puisse satisfaire le travailleur ; il ne le peut dans aucun cas, parce que généralement peu élevé, et toujours nécessairement calculé sur les plus stricts besoins de la vie, s’il n’est sagement économisé, lorsque la plénitude de la vie en comble ou en fait déborder la mesure, il ne peut bientôt plus assurer l’existence de tout ce qui est cher au travailleur, ni du travailleur lui-même. Or, cette sage économie ne peut être que le fruit d’une moralité qui se perd, au lieu de s’accroître, dans l’abondance que le salaire procure, pour un peu de temps, à l’ouvrier.


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Passons au mode d’indemnité, aux formes de sa fixation et aux garanties qu’elle offre aux colons. Il est de principe, dans cette colonie, que l’expropriation des noirs attachés à la culture ne peut être forcée sans celle de la terre. Cette disposition de nos lois civiles est tout à la fois une garantie publique et une garantie privée ayant pour base une sage politique aussi bien qu’une rigoureuse équité. La loi n’a pas voulu, soit qu’un créancier jetât à bas prix dans les ateliers des travailleurs dont l’emploi pourrait manquer, soit que le débiteur, légalement dépouillé de ses esclaves, fût exposé à perdre encore la valeur d’un terrain qui lui serait laissé sans moyens de culture. Et pourtant, cette expropriation partielle et purement civile ne changeant rien aux conditions actuelles du travail dans la colonie, on pouvait présumer que des locations ou des entreprises rendraient facilement au propriétaire, dépossédé de ses esclaves, une partie des moyens dont l’expropriation l’aurait dépouillé. La loi donc a consacré ce principe en faveur du débiteur, que les noirs cultivateurs ne pourraient être, malgré lui, mis en vente sans le terrain. Est-il permis au nouveau législateur d’être moins équitable que l’ancien, surtout lorsque, par le bouleversement profond de tout l’ordre social, il s’expose à rendre peut-être toutes les cultures et bien certainement la plupart onéreuses ou impossibles ? Et cela, non pour la garantie nécessaire de quelque conséquence de nos lois civiles, mais pour la satisfaction d’un principe nouveau qu’il aurait pris volontairement sous sa protection ? Non, il ne saurait y avoir d’indemnité juste que celle qui mettrait le propriétaire dépossédé à l’abri de tout détriment accessoire et de toute violence. L’indemnité raisonnable dont parlent les projets n’a point ce caractère, puisque le propriétaire reste, par la perte de ses esclaves, avec un immeuble sans valeur, ou, s’il est susceptible de quelque produit, dans une position forcée quant aux conditions toutes nouvelles du travail. Tout ce qui vient d’être dit s’applique aux propriétés des communes et de la colonie ; il ne peut y avoir lieu, à


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leur égard, à aucune exception : car, de même que les propriétés particulières, elles ont été payées de deniers particuliers ou sont advenues aux communes et à la colonie par donations ou legs, et les mêmes principes doivent leur être appliqués. Il ne nous serait même pas venu à l’esprit de faire une mention spéciale de ces propriétés, si la correspondance ministérielle ne donnait à penser que le Gouvernement accepte, à leur égard, un système d’exclusion ou de compensation que la dignité du pouvoir et l’équité repoussent également. L’exclusion ne saurait se fonder sur rien qui fût même spécieux, car le trésor colonial et les caisses communales ont une existence particulière, fondée sur les lois et accompagnée de charges et de ressources qui leur sont propres. Cette existence distincte les rend étrangères au trésor national, d’où doit sortir l’indemnité, et le Gouvernement le reconnaît d’une manière implicite quand il entend se prévaloir des secours accordés antérieurement à ces caisses par la métropole. Quant à la compensation que ces secours devraient, dans l’opinion du Gouvernement, établir au profit du trésor national, qu’on nous permette de le dire, elle serait odieuse, ne reposant sur aucun titre prétendu ni reconnu jusqu’ici, mais seulement sur une prétention élevée inopinément et fondée par le pouvoir sur d’anciens bienfaits. Ces bienfaits, la reconnaissance de la colonie s’interdit de les discuter; mais elle ne peut s’empêcher de répondre aux souvenirs qu’on invoque par le souvenir du dévouement et des sacrifices que la colonie s’imposa souvent ou qui furent exigés d’elle en des temps calamiteux. Il est telle de nos communes qui est encore à attendre le remboursement de ses économies, réclamées par la métropole pour les besoins de la nation. Nous n’approfondirons pas davantage ce passage des instructions ministérielles, dont l’iniquité se révélera suffisamment d’elle-même à un Gouvernement essentiellement juste et loyal. Voilà pour la base de l’indemnité ; sous le rapport des garanties, le colon n’est pas mieux traité. D’où vient que, en aucune espèce d’intérêts publics ou


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privés, les lois n’ont imposé aux parties l’obligation de se contenter de garanties morales ? D’où vient que, en toutes sortes d’affaires réglées par les lois, ce sont des garanties légales qui sont stipulées ? Ce n’est pas que celles-ci vaillent mieux ; mais c’est que, les autres n’étant pas susceptibles de formes déterminées, et étant ainsi livrées à l’appréciation intéressée des parties, on a compris qu’elles ne satisferaient jamais personne, quelles provoqueraient mille plaintes, dont il ne serait ni utile ni sage d’exiger la justification, et quelles sèmeraient entre les citoyens les germes d’une guerre perpétuelle. Au lieu que les garanties légales, résultant de l’accomplissement de certaines conditions, portent avec elles leur justification, et que les difficultés qui viennent à naître à leur occasion peuvent, comme des questions de fait, être tranchées par des jugements. Ce sont donc des garanties légales auxquelles les colons ont droit pour tout ce qui concerne l’indemnité, et ce sont les garanties légales que les projets tendent à écarter ! On reconnaît qu’il leur est dû une indemnité, en concluant toutefois (et ceci est particulier au rapport de M. de Tocqueville) contre le principe qu’on a posé; et cette indemnité, on veut, ce sont les expressions de la Commission, quelle soit raisonnable, suffisante, loyalement appréciée. Peuton dire plus clairement que les colonies ne doivent avoir, à cet égard, que la garantie morale des hommes chargés de cette appréciation, la garantie de leur raison, de leur expérience et de leur loyauté ? Ce n’est point ainsi qu’on calme les inquiétudes, qu’on dément les imputations, qu’on inspire la confiance, qu’on satisfait les droits; en un mot, ce n’est pas ainsi qu’on gouverne : mais c’est ainsi qu’on légitime toutes les défiances, qu’on provoque toutes les résistances, et qu’on ramène toutes les questions au droit du plus fort. Tout droit est dans les jugements; ce sont les jugements qui le constituent et en font une réalité. Sans les jugements, dit un ancien, aussi grand homme d’Etat que profond philosophe, le droit n’est qu’un mensonge, et c’est en effet à la force que tout est soumis. Il faut donc, pour qu’il y ait garantie légale, qu’il y ait


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recours facultatif aux jugements, et la folie la plus évidente de certaines prétentions ne saurait être alléguée contre ce principe. C’est à bon droit que les colons se plaindront de la fixation arbitraire de l’indemnité ; c’est à bon droit qu’ils résisteront, par leurs prétentions, à la raison, à l’expérience et à la loyauté, car ils ne doivent se soumettre qu’à la justice, et la justice ne se manifeste que par le jugement. C’est une autre erreur de croire que la loi peut suppléer le jugement, en chaque matière, dans chaque espèce d’intérêts; elle n’est pas faite pour le suppléer, mais pour le fonder; et toute loi rendue en vue d’échapper à cette conséquence de la Charte et de toute civilisation serait un acte de violence. Nous ne pourrions approfondir davantage cette thèse et en étudier plus longtemps les aperçus généraux, sans nous écarter beaucoup trop de la spécialité de ce chapitre. Nous nous hâtons d’y rentrer en concluant que l’indemnité doit être juste et préalable, et fixée contradictoirement, et non raisonnable, suffisante et loyalement appréciée. Les colons n’ont pas dans les projets une meilleure garantie pour le travail que pour l’indemnité. Dire aux colons qu’on forcera les noirs à travailler, c’est promettre et non garantir. Il n’est plus question ici de discipline, il est question de travailleurs et de moyens de travail. Constituer une société agricole de manière que les exploitations ne soient possibles que moyennant salaire, ce n’est pas seulement s’engager à maintenir la discipline dans les ateliers, c’est prendre l’obligation de faire exécuter les contrats, ce qui est fort différent. Cette obligation comporte une législation spéciale qui devient la garantie du propriétaire. Où est-elle cette législation? Nous n’en trouvons pas même la promesse dans les projets. Les travailleurs à gage qui exécutent mal leur travail sont ramenés à plus de soins et d’exactitude par une bonne discipline, mais ceux qui se refusent à tenir leur engagement ne peuvent pas être ramenés par le même moyen; il est évident qu’ils sont passibles de dommages-intérêts, car II PARTIE. 26 e


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ils peuvent, par leur retraite plus ou moins prolongée, occasionner d’énormes pertes. Dans des pays où l’industrie agricole subirait des conditions dont aucun pays ne fournit d’exemples, dans des pays tels que l’Angleterre les a faits sous ce rapport, et que les projets du Gouvernement les feraient, il n’y a qu’une législation spéciale qui puisse donner à cette industrie, la mère de toutes les autres, les garanties qu’elle réclame. Or cette législation manque, et rien n’annonce qu’on nous la donnera ; il est même à présumer, il est certain qu’on n’a pas même essayé d’en comprendre toute l’importance et surtout les difficultés. Eh bien ! si nous supposons cette législation faite et telle que nous pourrions la désirer, il est encore facile de se convaincre qu’elle serait sans garantie réelle : Où il n’y a rien, le roi perd ses droits, est un vieux proverbe qui prouve que le colon ne trouverait pas dans la loi la garantie des siens. Certes cette loi ne serait ni plus détaillée, ni plus riche de prévisions, ni plus appuyée de priviléges, ni plus prodigue de rigueurs de toute espèce, que ne sont les lois fiscales. Que feraient les colons avec des engagés qui n’offrent aucune solvabilité et sur lesquels, par le moral, il n’y a aucune prise ? Mais les travailleurs iront en prison... Beau dédommagement pour le cultivateur ruiné que de tenir en prison, probablement à ses frais, 50, 100,200 fainéants ! Et puis, s’il y a, comme il y aura, coalition, et quand même il n’y aurait pas coalition, le nombre des réfractaires devant être grand dans un pays où toute exploitation, soit agricole, soit industrielle, soit grande, soit petite, ne pourra se soutenir que par des travailleurs à gages (et quels travailleurs ! ), où emprisonner tant de vagabonds et de déserteurs rebelles à la loi du travail ? Et que de geôles, que de geôliers, que d’agents de police de toute espèce! Cest une organisation à épouvanter l’imagination la plus courageuse. Mais on autorisera la retenue provisoire du salaire Sont-ce là les dommages-intérêts que le propriétaire obtiendra de la justice? On ne se serait jamais avisé de croire que cette retenue dût suffire même dans un pays où la ré-


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bellion contre les contrats, par l’impossibilité qu’il y aurait qu’elle fût générale ou même fort commune, ne pourrait cependant occasionner que des lésions peu graves aux intérêts sociaux ; faudra-il s’en contenter dans un pays où cette rébellion sera la règle et où la fidélité fera une rare exception ? Malheureuses colonies ! cette retenue du salaire ne serait même pas possible. Elle serait possible en Europe ; les travailleurs à gages ont une famille, et, moyennant un salaire plus élevé, ils consentiraient sans doute à se nourrir. La retenue alors offrirait au propriétaire ce dédommagement insuffisant, le seul pourtant que la loi nous pût donner ; mais chez nous, où la condition des travailleurs, que d’habiles gens veulent changer malgré les faits et la nature, a pour conséquence forcée la consommation quotidienne de la plus grande partie du salaire, que deviendrait encore cette faible garantie? Que d’obstacles ou plutôt que d’impossibilités nos cent yeux de propriétaires nous font voir tout d’un coup dans une législation de cette nature? Entreprendre partout sans exception des exploitations presque toujours agricoles sur la foi d’engagements passés avec des travailleurs sans moyens! Faire reposer le succès de toute entreprise sur 100 ou 200 engagements de cette nature, tous individuels, tous à différents termes, tous à différentes conditions pour le même objet, sans savoir à qui on a à faire, sans savoir à qui s’adresser pour avoir des renseignements, sans avoir souvent le temps d’en demander, sans être même autant intéressé à les demander qu’à enrôler promptement son travailleur, sans être sûr du nom, ni du domicile, ni des aptitudes du sujet, sans être sûr même qu’il comprend et qu’on l’a compris ; être obligé souvent de se contenter du signe équivoque d’un consentement stupide donné en touchant la plume (1) ! En est-ce assez

(1) L’auteur du rapport à M. le contre-amiral de Hell, gouverneur de Bourbon, sur les résultats de l’émancipation à Maurice, a vu cette formule de consentement usitée chez les magistrats stipendiaires. On demandait à l’ex-apprenti s’il consentait à faire tel et tel travail moyennant telles et telles conditions. L’ex-apprenti répondait par une longue série

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pour faire comprendre le désespoir des colons et l’espèce d’indignation qui accompagne leur résistance ! En France, si une exploitation avait besoin de cinquante ou soixante travailleurs, jamais le propriétaire ne consentirait à les enrôler individuellement par des contrats, à moins de les connaître tous personnellement ; et pourtant la législation lui accorde, en cas de contestation sur le salaire , l’honorable privilége d’être cru sur parole. Il chercherait et il trouverait un citoyen offrant des garanties morales et matérielles, lequel, après le contrat passé, viendrait avec le monde nécessaire satisfaire, sur sa responsabilité, aux besoins prévus de l’exploitation. Mais ici quel est le malheureux assez dénué de sens pour aller, s’il possède quelque fortune, la compromettre dans une entreprise qu’il faudrait exécuter avec un atelier dont la discipline ne lui appartiendrait pas, et qu’il ne pourrait pas former autrement que nous l’avons dit ? Ainsi point de garantie pour la culture des terres, et cela, non par une légèreté des auteurs des projets ou par un oubli qui pourrait être réparé, mais par l’impossibilité où serait le Gouvernement d’assurer aux colons, même par la plus parfaite législation, l’utilité d’un recours contre l’infidélité de leurs travailleurs. Et, si cette impossibilité n’était pas aussi absolue qu’elle l’est ; si le Gouvernement avait quelque moyen de tenir le travailleur à l’ouvrage ; s’il consentait à user d’une rigueur perpétuelle envers la race affranchie, en continuant les mesures de transition, en leur donnant même plus d’énergie et d’efficacité, qu’aurait gagné la philanthropie à ce changement de régime ? Sans nous établir juges des vœux qu’elle forme et de l’objet qu’elle se propose, nous osons dire que le noir y aurait beaucoup perdu. Rigueur pour rigueur, mieux vaut assurément celle qui

de réserves, d’exceptions, de conditions pour lui, pour sa femme, pour ses enfants, auxquelles il était difficile de comprendre quelque chose. Les explications continuaient ainsi plus ou moins longtemps. A la fin, le magistrat ennuyé disait au noir : Touche ma plume ; le noir la touchait, le propriétaire signait, et le contrat était passé.


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 205 que par est exercée par le maître l’étranger. Le maître est sévère, son intérêt l’exige; mais il est juste, il est généreux : son intérêt ne l’exige pas moins et fait ainsi contrepoids à toutes ses passions. On cite des esclaves déchirés, blessés par leurs maîtres; beaucoup d’enfants le sont par leurs pères : ce sont des exceptions moins rares en Europe que parmi nous. Par l’esclavage le travail est forcé; il est suivi, il est soigné; le châtiment suit la faute : le fouet, la chaîne, le bloc, sont assurément des moyens fort durs; mais au moins sont-ils efficaces, et par cela même de jour en jour moins nécessaires. D’ailleurs, que d’adoucissements permet le régime domestique, qui ne seraient pas possibles sous le régime gouvernemental ! La chaîne est toujours légère, souvent elle n’est qu’un anneau que porte le noir au pied ou au cou, plutôt comme un avertissement à la police et au public, que comme une gêne nécessaire au coupable ; le bloc est toujours éclairé, ouvert aux parents et aux amis, sous la surveillance d’un gardien, et l’une et l’autre sont sans infamie. Le Gouvernement n’obtiendra rien autrement, ni par des moyens si adoucis : il faut qu’il se le persuade bien; et il n’obtiendra jamais autant que le maître par les mêmes moyens que lui, car il ne saurait créer et entretenir dans le cœur de l’esclave l’affection ou le désir de plaire, qui, sous le père de famille, devient le mobile des actions de l’esclave et lui rendent tout facile. Ceux qui connaissent le cœur humain n’auront pas de peine à comprendre que c’est une grande dureté, quand le travail est nécessaire à un homme, d’arracher de son cœur le sentiment qui l’aide à supporter cette charge de la vie, et souvent la lui rend douce et légère. La perfection de la loi ne serait pas d’affranchir le travailleur, car de quoi l’affranchit-on s’il doit travailler ? mais de lui donner l’amour de ceux qui l’exploitent : or, nos réformateurs savent bien que tel n’est pas le caractère des émancipations de toute sorte par lesquelles ils détachent et isolent peu à peu

l’homme de l’homme.


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CHAPITRE VI. VICES PARTICULIERS DU PREMIER SYSTÈME D’ÉMANCIPATION. Émancipation graduelle et progressive.

Les colons ont toujours particulièrement redouté le principe d’une émancipation graduelle, parce que ce système comporte des ménagements trompeurs qui ne laissent pas voir tout d’abord au Gouvernement les graves inconvénients sur lesquels il importe qu’il soit éclairé, et qui exposent les propriétaires, sans défense et sans compensation, à des dangers et à des pertes non prévues. Ils n’avaient cependant pas l’idée d’un projet aussi complétement spoliateur que celui dont nous entreprenons ici l’analyse. Les déclarations réitérées du Gouvernement du Roi les avaient accoutumés à penser que la première condition de toute émancipation serait l’indemnité ; et ici cette première obligation du droit et de la bonne foi se trouve complétement mise en oubli. La spoliation est complète et n’est même dissimulée par aucun de ces palliatifs qui, dans les projets de nos plus ardents ennemis, sont comme un hommage rendu à la légitimité de nos prétentions. La spoliation commence par les enfants ; le Gouvernement ne dissimule pas que l’indemnité accordée au maître n’est pas le prix de l’esclave, mais le remboursement des frais occasionnés par les soins dont l’enfance ne peut se passer. Or, le dommage résultant pour le maître de cette spoliation partielle ne se borne pas à la valeur dont il est directement prive, mais il s’étend à celle même que la loi lui conserve momentanément.

Car les naissances, dans nos ateliers, sont le seul moyen de recrutement qui puisse assurer à la colonie la perpétuité de ses opérations agricoles. Les enfants sont, en quelque sorte, la semence qui doit entretenir et renouveler ses moyens de production ; ils ont, par cette raison, une valeur relative bien supérieure à celle que leur assignerait le commerce. Ce ne serait pas être juste que de contraindre un propriétaire à se défaire de certains biens susceptibles de s’ac-


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 207 croître en peu de temps, et à s’en défaire pour leur valeur actuelle avant cet accroissement; combien l’injustice n’estelle pas plus grande, si ces biens lui sont arrachés sans aucune indemnité ! Il faut encore considérer que la réduction des ateliers ne réduit pas en proportion exacte la fortune de ceux à qui cette réduction est imposée ; mais que souvent les portions de l’atelier qui restent ne comportent plus certains travaux, lesquels alors doivent être, au grand détriment du propriétaire, ou abandonnés ou soutenus par des moyens onéreux. Il y a des opérations agricoles et industrielles qui exigent un certain nombre de travailleurs, comme il y a des opérations militaires qui exigent un certain nombre de soldats ; la perte qui vient à réduire ce nombre nécessaire ne doit pas alors se mesurer seulement sur l’effectif perdu, mais sur l’impuissance à laquelle se trouve condamné l’effectif qui reste. C’est pourquoi, si aucun système d’émancipation ne peut avoir l’approbation des colons par les raisons générales que nous avons déduites, celui-ci, moins qu’aucun autre, doit leur paraître admissible, étant contraire, non-seulement aux principes conservateurs où les colons trouvent une garantie de progrès et de civilisation, mais encore à cette équité vulgaire qui ne permet pas la discussion. En ce qui concerne la population noire elle-même, l’émancipation graduelle n’offre rien de plus satisfaisant aux esprits sages et aux consciences droites. Elle consacre un principe subversif de tous les honorables mobiles qui peuvent soutenir le courage, la confiance et la patience du nègre. La liberté n’est plus la récompense du travail et des efforts par lesquels l’esclave a répondu à l’invitation de ses maîtres ou de la loi. Les préférences de celles-ci sont déterminées par le hasard de la naissance, et, en donnant à la population adulte un désir de liberté qu’elle n’avait pas, on la voue à un long désespoir; on développe dans son cœur l’envie; on la dispose aux résolutions extrêmes, en trompant les sentiments ou les instincts qu’on s’est plu à réveiller. Si le père et la mère ne peuvent d’abord voir qu’avec


DEUXIËME PARTIE. libération de leurs enfants, étant trompés par le plaisir la bienfait douteux dont ceux-ci sont l’objet, il n’en est pas de même de la masse des esclaves de tout sexe et de tout âge qui sont sans enfants ; l’ingratitude des enfants nés libres ne tardera pas, d’ailleurs, à changer en douleurs, dans le cœur des parents, la courte joie de cet affranchissement irrationnel. Mille exemples prouvent que les parents pauvres, esclaves ou non, sont promptement abandonnés et méconnus par leurs enfants libres; et cette cruelle déconvenue sera une immoralité de plus à ajouter à celles qu’on croit devoir attribuer à l’esclavage. Haine, division, envie, ingratitude, voilà le résultat certain d’un système qui établit les récompenses en sens inverse du mérite et des services. C’est à ces causes qu’il faut attribuer l’effet que M. de Tocqueville reconnaît dans tout son système d’émancipation graduelle, et qu’il regarde comme inévitable, de mener, par un chemin très-court, à une émancipation complète. On pourrait objecter que, par les affranchissements volontaires, les colonies tombent dans tous les inconvénients de l’émancipation graduelle que nous avons signalés; mais la différence est grande entre l’action libre du maître et l’action violente du pouvoir gouvernemental. Outre que, par les affranchissements volontaires, la masse des libérations annuelles est beaucoup moindre, et sans simultanéité, ces libérations s’opèrent sans signal provocateur, sans mépris et sans dégoût du joug du maître ; elles sont un bienfait dont la cause, si elle n’est pas toujours un encouragement au bien n’est jamais du moins une invitation au mal. Alors, il n’y a pas de raison pour que le travail prenne aux yeux de ceux qui restent esclaves un caractère plus pénible, ni la domination du maître un caractère plus oppressif. S’il est vrai que, à chaque affranchissement individuel (1) la société coloniale s’altère dans son essence, il ne l’est point que cette alteration ait les conséquences d’une altération analogue, mais beaucoup plus prompte, produite par la loi; il ne l’est pas non plus que la législation spéciale qui de208

(1) Rapport de M. de Tocqueville.


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 209 vrait prévoir et régler l’existence d’un grand nombre d’hommes libres et en même temps pauvres et dépravés (1), offre la même difficulté et les mêmes dangers. Quand c’est la loi qui libère, la liberté est reçue comme un droit, avec lequel la contrainte au travail semble être en contradiction. Quand c’est le maître qui affranchit, la loi du travail, qu’elle vienne du maître ou du Gouvernement, ne peut paraître que ce qu’elle est, la condition d’un bienfait librement accepté. Ce n’est pas que les affranchissements volontaires soient sans inconvénients ; mais nous disons que ces inconvénients, faciles à corriger par une législation qui se fait trop longtemps attendre, ne permettent pas d’assimiler l’altération qui en résulte pour notre société à celle qui serait produite par un système quelconque d’émancipation graduelle. Dans celui qui nous est présenté, indépendamment de ces vices, qui sont généraux, nous avons à signaler bien d’autres vices de détail.

Une indemnité est accordée au maître pour les soins à donner aux enfants. Comme le chiffre n’en est pas fixé , nous n’avons pas le droit de trouver la somme insuffisante. Toutefois la réduction successive qu’elle éprouve de la onzième année à la quinzième, où le payement cesse, étant de 10 francs, nous sommes autorisés à croire que cette indemnité, dans l’esprit des auteurs, serait de 50 francs. Il n’est pas difficile de démontrer qu’elle serait tout à fait insuffisante. Nous n’insisterons pas sur ce point, parce qu’il est très-facile de nous répondre en élevant le chiffre trouvé trop faible. Mais prenons l’enfant à quinze ans. Son travail, dit le projet, doit rester au maître pour indemnité des frais de toute sorte que la tutelle de ce pupille doit lui occasionner. Si les obligations du maître restaient ce qu’elles étaient auparavant, on pourrait ne voir là qu’une spoliation pure

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Rapport de M. de Tocqueville. IIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE.

et simple, avec remboursement des frais occasionnés par l’entretien du sujet. On ne rançonnerait pas le colon à la vérité pour l’entretien de l’enfant jusqu’à sa majorité ; mais le domaine utile du maître lui serait enlevé complétement, et il resterait, sauf ses débours dans lesquels il rentrerait, avec les charges multipliées de ses nombreuses tutelles. Mais il n’en est point ainsi ; le colon est obligé de procurer à son pupille la connaissance pratique d’une profession utile. Et où est donc l’avantage que la loi semblait vouloir réserver à l’ancien maître comme compensation de ses soins, en lui accordant le travail du mineur jusqu’à vingt et un ans ? Quoi ! il sera obligé de lui assurer la connaissance pratique d’une profession utile ! Évidemment, cela ne peut s’entendre que d’un métier : il faudra donc le mettre en apprentissage ; nul ne pourra être employé à la culture, ce premier besoin du maître. Il faudra payer cet apprentissage ; car on sait que les apprentissages ne se font pas gratuitement, et l’on doit prévoir que l’obligation de mettre en apprentissage tous les enfants rendra la position des maîtres ouvriers très-bonne. Ne cherchons pas ce qu’on fera de tant d’ouvriers, quand les villes sont déjà pleines d’hommes de métiers sans ouvrage et les champs vides de laboureurs. Ne demandons pas si l’éducation de la boutique paraît aux philanthropes un très-bon préliminaire pour habituer plus tard le méchant ouvrier qu’on aura formé, au travail de la terre. Ne nous inquiétons pas de savoir si sa constitution sera affaiblie, ses mains rendues délicates et sensibles, tout son corps incapable de cette contraction violente des muscles qui met le labourage au-dessus des forces de tout homme qui n’en a pas pris l’habitude ou ne l’a pas conservée. Voyons seulement le tort matériel qui en résulte pour le maître, la charge nouvelle qui lui est imposée, la contradiction du texte et de l’esprit de la loi. L’apprentissage sera à la charge du maître; il sera coûteux, ruineux, parce que la spéculation se fondera sur l’obligation imposée à tous les maîtres; et cette ruine aura lieu encore en pure perte, toutes les fois (et cela arrivera le


211 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. plus souvent) que le sujet ne répondra point aux soins du chef chargé de le former. Les auteurs du projet ne pourraient échapper au reproche fondé sur l’obligation imposée aux maîtres de mettre tous les enfants noirs en apprentissage, qu’en interprétant autrement que nous le texte de leur article 1 , § 5 , et en admettant qu’il suffira de tenir les enfants au travail de la terre pour remplir les devoirs que cet article impose touchant la connaissance pratique d'une profession utile que le tuteur devra procurer en outre à son pupille. Mais c’est une interprétation à laquelle se prêtera toujours difficilement l’article dont voici le texte : «Lorsque l’engagé aura atteint sa quinzième année, tout payement d’indemnité cessera; l’engagé sera tenu de travailler jusqu’à ce qu’il ait accompli sa vingt et unième année, au profit de l’engagiste, qui continuera de le loger, de le nourrir et de l’entretenir, en santé comme en maladie, et qui lai procurera EN OUTRE la connaissance pratique d’une profession utile. » Une tutelle est une charge, les liens du sang n’en dissimulent pas toujours le poids. Elle exige des connaissances, une prudence et des qualités qu’on ne peut pas se flatter de trouver toujours chez tous les maîtres d’esclaves. Tous cependant devront être tuteurs, et la plupart d’un grand nombre d’enfants. Or, ces maîtres n’étant soutenus dans la fatigue et l’ennui ou même le danger de ces tutelles, ni par un intérêt de famille, ni par un intérêt de fortune, ne supporteront qu’avec un profond dégoût ou rejetteront entièrement cette lourde charge. L’article 6, qui semble ne prévoir qu’une exception, pourrait être appelé à devenir la règle de cette tutelle d’un nouveau genre, et nécessiter la création d’une administration nombreuse, coûteuse et féconde en abus de toute sorte. Enfin, à quelque époque que la libération définitive des esclaves ait lieu, elle sera une dépossession sans indemnité ; c’est une dérision que de statuer sur le nombre des années de travail qui seraient concédées aux colons à titre d’engagement et pour leur tenir lieu d’indemnité, puisque cette indemnité leur serait payée avec un temps qui leur appartient, 27. er


DEUXIÈME PARTIE. Cela revient à statuer sur la partie de la propriété des colons qui leur sera laissée et sur celle qui leur sera enlevée. Les affranchissements par rachat forcé ne sont pas une moins cruelle déception. Par esprit de libertinage, de cupidité ou de vengeance, les jeunes négresses seront enlevées aux ateliers ; les ouvriers de prix seront soutirés ou subornés ; enfin, sans nous étendre davantage sur le tripotage immoral qui va être le premier résultat de cette disposition, il arrivera presque toujours que le maître sera payé avec ce que son esclave lui aura volé. Ce n’est pas d’ailleurs dans l’état actuel de notre législation que le pécule et le rachat forcé peuvent se constituer. Le premier a une nature que rien ne peut changer ; le pécule tient à l’esclavage et ne saurait être constitué civilement. Ce serait le dénaturer; il ne serait plus pécule, il serait propriété ; il conférerait nécessairement à son possesseur le droit de conserver, d’exploiter, d’aliéner, de demander et de défendre civilement. Le pécule des esclaves, pour n’être point susceptible d’action civile, n’en appartient, certes, pas moins légitimement à ses possesseurs, mais à des titres qui ne comportent point ces changements dans leur condition. Il tombe sous la juridiction du maître, qui ordinairement a pris le soin de le former et qui est plus que personne intéressé à le respecter et à le faire respecter. Seul, d’ailleurs, il peut en connaître l’origine et la légitimité. Dire que le maître peut en dépouiller son esclave et se l’approprier, c’est dire quelque chose de beaucoup plus contraire à la bienséance, à la raison et à l’expérience, que de dire que les tribunaux protégeront l’injure et condamneront le droit : car les magistrats peuvent ne pas sentir assez personnellement les besoins de l’État pour avoir à bien juger un autre intérêt que celui de leur conscience ; mais le maître a de plus que cet intérêt, celui de conserver son œuvre, de défendre son bienfait, et de mériter toujours la confiance et le dévouement des hommes qui tiennent dans leurs mains sa fortune. D’ailleurs les tribunaux, qui ne peuvent pas s’ingérer dans les questions de discipline, ont eu de tout temps, dans ce cas, le droit, pour cause d’abus, de juger le maître, et l'on 212


213 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. a, à cet égard, d’anciens exemples de juste sévérité qui ne permettent pas de fonder la nécessité de dénaturer la discipline sur la prétendue impunité assurée aux abus de la juridiction domestique. Il en est certainement de même du pécule, à l’égard duquel l’esclave ne peut être exclu de la protection spéciale des lois et du ministère public. Dans ce cas, comme dans l’autre, pour cause d’abus, la justice aurait le droit d’intervenir. Quant au rachat forcé, il est évident que la loi d’avril n’en autorise pas l’établissement. M. de Saint-George a fort bien démontré en 1836 , dans le travail adopté par le conseil colonial sur cette matière, que le droit de statuer sur les affranchissements ne pouvait être confondu avec celui d’instituer le rachat forcé. En effet, le rachat forcé ne serait point un affranchissement ; il serait une dépossession ; il constituerait une nouvelle manière de perdre la propriété, qui le rattacherait essentiellement à la législation civile ; et, de plus, il impliquerait une violence faite à la volonté du propriétaire, qui le rattacherait à la loi constitutionnelle. Cette double question a donc été peu approfondie, et elle n’est pas d’une médiocre importance par toutes les considérations morales qui s’y rattachent. Il ne sera pas sans intérêt de remarquer en dernier lieu, sur ce projet de loi, que, selon toutes les apparences, la période indiquée pour l'affranchissement général des esclaves ne s’étendra pas au delà de vingt ans. S’il en est ainsi, n’y a-t-il pas une sorte de puérilité à établir une législation pour des cas dont aucun ne pourra se réaliser complétement. Les enfants à naître ne seront majeurs que dans vingt et un ans. Une législation spéciale semble destinée à régir le nouvel état de choses fondé en leur faveur, durant longues années. Le maître devra leur faire apprendre un métier; la loi reconnaît à ce maître un droit à leur travail jusqu’à l’âge de vingt et un ans, droit qu’il pourra avoir besoin de transmettre ; et il se trouve enfin que pas un de ces engagés n’arrivera à sa majorité dans l’état que lui fait cette loi ; il sera surpris chemin faisant, dans sa nouvelle carrière, par un état nouveau, qui sera la liberté complète et définitive, laquelle


214 DEUXIÈME PARTIE. fera disparaître comme par enchantement tout l’échafaudage des precedentes dispositions, dont pas une n’aura eu son entier effet. La loi prévoit le cas où un noir se trouverait, par la cessation complète de l’esclavage, affranchi avant sa majorité ; et ce cas, qui paraît exceptionnel, serait, dans notre hypothèse, laquelle est très-fondée, le cas de tous sans exception. Ainsi cette loi est destinée à n’avoir pas une seule fois son exécution, même pour les enfants nés la première an née, à plus forte raison pour les autres. A proprement parler, une telle loi constituerait, tout au plus, une disposition transitoire dans un système d’émancipation à terme et sans indemnité ; en sorte qu’elle se résumerait en deux articles. Le premier ainsi conçu : « Les colons seront dépouillés de leurs esclaves dans vingt ans sans indemnité ; » Et le deuxième : « D’ici là, leur possession ne sera troublée qu’en ce qui concerne les enfants à naître et de la manière suivante, etc. » CHAPITRE VII. DEUXIÈME SYSTÈME. Émancipation simultanée et immédiate par rachat forcé des noirs pour compte de l’État.

L’idée d’intéresser le Gouvernement au travail de l’esclave après l’émancipation, en faisant rembourser le prix de l’indemnité par le travail de l’esclave libéré, n’est pas entièrement nouvelle pour notre colonie. Le conseil colonial de Bourbon avait, en comité secret, dès 1838, examiné cette question ; mais il n’avait pas tardé à reconnaître : 1° Que ce système, admettant le remboursement intégral des dépenses faites pour l’indemnité, était nécessairement spoliateur ; 2° Que, comme les autres, il n’offrait aucune garantie aux colons contre le sentimentalisme et l’impatience des philanthropes. Des qu’on a le malheur de n’être pas gouverné par le


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 215 Gouvernement, mais par des théoriciens ardents, que leur zèle seul, en les portant à former une association antigouvernementale, devrait faire regarder comme dangereux et impropres au maniement des affaires, où le calme et la prudence sont si nécessaires ; dès ce moment, disons-nous, on peut s’attendre à tout ce que l’aveuglement de l’amourpropre et le délire d’une ambition irresponsable peuvent enfanter. On veut réformer le système colonial, c’est une œuvre politique de la plus haute importance ; et c’est une association de philosophes passionnés qui se charge de diriger cette réforme , de la presser et même de l’imposer ! Où en serions nous si une autre association se chargeait de réformer le système judiciaire, une autre le système administratif, une autre le système universitaire, une autre le système militaire, etc.; toutes se préocupant de la nécessité de réformer certains abus, et s’armant, contre la politique et l’expérience, d’humanité, de vertu et de religion théorique ? Et pourtant, en chacune de ces choses, l’étude serait facile, pouvant être faite sur les lieux; la matière serait mieux connue, ne présentant rien d’étranger; la difficulté ne se compliquerait pas des problèmes physiologiques et psychologiques qui font de l’abolition de l’esclavage des nègres une question si ardue; elle n’embrasserait pas l’ensemble des questions sociales, et n’aurait pas à lutter contre l’immense autorité des siècles. Les colons en sont là; ce n’est pas le Gouvernement qui les gouverne, et leurs droits, leurs fortunes , leur avenir deviennent la proie des théories. Dans le système que nous examinons, système dans lequel les philanthropes paraissent avoir mis toutes leurs complaisances, il y a, disons-nous, une spoliation partielle, il est vrai, mais nécessaire ; elle peut se trouver dans les autres systèmes, mais non pas avec ce caractère. En effet, le colon possède quelque chose dans l’esclave, et cette chose a une valeur dont le maître est dépouillé par l’affranchissement et dont il doit être indemnisé. A ceux qui nous disent que nous ne possédons rien dans l’esclave, nous sommes en droit de demander ce qu’on a


DEUXIÈME PARTIE. donc fait payer en lui ; à ceux qui prétendent que notre possession est illégitime, nous avons le droit de redemander ce qu’ils ont illégitimement exigé de nous et des dommagesintérêts. Il importe peu que cette chose ne soit pas la personne même de l’esclave ; il suffit qu’il possède tout ce qui est en lui d’une valeur matérielle ; et certes le maître, qui n’a sur la personne de son esclave qu’un simple droit de discipline, ne possède en effet ni son corps, ni son âme car l’esclave, en tant qu’objet de possession, est une chose ce qui n’empêche pas qu’étant homme il ne soit une personne jouissant non-seulement d’un grand nombre de libertés naturelles plus largement que le citoyen civilisé mais encore de certains droits précis, bien déterminés par la loi, et qui sont en corrélation avec les devoirs que la même loi lui impose. Cette distinction, que les colons savent faire et qu’ils s’étonnent de voir traiter comme nouvelle, n’en établit aucune entre le droit de propriété qu’ils prétendent et celui qu’on leur reconnaît sur tout autre objet d’une possession plus étendue. Ce qui appartient dans une chose ou dans une personne est propriété tout aussi bien lorsque cette propriété s’étend à tout ce qui constitue la chose que lorsqu’en raison de la nature de cette chose, la propriété n’en peut affecter qu’une partie. On ne possède pas un champ comme on possède un meuble, ni un meuble comme un animal, ni un animal comme un esclave ; la propriété, dans chacune de ces choses, est plus ou moins restreinte ou étendue, c’est-àdire qu'elle s’étend à quelque partie, ou à plusieurs, ou à toutes, ou bien qu'elle les exclut ou les excepte, suivant leur nature; mais dans chaque chose, pour les parties susceptibles de cette affection, la propriété est de même nature ; ce n est jamais en chaque chose la substance même que l’on possède, mais les propriétés utiles : ainsi ce que le maître possède dans l’esclave est une chose et non une personne ; c’est toute œuvre utile dont la personne est capable ; et comme dans les contrats relatifs aux esclaves il n’a jamais pu être question que de cette chose, que toute action civile s’y rapporte exclusivement, que la personne 216


217 CONSEIL COLONIAL DE BOUBRON. de l'esclave est toujours en dehors de ce qu’on y abandonne au commerce, il a été vrai de dire ce mot, peut-être mal compris : Servus res est, non persona. C’est donc en vain qu’on aurait recours à la métaphysique des lois pour atténuer le droit de propriété dont les colons se prévalent sur leurs esclaves : car cette arme, que nous ne répudions pas, se tourne aisément contre nos adversaires.

Le texte des lois en vertu desquelles l’esclave a été vendu, acheté, nourri, entretenu et appliqué au travail ; en vertu desquelles l’impôt direct et les droits du fisc ont été payés; en vertu desquelles les donations, les testaments, les successions, les contrats et transactions de toute sorte ont fait passer l’esclave d’une main à l’autre; ces textes de lois, disons-nous, ne sont pas en contradiction avec l’esprit qui les a dictées, et ne sauraient justifier les distinctions par lesquelles les philanthropes cherchent à tourner la difficulté d’une indemnité juste et préalable. Celle qu on offre au colon, et que l’on veut seulement raisonnable, suffisante, loyalement appréciée, doit, selon la Commission dont M. de Tocqueville a été rapporteur, être remboursée au Gouvernement par le travail de l’esclave au moyen d’une retenue sur son salaire. Si ce remboursement est possible rien ne démontrera mieux que le colon n’a point reçu en indemnité la valeur véritable de la chose qu’il possédait dans l’esclave. Le dommage qu’il éprouvera sera d’autant plus considérable , que cette retenue, égale en quelques années à l’indemnité reçue, ne doit être qu’une partie du salaire; l’autre partie devant être abandonnée chaque jour au travailleur, une troisième partie couvrir l’intérêt de l’indemnité , et une quatrième enfin (et sans doute la plus considérable ) assurer à l’affranchi le logement, la nourriture, l’entretien et les soins médicaux. Que dira-t-on d’un jugement qui, rendu sur une expropriation forcée, pour cause d’utilité publique, fixerait l’indemnité au-dessous du tiers du capital dont le propriétaire dépossédé se trouverait obligé de servir l’intérêt par le seul fait de la dépossession P On verrait dans cette vioIIe PARTIE.

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DEUXIÈME PARTIE. 218 lation manifeste de la Charte et des lois une véritable spoliation. Il serait prouvé, par exemple, que dépossédé pour cause d’utilité publique d’une propriété quelconque, le propriétaire , par suite de cette dépossession, se trouve obligé de payer 10,000 francs par an, et l’indemnité serait de 66,666 francs. N’est-il pas évident que dans ce cas le propriétaire aurait dû recevoir une indemnité de 200,000 fr., et, si la valeur dont on l’a dépossédé était de nature à périr dans vingt ans, de 100,000 francs? Que par conséquent le dommage souffert par le propriétaire exproprié est de 133,333 francs. Mais, répondra-t-on : Au lieu d’un esclave le colon aura un travailleur libre? Pour qu’il puisse satisfaire à toutes les charges que ce travailleur lui occasionnera, l’indemnité pourra être élevée pour chaque noir au taux reconnu nécessaire Du moment où le colon doit, par le salaire, couvrir d’abord l’intérêt de l’indemnité, et satisfaire ensuite à tous les autres besoins de l’existence du noir, indépendamment de l’amortissement du capital, que nous supposons n’être remboursé en totalité qu’au bout de vingt ans, et du denier de poche qui, dans ce système, est alloué au noir, il est évident que les charges croissant proportionnellement à l’élévation de l’indemnité, cette élévation n’a aucun effet sur le dommage éprouvé par l’ancien maître ; et c’est pourquoi nous avons dit que, dans ce système, la spoliation était plus nécessaire que dans aucun autre. En définitive, puisque l’indemnité doit être remboursée avec intérêt sur les produits que l’esclavage aurait laissés au propriétaire, ce système consacre évidemment une spoliation complète dans l’espace de temps fixé pour le remboursement. L’indemnité n’est qu’un leurre pour le propriétaire , et pour le Gouvernement un moyen de créer momentanément, et d’une manière factice et décevante, cette aisance sans laquelle M. de Tocqueville reconnaît l’abolition de l’esclavage impossible. Les conséquences morales de ce faux calcul ou de cette injustice sont plus graves certainement que M. de Tocqueville ne l’a prévu-, car, premièrement, comme le dommage


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.

219 résulte pour le maître de l’élévation du salaire, il a intérêt à s’en affranchir ; et comme il ne peut renoncer purement et simplement à l’exploitation qui occupe le noir et lui assure ce salaire, il aura intérêt le plus souvent à la perte du noir -, le salut de sa fortune pourra tenir au prompt décès de ses engagés : si une épidémie les lui enlève, ou si un horrible calcul lui tient lieu de ce fléau, il ne souffrira plus d’autre dommage que celui qui résulte pour lui de sa terre et de ses usines abandonnées et des années d’exploitation qu’il lui a fallu subir. Secondement, plus l’indemnité sera élevée, plus la tentation sera forte de se soustraire aux charges d’une exploitation ruineuse. Troisièmement, la liberté des mouvements agricoles, industriels et commerciaux est entravée ; l’esclave n’est pas encore libre, le maître est déjà esclave, ou le système tombe. Car, si le maître est libre de continuer ou de cesser son exploitation, il aimera presque toujours mieux l’abandonner pour jouir de l’intérêt de son indemnité, que de la continuer pour payer sous forme de salaire ce même intérêt, et l’indemnité elle-même en vingt ans, et le denier de poche, et tous les frais de nourriture, d’entretien, de médecin , de logement, de pharmacien et autres qu’occasionnerait le contrat passé avec le Gouvernement. Et, d’un autre côté , si le Gouvernement veut conserver le travail dans les colonies ; s’il veut rentrer dans l’intérêt de son indemnité , et dans l’indemnité elle-même ; s’il veut n’avoir pas à sa charge, en sus de l’indemnité payée, une armée de 70,000 noirs et négresses de tout âge (nous ne parlons que de l’île Bourbon), il faudra qu’en enlevant son esclave au maître, il le contraigne à le prendre à loyer. Il aura fixé l’indemnité, non pas juste selon la Charte, mais raisonnable et suffisante suivant lui ; et ce sera encore lui, devenu propriétaire de l’esclave, qui fera les conditions de cette location obligatoire! Mais nous changerons les lois de douane ; nous nivellerons les droits qui pèsent sur les sucres des colonies et sur ceux des départements Quoi! ce que la plus stricte équité sollicite, vous le donneriez comme un dédommagement, comme un correctif 28.


DEUXIÈME PARTIE. aux effets de vos propres actes ! Ce que vous avez dû hier admettre en principe, aujourd’hui vous le regarderiez comme un moyen facultatif d’améliorer ou d’empirer notre condition; comme une ressource à ajouter au vote de l’indemnité , et propre à lui donner ce qui lui manquerait pour être à vos yeux raisonnable comme vous l’entendez! Après tout, ne serait-ce pas là nous tenir le couteau sur la gorge que de nous dire : Par la législation des douanes qui frappe vos denrées, nous pouvons augmenter ou réduire à notre gré la valeur de vos propriétés : la propriété est inviolable pour les départements, non pas pour vous, colons , qui non-seulement recevrez pour vos esclaves affranchis telle indemnité qu’il nous plaira, mais qui encore ne pourrez, en tout état de cause, tirer de vos terres que le produit net ou brut qu’il nous conviendra. Nous voulons vous dépouiller d’un côté, mais nous pouvons vous dépouiller aussi de l’autre; ainsi consentez à tout N’est-ce pas là nous demander la bourse ou la vie ? Non, nous ne pouvons reconnaître là que le langage des plus obscurs abolitionistes, mais non celui de la Commission des affaires coloniales, et encore moins la dernière pensée du Gouvernement. Avec cela le salaire serait fixé arbitrairement par l’État ; ce ne serait pas à prendre ou à laisser, selon le droit commun : ce serait à prendre. Il n’y a pas jusqu’au colonage partiaire que l’Etat ne se crût en droit d’imposer au colon. C’est lui qui se chargerait de faire toutes les conditions des exploitations rurales et industrielles. Il s’emparerait réellement de tout; il laisserait au colon ce qu’il lui plaît ; les colonies deviendraient de grands fiefs tombés au fisc ; il les donnerait en bénéfice, non avec la générosité des anciens conquérants de la Gaule, mais avec sa libéralité bien connue, fortifiée de la vertu non moins connue des philanthropes ! Voulez-vous être justes? commencez par laisser aux propriétés coloniales leur valeur vraie et naturelle. Ne commencez pas par les réduire à rien quand vous voulez acheter, par les élever quand vous voulez louer ou vendre. Le jour où, au mépris des promesses anciennes, vous avez favorisé la concurrence que le sucre des départe220


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 221 ments fait au sucre des colonies, vous avez ôté à nos propriétés une partie inappréciable de leur valeur. Votre marché nous était du, et, après nous avoir envoyés à 4,500 lieues pour spéculer sur votre approvisionnement, il ne vous était pas permis de vous approvisionner vousmêmes; mais, du moins, il ne fallait pas y ajouter celle d’un droit qui tend de jour en jour à devenir prohibitif. Tant que la métropole, fidèle à ses promesses, admettait nos sucres par privilège, elle pouvait sans injustice frapper nos sucres, à leur entrée en France, de droits qui, en définitive, étaient payés parle consommateur; nous n’y perdions que la consommation, réduite par cette mesure fiscale, et cette consommation, on n’avait pas contracté l’obligation de l’augmenter pour nous, ni de ne pas la réduire : on s’était seulement obligé à la livrer telle quelle à notre exploitation. Mais aussitôt qu’une concurrence s’est établie contre nous en France , outre que cette concurrence même blesse nos droits, la. taxe qui nous a fait une condition pire qu’à nos concurrents a été une criante injustice. Cette injustice est à réparer; vous l’avez senti, et de cette réparation vous voulez faire le prix du rachat d’un nouveau sacrifice que vous êtes prêt à nous imposer ! Puisqu’il s’agit d’apprécier loyalement d’indemnité à payer aux colons pour leurs esclaves, la première mesure à prendre serait certainement de niveler les droits sur les sucres. Alors, les propriétés ayant leur valeur véritable , l’appréciation que l’on cherche serait possible ; elle ne l’est pas dans l’état actuel des choses. Mais si une loi de douane peut devenir ainsi un arrêt de justice pour le colon; si d’un autre côté la fixation du salaire est arbitrairement dans le droit du Gouvernement; si, de la sorte, le colon est soumis au monopole de la législation d’une part, au monopole de l’exploitation de l’autre, il n’importe point à quel chiffre légal l’indemnité s’élève. Quelle nécessité de s’occuper d’une indemnité ? Il est indifférent que la douane en fasse le complément ou la totalité; il n’y a pas de crédit à demander aux Chambres ; les notes de la Commission spéciale, aidée des lumières de la philanthropie, vont déterminer en un clin d’œil, le plus reli-


DEUXIÈME PARTIE. gieusement, le plus vertueusement et le plus humanitairement. possible, ce qu’il est raisonnable que le colon puisse conserver du produit de ses terres : ne pas lui ôter tout, voilà la seule recommandation à faire aux bienfaiteurs de l’humanité. Tout ceci est tellement absurde et odieux, qu’il est impossible qu’un Gouvernement quelconque, pour peu qu’il conserve de liberté, ne tienne à honneur d’effacer la tache d’une pareille proposition. Il nous reste à parler des embarras du système que nous combattons. Nous avons vu que le Gouvernement, devenu propriétaire de tous les esclaves, devrait nécessairement les louer. La double violence faite au propriétaire colon, d’abord pour l’aliénation des esclaves qu’il voulait conserver, puis pour la. continuation d’une exploitation qu’il voudrait abandonner ; cette double violence, disons-nous, ne tirera pas tout à fait le Gouvernement des embarras qu’il voulait éviter. Car d’abord personne ne peut être obligé à faire ; et quel parti prendra-t-il si le propriétaire se refuse à louer les noirs qu’on vient de lui enlever moyennant une indemnité raisonnable ? Mettra-t-il le propriétaire en prison ? Il n’en resterait pas moins chargé des noirs. Non ; il ne le mettra pas en prison. Il retiendra donc l’indemnité, c’est-àdire qu’il le dépouillera purement et simplement, attendu qu’il ne consentira pas à louer fort cher la chose qu’on l’aura forcé de vendre à bon marché ! Très-bien. Mais enfin es noirs, payés ou non, il faudra les loger, les nourrir, les nabiller, voire même les instruire et les civiliser ; peut-être même serait-on bien aise de les faire quelque peu travailler. Cette hypothèse est absurde, nous dira-t-on : car un propriétaire aimera toujours mieux toucher son indemnité et louer le noir que d'abandonner son noir pour rien. Nous soutenons que cette hypothèse devra se réaliser toutes les fois que les terrains à cultiver ne seront pas assez fertiles pour diminuer par leur produit le dommage occasionné par l’émancipation; et cela arrivera souvent. Cela arrivera souvent, puisque dans l’état actuel des choses, où le noir coûte en moins au propriétaire l’intérêt 222


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 223 de l’indemnité, l’amortissement et le denier de poche, et où il travaille mieux et davantage, beaucoup d’établissements ont de la peine à se soutenir, et plusieurs ne le peuvent. Mais abandonnons l'hypothèse. Et les décès, et les faillites, et les expropriations forcées. Le Gouvernement a-t-il prévu que tous ces accidents de la vie civile rejetteront tous les jours dans ses mains une masse innombrable de noirs, de négresses, d’enfants, de vieillards et d’invalides noirs (car les prolétaires blancs continueront de rester entre les mains de la Providence). Le Gouvernement forcera-t-il l’héritier à accepter l’héritage , comme il aura forcé le propriétaire dépossédé à louer? Il faudra le contraindre cet héritier ; car assurément, si le maître dépossédé a eu quelque intérêt à subir la violence qu’on lui faisait pour la location fort chère de son esclave vendu à bas prix, assurément cet intérêt n’existe pas pour l’héritier qui n’a rien à attendre du Gouvernement, et qui, comme héritier, prendrait une pure charge. Et que deviendront les noirs loués au failli qui ne pourra plus remplir envers le Gouvernement aucune des obligations de son contrat? Que deviendront ceux du colon exproprié qui n’aura plus de terrain à exploiter ni d’usine à faire fonctionner ? Le Gouvernement sera évidemment dans l’obligation d’organiser d’avance un vaste atelier de travailleurs en disponibilité, pourvu d’hôpitaux, d’écoles, de prisons et de tout enfin, excepté de travail. Il est évident que pour échapper à de telles charges, et pour réaliser ses vues , le Gouvernement, dans ce système, ne peut compter que sur les violences que nous avons supposées, ou sur l’ineptie des colons, et qu’il n’y échappera jamais entièrement. Car l’intérêt de tout propriétaire sera certainement de garder son indemnité sans la compromettre, et de tirer ensuite le meilleur parti qu’il pourra de sa terre, en la faisant travailler pour une partie des produits , sauf à l’abandonner si elle ne lui donnait pas un intérêt raisonnable, et à aller chercher ailleurs une existence moins tourmentée et moins précaire.


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DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VIII. APPRENTISSAGE PRÉCÉDANT L’ÉMANCIPATION.

Ce système, pratiqué dans les colonies anglaises, devrait être assez connu pour n’avoir pas besoin d’être analysé. En vain le Gouvernement, averti des vices de ce mode d’émancipation par ses résultats, chercherait-il à corriger dans les détails le vice de son principe ; tous ses efforts ne parviendraient jamais à y rien amender d’important, parce que les conséquences qui se développent dans les îles anglaises tiennent à la nature du nègre, et que le défaut de la loi anglaise sera nécessairement commun à toutes celles qui auront pour effet d’abandonner cette nature à elle-même, avant qu'elle ne soit suffisamment modifiée. Néanmoins le système anglais a, comme tous les autres, ses vices spéciaux qu’il est bon de signaler au Gouvernement. Pour s’en rendre compte, il n’est pas inutile d’apprécier le mobile du Gouvernement anglais. Si l’humanité et la religion étaient pour quelque chose dans cette prétendue œuvre des saints, on pourrait se demander comment il se fait que rien n’ait été prévu de ce qui devrait paraître la première inspiration de ces nobles sentiments. On pourrait lui reprocher, non de n’avoir pas réussi, mais de n’avoir rien tenté. Hôpitaux, écoles, églises, encouragements, tout a été abandonné au zèle de la charité publique ou aux ressources locales ; le Gouvernement n’a rien fait que des prisons et des citadelles, et c’est bien tardivement qu’il a fondé quelques écoles. C’est que l’œuvre des saints était purement politique. Il fallait s’attacher la population noire ; c’était le premier point. Il fallait ensuite calmer autant que possible l’irritation du colon et atténuer ses prétextes à la plainte ; c’était le second point. Conserver le travail, moraliser les nègres, leur continuer par un moyen quelconque la direction qu’une émancipation prématurée ne pouvait rendre inutile à leur enfance encore privée de force et de raison , ou c’est à quoi 1 on n a pas pensé , ou c’est ce qu’on savait bien être impossible : c’est au moins, bien certainement, ce qui s’est


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 225 trouvé au dernier degré dans la sollicitude du Gouvernement britannique. Car les faits sont un plus énergique et plus fidèle témoignage de la vérité que le pieux et onctueux langage des dépêches ministérielles. Aujourd’hui, les plus hideux désordres ont remplacé la salutaire contrainte du travail ; aujourd’hui, les masses inconnues d’une population sans guide ni frein se portent çà et là comme des essaims que personne ne songe à recueillir; aujourd’hui, la contagion décime la population de Maurice, et ne trouve déjà plus de soulagement possible que dans la générosité des anciens maîtres. Cependant la philanthropie anglaise n’a plus rien à demander!. . . Ce qui importe au Gouvernement anglais, ce n’est pas la moralisation du nègre et son avancement dans la civilisation, mais bien qu’il sache que c’est au peuple anglais qu’il doit sa liberté et que , flatté dans ses goûts désordonnés par la connivence préméditée des lois, il ait toujours intérêt a défendre une domination qui paraît exiger si peu de lui.

Ce but du Gouvernement anglais explique la grande simplicité de son système; nous n’avons à y considérer qu’une seule chose, l’indemnité ; car la législation relative aux apprentis ne tient point au système : elle aurait pu être tout autre sans, que ce système fût essentiellement différent. Vu dans cette partie essentielle et unique , il ne laisse pas d’avoir ses vices spéciaux; ces vices sont dans la fixation de l’indemnité : elle devait consister en une somme d’argent et en sept ans de travail sans salaire. Les documents parlementaires de la Grande-Bretagne ne permettent pas de douter que l’apprentissage n’y ait été considéré, sinon uniquement, au moins principalement, comme un complément de l’indemnité, peut-être accessoirement comme une précaution contre le désordre, nullement comme une école de moralisation et de travail, ainsi que le mot apprentissage semblerait l’indiquer. Il est assez évident que sept années d’un travail sans discipline , réduit à quarante-cinq heures par semaine, au milieu des distractions qu’un ordre de choses si nouveau et la perspective si rapprochée d’une liberté complète devait II PARTIE. 29 e


DEUXIÈME PARTIE. rendre si vives, ne pouvaient être une école sérieuse ni de travail ni de moralité. On sait d’ailleurs comment, infidèle à ses promesses formelles, l’Angleterre a abrégé de deux ans, sans indemnité , le temps de cet apprentissage ; ou comment, infidèle aux promesses virtuelles de son bill, elle a mis la plupart de ses colonies dans la nécessité de renoncer à ce dernier terme de leur créance. Peut-être tout le monde n’a pas calculé le dommage qui devait résulter nécessairement, pour le colon, de cette combinaison des deux éléments de l’indemnité , l’argent et le travail. Peut-être cette renonciation forcée à deux années d’apprentissage a-t-elle paru, à tous autres qu’à ceux qu’un intérêt direct a éclairés, le seul sujet de plainte légitime auquel, sous le rapport de l’indemnité, l’émancipation ait 226

donné lieu. Ce n’est pourtant là qu’une conséquence secondaire du système, pour ceux qui ont été poussés par leur désespoir à cette renonciation, et un simple accident pour ceux à qui elle a été tyranniquement imposée. Le premier vice essentiel de ce système consiste en ce que l’affluence subite de capitaux considérables telle qu’elle est nécessairement dans un pays où tout le monde sans exception réalise en numéraire la moitié de sa fortune, élève au-dessus de toute proportion et de toute vérité le prix de chaque chose. Les affaires s’établissent immédiatement sur cette nouvelle base. Les transactions, les consommations, les salaires, tout suit la marche torrentielle de ce Pactole débordé, et le fonds s’en va comme une année ou tout au plus comme quelques années de revenu. Où placer tant d’argent ? tout le monde est capitaliste! Comment le placer ? sur quoi ? personne n’a de confiance dans les immeubles, et l’intérêt est au rabais ! Fuir en Europe est le seul moyen de salut. La plupart ne le peuvent pas, quelques-uns ne le veulent pas. Pour eux l’indemnité n’est qu’un rêve, et, par les nombreux et larges canaux du commerce, elle est en peu de temps retournée à sa source.


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 227 Voilà donc une première réduction bien grande, et, dans un pareil système, inévitable. Nous devrions dire quelle est inévitable dans tout système fondé sur l’équité et surtout sur les lois françaises ; car l’indemnité doit être juste et préalable. Mais supposons qu’on pousse la tyrannie envers le colon , ou plutôt qu’on la complète, en le forçant de prendre en payement des rentes sur l’Etat, c’est-à-dire qu’on se fasse son acquéreur malgré lui, pour se faire ensuite malgré lui son débiteur. Adieu cette richesse locale que M. de Tocqueville déclare nécessaire en tout cas d’émancipation ; point de capital, faible intérêt ; le colon ne pourra avec ces moyens, réduits dans la proportion de 9 à 5, réaliser aucune des conditions d’aisance sur lesquelles le Gouvernement avait compté. Le capital sera-t-il réalisé ? Il y aura perte par la concurrence des vendeurs, et l’argent en tombant aux colonies y produira tous les effets d’une indemnité payée en numéraire, effets modifiés seulement par le nombre des fortunes qui resteront en France. Ce n’est pas tout; car à cette extrême exagération du prix de toutes choses, conséquence forcée d’une grande abondance de capitaux réels ou fictifs, succédera, non moins nécessairement, un grand désordre dans toutes les affaires. Le numéraire a fui, le règlement des affaires basé sur son abondance devient une cause de ruine pour plusieurs; et les habitudes du commerce, ne cédant que peu à peu à l’influence du nouvel état de la place, multiplient les sacrifices ou les privations. Tel est ou à peu près l’effet des banques qui inondent un pays de capitaux factices, et qui l’épuisent réellement pour longtemps après l’avoir enrichi pour quelque temps en apparence. C’est le premier vice du système anglais, et il se rapporte au payement en numéraire d’une portion de l’indemnité. Il démontre à tous ceux qui voudront ou qui pourront approfondir cette question qu’il n’y a point d’émancipation qui, sous le point de vue économique, puisse se concilier avec l’équité. Comme l’indemnité en fait essentiellement la base, et né29.


228

DEUXIÈME PARTIE.

cessairement la première condition, le payement qui en est fait, conformément au droit du propriétaire dépossédé, a les conséquences que nous venons de voir ; et le payement ajourné ou refusé constitue une injustice, à divers degrés, dont la nudité révoltera toujours tout Gouvernement qui se respecte. Ceci nous conduit à un aperçu fécond en déductions, et qui en est entièrement neuf; c’est que les vices et les dangers de la mesure tiennent à sa généralité, et que c’est pourtant à cette généralité qu’en tient aussi l’apparente légitimité. De sorte que, plus la généralité s’étend, c’est-à-dire plus le nombre des esclaves à libérer est considérable et intéresse de propriétaires, plus aussi la plaie s’agrandit, plus l’impossibilité d’une solution économique et rationnelle se manifeste. Ce que pourra faire la France pour 300,000 esclaves, elle ne le pourrait pas faire pour 1,000,000. La Hollande ne le pourrait pas pour 100,000. Le prétendu principe humanitaire, religieux, tout ce qu’on voudra, est secondaire et soumis à une question d’argent. Que devient un tel principe ?Il devient ce que le trésor décide; c’est l’état de la caisse qui dit si une puissance peut être vertueuse ou non. Les États-Unis auront-ils de la religion et de la vertu comme l’Angleterre? Non. Les Anglais eux-mêmes en auront-ils pour l’Inde comme ils en ont pour les îles? Non plus. Ce n’est pas qu’ils n’aient point d’esclaves à libérer; au contraire, c’est précisément parce qu’ils en ont un trèsgrand nombre (1). Le second vice essentiel au système anglais consiste en ce que l’indemnité éprouve encore , par suite de l’émancipation, une seconde réduction dans la partie consistant en travail. Supposons que le prix d’un esclave soit reconnu de 2,000 francs, et que l’Etat paye comptant 1,000 francs; il est clair que l’Etat et le propriétaire possèdent le noir par indivis : nous voulons dire que le droit de possession, qui

(1) Les Anglais ont encore, en 1841, plus de 4,000,000 d’esclaves !!!!


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.

229

résultera de la valeur de l’esclave et de la somme payée, sera égal pour le propriétaire et pour l’Etat. Le premier aura donc encore droit à la moitié du travail de son esclave. Pour évaluer avec justice, à l’égard du premier maître, le temps du travail que peuvent représenter les 1,000 francs qui lui restent dus, si ce travail lui est abandonné en totalité, quoiqu’il n’ait plus droit qu’à la moitié, il Luit certes posséder une foule de données, dont pas une seule n’est bien connue de nos philanthropes, qui toutes varient d’une habitation à l’autre, et dont un petit nombre peut être apprécié rigoureusement dans un état colonial précaire, menacé, variable, arbitraire comme est le nôtre. Admettons cependant que sept années de travail, dont trois et demie appartiennent déjà à ce premier maître sont en effet l’équivalent de la moitié de la valeur de l’esclave qui lui reste due. Cette valeur sera payée véritablement si le travail est semblable celui qui a servi de base au calcul; mais, les conditions du travail venant à changer au moment et par le fait même de la convention, ces conditions, qui ravissent au maître une portion de son autorité, augmentent les prestations d’usage en faveur de l’esclave, diminuent l’énergie de celui-ci et sa bonne volonté, le rendent négligent, mal soigneux, insolent et peut-être voleur; ces conditions , disons-nous, réduisent de beaucoup le prix que l’ancien maître avait à recevoir: d’où il faut conclure que les conséquences naturelles d’un contrat formulé comme l’a été le bill d’émancipation, quant à la fixation de l’indemnité, sont éludées et faussées, sans qu’il soit possible autrement, d’abord pour le payement même de la portion due en numéraire , et ensuite par le résultat forcé de l’émancipation elle-même. CHAPITRE IX. QUELQUES

AUTRES

SYSTÈMES

D’ÉMANCIPATION.

La commission des affaires coloniales, en proposant les trois projets que nous venons d’examiner, a fait un choix


230

DEUXIÈME PARTIE.

judicieux, car ils sont comme des types auxquels ont peut rapporter tous les autres. Ceux dont il nous reste à parler participent tous plus ou moins des vices de quelqu’un des précédents, et ils ne se distinguent réellement que par quelque variété dans le mode d’application, ou par des développements plus complets. M. Sully Brunet, dans un travail que le conseil a déjà jugé, propose un plan d’abolition auquel ne manque aucun des détails que l’exécution pourrait réclamer. Cet auteur est le seul qui ait donné à son œuvre ce caractère d’application: tout s’y trouve prévu, approfondi, expliqué; mais aucun des vices et des dangers que nous avons signalés n’est évité ; ils y sont au contraire tous réunis ceux de l'émancipation partielle et progressive, par la marche croissante des libérations depuis la première année jusqu’à la vingtième, terme fixe pour la cessation définitive de l’esclavage; ceux de l’émancipation simultanée, par la déclaration préalable de 1 affranchissement général des noirs dans vingt ans. Dans ce projet, la propriété, qui semblerait ne devoir échapper au colon qu’à ce terme éloigné, fuit des mains du propriétaire, ou s’y dénature d’un jour à l’autre. Cependant aucune garantie ne lui est donnée à l’avance pour la dépossession qui le menace et qui commence tous les jours pour lui. On s’occupera la dix-neuvième année de régler l’indemnité : alors la société coloniale sera tellement bouleversée, tellement appauvrie, tellement intolérable ; il aura fallu faire tant de sacrifices à une position tous les jours plus difficile, qu’on y donne avec raison l’espérance, à la métropole, qu’à cette époque il y aura peu d’argent à débourser pour débarrasser le colon du reste de ses esclaves. Ce système est bien l’éclectisme le plus menaçant qu’il soit possible d’imaginer ; tous les dangers des autres systèmes sont présents, toutes les garanties sont ajournées. On dirait que M. Sully Brunet n’a eu qu’une chose en vue, dissimuler les difficultés de l’abolition, et surtout de l’indemnité, en faisant, en faveur des colons, la répartition, sur une période de vingt années, de tous les dangers et de


231 CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. toutes les pertes qu’ils appréhendent, et, en faveur du Gouvernement, de toutes les charges auxquelles il désirerait se soustraire. M. Malavois, ancien conseiller colonial, a aussi présenté un plan d’abolition qui n’a reçu encore aucune publicité. M. Malavois ne dissimule pas qu’un système quelconque d’émancipation doit amener la cessation du travail et la ruine des colonies. Dans son esprit, la nécessité d’en adopter un naît de la résolution bien prise, qu’il suppose au Gouvernement, de ne se rendre à aucune démonstration , de ne reculer devant aucune conséquence. Il nous semble que c’est faire trop d’honneur à l’habileté et à la puissance des Anglais, et pas assez à la sagesse de notre Gouvernement. Quiconque raisonne de la sorte : L’émancipation, de quelque manière qu'elle soit pratiquée, ruinera les colonies, au lieu de proposer un plan d’émancipation, doit combattre tous ceux qu’on propose. M. Malavois ne fait point ainsi. Contre ses convictions, avec la certitude que l’abolition de l’esclavage sera l’abolition du travail, et uniquement par déférence pour ce qu’il croit être la volonté hautement manifestée de la métropole, il propose un système d’émancipation; mais ce système trahit un esprit dominé par les appréhensions dont il fait l’aveu, et il semble n’avoir pour but que de diviser sur un grand nombre d’années des pertes jugées inévitables, d’ajourner à une époque éloignée la ruine définitive du pays. Et sans doute il vaut mieux périr dans trente ans que de périr tout de suite ; perdre moitié que de perdre tout : mais l’alternative n’est pas forcée. Le conseil colonial ne saurait s’associer à une pareille politique; il ne sera jamais trop tard pour périr, et la ruine du pays arrivera toujours trop tôt. Ce n’est pas à en fixer l’époque, mais à la conjurer, quetous nos efforts doivent tendre ; il y a plus de prudence et de garantie à laisser au Gouvernement toute la responsabilité qu’à la partager, carie Gouvernement, nous en sommes sûrs, ne veut point perdre les colonies. Le projet de M. Malavois, au reste, a aussi ses vices et ses dangers spéciaux. Ils consistent dans les tutelles dont chaque habitant serait chargé pour la portion de ses noirs mineurs affranchis. Administrateur des biens de ces mi-


DEUXIÈME PARTIE. neurs, chaque maître aurait des comptes à rendre. Quel est celui qui serait sûr, capable ou non, de conserver cette tutelle en paix, et l’autorité qui y serait attachée? Quel est celui qui, sachant le Gouvernement dominé par les philanthropes, aurait l’imprudence de la garder? La reddition des comptes serait rigoureuse et le devrait être; la multitude des tutelles, en rendant les placements difficiles, compromettrait presque toujours la fortune des tuteurs. L’application d’un tel système fourmillerait d’abus de toute sorte. Il est vrai que M. Malavois n’a donné que des idées, et n’a formulé aucun projet de loi; ce qui nous met dans l’impossibilité de pousser plus loin cet examen. Le plan proposé par M. Villemain est plutôt l’exposé des préliminaires nécessaires d’un projet d’abolition que le développement d’un système particulier d’émancipation ; nous n’avons donc à le citer ici que comme une œuvre dont il est à désirer que le mérite et la portée soient bien sentis. M. Granier de Cassagnac, si bien éclairé sur la question de l’esclavage , et si profondément versé dans son histoire, a cru qu’en laissant le noir sous la dépendance du maître, comme travailleur non salarié, il pouvait sans danger proposer la collation des droits civils à l’esclave. Il remarque fort bien qu’un homme qui jouit des droits civils n’est point un esclave ; que, l’obligation du travail étant pour l’homme de précepte divin, il n’y a point tyrannie à empêcher qu’il n’élude cette loi générale de l’humanité ; que l’obligation de secourir le malheureux par l’aumône implique, pour le pauvre valide, l’obligation de travailler. Il a donc dû espérer que sa théorie avait de quoi satisfaire les philanthropes et le Gouvernement, l’humanité et la justice. Malheureusement, il n’a pas pensé que rien ne garantissait au colon la conservation de son autorité sur son ancien esclave et la conservation de l’administration dont il reste investi. Comment un homme aussi éclairé et aussi bien placé pour juger les philanthropes a-t-il pensé qu’ils supporteront longtemps l’idée de laisser le noir libre, le citoyen français dans les liens d’une véritable servitude? Il est évident que cet état de choses n’aurait aucune durée, et que 232


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON. 233 le système colonial, déjà dénaturé par la collation des droits civils aux esclaves, subirait une prompte et complète réforme. Cependant, tout aurait été calculé sur la prévision de la durée indéfinie de cet ordre de choses : l’indemnité aurait été modérée en raison des obligations permanentes de l’esclave devenu serf; le complément de la révolution coloniale convertirait en déception tout ce qui aurait été précédemment fait. M. Granier de Cassagnac n’ignore pas à quel foyer un grand nombre de philanthropes puisent leurs lumières et entretiennent l’ardeur de leur zèle. Eh bien! l’abolition de l’esclavage venait d’être promulguée ; plusieurs années d’apprentissage s’étaient déjà écoulées; les saints d’Angleterre , plus ardents que jamais, s’émurent pour faire cesser l’apprentissage et signèrent une pétition où l’on trouve ces paroles : «Nous sommes convaincus que l’esclavage subsiste dans ses plus essentiels «effets ; d’une extrémité à l’autre du Royaume-Uni, il «n’y a qu’un cri d’indignation contre la manière honteuse « dont la population noire est traitée par la législation co«loniale, par les juges spéciaux et par les planteurs; après « le sacrifice de tant de millions, le peuple sent que les noirs «de nos colonies sont devenus, non sa propriété, mais les « vrais enfants de la nation, et que c’est maintenant plus que «jamais pour elle un devoir de les protéger contre l’ou«trage et l’injustice, et de les faire admettre sur-le-champ à «la complète jouissance de tous les privilèges garantis par «la constitution britannique.» Il s’agissa: de deux ou trois ans d’apprentissage garantis aux colons par un bill, faisant partie de l’indemnité ; les supprimer paraissait aux philanthropes un acte de haute vertu et justice H ! Les malheureux voyaient là une question vitale qui ne devait pas souffrir le moindre délai, et qu’il fallait bien se garder de soumettre à l’examen d’un comité pris dans les Chambres; ils suppliaient le Gouvernement de résister, à cet égard, à la demande quipourrait lai en être faite (1). Qu’on juge (1) Voyez le précis de l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises, publié par les ordres de M. l’amiral Duperré, ministre de la marine et des colonies. IIe PARTIE,

30


DEUXIÈME PARTIE. 234 après cela de la paix que laisseraient aux colons les imitateurs de la philanthropie anglaise, si le plan de M. Granier de Cassagnac était adopté ; car, il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas en Angleterre, où le Gouvernement est fort, que l’anti-slavery est ou prétend être toute-puissante, c’est

en France. CHAPITRE X. CONCLUSION.

Notre opinion sur les projets dont l’analyse précède, et sur leurs conséquences, est empreinte, il faut le reconnaître, d’un esprit de défiance dont le Gouvernement peut être blessé. Qu’il daigne considérer néanmoins que tout, dans la marche des affaires coloniales, justifie cette défiance. La colonie possédait un atelier de 1,000 à 1,200 noirs ; le Gouvernement veut en libérer la plus grande partie ; à tort ou à raison, la colonie élève un droit de propriété ; elle est dépouillée sans jugement. Le Gouvernement adopte l’idée de moraliser le noir dans l’esclavage avant de l’émanciper; l’ordonnance du 5 janvier 1840 est promulguée ; quelques mois se sont à peine écoulés , que ce système de moralisation préalable paraît abandonné pour le système contraire d’une émancipation immédiate. On proclame le principe de l’indemnité en cas de dépossession, et en même temps un rapporteur de la Chambre déclare que la propriété de l’esclave n’est pas de celles que la loi protège. Une loi constitutive est donnée aux colonies, et lorsque les colons s’en prévalent pour défendre certains droits, un autre rapporteur de la Chambre déclare que ce quelle a fait elle peut le défaire, que ce qu’elle a donné elle peut le reprendre. Or, nous ne contestons pas cette doctrine, en tant que la raison, non le caprice, sera le mobile de toutes ces variations ; mais nous disons que si la raison défait si promptement l’œuvre de la veille, il est permis de croire que cette œuvre n’avait pas été elle-même un fruit de la


235 raison ; et, comme les faiseurs sont les mêmes, il est aussi permis de craindre la même chose pour l’œuvre du lendemain. On veut émanciper comme l’Angleterre; on n’a pas les mêmes motifs pour le faire, ni la même compensation à attendre, ni la même proportion dans les dangers, ni les mêmes moyens de conservation, ni une richesse maritime et coloniale qui permette d’adopter une mesure qui compromettrait tout quand elle n’a compromis que partie. On ne peut plus se dissimuler aujourd’hui le véritable but de l’Angleterre, ni les conséquences du bill d’émancipation; et l’on doit être convaincu qu’il n’y aura pas pour nous plus d’honneur que de profit à imiter, dans les conditions où se trouvent notre commerce et notre navigation, un acte qui n’a convenu à l’Angleterre qu’à cause des conditions toutes différentes où elle se trouve. Quant au mérite des projets en eux-mêmes, l’analyse que nous en avons faite doit prouver au moins que l’on est loin de la solution que l’on cherche. Nous n’osons pas dire que cette solution est d’une impossibilité absolue; toutefois c’est la conséquence qu’il faudrait tirer de l’habileté des hommes qui l’ont vainement cherchée; des expériences faites jusqu’à ce jour; des notions physiologiques que l’on possède sur l’organisation du nègre; de l’influence toute-puissante de l’organisation sur le génie, les inclinations et les aptitudes des races, et surtout de l’harmonie que Dieu a dû mettre, comme en toutes ses œuvres, entre les populations humaines et le sol et le climat où elles sont appelées à vivre : et certes on ne saurait admettre, au mépris de toutes ces vérités, qu’une transformation sociale puisse être opérée avec succès par d’autres voies que celles par lesquelles la Providence a jusqu’à ce jour conduit lentement l'humanité à des formes sociales de plus en plus perfectionnées. Le conseil colonial de Bourbon, au reste, s’est principalement attaché à une considération qui domine toutes les autres, la conservation du travail. Convaincu par sa propre étude, par celle d’autrui, par son expérience et par les exemples qu’il a pu consulter, que le travail, n’étant pas nécessaire au noir dans les colo30. CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.


DEUXIÈME PARTIE. 236 nies pour la satisfaction de ses besoins, ne peut être obtenu de lui que par la contrainte ; que cette contrainte exercée par le Gouvernement ne sera jamais ni assez éclairée, ni assez soutenue, ni assez proportionnée au besoin des circonstances, ni assez présente, ni surtout assez intéressée pour être véritablement efficace; que, d’ailleurs, exercée dans l’intérêt des affaires domestiques, elle est tout à fait en dehors des attributions aussi bien que des facultés d’un Gouvernement ; que, pratiquée sous l’influence d’une véritable secte, elle ne serait ni libre ni franche ; qu’acceptée en vue d’y substituer en peu d’années la simple persuasion, elle, ne peut offrir aucune garantie ; le conseil colonial, fort, à ces divers égards, d’une inébranlable conviction, n’a pu approuver les projets d’émancipation présentés par le Gouvernement ou les particuliers, ni trouver dans son propre fonds aucune combinaison, aucun ménagement qui pût conduire, soit graduellement, soit simultanément, à l’aboli tion de l’esclavage, sans conduire en même temps à l’abolition du travail. Les montagnes bleues de la Jamaïque, les noirs boschs de la Guyane, les républicains de Saint-Domingue, les 700,000 affranchis du bill anglais , les nègres de tout l’immense continent d’Afrique, au milieu de la civilisation qui les presse de tous côtés ; la colonie de Libéria, l’essai de la Mana, tous les faits sur lesquels au moins une conjecture favorable pourrait s’appuyer, viennent au contraire opposer leur unanime et perpétuel témoignage aux promesses de quelques philosophes, isolés par leurs doctrines dans les siècles et dans les peuples. Il ne serait permis d’attendre un travail volontaire de la race noire qu’après qu’elle se serait suffisamment modifiée par son contact, ses rapports et son mélange avec la race blanche ; et encore ce ne serait là qu’une espérance démentie jusqu’à ce jour par l’exemple des nombreux prolétaires de notre île. Le conseil colonial est loin d’être convaincu que l’esclavage soit pire que le prolétariat ; il est loin de voir du même œil que les philanthropes une institution qui met le pauvre et le faible sous la protection et à la charge du riche et du fort, en même temps qu’il assure à celui-ci le concours


CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.

237 que réclame en sa faveur le progrès social intéressé à la stabilité en toutes choses. Il est bien loin de juger comme eux, soit une autorité contre laquelle l’intérêt personnel est une garantie, soit un assujettissement qui serait misère s’il n’était servitude. Il croit comprendre que la hiérarchie est le premier besoin social, comme elle est le premier besoin gouvernemental, parce qu’il ne voit rien dans le monde moral ni dans le monde physique qui n’offre cet exemple de subordination hiérarchique, d’où naissent la stabilité, l’utilité, la beauté et le progrès. Il voit cela dans toutes les œuvres de Dieu, ne voit le contraire que dans quelques œuvres de quelques hommes, et il juge que ces œuvres et ces hommes ne sont ni les meilleurs ni les plus sages de leur espèce. Mais soigneux de distinguer ce qui est philosophie de ce qui est politique, et sachant que les abstractions de l’une ne peuvent remplacer les applications de l’autre, quoiqu’elles soient faites pour les éclairer, le conseil colonial de l’île Bourbon n’a voulu voir dans la question que ce qu’elle offre de perceptible à tous les yeux et à tous les esprits ; car la politique est une science pratique, née avant la réflexion et fondée sur des bases qui n’ont rien d’arbitraire. C’est en quelque sorte un attribut qui se modifie de luimême avec le sujet et ne se modifie point sans lui. Le conseil a donc profondément médité le sujet colonial ; il l’a étudié dans toutes ses parties, dans sa formation, dans ses progrès, dans son but, et il a trouvé qu’avec l’esclavage tout était parfaitement analogue, que sans lui tout le sujet était, non pas modifié, mais détruit. Des possessions lointaines sont devenues nécessaires à la puissance et à l’industrie d’une grande nation. Leur fertilisation par la culture peut seule les lui rendre utiles ; la culture n’en est possible que par les bras des noirs ; mais de plus et surtout elle n’y est possible d’une manière suivie et régulière que par des travailleurs auxquels il ne soit pas permis de se contenter du produit nécessaire à leurs besoins. La contrainte peut seule empêcher l’abandon du labourage, non-seulement parce que ce sont des noirs qui travaillent, mais parce que la satisfaction des besoins naturels éloignerait et éloigne en effet, partout, tout homme, quel qu’il soit, d’un travail pénible.


DEUXIÈME PARTIE. 238 Or, la contrainte n’étant compatible qu’avec l’esclavage, c’est avec raison que les fondateurs du système colonial ont pourvu les colonies d’esclaves. Ces esclaves sont noirs, ils sont hommes ; mais l’esclavage est une institution humaine et son antiquité, son universalité le défendent assez contre les déclamations philanthropiques. Ces noirs étaient esclaves dans leur pays; leur condition n’a pas changé en apparence, mais elle a été infiniment améliorée; ils sont protégés par les lois françaises contre l’arbitraire du maître; ils ont des droits à l’instruction religieuse ; ils ne pouvaient, étrangers et de race si différente, être admis dans notre société à de meilleures conditions. Outre les raisons nombreuses et puissantes qui s’opposent à l’agrégation de cette race à notre nationalité, la contrainte doublement nécessaire à leur égard, à cause du principe général posé plus haut et à cause de leur organisation particulière ; doublement justifiée et à cause de l’esclavage originel et national, et à cause des conditions premières de leur admission dans les colonies ; la contrainte, disons-nous, premier besoin, seule garantie de la culture coloniale, ne permet pas l’émancipation des noirs. L’émancipation des noirs aurait été possible à l’époque où le recrutement des ateliers pouvait se faire d’une manière sûre, régulière et peu coûteuse ; elle eût pu avoir lieu régulièrement alors, moyennant la régularité de ce recrutement, parce que, des noirs émancipés annuellement et dans la proportion des remplacements, on eût pu fonder à Madagascar ou ailleurs des colonies libres qui auraient, en augmentant les ressources de la France, rendu de véritables services à la cause de la civilisation et de l’humanité. Mais l’émancipation n’est plus possible aujourd’hui qu’elle peuplerait le pays d’oisifs et laisserait l’agriculture sans ressource. On nous demandera si nous entendons maintenir l’esclavage indéfiniment dans la colonie. Nous ne sommes point placés pour avoir une intention ; mais nous avons une opinion, une conviction, une certitude, et nous la donnons avec conscience au Gouvernement, qui a voulu la connaître. Si le Gouvernement veut savoir ce que nous désirons, ce


239 sera que l’esclavage ne soit pas aboli pour quelque chose de pis; ce sera qu’il ne soit pas aboli si la ruine des colonies doit s’ensuivre ; ce sera que les intérêts nationaux passent avant les intérêts étrangers. S’il fallait les faire passer avant les intérêts de l'humanité, peut-être exprimerions-nous encore le même désir. Mais l’affranchissement de 260,000 nègres ne peut intéresser l’humanité. Cet affranchissement lui laisserait toutes ses misères, puisque l’esclavage continuerait, ni plus ni moins qu’auparavant, sur toutes les parties du globe. Le bien et le mal, dans les constitutions humaines, ne peuvent être jugés que relativement. Ce n’est pas pour être odieux à la France que l’esclavage peut être mauvais; mais, si mauvais qu’il soit, il peut y avoir quelque chose de pis. Il ne faut pas aller bien loin pour s’en convaincre. La condition des prolétaires de Bourbon est pire que celle de nos esclaves ; ils n’ont, pour la plupart, aucune idée de religion ni de morale; ils vivent pêle-mêle; ils n’ont aucune industrie ; ils manquent de tout; leurs retraites ignorées sont le séjour de toutes les misères ! Notre désir est donc que l’esclavage soit conservé plutôt qu’ainsi remplacé. Si nous avions trouvé un moyen d’assurer le travail sans l’esclavage, nous l’aurions indiqué au Gouvernement. Mais toutes nos études ont été inutiles et nous ont éloignés davantage des mesures proposées. Ce moyen, le Gouvernement espère le trouver; nous le désirons de tout notre cœur ; mais, s’il croit l’avoir trouvé, nous lui déclarons qu’il se trompe; nous lui laissons toute la responsabilité de ses actes et refusons d’en accepter la moindre parcelle. L’esclavage n’est-il donc, à notre avis, susceptible d’aucune réforme ? L’esclavage se plie, par sa nature, à beaucoup de formes variées ; il peut être politique ou domestique, ou l’un et l’autre à la fois, et dans chacun de ces ordres il peut recevoir mille modifications soit pratiques, soit légales : les mœurs y ont encore plus d’influence que les lois. L’esclavage espagnol paraît avoir l’approbation des philanthropes qui le connaissent; sous le Français il est moins dur que sous l’Anglais! Nos caprices d’hommes légers ne pèsent point comme l’atroce exigence d’hommes cupides et insatiables. Dans notre île, l’esclavage a été dépouillé de CONSEIL COLONIAL DE BOURBON.


DEUXIÈME PARTIE. 240 tout ce qui donnait au maître le caractère d’un magistrat, et il ne consiste plus que dans l’obligation de travailler pour le maître, sous ses ordres et sa discipline, moyennant certaines obligations garanties par les lois, et en qualité d’étrangers venus pour cela. Nous n’oserions dire qu’aucune autre réforme n’est désormais possible, mais nous ne le croyons pas. Le système colonial, fondé sur l’esclavage et la traite des noirs, a déjà subi, non une réforme, mais une atteinte par l’abolition de la traite. Le Conseil, qui se trouve dans la nécessité de demander le maintien de l’esclavage pour ne pas compromettre l’avenir du pays et même les fruits d’un passé, on peut le dire, aussi glorieux qu’utile à la France, n’est pas assez aveugle pour ne pas voir que cette première brèche faite à la base de l’édifice social le menace d’une prochaine ruine. Aussi la question est pour lui de hâter cette ruine ou de la retarder ; c’est ainsi qu’il la comprend ; et certes il ne peut hésiter, il doit la retarder autant qu’il est en lui. Le Gouvernement, au surplus, a sans doute le droit de se rendre amiablement acquéreur des esclaves pour les affranchir. Il peut amortir l’esclavage, comme il amortit sa dette ; mais les colons ne sauraient, même dans ce cas, rester insensibles aux conséquences d’un tel amortissement, qui ne résoudrait que la question de l’indemnité, et point du tout celle de la sécurité, de la conservation du travail, en un mot de la transformation sociale qui est l’essence de la question. Telle est l’unique solution que puissent nous suggérer notre expérience, nos études et le sentiment de nos devoirs. Elle tient à des données qu’il ne dépend de personne de changer; elle ne saurait se plier au caprice des hommes, ni à ce qu’on appelle l’exigence des temps. Maintenant, ceux qui ont le pouvoir de faire feront, s’ils s’obstinent dans leur sens ; et, lorsqu’ils auront fait malgré nous, ils auront encore tous nos efforts pour les aider à éloigner les mortelles conséquences de leur œuvre; mais ni eux, ni nous ne ferons que les causes n’aient pas leurs effets. Délibéré et adopté en Conseil, le 2 septembre 1841.


TROISIÈME PARTIE.

DÉLIBÉRATIONS ET AVIS DU CONSEIL SPÉCIAL

DE LA GUADELOUPE (DU

4

DÉCEMBRE 1840 AU

8

MARS

1841).



Basse-Terre, le

10

mars 1841.

GOUVERNEMENT DE LA

GUADELOUPE.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Je puis enfin vous adresser les résultats du travail qui a été demandé au conseil spécial institué, par la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840, pour l’examen des questions relatives à l’abolition de l’esclavage. L’envoi qui accompagne la présente lettre comprend : Les procès-verbaux de dix-sept séances tenues par le conseil spécial, pendant les mois de décembre, janvier, février et mars ; Des annexes se composant de cinq notes relatives au prix de revient des denrées coloniales, au calcul du salaire, etc. J’aurais désiré pouvoir y joindre les relevés faits dans les études des notaires et dans les greffes des tribunaux, et qui ont servi au conseil spécial à établir le prix de base de l’indemnité à payer aux colons pour la valeur de leurs esclaves ; mais ces relevés ont été remis au conseil dans une forme qui en rend le dépouillement difficile. M. l’inspecteur colonial s’est chargé d’en présenter les résultats dans des tableaux qui ne sont pas encore terminés, mais qui accompagneront l’envoi que je ferai très-incessamment des relevés originaux. Voici l’ordre que le conseil a suivi dans son travail : Il aexaminé d’abord les trois séries de questions présentées par la Commission que préside M. le duc de Broglie , et annexées à la dépêche ministérielle ; il a répondu dans le plus grand détail à chacune d’elles, en rattachant à ses réponses les observations suggérées 1.

Envoi des résultats du travail du Conseil spécial sur la question de l’abolition de l’esclavage.


Envoi du travail du conseil spécial.

TROISIÈME PARTIE. 4 par les articles de la dépêche corrélatifs aux questions traitées. Il a ensuite satisfait aux points de cette dépêche qui étaient restés en dehors des discussions précédentes. Il a examiné un projet de loi et deux projets d’ordonnances qui sont relatifs à l’un des systèmes signalés par la commission, et dont les dispositions s’appliqueraient en grande partie à tous les modes d’émancipation. Il a enfin entendu l’opinion de chacun de ses membres sur la question générale, et sur le moyen le plus propre à concilier les diverses nécessités de la situation. Ces opinions, rédigées par leurs auteurs avec tout le développement désirable, ont été textuellement insérées dans le procès-verbal de la dernière séance. Vous verrez par les procès-verbaux, M. le Ministre, que, tout en étant d’accord sur le but à atteindre, les membres du conseil ont différé d’opinion sur le mode à employer. Je n’ai pas cru que le devoir du gouverneur, dans cette circonstance, fût de chercher à amener un vote de majorité : le conseil spécial n’ayant pas de décision à prendre, n’étant appelé qu’à donner un avis, il m’a paru que ce que nous devions au Gouvernement, c’était l’expression entière de nos convictions. Ce devoir a été rempli par tous avec une loyauté qui ne peut étonner de la part des hommes de cœur qui composaient avec moi le conseil, mais que je me plais à signaler à votre bienveillante attention. Dans l’opinion que j’ai exprimée à la clôture de la dernière séance, j’ai recommandé comme mesure de première urgence et devant précéder toute détermination définitive, l’application de la saisie immobilière aux colonies, et la représentation directe des colons à

la Chambre des Députés. Tous les membres du conseil partagent pleinement mon avis à cet égard. Je ne puis croire que l’on cherche à voir dans une telle proposition un moyen dilatoire, un expédient


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

5

pour reculer la solution. L’émancipation prochaine des noirs, dans nos colonies, est à mes yeux une nécessité, t out semble se réunir pour le démontrer : je ne suis pas de ceux qui désespèrent du succès. Je crois à la possibilité d’une solution favorable, si l’œuvre est conduite avec justice et avec prudence et fermeté ; mais il ne faudrait pas que la main des hommes vînt, par trop de précipitation, compromettre l’entreprise. Les deux dispositions que j’indique sont, dans ma conviction, les moyens de préparation les plus efficaces, car elles doivent atténuer beaucoup les obstacles les plus réels parmi ceux que l’exécution d’un système quelconque d’émancipation devra rencontrer sur les lieux. Leur adoption ne reculerait d’ailleurs que d’une session le moment où le Gouvernement saisirait les Chambres de la proposition à laquelle il aura cru devoir s’arrêter sur le fond même de la question d’abolition de l’esclavage. Quelque volumineux que soient les procès-verbaux des séances du conseil, plusieurs des objets qui ont été traités auraient été susceptibles de plus grands développements; mais il fallait mettre un terme à ce travail. Bientôt M. Bernard, procureur général, qui est autorisé par M. votre prédécesseur à aller en France pour jouir de son congé interrompu en 1840, se rendra à Paris. Moi-même, d’après l’accueil qui a été fait à ma demande de rappel, je ne puis tarder à rentrer en France : nous serons ainsi, l’un et l’autre, à portée de fournir toutes les explications qui seraient jugées nécessaires. Je suis avec respect, etc. Le Gouverneur, Signé JUBELIN,

Envoi du travail du conseil spécial.



CONSEIL SPÉCIAL

DE LA GUADELOUPE. SÉANCES DES 4, 5 ET 6 DÉCEMBRE 1840.

Aujourd’hui vendredi, 4 décembre 1840, le conseil spécial, institué par la circulaire de M. le ministre de la marine et des colonies du 18 juillet 1840, pour donner son avis sur diverses questions relatives à l’abolition de l’esclavage aux colonies, s’est réuni à l’hôtel du Gouvernement. Le conseil se compose de : MM.

JUBELIN,

gouverneur, président ; commissaire de marine, ordonnateur ; BILLECOCQ, directeur de l’administration intérieure ; BERNARD, procureur général ; PARISET,

DE VAUCLIN,

inspecteur colonial ;

DE RUTHYE-BELLACQ,

sous-commissaire de marine, secrétaire-archiviste du conseil privé, remplissant les fonctions de secrétaire.

M. le gouverneur rappelle qu’à l’arrivée dans la colonie de la circulaire du 18 juillet, des exemplaires en ont été remis à chacun des membres du conseil pour se préparer, par l’étude des questions à examiner, aux travaux demandés par le ministre. L’objet de la présente réunion est de commencer la série de ces travaux. M. le secrétaire-archiviste donne lecture de la circulaire ministérielle ainsi que du mémoire de la com-

Examen préparatoire.


8 Examen préparatoire.

TROISIÈME PARTIE.

mission présidée par M. le duc de Broglie, et des trois séries de questions qui y sont annexées. Le conseil, appelé à régler l’ordre qu’il devra suivre dans ses opérations, décide qu’il s’occupera d’abord de rédiger ses réponses aux questions présentées par la Commission, en y rattachant ses observations sur les divers points, tant de la circulaire ministérielle que du mémoire de M. le duc de Broglie, qui se rapportent aux objets traités dans les questions. Il demeure d’ailleurs convenu que, dans l’examen de chacune des questions et dans les réponses qui y seront faites, le conseil agira en dehors de toute préoccupation, pour ou contre le mode d’émancipation dont elles font partie. Il donnera sur chaque point la solution qui lui paraîtrait la plus convenable à adopter si le système examiné venait à être préféré par le Gouvernement. Les membres du conseil se réservent de présenter ultérieurement leurs opinions sur l’ensemble des divers systèmes indiqués, et les vues que l’étude qu’ils ont déjà faite de la matière, et les discussions qui vont s’ouvrir, leur auront suggérées sur les dispositions à prendre dans la circonstance. M. le gouverneur annonce, en conséquence, que la délibération va s’établir sur les questions annexées au mémoire de M. le duc de Broglie. L’examen des trois séries de questions occupe toute la séance du 4 décembre, qui est close à dix heures et demie du matin ; Toute la séance du 5 qui, ouverte à sept heures du matin, se termine à dix heures et demie ; Et celle du 6, ouverte à midi et fermée à cinq heures. Le grand nombre des objets examinés, la corrélation de plusieurs questions appartenant à des systèmes différents, le mouvement des idées et de la discussion, ayant souvent ramené la délibération sur les mêmes points, et ayant laissé les solutions incomplètes sur


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

9

quelques-uns, le conseil a décidé que les trois séances, tenues les 4, 5 et 6 décembre, seront considérées comme de simples conférences préparatoires, et que le travail sera repris ultérieurement. Le conseil se sépare sans ajournement fixe, la session du conseil colonial, qui occupe une grande partie du temps de MM. les chefs d’administration membres du conseil spécial, ne permettant pas à M. le gouverneur d’assigner dès à présent le jour de la prochaine réunion.

Examen préparatoire

Clos à la Basse-Terre, le 6 décembre 1840.

SÉANCES DES 20, 22, 23, 27, 28, 29 ET 30 JANVIER 1841.

Le mercredi, 20 janvier 1841, à sept heures du matin, le conseil spécial se réunit à l’hôtel du Gouvernement, sur la convocation de M. le gouverneur. La discussion s’ouvre sur les questions présentées par la Commission et annexées au mémoire de M. le duc de Broglie, transmis par la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840. L’examen de ces questions, auquel le conseil se livre avec le plus grand détail, en rattachant à chacune d’elles les articles de la circulaire du 18 juillet 1840 qui s’y rapportent, occupe la séance de ce jour et celles des 22, 23, 27, 28, 29 et 30 janvier. Il est convenu qu’un seul et même procès-verbal sera fait pour ces sept séances.

IIIe PARTIE.

2

Examen des trois systèmes proposés.


TROISIÈME PARTIE.

10

I

er

I SYSTÈME. er

SYSTÈME.

ÉMANCIPATION PARTIELLE ET PROGRESSIVE.

Émancipation partielle et progressive.

RÈGLES FONDAMENTALES. 1° AFFRANCHISSEMENT DES ENFANTS À NAÎTRE ;

DROIT POUR LES ESCLAVES DE FORMER UN PÉCULE ET DE RACHETER LEUR LIBERTÉ.

1° AFFRANCHISSEMENT DES ENFANTS À NAÎTRE.

I. A partir de quelle époque y aurait-il lieu de déclarer libres les enfants qui naîtraient des femmes esclaves ? Le conseil pense que la déclaration de liberté des enfants devrait être prononcée à compter du 1 janvier de l’année qui suivrait l’époque où le principe serait admis. er

II. Quelle serait la somme à payer au maître par chaque enfant affranchi à sa naissance? Cette question est complexe. Elle parait au conseil n’être pas assez nettement posée ; mais il en trouve l’esprit et le développement dans le projet de loi annexé aux questions à titre de renseignement. On y voit que la pensée est que le maître soit indemnisé à la fois pour la dépossession de la propriété de l’esclave naissant, et pour les soins qu’il aura à donner à cet enfant affranchi jusqu’à l’âge où celui-ci cessera d’être à sa charge. En effet, la loi a assuré jusqu’ici au propriétaire la descendance de l’esclave ; c’est un bien sans lequel sa fortune doit périr avec le temps, et l’on ne peut l’en priver sans l’indemniser. Prenant en con-


11

CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

sidération cette dépossession d’une part, et d’autre part les dangers que la mère a courus à raison de la naissance ; la privation du travail de la mère pendant la grossesse, après l’accouchement et pendant l’allaitement; le prix de la nourriture et de l’entretien de l’enfant et des soins qui lui seront donnés, en santé comme en maladie, jusqu’à l’âge de quatorze ans; ayant enfin égard aux légers services que l’enfant pourra rendre au maître à compter de dix ans, le conseil estime que la somme à payer devrait être calculée ainsi qu’il suit : 100 francs pour indemnité de dépossession, payable l’expiration de la première année ; 60 francs par an, y compris cette première année, jusqu’à l’âge de quatorze ans accomplis. Le maître aurait reçu ainsi, à l’expiration de la quatorzième année, savoir : f Indemnité de dépossession 100 Indemnité annuelle de 60 francs pen840 dant quatorze ans

à

TOTAL

940

III. A quelle époque cette somme serait-elle payée ? La réponse à la deuxième question satisfait à celleci. Elle indique que l’indemnité serait payée par portion à la fin de chaque année. IV. Pourrait-on comprendre dans l’affranchissement les enfants déjà nés et ayant moins d’un nombre fixé d’années, six ou sept ans, par exemple ? L’on pourrait comprendre dans la mesure les enfants de un à six ans accomplis, en réglant pour ceux-ci 2.

Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


12 Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle

TROISIÈME PARTIE.

l’indemnité d’après les bases indiquées dans la réponse à la deuxième question, suivant l’âge qu’ils auraient atteint au moment où la loi serait rendue.

et progressive.

V. Jusqu’à quel âge les enfants demeureraient-ils auprès de leurs mères et à là charge du maître ? Les enfants devraient être laissés jusqu’à l’âge de quatorze ans révolus auprès de leurs mères et à la charge des maîtres, au moyen des conditions indiquées en réponse à la deuxième question. Lorsqu’ils auraient atteint la quinzième année, ils demeureraient encore, à titre d’engagés, jusqu’à l’âge de vingt et un ans accomplis auprès des maîtres, qui continueraient de les loger, nourrir et entretenir en santé comme en maladie, et qui seraient tenus de leur faire acquérir la connaissance pratique d’une profession utile. Le propriétaire devrait être tenu, en outre, soit de leur payer un léger salaire pour prix de leur travail, soit de leur abandonner un jour par semaine (hors le dimanche) avec une portion de terre à cultiver, suffisante pour l’emploi de cette journée. VI. Quelle serait, sur la valeur du travail de l’enfant affranchi, la portion qui devinait lui être réservée à l'effet de lui former un pécule? Jusqu’à l’âge de quatorze ans accomplis, le léger travail que pourra donner l’enfant affranchi sera compensé par les frais auxquels le maître aura à subvenir pour son entretien. Ainsi il n’y aura pas lieu à salaire, ni par conséquent à retenue pour former un pécule. Le conseil spécial pense qu’il ne serait pas équitable d’exercer au profit des affranchis, à compter de la onzième année, comme l’indiquait le projet de loi de


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

13

1837, une retenue sur l’indemnité à payer au maître, attendu que cette indemnité n’a été fixée aussi bas (60 francs par an) qu’en considération du travail utile que le maître pourra retirer de l’enfant depuis l’âge de dix ans jusqu’à quatorze. A partir de la quinzième année, si le mode de salaire était employé, il pourrait être divisé en deux parties égales, dont l’une serait comptée à l’engagé toutes les semaines, et l’autre serait placée dans la caisse d’épargne pour lui être remise au moment de l’expiration de l’engagement. Si, au contraire, l’engagé reçoit, au lieu de salaire, l’abandon d’un jour par semaine pour la culture d’un terrain dont les fruits lui appartiendront, il trouvera dans les produits de ce travail les moyens de former un pécule qu’il sera admis à verser également dans la caisse d’épargne.

VII. Quels seraient les moyens d’instruction à employer pour ces jeunes noirs, et comment ces moyens seraient-ils organisés ? On doit mettre en première ligne l’instruction religieuse. A cet égard, il s’agira de compléter la pensée qui a dicté l’article 1 de l’ordonnance royale du 5 janvier 1840. Les moyens d’exécution seraient de fournir à l’administration locale les fonds nécessaires pour augmenter le nombre des églises et des chapelles, de manière à les placer le plus possible à la portée des habitations rurales, et de multiplier les ministres du culte de telle sorte qu’indépendamment des instructions qui seraient données par eux dans les églises au moins deux fois par semaine, ils pussent aller souvent visiter eux-mêmes, les ateliers sur les habitations. Au reste, dans tous les systèmes d’émancipation, les mesures de moralisation devront être à peu de chose près les mêmes, et le conseil aura ocer

1er

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


Ier SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

TROISIEME PARTIE. 14 casion de développer ailleurs ces mesures telles qu’il les conçoit. Quant à l’instruction primaire, la population libre, déjà nombreuse, ne jouit pas encore, dans les communes de la campagne, des bienfaits des écoles gratuites. L’administration donne ses soins à ce qu’il s’en établisse successivement dans toutes les localités, en commençant par les centres d’agglomération les plus considérables. Ces écoles serviront aux nouveaux affranchis comme aux anciens libres.

VIII.

Quel serait le meilleur mode de surveillance à exercer sur eux par l’État ? Faudrait-il organiser un patronage spècial? Toutes les opinions sont d’accord sur les dangers qu’il y aurait à créer une magistrature spéciale pour l’exécution des mesures relatives à l’émancipation. Le ministère de la marine s’est prononcé lui-même à diverses reprises contre une institution semblable. Dans la circonstance, il convient de procéder non par création, mais par développement de ce qui existe. Le conseil spécial est d’avis que le patronage, tel qu’il a été institué par l’ordonnance royale du 5 janvier 1840, devrait être maintenu, mais en associant à la surveillance des magistrats du ministère public les maires dans les communes et les juges de paix dans leur ressort. IX. Quels moyens faudrait-il employer pour les mettre au travail à l’âge où leurs forces physiques les rendraient capables de s’y livrer ? Il a été dit plus haut que, jusqu’à l’âge de 21 ans accomplis, l’affranchi resterait chez le maître. Le con-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

15

seil estime que, dans ce système, les parents ascendants des enfants libérés étant maintenus en état d’esclavage, l’ancien maître, devenu tuteur, doit être investi du pouvoir paternel sous la surveillance légale. X. Quelles sortes de contrats de travail devraient être passés pour eux avec les cultivateurs propriétaires et les industriels? Et quels moyens seraient à prendre pour l'exécution des clauses stipulées ? La loi conférant en principe à l’ancien maître la tutelle des enfants libérés jusqu'à l’âge de 21 ans accomplis, la passation d’un contrat serait inutile pour eux tant qu’ils resteraient sur l’habitation. Mais si, le maître négligeant de remplir ses obligations, le magistrat se trouvait dans le cas de rompre l’engagement et de retirer l’enfant de sa tutelle, un engagement devrait être passé pour celui-ci avec un autre propriétaire. Ces sortes d’engagements seraient souscrits par une simple déclaration faite devant le maire sur un registre spécial, et par laquelle le nouvel engagiste se chargerait de la tutelle aux conditions réglées par la loi. L’exécution de ces contrats serait placée, comme celle des dispositions générales de la loi, sous la surveillance des magistrats. XI. Faudrait-il les assujettir à des règlements particuliers pendant un laps de temps donné, après l'époque où ils auraient atteint leur majorité ? Là où l’esclavage existe, il donne lieu à un préjugé contre le travail, et notamment contre celui de la terre. D’un autre côté, là où la douceur du climat réduit à si peu les besoins de l’homme, et où la fertilité du sol lui permet de se pourvoir facilement des

Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


16 Ier

SYSTÈME.

Emancipation partielle et progressive.

TROISIÈME PARTIE.

choses essentielles à la vie, il ne faudrait pas s'attendre à ce qu’une portion de la population libérée par la loi s’adonnât au travail , si cette loi ne l’y oblige pas. A cette difficulté viendraient s’ajouter les répugnances qui doivent résulter du concours du travail libre et du travail esclave. Par ces considérations, le conseil croit qu’il faudra assujettir au travail les jeunes affranchis après leur majorité, en faisant obligation à ceux qui ne justifieraient pas d’autres moyens d’existence, de passer des contrats de location de trois à cinq ans. 2° PÉCULE

ET

RACHAT.

XII. Quelles institutions faudrait-il établir pour exciter les noirs à la formation d’un pécule à eux propre, et pour mettre ce pécule en sûreté ? Par quels procédés et avec quelles garanties pourrait-on assurer aux esclaves la formation de leur pécule? Les esclaves seront naturellement excités à la formation d’un pécule par la faculté que leur donnera la loi de se racheter. Quant au moyen à leur offrir pour mettre ce pécule en sûreté, le seul convenable, dans l’opinion du conseil, serait le placement de ces économies dans des caisses d’épargne. Mais il ne faut pas s’étonner si les répugnances qui se sont manifestées en France, même au début de ces institutions, se montrent ici chez le noir. Dans la défiance que lui inspire toute chose que ne comprend pas son intelligence bornée, il sera difficile de lui démontrer que son pécule sera plus en sûreté dans un dépôt public que dans son coffre, et que le livret qui lui sera fourni représente bien la somme déposée par lui. Il serait à craindre d’exciter cette défiance en rendant le dépôt obligatoire. Le noir y arrivera par l’exemple et avec le temps , tandis que la contrainte pourrait être pour lui un motif de s’y refuser.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

17

XIII.—XIV. Sur quelles bases fixerait-on la valeur du noir qui, après avoir amassé un pécule, voudrait racheter sa liberté ? Comment organiserait-on le jury arbitral qui, en cas de contestation entre le maître et l’esclave, statuerait sur la valeur de l’esclave ? Le prix du rachat devrait être débattu librement entre le maître et l’esclave. En cas de désaccord, le ministère public interviendrait pour l’esclave, et, dans le cas où sa médiation serait inefficace, l’affaire serait portée devant le juge royal, qui statuerait en recourant à l’expertise, si l’une ou l’autre des parties le requérait, sauf appel devant la cour royale. Le projet d’ordonnance communiqué aux colonies en février 1836 sur cette matière paraît contenir les dispositions les plus convenables.

XV. Serait-il bien que l’Etat intervînt et payât une partie de la valeur du noir? La faculté de rachat présente un inconvénient trèsgrand qu’on ne saurait se dissimuler. Elle tend à enlever au propriétaire planteur ses travailleurs les plus capables, les plus utiles à son exploitation, chefs d’ateliers et autres (car ce sont ceux-là qui ont le plus de moyens d’acquérir le pécule nécessaire), à une époque où l’organisation de la société coloniale est telle qu’il ne pourra remplacer ces ouvriers par des travailleurs salariés, ou qu’il ne le pourra qu’à des prix excessifs, et hors de proportion avec la somme qu'il aura reçue pour la valeur de l’esclave racheté. L'intervention du Gouvernement aurait pour effet de hâter le mouvement, et concourrait ainsi à la désorganisation du travail. Par ces considérations, le conseil estime que, dans IIIe PARTIE.

3

Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


18 Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

TROISIÈME PARTIE.

le système indiqué, l’intervention du Gouvernement serait un mal, et qu’il faudrait laisser les esclaves arriver par le travail et l’économie à l’accumulation de la somme nécessaire à leur rachat. XVI.

Si l’État intervenait et payait une partie de la valeur du noir, ne serait-il pas bon que l’assistance de l’Etat fut réservée aux noirs mariés, et qui, avec leur propre liberté, rachèteraient celle de leurs femmes et de leurs enfants? Si, nonobstant l’inobservation qui précède, il était décidé que l’Etat dût intervenir dans le rachat des noirs offrant une partie du prix de leur libération, cette intervention devrait certainement être réservée pour le seul cas mentionné dans la question ci-contre. XVII. Y aurait-il des mesures à prendre pour prévenir le vagabondage des noirs devenus libres, et garantir la continuation du travail? On peut dire que jusqu’à présent tout ce qui a été donné à l’affranchissement partiel a été perdu pour le travail, et en quelque sorte acquis au vagabondage. Aussi, dans tout système d’émancipation, et plus encore dans celui que nous examinons, et dont les difficultés s’accroîtraient de l’état mixte de la population ouvrière, il importe de prendre des mesures fortes pour retenir au travail de la terre les nouveaux libres. Le conseil pense que la loi devrait assujettir les noirs libérés aux mêmes obligations de travail que celles qui ont été indiquées plus haut, en réponse à la onzième question, au sujet des enfants affranchis qui auront atteint leur majorité. Il pense que, dans l’intérêt de la conservation des exploitations existantes, il


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faudrait que les noirs qui se rachèteraient fussent tenus de demeurer, par engagements et moyennant salaire, pendant un temps déterminé (cinq ans par exemple), sur l’habitation à laquelle ils appartenaient comme esclaves, à moins que l’ancien maître ne les en dispensât. Cette disposition ferait disparaître en grande partie les objections qui ont été présentées plus haut dans les réponses aux questions 15 et 16. Elle mettrait obstacle à l'embauchage que des propriétaires pourraient être tentés d’employer, en fournissant à des esclaves d'autres habitations les fonds nécessaires pour se racheter, afin d’acquérir ainsi les services d’hommes d’élite au détriment de maîtres moins aisés. Quant aux dispositions à prendre pour prévenir le vagabondage ou pour le réprimer, comme elles doivent s’appliquer à tous les systèmes, le conseil aura occasion de s’en occuper ailleurs. XVIII. Quelles seraient ces mesures, et quel personnel faudraitil organiser pour en assurer l'exécution ? Ainsi que l’indique la fin de l’observation qui précède, le conseil s’occupera ailleurs de satisfaire à cette question. XIX. Quels seraient les meilleurs moyens à prendre pour l'instruction religieuse et la moralisation des noirs de toutes conditions, particulièrement de ceux qui auraient racheté leur liberté? Le conseil se réfère à la réponse faite à la septième question. XX. Y aurait-il quelques mesures particulières, quelques encouragements spéciaux, qu'on pourrait employer pour 3.

Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


20 Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.

TROISIÈME PARTIE.

détourner les esclaves des unions illégitimes et pour les encourager au mariage ? Cette grande amélioration, considérée comme source de l’esprit de famille, ne pourra être obtenue par l’action directe du Gouvernement sur le nègre. L’encouragement ne réussirait pas mieux que la contrainte. L’attrait de la récompense pourra déterminer le noir à se marier; mais, cette récompense reçue, il s’abandonnera à la force de ses passions. L’usage de la vie civile, et plus encore la religion, parviendront à faire comprendre au noir la moralité d’un lien dont il n’aperçoit aujourd’hui que la gêne qu’il impose à ses passions : cette initiation ne peut être que l’œuvre du clergé. Les seules habitations de la Guadeloupe, où il existe en assez grand nombre des familles légitimes, et sur lesquelles ces unions se font encore parfois, sont les habitations Saint-Charles et Dolé, dont l’une a été vendue et l’autre appartient encore au domaine. Ces deux propriétés proviennent de séquestrations opérées lors de la révolution de 1789 sur les ordres religieux. La supériorité de moralisation que l’on aperçoit dans ces ateliers ne peut être attribuée qu’à l’esprit qui a présidé à leur formation et à leur direction. En trouvant encore, après quarante ans, trace des bons effets de l’instruction religieuse donnée par les dominicains et les frères de la charité à leurs esclaves, on conçoit la possibilité de moraliser la population de nos colonies; mais on est amené à reconnaître qu’il faut, pour réussir, user du même moyen. XXI. Ne pourrait-on pas organiser un système de récompenses, soit matérielles, soit simplement honorifiques, pour ceux des noirs libres gui déploieraient le plus d’intelligence et d’activité dans le travail ? Le nègre laborieux et intelligent sera toujours assez


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encouragé matériellement par les produits de son travail ; la récompense honorifique suffira donc pour atteindre le but que se propose le Gouvernement. Ce sera une chose fort utile dans la réalisation de tout système d'émancipation ; mais, dans l’exécution, la mesure présentera des difficultés qui pourraient en neutraliser les bons effets. De qui émanera la proposition de ces récompenses? Qui en appréciera le mérite ? Le conseil pense que ce devrait être au proprietaire de l' habitation à désigner à l’autorité le noir de son atelier qu'il croirait j uste de récompenser. La convenance de la récompense serait alors jugée par un conseil de prud'hommes à instituer par commune. Ce conseil classerait les propositions faites par rang de priorité, et son travail serait adressé à l’administration supérieure par l’intermédiaire du maire. Ces récompenses ne devront pas être prodiguées : distribuées annuellement, une ou deux par commune suffiront. 3° LIBERATION DÉFINITIVE ET GÉNÉRALE.

XXII. Quelle serait l'époque à laquelle il pourrait être déclaré que l'esclavage sera aboli dans les colonies françaises, sans stipulation d'une indemnité que compenserait jusqu à ladite époque le maintien de l'état actuel des choses ? La propriété de l’esclave étant consacrée par la loi, à toute époque la dépossession doit être précédée d' une indemnité.

Ier

SYSTÈME.

Émancipation partielle et progressive.


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TROISIÈME PARTIE.

II SYSTÈME. e

IIe

SYSTÈME.

ÉMANCIPATION

SIMULTANÉE.

Émancipation simultanée.

(Système de la Commission de la Chambre des Députés.)

RACHAT IMMÉDIAT DES ESCLAVES POUR LES FAIRE PASSER DANS LES MAINS DE L’ÉTAT.

I. Quels seraient les bases et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave? Une moyenne évaluée par tête, sans distinction de sexe ni d’âge, et dont on chercherait la base dans les prix de vente et dans les estimations portées dans des inventaires pendant les quinze années qui ont précédé 1840. Il résulte des dépouillements faits par les soins du conseil spécial, et qui accompagneront le présent procès-verbal, que cette moyenne devrait être de 1,000 à 1,100 (1). II. Quels seront les époques auxquelles le payement aura lieu, et le mode de payement; les justifications et les garanties à exiger ? Dans le système examiné, la dépossession de l’ancien maître et l’établissement du salaire étant immédiats, le payement de l’indemnité devrait être immédiat aussi et s’effectuer au fur et à mesure de la liquidation. Il importe qu’au moment de la mise en vigueur du nouveau système le colon entre en possession des ressources que l’indemnité doit lui procurer pour en supporter les conséquences. (1) Pour la facilité des calculs, on a adopté le prix moyen de 1,000 francs dans les évaluations diverses présentées au cahier d’annexes qui accompagne les procès-verbaux.


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23 Quant au mode de payement, il pourrait consister dans la délivrance d'un coupon de rente correspondant à la portion qui reviendra à chaque propriétaire dans le fonds attribue a la colonie. Ce mode de procéder s’appliquerait à tout propriétaire possédant au moins dix esclaves. A l’égard des autres, il conviendrait, dans l'intérêt de cette classe moins aisée, et pour remédier a la pénurie du numéraire en circulation, que le payement de l’indemnité à laquelle ils auraient droit eût lieu en argent et par l' intermédiaire du gouvernement local. Quant aux justifications et aux garanties, l’État en trouverait de suffisantes dans la détermination d’un délai pendant lequel les tiers seraient admis à faire valoir leurs droits sur le montant de l’indemnité allouée.

Dans le cas de non-opposition, les justifications à faire par le propriétaire consisteraient dans la représentation du dénombrement rapproché du registrematricule créé par l’ordonnance du 11 juin 1839. Dans le cas d’opposition, dans celui d’inscriptions existantes au profit des femmes, des mineurs ou des interdits, le montant de l’indemnité serait déposé dans la caisse des dépôts et consignations. D'après le droit commun, l’indemnité devrait en totalité rester le gage des créanciers et être distribuée entre eux par ordre ou par contribution, ainsi qu’il est réglé au Code de procédure. En general, les esclaves entrent pour un tiers dans l'appréciation de la valeur de l’immeuble auquel ils ont attaches. Ainsi, d'après le droit commun, les créanciers d’une somme équivalente au tiers de la valeur totale du gage hypothéqué absorberaient en entier le montant de l’indemnité. Mais ne serait-il pas conforme à l’équité, à la conservation du gage dans l' intérêt de tous, d’y déroger en ce qui touche l'in-

IIe SYSTÈME. Émancipation simultanée.


IIe

SYSTÈME.

Émancipation simultanée.

TROISIÈME PARTIE. 24 demnité des esclaves attachés à nos exploitations rurales ?

Le conseil, après un mûr examen, a pensé qu’il serait utile que les droits hypothécaires sur l’indemnité fussent exercés dans la proportion seulement du montant de la créance avec la valeur totale de l’immeuble. Le but de cette dérogation serait de prémunir le propriétaire, dont l’immeuble ne serait engagé que pour une portion de sa valeur, contre les conséquences du démembrement de sa propriété, qui n’est point de son fait, et de laisser dans ses mains des ressources dont l’absence lui rendrait impossible la continuation de son exploitation. Cette disposition s’appliquerait à tous les noirs attachés aux exploitations rurales et à ceux immobilisés par destination. En ce qui concerne les noirs considérés comme meubles, il n’y aurait aucune raison de déroger au droit commun. Pour les esclaves âgés de plus de soixante ans et pour les infirmes, la moitié seulement de l’indemnité serait payée au maître. La seconde moitié serait placée en viager dans une caisse spéciale, pour former un fonds commun au moyen duquel l’administration pourvoirait, par des arrangements passés autant que possible avec l’ancien propriétaire, à leur nourriture et à leur entretien. Sur les habitations rurales, les propriétaires seraient tenus de conserver à ces noirs la case et le jardin dont ils sont en possession. Cette obligation deviendrait une charge inhérente à la propriété. N. B. Le nombre de ces individus, d’après les statistiques, serait de 6,000 environ à la Guadeloupe.


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III. Quelle sera la durée de l'état d’engagement dans lequel le noir racheté devra être placé pour être formé aux droits et aux devoirs de la vie civile ? La réponse à cette question ne pourrait être que hasardée aussi longtemps que l'on n’aura pas été à même d’apprécier les premiers résultats du système. Sous ce point de vue, la loi devrait se taire sur la durée de l’état intermédiaire ; mais on ne peut se dissimuler que le silence à cet égard peut avoir le grand inconvénient d’exalter l’impatience de la population par une perspective indéfinie. IV. Quels seront pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures du travail, le régime disciplinaire, et les pénalités applicables à leur position spéciale ? Les jours et heures de travail resteraient tels que la loi et les usages les ont établis dans la colonie, Savoir : Tous les jours de la semaine, à l’exception du samedi qui continuerait à être abandonné au noir pour la culture du terrain mis par le maître à sa disposition, et aussi à l’exception du dimanche, des fêtes conservées, du vendredi-saint, de la fête du Roi et de celle de la paroisse. Les heures de travail, de six à huit et demie, de neuf à midi, de deux à six heures du soir. Les femmes seraient soumises aux mêmes travaux que les hommes, sauf celles dont la grossesse serait apparente et qui ne pourraient être employées, conformément à l’usage, jusqu’au sixième mois inclus de leur grossesse, qu’à des travaux de petite bande ; elles seraient exemptes de tout travail à partir du septième mois de la grossesse et pendant les quarante jours III PARTIE. 4 e

IIe

SYSTÈME.

Émancipation simultanée.


26 IIe

SYSTÈME.

Émancipation simultanée.

TROISIÈME PARTIE.

qui suivront leur accouchement. A l’égard des nourrices, elles continueraient, jusqu’au dixième mois de l’allaitement de leur enfant, à jouir du privilége de ne se rendre à l’atelier que deux heures après les autres le matin, et une heure le soir. Les enfants seraient exempts de tout travail jusqu’à l’âge de huit ans; à partir de cet âge jusqu’à celui de quatorze ans, ils ne pourraient être employés qu’à des travaux faciles, et pendant les heures de travail de l’atelier. Sur le temps de leur travail sera prélevé celui destiné à l’instruction religieuse, dans les formes qui seront déterminées ailleurs. Le régime disciplinaire doit être considéré sous deux points de vue : celui de la juridiction à créer en remplacement de l’autorité du maître; celui des pénalités qui doivent remplacer les châtiments corporels. Quant à la juridiction, le conseil adopte un projet qui la distribuerait de la manière suivante : 1° Un jury de discipline composé d’un certain nombre des principaux de l’atelier, choisis par le maire parmi les candidats désignés par l’atelier, et après avoir entendu le maître dans ses observations: Les attributions de ce conseil seraient déterminées ; 2° Le maître, par délégation du pouvoir de l’Etat; 3° Un juge rural institué dans chaque commune; 4° Le gouverneur, agissant en vertu de ses pouvoirs extraordinaires et de haute police. Cette juridiction s’appuierait sur une surveillance active de la gendarmerie distribuée dans toutes les communes, des maires et du ministère public. En ce qui touche les moyens disciplinaires : 1° La détention, pendant un temps déterminé, dans les salles de discipline qui seront construites sur chaque propriété, de la manière qui sera prescrite par les règlements;


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2° La détention dans la geôle de la commune ; 3° La séquestration sur des habitations pénitentiaires, sous un régime sévère de travail, avec le maintien des châtiments corporels ; 4° La déportation dans un lieu éloigné de la colonie. Toutefois, un membre (1) pense qu’il conviendrait de ne laisser au propriétaire aucune juridiction sur les travailleurs, en raison de l’influence de leurs anciennes relations, et par cette considération qu’il aurait à prononcer dans ses intérêts et dans sa propre cause. Les autres membres persistent dans le maintien de la juridiction du maître, par les motifs qu’ils n’aperçoivent aucun autre moyen d’assurer la discipline immédiate et permanente de l’atelier, et qu’on n’en indique aucun. Ils croient avoir trouvé d’ailleurs des garanties suffisantes contre l’abus dans le mode de surveillance qu’il conviendra d’organiser. V.

Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l'entretien des enfants jusqu'à l’âge où ils pourront être loués ou engagés en attendant leur majorité et, par suite, leur libération complète ? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des vieillards ? Le conseil a dit plus haut, que, dans son opinion, l’indemnité devrait être fixée par individu, sans distinction de sexe, d’âge ou de validité. Dans ce système, les enfants devraient rester à la charge de l’ancien maître qui demeurerait tenu de pourvoir à leur nourriture et à leur entretien jusqu’à l’âge de vingt et un ans.

(1) M. l’ordonnateur.

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IIe SYSTÈME. Émancipation simultanée.

Quant aux vieillards et aux infirmes, le conseil se réfère à ce qu’il a dit à ce sujet dans sa réponse à la question 2 . e

VI. Quels seront les droits civils que, sous le patronage du ministère public, les noirs rachetés par l'État pourront exercer jusqu à leur entière libération? On pourrait accorder aux noirs rachetés par l’Etat le mariage civil, et en général les droits conférés aux mineurs émancipés, sous l’assistance de leurs curateurs, par les articles 481, 482, 483, 484, paragraphe 2 , 487 du Code civil. En outre, ce qu’ils possèdent leur appartiendrait en propre, avec faculté de le transmettre, et ils hériteraient en ligne directe de leurs ascendants naturels ou légitimes. La liberté du mariage, entre deux noirs attachés à habitation, n’a présenté aucune difficulté au même la conseil spécial; mais il n’en a pas été de même pour le mariage entre deux noirs appartenant à des habitations différentes, à raison du choix du domicile des deux conjoints, et de la difficulté plus ou moins grande de remplacer certains ouvriers, suivant la spécialité de leur industrie. Sur ce point, le conseil s’est partagé : deux membres (1) ont pensé que, dans la vue de favoriser le mariage et de créer l’esprit de famille, il convenait de laisser le choix du domicile aux époux. Les autres membres du conseil, déterminés par la considération du tort irréparable que pourrait entraîner la perte de certains ouvriers essentiels à l’exploitation, ont pensé qu’il y avait lieu de prévenir ce danger en appliquant d’une manière absolue, sauf toutefois le cas où il n’y aurait pas de dissentiment entre les deux (1) MM. l’ordonnateur et l’inspecteur colonial.


29 maîtres, le principe du Code qui établit que le domicile de la femme doit être celui du mari. Une autre question se présente ; elle est relative au cas où il y aurait mariage entre un ancien libre et un engagé. Les deux membres qui pensent que les conjoints engagés de deux habitations différentes doivent avoir le choix de leur résidence, voudraient, par analogie, que l’engagé pût, par le fait de son mariage, suivre le sort de son conjoint libre. L’un d’eux y mettrait toutefois cette restriction, que l’engagé devrait être tenu à contracter un engagement de travail, à prix débattu, sur une habitation. Les trois autres membres, préoccupés toujours de la conservation du travail, sont d’avis que le mariage, en pareil cas, ne doit point affranchir l’engagé de ses obligations antérieures. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

VII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs rachetés par l’État pourront, à leur tour, se libérer, par voie de rachat, du travail et de l’état intermédiaire, qui leur auront été imposés ainsi qu'il est dit ci-dessus ? En rapprochant cette question de la troisième, on doit admettre qu’il est entendu que la faculté de rachat ne pourrait être accordée au noir qu’après une épreuve qui permît d’apprécier son aptitude aux droits et aux devoirs de la vie civile. Dans ce sens, la majorité du conseil spécial fixerait la durée de cette épreuve à cinq ans (1) : ce ne serait qu’à l’expiration de ce terme que la faculté du rachat pourrait s’exercer. Les mêmes membres estiment qu’alors même, dans l'intérêt de la conservation des cultures, le noir devrait être soumis, outre le payement du prix de rachat, à la condition d’un engagement de trois à cinq ans avec un propriétaire d’habitation, moyennant un (1) MM. le gouverneur, le directeur de l'intérieur et le procureur général.

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TROISIÈME PARTIE. 30 salaire librement débattu, et, en cas de dissentiment, apprécié par le juge. La faculté de rachat serait accordée à titre de récompense et d’encouragement au mariage et à la bonne conduite ; elle serait refusée aux noirs qui auraient subi une ou plusieurs condamnations pour vol ou pour recel d’objets volés, ou pour des faits qualifiés crimes par la législation pénale. L’exercice du rachat donne lieu à la question de savoir si, indépendamment du remboursement du prix payé par l’État, il y aurait lieu à une indemnité en faveur du propriétaire. Deux membres (1) pensent que, la loi ayant établi un contrat entre le propriétaire et le noir, la résolution du contrat ne peut s’opérer que sous la condition d’une indemnité à payer par l’engagé au propriétaire pour la cessation de l’engagement; que le rachat devrait se composer dès lors de deux éléments : le remboursement dû au Gouvernement d’une part, et l’indemnité revenant au propriétaire, d’autre part ; et que, sous cette double condition, la faculté du rachat pourrait être immédiatement exercée, sauf passation d’un nouveau contrat d’engagement à titre d’ouvrier libre. Dans l’opinion de ces deux membres, la portion d’indemnité à payer au propriétaire devrait être arbitrée par le juge, en cas de désaccord entre les parties. Trois membres (2) ont pensé que l’indemnité, telle que la donne le projet, sans acception d’âge ni de validité, ne se compose pas de deux éléments distincts; que l’engagement auquel le noir reste astreint au profit de l’ancien maître, moyennant salaire, a été adopté comme moyen de moralisation et de conservation du travail, et non comme supplément à l’indemnité ; que, par conséquent, ce serait se mettre en opposition avec le but qu’on se propose que d’autoriser le rachat (1) MM. l’ordonnateur et l’inspecteur colonial. (2) MM. le gouverneur, le directeur de l’intérieur et le procureur général.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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avant l’expiration d’un délai moral, que le conseil a, plus haut, proposé de fixer à cinq ans. Le colon engagiste, assuré ainsi de la jouissance de cinq ans de travail au salaire fixé par la loi, n’aurait aucun motif de se plaindre de la mesure qui autoriserait, à l’expiration de ces cinq ans, le rachat aux seules conditions qui ont été indiquées ci-dessus. Ici l’on se demande si le remboursement qui sera exigé de l’engagé admis à se racheter devra être calculé seulement sur le prix qui aura été payé pour lui par l’Etat, ou si l’on devra ajouter à ce prix une somme destinée à couvrir la valeur de l’esclave vieux ou infirme qui, ne rendant plus de services, ne pourra concourir au remboursement pour son propre compte. On fait observer que, dans la pensée d’une évaluation en masse, par individu, sans distinction d’âge et de validité, qui a présidé à la réponse faite à la question première, la valeur du noir valide s’accroît, de fait, de la somme qui sera payée au maître pour le vieillard ou l’infirme, en sus du prix auquel il serait payé si celui-ci était estimé isolément à sa propre valeur ; et, si le noir racheté ne rembourse que la somme qui aura été déboursée pour lui, le prix payé pour les vieillards et les infirmes viendra, en entier, en surcharge aux noirs valides ou rachetés. Ces observations frappent le conseil. Il y trouve un motif de plus à faire valoir contre le système du remboursement qu’il repousse; mais, si ce système est admis, il ne pense pas que l’on puisse exiger du noir racheté au delà de la valeur que l’État aura effectivement payée pour ce noir à l’ancien maître. VIII. Serait-il bon que l’État traitât, avec les propriétaires, de l’achat des terres dont jouissent les esclaves sur les habitations ? Le démembrement de la propriété serait à la fois

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SYSTÈME.

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TROISIÈME PARTIE. 32 une injustice et une faute. La case et la terre dont jouissent les noirs sont des moyens d’exploitation de la propriété ; elles devront constituer en partie le salaire. Contraindre le propriétaire au morcellement de sa terre, serait une atteinte flagrante au droit de propriété. Le priver de l’un des éléments du salaire de l’ouvrier qui consentira à travailler pour lui, au profit de celui qui pourrait s’y refuser, ce serait compromettre la conservation du travail. Les doutes et l’incertitude où les choses ont été laissées à cet égard sont une des grandes fautes de l’émancipation anglaise.

IX. Quel serait le taux moyen des salaires, suivant les âges et suivant le genre des travaux, que les propriétaires croiraient pouvoir payer aux ouvriers qu’ils emploieraient sous la garantie de l'État, substituée à leur droits envers les esclaves actuels? Il ne faut pas se dissimuler que de grandes difficultés doivent accompagner l’introduction ici du régime du salaire en argent, en raison de la rareté du numéraire, et surtout de la gêne excessive d’un grand nombre de planteurs. Sans doute la circulation des sommes provenant de l’indemnité viendrait atténuer en partie le mal de la situation; mais, comme la majeure portion de cette ressource passerait dans les mains des créanciers, la difficulté n’en resterait pas moins très-grande. Du reste, le mode du salaire a été l’objet d’une vive préoccupation pour tous les membres du conseil, dont la pensée individuelle à cet égard se trouvera consignée dans les opinions qu’ils se proposent de produire ultérieurement. Le conseil est d’accord sur ce point que le salaire en argent s’assimilera plus naturellement avec la grande culture ; la participation aux fruits, ou le partage du temps, avec la petite culture.


33 La nature des choses réclamerait peut-être le concours de ces trois modes. Il faudrait alors que, dans les dispositions à prendre, ces divers éléments fussent combinés de manière à ce que la rémunération, sous quelque forme quelle s’opérât, arrivât à des résultats égaux ou équivalents pour le travailleur. Il résulte des renseignements dont le conseil spécial s’est entouré, et qui seront annexés aux procèsverbaux (1), que, pour les sucreries (qui emploient 37,000 travailleurs), le taux moyen des salaires, en supposant un prix de vente de 30 francs les 50 kilogrammes de sucre brut, pourrait être fixé à 60 centimes, sauf une répartition à faire, et qui mettrait le salaire en rapport avec l’utilité des ouvriers et la spécialité d’industrie de quelques-uns d’eux. En supplément au salaire, le propriétaire laisserait au cultivateur la jouissance de sa case et d’une portion de terre suffisante pour l’emploi d’une journée par semaine (le samedi) à la culture des vivres nécessaires à sa nourriture et à celle de sa famille. Avec le salaire de 60 centimes pendant cinq jours de la semaine, dans des conditions qui assurent, en outre, au travailleur, la terre nécessaire à sa subsistance et le temps nécessaire pour la cultiver, le noir se trouvera placé dans une situation dont les avantages seraient sans analogue avec ceux des ouvriers les mieux partagés en Europe. Le même calcul s’appliquerait aux habitations caféières (2) (qui emploient 6,789 travailleurs), lorsqu elles sont bien conduites, et qu’elles se trouvent dans de bonnes conditions, si leur produit était encore ce qu’il était autrefois, avant la maladie qui, depuis plusieurs années, a frappé cette culture, et dont le développement progressif tend à la ruiner compléCONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

(1) Voir les annexes, note A. (2) Voir les annexes, note B. IIIe PARTIE.

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TROISIÈME PARTIE. 34 tement. On comprend que devant un tel fléau toute évaluation de salaire devient impossible. Pour les caféières dans l’état actuel des choses, et pour les autres habitations dites de petites cultures, leurs produits sont trop incertains, et généralement trop faibles, pour que les propriétaires puissent supporter la charge du salaire ; et ce serait le cas d’y suppléer par la participation aux fruits ou par le partage du temps. Pour les habitations où le système de la participation aux fruits serait adopté, il y aurait lieu à régler la part qui devrait être accordée aux travailleurs. Dans le Code rural de Saint-Domingue, et dans la législation de la Guadeloupe du temps de la liberté des noirs, on admettait la participation aux fruits, et la part de l’atelier était fixée au quart du produit brut. Ce taux pourrait être admis pour les sucreries. Les calculs établis par les soins du conseil colonial montrent que ce quart représente, pour les sucreries, le montant du salaire. Mais ce taux pourrait être trop bas pour les autres produits dont les frais généraux d’exploitation à la charge du maître sont beaucoup moins considérables. Le conseil estime qu’il faudrait laisser au magistrat à faire cette fixation, à défaut d’accord entre le maître et l’atelier. Quant aux habitations qui ne pourraient admettre ni le système du salaire, ni le système de la participation aux fruits , il faudrait que le propriétaire pût abandonner aux noirs, avec la jouissance de leurs cases, celle d’une portion de ces terres, dont ceux-ci payeraient le loyer au moyen d’un certain nombre de journées de travail qu’ils fourniraient au maître sans salaire. Le conseil pense que la fixa! ion du nombre de ces journées devrait être laissée au magistrat. Pour l’exécution des dispositions dont il vient d’être fait mention, la loi, après avoir posé en principe, et comme règle générale, d’abord le mode du salaire en


35 argent, puis, et à défaut du salaire, celui de la participation aux fruits, devrait stipuler qu’à défaut de pouvoir user de l’un ou de l’autre de ces deux modes, le maître pourrait être autorisé par le magistrat à employer le troisième. Les indications qui précèdent ne s’appliquent qu’aux noirs attachés à la culture. Pour les noirs de ville, en faisant acception de la nourriture qu’ils reçoivent du maître, et du salaire qui leur serait payé pendant sept jours au lieu de cinq, le taux serait fixé à 40 centimes par jour au lieu de 60 centimes, ce qui amènerait les mêmes résultats pour l’année. Dans la pensée du conseil, la fixation du salaire ne serait pas définitive et à toujours. La nature des choses et la disproportion entre la somme et les moyens de travail ne tendront que trop à en élever le taux; et l’on peut s’en rapporter à l’intérêt du maître pour la proportionner aux services obtenus et à ceux qu’on peut attendre du développement de l’intelligence et de l’activité du noir. Le salaire pourra recevoir une grande modification par la substitution du travail à la tâche au travail par journée ; mais l’introduction de ce mode ne peut s’effectuer par la loi : il sera amené par les mœurs et les usages, et il n’est pas douteux que, lorsque l’expérience en aura été faite, ses avantages le fassent généraliser ici comme ailleurs. On peut en dire autant du colonage partiaire, qui serait un progrès de plus. L’État pourra toujours, lorsque le moment en sera venu, encourager ces progrès par des récompenses honorifiques. Le conseil spécial terminera ces observations sur la question 9, par la déclaration que le taux du salaire et les moyens d’y pourvoir devront nécessairement être subordonnés au prix des denrées du pays. Le salaire de 60 centimes, indiqué plus haut pour les sucreries, est calculé sur un prix de vente de 30 francs les 50 kilogrammes de sucre brut. Ce prix a été atteint 5. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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IIe SYSTÈME. Émancipation simultanée.

TROISIÈME PARTIE. 36 un moment en 1840 ; mais déjà il a baissé : tout annonce qu’il baissera encore. La législation existante est certainement insuffisante à assurer ce prix, sans lequel, avec les embarras qui accompagneront le nouveau régime, il serait de toute impossibilité au planteur de soutenir la transition. Qu’on ne perde pas de vue que le calcul qui permettrait d’allouer le salaire de 60 centimes suppose que la production restera ce qu'elle est. Or, il est incontestable, même pour ceux qui accordent le plus de confiance aux résultats de l’émancipation, que, dans les premières années du moins, il y aura réduction dans les produits ; dès lors la diminution dans la quantité devrait être compensée par une augmentation dans la valeur. C’est à quoi le gouvernement anglais a pourvu pour ses colonies. Ces diverses considérations se réunissent pour que tout changement au système actuel soit précédé d’une loi qui, en nivelant les droits sur le sucre indigène et sur le sucre colonial, égalise les chances entre les deux produits. La loi devrait, de plus, augmenter la surtaxe sur le sucre étranger, pour mettre le sucre français à l’abri de toute concurrence de la part des sucres des colonies étrangères, où la production par des bras esclaves continuera à s’obtenir à des prix fort inférieurs

à ceux des colonies françaises. X. Quelle sera la portion de ce salaire qui sera attribuée au travailleur et versée pour son compte dans une caisse d’épargne, afin de lui ménager des ressources pour l’avenir ; celle qui sera employée à l’habillement, à l’entretien et à la nourriture de l’engagé, et enfin la part à réserver pour le remboursement au trésor public des avances qu’il aura, faites relativement au payement de l’indemnité ? La question, très-simple s’il ne s’agissait que de faire la part du salaire à verser dans la caisse d’épar-


37 gne, et celle qui devrait être employée à l’entretien et a l'habillement de l’engagé (le noir pourvoyant à sa nourriture au moyen de la terre qui lui sera donnée à cultiver le samedi), donne lieu à des difficultés extrêmes lorsqu’elle se complique du remboursement à faire au trésor. Des calculs auxquels s’est livré le conseil (1), il résulte que le prélèvement à faire pour couvrir le trésor de l’intérêt du capital de l’indemnité, et pour fonder un amortissement qui, au bout de trente-trois ans, procurerait le remboursement de ce capital, ne pourrait pas être moindre de 40 centimes par journée de travail ; ce qui, sur le salaire proposé de 60 centimes (taux moyen), ne laisserait que 20 centimes par jour pour améliorer le bien-être du noir. Or, cette somme serait absorbée en grande partie par le prix des vêtements, que l’esclave reçoit aujourd’hui de son maître, et qui, dans le nouveau système, cesseraient d’être à la charge de ce dernier. Le conseil comprend l’idée bienveillante qui sans doute a inspiré la proposition du remboursement au trésor; mais il est certain que la pensée du remboursement vient compliquer la question du salaire par l’intervention d’un intérêt qui devrait lui rester étranger, et il espère que la France reculera devant une exigence qui compromettrait, soit l’établissement du système, en ne faisant point assez pour le noir, soit l’avenir du travail libre, en obligeant dès à présent d’imposer aux propriétaires un salaire exagéré. Dans le cas où le Gouvernement, mieux placé que tes administrations coloniales pour apprécier les chances possibles de l’indemnité, persisterait dans la pensée lu remboursement, la conséquence forcée serait d’établir un salaire plus élevé. Le taux de 75 centimes pourrait, à la rigueur, être exigé de l’habitant sucrier, CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

(1) Voir les annexes, note C.

II SYSTÈME. e

Émancipation simultanée.


II SYSTÈME. e

Émancipation simultanée.

TROISIÈME PARTIE. 38 au moyen de la plus value que de nouveaux tarifs de douane pourraient donner au sucre; mais cette augmentation de charge ne pourrait être supportée par les autres cultures, pour lesquelles le Gouvernement n’aurait pas les mêmes compensations à offrir aux colons. Tout en maintenant le principe du remboursement, si c’est une nécessité, le Gouvernement pourrait du moins se borner à couvrir le trésor du capital de l’indemnité, en conservant à sa charge le payement de la rente qui aurait été inscrite pour y faire face. Ainsi se réaliserait la pensée, exprimée à la Chambre des Députés, que la charge devait être partagée entre le colon, l’esclave et le trésor. Dans ce système, on réduirait à 20 centimes la retenue à faire sur le salaire journalier de 60 centimes, et cette retenue, dans le cours de la vingt-quatrième année, aurait procuré un capital égal au montant de l’indemnité (1). Il resterait au travailleur 40 centimes par jour, ce qui lui assurerait une situation provisoire convenable, jusqu’à ce qu’à l’expiration des vingt-quatre années il entrât en jouissance de la totalité de son salaire. Pour les noirs de ville, dont le salaire ne serait que de 40 centimes par jour, comme on l’a dit en répondant à la question précédente, la part du remboursement serait moindre par jour; mais, comme elle porterait sur un plus grand nombre de jours, le résultat serait le même à la fin de l’année. Pour les noirs des habitations où le travailleur serait rétribué par la participation aux fruits ou le partage du temps, la retenue sur le salaire serait remplacée pas un droit de capitation, ainsi qu’il sera indiqué ci-après. Quant à ce qui concerne les caisses d’épargne, le conseil, après s’être reporté aux opinions du conseil

(1) Voiries annexes, note D.


39 privé, dans sa séance du 24 décembre 1838, pense encore que les répugnances qui ont accueilli dans les campagnes, en France, l’établissement des caisses d’épargne, se reproduiront ici avec beaucoup plus de vivacité; mais peut-être ces répugnances deviennentelles moins regrettables si l’on considère que le développement des besoins de la civilisation peut seul préserver l’avenir du travail libre des influences du sol et du climat. En somme, le conseil s’associe pleinement à la pensée d’établir des caisses d’épargne dans les colonies ; mais il pense que le dépôt à faire par les travailleurs doit être volontaire, et qu’il ne doit pas y avoir de prélèvement forcé sur son salaire. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

XI. Quels seront le mode et les époques du payement du salaire par le colon? La portion acquise au noir devrait être payée en argent à la fin de chaque semaine pour les travailleurs des exploitations rurales, et à la fin de chaque mois pour les noirs de ville. Sur les habitations soumises au régime du partage des fruits, le payement aurait lieu tous les ans à l’époque de la récolte, et prélèvement fait des avances qui auraient été faites par le propriétaire dans le courant de l’année. En cas de discussion, la poursuite se ferait sommairement et sans frais devant le juge rural, qui prononcerait sans appel. Quant à la portion afférente au remboursement (s’il est exigé), on en rendrait le prélèvement plus facile pour le trésor et moins onéreux pour le propriétaire, en employant le mode actuellement établi pour la perception, de l’impôt. Il s opérerait, pour les noirs des sucreries, au moyen d'un droit fixé à la sortie des denrées, et pour les autres habitations (y compris les caféières, par les motifs indiqués dans la

II SYSTÈME. e

Émancipation simultanée.


40 IIe SYSTÈME. Emancipation simultanée.

TROISIÈME PARTIE.

réponse à la question 9), de même que pour les noirs de ville, par un droit de capitation. Le payement en serait poursuivi comme en matière de contribution publique. Une note annexée au procès-verbal (1) indique les bases d’après lesquelles pourraient être fixés les droits dont il s’agit, de manière à procurer chaque année au trésor une somme égale au montant de la retenue sur le salaire. XII. Quel personnel faudrait-il organiser pour assurer à l’État l’exercice des droits qu’il se réserverait sur les noirs dont il aurait racheté la liberté, et pour assurer les progrès des noirs en instruction morale et religieuse ? Dans le cas où le Gouvernement adopterait un système analogue à celui qui a été indiqué en réponse à la question 4, le personnel consisterait, en ce qui touche le régime disciplinaire et l’exercice des droits de l’État, dans l’institution d’un magistrat dans chaque commune, et l’accroissement de la gendarmerie par un corps auxiliaire soumis à la même organisation et aux mêmes règles. En ce qui touche l’instruction morale et religieuse, le règlement à faire devrait fixer les jours et heures qui devront y être consacrés. Le conseil pense que ces fixations devraient être celles qui suivent, savoir : Deux heures par semaine pour les adultes, et quatre heures, divisées en deux fois, pour les enfants de sept à quatorze ans. Ces jours et heures devraient être pris sur le temps du travail ; ils seraient, pour chaque habitation, indiqués à l’avance par les curés. Les instructions auraient lieu soit à l’église paroissiale, soit dans des chapelles

(1) Voiries annexes, notes C et D.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

41

que le Gouvernement se propose de faire construire, soit dans les chapelles particulières des habitations, là où il en sera établi de concert avec l’autorité ecclésiastique. Lorsque l’instruction aurait lieu hors de l’habitation, le temps de l’aller et du retour ne serait pas compris dans les heures à y consacrer. Le propriétaire de l’habitation serait d’ailleurs tenu de faire réunir l’atelier pour la prière en commun, le matin et le soir, et de faire conduire les enfants à la messe et aux instructions les dimanches et les jours fériés. Pour atteindre ce but, il faut accroître sensiblement le personnel du clergé, le doter d’une organisation une et forte, multiplier dans son sein des hommes animés du zèle et du désintéressement évangéliques , dégager pour eux le présent des prévoyances de l’avenir. Il conviendrait d’associer à l’œuvre du clergé les frères de Ploérmel et des sœurs d’école pour les filles. Et, en attendant le développement que l’instruction primaire devra successivement recevoir, il faudrait fonder, dès à présent, une école de frères et une école de sœurs dans chaque commune, en commençant par les plus considérables. Sous ce double rapport, le bien possible sera toujours au-dessus des dépenses, quelles qu’elles soient. XIII. Quels encouragements pourraient être donnés aux mariages parmi les noirs passés sous la main de l’Etat? Les effets civils sont le plus puissant encouragement que l’on puisse donner au mariage. On pourrait y ajouter des secours et récompenses donnés avec discernement, et dont la fixation devrait être laissée au gouvernement local. IIIe PARTIE.

6

II SYSTÈME. e

Émancipation simultanée.


42

II

e

SYSTÈME.

Émancipation

simultanée.

TROISIÈME PARTIE.

XIV. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 4 mars 1831, ont été ou seront placés en état d’engagement, comme provenant des confiscations pour crime de traite ? Les seuls noirs du domaine colonial existant à la Guadeloupe sont, savoir : Ceux de l’habitation de Dolé, au nombre de. . 123 Ceux de l’habitation du Grand-Marigot, au nombre de .............................. 23 Ceux attachés à divers services, au nombre de. 72 ENSEMBLE

218

Les noirs des deux premières catégories devront suivre le sort de ceux attachés aux autres habitations de la colonie. Ils ne recevraient une destination nouvelle qu’autant que les habitations auxquelles ils sont actuellement attachés auraient elles-mêmes une affectation différente; dans ce cas, on pourvoirait à leur placement sur d’autres exploitations et aux conditions que la loi aura déterminées pour les noirs en général. Les noirs attachés aux divers services publics suivront également le sort des nègres de ville. La faculté de se racheter ne pourrait leur être refusée, mais dans les mêmes conditions que celles imposées aux autres noirs; seulement, comme l’État n’aurait rien déboursé pour eux, le prix de leur rachat devrait être versé dans la caisse coloniale, qui, plus tard, aura à pourvoir aux besoins des bureaux de bienfaisance. Du reste, en ce qui touche les établissements de cette nature, le conseil pense que le Gouvernement doit agir avec la plus grande mesure; car, une fois ouverts, ils ne manqueront pas d’être envahis par les


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

43

oisifs de toutes les conditions. Il pense même qu’il serait prudent que la loi qui instituera le régime nouveau garde le silence à cet égard ; le moment où il faudra s’en occuper viendra toujours trop tôt. III SYSTÈME. e

ÉMANCIPATION SIMULTANEE,

IIIe SYSTÈME.

PRÉCÉDÉE D’UN APPRENTISSAGE.

I. Quels seront la base et le montant de l’indemnité à payer aux maîtres par tête d’esclave ? Le conseil se réfère à la réponse qu’il a faite à la première question du titre II. Dans son opinion, les bases et le montant de l’indemnité doivent, dans ce système, être les mêmes que dans le système précédent. II. L’indemnité doit-elle être payée au moment de l’établissement de l’apprentissage, pendant le cours de l’apprentissage, ou seulement au moment même de l’émancipation ? Le conseil croit devoir se référer, sur ce point, aux réponses qu’il a faites à la question correspondante à celle-ci dans le système précédent ( 2 question ). Par les raisons indiquées alors, il pense que le payement de cette indemnité devrait s’effectuer au moment de l' établissement de l’apprentissage. e

III. Dans le cas où il ne faudrait pas attendre, pour la payer, l’époque de l'émancipation définitive, faudrait-il acquitter l’indemnité en un seul payement ou par plusieurs payements successifs ? L’affluence des capitaux dans les Antilles anglaises, résultant de l’acquittement immédiat et intégral de 6.

Émancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.


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TROISIÈME PARTIE.

l’indemnité, a été une grande ressource offerte aux habitants de ces colonies pour soutenir la transition. Émancipation siLe payement aux colons français de la totalité de l’inmultanée, précédée d’un apprentissage. demnité au moment où l’apprentissage serait établi, s’il n’était rigoureusement dû comme compensation du tort considérable que doit leur occasionner cette dépossession, serait une mesure nécessaire, comme leur offrant la seule chance d’éviter une ruine complète, en leur permettant de suppléer à la réduction incontestable du travail par l’amélioration des procédés de culture et de fabrication. L’habitant obéré trouvera en outre, dans cette somme, un moyen de satisfaire aux justes exigences de ses créanciers, dont le gage repose dans le maintien du produit de la propriété sur laquelle est hypothéquée sa créance. Dans le cas, au contraire, où cette indemnité serait morcelée, tout serait compromis pour l’habitant comme pour le créancier. Le moindre des inconvénients de ce fractionnement de la dette de l’Etat serait de donner naissance à un agiotage qui viendrait combler la mesure des misères du pays et des embarras très-grands pour le Gouvernement, qui doivent être la conséquence de la réforme de la société coloniale. Par ces motifs, le conseil est d’avis de payer l’indemnité en totalité aussitôt sa liquidation terminée. IIIe SYSTÈME.

IV. Quelle serait la durée de l’apprentissage ? Le Gouvernement, en s’arrêtant au système de l’apprentissage, aurait en vue l’adoption d’un régime intermédiaire qui laissât le temps nécessaire pour arriver à la moralisation de la population actuellement esclave, et à l’étude des dispositions à prendre pour garantir la conservation du travail après l’émancipation absolue. Sous ce point de vue, la détermination du temps serait difficile à faire dès à présent, car elle devrait être naturellement subordonnée aux effets


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

45

III SYSTÈME. seraient obtenus par l’application des moyens employés dans ce double but, Émancipation siD'un autre côté, la loi ne pourrait sans inconvé- multanée, précédée nients se taire sur ce point, car le silence laisserait d’un apprentissage. supposer au noir l’intention de faire continuer indéfiniment cet état de choses. Le conseil estime qu’il conviendrait de fixer à sept années la durée de l’apprentissage. e

V.

Quels seront pour les hommes, les femmes et les enfants, les jours et les heures de travail, le régime disciplinaire et les pénalités applicables à leur position spéciale? Le conseil pense que le régime qu’il a indiqué plus haut, en traitant ce qui concerne le système dit de la commission de la Chambre des Députés, serait également applicable au système de l’apprentissage. Il se réfère, en conséquence, aux réponses faites à la quatrième question de la deuxième série. VI. Comment sera-t-il pourvu à la nourriture et à l’entretien des enfants jusqu’à l’âge où ils pourront être loués ou engagés en attendant leur majorité et, par suite, leur libération complète ? Comment sera-t-il pourvu à la nourriture des vieillards ? Voir les réponses faites aux questions 1 et 5 de la seconde série. VII. Quels seront les droits civils que, sous le patronage du Ministère public, les noirs apprentis pourront exercer jusqu’à leur entière libération ? Ceux que, dans le système précédent, l’on a proposé d’accorder aux noirs rachetés par l’Etat. (Voir la réponse à la question 6 de la seconde série.)


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IIIe SYSTÈME. Emancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.

TROISIÈME PARTIE.

Ici le conseil spécial fait observer qu’aucune question, dans la note relative au système dont il s’occupe, ne traite des obligations qui devraient être imposées au maître pour la nourriture et l’entretien des apprentis adultes. Le conseil pense que, dans ce système, les obligations devraient rester les mêmes que dans l’état actuel d’esclavage, pour le logement, le vêtement, les soins en cas de maladie, et la nourriture, soit en nature, soit au moyen de l’abandon du samedi et d’un terrain dans les conditions réglées par la loi ou les usages. Mais, de plus, et comme les avantages moraux dont on entend faire jouir l’esclave durant l’apprentissage devraient être accompagnés de quelques avantages matériels, le conseil est d’avis qu’il devrait être payé par le propriétaire un léger salaire (dont le taux moyen pourrait être de 20 à 25 centimes, par exemple ) aux apprentis adultes employés, soit à la culture, soit dans les villes. VIII. Quelles seront les conditions sous lesquelles les noirs apprentis pourront se libérer, par voie de rachat, du travail et de l’état intermmédiaire qui leur auront été imposés ainsi qu’il est dit ci-dessus ? Par les raisons indiquées dans la réponse à la question 7 de la deuxième série, le conseil est d’avis que le Gouvernement n’a aucun intérêt à favoriser le rachat dans ce système, pas plus que dans le précédent Il pense, d’ailleurs, que, la durée de l’apprentissage étant limitée, il y aurait peu d’empressement de la part des noirs à acquérir à prix d’argent l’exemption des obligations qui leur seraient imposées. Les rachats qui seraient autorisés devraient être assujettis à des règles analogues à celles qui sont indiquées plus haut. Du reste, les membres du conseil se réfèrent, sur ce point, aux opinions détaillées en réponse à la septième question de la deuxième série.


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

47

IX. — X. Quels seraient, pendant la durée de l’apprentissage, les meilleurs moyens d’instruire et de moraliser le noir, afin qu’il arrivât, préparé, à l’état de liberté? Comment faudrait-il organiser le personnel chargé de surveiller l’instruction et la moralisation des noirs apprentis ? Sur ce double objet, le conseil spécial se réfère aux réponses détaillées qu’il a faites plus haut à l’occasion de la question 7 de la première série et de la question 12 de la deuxième série. XI. Y aurait-il des règlements à établir pour assurer la continuation du travail après l’époque de la libération définitive, et quels seraient ces règlements ? Le conseil est d’avis qu’il faudra contraindre la population, après comme pendant l’apprentissage, pour obtenir la continuation du travail. Ainsi qu’il l’a déjà exprimé en répondant à la question 17 de la première série, il est convaincu que, quel que soit le mode d’émancipation qui sera adopté, il y aura nécessité de prendre des mesures fortes pour retenir les nouveaux libres au travail de la terre. Un projet de règlement, ayant pour but de pourvoir à ce besoin impérieux de tous les systèmes d’émancipation possibles, se prépare et sera présenté ultérieurement à l’examen du conseil. XII. Faudrait-il des encouragements aux unions légitimes, et quels seraient les plus efficaces?

Le conseil a satisfait à cette demande en répondant à la vingtième question de la première série.

IIIe SYSTÈME. Émancipation

si-

multanée, précédée d’un apprentissage.


48 IIIe SYSTÈME.

Émancipation simultanée, précédée d’un apprentissage.

TROISIÈME PARTIE.

XIII. Y aurait-il quelque arrangement à faire relativement aux terres dont les noirs esclaves ont la jouissance sur les habitations de leurs maîtres ? Serait-il bon que la jouissance de ces terres leur fut assurée par des contrats de loyers dans lesquels la paissance publique interviendrait ? Les cases à nègres sont construites à la Guadeloupe par les soins du maître, et les terres données aux esclaves pour être cultivées dépendent de l’habitation. Ces cases et ces terres sont, dans les colonies, des moyens d’exploitation, comme le sont en France les terres et les bâtiments des fermes. La jouissance de ces objets pourrait être laissée aux ouvriers et aux laboureurs d’une habitation par contrat, dans la passation duquel la puissance publique ne devrait intervenir que pendant l’apprentissage Ce contrat serait stipulé contradictoirement. Il ne saurait l’être seulement dans l’intérêt de l’affranchi ; il doit l’être aussi dans l’intérêt du maître, la possession des cases et des terres étant, pour celui-ci, des moyens d’attirer les ouvriers et de s’assurer, par la condition du travail bien que salarié, imposée à ses locataires le concours des bras nécessaires à l’exploitation de sa propriété. XIV. Quelles dispositions devront être adoptées pour les noirs dits du domaine colonial, qui sont en état d’esclavage, et pour ceux qui, en vertu de la loi du 24 mars 1831 ont été ou seront placés en état d’engagement comme provenant de confiscations pour crime de traite ? Des conditions spéciales appliquées aux noirs du domaine colonial, et différentes de celles qui seraient adoptées pour le reste de la population esclave, pro-


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

49 duiraient le plus mauvais effet. Les esclaves des habitations domaniales devraient être traités comme ceux des autres exploitations rurales, et les noirs de l’atelier colonial comme ceux des villes. Quant aux noirs provenant de confiscations pour crime de traite, le conseil n’a point à s’en occuper ici, puisqu'il n'en existe plus à la Guadeloupe qui n’aient déjà reçu leur libération complète en vertu des dispositions de la loi du 4 mars 1831. L'examen des questions est terminé dans la séance du 30 janvier 1841, qui est levée à cinq heures. Le conseil s'ajourne su 1 février er

SÉANCE DU 1er FÉVRIER 1841. Le lundi 1er février 1841, à midi, le conseil spécial se réunit à l'hôtel du Gouvernement. L'examen des questions de la Commission étant terminé, le conseil se reporte à la circulaire ministérielle du 18 juillet 1840, afin de présenter ses observations sur les objets qui y sont traités, et auxquels il n’aurait pas été déjà satisfait en répondant aux questions. Il est donné une nouvelle lecture de la circulaire. Les seuls points sur lesquels il reste à s’expliquer sont ceux qui vont être indiqués. Moyens de sûreté et de police (Page 13 de la circulaire.) — L' opinion du conseil spécial est que le régiment d’infanterie porté à 2,500 hommes, et la compagnie de gendarmerie à cheval portée à 148 hommes, comme ils viennent de l’être, constituent une force de police suffisante pour les besoins du service tels qu'ils apparaissent en ce moment au conseil. Mais il III PARTIE. 7 e

Questions générales.


50 Questions générales.

TROISIÈME PARTIE.

est indispensable que ces corps soient constamment tenus au complet; et, pour y parvenir, attendu les pertes rapides qui résultent des mortalités, des congés de convalescence, etc., il serait nécessaire qu’au moment du recrutement l’effectif présentât un excédant au complet fixé, afin de compenser les pertes des premiers mois. C’est ce qui n’arrive pas généralement, et il en résulte que les corps sont presque toutoujours fort au-dessous du complet qui leur est assigné. Au moment où il s’agira de mettre en œuvre un système quelconque d’émancipation, il sera nécessaire d’adjoindre à la compagnie de gendarmerie à cheval un corps auxiliaire composé de gendarmes à pied, astreint aux mêmes règles de discipline et d’administration intérieure que la gendarmerie royale, et à un mode de recrutement qui permette d’y recevoir les hommes du pays reconnus propres à ce service. La force de ce corps auxiliaire, destiné à être réparti entre les trente-trois communes de la colonie ne pourrait être moindre de 300 hommes. Quant à l’artillerie, le conseil pense que les deux compagnies de canonniers que possède la Guadeloupe sont insuffisantes pour le service. L’étendue du littoral et la défense des dépendances, dont l’une les Saintes) exige à elle seule un armement considérable, voudraient qu’il fût passé à la Guadeloupe quatre compagnies de canonniers. Le conseil spécial insiste pour que, du moins, il soit accordé immédiatement à cette colonie une troisième compagnie d’artillerie comme il vient d’en être donné une à la Martinique. Caisses d’épargne. (Page 15 de la circulaire.) — Le conseil spécial s’est expliqué sur l’institution des caisses d’épargne en ce qui touche les dispositions prévues des noirs à l’égard de ces établissements. Répondant aux questions qui concernent le mode d’exécution, le conseil, après s’être reporté aux opinions


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

51

émises à ce sujet dans la séance du conseil privé du Questions 24 décembre 1838, exprime l’avis que, nonobstant les obstacles que la modicité du taux de l’intérêt ne peut manquer d’apporter au succès des caisses d’épargne, comme la sécurité du placement doit l’emporter sur toutes les autres considérations, les fonds devraient être placés en France. Pour suppléer à cette modicité d’intérêts, il conviendrait que la colonie fît une prestation annuelle au profit de la caisse d’épargne de ses travailleurs. On pourrait, par exemple, affecter à cette destination le produit net des habitations pénitentiaires qu’il est question d’organiser, après toutefois qu’il aurait été prélevé sur le bénéfice annuel de ces habitations une réserve convenable pour parer aux événements imprévus. Ces observations terminent l’examen des questions de la Commission et de la circulaire ministérielle, MM, l’ordonnateur, le directeur de l’administration intérieure, et le procureur général, émettent ensuite successivement leur opinion sur l’ensemble de chacun des systèmes qui viennent de passer à l’examen du conseil, et leurs idées sur les dispositions qui leur paraîtraient les plus propres à concilier les diverses nécessités de la situation, savoir : l’abolition de l’esclavage ( que le Gouvernement déclare être arrêtée en principe), l’indemnité due aux maîtres, la conservation du travail, la moralisation et le bien-être matériel des noirs, Après avoir entendu ces trois membres du conseil, il est convenu que les opinions qui viennent d’être débattues par chacun d’eux seront rédigées, pour être présentées à une séance ultérieure. La séance est levée à cinq heures, avec ajournement à lundi 8 février.

7.

générale


52

TROISIÈME PARTIE.

SÉANCE DU 8 FÉVRIER 1841.

Le lundi 8 février 1841, le conseil spécial se réunit à midi à l’hôtel du Gouvernement. Projet de loi proposé dans l’hypothèse du 2 système. (Émancipation simultanée.) e

Il est donné lecture au conseil d’un projet de loi préparé par les soins de M. le procureur général, et contenant les dispositions qui, dans le cas où le mode d’émancipation simultanée au moyen du rachat immédiat des esclaves par l’Etat serait adopté par le Gouvernement, paraîtraient devoir être insérées dans l’acte législatif. L’examen de ce projet ne donne lieu à aucune observation. Dans l’opinion du conseil, les dispositions qu’il renferme, sauf l’article 2 relatif au louage du travail des noirs rachetés par l’État, et qui se rapporte spécialement au mode pour lequel le projet a été rédigé, pourraient utilement s’appliquer à tous les systèmes d’émancipation simultanée qui seraient adoptés. PROJET DE LOI.

ART.

1er.

« Il est ouvert à notre ministre de la marine et des « colonies un crédit de. .... à l’effet d’indemniser « les propriétaires colons de la dépossession de leurs « esclaves, qui, à partir du deviendront prol’État. de « priété ART.

2.

« Les esclaves rachetés par l’Etat resteront, à titre «d’engagés, au service de leurs anciens maîtres. Une


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

53

« ordonnance royale déterminera le mode, les condi« tiens et la durée de cet engagement.

Projet de loi proposé dans l’hypothèse du 2e système (Émancipation simultanée.)

ART. 3.

« L’État confère aux noirs la jouissance des droits « civils ci-après : « 1° Les mariages qu’ils pourront contracter à l’a« venir et les mariages religieux qu’ils auront anté« rieurement contractés produiront les effets civils de « la loi. « 2° Ce qu’ils possèdent leur appartiendra en propre « et ils pourront en disposer par acte entre-vifs ou pour « cause de mort. « 3° Ils hériteront en ligne directe de leurs ascen« dants légitimes ou naturels et de leurs descendants « légitimes seulement. « 4° Ils seront capables de tous les actes de simple « administration de leur bien, et pourront, sous l’as« sistance du ministère public, exercer tous les droits « conférés aux mineurs émancipés sous l’assistance de « leurs curateurs, par les articles 481, 482, 483, 484, « § 2, et 487 du Code civil. ART.

4.

« L’indemnité sera répartie entre les diverses co« lonies, dans la proportion du nombre de noirs exis« tant dans chacune d’elles. « La distribution de l’indemnité sera faite sur la « base d’une moyenne évaluée par tête, sans distinc« tion d’âge ni de sexe, et au moyen de laquelle les « vieillards, les enfants et les infirmes resteront à la « charge de la propriété du fonds. « Aucune indemnité ne sera accordée pour les noirs « absents dont l’existence ne sera pas justifiée dans « l' année qui suivra l’époque de la promulgation de la « présente loi.


54 Projet de loi proposé dans l’hypothèse du 2 système. (Émancipation simultanée. ) e

TROISIÈME PARTIE.

ART.

5.

« L’indemnité reste le gage des créanciers. Néan« moins, à l’égard des noirs attachés à la culture, les « créanciers viendront au partage de l’indemnité dans « la proportion de leurs droits sur la valeur totale de « l’habitation. « A l’égard des créanciers privilégiés ou hypothé« caires produisant et non contestés, le juge ordon« nera que le fonds affecté au privilége et hypothèque « sera estimé par des experts. « Les collocations seront faites au profit des créan« ciers dans l’ordre de leur privilége et hypothèque, « mais de manière qu’ils conservent sur le fonds resté « aux mains de leurs débiteurs une partie de leur « créance correspondante à la valeur de ce fonds « Les créances ayant pour cause le prix des esclaves «pour lesquels l’indemnité est accordée seront col« loquées par privilége jusqu’à concurrence seulement « de ce qui est alloué au débiteur pour ces esclaves « S’il existe des inscriptions du chef des femmes, « mineurs ou interdits, et quelles soient les plus an« ciennes ; le montant de l’indemnité sera déposé dans « la caisse des consignations jusqu’à la liquidation des « droits des femmes, mineurs ou interdits. « Les créanciers postérieurs seront néanmoins colloqués provisoirement; ils pourront même toucher « le montant de leur collocation en fournissant caution « pour la garantie des droits des femmes, mineurs ou « interdits. « La caution sera présentée à la femme ou au su« brogé-tuteur du mineur ou de l’interdit : sa suffi« sance sera toujours débattue en justice. ART. 6.

« Il sera statué par ordonnance royale sur le mode « de location et sur le taux du salaire des noirs objets


CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE. 55 la « de présente loi, ainsi que sur la répression du « vagabondage, l’organisation du travail et du nouveau « régime disciplinaire à introduire dans les colonies « françaises. » La séance est levée à cinq heures, avec ajournement au jeudi 11 février, pour prendre communication des deux projets d’ordonnance prévus aux articles 2 et 6 du document dont le conseil vient de s’occuper dans la présente séance.

SÉANCE DU 11 FÉVRIER 1841.

Le jeudi 11 février 1841, le conseil spécial se réunit à midi à l'hôtel du Gouvernement. M. le secrétaire du conseil donne lecture des projets des deux ordonnances qui seraient à rendre, dans le sens des dispositions prévues aux articles 2 et 6 du projet de loi examiné dans la séance du 8 février, savoir : L’un pour régler la police, la discipline, la surveillance des ateliers, la juridiction rurale et les pénalités des noirs rachetés par l’Etat et soumis à l’état d’engagés. L autre, pour regler le mode, les conditions et la durée des engagements. Les deux projets, qui constitueraient le Code rural 'lu système indique, ont été préparés par les soins de M. le procureur général, et appropriés au mode d’émancipation auquel se rapporte le projet de loi examine par le conseil dans la séance du 8. L’examen des deux projets d’ordonnance est renvoyé à une séance ultérieure dont le jour sera prochainement indiqué. La séance est levée à cinq heures.

Projets d'ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simultanée.)


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TROISIÈME PARTIE,

SÉANCE DU 3 MARS 1841.

Le mercredi 3 mars 1841, le conseil spécial se réunit à midi à l’hotel du Gouvernement. Cette séance est entièrement remplie par la lecture des procès-verbaux des séances des 4,5,6 décembre 1840 ; 20, 22, 23, 27, 28, 29 et 30 janvier 1841 ; 1 , 8 et 11 février, qui sont définitivement adoptés. La séance est levée à cinq heures, avec ajournement à demain. er

SÉANCE DU 4 MARS 1841.

Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Emancipation simultanée.)

Le jeudi 4 mars 1841, le conseil spécial se réunit à midi à l’hôtel du Gouvernement. L’objet de la séance est l’examen des deux projets d’ordonnance dont il a été donné une première communication au conseil à la fin de la séance du 11 février dernier. Premier projet, relatif à la police, à la discipline, à la juridiction rurale et aux pénalités à appliquer aux noirs rachetés par l’Etat. Les articles 1 à 1 7 inclus de ce projet ne donnent lieu à aucune observation. L’article 18 est ainsi conçu : « Il ( le propriétaire ) ne pourra, sans l’approbation « du juge, infliger plus de douze heures de détention * dans la salle de discipline. «


57 M. l’ordonnateur fait observer que la punition sera presque toujours faite dans l’intérêt du maître, et que cette disposition l’institue ainsi juge dans sa propre cause ; ce serait lui donner une action qu’il sera toujours supposé enclin à étendre dans son intérêt, et que, par ces considérations, il conviendrait mieux de placer dans les mains du magistrat. M. l’inspecteur colonial partage cet avis. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Émancipation simultanée.)

M. le procureur général répond que, dans la réalisation de tout système d’émancipation, le Gouvernement doit se préoccupper d’abord de la conservation du travail et du maintien de l’ordre ; que ce double but serait évidemment manqué si la loi, après avoir aboli les peines corporelles, ne laissait point au propriétaire , par délégation de l’Etat et en sa qualité de chef d’atelier, un droit de détention sur l’ouvrier. M. le procureur général n’aperçoit pas un autre moyen d’assurer la discipline permanente de l’atelier, et on ne lui en indique aucun autre. Il lui semble d’ailleurs, comme on l’a déjà dit, qu’il y aura garantie suffisante dans le droit de surveillance dont sera revêtu le magistrat de la commune, et notamment dans celui que lui donne l’article suivant du projet, de faire cesser ou réduire la punition infligée par le maître, s’il le juge convenable. M. le gouverneur et M. le directeur de l’intérieur adoptent cette disposition du projet, par les motifs qui viennent d’être indiqués, et qui ont déjà été produits dans la réponse faite à la quatrième question de deuxième série. L’article 19 11e donne lieu à aucune observation. L’article 20 dispose que : « Le juge fera cesser la punition ou en réduira la * durée, si elle lui paraît injuste ou trop rigoureuse. » M. le directeur de l’intérieur dit qu’il vaudrait mieux restreindre le temps à donner à la punition du maître, IIIe PARTIE.

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58 Projets d’ordonnances pour l’application du 2e système. (Émancipation simultanée.)

TROISIÈME PARTIE.

et ne pas attribuer au juge la faculté de réduire ou de contrôler cette punition. Tous les autres membres du conseil sont, au contraire, d’opinion qu’il est nécessaire de laisser au magistrat cette autorité, comme correctif du droit donné au maître par l’article 18. Les articles 21 et 22 sont admis sans objection. L’article 23 s’exprime comme suit : « Le tribunal tiendra trois audiences par semaine « au bourg de chaque commune. « Un règlement de l’administration locale fixera « les jours et heures des audiences. » M. l’ordonnateur demande qu’il soit entendu que le jour à fixer ne sera ni un samedi ni un dimanche. Les autres membres pensent qu’il est inutile que l’ordonnance pourvoie à cette fixation; que ce sera à l’autorité locale, lorsqu’elle fera son règlement, à apprécier l’observation qui vient d’être faite. Les articles 24, 25, 26 et 27 ne donnent lieu à aucune observation. L’article 28 dispose que : «En matière civile, il sera procédé ainsi qu’il est « réglé au livre I du Code de procédure. «En matière de police, le juge rural s’adjoindra « deux assesseurs avec voix seulement consultative, « et choisis sur chacun des tableaux dont il est parlé « ci-après. » M. l’ordonnateur croit qu’il serait utile d’appeler aussi les assesseurs dans les affaires civiles, ce qui représenterait l’institution des prud’hommes dans les localités de grandes manufactures. Les articles 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39 et 40 sont adoptés sans objection. L’article 41 est ainsi conçu : « La durée de la détention dans la salle de disci* pline sera, selon les circonstances, «De deux heures (de midi à deux heures); er


59 Projets d’ordon« D’une nuit, sans l’approbation du juge; et, avec nances pour l’applison approbation, de deux nuits ; cation du 2 système. « De deux à quatre jours. » (Emancipation simultanée.) M. l’ordonnateur demande que, dans le cas de détention dans la prison de l’habitation, la nourriture du détenu reste à la charge du propriétaire. Il voudrait aussi que l’article disposât que la détention ne pourrait avoir lieu ni le samedi, ni le dimanche, ni les jours fériés. M. le procureur général dit qu’en Ce qui touche les nuits il n’existe aucune différence entre celles des jours appartenant au noir, et celles des jours pendant lesquels il est obligé à un travail pour le propriétaire. Il lui semble du reste qu’il y a garantie suffisante pour l’esclave dans l’approbation du magistrat, sans laquelle la détention ne peut s’étendre au delà d’une nuit. CONSEIL SPÉCIAL DE LA GUADELOUPE.

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L’observation de M. l’ordonnateur, tendant à ce que la détention ne puisse jamais avoir lieu les samedi, dimanche et jours fériés, n’est pas adoptée par les autres membres du conseil. Les articles 42, 43, 44, 45, 46, 47,48, 49, 50 et dernier du projet ne donnent lieu à aucune observation.

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