Rimbaud "pilleur d'épaves" ?

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RIMBAUD PILLEUR D’EPAVES ? A PROPOS DE DEUX LETTRES CONSERVEES PAR LE MUSEE-BIBLIOTHEQUE ARTHUR RIMBAUD

Le Cap Gardafui1

Parmi les légendes qui ont couru sur Rimbaud, plusieurs concernent l’année 1878, période au cours de laquelle on ne sait guère ce que fut la vie de l’ex-poète. L’une de ces rumeurs, apparue à la fin des années 1920, faisait de Rimbaud un « pilleur d’épaves » au Cap Gardafui, pointe extrême de la corne orientale de l’Afrique, dans le golfe d’Aden. Jean-Jacques Lefrère précise dans un volume récemment publié2 : 1

Edgar Boulangier, Un hiver au Cambodge, Mame, 1887, p. 17. Boulangier est passé au large de Gardafui en août 1880 à bord du paquebot Peï-Ho, sur lequel se trouvait également l’explorateur Georges Révoil, qui fit halte à Aden. Cette gravure semble en partie inspirée d’un croquis de Révoil qui fut souvent reproduit, entre autres dans la Nouvelle Géographie universelle d’Elisée Reclus. 2 Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume 1901-1911, Fayard, 2011.


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Dans son volume de Lettres de la vie littéraire d’Arthur Rimbaud, Jean-Marie Carré publiera le courrier que lui avait adressé d’Alger, le 27 juillet 1928, un nommé Émile Deschamps, lequel se disait « presque certain » d’avoir connu Rimbaud en 1878 à Aden, où il était lui-même « premier commis » à l’agence des Messageries maritimes. Selon ce Deschamps, Jules Suel, propriétaire de l’Hôtel de l’Univers d’Aden, aurait engagé Rimbaud à Suez ou à Port-Saïd pour participer à « une petite expédition de pillage d’épave au cap Gardafui où un bateau s’était jeté ». Il s’agissait de disséquer un navire qui s’était échoué sur ce cap au nom rendu fameux par autant de naufrages que de romans. D’ordinaire, ces épaves étaient pillées de la soute au pont par des Somalis qui revendiquaient ce privilège en échange de la vie des passagers, qu’ils sauvaient de la noyade mais gardaient prisonniers. Deschamps prétendait avoir vu Rimbaud dans l’hôtel de Suel, parmi le petit groupe constitué pour cette mission de rapine : Ils étaient trois ou quatre, je crois, qui trônaient sur des chaises, sur l’un des côtés, à l’entrée de l’hôtel, chaque soir, tandis que je me trouvais, avec des amis, de l’autre côté. Je n’ai pas, alors, spécialement remarqué l’un ou l’autre de ces pauvres gens, épaves eux-mêmes, sauf l’un qui était trapu, paraissait le chef et avait, au-dessus du pouce à l’une des mains, un autre petit pouce supplémentaire. Je me le rappelle parce qu’il gesticulait beaucoup : il eût été difficile de ne point voir cette anomalie. Il y avait, dans le groupe, un Arthur Rimbaud, et j’ai toujours pensé que c’était le poète. La chronologie s’oppose-t-elle à un séjour de Rimbaud à Aden ou au cap Gardafui à cette époque de sa vie ? Aurait-il matériellement eu le temps de se rendre dans ces régions entre son débarquement à Alexandrie et son départ pour Chypre. Plus tard, Maurice Riès, négociant qui avait connu Rimbaud à Aden et à Marseille, écrira à son vieil ami Deschamps (qui communiquera la lettre à Jean-Marie Carré) : « Vous, vous faites erreur. Jamais, si je ne m’abuse, Rimbaud [ne] fut employé de Suel, non plus que chasseur d’épaves dans le Golfe d’Aden » (lettre du 15 mars 1929).

Émile Deschamps à Jean-Marie Carré Alger, le 27 juillet 1928 Excusez-moi d’avoir autant tardé de répondre à votre aimable envoi ; ma santé est, en ce moment, si mauvaise, que je lui dois bien des négligences. Votre œuvre La Vie aventureuse de Jean Arthur Rimbaud m’a intéressé au plus haut point. Quelle existence


RIMBAUD PILLEUR D’ÉPAVES ? extravagante ! Et je suis presque certain – je cherche la confirmation de mes souvenirs auprès de mes très anciens amis à qui j’écrivis, sans succès, il y a un an – la lettre me revint, mais je crois qu’il y a erreur et je vais faire un nouvel effort – je suis, dis-je, presque certain de l’avoir connu, en 1878, à Aden où j’étais 1er ancien à l’agence des Messageries Maritimes, mon père était alors commandant à la même compagnie. Il avait été engagé à Suez, ou Port-Saïd, par le « Père Suel », propriétaire de l’Hôtel Suel qui avait besoin de bras pour envoyer une petite expédition de pillages d’épave au Cap Guardafui où un bateau s’était jeté. Ils étaient trois ou quatre, je crois, qui trônaient sur des chaises, sur l’un des côtés, à l’entrée de l’hôtel, chaque soir, tandis que je me trouvais, avec des amis, de l’autre côté. Je n’ai pas, alors, spécialement remarqué l’un ou l’autre de ces pauvres gens, épaves eux-mêmes, sauf l’un qui était trapu, paraissait le chef et avait, au-dessus du pouce à l’une des mains, un autre petit pouce supplémentaire. Je me le rappelle parce qu’il gesticulait beaucoup, il eût été difficile de ne point voir cette anomalie. Il y avait, dans le groupe, un Arthur Rimbaud, et j’ai toujours pensé que c’était le poète. Si je réussis à joindre mon ami [Riès], qui était, il y a quelques années, à Marseille et à qui j’ai demandé ses souvenirs pour conforter les miens, sur Manzoni, un des descendants du poète qui faillit [s]e faire prendre et condamner à mort à La Hadj, et Georges Révoil, l’explorateur, je m’empresserai de vous faire connaître ce que je ne vous dis pas ici – ou en diffère. Alger, 24 février 1929 Excusez-moi d’avoir laissé sans réponse votre lettre du 21 novembre d[ernie]r. Il n’y a pas eu, comme vous pourriez le croire, négligence de ma part. Mais les efforts pour pouvoir mettre la main sur mon vieil ami d’Aden, s’il est encore de ce monde, sont restés infructueux. Étant – ou ayant été – un notable commerçant de la place, comme un encaisseur de M. César Tian, négociant en cafés bien connu, je me suis adressé au Président de la Chambre de Commerce. Il ne m’a pas répondu. J’ai alors écrit [à] un cousin, mais comme je me suis trompé de prénom – excusable pour ma famille de 22 enfants – ma lettre doit avoir été envoyée à Paris. Donc pas de réponse de ce côté, non plus. J’ai maintenant écrit – à ma sœur, à Antibes, pour qu’elles-mêmes écrivent [sic] à Marseille à ces cousins. Par là la voie est plus sûre. Mais il est presque certain que mon ami est mort. Écrirai-je à Aden, à ses fils qui ont pris, je crois, la suite des affaires de la maison ? J’hésite, parce que je ne connais pas ces jeunes gens et qu’ils ne trouveront certainement personne à Aden présent en 1878. Mais quoi qu’il résulte de ces tentatives, je suis certain qu’un Arthur Rimbaud était à Aden fin 1878 parmi les quelques ouvriers que le père Suel avait été engager à Suez (plutôt qu’à Port-Saïd) pour se rendre au cap Guardafui, le cap des naufrages, disséquer un navire qui s’y était jeté. D’Aden au Cap, en boutre, il y a quelques heures. Cette idée que cet Arthur Rimbaud était bien le poète vagabond n’est pas récente. Elle date déjà de très longtemps. Aussi je la tiens pour exacte. Il n’y est certes pas resté beaucoup puisqu’en fin novembre 1878 il était à Alexandrie, et vers mi-décembre à Chypre. Ce serait donc pendant ces 15 jours qu’il aurait été à Suez où il fut embauché comme naufrageur par le père Suel. Je ne le vois guère, à Aden, à la porte d’entrée de l’hôtel, que pendant deux ou trois jours, et personne ne parla plus de rien. Ce n’était d’ailleurs pas une histoire à répandre, la justice anglaise étant autrement plus sévère que la nôtre. C’est aussi à peu près l’époque, fin décembre, où je quittai Aden. Si mon vieil ami Riès est, malgré les apparences, encore de ce monde, je lui enverrai une commission rogatoire, pour aller plus vite. Voilà tout ce que j’ai pu faire, c’est-à-dire bien peu. Veuillez agréer, Cher Monsieur, avec mes regrets, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

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La question semble donc réglée. Pourtant, un examen attentif du témoignage de Deschamps montre qu’il ne s’agissait pas d’une simple méprise, ou d’une affabulation : – Deschamps était bien à Aden à cette époque ; – les faits auxquels il se réfère sont tout à fait réels ; – les autres personnages qu’il cite ont bien séjourné à Aden en 1878. Né en 1857, Émile Deschamps était médecin-major de la Marine et explorateur, s’attachant surtout à la botanique, à la zoologie et à la description des populations des nombreux pays qu’il a visités. Il n’a pas marqué l’Histoire, mais certains de ses ouvrages de vulgarisation ont connu le succès (Au pays des Veddas, 1886, sur Ceylan ; Au pays d’Aphrodite, 1898, sur Chypre3). En 1891, il demanda au ministre de l’Instruction publique d’être chargé d’une mission d’exploration. Il mentionne, dans sa lettre de motivation, son séjour à Aden de 1878-794. En juin et juillet 1877, deux importants paquebots firent naufrage au Cap Gardafui, le Cashmere et le Meïkong (ou Meï-Kong)5. Le naufrage du second souleva une grande émotion6. Selon Georges Révoil, quatre autres gros vapeurs, dont le français Voltigiern, s’échouèrent dans le secteur entre l’été 1877 et janvier 1879. Ce « cap des naufrages » a fait bien d’autres victimes. En août 1880, alors que Révoil et Rimbaud viennent d’arriver à Aden, une dépêche laconique signale qu’un vapeur transportant plus de 900 pèlerins à La Mecque s’est perdu près de Gardafui : « Presque tous les passagers ont péri ; le capitaine, sa femme, trois officiers et 16 indigènes ont été sauvés et sont arrivés à Aden » (Le Temps du 12 août 1880). 3

Clin d’œil de l’histoire, des gravures extraites de ce livre ont parfois été utilisées pour illustrer le séjour de Rimbaud à Chypre, comme dans l’exposition du centenaire à la Bibliothèque Nationale en 1954. 4 Ce document figure dans le fonds Duveyrier des Archives nationales. Par ailleurs, nous avons consulté la correspondance de Deschamps avec Antoine d’Abbadie, grand explorateur de l’Ethiopie, conservée à l’Institut de France. 5 Le Meïkong était le quatrième d'une série de cinq paquebots construits à La Ciotat. Les autres (Amazone, Sindh, Ava, Peï Ho) transitaient également par Aden, et c’est à bord du plus ancien, l’Amazone, que Rimbaud fut rapatrié en France en 1891. 6 Ce naufrage suscita même des œuvres de fiction, comme ce roman d’Adolphe Belot que Bardey dit avoir acheté sur le paquebot qui le menait pour la première fois à Aden. Il s’agit de Chère adorée, mais ce livre ne fut publié que dix ans plus tard, en 1890.


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« Wreck of the Mail Steamer Mei Kong Near Cape Gardafui on the Coast of Africa » (The Daily Graphic, New York, 9 août 1877, gravure reprise de L’Illustration)

Arrivant à Aden au printemps 1880, Alfred Bardey recruta un certain Pinchard, l’un des rares Français présents dans la région7. Quelques mois plus tard, un autre exilé cherchant du travail complètera l’équipe : Arthur Rimbaud. Selon le témoignage de Bardey, Pinchard, avant de devenir son employé, travaillait pour une entreprise de récupération des épaves échouées à Gardafui (que Bardey appelle pudiquement une « société de sauvetage ») : Ancien sous-officier de tirailleurs, je crois, ayant habité très longtemps l’Algérie et la Tunisie en dehors de son service militaire, il parlait l’arabe comme sa propre langue. Les Égyptiens 7

Les quelques autres Français d’Aden, ayant des situations plus « assises », n’étaient pas disponibles : commerçants (Tian, Riès, Suel, Nédey, Bidault de Glatigné), agent consulaire (Delagénière), employés des Messageries maritimes (J.-B. Rimbaud, Dufau, Jouve), religieux (père Edmond). Les autres travaillaient sur la côte somalienne ou en Abyssinie (Pino, Tramier, Brémond, Labatut).


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ne voulaient pas le croire Français et le qualifiaient de Maugrabi (Arabe de l’Afrique du Nord). Quand je l’engageai pour m’accompagner au Harar, il n’avait jamais pénétré dans l’intérieur du Somal ou de toute autre partie de l’Afrique orientale. Il venait de cesser de faire partie d’une sorte de Société de sauvetage qui s’était constituée pour acheter aux Somalis les épaves de divers vapeurs : le « Cachemyr », le « Vortigiern », etc., échoués au cap Guardafui (extrême pointe Est du Somal), et pour tenter d’avoir une concession de phares8. En 1879 Pinchard était constamment à Aden ou Alloula près Gardafui. Il fut notre agent au Harar depuis mon départ de cette ville (premiers jours d’Octobre 1880) jusqu’à mon retour, Mars 1881, époque à laquelle il dut partir pour l’Egypte pour raison de santé9.

Il a donc bien existé une société créée pour exploiter ces épaves. Son activité suscita un procès, engagé par les compagnies d’assurance, à Aden, dont les archives anglaises conservent peutêtre les actes10. Nous n’avons pas relevé de traces de Pinchard dans les actes du consulat de France à Aden ; il ne faisait donc pas partie des résidents habituels de la ville, et il est permis de supposer qu’il y est arrivé pour travailler sur les épaves de Gardafui, avant d’être recruté par Bardey. Au moment de l’arrivée de Bardey, Pinchard logeait à l’Hôtel de l’Univers11. Suel était bien à l’époque propriétaire et directeur de l’Hôtel de l’Univers, et se livrait à des opérations commerciales, comme le financement, en 1885, de la caravane d’armes montée par Rimbaud et Labatut. La véranda de son hôtel était un lieu de rendez-vous, et il en subsiste des photographies sur lesquelles on voit des personnages assis dans des fauteuils près de l’entrée. Les familiers de l’établissement ne le nommaient pas « Hôtel de 8

Lettre à Jean Bourguignon, 21 mars 1901. Dans son livre, Bardey indiquera : « Pour le moment [mai 1880] il est employé dans une société formée à Aden pour le sauvetage [sic] des navires qui s’échouent trop fréquemment au cap Gardafui » (Joseph Tubiana éd., Barr Adjam, réédition 2010, p. 25). 9 Lettre à Jean Bourguignon, 4 avril 1901. Bardey insiste sur ce point pour récuser l’idée que Pinchard serait entré le premier à Harar. En effet, au printemps 1881, Pinchard s’était empressé d’adresser à la Société de géographie le récit de son prétendu voyage au Choa en 1879 (il fut fermement démenti, en particulier, par Mgr Taurin Cahagne). Cette étrange supercherie n’était sans doute qu’une vantardise, mais constituait aussi un alibi idéal pour protéger son auteur contre d’éventuels soupçons d’activités peu honorables durant son séjour en Mer Rouge. 10 Georges Révoil, Voyage au Cap des Aromates (Afrique orientale), 1877-1878, Paris, Dentu, 1880 (rééd. Victor Attinger, Paris, 1932), p. 175. 11 Alfred Bardey, Barr-Adjam, op. cit., p. 25.


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l’Univers », mais, comme Deschamps, « hôtel Suel ». Dans une lettre à sa famille, Rimbaud corrige d’ailleurs sa mention première, « Hôtel Suel », par le nom officiel « Hôtel de l’Univers ».

Rimbaud, lettre du 8 mars 1886 (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet).

L’expression qu’utilise Deschamps – « le père Suel » – est également significative. Un Français qui séjourna à Aden autour de 1890 l’explique dans ce portrait aigre-doux : « Notre hôtelier, propriétaire du Grand hôtel de l’Univers, aimait surtout à poser, avec bonhomie, en homme supérieur ; c’est pourquoi nous l’appelions tous le père Suel, quoique personne au monde ne lui ait connu un enfant légitime. »


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Le « père Suel » en son l’Hôtel de l’Univers12 12

En haut, extrait de Jousseaume, Impressions de voyage en Apharras, 1914 (document découvert par M. Reinhardt Pabst) ; en bas, détail de la photographie où apparaît Rimbaud sur la véranda de l’Hôtel de l’Univers, 1880.


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Dans ces deux lettres que Deschamps adressa à Carré, il est question de personnes que l’épistolier a jadis connues à Aden et qui sont susceptibles de corroborer les souvenirs du vieil homme : Si je réussis à joindre mon ami, qui était, il y a quelques années, à Marseille et à qui j’ai demandé ses souvenirs pour conforter les miens, sur Manzoni, un des descendants du poète qui faillit [s]e faire prendre et condamner à mort à La Hadj, et Georges Révoil, l’explorateur, je m’empresserai de vous faire connaître ce que je ne vous dis pas ici – ou en diffère. [27 juillet 1928] / Si mon vieil ami Riès est, malgré les apparences, encore de ce monde, je lui enverrai une commission rogatoire, pour aller plus vite. [24 février 1929]

Le Marseillais Maurice Riès était bien dans la région à cette époque, y étant arrivé en 187613. En 1878, il était basé à Hodeïdah, port de la Mer Rouge, mais devait séjourner régulièrement à Aden, où résidait son employeur, César Tian. Deschamps avait perdu de vue de longue date ce « vieil ami », puisqu’il ignorait si Riès était encore en vie, alors que celui-ci était entretemps devenu un notable important d’Aden, où il exerça la charge de consul de France14. Dans sa première lettre, Deschamps évoque deux autres personnes : Manzoni et Révoil. En 1928, ces deux explorateurs, qui étaient bien passés à Aden à l’époque, étaient morts depuis longtemps – et bien oubliés. Renzo Manzoni, qui n’était pas le descendant mais le neveu du célèbre écrivain, avait été l’un des premiers à explorer le Yémen et à décrire Sanaa, au cours de trois voyages accomplis en 1877-1879. Il séjourna à Aden au printemps 1878 et au début de 1879 ; il a effectivement connu des mésaventures à Lahedj (souvent orthographié La Hadj). 13

Lukian Prijac, « Maurice Riès et ses fils - Des commerçants et des diplomates français en mer Rouge (1876-1920) », Chroniques yéménites, 12, 2004. 14 En revanche, Deschamps peut avoir revu Riès après son départ, que ce soit à Aden, à l’occasion de voyages vers l’Asie, ou à Marseille, ville où Riès faisait de fréquents séjours (Deschamps était d’Antibes). Par ailleurs, un Deschamps était dans la région dans les années 1880. Il fit partie des premiers colons d’Obock, en 1881. Parent et associé de Chefneux, il fut en relation d’affaires, parfois orageuses, avec Rimbaud. Ce Deschamps, se prénommait Antoine et non Émile, contrairement à ce qu'indiquent certains biographes qui le confondent manifestement avec l’auteur des lettres à Jean-Marie Carré. Antoine Deschamps n’était pas agent des Messageries maritimes (erreur qui viendrait d’Antoine Adam), mais commerçant, basé à Aden.


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Georges Révoil était lui aussi dans la région à ce moment. Il effectuait son premier voyage d’exploration sur la côte somalie, où il allait être l’un des premiers Européens à pénétrer. Il en rapportera un livre, Voyage au Cap des Aromates – ce « cap des aromates » n’étant autre que le cap Gardafui. Après ce premier voyage (il était parti d’Aden en septembre 1878), il en effectuera un second, en partant également d’Aden, en septembre 1879. Les récits des deux premiers voyages de Révoil évoquent à plusieurs reprises les bateaux naufragés à Gardafui. En 1877, l’auteur y rencontra un certain Albert Kerpel (ou Kerpell), voyageur allemand, et rédigea un mémoire sur ses mésaventures : Attaché à une société qui s’était formée pour acheter les épaves du Mei-Kong, pillé par les Somalis, après naufrage au Cap Gardafui, M. Kerpel parti d’Aden le 2 octobre 1877 […]. C’est à 1 kilomètre environ vers le Sud de Gardafui que se trouvaient le Mei-Kong et le Cachemire. Ce dernier vapeur du cap s’était perdu 8 jours après, et comme cargaison, il avait à son bord un groupe de diamants considérable. L’espoir de les acheter au Somal détermina surtout la Société formée à l’envoi de Kerpel, car déjà un Suisse était parti par boutre d’Aden pour trafiquer aussi 15.

Les épaves du Cap Gardafui semblent ainsi avoir excité la convoitise, et il n’y a rien d’extraordinaire à ce que divers aventuriers aient tenté de s’emparer de leurs richesses. Rien d’extraordinaire non plus, compte tenu du petit nombre d’Européens à Aden, à ce que des employés aient été recrutés pour cela à Suez ou dans d’autres ports de la région. Rien d’extravagant non plus, a priori, à ce qu’un homme en rupture de ban comme Rimbaud ait pu être enrôlé dans une telle équipe. Après l’échec de Kerpel, Révoil signale, lors de son deuxième voyage, « une compagnie, qui, à cette époque, faisait plonger les épaves du MeïKong »16. Pour l’anecdote, le Meïkong transportait également une collection unique d’art indochinois, celle du Dr. Morice, dont une

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Manuscrit, collection privée. Le 19 octobre, Kerpel arriva à Alula, où il resta jusqu’au 7 novembre, date à laquelle le Suisse, qui s’était joint à lui, retourna à Aden. Ne pouvant accéder à l’épave, Kerpel longea la côte jusqu’à Mogadiscio, en essayant de commercer avec les tribus locales. 16 Voyage au Cap des Aromates, op. cit., p. 175.


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partie a pu être récupérée, dans des conditions très difficiles, lors d’une fouille de l’épave en… 199517. Les souvenirs de Deschamps, cinquante ans plus tard, apparaissent donc remarquablement précis. Il se rappelle même de Manzoni et Révoil, qui ne séjournèrent alors que quelques semaines à Aden. Cela ne signifie pas, bien sûr, que des éléments imaginaires n’aient pu se mêler, au fil du temps, à la mémoire réelle. Une chose est sûre : le témoignage de Deschamps mérite d’être étudié, il est plus solide que certaines légendes sans aucun fondement, colportées par maintes biographies de Rimbaud. Même durant sa « seconde vie », Rimbaud semble avoir marqué nombre de ceux qui l’ont croisé. Il se peut dès lors que Deschamps se soit souvenu de ce personnage figurant au sein d’une étrange petite troupe. Pour autant, les formulations de Deschamps semblent suggérer qu’il aurait remarqué ou se serait souvenu de cet Arthur Rimbaud parce qu’il connaissait son existence (« Il y avait, dans le groupe, un Arthur Rimbaud, et j’ai toujours pensé que c’était le poète »). Deschamps, âgé de 21 ans en 1878, n’avait pourtant pu fréquenter la bohème parisienne du début des années 1870. Même si l’on imagine qu’il se soit intéressé à la littérature moderne, il est tout à fait improbable qu’il ait entendu parler du poète avant les années 1880 (Verlaine publie son étude des Poètes maudits en 1883). Et dans cette hypothèse, il est invraisemblable que Deschamps ait pu faire le rapprochement entre le « poète maudit » et le pauvre hère aperçu à Aden quelques années auparavant. Reste la possibilité que Deschamps ait fait une confusion avec l’autre Rimbaud d’Aden. En effet, alors que les Français n’étaient guère plus qu’une douzaine à demeurer dans la ville, il s’y trouvait un Jean-Baptiste Rimbaud, qui y séjourna longuement18. Mais celui-ci était employé à l’agence des Messageries maritimes – en tant que réparateur de navires, non comme pilleur d’épaves –, pour laquelle travaillait également Deschamps. Il y a donc peu de chances pour qu’il les ait confondus. 17

Un film a été tiré de cette aventure, dont des extraits sont accessibles en ligne. Issu d’une famille de La Ciotat, Jean-Baptiste Rimbaud est né en 1828. Il est arrivé à Aden vers 1862 (ce qui fait de lui le doyen des résidents français de la ville) ; il s’y est marié en 1872, devant le R. P. Louis de Gonzague (futur Mgr Lasserre), et ne paraît pas avoir eu d’enfants. Il signe plusieurs actes enregistrés au consulat entre 1870 et début 1878, aucun par la suite, même si sa présence est attestée en 1880 puis en 1884. 18


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Deschamps peut aussi avoir été influencé par une rumeur ancienne évoquant la présence de Rimbaud au cap Gardafui19. Celle-ci, à notre avis, ne correspond à aucun fait réel, le célèbre cap étant cité pour désigner la région où se trouvait Rimbaud (sur les cartes, Harar semble à proximité de Gardafui). Dans sa seconde lettre, Deschamps essaie de fournir des preuves de ses dires. Ayant étudié la chronologie des déplacements de Rimbaud, il conclut que Rimbaud n’aurait pu être présent à Aden fin 1878 que dans une période extrêmement restreinte. Il précise alors que ce dernier ne serait resté que « deux ou trois jours », provenant de Suez plutôt que de Port-Saïd (Suez est plus proche d’Aden que Port-Saïd) : ce ne sont plus des souvenirs, mais des arguments. En réalité, si Rimbaud a bien pris ses fonctions à Chypre le 16 décembre, il est tout à fait tiré par les cheveux d’imaginer, comme le fait Deschamps, que l’homme aux semelles de vent ait fait un saut de puce à Aden dans la première quinzaine de décembre. Certes, « durant les deux premières semaines de son séjour en Égypte, il trouva de quoi assurer son existence dans des activités dont on ne sait rien »20, mais il paraît fort improbable qu’en deux 19

Dans la préface au Reliquaire, en 1891, Darzens écrivait : « Vers janvier 1880, Delahaye écrivit à sa mère qui répondit que son fils était reparti et devait être à Harar, cap de Guardafui. » Le 12 novembre 1891, L’Echo de Paris disait de Rimbaud : « Planète désorbitée, il roulait perpétuellement à travers le globe, de Bruxelles à Stuttgart, de l’Archipel en Algérie, puis au cap Gardafui. » Dans son compte rendu de Reliquaire, paru dans le Mercure de France du 1er décembre 1891, Remy de Gourmont signale que le poète « serait actuellement à Harar […] où un ami de M. Vittorio Pica l'aurait vu, se livrant au commerce des peaux ». Mais dans Le Livre des Masques, le même Gourmont indiquera que Rimbaud aurait été « négociant au Harar puis au cap de Guardafui ». Maurras écrivit dans La Revue encyclopédique, en janvier 1892, que Rimbaud « eût souri s’il eût pu lire chez les bons jeunes gens qui se sont fait ses scoliastes la nouvelle qu’il arrivait du Cap Gardafui “pour revoir l’édition complète de ses œuvres” ». On lit encore dans Les Belles lettres, en 1921 : « De 1870 à 1891, de Charleville à Marseille, en passant par Paris, Sumatra et le cap Gardafui, Rimbaud fut, tour à tour, poète, soldat, professeur, voyageur, marin, ouvrier, commerçant, trafiquant. » 20 J.-J. Lefrère, op. cit., p. 428. Rimbaud écrit d’Alexandrie à sa famille, en novembre 1878 : « Je suis arrivé ici après une traversée d’une dizaine de jours, et, depuis une quinzaine que je me retourne ici, voici seulement que les choses commencent à mieux tourner ! Je vais avoir un emploi prochainement, et je travaille déjà assez pour vivre, petitement il est vrai. Ou bien – je serai occupé dans une grande exploitation agricole à quelques dix lieues d’ici (j’y suis déjà allé, mais il n’y aurait rien avant quelques semaines) – ou bien j’entrerai prochainement dans les douanes anglo-égyptiennes, avec bon traitement, – ou bien je crois plutôt que je partirai prochainement pour Chypre, l’île anglaise comme interprète d’un corps de travailleurs – En tout cas, on m’a promis


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semaines Rimbaud ait pu faire le trajet Égypte/Aden, Aden/Chypre, et séjourné quelques jours à Aden et à Gardafui... Si l’on examine l’hypothèse que Deschamps n’a pas rêvé et a bien vu Rimbaud à Aden avant 1880, il ne paraît rester que deux possibilités : soit Rimbaud est arrivé à Chypre plus tard qu’il ne le dit21 soit Deschamps fait une confusion22 et l’éventuel séjour de Rimbaud aurait eu lieu au printemps de 1878 plutôt qu’à la fin de l’année. Le témoignage de Deschamps ne « colle » pas vraiment, mais ce n’est pas parce qu’un événement ou un personnage n’apparaît pas dans les sources connues qu’il n’a pas existé23. De cette période, on ne connaît de la vie de Rimbaud quasiment que des « on dit » rapportés par Isabelle Rimbaud ou par Ernest Delahaye, qui ne sont pas des témoins parfaitement fiables et ne savaient que ce que Rimbaud avait bien voulu leur laisser savoir. À l’époque où Bardey rapporte ses souvenirs sur Rimbaud, il est conscient de parler d’un personnage devenu célèbre et « sulfureux ». Il évite tout ce qui pourrait être péjoratif à son égard, et cherche par exemple à le dédouaner – avec une certaine maladresse - de l’accusation de « sodomie ». Il est donc possible que, si Bardey a su que Rimbaud s’était occasionnellement livré à une activité douteuse, il a pu préférer la passer sous silence24. quelque chose, et c’est [à] un ingénieur français, – homme obligeant et de talent, – que j’ai affaire. » 21 Rimbaud, toujours soucieux d’éviter d’inquiéter sa famille ou de lui donner une mauvaise impression, a pu passer sous silence certaines de ses tribulations. Il n’écrit à sa famille que le 15 février, mais ne paraît pas avoir de raison de tricher lorsqu’il indique qu’il a été embauché le 16 décembre. Le certificat de travail qui lui sera délivré en mai confirme d’ailleurs un séjour d’une durée de six mois. Un point reste toutefois douteux : Rimbaud a l’habitude d’écrire à sa famille dès qu’il est fixé dans un endroit ; pourquoi, cette fois, a-t-il attendu deux mois, alors qu’ayant signé un contrat de travail, il savait qu’il allait demeurer à Chypre ? 22 Cela n’aurait rien d’extraordinaire, surtout en cette époque où l’exactitude des dates est loin d’être la règle. Dans sa lettre du 29 février 1929, Deschamps indique avoir quitté Aden fin décembre 1878 ; dans sa lettre de 1891 au ministre de l’Instruction publique, il affirme avoir séjourné à Aden en 1878-1879… 23 S’il arrive que Rimbaud mentionne dans sa correspondance tel fait ou personnage, il a été témoin de bien d’autres événements, parfois assez importants pour être repris dans toute la presse, et dont il ne dit pas un mot. Par exemple, on ne trouve nulle mention dans sa correspondance connue du terrible ouragan de juin 1885, qui ravagea la région d’Aden et entraîna la perte de dizaines de navires. 24 Deschamps écrira : « Ce n’était d’ailleurs pas une histoire à répandre, la justice anglaise étant autrement plus sévère que la nôtre. » Bardey n’use pas d’autant de précautions pour


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« Le conditionnel lui-même semble à peine suffisant pour souligner l’incertitude de la biographie de Rimbaud sur ces années 1877 et 1878 », fait remarquer Jean-Jacques Lefrère25. Ce qui est sûr, c’est que Rimbaud subit en ces années un véritable tropisme vers le Moyen-Orient. Il passa pour la première fois en vue d’Aden en juillet 1876, en route pour l’Indonésie. Selon sa sœur, il aurait tenté de se rendre à Alexandrie en septembre 1877. En octobre 1878, il repart vers Alexandrie. Même but à l’automne 1879. En mars 1880, nouveau départ pour cette ville. Enfin, en juillet 1880, il quitte Chypre pour se rendre en Égypte et se retrouve à Aden26. En moins de trois ans, il est ainsi parti pas moins de cinq fois en direction de l’Égypte. En mai 1879, le notaire liquidant la succession de son père note que Rimbaud est « professeur en Égypte » (alors qu’il achève en réalité son séjour à Chypre). Il ne serait pas impossible qu’il ait effectué un autre déplacement dont il ne subsiste pas de trace connue. Il ne serait pas invraisemblable non plus que Rimbaud ne soit pas arrivé tout à fait par hasard à Aden en 1880, et qu’il ait déjà eu des contacts sur place27. Rimbaud écrivait dans sa première lettre d’Aden, le 17 août 1880 : « J’ai cherché du travail dans tous les ports de la Mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah, etc. Je suis venu ici après avoir essayé de trouver quelque chose à faire en Abyssinie. » La formulation est étrange : en 1880, il n’y avait que fort peu d’endroits où un Européen pouvait espérer trouver une activité en Abyssinie : Massouah (un tout petit port à ce moment, avant la colonisation italienne), la bourgade de Zeilah, plus au sud, et bien sûr Aden, « base arrière » de l’Occident en ces régions, où siégeaient les quelques sociétés présentes en Abyssinie. Comment Rimbaud a-t-il « essayé de trouver quelque chose à faire en Abyssinie » avant même de toucher à Aden, où il fut effectivement embauché pour être par la Pinchard, entre autres parce que, manifestement, ce dernier ne lui a pas inspiré le même respect que Rimbaud. 25 Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p. 424. 26 Il fera un dernier séjour en Égypte à l’été 1887, pour se remettre des fatigues de ses séjours en Abyssinie. 27 Le milieu des expatriés européens est, à cette époque, des plus réduit. Tous sont en relation, directement ou pas, et les mêmes noms réapparaissent tout le temps. Par exemple, l’adjoint lyonnais de Bardey, François Amable Dubar, qui l’accompagnait à Aden, n’était autre que le beau-frère du « père Suel ». Il existait donc forcément une connexion, à tout le moins des échanges d’information, entre la maison Bardey et Suel avant même la création du comptoir d’Aden, dont Bardey ne fait pas état.


RIMBAUD PILLEUR D’ÉPAVES ?

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suite envoyé en… Abyssinie ? Manquerait-il quelques pièces au puzzle ? Jacques Desse


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