Claudel et les visages de Rimbaud

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Histoires littéraires, 57, dossier « Visages de Rimbaud », printemps 2014 1

Jacques Desse

Claudel et les visages de Rimbaud. Des photographies inconnues.

« C’est à Rimbaud que je dois humainement mon retour à la foi. » (Paul Claudel 2)

Claudel est au cœur de l’histoire de l’élaboration du mythe Rimbaud. On sait que sa passion pour le poète l’amena à participer à la construction d’une nouvelle image de ce dernier, celle d’une sorte de catholique à l’état brut, d’un mystique qui se serait ignoré. Cette vision très personnelle, audacieuse voire paradoxale, rejoignait les désirs de respectabilité de la famille Rimbaud, tout particulièrement de la sœur d’Arthur, Isabelle, et n’était pas contradictoire avec la statue du poète qu’était en train d’édifier son mari, Pierre Dufour, en littérature Paterne Berrichon. Rimbaud n’a cessé d’être un mystère littéraire, mais aussi un mystère biographique et iconographique : à la suite de Verlaine, de Delahaye, d’Isabelle et de Berrichon, Claudel se mit à son tour en quête d’informations, de témoignages et de documents sur le disparu. Son prestige et son action en faveur d’une vision chrétienne du poète lui firent nouer une relation privilégiée avec Berrichon, que son mariage avec la sœur de Rimbaud avait promu « biographe officiel » et qui avait fait de lui l’unique gestionnaire des documents appartenant à la famille. 1

Mise à jour : à la suite de cette publication, les documents des archives Claudel ici présentés ont été acquis par la Bibliothèque nationale de France, en 2015. 2

Lettre à Paterne Berrichon, 20 novembre 1911.

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Autour de 1900, le visage de Rimbaud était à peu près inconnu, et l’on ne connaissait guère que les dessins publiés par Verlaine dans les années 1880 et réalisés d’après la célèbre photographie de Carjat, alors inédite. Isabelle avait entrepris de pallier cette carence d’images en fabriquant des portraits de son frère 3. Comme les autres lecteurs passionnés de Rimbaud, Claudel cherchait à mettre un visage sur ce poète qui le fascinait, et sa proximité avec Berrichon allait lui permettre d’accéder à une partie de la meilleure des sources : la documentation familiale. C’est ainsi que les archives Claudel recèlent aujourd’hui des documents photographiques d’un très grand intérêt mais qui n’ont jamais été vraiment étudiés. L’essentiel de l’affaire se déroule en 1912. Berrichon, dans la nouvelle version de sa biographie, fait du « poète maudit » de Verlaine une sorte d’être pur et éthéré. Le volume est orné, en frontispice, de la première reproduction fiable d’une photographie de Rimbaud, qui est le moins connu des deux portraits dus à Carjat. Dans sa célèbre préface aux Œuvres de Rimbaud éditées la même année par Berrichon, Claudel lance le thème du « mystique à l’état sauvage ». C’est à l’été 1912 que Claudel a effectué son pèlerinage rimbaldien dans les Ardennes, d’où il reviendra « profondément ému », ayant ressenti un « sentiment d’adoption », bouleversement dont il fera part à plusieurs correspondants. La même année, Claudel rencontra également un témoin qui lui peindra un très surprenant Rimbaud « africain » et le mettra sur la piste d’un portrait que personne n’a jamais vu depuis. C’est aussi en 1912 que réapparaît la photographie prise par Carjat en 1871, qui allait devenir si célèbre au XXe siècle et dont nous venons de retrouver, un siècle plus tard, un état inconnu dans les papiers de Claudel. Le 5 février 1912, Claudel écrit à Berrichon : « Vous pourriez faire quelque chose qui me comblerait de joie, ce serait de me donner un portrait et un autographe de Rimbaud 4. » En réponse, Berrichon ne transmet pas d’autographe, mais prête à Claudel deux documents qui n’ont jamais été reproduits jusque-là : le tirage d’époque de la photographie de Carjat et un petit dessin de Forain, portant cette légende : « Qui s’y frot ». La complaisance de Berrichon n’est peut-être pas tout à fait désintéressée : la NRf doit alors publier les Illuminations dans une édition de luxe ornée en frontispice d’une reproduction de cette photographie, mais le projet s’enlise : le soutien de Claudel peut être utile 5. Quelques mois plus tard, Berrichon, faisant une infidélité au Mercure de France, confiera à la NRf des écrits inédits de Rimbaud, qui allaient paraître dans la NRf du 1er octobre, avec une présentation du poète par Claudel 6. Ce dernier fera rapidement exécuter des reproductions photographiques des deux documents

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Voir dans ce même numéro : J. Desse, « Fantasmes biographiques. Les portraits de Rimbaud par sa sœur Isabelle ». 4

Claudel poursuit : « J’ai vu autrefois dans la Revue Blanche un dessin qui m’avait beaucoup frappé ». Ce dessin est probablement le premier des prétendus portraits de Rimbaud mourant par Isabelle, publié par Berrichon dans la Revue blanche en 1897. Berrichon transmit à Claudel, en une autre occasion, une bonne reproduction de ce dessin, que Claudel fit encadrer et conserva toujours près de lui (voir infra). 5

Cette publication n’aboutit pas, et le projet sera repris par les Éditions de la Banderole, qui eurent ainsi, en 1922, le privilège de la première publication de la photographie célèbre, malheureusement fort retouchée. 6

La relation Claudel-Berrichon s’inscrit en effet sur fond d’enjeux éditoriaux complexes, entre autres les relations tendues avec le Mercure (coupable d’avoir publié des textes hérétiques sur Rimbaud signés Gourmont ou Izambard) et la délicate publication du texte de Claudel sur Rimbaud dans la NRf, alors que Suarès avait été pressenti pour en écrire un de son côté (Suarès s’effacera, et ce retrait donnera le champ libre à la fable du Rimbaud catholique, qui influencera des générations de lecteurs).

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transmis par Berrichon, avant de lui retourner les originaux 7. Il collera deux épreuves de ces reproductions dans son Journal, à la date du 28 février. Le 11 mars, il enverra deux autres épreuves à Francis Jammes et, le 2 avril, deux autres à André Gide 8. Ces documents sont particulièrement intéressants, dans la mesure où il est sûr qu’ils ont été réalisés d’après les originaux. Or la photographie de Carjat n’est aujourd’hui connue que par des reproductions altérées, et la localisation de l’épreuve ayant appartenu à la famille Rimbaud, si elle existe toujours, est inconnue. De même, il s’avère que le dessin de Forain a toujours été reproduit d’après une copie, elle aussi inexacte 9. Malheureusement, le tirage de la photographie de Carjat figurant dans le Journal de Claudel est taché, les pages ayant été refermées avant que l’encre et la colle ne soient sèches 10.

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Lettre de Claudel à Berrichon du 8 mars 1912 : « J’ai été profondément touché de l’envoi que vous m’avez fait de la photographie de Rimbaud et du dessin de Forain. Je les ai fait reproduire ici et vous retournerai les originaux, en même temps que les copies qui me semblent très bonnes ». La réponse de Berrichon date du 12 mars : « Mon cher Claudel, J’ai bien reçu les portraits de Rimbaud, originaux et bonnes reproductions ; nous avions reçu précédemment votre portrait, qui nous a causé une bien délicate émotion et que j’ai porté aussitôt chez l’encadreur. Vous avez bien fait de ne pas vous occuper de la gravure de la photo de Carjat. C’est à faire à la Nouvelle Revue française qui, pour l’instant, me semble oublier l’édition luxueuse des Illuminations. » 8

Claudel semble également avoir envoyé, le 8 mars, deux épreuves à Zdenka Braunerova (Claudel au jour le jour, Minard, 1995, p. 112). Il a donc existé au moins quatre ou cinq épreuves de chacune des deux reproductions. À ce jour, les exemplaires offerts par Claudel à Berrichon, Jammes, Gide et Braunerova n’ont pas été retrouvés, ou identifiés en tant que tels. Ces contretypes en tout petit format n’ont rien à voir avec les agrandissements réalisés vers la même époque, beaucoup moins fidèles, et d’après lesquels on connait jusqu’ici cette photographie. 9

Si ce dessin n’a jamais été remis en cause par qui que ce soit, il n’y a à ce jour aucune preuve objective qu’il s’agisse d’un portrait de Rimbaud — ni même d’une œuvre de Forain, d’autant que l’original a disparu et n’a jamais été reproduit (sauf par ce cliché dans le Journal de Claudel). Berrichon ne publiera ce dessin — ou plus exactement une copie de ce dessin — que sept ans après l’avoir envoyé à Claudel, en frontispice de la première édition des Mains de Jeanne-Marie. 10

À notre connaissance, ce document a jusqu’ici été reproduit deux fois : dans Les Plus Beaux Manuscrits de Arthur Rimbaud (La Martinière, 2004, couverture et p. 9), sans indication de source et légèrement retouché ; puis dans l’album Face à Rimbaud de J.-J. Lefrère (Phébus, 2006, p. 49).

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« L'enfant de 15 ans et le maître sur qui se lève un œil brun. / Arthur Rimbaud – croquis de Forain et photo (1870 [sic]) communiqués par Paterne Berrichon. » © Indivision Paul Claudel / Photo BnF

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Nous n’avions rencontré jusqu’ici, parmi des milliers de publications de la photographie de Carjat, qu’une seule reproduisant le même état que celui du Journal de Claudel. Elle figure dans une collection d’art moderne conservée au Musée d’Israël. Le catalogue est assez imprécis (« tirage argentique - reproduction », « années 1870 11 »), mais il s’agit sans doute d’un simple agrandissement, recadré, de l’un des retirages faits par Claudel (on y remarque les mêmes petits défauts que sur le cliché Claudel, qui ne figurent pas sur les autres versions connues). Avec son aspect passé et ses coins déchirés, ce document a le charme d’une vieille photographie. Qu’il n’est pas…

A gauche : © Musée d’Israël, Collection Vera et Arturo Schwarz A droite : © Indivision Paul Claudel / Photo BnF

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« Unidentified [sic]. Arthure [sic] Rimbaud. 1870s [sic]. Gelatin silver print (reproduction). 11 x 8 cm. The Vera and Arturo Schwarz Collection of Dada and Surrealist Art in the Israel Museum. Accession number : B04.0476. » Cette image provient en fait de l’album photographique d’André Breton (autre rimbaldien iconolâtre !). Dans la même page figuraient des portraits de Nerval, Hugo, Baudelaire et Offenbach (lot 5001 de la vente Breton).

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Cependant, une autre reproduction photographique de l’image de Carjat est conservée dans les archives de Claudel. Elle est dans un tout petit format (celui d’une photo d’identité) et en noir et blanc. Il pourrait s’agir d’un autre essai de reproduction réalisé par Claudel en 1912, ou de la « petite photographie » adressée par Gide à Claudel en 1916 12, même si ce tirage argentique présente un aspect assez moderne. Les correspondances connues à ce jour ne permettent pas d’en savoir plus, mais cela n’a pas un intérêt majeur : l’important est que ce contretype soit le seul qui présente le même aspect que le tirage de 1912, collé par Claudel dans son Journal. Il a lui aussi été réalisé d’après l’original et ces deux épreuves constituent aujourd’hui la seule trace connue, la seule reproduction fiable de la photographie de Carjat, toutes les autres étant des reproductions de reproductions, souvent de mauvaise qualité, voire délibérément « arrangées ». Or le Rimbaud de Carjat n’est pas qu’une icône littéraire : elle est aussi la plus célèbre des photographies du XIXe siècle, la plus reproduite à travers le monde, et celle qui a inspiré d’innombrables d’artistes (dont Picasso, Léger, etc.). Certains éléments permettent de s’assurer que les deux reproductions conservées par Claudel sont les plus fiables que l’on connaisse à ce jour : le cadrage est plus large que dans toutes les autres versions connues (on y voit une partie du bras qui n’apparaît sur aucune autre reproduction) et il est conforme à celui des dessins exécutés d’après cette photographie et publiés par Verlaine en 1884. Bien que l’image soit très pâle, les traits sont plus lisibles que sur toute autre version (en particulier le modelé mouvementé du bas du visage, le nez, qui ressemble à celui d’Isabelle Rimbaud). Le lobe de l’oreille gauche est large, conforme à la véritable physionomie de Rimbaud (voir la photographie de la première communion), alors qu’il est retouché — redessiné — dans les reproductions diffusées au cours du XXe siècle. Le buste est droit, alors que, sur la plupart de ces reproductions, il est penché, ce qui est un trucage pour donner à Rimbaud un aspect plus romantique, avec les yeux perdus dans le ciel. Le petit cliché apporte une autre information, totalement nouvelle : on voit le carton sur lequel était montée la photographie, avec les coordonnées de Carjat (« ETIENNE CARJAT & Cie PHOT. – 10, RUE N[O]TRE D[AM]E DE LORETTE »). Jusqu’ici, on pouvait supposer que le cliché d’origine était monté sur ce carton, comme l’autre portrait de Rimbaud et comme le portrait de Verlaine réalisé par Carjat à la même époque. Désormais, nous en avons la preuve, et ceci est d’autant plus intéressant que ce carton a été utilisé peu de temps par Carjat, autour de 1871 : cela atteste que l’épreuve reproduite ici est indiscutablement d’époque. Les petites taches noires sur l’épaule droite s’observent également sur l’épreuve collée par Claudel dans son Journal : c’est à l’évidence une empreinte digitale, celle d’un doigt taché d’encre, sur le tirage d’époque. Il est impossible de savoir, à ce stade, de quand date cette empreinte ni, bien sûr, à qui elle appartient.

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Fait connu par la réponse de Claudel à Gide, envoyée de Rome le 14 mars 1916 : « Merci pour la magnifique photographie de Rimbaud (et pour celle plus petite qui l’accompagnait). Vous ne pouviez me faire de plus grand plaisir. »

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Reproduction photographique (vers 1912-1916 ?) du portrait de Rimbaud par Carjat (1871). Archives Claudel - Bibliothèque nationale de France.

Cette image confirme également ce que l’on pouvait soupçonner : le portrait de Rimbaud et celui de Verlaine formaient, de fait, un diptyque. Ils se répondent et se complètent tels les portraits traditionnels, à l’époque, d’un couple.

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A gauche : Carjat, Verlaine, tirage d’époque, vers 1871 13

Ce précieux document doit cependant être pris pour ce qu’il est : un contretype, c’est-àdire une photographie de photographie, qui plus est un contretype ancien, réalisé au prix d’une déperdition d’informations – en particulier du contraste. Ce manque de contraste atténue les ombres et les reliefs, et donc « lisse » le visage, qui apparaît ici forcément plus juvénile qu’il ne l’était en réalité. Il ne s’agit pas non plus du « vrai visage de Rimbaud » : la photographie d’origine était elle-même un contretype, réalisé à partir de l’épreuve retouchée d’un négatif sur verre, lui-même retouché 14. Le document du fonds Claudel ne nous rapproche pas moins de la véritable photographie de Carjat et donc, peut-on supposer, de la physionomie réelle de Rimbaud pendant son adolescence. On sait qu’il existe une autre photographie de Rimbaud par Carjat, qui présente le petit prodige sous un aspect radicalement différent, puisqu’il y apparaît moins idéalisé et sensiblement plus jeune. Or, si c’est bien Carjat qui a pris ce cliché, celui-ci date

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Seul tirage d’époque connu de cette fameuse photographie (cliché Sotheby’s).

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Carjat travaillait avec des négatifs de grand format. Pour pouvoir réduire le portrait aux dimensions d’un portrait carte de visite, il n’existait alors qu’un seul moyen : le re-photographier, sur une petite plaque (je remercie M. Thomas Cazentre, conservateur de la photographie du XIX e à la BnF, pour cette information capitale pour l’étude des portraits faits par Carjat, Nadar et d’autres grands portraitistes de leur siècle). Les photographies Carjat au format carte de visite sont donc, dès l’origine, des contretypes, ce qui explique leur aspect peu contrasté, voire évanescent, et le fait qu’ils aient souvent fait l’objet de retouches à l’encre ou au crayon pour rehausser des zones trop claires. Ainsi, sur les deux photographies Carjat de Rimbaud, les ombres foncées entre les bras et le buste ont été redessinées à l’encre.

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nécessairement du même moment, et sûrement du même jour, que le précédent 15. Le document Claudel permet de relativiser cette différence, car le bas du visage y apparaît très mouvementé, « bossueux » si l’on ose dire, comme sur l’autre photographie. Les origines « rustiques » du poète s’y devinent plus facilement que sur les versions retouchées, pour ne pas dire truquées, que le XXe siècle a connues.

Exemples de versions (retouchées) publiées durant le XXe siècle

Ce contretype a dû être réalisé en plusieurs exemplaires, dont certains existent sans doute toujours. Il n’a cependant rien d’attirant : il est de petit format et a un aspect assez moderne, alors que les agrandissements en sépia peuvent passer pour des photographies anciennes. De plus, ces agrandissements étaient plus facilement reproductibles que le petit cliché. Ce sont donc ces derniers, et non le plus fidèle, qui ont été reproduits ou vendus en tant que « photographie de Carjat ».

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Il paraît désormais établi, compte tenu des recherches récentes, que ces deux photographies ont bien été prises le même jour (ce point fait débat depuis toujours chez les spécialistes) : on observe, sur les deux images, le même « nuage » clair dans la chevelure, qui est la trace d’une retouche destinée à masquer le désordre de la coiffure. Cela implique que celle-ci se présentait sous le même aspect au moment des prises de vue et qu’elle a été retouchée exactement de la même manière. La divergence entre les deux images s’explique à notre avis par le traitement différent — mise en scène et retouches — dont elles ont fait l’objet, comme si elles n’étaient pas destinées au même usage.

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Les archives Claudel nous réservent une seconde surprise, de taille : un tirage de l’« autre » photographie Carjat, qui est manifestement d’époque. Il s’agit d’une épreuve sur papier albuminé tirée par l’atelier du photographe, vers 1871 16. L’image, qui a longtemps été accrochée sur un mur, est un peu pâlie, elle porte une légère trace de pli vertical, ses marges ont été coupées 17, et elle a été sommairement montée dans un cadre ancien, du type de ceux qui présentaient les photos de famille dans les intérieurs bourgeois 18.

Rimbaud par Carjat (1871). Archives Claudel Photo Indivision Paul Claudel.

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Précisons que cette épreuve n’a pas été examinée par des experts en photographies du XIX e siècle. Mais, outre qu’elle présente toutes les caractéristiques d’un tirage d’époque, il est impossible qu’il puisse s’agir d’une copie ou d’un faux, ce document se trouvant dans les papiers de Claudel depuis un siècle. Mise à jour : l’examen par les experts de la Bibliothèque nationale a confirmé l’authenticité de cette épreuve. 17

Format actuel : 7,7 x 5,2 cm (à l’origine, le carton devait mesurer 10,5 x 6,2 cm).

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Cet encadrement paraît avoir été commandé par Claudel (au dos du cadre figure cette mention manuscrite : « M. Claudel — 1 verre »). La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet conserve deux tirages et un négatif modernes reproduisant cette photographie (avec et sans cadre) ; ces documents, en provenance de la famille Claudel, semblent être entrés à la bibliothèque dans les années 1960.

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Rimbaud par Carjat (1871). Archives Claudel - Bibliothèque nationale de France.

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Le verso du support de la photographie est visible, même s’il est un peu masqué par les bandes d’adhésif qui fixent l’image au cadre : c’est le même carton que celui de la photographie précédente, c’est-à-dire celui qu’utilisait Carjat vers 1871 19.

Verso de la photo de Carjat. Archives Claudel - Bibliothèque nationale de France.

On connaissait jusqu’ici, depuis quelques années, deux tirages d’époque de cette photographie (tous deux reproduits dans Face à Rimbaud) : l’exemplaire de la collection Jacques Guérin, parfaitement conservé, révélé par une vente aux enchères en 1998, et un exemplaire en mauvais état, qui pourrait avoir appartenu à la famille Rimbaud, vendu par Sotheby’s en 2004 20. Ces deux exemplaires sont montés sur le même modèle de carton. Le troisième exemplaire est précieux puisque, selon nos recherches, il n’a pas dû en être tiré à l’époque plus d’une poignée. Nous avons retrouvé mention, dans les sources accessibles, de précisément trois exemplaires.

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Jusqu’en 1869, l’adresse de Carjat est « 62 rue Pigalle ». Vers 1875, la mention « Nouvelle » (« Nouvelle photographie ») disparaît. Le carton « Nouvelle photographie — 10 rue Notre Dame de Lorette » n’a donc existé que dans les premières années de la décennie 1870. Carjat a diffusé sur ce modèle de carton une importante série de portraits de personnalités de la Commune, certainement en 1871. 20

Le positif sur verre conservé au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières, qui présente cette image inversée, n’est pas d’époque. Ce contretype d’excellente qualité a probablement été réalisé dans les années 1900 à partir de l’épreuve Guérin.

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« Guérin » / « Sotheby’s » / « Claudel »

Une petite tache sombre, au bas de la manche gauche, est présente sur les trois épreuves. Elle a été atténuée par retouche sur le négatif, ce qui suffit à confirmer que les trois ont bien été tirées à partir du même négatif.

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La seule différence notable entre les diverses épreuves, outre leur état de conservation, ce sont les retouches manuelles qu’elles ont subies. Les portraits photographiques, au XIXe siècle, étaient fréquemment rehaussés de touches d’encre ou de crayon. Cela pouvait se faire à deux moments : soit dans l’atelier même du photographe, y compris chez les plus grands, et y compris pour les clichés les plus soignés ; soit par la suite, lorsque le possesseur de l’image estimait que tel ou tel détail était trop illisible. C’est ce qui s’est passé pour deux de nos trois clichés : rien de tel sur l’épreuve Guérin, mais l’épreuve Sotheby’s, dégradée, a été « barbouillée » (interventions sur la chevelure, sur le côté droit du visage, sur le col gauche de la veste). Sur l’épreuve Claudel, on remarque quelques rehauts au crayon, discrets mais nettement visibles, pour redonner de la matière là où l’image était trop claire, sur la chevelure 21 . Il n’y a là, répétons-le, rien que de très banal, c’était un usage du temps.

Ci-dessus : exemplaire Guérin / Ci-dessous, exemplaire Claudel

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Trop claire parce que la retouche initiale, sur le négatif, avait créé une zone lumineuse indéfinie. Une retouche se surajoute ainsi à une autre retouche...

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Quant à la provenance de ce cliché, elle est simple. Isabelle Rimbaud, par son testament établi en 1916, léguait une partie de ses biens à Claudel lui-même. Elle décéda un an plus tard, mais Claudel n’accepta pas ce legs. Il se contenta de choisir trois souvenirs de Rimbaud : deux lettres de l’ancien poète à sa famille et « une photographie de Rimbaud enfant » : celleci 22. Reste à connaître le cheminement de cet exemplaire. Autour de 1900, les trois épreuves dont on trouve trace étaient probablement en possession des époux Berrichon. L’une était celle de la famille Rimbaud, une autre avait appartenu à Verlaine ; pour la troisième, l’affaire est plus embrouillée, mais l’origine est la même : ce peut être soit un autre exemplaire appartenant à la famille Rimbaud - ce qui paraît peu vraisemblable -, soit un autre exemplaire ayant appartenu à Verlaine, qui aurait pu être envoyé à Isabelle par l’ex-épouse de Verlaine, ou qui aurait pu être cédé par Verlaine à Vanier, puis récupéré par Berrichon (les hypothèses tiennent ainsi dans un mouchoir, mais celui-ci est inextricablement plié et replié). On peut donc supposer, sous toutes réserves, aux trois exemplaires désormais connus les origines suivantes : l’exemplaire Sotheby’s, en mauvais état, serait celui de la famille Rimbaud ; l’exemplaire Guérin, celui de Verlaine resté au domicile conjugal de la rue Nicolet (et du coup préservé des outrages du temps) ; l’exemplaire Claudel pourrait être celui que Verlaine avait conservé avec lui. Il est possible qu’il existe ou qu’il ait existé un ou deux autres exemplaires, mais ceux-ci ne sont pas attestés 23. On sait que Delahaye fut le premier, en 1906, à donner une reproduction, médiocre et très retouchée, de cette photographie 24. Mais il ne l’a jamais détenue. Ce qu’il a reproduit, avec les faibles moyens des débuts de la reproduction imprimée de photographies, et en intervenant lourdement sur l’image, c’était un contretype retouché du seul exemplaire auquel il avait eu accès : celui, très détérioré, de la famille Rimbaud 25.

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[Marie-Clotilde Hubert], Paul Claudel : 1868-1955, Bibliothèque nationale, 1968, p. 19-20. Les lettres choisies par Claudel sont celles du 25 mai 1881 et du 2 octobre 1884. 23

Cela concorde avec les hypothèses concernant la photographie la plus célèbre : nous avons trouvé trace de trois exemplaires, peut-être de quatre, dont un ayant appartenu à la famille et deux (ou trois) à Verlaine, tous non localisés aujourd’hui. 24

E. Delahaye, Rimbaud, Revue littéraire de Paris et de Champagne, 1906. Les reproductions de cette même photographie dans les quatre éditions de cet ouvrage sont notablement différentes : l’image a été remaniée à chaque fois. 25

Delahaye détenait une copie de cet exemplaire depuis septembre 1896, date à laquelle Berrichon le lui avait confié pour tenter d’en réaliser une reproduction correcte, ce à quoi il ne parvint pas. L’exemplaire en bon état, transmis par Mathilde Mauté, n’arriva dans la famille Rimbaud que quelques mois plus tard, début février 1897, et Delahaye ne semble pas y avoir eu accès. Par ailleurs, le fait que Berrichon confie à Claudel, en 1912, l’original de la photographie, atteste qu’il ne détenait pas, alors, de bonnes reproductions.

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Première publication de la photographie, par Delahaye, 1906

La publication de Delahaye fut, après celle de Verlaine dans Les Poètes maudits, la première diffusion d’une « fausse reproduction » d’une photographie de Rimbaud, qui allait être suivie d’une infinité d’autres tout au long du XXe siècle, qui forment aujourd’hui le « visage de Rimbaud »… « Fausses reproductions », dans la mesure où ces images ne montrent pas ce qu’elles prétendent être : ainsi, lorsque Verlaine publie pour la première fois le portrait de Rimbaud, dans Lutèce, en 1884, il prend soin de le faire précéder d’un Avertissement pour souligner que les portraits accompagnant son texte sont d’une « parfaite authenticité ». Il précise que la photographie « d’après nature » de Rimbaud est reproduite « par la photogravure » et que le lecteur a donc sous les yeux « la photographie excellente » de Carjat. Or, ce que le lecteur a sous les yeux, ce n’est pas, en réalité, une reproduction de la photographie : c’est une gravure d’interprétation, dont l’auteur est un certain Blanchet. Et cette gravure est notablement différente de la photographie...

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Les archives Claudel recèlent un autre document qui renseigne sur la construction du mythe iconographique de Rimbaud. Il s’agit de trois reproductions de portraits de Rimbaud, que Claudel fit soigneusement encadrer. Ce cadre, qui orna son bureau, figure toujours au mur des locaux de la Société Paul Claudel 26. Il est souvent mentionné par les biographes de Claudel et a figuré à l’exposition Rimbaud du Musée d’Orsay, en 1991, sous le numéro 93. Il réunit, de gauche à droite, un détail de la photographie de Rimbaud en premier communiant, tiré en héliogravure ; une reproduction imprimée du portrait de Rimbaud mourant par Isabelle, certainement transmise par Berrichon 27 ; une autre photographie du « Qui s’y frot’ » de Forain, semblable à celle collée par Claudel dans son Journal.

Archives Claudel, © Bibliothèque nationale de France.

La photographie de la première communion est un document intéressant : elle a été recadrée et retouchée pour effacer Frédéric Rimbaud, dont la présence au côté de son génie de frère devait être jugée superflue. La retouche, sommaire, est parfaitement visible. On connait à ce jour deux autres exemplaires de cette reproduction : l’un est dans une collection privée, l’autre a été retrouvé dans les archives Gide et récemment déposé au Musée Arthur Rimbaud à Charleville-Mézières 28. Son origine n’est pas connue, mais il est vraisemblable qu’elle fut réalisée par les services de la NRf à l’époque du projet d’édition des Illuminations. Il est très possible qu’elle soit la « magnifique photographie » de Rimbaud adressée à Claudel par Gide

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Mise à jour : il est entré en 2015 dans les collections de la BnF avec les deux photographies.

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Cette reproduction de bonne qualité montre qu’Isabelle Rimbaud avait esquissé un oreiller derrière la tête de son frère, détail qui fut supprimé lors de sa publication en 1897. La localisation du dessin original n’est pas connue aujourd’hui. 28

Cette image a été récemment publiée par M. Jacques Bienvenu en donnant à croire qu’il s’agissait d’une photographie originale. En réalité, le seul tirage existant de la photographie de première communion est conservé à la BnF. Strictement d’époque, il provient évidemment de la famille Rimbaud.

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en 1916, mais peu probable qu’elle vienne de Berrichon 29. Dans la réponse qu’il fit à Gide, on voit que Claudel est beaucoup plus touché par la grande « photographie » que par la petite. Si notre hypothèse est exacte, cette réaction est logique : il connaissait et détenait déjà la petite (copie de la Carjat célèbre), tandis que celle de la première communion était inédite et que Berrichon s’était probablement gardé de la montrer à Claudel, même lors de sa visite à Roche. Car Berrichon distillait sa documentation au compte-goutte et conservait des réserves, à toutes fins utiles. On peut concevoir qu’après avoir gâté Claudel, c’est à Gide, autre personnalité éminente et co-fondateur de la NRf, qu’il a réservé la primeur de cette nouvelle image.

Photographie de première communion (BnF)

En 1943, se félicitant du chemin parcouru depuis 1912 et de l’universelle réception de Rimbaud, Claudel notera, non sans fierté : « Ce petit Rimbaud en costume de premier communiant dont je possède la photographie avec son missel, son brassard blanc et ses cheveux lissés avec de l’eau sucrée 30 ! » Ni Claudel, ni personne, ne croirait ou n’oserait prétendre qu’il possède La Joconde parce qu’il en détient une reproduction gravée. Dans le 29

Dans ses commentaires à l’édition de la correspondance Claudel-Gide, Robert Mallet indiquait : « Paterne Berrichon a donné à Paul Claudel deux photos de famille qui représentent Rimbaud » (celle de la première communion et celle de Rimbaud « à l’âge de 16 ans »). Cette information est certainement erronée. Nous savons que la photographie « à l’âge de 16 ans [sic] » fut léguée par Isabelle Rimbaud et non offerte par Berrichon, et que la photographie de la première communion n’était pas l’original conservé par la famille. La suite de la note de Robert Mallet est également imprécise, puisqu’il suggère que le cadre qui se trouvait chez Claudel contenait quatre images, au lieu de trois : « Paul Claudel fera mettre sous verre et encadrer ces deux photos originales [sic] auxquelles il joindra deux reproductions [sic] : celle d’un croquis rapide de Forain qui montre l’enfant espiègle dans l’embrasure d’une porte [sic], et celle d’un dessin d’Isabelle qui nous restitue les traits ravagés de l’homme sur son lit de mort. En 1949, Paul Claudel commentera pour nous ce résumé iconographique de Rimbaud dont il aura pieusement orné les murs de son appartement parisien, boulevard Lannes » (Paul Claudel et André Gide, Correspondance, 1899-1926, Gallimard, 1949, p. 347). 30

Extrait de la préface à l’édition de Vers et proses de Rimbaud, dans laquelle Claudel déclare que Rimbaud est un prophète « sur qui l’esprit est tombé ». Cette édition de grand luxe, illustrée par Galanis, fut imprimée en 1943 (Pierre Petitfils, L’Œuvre et le visage d’Arthur Rimbaud, Nizet, 1949, p. 103).

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cas de la photographie, c’est différent : cet objet « reproductible à l’identique 31 » est — ou était alors — indistinct. Les originaux (tirages d’époque d’après le négatif) et les copies étaient mêlés, et la plupart des gens auraient préféré une copie propre à un original petit ou dégradé. Claudel savait forcément que son image de Rimbaud premier communiant n’était pas le cliché originel, d’autant que la photographie entière avait été publiée dès 1930, mais il ne distinguait pas cette reproduction du véritable original. Il n’empêche que son propos a été pris à la lettre jusque dans de récentes publications de référence 32. Ce confusionnisme n’est pas propre à Claudel. Ainsi, toutes les expositions consacrées à l’iconographie de Rimbaud, de 1936 à 2010, ont présenté pêle-mêle des documents authentiques et des reproductions modernes, sans les distinguer. Cette version tronquée de la photographie de première communion a été reproduite en 1922 dans l’édition de La Banderole, puis dans d’innombrables ouvrages. C’est cette version retouchée, tout à fait comparable aux trucages staliniens qui effaçaient des personnages devenus indésirables, qui orne aujourd’hui les murs du Musée Rimbaud et enlumine la notice Arthur Rimbaud de Wikipedia, comme des dizaines d’autres pages sur Internet. Elle a manifestement beaucoup plus de succès que l’image authentique, conservée par la BnF.

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Supposé reproductible, puisqu’en réalité toute reproduction est une interprétation, comme la traduction d’un texte. La même photographie n’aura jamais exactement la même apparence selon le livre dans lequel elle est imprimée, et même selon l’écran d’ordinateur sur lequel elle est regardée. De même, les tirages d’époque ont pu subir des altérations variées avec le temps, qui rendent chacun d’entre eux uniques. Inversement, faute de pouvoir les photographier simultanément dans les mêmes conditions, ils peuvent sembler avoir des teintes ou des textures différentes quand bien même ils seraient rigoureusement identiques. 32

Par exemple, le Dossier du Musée d’Orsay consacré à l’iconographie de Rimbaud indique que Claudel « possédait une épreuve » de cette photographie (Hélène Dufour et André Guyaux, Arthur Rimbaud, Portraits, dessins et manuscrits, Musée d’Orsay, 1991, p. 42). Preuve de la faiblesse des recherches dans le domaine de l’image, ce travail, au demeurant très intéressant, présente de nombreux documents contestables et d’assertions douteuses sans faire de réelle hiérarchie entre les données établies, possibles ou improbables. Mieux (si l’on peut dire), les documents reproduits dans le catalogue ne correspondent pas toujours à ceux qui étaient exposés (chose impensable s’il s’était agi, non de photographies, mais de textes ou d’œuvres picturales)… Même chose dans l’exposition « Rimbaudmania », en 2010, où la version exposée de la Carjat célèbre n’est pas celle qui est reproduite dans le catalogue. On note cependant un net progrès par rapport aux fantaisies iconographiques de l’exposition du centenaire à la Bibliothèque nationale (1954) et aux errances de l’Album Rimbaud de la Pléiade (1967), dans lequel les portraits sont lourdement « remaniés ».

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A gauche, collection privée (Cl. Jeancolas, Passion Rimbaud, 1998, p. 26). A droite, archives Claudel.

Enfin, preuve de son vif intérêt pour les représentations de Rimbaud, Claudel découpa dans une publication et colla également dans son Journal un portrait de « Rimbaud à son retour d’Ethiopie » par Berrichon 33. On trouve aussi dans ses papiers une grande photographie du tableau de Jef Rosman montrant Rimbaud blessé à Bruxelles. La publication de ce portrait par Jacques Matarasso, en 1947, avait pourtant soulevé une polémique sur son authenticité 34. L’appréciation claudélienne des photographies de Rimbaud est si subjective et émotive qu’elle apparaît aujourd’hui presque naïve. Lorsqu’il reçut de Berrichon la photographie de Carjat et le dessin de Forain, Claudel releva, avec pertinence, la différence d’aspect et de forme du visage sur les deux documents, en indiquant qu’il préférait la photographie au dessin, qu’il rapprochait du portrait par Fantin-Latour sur Coin de table35. Cette préférence 33

Il paraît s’agir de la reconstitution du profil de Rimbaud par Berrichon, publié dans sa biographie en 1897, et habituellement intitulé « masque de Rimbaud vers l’âge de trente ans ». L’original de ce dessin fut vendu par Berrichon à un libraire et reparut en vente publique en 1918. On sait que Claudel regrettait de ne pas connaître le profil de Rimbaud, et Berrichon lui écrivit le 12 mars 1912 : « Je n’ai pas de profils de Rimbaud autre que par les croquis de Verlaine et de Delahaye, infidèles probablement ; mais quand vous viendrez nous voir, je pourrai vous donner une nette idée de la réalité de ces profils. » 34

La photographie de ce tableau est annotée au dos par Claudel : « Donné par Matarazzo [sic], 15–12–47 [signé :] P. Claudel ». 35

. Lettre à Berrichon du 8 mars 1912 : « Il y a une singulière différence de style entre la photo (que je préfère) et le dessin. La photo donne une physionomie allongée à plantation de cheveux arrondie, fréquente en Angleterre, mais bien rare en France, (je ne connais pas les Ardennes). Le dessin, comme la peinture de Fantin, montre une face presque ronde rappelant un peu le type de Beethoven. Le nez sur la photo a l’air un peu relevé du bout. Toutes les images donnent Rimbaud de face. Je n’ai jamais vu son profil. »

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n’était peut-être pas un hasard : le Rimbaud de Forain est un petit sauvage, celui de Fantin était vu par les commentateurs de l’époque comme une figure effrayante, un « gamin aux yeux fous », disait Tailhade, qui s’y connaissait (« l’inquiétant voyou peint par FantinLatour », écrit encore Pierre Petitfils en 1949). L’absence de commentaire de Claudel – à notre connaissance - sur la plus précieuse image de Rimbaud qu’il détenait est révélatrice. Il est de même significatif que Claudel ait fait encadrer la reproduction du « Rimbaud mourant » d’Isabelle : ce dessin est un faux, mais un faux opportun, ce qui est toujours plus plaisant qu’une vérité dérangeante. Jean-Claude Morisot a noté que « Claudel a amassé toute une collection de portraits de Rimbaud. Lui qui n’aimait rien moins que s’encombrer d’objets personnels, il gardait toujours avec lui les quatre petites images qui se trouvaient boulevard Lannes, sur la cheminée du cabinet de travail36 ». Ces « visages de Rimbaud37 » étaient en quelque sorte des incarnations, plurielles, du prophète moderne. Ainsi, Claudel, pour qui Rimbaud fut absolument essentiel38 et qui a donné une inflexion considérable à la compréhension et la réception du poète, a passé la moitié de son existence en ayant sous les yeux des « visages » dont certains n’étaient que des fictions, des visages du mythe plus que de l’homme Rimbaud. Claudel avait été vivement frappé, voire choqué, par un des autoportraits photographiques de Rimbaud adulte, qu’il avait vu lors de son séjour à Roche : « Cette dernière photographie terrible où on le voit tout noir, les pieds et la tête nus, en costume comme de forçat, les pieds nus aux rives de ce fleuve d’Abyssinie », écrit-il dans son Journal en juillet 1912. Il y revient dans sa préface aux Œuvres de Rimbaud : « Je manie des papiers jaunis, des dessins, des photographies, celle-ci entre autres si tragique où l’on voit Rimbaud tout noir comme un nègre, la tête nue, les pieds nus, dans le costume de ces forçats qu'il admirait jadis, sur le bord d'un fleuve d’Ethiopie39. » L’image réapparaît en 1917 dans l’une des œuvres les plus religieuses de Claudel : « On m’a montré son portrait à demi effacé là-bas la face noire près de ce fleuve d’Éthiopie » (La Messe là-bas). Ce n’est sans doute pas un hasard si aucune reproduction de cette image obsédante n’a été retrouvée dans les archives de Claudel : la photographie, aujourd’hui conservée au Musée Rimbaud, ne représentait pas « son » Rimbaud, ou en était, en quelque sorte, le « négatif 40 ». C’était pourtant une image authentique, conçue par Rimbaud lui-même : « Ceci est seulement pour rappeler ma figure », avait-il écrit en l’envoyant, comme en résonnance lointaine du « Ceci est mon corps ». La phrase de Claudel sur le témoignage de Gabriel Ferrand prend un autre sens. En effet, trois mois à peine après avoir contemplé cette photographie, Claudel indiquait à Berrichon : « C’est une chose considérable qu’un témoin oculaire. Pour la 36

Claudel et Rimbaud, étude de transformations, Minard, 1976, p. 122.

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L’expression apparaît chez plusieurs biographes de l’auteur du Partage de Midi. Ces « quatre petites images » sont les trois encadrées ensemble, plus la photographie héritée d’Isabelle Rimbaud. 38

Jusqu’en ses derniers instants : Claudel mourut alors qu’il était en train de lire le Rimbaud d’Henri Mondor.

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Claudel revient fréquemment sur la « tête nue » de Rimbaud à Aden et au Harar, jusque dans une conversation qu’il a eue avec Gide en 1912. 40

Le Rimbaud de cette photographie, le Rimbaud « noir », « africain », c’est le Rimbaud qui a trouvé l’enfer sur terre, comme le souligne Claudel, citant Une saison en enfer : « Cette région de la mer Rouge qui finit par fixer l’errant est bien celle de la terre qui ressemble la plus à l’enfer classique, "l’ancien, celui dont le Fils de l’Homme ouvrit les portes" » (c’est-à-dire l’Enfer avant l’Incarnation de Dieu en l’homme). Le rapprochement entre Aden et l’enfer est courant sous la plume des voyageurs, et on le retrouve dans la correspondance de Rimbaud lui-même.

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première fois j’ai vu le Rimbaud africain 41. » Un témoignage oral — assez fantaisiste — devenait une sorte de vision (de mirage ?) plus réelle que l’irréfutable ostension photographique. Claudel, ayant vu la photographie de Rimbaud adulte, aurait pourtant pu se demander si la peinture que lui faisait Ferrand d’un Rimbaud coiffé comme un petit page (« aux enfants d’Édouard »), dans les années 1880, était crédible 42.

La « photographie terrible » (Autoportrait de Rimbaud, 1883, dans la version publiée en 1922 - Détail)

On remarque également chez Claudel l’absence des autres représentations peu « canoniques » du poète, auxquelles il aurait cependant pu avoir accès. Ses portraits de Rimbaud semblent ainsi avoir été implicitement sommés de « coller » avec une image mentale préétablie, sous peine d’être récusés ou « diabolisés 43 ». Cela rappelle sa réaction face à une photographie de Victor Hugo, dans laquelle il voyait, singulièrement, « une physionomie de furieux et de fou ». 41

Lettre du 1er octobre 1912 (souligné par nous).

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André Suarès notera par la suite : « Je tiens pour capitale la rencontre du consul Gabriel Ferrand avec Rimbaud […]. Claudel, de son côté, en juge de la sorte ; mais je ne vois pas qu’il en ait fait son profit. » Nous avons consacré une petite étude à cette histoire : « Rimbaud "aux enfants d’Edouard" : le témoignage de Gabriel Ferrand » (http://issuu.com/libraires-associes/docs/rimbaud-ferrand). 43

Comme le suggère le texte fascinant que Claudel a consacré en 1935 au linceul de Turin, intitulé La Photographie du Christ, la photographie semble avoir été à ses yeux le support d’une « présence réelle », au sens théologique du terme : « Nous sommes en possession de la photographie du Christ ! Comme cela ! C’est Lui ! C’est Son visage ! Ce visage que tant de saints et de prophètes ont été consumés du désir de contempler, suivant cette parole du psaume : "Ma face T’a recherché : Seigneur, je rechercherai Ta face". Il est à nous ! Dès cette vie, il nous est permis tant que nous voulons de considérer le Fils de Dieu face à face ! Car une photographie, ce n’est pas un portrait fait de main d’homme. Entre ce visage et nous il n’y a pas eu d’intermédiaire humain. C’est Lui matériellement qui a imprégné cette plaque, et c’est cette plaque à son tour qui vient prendre possession de notre esprit. »

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Claudel est un cas particulier, mais non spécifique, dans la geste de l’iconographie rimbaldienne. Les représentations du poète ont toujours eu leurs idolâtres (les tirades de Georges Duhamel sur son portrait de Rimbaud valent leur pesant de berrichonneries), et certains ont fait partie du cercle très restreint des fiers « possesseurs » de la photographie de Carjat, de Jean Cocteau à François-Marie Banier, en passant par le très chrétien François Mauriac. Il existe des témoignages, au ton souvent religieux, sur le culte qu’ils vouaient à ces images et l’effet qu’elles faisaient sur leurs visiteurs, sans parler des rivalités qu’elles déclenchaient 44. Mais aucun d’eux n’a possédé, en réalité, de photographie originale : ils n’ont eu sous les yeux que de simples agrandissements photographiques de cette image, plus ou moins beaux, plus ou moins anciens — et plus ou moins altérés.

La « photo de Rimbaud » chez Mauriac (au-dessus de la cheminée), vers 1930

Inversement, la photographie authentique de Carjat découverte dans les archives Claudel était en réalité déjà connue. Elle semble avoir été exposée au moins deux fois 45, mais nul ne paraît avoir réalisé qu’il s’agissait d’un tirage d’époque, d’une extrême rareté, d’un grand intérêt historique — et accessoirement d’une grande valeur financière. Elle a en tout cas échappé aux recensements de tous ceux qui ont travaillé sur l’iconographie de Rimbaud, alors qu’ils l’avaient pour ainsi dire à portée de main. Cela peut s’expliquer par le fait que l’état de l’information ne permettait pas de voir ce document pour ce qu’il était : le brouillard de copies en tous genres, la « désinformation iconique » régnant dans ce domaine empêchait de discerner certains documents authentiques. Par ailleurs, cette invisibilité a eu un autre effet : cette image n’a pas eu de descendance. N’ayant pas été publiée, elle n’a pas été à la source d’images fantaisistes. Car il a existé, depuis 1906, une grande quantité de reproductions, fort variables, de cette photographie. Certaines, particulièrement dans la seconde moitié du XXe siècle, sont des copies retouchées de copies elles-mêmes déformées — et sont dignes d’un 44

Cocteau aurait « emprunté » son exemplaire de cette photographie à Gide, dans les locaux de la NRf. De même, Delahaye se plaignait que Verlaine ne lui ait jamais rendu sa photographie (la Carjat célèbre), tandis que Verlaine fut victime d’une « confiscation » de Forain, qui ne restitua jamais la photographie de Rimbaud que Verlaine lui avait confiée… 45

En 1968, lors de l’exposition Claudel à la Bibliothèque nationale (n° 73), et en 1991, dans l’exposition Rimbaud au Musée d’Orsay (n° 25).

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musée des horreurs. Or toutes ces reproductions paraissent découler en réalité de deux épreuves, le tirage très abîmé et l’exemplaire Guérin 46. Celle de Claudel, du moins, aura échappé à cette efflorescence fantaisiste qui a orné la quasi-totalité des publications consacrées à Rimbaud, y compris et surtout celles qui glosent, d’un ton extasié, sur le visage de l’« enfant sublime ».

Quelques reproductions (dans des ouvrages de référence) et dérivés de la même photo de Carjat, au XXe siècle

Ces documents iconographiques des archives Claudel sont ainsi un reflet du culte des icônes rimbaldiennes, ainsi que du statut de l’image photographique au XXe siècle. Un exceptionnel document d’époque se trouvait dans le même lot que des reproductions d’images sans valeur biographique, voire mensongères. Mais, on le sait de longue date, la qualité première des reliques a rarement été l’authenticité 47…

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Nous rejoignons sur ce point les conclusions d’Alain Bardel dans la page qu’il consacre à cette photographie sur son site (abardel.free.fr). 47

Je remercie la Société Paul Claudel, Mmes et MM. Marie-Victoire Nantet, René Sainte Marie Perrin, Sylvie Aubenas, Thomas Cazentre, Denis Canguilhem, Alain Tourneux et Jean-Jacques Lefrère pour les concours qu’ils ont apportés à cette enquête.

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