Les Refusés - N°5

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À la mémoire de nos amis Ersé ZOLFO et Gérard LOPVET


Beaucoup de ceux qui liront ces quelques lignes ne te connaissaient pas. Seuls tes proches et tous ceux qui se sont battus pendant six ans contre un projet de décharge à Rugney, dans les Vosges, sauront le vide infini que laisse ton départ si prématuré… En six années de chemin parcouru, des liens se sont tissés et des amitiés sont nées...


Le 25 novembre dernier, nous étions tous rassemblés dans ton village natal pour t’accompagner dans ce dernier bout de chemin vers une terre que tu nous as appris encore plus à aimer, à respecter, et à défendre... De ces premières années de ta vie, dans ce village perdu entre Moselle et Madon, tu as appris la volonté et le courage des gens de la terre, de ces Vosgiens de la plaine, tout aussi têtus et persévérants que ceux des Hauts. Tu as découvert les joies et l’amour de cette campagne, de ce village qui est le tien… Revenu y vivre après quelques années passées au loin, tu as ramené avec toi ta femme, Anissa, et tu as construit pour elle et vos cinq enfants, cette maison chaleureuse, ouverte sur la vie, consciente des vrais valeurs d’humanité et si respectueuse de cet élan de vie qui entoure toute chose… Réservé et discret cependant, rien ne te préparait à ce qui allait faire de toi la flamme de ce dernier combat que nous avons mené ensemble... Oui, Tu as été et tu restes celui qui porte le flambeau, celui qui éclaire la route, qui ne faillit pas... Qui enrage aussi et voudrait que le temps aille plus vite... C’est toi qui as eu l’idée de ce « carrefour » à tenir chaque dimanche pendant quatre années pour alerter tous ceux, qui passaient, de l’imminence du danger. C’est toi qui as tenu et fait tenir ce carrefour sans relâche, montrant aux yeux de tous, ta détermination sans faille… C’est grâce à cette flamme qui ne t’a jamais quitté que nous avons remporté l’une après l’autre toutes les batailles... Aujourd’hui, notre coeur est triste, nos larmes coulent sur ton départ... Avant de partir, tu as tenu à remercier tous ceux qui ont lutté avec toi toutes ces années, tu les as remerciés de t’avoir permis de mener un combat citoyen, d’avoir pu lutter au grand jour pour défendre ces valeurs qui te sont si chères et que nous partageons avec toi... Aucune colère dans tes derniers moments, mais l’intense satisfaction d’avoir été au bout de tes engagements... C’est cette force-là qui doit continuer à nous habiter au-delà de toute colère ou esprit de revanche ou de vengeance...

Gégé, on t’aime !

Ps : l’arrêté préfectoral interdisant cette décharge vient d’être cassé par le tribunal administratif de Nancy sur un vice de forme NON FONDE ! L’association VIGIDECHARGES et les élus du canton remontent au créneau pour que la même décision soit reprise rapidement. Information, contact et soutien : vigi-decharges.org ISOBEL


Revue culturelle d’expression et de parti pris autoéditée par l’association « Les Refusés ». Contacts Par mail : lesrefuses@free.fr

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Dépôt légal : Janvier 2007 ©Les Refusés 2007 ISSN : 1777-8832

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Sommaire

Numéro 5

sommaire du dossier

REFUSER • • • • • • • • • • • • • • • • • • • p.7

L’ENFANT • • • • • • • • • • • • • • p.79

Carte blanche à Alain AMICABILE

Théo

L’ODEUR DE L’ENCENS • • • • • • • • • • • • p.17

ENFANCE RIME AVEC CONFIANCE • p.81

Sonia RISTIC, illustré par Sylvie THOURON

UN NOUVEAU JEU • • • • • • • • • • • • •

p.23

ESCARPE • • • • • • • • • • • • • • • • • •

p.29

LES GROSSES FESSES • • • • • • • • • • •

p.32

L’AVANT-DERNIÈRE PARTIE • • • • • • • •

p.37

PARVIS SOUS LA NEIGE • • • • • • • • • •

p.40

LA TURNE • • • • • • • • • • • • • • • • • •

p.43

SANS LES MAINS • • • • • • • • • • • • • •

p.49

LES SPECTATEURS DE TF1... • • • • • • • •

p.63

Patrick BOURGEOIS, illustré par Lucas Philippe FLESCH

Arthénice, illustré par Borev

Jean-Marc S., illustré par Lucas Valérie COLS

Jacques NICOLLE

Béatrice PRINCELLE, illustré par Véro BLANCHOT Alban LECUYER

J-C BAUDROUX, illustré par Lucas

OÙ SONT LES ENFANTS • • • • • • • p.87 Claude ANDRÉ

TERRITOIRES D’ENFANCE • • • • • p.91 Borev

LA VIE, LES ENFANTS, À L’ÉCOLE • p.99 Michel POINSIGNON

LETTRE À UN DIRECTEUR D’ÉCOLE • • • • p.109 AMANDINE ET JULIEN • • • • • • • p.111 Geneviève TURLAIS

LA FERME VILLEMIN • • • • • • • • p.115 Christine VILLEMIN

EN PARTAGE & LA RÉVOLUTION • • p.118 Collectif Lune et Mille raisons

FAIT DIVERS • • • • • • • • • • • • • • • p.123 Olivier THIRION, illustré par Lucas

DÉDÉ ET LA SOURIS • • • • • • • • • • • • • p.71

PHOTOS DE ROUMANIE • • • • • • • p.127

Evelyne KUHN, illustré par Lucas

Dan MALUREANU

DOSSIER SPÉCIAL ENFANCE • • • • • • • • • p.77

LIGNE 38 • • • • • • • • • • • • • • p.131

Voir sommaire du dossier

Evelyne KUHN

L’INCONNU DU BLB (1)p.201

CE QUE L’ON POURRAIT CROIRE • • • • p.139

Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF

Sylvie THOURON

LUISA MARIN(1) • • • • • • • • • • • • • • p.211 Récit de vie confié à Frédéric BLANC

LE CADEAU • • • • • • • • • • • • • • • • p.149 Régis BELLOEIL

MONSIEUR GAÉTAN • • • • • • • • • • • • • p.220 Th.A. YOGHILL

QUAND J’Y REPENSE • • • • • • • • • • p.153 Capucine LATRASSE

CARNET D’AFGHANISTAN • • • • • • • • • p.223 Mathieu RUILLET

FIFILLE BRINDACIER • • • • • • • • • • • p.159 Nina, illustré par Lucas

CARNET DE CAMPAGNE 4 • • • • • • • • • p.237 du soldat Anicet Canus au 150 R.I

LE DOLMEN DE ROCHEFORT • • • • • • p.163 Marie TOLLINI

CHRONIQUE DU TEMPS DES MURS 5 • • • p.245 Olivier THIRION

RETOUR AU PAYS DES FLAQUES • • p.167 Victor-Rarés MALUREANU

LES REFUSÉS SE PRÉSENTENT • • • • • • • p.249

OCTAVIO, MALIKEE, AZZOUZ • • • • p.173 Arthénice

LUCILE • • • • • • • • • • • • • • • • • p.177 Olivier THIRION, illustré par Lucas

CINÉMA ET ENFANCE • • • • • • • • • • p.183 Claude NAUMANN

LE CIRQUE • • • • • • • • • • • • • • • • p.189 5

Estelle BEUGIN

DIVERSES CONTRIBUTIONS • • • • • • p.197


25

août

des

1944,

forces

reddition

d’occupation

de de

la

Von

Choltitz

capitale.

commandant

Maurice

Kriegel

Valrimont (debout à gauche) dirigeant du COMAC (Comité d’Action Militaire du Conseil National de la Résistance), et le Colonel Rol Tanguy (Chef des FFI d’Ile de France) (coiffé d’un

béret)

escortent

leur

prisonnier.

Paris

est

libéré.


Carte

blanche à Alain AMICABLIE

REFUSER. Antifasciste, syndicaliste, résistant, puis dirigeant du PCF avec lequel il a rompu en 1960, député de Meurthe-et-Moselle durant toute la 4ème République, Maurice Kriegel-Valrimont est mort cet été. Son ami Alain Amicabile brosse le portrait de cet homme d’exception.

S

ur les trop rares films de la Libération de Paris ou les photos de cette époque, on voit un jeune homme à lunettes debout sur un véhicule blindé. Devant lui, assis, le général Von Choltitz commandant les forces

d’occupation allemandes du «Gross Paris». Sont présents aussi, sur ces documents d’archives, le colonel Rol, chef des FFI de la Région Parisienne et le général Leclerc. Tout autour, la foule, le peuple parisien enfin libéré et fier de cette liberté reconquise avec les armes de l’insurrection à la main. Ce jeune type à lunettes s’appelle Valrimont dans la Résistance. Il a à peine 31 ans et il est le co-dirigeant avec Villon et Vaillant du COMAC, le comité d’action militaire constitué par le Conseil National de la Résistance (CNR) pour organiser l’insurrection nationale contre les armées hitlériennes. La mission confiée au Comac, dirigé par «les trois V» comme on les appela et sous l’autorité duquel se trouvent toutes les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), est de multiplier les accrochages avec l’occupant, de l’empêcher de rejoindre les plages de Normandie afin que le débarquement s’enracine et devienne irréversible. En même temps, il était tout à fait vital que le peuple de France ne suive pas passivement les évènements mais contribue à la lutte de Libération nationale. Grâce à la Résistance, au sein de laquelle Maurice Kriegel dit Valrimont occupait un poste essentiel, ce combat a été victorieux. Avant de devenir un des trois membres dirigeants de l’action militaire du CNR, Maurice avait assumé la direction nationale de l’Action Ouvrière des Mouvements Unis de la Résistance (MUR).

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«Paris soulevant ses pavés» Durant ces années, Maurice Kriegel-Valrimont a été un des concepteurs de l’action militaire de la Résistance, c’est-à-dire la guérilla mobile, insaisissable, celle qui est capable de frapper l’ennemi sans s’exposer à la destruction. Pour comprendre comment des hommes, presque sans moyens, ont osé affronter l’énorme force d’une armée d’occupation, le mieux est de laisser Maurice en parler lui-même, en reprenant ce qu’il m’avait dit lors d’un entretien réalisé à l’occasion du 60ème anniversaire de la Libération de Paris : « Ceci est difficile à comprendre, mais c’est bel et bien ce à quoi nous nous sommes soigneusement préparés. Nous nous sommes inspirés des veilles traditions militaires françaises, celles des soldats de l’An 2, celles des innombrables actions de Francs Tireurs comme Victor Hugo en a parlé, celles des soulèvements populaires du 19ème siècle à Paris «qui n’est Paris que soulevant ses pavés», comme l’a écrit Aragon. C’est de tout cela dont nous nous sommes inspirés et aussi de tout l’acquis de la science militaire des Résistances Nationales des 19 et 20èmes siècles théorisée par l’Allemand Clausewitz». Cette insurrection a finalement permis d’épargner de nouvelles ruines, de nouveaux deuils, de battre l’ennemi à moindre frais en quelque sorte. Mais ce n’est pas tout. En plus du temps gagné, nous savons que du même coup les données du problème et les solutions ont été différentes de celles prévues par les Etats Majors des forces Alliées. Tout a été différent de ce qui était prévu. L’installation d’une administration militaire américaine (AMGOT) devait gérer les communes, désigner les Préfets, disposer de sa propre monnaie etc. Rien de tout cela ne s’est produit car lorsque les Alliés ont vu déferler l’insurrection un peu partout en France, ils n’ont pas pu faire autrement que de reconnaître le Gouvernement Provisoire de la République. Si nous avons échappé à une administration étrangère de la France, c’est à l’action de la Résistance que nous le devons et à des hommes d’exception, comme Maurice, qui la dirigeaient. La Libération de Paris le 25 août 1944 a eu un retentissement peu imaginable aujourd’hui. Maurice en parlait avec fierté : « Le monde entier a été saisi par cet évènement majeur et a retrouvé pour la France l’estime et la reconnaissance

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de ses valeurs essentielles de Liberté et de Justice. Les Français qui étaient dans les camps de concentration ont raconté l’immense espoir que cette victoire a alimenté. Ce fut bien un chapitre essentiel de l’Histoire de notre temps.» Pour l’avènement de l’humanité Le 2 août 2006, Maurice nous a quittés, à l’âge de 92 ans. Le risque est donc réel, désormais, de parler de lui au passé et comme les possibilités sont très réduites pour évoquer une vie arrivée à son terme, l’exercice s’en trouve singulièrement compliqué. Compliqué et même inadapté. L’usage du passé pour parler de Maurice Kriegel-Valrimont, ça ne colle pas ! Ceux qui l’ont connu seront d’avance d’accord : pour lui, seul l’avenir comptait, et toute sa vie, tout son passé donc, est marquée par cet intérêt principal. De ses souvenirs d’enfant, à Strasbourg, à son engagement antifasciste du début des années 30, du bouillonnement émancipateur du Front Populaire aux combats de la Résistance, de ses mandats de député à son militantisme

au

P.C.F., de ses premiers combats jusqu’à ses tout derniers instants de vie : tout est avenir, d’abord l’avenir. Evidemment, il ne négligeait pas l’essentiel : «Il faut avoir clairement conscience que toutes les expérience peuvent contribuer à trouver les réponses aux questions qui se posent aujourd’hui», disait-il. L’avenir donc, au-delà de la simple dimension temporelle du terme. L’avenir au sens humain de réalisation progressive de l’humanité. Toute sa vie, toute son action a consisté à penser, parler, pratiquer et apprendre, avec

les

autres, l’humanité. Face à la réalité multiforme de l’inhumanité qu’il a souvent rencontrée, il a toujours et partout opposé avec force, talent et conviction la nécessité vitale, sans répit, sans faiblesse, de hâter la réalisation effective de l’humanité. Malgré les circonstances parfois brutales et même barbares, en dépit des vilénies subies, il n’a jamais renoncé à susciter toujours plus d’enthousiasme pour l’avènement de l’humanité. Il l’a fait partout et toujours, là où il s’est trouvé, à toutes les étapes de son exceptionnelle et foisonnante vie. Au temps noir du fascisme triomphant et du nazisme qui a fait vaciller l’humanité toute entière, il a été de ceux qui ont dit NON et assumé les risques mortels d’un combat pour restaurer la démocratie et les libertés. Voici un peu plus d’un an à peine, au lycée de Toul en Meurthe-et-Moselle, il

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explicita ce choix fondamental aux jeunes, réunis devant lui : «Si je n’avais pas refusé la situation, je n’aurais plus tout à fait été dans l’humanité», leur at-il dit. Transmettre l’esprit «rebelle» Il en a rencontré des lycéens, des collégiens, des écoliers en Lorraine et en Alsace : à Mont Saint Martin, Longwy, Metz, Longlaville, Lutterbach et dans une multitude d’autres lieux encore. Jamais, à aucun moment, alors que ces rencontres duraient souvent plus de deux heures, le moindre mouvement d’impatience ne s’est manifesté dans les classes. Certes, le talent d’orateur, le sens de l’humour de Maurice y étaient pour beaucoup mais si une attention aussi grande marquait ces échanges, c’est aussi parce que Maurice savait montrer à quel point cette presque «préhistoire», pour ces jeunes, parlait de leur propre avenir. Il portait le fer où il le fallait quand il disait «vous aussi, aujourd’hui, vous êtes confrontés à la nécessité de dire non à ce qui n’est pas acceptable : l’intolérance, le racisme, le regard qui se détourne pour ne pas voir l’injustice ou la petite lâcheté commise, la non-assistance à ceux qu’on humilie, le chacun pour soi ...» Pour l’avoir accompagné partout, je sais qu’il prenait plaisir à ces débats et, surtout, il en tirait beaucoup de confiance et d’optimisme. Il disait aux jeunes l’importance d’être rebelle, de refuser ce qui abaisse l’Homme, de s’engager en faveur de l’humanité. Le Député des ouvriers du Pays-Haut Quand il est arrivé en Meurthe-et-Moselle, au lendemain de la Libération, ce tout jeune homme d’à peine 32 ans est porteur d’états de service impressionnants. Très vite, il va s’imposer dans le fief des maîtres de forges comme le défenseur le plus intransigeant et le porte-parole d’une exceptionnelle pugnacité des ouvriers du fer et des aciers. Le député M. Kriegel-Valrimont, on en parle toujours un demi-siècle après la fin de ses mandats. Cela n’est pas si courant. On se souvient encore du fameux franc symbolique dû aux de Wendel par le directeur du journal Action qu’était Maurice, après la condamnation proclamée, pour avoir publié des choses peu plaisantes sur le comportement des financiers et des industriels sous l’occupation. Il tenait la piécette à disposition et la posait bien en vue sur son

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pupitre avant chaque réunion publique. La salle en redemandait et était servie selon ses souhaits. Maurice était particulièrement mordant avec ses adversaires et bienveillant, attentionné avec les siens. Il avait une vraie affection pour les sidérurgistes, les mineurs, les populations du Pays-Haut lorrain. Il ne se sentait pas proche d’eux mais partie intégrante de cette communauté issue du brassage des vagues successives d’immigration. Il disait : «Quand j’arrive chez vous, j’arrive chez moi». Nous étions d’accord avec ça. Cet intellectuel cultivé était la simplicité même. Il avait cette grande élégance qui semble naturelle parce qu’elle ne résulte pas d’une mise en scène. Elégant et sans manière. On se sentait toujours à l’aise en sa compagnie pour tout cela et aussi pour sa capacité d’écoute. Il commençait toujours par questionner et laisser parler. Il avait besoin de savoir. Mettre en commun L’optimisme était son caractère et fondait son engagement politique à gauche. Un engagement sans fard aux côtés de la partie la plus déterminée de ce courant. Il disait volontiers qu’il n’y avait aucun mal à être «le plus à gauche possible». Il ne voyait aucun inconvénient à mettre en commun, à penser et à agir en conséquence. Albert Jacquard a écrit : « Tous les mots où il y a commun sont des mots magnifiques» et des mots d’avenir. Maurice en était persuadé et c’est le sens qu’il a donné à son engagement communiste. L’anticommunisme stalinien Lorsque l’incompatibilité totale entre son idéal de toujours et la forme criminelle prise par l’anticommunisme stalinien ne pouvait plus être cachée, il en tira toutes les conséquences, en préférant «la mort politique à la soumission à un centralisme arbitraire». On peut tout à fait comprendre que de l’avoir fait a été sa plus grande fierté de vie militante. Il m’a fallu personnellement attendre le milieu des années 80 pour le redécouvrir, bien après avoir su dans le détail que ce qui lui avait valu une mise à l’écart humiliante n’était qu’un odieux tissu de calomnies, un véritable procès qui déshonore à jamais ceux qui l’ont instruit et trompé des générations de militants.

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Je ne savais rien des causes réelles de ce bannissement. J’ai cru ce qu’on m’en avait dit. Mais quand la vérité s’est imposée et malgré l’impossibilité de revenir sur le mal commis, j’ai considéré avec d’autres, qu’il convenait de tout mettre en oeuvre pour rétablir Maurice dans son honneur. Défendre l’avenir Nous l’avons fait d’abord et avant tout pour lui mais également pour restaurer notre propre honneur tout aussi injustement souillé par cette monstrueuse mascarade. Nous étions comptables de cette histoire même si nous n’en portions pas la responsabilité. L’avenir, à cette époque déjà, c’est Maurice qui tenta de le défendre. Il s’est trouvé bien seul et en a souffert. Les vents étaient contraires et rien ne remettra plus le curseur en arrière. Ce qui est fait est fait et à bien des égards ne peut plus être rattrapé. Ces vingt dernières années, avec passion et intelligence, Maurice a joué un rôle majeur dans la réflexion de tous ceux qui, se situant dans cette partie-là de la gauche, n’ont pas renoncé, tout simplement parce qu’ils ne croient pas une seconde que l’Histoire soit finie. C’est peu dire qu’il a beaucoup fait pour insuffler l’espoir d’un avenir ouvert sur l’idéal démocratique. Citoyen d’Honneur Au fil de débats et réunions diverses, de commémorations et actions de toutes sortes, des maires ont estimé devoir décerner à Maurice Kriegel-Valrimont le titre de Citoyen d’honneur pour l’implication qui fut la sienne dans la défense des intérêts des populations de leurs communes respectives : Longlaville, Mont Saint Martin, Hussigny, Joeuf, Toul et Neuves Maisons en Meurthe-etMoselle ou encore Lutterbach, dans le Haut-Rhin, ont fait ce geste hautement symbolique. À Mont Saint Martin, un centre socioculturel porte le nom de Maurice KriegelValrimont depuis 1999 et d’autres initiatives de même nature sont prévues. La route départementale nouvelle reliant Joeuf et Homécourt, au coeur de l’ancien domaine des de Wendel, portera le nom de Kriegel-Valrimont. Maurice avait bien évidemment donné son accord et savourait avec une pointe de malice ce petit pied de nez aux anciens maîtres des lieux.

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Fidélité Maurice Kriegel-Valrimont a été un ami délicieux, un camarade qui illumina de son intelligence nos combats, nos espoirs et cela continuera longtemps encore. Certes, son absence physique est irrémédiable. Il va nous manquer terriblement mais nous pouvons encore puiser dans ses enseignements et c’est une bonne façon de rester en contact avec lui. Je n’invoque pas les balivernes du spiritisme mais le seul outil efficace pour le faire, la mémoire. Il suffira de garder fidèlement quelques-uns des enseignements essentiels portés par son inaltérable volonté d’aller de l’avant. Le 7 juin dernier, à Neuves Maisons, ville symbolique de la sidérurgie du sud meurthe et mosellan, Maurice a été l’invité de la municipalité pour animer un débat sur le Front Populaire en ce jour du 70ème anniversaire des accords Matignon. Sur le livre d’or de cette commune ouvrière dont il venait d’être fait citoyen d’honneur, Maurice a écrit «le Front populaire n’a pas encore porté tous ses fruits. Nous les ferons mûrir». Ce fut son dernier débat, ce fut son dernier écrit public : un message d’avenir encore et toujours. Quelques jours à peine avant sa mort, nos tout derniers échanges ont porté sur la situation politique et les prochaines échéances électorales. Sa préoccupation était de réunir toutes les conditions nécessaires à un réel changement. Il n’était pas vraiment rassuré par la tournure prise par les débats et les diverses positions adoptées. Mais cela ne l’affectait pas outre mesure. Il y voyait motif à se faire entendre et invitait tous ceux, qui y avaient intérêt, à le faire aussi. Nous aurons donc sans doute à nous référer à lui dans un avenir très proche. En conséquence, nous pouvons lui dire « à bientôt, à très bientôt Maurice» !

Alain Amicabile a occupé d’importantes fonctions à la direction du PCF dont il fut, à 30 ans, un des plus jeunes membres du Comité Central. Premier responsable de la Fédération de Meurthe-et-Moselle, il en est écarté en 1985 et quitte le PC peu après. Il a été Conseiller Régional de 1986 à 1992 et dirige, depuis 1988, une agence de communication institutionnelle. En septembre 2006, est paru, aux Editions « Syllepse », son livre intitulé « remercie la neige, une histoire du Pays-Haut lorrain. »

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17 mars 2005, Alain Amicabile avec Maurice Kriegel Valrimont en gare de Nancy.

(Photo StĂŠphane Hablot) 14


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L’odeur

de l’encens

Sonia RISTIC

E

lle est née dans une petite ville de province. Sa famille était de la région et jamais personne n’avait cherché à partir. Elle a toujours su qu’à dixhuit ans, elle s’en irait vivre dans la grande ville. On avait essayé de l’en

dissuader, mais elle a travaillé tous les étés et économisé pour le faire. Elle a fêté sa majorité en famille. Le lendemain matin, elle a dit au revoir à ses parents, à ses frères et soeurs, à ses chiens et chats, aux moineaux de sa fenêtre et à ses rares amis. Elle est allée à la gare où elle a attendu son train pour la capitale. Elle n’emportait qu’un petit sac contenant l’indispensable. En arrivant, elle a acheté le journal et trouvé une annonce : un vieux couple tenant un bar-tabac offrait un logement et un petit salaire pour un poste de serveuse. *** Depuis trois ans, elle vivait dans la chambre de bonne au dernier étage et travaillait dans le bar au rez-de-chaussée. Paradoxalement, le bar s’appelait L’inattendu alors que depuis qu’elle était derrière ce comptoir, les jours et les clients se ressemblaient. À part les patrons et les habitués de L’inattendu, elle ne s’était liée avec personne. Effacée, timide, silencieuse, appliquée dans son travail, elle savait se rendre invisible. Personne ne pouvait soupçonner le feu qui brûlait derrière ses yeux noisette. Elle était passionnée de lecture, de cinéma et de musique. Chaque mardi, elle empruntait des piles de livres à la bibliothèque municipale et passait ses nuits à lire. Aussi souvent qu’elle pouvait, elle allait au cinéma. Le genre de films qu’elle allait voir lui importait peu. Ce qu’elle aimait, c’était de s’asseoir au premier rang pour se perdre dans l’écran. Elle aimait l’obscurité de la salle, le bourdonnement du projecteur, le voyage... À part sa ville natale et quelques quartiers de la capitale, elle ne connaissait pas le monde et pourtant, elle avait déjà fait cent fois le tour de la terre lors de ses voyages immobiles.

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Si elle avait osé parler, s’il était venu à l’idée de quelque passant de l’inviter à le faire, elle aurait pu raconter tant de merveilles. L’ailleurs, les forêts amazoniennes et l’humidité qui y règne. Les colères des océans, les plages infinies de sable blanc, le bruit et la violence des métropoles. La blancheur glacée du grand nord et sa lumière, les baobabs millénaires, les enfants qui jouent dans les ruelles des souks, la moiteur épicée des villes arabes. Les chemins de la soie, les palais vénitiens, le cours du Danube et celui du Nil et celui du Congo. Les neiges de l’Himalaya, les déserts aborigènes, les favelas, les champs de pétrole du Texas et les champs de blé de Pannonie. Les ponts dans la nuit et les adieux des amants, elle connaissait les aventures des explorateurs, l’horreur de la guerre, la mélancolie de l’errance, la passion, elle connaissait l’être humain et la vie, elle connaissait tout, par procuration. Elle vivait si intensément ses voyages cinématographiques, littéraires et musicaux que la monotonie de sa vie quotidienne ne lui pesait pas vraiment. Juste, parfois, elle se laissait aller à une sorte de nostalgie du futur, elle partait dans des rêveries où elle s’embarquait à bord d’un voilier et naviguait longtemps, longeant des rivages d’ailleurs, ne descendant jamais à terre, scrutant la côte, à la recherche du phare qu’elle avait vu mille fois en rêve. Elle croiserait beaucoup de phares lors de sa traversée, mais elle savait qu’elle reconnaîtrait celui qu’elle cherchait dès qu’elle le verrait parce que dans l’air, de façon inexplicable, il y aurait une odeur d’encens. Elle ne doutait jamais de l’existence de ce phare, tout comme elle ne doutait jamais de la présence d’un homme dedans. Elle ne connaissait pas le visage de l’homme dans le phare, ni son âge, ni ses origines, elle savait juste que cet homme était le sien, qu’il lui était destiné et qu’il l’attendait pour qu’elle lui raconte ses voyages. Elle ne connaissait rien de l’amour. Au lycée, elle avait eu un petit copain pendant quelques mois. Ensemble, ils se taisaient et restaient assis côte à côte. Ils faisaient l’amour parfois. C’était bref et maladroit et ça la laissait indifférente. Ce n’était pas l’Amour, celui que racontent les livres, les films, celui que chantent les symphonies. Le grand amour devait avoir quelque chose en plus. L’odeur de l’encens, par exemple. Elle voyageait. Parfois, elle rêvait. Et sans le savoir, elle attendait. ***

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Un jour, un homme s’est accoudé au comptoir de L’inattendu et a commandé un café. Elle ne l’a pas vu, elle ne regardait jamais ses clients. Elle a senti, elle a su... une odeur d’encens. Elle a posé le café devant lui d’une main tremblante et elle lui a demandé: - Excusez-moi, il faut que je sache, est-ce que vous vivez dans un phare ? Il a éclaté de rire, écarquillant les yeux de surprise. - Un phare ?! Pourquoi ? - Il faut que je sache. Vous vivez dans un phare ? Il a réfléchi. - Oui. On pourrait dire que je vis dans un phare. - S’il vous plaît, emmenez-moi dans votre phare. L’homme l’a regardée et il a compris. - Quand terminez-vous votre travail ? - Dans une heure. - Je reviendrai vous chercher. - Promettez-moi de revenir. - Je reviendrai, je vous promets.

Lorsqu’elle est sortie de L’inattendu, fiévreuse, il l’attendait dans la voiture. Il lui a demandé de fermer les yeux. Elle a obéi. Ils ont roulé en silence longtemps, mais elle, elle sentait juste l’air marin qui enflait ses poumons et ses voiles, elle sentait le balancement du bateau, elle respirait l’odeur de l’encens. Leurs pas résonnent comme dans la soute d’un voilier. Puis, l’espace rétrécit ; un ascenseur. Des pas qui longent un couloir, il lâche sa main, un bruit de clefs dans la serrure, une porte s’ouvre et elle plonge dans un bain d’encens. Un petit être doux, chaud et miaulant se frotte à ses mollets. Un lac de larmes s’est amassé derrière ses paupières baissées. - Ne bouge pas, n’ouvre pas les yeux, dit-il. Elle entend les premières mesures du Concerto pour piano n°2 de Tchaïkovski. Elle ne se retient plus, elle pleure les yeux fermés et renifle bruyamment. - Viens voir la vue du haut du phare, dit-il en reprenant sa main. La petite chose qui miaule les suit. Il ouvre une porte et l’air froid s’abat sur eux, diluant l’odeur d’encens. Ils sont dehors et il lui dit d’ouvrir les yeux.

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Ils sont sur un balcon de douzième étage d’HLM de cité dortoir. Autour, une mer de banlieues, des tours, des routes, du bruit. - Tu es déçue ? demande-t-il. - Non, vous n’avez pas menti. Vous habitez dans un phare. Les tours sont des rochers sur une mer fatiguée. Les lumières, le reflet d’un ciel étoilé. Les bruits de la circulation, les complaintes des vagues et les sirènes des poids lourds sur l’autoroute, les cris des mouettes. Oui, c’est un phare habité par un homme sans âge et sans visage, imprégné de l’odeur d’encens, mais ce phare n’indique pas de direction. Sa lumière est éteinte et elle navigue toujours dans le noir. C’était la nuit. Ils ont fumé en silence sur le balcon. Le chat ronronnait dans ses bras. - Vous n’avez pas menti - ce fut-elle qui brisa le silence -. C’est moi qui me suis trompée. Il lui prit le chat des bras. - Les lumières des phares sont souvent des mirages...  Il souriait. Il avait de beaux yeux gris. Elle se sentait lasse. Ils se sont retournés au bruit de clefs dans la serrure. Une jolie jeune femme blonde est entrée, suivie de deux bambins qui avaient sa blondeur et les yeux gris de l’homme. Ils la regardaient tous les trois, avec curiosité. - Bonsoir, a dit la femme. - Bonsoir, elle a répondu. Puis, se tournant vers l’homme : - Je dois partir. *** Elle est restée encore quelque temps à L’inattendu avant de retourner en province. Elle travaille dans un zoo. Elle a eu quelques amants. L’un d’eux est devenu son meilleur ami. Elle a trente-cinq ans à présent. Elle n’attend plus. Elle voyage toujours et parfois, elle rêve. Souvent, elle rêve du désert, d’une langue chantante et d’un enfant aux yeux très noirs qui l’appelle maman. Parfois, elle s’arrête devant les agences de voyages.

20



Lucas


Un

nouveau jeu Patrick BOURGEOIS

L

a pendule, au-dessus du vieux bureau, marquait neuf heures du soir et le calendrier, à l’effigie d’un policier en pleine action, annonçait le 9 juillet 1999. Nous étions en période estivale. Dans le commissariat du quartier de

Melvange, l’atmosphère était à la morosité. - Un tarot les gars ? lança le brigadier-chef Nathan. - Oh non, c’est tous les soirs la même chose ! - Alors un 421 ? renchérit Lambert, le planton de service. Les trois agents de l’ordre se morfondaient dans la petite pièce. Aucun appel, rien de rien qui puisse les distraire un peu. Le décor n’avait rien de folichon. Il était autrefois le local des bains-douches de la ville. Peu d’éléments de l’ancienne structure avaient disparu. Pourtant, à une époque, les gardiens avaient du pain sur la planche. C’est dans ce haut lieu que la répression battait son plein. Il y a quinze ans, ce commissariat avait été créé en urgence pour faire régresser la vague de crimes, de violence, dans la cité-dortoir de Melvange. Tous ceux qui avaient eu le malheur de tomber entre les mains de nos trois compères, avaient gardé, dans tous les sens du terme, un souvenir profond de leur passage. Hélas pour eux, les équipes gouvernementales de l’époque proposèrent un plan de décentralisation. Les habitants furent dispersés vers d’autres zones d’habitation, plus facilement contrôlables. Dans la cité, il ne restait guère que cinquante locataires sur les deux mille de la belle époque. Nos trois agents, seuls rescapés des diverses mutations, restaient là, plantés dans leur taudis. Lucien se leva, faisant grincer sa chaise sur le carrelage dégoûtant. Les deux autres le regardaient. - Moi, j’ai un nouveau jeu ! dit-il.

23


Il attrapa le bottin, le posa sur la table en poussant les cadavres

nous cherchons est tout de suite à droite ! dit Lucien heureux.

de bière qui s’y trouvaient accumulés depuis pas mal de temps. Il ferma les

Ils repartirent au pas jusqu’au

yeux, leva la tête vers le plafond,

coin de la rue.

ouvrit l’annuaire et promena son doigt

- C’est bien là ; il ne reste plus qu’à

de haut en bas, puis il stoppa net.

trouver le numéro qui nous intéresse !

- Celui-là ! s’écria-t-il. Il lut à haute

- Là ! s’exclama Lucien en pointant son

voix : Victor Casset, 10 rue du Lion

doigt.

d’or.

Le 10 de la rue du Lion d’or

- Et alors ? interrogèrent les autres, le

était un charmant pavillon de banlieue,

regard hébété. C’est lui notre nouveau

laissant apparaître les talents de

jeu ?

jardinier

- T’inquiète, ça sera formidable ! dénigrèrent

collègue. Au fur et à mesure que Lucien expliquait sa règle du jeu, ils changeaient d’avis.

Ils

jusqu’à

allèrent proposer

l’idée

de

Derrière

leur

multicolores ornaient l’allée centrale. Les trois hommes descendirent de la

Le brigadier-chef Nathan entra à son tour dans le jeu et referma la porte pour

propriétaire.

la grille rouge, des massifs de fleurs

Les compères, dans un premier temps,

du

ne

pas

curiosité

des

plusieurs versions.

attirer

la

passants.

voiture sans faire de bruit.

Nathan

échapper

un

laissa dernier

«Burp», en refermant la portière. Le bruit incongru eut un effet

instantané sur ses deux camarades

La voiture roulait en zigzag

qui, la main sur la bouche, pouffaient

en direction de la rue du Lion d’or.

comme des idiots.

À l’intérieur, une chaude ambiance

- Un peu de sérieux les gars, c’est

remplaçait la morosité de ces dernières

notre premier candidat, il ne faut pas

heures.

le rater ! grogna le brigadier-chef.

Lucien,

le

képi

enfoncé

jusqu’aux oreilles, conduisait en riant

Victor Casset, la cinquantaine,

grassement. Nathan rota à l’arrière, en

administrateur des pompes funèbres,

digérant ses 14 canettes de l’après-

regardait tranquillement le film à la

midi. Quant à Lambert, il pleurait dans

télévision quand la sonnette retentit.

son mouchoir à l’idée géniale de ce

Il posa délicatement son verre sur

nouveau jeu. Le véhicule stoppa à un

le rebord de la table,

carrefour.

s’essuyant la bouche et se dirigea vers

- Si ma mémoire est bonne, la rue que

la fenêtre.

24

se leva en


Il souleva l’épais rideau de coton pour

- Ne le déglingue pas, on ne pourrait

apercevoir le visiteur nocturne. Dehors

plus jouer ! lui glissa-t-il discrètement

il n’y avait personne. Il abaissa le

dans l’oreille.

rideau quand de violents coups contre

Ils attrapèrent l’homme sous

la porte le firent sursauter.

les bras et le collèrent sur une chaise.

- Police ! … Ouvrez au nom de la loi !

- Tu sais, Casset, nous savons tout au

L’homme pâlit, aussi surpris

sujet du meurtre de ta femme !

que l’enfant qui vient de naître.

- Ma femme ? Mais je ne suis pas

À peine avait-il tourné la clé dans

marié !

la

- Nous savons ça, mais il faut faire

serrure

que

la

porte

s’ouvrit

violemment, laissant apparaître deux

semblant, comprends-tu ?

policiers, le torse gonflé, formant

- Non ! fit Victor, terrorisé !

un mur infranchissable. Le troisième

- Bah tant pis !

était caché derrière les deux autres,

lui

donna

s’étouffant pour ne pas éclater de

retentissante.

Victor

rire.

saigner du nez.

- Casset, tu es foutu !

- Mais qu’est-ce que… Je ne comprends

En lâchant ces mots, les deux

Il

une

claque

commença

à

rien à vos salades… Je n’ai rien fait !

hommes empoignèrent le pauvre type

- Tu n’as rien compris, tout ça est un

qui ne comprenait absolument rien à

jeu ! Tu entends : un jeu !

la situation. En quelques secondes, il

- Un jeu ? Et les coups aussi !

se retrouva à terre, les menottes aux

- Bien sûr ! Tout ça, c’est une mise

poignets.

scène pour faire plus vrai ! Tiens,

- Ton compte est bon, Casset ! À ta

c’est comme ton procès !... Ce qu’il

place, j’avouerai tout de suite !

faut, c’est jouer le jeu parce que c’est

- Mais avouer quoi ?

un jeu !

- Ah, ah ! Tu fais déjà l’innocent !

- Un procès ! Mais quel procès ? Vous

Le

brigadier-chef

Nathan

êtes complètement dingues !

entra à son tour dans le jeu et referma

- Pas de grossièreté avec nous, mon

la porte pour ne pas attirer la curiosité

pote !

des passants. Il décocha un violent

Lucien se fit plus doux, plus complice

coup de pied dans le ventre du pauvre

encore.

Victor.

- Ton procès, tu sais bien, Victor ! Tu

- Et avec ça, tu retrouves la mémoire ?

permets que je t’appelle Victor ?

Lucien retint le second en faisant une moue désapprobatrice.

L’homme reniflant son sang, laissa échapper un petit : oui !

25


-

Voilà

qui

est

très

raisonnable,

et en proie à une frayeur totale.

Victor ! Eh bien, puisqu’il n’y a plus de

- La mort ?... C’est aussi pour jouer ?...

problème, commençons ton procès !

Hein !

Nathan se leva très digne.

Dites-moi,

c’est

aussi

pour

jouer ! termina-t-il en hurlant.

- Au nom de la loi, je déclare coupable

Lucien

décrocha

la

ficelle

de meurtre le sieur Victor Casset ici

du store, fit un nœud coulant, qu’il

présent. Dans une nuit qui reste à

enfila au crochet du lustre de la salle

déterminer, il a étranglé, poignardé,

à manger. Victor suppliait qu’on lui

brûlé et mordu sa femme ! Une pauvre

réponde.

vieille impotente et moche : Gertrude

- C’est un jeu ! C’est tout ! le rassura

Casset !

encore une fois Lambert.

Quelqu’un

a-t-il

quelque

chose à dire ? Un

- Mais vous êtes complètement tarés

grand

silence

soulagea

les mecs ! Détachez-moi, je ne veux

l’assemblée.

plus jouer !

- Bien… Que plaide le coupable ?

- Pourquoi tu t’énerves comme ça ? Que

Lucien tapa sur l’épaule du

vas-tu faire ? Appeler la police ?

pauvre type qui n’espérait qu’une

Lambert et Lucien attrapèrent

chose, que le cauchemar se termine.

de nouveau l’homme en dessous des

- Coupable… Vas-y, dis-le ! lui suggéra

bras en le serrant très fort. Victor

Lucien.

gesticulait en espérant s’évader de

- Coupable ! balbutia Victor.

la tenaille musculaire qui le coinçait.

- Quoi ? Je n’ai rien entendu !

Nathan

- J’ai dit coupable ! s’emporta Victor.

chaise sur la grande table de chêne.

- Plus fort !

Il

- Putain, je vous ai dit COUPABLE ! hurla

cou du malheureux. Les deux autres

Victor, au bord de la crise de nerfs !

l’empoignèrent et l’installèrent sur la

- Bien ! L’accusé plaidant coupable

chaise.

pour le meurtre de sa femme, qu’il n’a

-

pas par ailleurs, sera condamné…

comme ça, tu vas bêtement glisser ! lui

Nathan

regarda

les

autres

posa

passa

la

Calme-toi

délicatement

cordelette

Victor !

Si

autour

tu

une du

bouges

conseilla Lucien.

pour y puiser l’inspiration.

Nathan reprit la parole.

- Condamné à mort ! lança-t-il à la

- Vois-tu, Victor, c’est fini ! La partie

cantonade.

est terminée. Nous allons gentiment

Sur le visage des deux autres, une

rentrer à la maison.

certaine joie s’inscrivit. Victor releva

- Alors le jeu est terminé ! Vous êtes

la tête. Il était dégoulinant de sueur

sûrs ?

26


- Puisque je te le dis. Tu n’as plus rien à craindre ! - Alors pourquoi vous ne me libérez pas ? - Patience ! Lucien est en train de compter jusqu’à cent. Quand il aura terminé, tu seras considéré comme mort et la sentence accomplie ! -

Vous

me

rassurez !

Pendant

un

instant, j’ai cru que vous vouliez me faire la peau ! - Tu vois, ce n’était pas si difficile de nous faire plaisir ! - Cent ! s’exclama Lucien. En tout cas, tu as perdu Nathan. Tu me dois cent balles ! Il n’a pas pissé dans son froc ! - Eh oui, c’est la règle du jeu ! renchérit l’autre. Il paracheva sa phrase d’un regard de compassion pour le pauvre homme et il mit un coup de pied dans la chaise. - Voilà ! Justice est faite ! lança Nathan pour conclure. - Ce que tu peux être mauvais joueur ! conclut Lambert. Les trois hommes regardèrent le pendu. Ils s’assirent de nouveau, accoudés sur la table, la tête dans les mains. Ils se regardèrent en soupirant. Un léger sourire passa sur leurs lèvres pour enfin éclater de rire. - Qu’est-ce qu’on s’est marré ! Lambert attrapa le bottin qui traînait près du téléphone. - À mon tour maintenant !

27



Escarpe

Philippe FLESCH

C

omme l’œil, le vide exclut l’hésitation, plongent alors les impatients, déchirent le rideau, l’imperceptible. Une onde, un surgissement, que dire d’autre quand l’éclat dépasse l’ombre.

Dire ce qui se cache, se terre au profond de l’être, des contours, des recoins. Lointaines plaintes du corps debout, dressé, ses yeux, ses oreilles fermées, le silence, les aguets. L’obligé et son cortège de souvenirs, ses marottes, ses folies minuscules, jouets d’autres âges, d’autres enfances, meilleures peut-être, qui laissent traîner les images, les déchirent jusqu’à l’oubli. Récits de légende patiemment construits, à la précision douteuse que l’obligé prononce avec sûreté, avec entrain presque. Il se sait sans amis, sans passé. Nuit passive, le corps repose, attend sa métamorphose, le rêve l’y aide, lui donne les ailes de l’aigle, le tournoiement des rapaces. Aucune excuse alors pour le gisant. Toujours plus de gris puisque l’obscur s’étale. Plus de gris, de sale bouillie qu’étend le râteau, avec méthode, avec obstination. Jusqu’à recouvrir la moindre étincelle, la moindre échappée lumineuse. Rechercher le grain, la lueur dans le regard qui retient l’œil de l’autre et lui ouvre grandes les portes du doute. Habiller le destin des oripeaux du dernier bal.

29


30


-

31



Les

grosses fesses Arthénice

J

’ai des grosses fesses… et des hanches bien larges à l’équateur, avec une ravissante culotte de cheval (tiens, au fait, ils ont quoi comme marque de culotte, les chevals ?)

Toute petite déjà, bébé blédine, bébé tout rond, bébé ballon, bébé potelé avec des plis, joli bébé bonbon qui rit… avec des fossettes jusque sur les fesses. Deux jambonneaux ! Deux bons jambons enrobés de lard avec sa couenne ! Et j’ai aussi de la peau d’orange, paraît-il ! Ah, oui ! Et toute la pulpe et le bon jus sont à l’intérieur ! « Tu devrais manger moins de chocolat, ma fille, tu as les cuisses qui frottent quand tu marches !  ». Mais le chocolat, c’était doux sur la langue, c’était doux au-dedans, et c’était pour avoir moins peur, maman. « Mais non, tu n’es pas grosse, tu es juste un peu enveloppée ! » Enveloppée rebonds

ou

?

De de

quoi

?

D’une

papier-bulles

housse

de

transparent

protection

pour

amortir

qui les

fait

des

chocs…

Et celui-là, le méchant petit frère, qui appuie là où c’est mou : « Tu es grosse, grasse et graisseuse ! » ; et me voici eau de vaisselle tiédasse, avec de petits cercles d’huile translucides qui flottent et s’irisent de couleurs glauques. Et très chère belle-maman, qui me tend un pantalon d’un rose de rose fanée, beaucoup trop grand pour elle, surtout à la taille et aux hanches : « Mais prends-le, il devrait t’aller à toi ! » Et chère ma copine aux fesses en cacahuètes qui minaude en tortillant son arrière-train : « Qu’est-ce qu’on est mal assises sur ces chaises ! » Mais non, ma cocotte ! Tu reposes sur la pointe de tes os ; moi, vois-tu, j’ai un coussin rembourré, incorporé, et même sur une planche de fakir, je serais à mon aise ! Miroirs des cabines d’essayage, je vous hais ! Eclairages blafards et maudits, espace trop étroit. Je ne vois que moi, de dos, de face et de profil ; le tout sans bouger, c’est magique ! Je ne vois que ce gros derrière, ces fesses trop pleines, ces deux masses de chair molles qui sont, maigre répit, habituellement hors de ma propre vue !

33


« Il faut prendre une taille au-dessus, Madame, sinon ça va vous boudiner et puis, ça vous fait des bosses sur les côtés ». Mais ces bosses, elles sont à moi, on n’y touche pas ! « Prenez plutôt une taille en dessous. Je vous assure, vous êtes très bien comme ça ; non, non, ça vous va bien ; sinon, vous faites un point ici, et puis vous ouvrez là, dans l’ourlet, ça donnera un peu d’ampleur au tissu ; et vous pouvez aussi déplacer les boutons »… Et je peux coudre mes fringues moi-même dans de vieilles nappes ou de vieux rideaux ! Chère vendeuse, mon amie, je te déteste ! « Ah, oui, ça baille un peu là, mais c’est parce que vous avez la taille très fine ! ». Comble et summum de l’hypocrisie, comme c’est joliment dit ; essaye plutôt : « Vous avez vraiment de grosses fesses, Madame ! » Les devantures des pharmacies ne sont pas en reste de propagande : «  Luttez contre les capitons ! ». C’est la guerre ouvertement déclarée aux cuisses et aux fesses capitonnées, comme un canapé bien moelleux ou un gros édredon, avec des boutons bien cousus dans les creux pour que le rembourrage ne se barre pas entre les bosses et les bourrelets. Et depuis les décennies que je me tartine de crèmes et fluides amincissants aux odeurs douteuses, à force de pétrir, rouler, masser, malaxer, triturer,… je devrais avoir des mains de lilliputiennes ou bien avoir perdu des doigts ! Que nenni ! Il me reste tout le « lipidineux » ! Essayez de secouer un aspic en gelée ; moi, assise, j’étale mes deux jambes et mes fesses, et je fais pareil ! Je secoue la gélatine qui tremblote et ballotte ! Du pudding royal, de la gélose parkinsonienne, du pur flan flasque et flageolant ! Alors, Mesdames et Messieurs, ma mère, ma sœur, mon amie, sachez enfin, et une bonne fois pour toutes, que toutes vos conneries, que toutes vos vilenies, avec mon gros cul, je m’assois dessus !

34



Lucas


L’avant-dernière

partie Jean-Marc S.

L

a journée s’achevait et la nuit tombait, étouffant inexorablement les dernières lueurs du jour. Gilbert s’installa à sa table et alluma un vieux bout de chandelle afin de savourer les derniers instants de cette journée

agonisante. Elle avait été si calme, si tranquille, que Gilbert se souvenait de chaque moment. Il commençait à s’assoupir lorsque le choc sourd du heurtoir de la porte retentit plusieurs fois. Gilbert fit un bond et blêmit : qui cela pouvaitil bien être ? Il n’attendait personne et cette visite nocturne ne lui disait rien qui vaille. Un second soubresaut le secoua quand le heurtoir frappa encore avec insistance. Avant que Gilbert ne se lève, la porte commença à s’entrouvrir en grinçant, comme dans un mauvais film d’horreur… Une silhouette de vieille femme apparut, le visage dissimulé sous une sombre capuche difforme, portant un outil dont la lame affûtée scintilla en un éclair fugace. Ce n’était pas la première fois que la Grande Faucheuse rendait visite à Gilbert, mais, à chaque rencontre, son cœur se mettait à battre à tout rompre, faisant trembler ses membres jusqu’au bout des doigts. L’apparition était terrifiante… « Ah ! C’est toi, tu m’as fait peur ! Assieds-toi donc ! », s’esclaffa Gilbert. L’Ombre se glissa dans la cuisine en déplaçant un souffle d’air glacial.  « Alors, en forme cette fois ? Je crois que c’est à toi de distribuer », reprit Gilbert. La Mort s’assit en face du vieux garçon et commença à battre les cartes avec une certaine maladresse, quelques-unes d’entre elles passant à travers les phalanges jaunies. La peur de Gilbert avait disparu et un regard enjoué, et même un peu moqueur brillait maintenant dans ses yeux bleus. Comme à l’accoutumée, la partie ne dura pas longtemps, et Gilbert eut vite fait de ridiculiser la créature. Celle-ci semblait complètement découragée, voire décomposée, et c’est avec une grande difficulté qu’elle se leva, bousculant au passage le moignon de chandelle presque consumée. Sans mot dire, elle reprit sa faux et prit congé de Gilbert en traînant ses vieux os.

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En refermant la lourde porte, Gilbert sentit tout à coup sa satisfaction s’estomper pour laisser place à une amertume remplie de pitié. Oui, c’était de la pitié que Gilbert éprouvait pour cette vieille femme qu’il ne cessait d’humilier… Il regarda les cartes éparpillées sur la table, et murmura d’une faible voix où sonnait la bonté : « Allez, la prochaine fois, je crois que je te laisserai gagner… » Et il se glissa rapidement dans son lit pour profiter au maximum de la journée du lendemain.

38



Parvis

40

sous la neige ValĂŠrie COLS, Bruxelles 2005


41



La

turne Jacques NICOLLE

J

érôme savait que ce serait difficile, mais il ne pensait pas que la recherche d’une chambre en ville pour cette nouvelle année universitaire lui prendrait autant de temps et lui causerait autant de soucis. Il arpentait les trottoirs

depuis plus de quatre jours, les poches pleines d’adresses recopiées hâtivement aux tableaux des services de logements réservés aux étudiants, et se retrouvait chaque soir harassé, les pieds gonflés et le moral en berne, soit que l’affaire lui fût déjà ravie par un collègue plus diligent, soit que l’état de ses modestes finances ne lui permît point de payer le loyer exigé. Au soir de ce cinquième jour, l’angoisse de se voir sans toit, pour la rentrée toute proche, commençait à l’étreindre. Il s’accrochait à un dernier espoir, une bouée de sauvetage : un étudiant en médecine incertain, rencontré chez son amie Carole hier soir, lui avait laissé, sur un informe papelard, l’adresse d’un petit studio qu’il avait occupé très peu de temps et qu’il venait de quitter le jour même pour une obscure raison qu’il n’avait pas cherché d’ailleurs à se faire détailler. L’aubaine lui suffisait et il avait aussitôt empoché la clé que lui tendait le carabin, lequel lui avait assuré que le montant du loyer était des plus réduits et que les formalités de reprise du bail pourraient attendre. Rue de l’Assomption. Le quartier n’était pas très engageant. De tristes façades d’immeubles de la fin du siècle précédent, pas encore touchées par la grâce du ravalement, se succédaient dans l’alignement rigide et froid d’une artère de plusieurs centaines de mètres. La morosité de l’ensemble, accentuée par l’humidité du temps automnal, n’était pas même égayée par les rares échoppes vieillottes suintant l’ennui et le marasme économique. Emporté par son élan, Jérôme dut faire deux pas en arrière pour revenir devant le numéro 72 bis ; au premier passage, il avait négligé cette étroite porte brunâtre prise en sandwich entre un atelier d’accordeur de pianos et une cordonnerie qui n’avait de moderne que le second mot de son enseigne. Sortant la vieille clé de sa poche, il ouvrit la porte et libéra les miasmes de moisissure du couloir exigu et sombre. Une unique boîte à lettres de guingois sur le mur lui confirma qu’il serait le seul occupant de ces lieux, gage de tranquillité compensant quelque peu le premier abord sordide des lieux.

43


À l’extrémité de l’obscur boyau, un escalier en colimaçon conduisait à l’étage devant une unique porte dépourvue de toute serrure qui résista à l’ouverture. Jérôme dut insister pour la dégager de son huisserie. Un bon coup de rabot viendrait vite à bout de ce petit problème dû certainement à l’humidité… Manoeuvrant l’interrupteur de porcelaine, il éclaira d’une lumière blafarde le bizarre petit studio, conforme à la rapide mais surprenante description que lui en avait faite le carabin. Il venait d’entrer dans une minuscule cuisine occupée principalement par un évier d’une propreté douteuse dont l’irréductible robinet compte-gouttes martelait l’émail terni de son morne métronome. Deux marches donnaient accès à la pièce principale, de dimensions légèrement supérieures, meublée d’une table, d’une chaise, d’une gazinière et d’un vieux réfrigérateur dont le ronflement rassurant suivait harmonieusement la cadence du robinet. La présence de ces deux témoins contemporains du confort moderne, providentiels pour l’étudiant désargenté, habitué aux rigueurs climatiques des chambres spartiates, rendit Jérôme très indulgent à l’égard des autres attributs misérables de la dotation mobilière et lui fit accepter avec attendrissement l’inévitable lampe de bureau-bouteille de Chianti, l’étagère vermoulue et le petit miroir fixé au mur qui ne lui renvoyait qu’une image improbable. À la suite de ce livingroom, la chambre comprenait un lit au couchage inspirant la méfiance et une mauvaise petite armoire au bois enduit d’un vernis poisseux, si proches l’un de l’autre qu’il ne put ouvrir les portes du meuble. Seule cette chambre disposait d’une étroite fenêtre qui éclairait péniblement l’ensemble des trois pièces en enfilade. Jérôme constata avec amusement que le déplacement de la fenêtre à la porte du studio pouvait se faire en ligne droite mais exclusivement de profil, en raison de l’exiguïté et de l’encombrement des lieux. Qu’importe ; il ne pouvait plus se permettre d’être difficile au risque de se retrouver bientôt sur le pavé. Il referma donc la porte – toujours aussi récalcitrante – derrière lui, bien décidé à emménager le soir même. Il eut du mal à trouver le sommeil, cette première nuit. Non pas que le lit fût inconfortable en dépit de ses dimensions modestes, ce qui du reste le chagrinait un peu dans l’espoir qu’il nourrissait de le partager bientôt avec Carole. Il se tourna et se retourna longtemps, surpris et déçu de cette insomnie qu’il mit sur le compte de la fatigue et de l’énervement de la journée passée en quête de ce toit, et de la nouveauté de ce logement déconcertant dont l’obscurité se peuplait de petits craquements. Sans aucun doute, le bois des cloisons et des

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meubles travaillait sous l’effet conjugué de l’humidité et des vers. Il s’endormit enfin dans un dernier sentiment raisonné de réconfort. La journée du lendemain fut consacrée à un intensif nettoyage de l’appartement qui en avait grand besoin. Le sol n’avait pas été balayé depuis une éternité, à preuve la poussière de vieux plâtre qui s’était amassée en abondance le long des cloisons. À présent, une saine odeur de désinfectant ménager faisait sensiblement oublier celle de moisissure, incomplètement vaincue cependant. Après quelques passages énergiques d’une râpe sur le chant de la porte d’entrée, celle-ci consentait enfin à s’ouvrir et se fermer presque convenablement. Satisfait, Jérôme se promit de ne pas tarder à faire les honneurs de ses appartements à la douce Carole. Il employa le reste de l’après-midi à se procurer les indispensables manuels universitaires, la plupart d’occasion, auprès de camarades admis dans l’année supérieure, et le reste à prix ruineux dans les librairies proches de la Faculté. Ce qui ne lui laissa que quelques piécettes pour se réchauffer devant un café au bar du Chat Qui Tousse, où il retrouva Albert, Bénédicte et les autres. Il fut fâché de ne pas y voir Carole qu’il comptait bien inviter ce soir à une agréable crémaillère. Il laissa donc un petit message, complété de son adresse, à Bénédicte qui le lui remettrait dès le lendemain, promis. Ruminant sa déception, il dîna seul d’un hamburger élastique et d’une bière glacée, et, la nuit tombée, retrouva son couloir obscur dont il racla le salpêtre de ses épaules et la vieille porte plus rétive que jamais. Il dut s’aider de son pied gauche, appliqué sur le chambranle, empoigner la clenche à deux mains et s’arc-bouter pour obtenir enfin son ouverture. Pestant contre cette porte qui semblait vouloir lui refuser l’accès à son appartement et le refouler, Jérôme se dit que la râpe avait été insuffisante et que seule la varlope pourrait vaincre cette réticence. Cette seconde nuit fut à l’image de la précédente. Pire encore. Il la passa à maudire, dans le désordre, l’infidèle Carole, ce médicard de malheur qui lui avait cédé ce galetas et cette porte infernale qu’il se promit d’enlever dès le lendemain. Se tournant et se retournant sur sa couche, s’entortillant dans ses draps humides de transpiration, il évita de prêter trop d’attention aux craquements qui semblaient avoir redoublé d’intensité et fit appel à tout ce qui pouvait lui rester de sang-froid et de rationalisme pour échapper à la panique. Au petit matin, il sombra enfin dans un sommeil plus proche de l’épuisement que du repos.

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À son lever, il renonça à toutes ablutions et descendit en ville pour se réveiller devant un café noir, ignorant au passage, la curieuse disposition de la table et du frigo qu’il dut contourner pour gagner la porte. Cette dernière ne résista pas davantage à un vigoureux coup de pied et céda en émettant, par pur principe, un dernier gémissement. Jérôme ne fut pas très attentif aux cours de cette première journée de rentrée. Il se traîna d’amphithéâtres en salles d’étude en somnambule et essaya vainement de trouver quelqu’intérêt aux conférences arides dont il ne retenait que des bribes. Parvenu à la fin de la soirée, il décida de repousser au plus tard le moment inévitable où il devrait regagner son logement. De bar en pub, il échoua au Chat Qui Tousse et trouva un peu de réconfort auprès de quelques camarades, dont Bénédicte qui lui assura qu’elle avait bien fait parvenir son message à Carole. Après cinq ou six vins chauds, il se sentit largement d’attaque pour affronter n’importe quel esprit frappeur et regagna son antre d’un pas décidé, quoique vacillant. Prémices à une nuit enfin réparatrice, la porte de l’appartement, largement ouverte du matin, ne se posa pas en obstacle. Il s’effondra tout habillé sur son lit et s’engloutit avec béatitude dans un sommeil comateux, sans lutter contre l’impression nauséeuse d’une houle qui s’emparait de toute sa personne, s’abandonnant au néant de la nuit sans réagir à la trépidation qui ébranlait les cloisons de son cagibi, insensible à l’inexorable progression des murs qui commençaient à enserrer son lit, tel un effroyable étau. ******************************* Bénédicte, Je te laisse ce petit mot car je crains de ne pas pouvoir te voir cet après-midi avant de partir en week-end. Je me suis rendue ce matin à l’adresse que t’a laissée Jérôme l’autre soir ; en effet, je ne l’ai pas vu en cours depuis hier. J’avais fini par m’inquiéter de cette absence, bien que ce garçon m’agace plus qu’autre chose. Crois-moi, si tu veux, il n’existe pas de 72 bis dans la rue de l’Assomption. Le 72 est un accordeur de pianos et le 74, un vieux cordonnier miteux. Rien d’autre à l’exception d’un tas de gravats sur le trottoir. J’ai horreur qu’on se paie ma tête. Je ne veux plus entendre parler de ce Jérôme. Carole.

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Sans

les mains Béatrice PRINCELLE

Chère Maman, C’est de l’océan Atlantique que je t’écris cette lettre. Après, il y aura l’océan Indien. “Vous allez naviguer sur toutes les eaux internationales” nous a promis le capitaine. Moi qui rêvais, si petite déjà, de sortir de la cité, de voir d’autres pays, c’est trop beau. C’est vrai M’an, maintenant je suis heureuse. J’ai un métier, je gagne beaucoup d’argent et je voyage. Tous mes rêves se réalisent. Tu te souviens aussi de cette promesse M’an, tu te souviens de cette chanson que j’avais apprise à la maternelle : Bateau sur l’eau, la rivière, la rivière. Bateau sur l’eau, la rivière au bord de l’eau. Le bateau a chaviré et les enfants sont tombés dans l’eau... Tu te souviens que je n’arrêtais pas de te demander pourquoi le bateau a chaviré ? Je t’avais promis qu’un jour j’aurai un bateau indestructible, que je ne tomberai plus jamais dans un océan de larmes. Oui, M’an, sur mon bateau, je suis heureuse. Et puis, je vais enfin pouvoir t’aider. Comme on a internet à bord, j’ai fait un virement bancaire sur ton compte. C’est plus simple et plus rapide que le courrier qui n’est ramassé à bord que tous les dix jours. Tu pourras changer de robe, M’an. Achètes-en avec de belles fleurs dessus, et achète aussi du beurre, pour les épinards. Je rigole, mais cela me ferait plaisir que tu penses un peu à toi maintenant. Fais-toi belle, M’an, et mange bien surtout. J’espère que tu ne m’en veux pas trop de ne pas t’avoir écrit depuis que j’ai quitté la maison. Un an déjà. Mais je devais partir. C’est seulement maintenant,

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naviguant depuis sept mois, que je réalise combien le temps a passé sans te donner de mes nouvelles. Il m’a fallu tout ce temps pour me mettre au pas, que tout rentre dans l’ordre dans ma tête. Avant d’embarquer, les premières semaines de formation à l’école de la marine n’ont pas été faciles tellement il y avait de choses techniques à revoir, à apprendre, à retenir. Tu vois M’an, même si je n’ai pas eu mon CAP de mécanique, c’était quand même dans cette matière et le français où je me débrouillais le mieux. En fait, ce n’est pas vraiment les cours qui étaient difficiles au début. Mais devoir me plier à la discipline, aux horaires, devoir obéir aux ordres. Et tu me connais M’an. Même le père avait renoncé avec moi, quand il n’oubliait pas de rentrer à la maison. Tu te rappelles comment il me courait après autour de la table. Heureusement qu’elle était ronde, ça m’évitait d’autres bleus. Mais je ne l’écoutais plus. Je sortais quand même. Sauf quand il s’en prenait à toi. J’avais la haine, j’avais envie de le tuer quand il te cognait. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu subis ça. Mais bon, je ne veux plus en parler. Je te disais la discipline, l’autorité des gradés, oui, c’était quelque chose de nouveau pour moi. Mais comme n’arrêtait pas de me le répéter le capitaine à l’école “C’est toi qui as choisi de t’engager, tu as signé un contrat”, alors il me fallait bien me plier à l’autorité. Et finalement, ça me convient bien de leur obéir. J’ai appris à les respecter, comme ils me respectent, à avoir une autre image des hommes que celle du père. Je crois bien qu’à la maison c’est surtout ce repère, ce respect de l’autorité qui m’a manqué. Ne le prends pas mal, M’an, mais c’est vrai qu’il n’y avait jamais personne à la maison à qui obéir ou parler. Toi, après tes heures passées derrière ta caisse, après le repas, la vaisselle, le repassage, tu n’avais plus que le courage de te mettre au lit. Le père ? Dehors à partager ses indemnités de chômage avec ses copains de comptoir. Jacques et Daniel à traîner eux aussi dans la cité. Je me sentais tellement seule. En fait, je ne sais pas si c’est l’autorité ou une vraie famille qui me manquait terriblement. Ici, c’est comme si j’avais trouvé une autre maison, une autre famille. Sauf qu’ici, je ne suis jamais seule. On est près de deux mille à vivre tous en communauté. Une vraie petite ville flottante. Très indépendante surtout, grâce à la propulsion nucléaire. Imagine la tête des voisins s’ils pouvaient rester plusieurs mois sans tomber en panne de carburant, eux qui n’ont jamais assez pour faire un plein ! Et tu verrais comme on va vite. Pour un bateau comme ça, naviguer à 27 nœuds en pleine mer, comme une voiture roulant à 50 kilomètres à l’heure, c’est vraiment trop puissant.

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Tout est rentré dans l’ordre maintenant. Même ma cabine. Si tu la voyais, M’an, tu n’en reviendrais pas. Tout est impeccablement bien rangé, chaque chose à sa place, rien ne traîne. Mon lit fait au carré tous les jours, dès que je me lève, pas un pli. On dirait que c’est toi qui as repassé le couvre-lit, M’an, je t’assure. Je partage ma cabine avec plusieurs filles. Nous sommes nombreuses sur le bateau. Une centaine, je crois. À bord, les premiers jours, j’en ai vraiment bavé aussi. J’ai serré les dents, les poings. C’était dur, très dur. Tout était nouveau pour moi. Un autre univers, un autre rythme de vie. Quand les missions d’entraînement commencent, il m’arrive de ne dormir que quatre à six heures par jour. Et comme les avions décollent toutes les minutes, parfois même toutes les trente secondes, une centaine de vols par jour, j’ai eu beaucoup de mal à m’y faire à ce rythme de travail. Je dois rester concentrée, surtout quand les pilotes reviennent de leurs missions. C’est à nous, les mécaniciens, de prendre le relais. Il faut tout vérifier sur les appareils, nous n’avons pas droit à l’erreur. Nous sommes responsables. “Vous êtes tous un maillon de la chaîne, de l’état-major aux pilotes, aux armuriers, même les seconds rôles, les mécaniciens, les matelots, les timoniers, les cuisiniers”, nous a dit l’amiral, dès le premier jour à bord. C’est la première fois de ma vie que j’entendais ça ! Tu ne peux pas savoir, M’an, la fierté que j’ai ressentie d’être responsable et reliée aux autres. À dix-neuf ans, c’est la première fois que je me sens vraiment utile. Que ma vie prend un sens. Heureusement, nous avons aussi des moments pour décompresser. Moi, je fais du sport, ça me détend vraiment bien après les missions. C’est dans la salle de sport que je retrouve Mehdi, Ahmed, Kamel, Moustapha et Nazim. Eux aussi viennent d’une cité. Ils travaillent tous sur le pont d’envol. Je t’expliquerai après. Tu te souviens de Mehdi ? Le musicien de la bande que tu aimais bien. Même le père l’acceptait à la maison. Il trouvait qu’il parlait bien le français pour un Arabe, qu’il était sérieux parce qu’il avait un petit boulot de manutentionnaire dans une grande surface. “C’est pas comme tous ces petits cons qui traînent ici. Je me demande comment ils font tous pour être si bien habillés.” qu’il disait le père. Le père m’aurait tuée si je lui avais dit la vérité pour mes fringues, qu’on ne me les donnait pas mais que dans la bande on dealait tous un peu pour s’acheter des marques. Mais toi, tu savais M’an, que le respect dans la cité, c’est en portant des marques qu’on l’avait. Qu’on se sentait comme les autres. Qu’on existait enfin dans leur regard. Tu savais et tu pleurais quand j’avais de nouvelles fringues. Ce n’était pas dans tes moyens de me payer les mêmes. Tu

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comprends maintenant, M’an, pourquoi il fallait que je m’en sorte de tout ça. Du père, de la cité, de la drogue, de la misère. Pourquoi je devais partir. Je te disais pour Mehdi, on a eu de la chance, on s’est retrouvé sur le même bateau. Il m’a intégrée dans son groupe. Les copains, ils m’ont vraiment tous beaucoup soutenue moralement. Comme leur petite sœur. Quand nos horaires coïncident, c’est dans la salle de sport qu’on va se défouler, qu’on oublie le rythme du travail. Si tu me voyais maintenant M’an, je suis devenue tellement musclée que tu me prendrais vraiment pour un garçon. Tu vois combien d’avoir été élevée avec deux frères ça m’a bien servi. Tu te souviens que je faisais tout comme eux, comme un véritable garçon. À tel point que même toi tu avais oublié que j’étais une fille. Même pour mes vêtements, tu me donnais toujours ceux de Jacques ou de Daniel. Sauf quand il n’y avait plus rien à recoudre. Il n’y a que le père qui n’a jamais oublié que j’étais une fille... J’oublie ça. C’est du passé maintenant. Mais pour tout t’avouer, M’an, j’ai dû faire mes preuves pour être intégrée dans ce milieu d’hommes. Et ici, ce n’était pas avec mes poings ou mes fringues que je pouvais m’imposer, mais avec mes connaissances en mécanique, sur le même terrain que les mécaniciens. En faire toujours plus, me surpasser pour être au même niveau qu’eux. Mais ça valait le coup. J’ai réussi à leur faire oublier que j’étais une fille, à m’imposer, sans jamais me plaindre ou revendiquer quoi que ce soit, et pour ça ils me respectent. Ils m’ont totalement intégrée parmi eux maintenant. C’est un autre milieu que celui de la cité, ou des nouveaux copains à Mehdi, mais je ne regrette pas d’avoir réussi. Mais le plus important, c’est que j’ai surtout appris la maîtrise. Mon objectif, on a toujours un objectif à atteindre ici, c’était de parvenir à me maîtriser. “Si tu te laisses submerger par tes émotions, c’est la bête qui se déchaîne et là, c’est le carnage” nous disait le capitaine, formé spécialement pour encadrer des jeunes comme nous. “La maîtrise de soi, c’est aussi être responsable, de ta sécurité, mais aussi celle des autres. N’oublie jamais que tu es responsable dans la chaîne.” Alors j’ai appris à maîtriser. Jour après jour. À maîtriser, l’injustice, la haine, la vengeance. J’ai tout rentré à l’intérieur, sans plus me poser de question. Sans plus penser à rien. De toute façon, je n’ai plus le temps de penser à quoi que ce soit. J’ai à peine le temps de me muscler et de dormir. J’obéis. J’ai atteint mon objectif, j’ai appris à maîtriser toutes les situations. Sans plus aucun état d’âme. “Tu es un modèle parfait d’intégration” m’a félicité le capitaine.

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Par contre, pour Mehdi, c’est plus difficile l’intégration. C’est pourtant grâce à lui que je me suis engagée. Je ne te l’avais pas dit, M’an, parce que je ne voulais pas que tu lui en veuilles. Sa mère non plus ne voulait pas qu’il s’engage. Mais on en avait tellement assez de traîner dans les cages d’escalier, que les jours soient pareils à la veille ou au lendemain. Nous aussi on avait le droit de réaliser nos rêves. Alors quand un ancien grand frère de la cité est venu nous dire qu’il fallait se battre dans la vie pour s’en sortir, que la marine recrutait des jeunes comme nous, c’était une bouée qu’il nous lançait. Tu aurais vu, M’an, comme le grand frère était beau dans son uniforme de la marine. Il en imposait avant même d’avoir ouvert la bouche. Mehdi était fasciné, il voulait que je m’engage avec lui. Il me disait que l’armée c’était mieux que nos conneries. Qu’on gagnerait de l’argent honnêtement. “Et puis, tu seras la plus belle fleur marine, mon petit bout de terre au milieu des eaux”, qu’il avait rajouté en riant. Je n’y croyais pas. Ni pour lui, ni pour moi. “Tu as vu ta tête, Mehdi, jamais ils ne prendront un Arabe, et on n’a aucun diplôme tous les deux.” Sa carte d’identité a suffi, M’an. Tu te rends compte. Lui, avec sa seconde loin derrière lui, qui se battait avec son identité, il s’est vraiment senti Français des pieds à la tête quand un officier de la marine lui a fait signer son premier contrat de courte durée. Avant, c’était les appelés qui faisaient ce travail. Maintenant, c’est les jeunes des banlieues qui sont payés pour ça. Matelot-manutentionnaire sur le pont d’envol dans l’armée française ! Son grand-père, qui avait servi sous le drapeau bleu, blanc, rouge devait sourire dans sa tombe. Il m’a donné de l’espoir Mehdi. Si lui était engagé, je pouvais tenter ma chance. Et ils m’ont prise aussi. Comme Mehdi, sans diplôme. Sans diplôme, M’an. Enfin, j’avais un travail. À dix-huit ans, un salaire de mille quatre cents euros garantis pendant trois ans. Et des objectifs à atteindre pour monter en grade. Même en fin de carrière, tu n’auras jamais ça, M’an. Jamais. C’était la porte de la cage qui s’ouvrait, M’an. Je tournais le dos à la misère. Alors je ne comprends pas bien pour Mehdi, pourquoi c’est difficile pour lui. Tu sais, à bord, il était le seul à m’appeler par mon prénom. Mais de plus en plus souvent maintenant, il me dit qu’une aussi jolie fleur qu’un camélia aurait dû rester sur terre. Parfois, j’ai l’impression qu’il regrette qu’on se soit engagé. Les premières semaines, dans la salle de prière que l’abbé Mathieu laisse aux musulmans pratiquants les vendredis, Mehdi nous jouait de la guitare. Dans les caves du quartier, avant la maîtrise, il me faisait souvent pleurer quand je l’entendais gratter les cordes et chanter ses textes. Ses chansons, elles me pénétraient toujours au plus profond du cœur. Je crois qu’il a toujours été un

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peu poète. En tout cas, dans le quartier, c’est lui qui a été le plus loin au lycée, le meilleur en français, c’était aussi le plus sensible du groupe. Tu te rappelles, M’an, quand il était venu à la maison avec sa guitare, que vous aviez chanté ensemble. Mais combien j’avais eu la honte quand le père lui avait demandé d’où il connaissait Brassens ! Il faisait pitié le père de croire qu’on nous oblige à apprendre que La Marseillaise en primaire. Il est comme tous les autres qui pensent qu’on n’écoute que du rap dans la cité. C’était quoi ce regard sur nous, M’an ! Mais Mehdi ne joue plus maintenant. Il ne chante plus non plus. Il réclame plus de viande hallal, qu’on respecte les horaires pour le ramadan, et aussi pour les cinq prières. Il dit que c’est écrit dans les textes de l’armée. Il veut aussi un imam à bord pour pas que ses frères aillent voir n’importe lequel pendant les escales. Un jour, il a même demandé à l’abbé Mathieu qu’il enlève le crucifix de la salle de prière. C’est pas pour lui, qu’il disait Mehdi, la religion il s’en fout, mais c’est pour ses frères, qu’ils ont besoin de se raccrocher à la foi. Il fait trop de bruit Mehdi. Il se pose trop de questions. Il supporte de moins en moins la vie en communauté à bord. Même les plaisanteries des autres sur ses retards ne le font pas rire. “On n’est pas à la Casbah, ici, faut ti réveiller” ou quand les gradés s’adressent à Samir, Kamel, Moustapha, Nazim... “Pour porter l’uniforme, il faut bien parler la France”. Moi, je rigole bien avec les mécaniciens ou les gradés, mais pas Mehdi, ni ses copains. C’est étrange, mais, comme je le disais à Mehdi, j’ai l’impression que ça recommence comme sur terre. Qu’il y a les Français d’un côté, les Arabes de l’autre. Mehdi m’a répondu un truc comme quoi ses grands-parents n’étaient pas Arabes mais Berbères du Maroc, que ses parents étaient nés en France, comme lui, mais que la France faisait exprès de tout mélanger. Je n’ai rien compris. “Laisse tomber ça” je lui ai dit à Mehdi. Je lui ai rappelé la maîtrise, de s’intégrer avec nous, que ce n’est pas méchant de plaisanter. “L’intégration ? Mais qu’est-ce que tu crois ! Que l’uniforme fait de nous des Français de France ?”. Mehdi pose trop de questions. Il ne maîtrise pas l’injustice, ni la haine. Il ne maîtrise pas non plus la patience. Il sait pourtant qu’on peut rester quarante-cinq jours sans être ravitaillé, que la viande hallal sera livrée, peut-être, à la prochaine escale. Par moment, c’est moi maintenant qui me demande ce qu’il fait à bord. Peut-être que c’est les mécaniciens qui ont raison, comme beaucoup le pensent aussi, qu’avec eux, il y a toujours des problèmes. Et pour te dire la vérité, M’an, je pense que sa mère avait raison, qu’il n’est pas fait pour ce métier.

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Mais je crois qu’il s’en rend compte aussi, et que c’est pour ça qu’il se retrouve de plus en plus souvent à l’hôpital pour des maladies ou des accidents du travail. Il y a un mois, il a fallu l’amputer du petit doigt. Heureusement qu’à bord il y a des chirurgiens esthétiques au bloc opératoire. Ils sont spécialisés dans les amputations, une dizaine par mois. Tu verrais, M’an, comment ils travaillent bien les chirurgiens. Des artistes, je t’assure. Ils maîtrisent vraiment bien leur métier. Cela me rappelle le premier jour quand je suis montée à bord, quand l’amiral s’adressait aux matelots-manutentionnaires “Sans vos petites mains, matelots, sans le travail des seconds rôles, les avions ne pourraient jamais décoller ou atterrir.” Je ne comprends pas pourquoi Mehdi n’a jamais ressenti de fierté d’être si utile. Tu te rends compte, M’an, que ce sont les matelotsmanutentionnaires du pont d’envol qui posent les saisines sous les appareils juste avant le décollage, des câbles qu’ils accrochent à l’avant de l’avion qui, une fois tendus au maximum, permettent à l’appareil de prendre de la vitesse et d’être propulsé vers l’avant. Comme un lance-pierres ou un arc tendu pour lancer la flèche. C’est encore eux qui accrochent et décrochent les câbles des avions pour l’appontage, c’est l’atterrissage. Ils sont entièrement responsables du début à la fin des missions ! Bien sûr, c’est le métier le plus dangereux à bord, soit c’est les doigts, soit c’est la tête qui peut être coupée. Mais c’est ce que je n’arrête pas de répéter à Mehdi, des accidents du travail, il y en a partout, que tu sois sur terre, sur mer ou au ciel. Il n’y a pas un seul métier où tu ne risques rien. Il faut parfaitement le maîtriser, c’est tout. Te voilà rassurée, M’an, de savoir qu’on a un hôpital à bord. Mais ce n’est pas fini. On a aussi internet comme je te le disais déjà, le téléphone, par liaison satellite, mais on ne peut pas rester longtemps, alors j’évite pour l’instant parce que je sais que nous parlerons longtemps. Et la télé, dans presque toutes les cabines. Mais je ne sais pas si c’est vraiment une bonne chose. Parce qu’avec Mehdi, c’est à cause de la télé qu’on ne se parle presque plus. On avait regardé ensemble un reportage de femmes-sergents américaines en Irak. Trois ans qu’elles sont là-bas, le même âge, du même milieu, engagées comme nous, sauf que leur contrat est de quatre ans. Elles gagnent beaucoup plus que nous, quatre mille euros par mois, mais franchement, M’an, elles risquent plus que nous. C’est la guerre là-bas. Depuis que Mehdi a vu ces femmes-sergents, surtout ce que disait cette Noire américaine, du Bronx “Je suis entraînée pour tuer, et je tue si je dois tuer”, je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans sa tête.

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Il criait : “Mais comment en est-elle arrivée là ? Ce ne sont plus uniquement les hommes qui partent à la guerre. Qu’est-ce qu’elle fout là-bas, qu’est-ce qu’elle fout à la guerre ? Qu’est-ce que tu fous là, Camélia ? Qu’est-ce qu’on fout tous sur ce porte-avions ? Est-ce que tu tuerais toi aussi Camélia ? ” Sur le coup, M’an, je n’ai pas trop su quoi lui répondre. Pour moi, la question ne se posait pas. Nous n’étions pas en guerre avec l’Irak. Notre président, en personne, avait refusé de s’impliquer dans la guerre Irak-Etats-Unis. Mais Mehdi revenait à la charge, il était déchaîné, M’an : “Reviens sur terre Camélia, où crois-tu que nous sommes ici ? Sais-tu réellement ce qu’est un porte-avions ? Le plus grand navire de guerre, bourré de missiles et d’avions de combat. Peuxtu m’expliquer pourquoi on fait tous ces exercices d’entraînement, pourquoi les pilotes de chasse, des guerriers, partent en mission en temps de paix. En temps de paix, Camélia. Et nous, qu’est-ce qu’on fout dans tout ça ? Tu ne comprends pas qu’on se servira toujours de nous pour une guerre en préparation, n’importe où dans le monde. Et que les soldats, tous les seconds rôles, toi, moi, Samir, Kamel, Moustapha, Nazim, cette Noire américaine avons tous le même point commun : nous sommes tous recrutés dans la Misère, avec un M majuscule. Croistu que les fils ou les filles de militaires, de ministres, de cadres, d’enseignants, d’employés auront un jour l’espoir d’être des seconds rôles ?” Je lui ai répondu à Mehdi que ce n’est pas moi qui pilote ou qui commande. Je fais seulement de la mécanique. Que de la mécanique. Qu’il ne se trompe pas de cible en se déchaînant sur moi. Tu aurais vu la maîtrise que j’avais, M’an, quand je lui ai répondu calmement. Je crois que ça l’a complètement désarmé. Quand il est parti de ma cabine, il pleurait. Je crois que c’est la première fois que je voyais un homme pleurer. Il m’a dit “On est tous dans le même bateau, Camélia. Rappelle-toi, un maillon de la chaîne.”. Puis il est parti. Depuis, avec Mehdi, on ne se parle presque plus. Il s’isole de plus en plus. D’ailleurs, il y a une semaine, quand il a eu de la fièvre, il n’a voulu voir personne. Il est devenu trop faible. Mais pour moi, M’an, ne t’inquiète pas. Tout va bien, j’ai la santé. Je garde la tête froide. Je maîtrise parfaitement la situation. C’est le métier qui rentre, c’est comme mes muscles, je m’endurcis de plus en plus. Je n’ai plus aucune larme. C’est terminé, je maîtrise totalement mes émotions, un vrai mur de béton. Mehdi me chantait souvent une chanson, de Ferré qu’il m’a dit, “Quand t’es seul et désarmé, tu t’armes autrement”. Oui, M’an, je suis devenue une armure en béton, armée pour la vie. Et la misère, je n’y retournerai pas.

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Bon, il faut que je te quitte M’an. On va boire un verre pour le départ de Mehdi. Il retourne sur terre. C’est mieux comme ça. C’était devenu l’enfer pour lui. Hier, c’est ses deux mains qu’il y a laissées. Les chirurgiens n’ont rien pu faire. Irrécupérables. Heureusement, ce n’est pas sa tête. Il lui reste sa voix. C’est Mehdi qui m’a appris ce proverbe arabe “Il y a toujours du positif dans le négatif”, quelque chose comme ça. Et puis, la marine ne l’abandonne pas, il aura une rente à vie. Tu vois, M’an, il ne faut surtout pas t’en faire pour moi, l’armée est une vraie famille, elle se charge de tout. Et la semaine prochaine, on fêtera l’arrivée de soixante-dix nouveaux matelotsmanutentionnaires. C’est le secteur où il y a de plus en plus besoin de jeunes pour les missions. Mon capitaine m’a dit qu’il y en aura de toutes les banlieues de France. Je t’écrirai si j’en connais de notre quartier. Allez M’an, il faut vraiment que j’aille rejoindre les autres maintenant. Malgré tout, je crois que Mehdi compte sur moi pour lui mettre une paille dans son verre. À bientôt, M’an. Je t’écrirai de l’océan Indien. Et si on fait une escale au Pakistan ou en Iran, mais rien n’est sûr, je t’enverrai une belle carte. Promis. Comme on le fait ici, je te salue, M’an. Camélia

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Les

spectateurs de

TF1

meurent prématurement Alban LECUYER

C

’est la femme du directeur qui l’avait prévenu. Après, quelques radios en avaient parlé, des stations locales surtout. Il avait tout de suite pris la route, direction cette petite banlieue pavillonnaire qui sentait bon

l’arrosage automatique et les cubes d’allume-feu à la paraffine. En haut de la côte, le bitume s’évaporait en mirages de chaleur. Romain roulait lentement. Probablement pour épargner les dos d’âne aux bas de caisse de sa voiture. Peut-être aussi pour ne pas arriver trop vite. Tous ces angles droits de verdure, de blancheur, de ciel sans poussière, de constructions alignées à la perfection, et le silence tout autour, un silence à angles droits lui aussi, qui s’arrête net, sans bavures, dont tous les côtés sont égaux à ceux de la ville, un silence qui ne déborde pas, parfait dans son rôle de silence, ni trop fort ni trop silencieux… D’ordinaire on ne voit ça que dans les cimetières, pensait Romain. De temps à autre il quittait la route des yeux pour suivre sa progression sur le GPS. Écrasée en deux dimensions, l’absurdité de cette ville lui apparaissait encore plus clairement. Il y voyait des blocs de maisons rigoureusement rectangulaires, des rues parallèles, idiotes, sans surprise, où l’ennui et les détecteurs d’intrusion à infrarouge avaient dû être distribués en portions égales à toutes les adresses ; le genre d’endroit propice au car-jacking, ça se voyait tout de suite.

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Ronds-points déserts et panneaux solaires ; Haies d’hibiscus et arrêts de bus ; Pelouses affables et piscines gonflables ; Garages privatifs et perrons craintifs ; Antennes paraboliques et stores automatiques. Les écrans du navigateur se suivaient et se ressemblaient, impossible de savoir si c’était dû au parallélisme du paysage ou à un dysfonctionnement de l’appareil. Romain le débrancha et se gara en veillant à ne pas trop rouler sur l’herbe du bas-côté. Des verres de citronnade patientaient gentiment sur la table de jardin en plastique. La femme du directeur était assise seule, le visage noirci par l’ombre d’un voile de crêpe. Romain fut surpris de ne pas trouver une foule d’intimes attablés autour d’elle, anciens collègues, directeurs de publication ou même lecteurs, pourquoi pas ? Le directeur avait connu cette époque où les signatures n’étaient pas anonymes, où les lecteurs regardaient d’abord le nom du journaliste avant de lire un article. Qu’étaient-ils donc tous devenus ? Romain poussa le portail fraîchement peint en blanc. Il imagina le directeur profitant de ses derniers dimanches d’ennui pour entretenir la clôture en bois et les massifs de bégonias, les plants bien alignés taillés égalisés dans leurs parterres, les pots de lasure longue durée remisés dans le garage le temps d’une averse, l’empreinte des bottes en caoutchouc sur le carrelage du salon qu’il faudra penser à savonner. Romain ne savait pas grand-chose de l’ancien directeur du journal. Sinon qu’il était d’une autre génération, d’un temps démodé, obsolète, où les lettres étaient lourdes et palpables, ne s’effaçaient pas, où l’on devait les attraper à pleine main quand elles s’agglutinaient sur le rouleau de la machine à écrire. D’un temps où le journalisme de province puait encore l’encre et le plomb, la colle et le tabac brun, des odeurs qui étaient devenues les siennes, ne l’avaient pas quitté, même après l’apparition de l’informatique. Ses doigts s’étaient paralysés sur des claviers capricieux, ses yeux avaient vieilli trop vite, tout son corps avait souffert le travail de l’écriture, avait fini par se démoder à son tour, par devenir obsolète en quelque sorte. À la fin le directeur avait cette démarche limitée, sans envergure des vieillards que l’on croise dans les jardins des hospices, le champ de vision réduit à la distance qui les sépare du sol. Et sûrement que ses souvenirs se dissipaient, d’une jeunesse où la simple évocation de son métier suscitait l’admiration dans

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les dîners, où les récits de ses voyages extraordinaires lui valaient un respect d’ordinaire dû aux grands aventuriers. Le progrès sans doute, peut-être aussi la société dans ce qu’elle avait d’égoïste, l’avaient finalement dépossédé de ses privilèges et il n’avait rien vu venir. Désormais, n’importe quel connard de touriste pouvait monter lui-même un documentaire sur son dernier trekking en Mongolie. Là où le directeur avait connu l’exaltation des pionniers, des beaufs faisaient la queue pour prendre des panoramiques merdiques avec leurs caméras numériques. De ses fabuleuses expéditions aux confins de la civilisation ne subsistaient que circuit évasion ou formule escapade, et tout ce qui avait fait de lui un mythe aux yeux de ses petits-enfants était piétiné par des godasses de randonneurs. Il lui avait fallu se rendre à l’évidence : d’art, le journalisme était devenu hobby bourgeois. Alors il avait compté un à un ses points de retraite dans l’attente du jour où il pourrait offrir à sa femme ce petit coin de banlieue résidentielle en marge de la ville, de bonheur résiduel en marge de la vie ; elle l’avait tant mérité. Elle avait été à ses côtés depuis qu’il avait signé son premier papier dans un hebdo départemental, élevant patiemment chacun de leurs quatre enfants – trois garçons et une fille qui ne ressemblaient pourtant qu’à lui –, rectifiant leurs fautes d’orthographe et les ourlets de leurs pantalons, surveillant leur langage tout autant que leurs fréquentations jusqu’à ce que le dernier eût fini ses études. Puis elle avait tenu la maison en attendant le retour de son mari, chaque soir un peu plus tardif parce que, l’âge enrayant petit à petit les mécaniques des doigts et de la réflexion, il mettait chaque jour un peu plus de temps à boucler le journal. Romain emprunta le chemin de dalles aveuglantes qui serpentaient à travers la pelouse. Après avoir relevé son voile, la femme lui tendit une main molle qu’il serra un peu trop fort, et lui proposa une chaise. Il but une gorgée de citronnade par politesse, attendant lâchement qu’elle eût trouvé les mots pour engager une conversation. Il regrettait d’être venu. — Romain… C’est bien Romain, n’est-ce pas ? Machinalement, elle lui reversa un peu de citronnade pour combler la gorgée qu’il avait bue. — Mon mari m’a raconté certains de vos exploits en Europe de l’Est. Il vous estimait beaucoup, vous savez. Quand il voyait des plus jeunes que lui partir sur le terrain il regrettait ses débuts dans le métier. Ces derniers temps il voulait même se remettre à l’écriture. Ça lui manquait. Mais il n’avait plus vraiment la

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force de se concentrer. Et puis ses doigts le faisaient souffrir, il avait dû vous en parler. Ça me faisait de la peine de le voir si malheureux. Il aurait voulu revenir trente ans en arrière, corriger les erreurs qu’il avait pu commettre. Souvent il relisait ses propres articles et les annotait, ajoutant des précisions, modifiant des tournures de phrases, supprimant des paragraphes entiers… Je lui disais de ne pas se tourmenter et ça l’exaspérait. Il disait que je ne pouvais pas comprendre. Il avait sûrement raison. Je crois que Michel avait beaucoup de secrets. C’était la première fois que Romain entendait quelqu’un appeler le directeur par son prénom. Ou bien était-ce l’intonation affective, presque maternelle dont sa voix s’était encombrée et qui correspondait mal au personnage qu’il avait connu ? Il essaya de se souvenir comment il l’appelait quand il le croisait dans les couloirs de la rédaction, sans succès. Ça lui semblait déjà si loin. Le pauvre homme était mort la veille, aux alentours de treize heures trente. Il était mort comme meurent les retraités, pas comme meurent les journalistes. Il n’avait pas sauté sur une mine ni reçu une balle, il n’était pas mort pour une idée ou un témoignage, il n’était pas mort pour quelque chose. Il était mort dans un petit pavillon de banlieue, entouré de sa collection Le Grand Livre du Mois et de ses outils de jardinage achetés par correspondance, il était mort dans l’inaction, dans l’ennui. Pour rien. Il était mort prématurément mais trop tard pour mourir en journaliste, il était mort après son heure pour ainsi dire, en simple spectateur. Sa femme l’avait découvert assis à la table de la cuisine, la tête renversée dans une assiette de champignons à la grecque. Dans la petite T V posée au-dessus du micro-ondes, le tronc de Jean-Pierre Pernaut concluait le journal par cette phrase : « Bonne nouvelle, on n’y croyait plus, le CAC 40 vient de franchir la barre des cinq mille points. » Rupture d’anévrisme. Le directeur n’avait que soixante-trois ans, des pièges à taupes dans son jardin, une alarme reliée au commissariat de la ville, des dettes chez son garagiste, un petit magot en liquide volé au fisc, des problèmes d’érection, une gravure de Jeanne d’Arc au-dessus de sa cheminée, des enfants qui ne venaient plus le voir et des tonnes de remords. Autant dire qu’il était en plein dans le cœur de cible de TF1. Ça ne pardonne pas. Le vent s’était levé. La femme invita Romain à entrer à l’intérieur du pavillon. Dans le salon, elle avait dressé la grande table à rallonges et préparé un buffet froid, assiettes de charcuterie, champignons à la grecque, salade de haricots verts, tourte aux lardons, rosé de Provence. Elle avait tenu à reproduire en

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portions familiales le dernier repas de son mari. — Je crois que j’ai vu un peu grand. Plus personne ne viendra à cette heure. Elle n’avait pas réussi à sourire. Elle partit chercher du film alimentaire à la cuisine et laissa Romain emprunter seul le couloir, jusqu’à la chambre du fond. Il faisait frais. La lumière du soir passait à travers le store de coton bleu, ça sentait le linge propre et le bactéricide. Le corps du directeur paraissait minuscule au centre du grand lit, un lit fait pour dormir chacun de son côté, avec encore de l’espace au milieu pour ne pas risquer de se gêner, pour ne pas risquer de se toucher. Sur la table de nuit, sa femme avait disposé des objets auxquels il tenait un peu plus qu’à d’autres, un vieux magnétophone Nagra rangé dans sa housse, un typomètre, un livre de Jules Verne et, dans un cadre de cuir surpiqué, sa carte de presse numéro 20.051. Romain se pencha au-dessus du visage, plus par curiosité que dans un élan de recueillement ; il le reconnaissait à peine. Il avait toujours été frappé par la banalité de cet individu. Dans un puzzle, le directeur eût été l’une de ces pièces dont on ne sait que faire au début, un morceau de ciel ou de mer uniforme égaré au milieu du jeu, loin de la facilité des bords, et que l’on met de côté afin de se concentrer sur les pièces plus insignes, plus typées. En fin de compte, le directeur avait l’air moins vieux que lorsqu’il était encore en vie. Moins fatigué aussi, plus intact. C’est sa veuve qui avait refusé le don d’organes. Peu lui importaient les lubies qu’il avait pu avoir de son vivant, elle avait décidé que les autres n’obtiendraient plus rien de lui, pas le moindre morceau de rein ou de pancréas, pas la moindre obligeance post mortem. Elle avait enfin récupéré son mari, ce n’était pas pour le rendre par petits bouts. Elle savait bien, elle, qu’à trop vouloir donner, on finit par ne plus recevoir. Alors, après le départ de l’ambulance, elle avait simplement appelé le thanatopracteur pour qu’il vienne reboucher ce corps, l’étancher, le cadenasser une bonne fois pour toutes. Et s’assurer que rien n’en ressortirait jamais. Romain songeait à cette grande table avec plein de chaises vides tout autour et se disait qu’il n’était pas le seul à avoir déjà oublié cet homme. Le public ne le connaissait pas, ses collègues n’étaient pas venus et, même sur un navigateur GPS, son existence n’était plus évidente. Pour l’instant, seul le patron d’un quotidien régional s’était fendu d’un communiqué de presse, dans lequel il déclarait maladroitement : « Le grand professionnel n’avait jamais pris le pas sur l’honnête homme. » Quarante ans de réclusion dans un bureau de 7 m2, à graver des phrases sans fin dans la cendre de ses cigarettes, à s’esquinter les

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doigts et les yeux sur un clavier, tout ça pour s’entendre dire trop tard qu’un honnête homme n’est jamais un grand journaliste. Bien sûr, c’était hypocrite. Le directeur n’était pas meilleur qu’un autre. Et au fond de lui, il devait se le répéter souvent. Peut-être même qu’il n’attendait que ça, la mort et ses indulgences en forme d’épitaphe, la mort qui décape d’un grand coup de rabot toutes les aspérités d’une vie, toutes ces petites compromissions qu’on ne s’avoue pas, ou alors seulement le soir, quand l’autre à côté de soi dort déjà et qu’il n’y a plus personne à qui les dire. Cette fois, le directeur avait vaincu les insomnies pour de bon. Romain revint au salon où il trouva la femme assise en bout de table devant une bouteille de rosé entamée. Elle avait retiré son chapeau et posé une couche de cellophane sur les saladiers ; elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient grands ouverts, comme après une frayeur, comme s’ils tentaient de contenir l’immensité absurde, inutile, de toutes les années qu’il lui restait à vivre sans la compagnie de son mari et dans laquelle elle semblait déjà se perdre. Ses doigts tremblaient autour de son verre et ce n’était pas seulement l’absence de chagrin qui se rappelait à sa mauvaise conscience, c’était aussi une peur, la peur primale d’une apocalypse imminente telle que les animaux la sentent venir. Elle savait qu’elle n’échapperait pas à la solitude, quand dans la chambre le cadavre aurait disparu, quand le lit serait devenu bien trop grand pour elle, et ça empestait, toute une vie en décomposition, des lendemains à l’avance nécrosés ; cette certitude la terrifiait. Entre ses doigts, c’était le monde tel qu’elle l’avait connu qui se dérobait. En entendant Romain arriver, elle se leva pour prendre un autre verre au buffet. — Vous ne le connaissiez pas tant que ça, n’est-ce pas ? Romain ne répondit pas. Il s’assit à l’autre bout de la table et but une longue gorgée de vin tiède. Il n’avait plus envie de partir, seulement de passer un peu de temps en silence avec cette femme qu’il ne connaissait pas. D’écourter la nuit par sa présence. De ne pas la laisser seule. Il devait bien ça au directeur : prendre pour lui une part de cette immensité absurde.

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Dédé

et la souris Evelyne KUHN

L

ucas, âgé de 6 ans, venait de perdre sa première dent de lait. Le Conseil décida que c’était à moi d’aller collecter la petite incisive en échange d’une pièce d’un euro.

On me donna les différentes mesures de sécurité à respecter et je dus apprendre par cœur l’itinéraire qui me conduirait à la chambre de Lucas. Dès la tombée de la nuit, je me mis en route dans le labyrinthe des tuyaux de chauffage. Alors que je cheminais déjà depuis plus d’une heure, je glissai subitement sur une paroi humide, perdis l’équilibre et, par la même occasion, la petite pièce qui se mit à rouler devant moi. Je me remis immédiatement sur mes pattes et commençai ma course pour rattraper mon obole. Je n’avais plus qu’une idée en tête : récupérer ma pièce. Mais ceci me dévia de mon itinéraire et, lorsque, enfin, je retrouvai ma pièce qui venait de heurter un obstacle, j’aperçus un petit orifice. Je saisis la pièce avec mes dents et me glissai dans le trou. Je me rendis vite compte que je n’étais plus dans un tuyau ; le sol était recouvert d’un plancher de bois, les parois verticales, espacées d’une vingtaine de centimètres, étaient également en bois. Après avoir parcouru une distance d’environ deux mètres, je sortis de ce couloir et arrivai dans une grande pièce sombre, silencieuse, faiblement éclairée par les réverbères de la rue. Une rapide inspection des lieux me fit comprendre que je me trouvais dans un salon. Mais, alors que je décidais de continuer ma prospection, j’entendis le cliquetis des clefs dans une serrure et une vive lumière éclaira la pièce. Je me réfugiai rapidement dans ma cachette que j’avais eu le temps d’identifier comme étant le socle d’une bibliothèque. Quelqu’un venait de pénétrer dans le salon. La curiosité prenant le pas sur la prudence, je risquai un œil au dehors pour observer l’occupant. C’était un homme au front dégarni, âgé certainement d’une quarantaine d’années. Il se laissa tomber, plus qu’il ne s’assit, sur un canapé. Il paraissait fatigué. Soudain, une petite musique résonna dans sa poche et il en sortit une petite boîte grise que mes cours de sociologie humaine me permirent de reconnaître. C’était un téléphone portable, objet que les humains, depuis quelques années, transportent toujours sur eux, comme une souris transporte sa queue.

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Notre homme, après avoir ouvert et consulté son téléphone, le posa sur la table devant lui et parut encore plus las qu’auparavant. Ses yeux semblaient fixer un point sur le mur. Perdu dans ses pensées. Je crus discerner, dans son regard, une grande tristesse. Je n’avais pas l’habitude de côtoyer des hommes d’âge mur. Mon public habituel a entre 6 et 10 ans. Il est vif, espiègle, tapageur, rieur. Mais ce nouveau spécimen de l’espèce humaine m’intriguait d’autant plus. Je décidai de rester ici, le temps de comprendre et peut-être d’aider cet homme. Je ne ferai pas demi-tour avant d’avoir accompli ce que j’estimais être ma mission. En ce qui concernait le petit Lucas, je savais que, le lendemain, un nouveau signal avertirait le Conseil et qu’une collègue me remplacerait dans ma tâche. Je continuai donc le guet. Il ne bougeait toujours pas. Au bout d’une demiheure, enfin, il se leva, quitta la pièce et j’entendis ses pas gravir des escaliers en bois. J’en profitai pour sortir de ma planque et je me glissai dans la pièce voisine. J’étais dans la cuisine. Il avait dû faire les courses avant de rentrer mais les sachets de provisions n’étaient pas vidés et gisaient sur le sol. La table était encombrée de papiers, de journaux. L’évier regorgeait de vaisselle. Je me cachai sous le buffet lorsque je l’entendis redescendre les marches. Il entra dans la cuisine et se mit à ranger ses courses dans le placard et dans le frigo. Il se prépara ensuite un repas rapide qu’il mangea sur la table après avoir poussé un journal. J’en conclus qu’il vivait seul car je savais que les humains, qui vivent sous le même toit, ont l’habitude de partager les repas. Sa solitude était-elle la cause de sa tristesse ? Je commençai moi aussi à avoir faim mais je dus attendre qu’il débarrasse la table, lave sa vaisselle et regagne enfin le salon pour me mettre moi-même à table. Mon hôte y avait laissé des miettes de pain et de chocolat et, tout en me régalant, je le remerciai intérieurement pour cette gentille attention. Puis, discrètement, je le rejoignis au salon. Plongé dans la lecture d’un livre, il ne me vit pas et je pus retourner près de ma cachette. Là, je ne le quittais pas des yeux. Sa lecture ne semblait pas le réconforter, il avait l’air au contraire de plus en plus sombre. Nous restâmes ainsi presque deux heures. Je le sus grâce à la pendule qui égrenait le chant d’un oiseau différent à chaque nouvelle heure. Il ferma alors son livre, le rangea dans la bibliothèque et monta les escaliers, certainement pour aller se coucher.

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Avant d’aller dormir, je fis une petite promenade digestive sur les rayonnages de la bibliothèque. Il possédait une très grande quantité de livres et je cheminai lentement tout en lisant les titres. Un titre m’amusa tout particulièrement. C’était « Des souris et des hommes ». Je le sortis et aperçus, sur la première page, les lettres DÉ écrites au stylo. Intriguée, j’examinai la page de garde d’autres volumes. Elles étaient toutes annotées des mêmes lettres. Je décidai alors de les doubler et de désigner mon hôte sous le sobriquet de Dédé. Mais il était temps maintenant pour moi d’aller me reposer et je déchirai, en petits morceaux, une enveloppe posée sur la table pour me faire un nid douillet pour la nuit. Le lendemain matin, je recommençais à le guetter, perchée sur le haut du buffet de la cuisine. Il prenait son petit-déjeuner tout en lisant un journal. Je vis soudain son visage s’animer puis je l’entendis pester contre cet article qu’il lisait. Sa tristesse avait disparu laissant place à la colère. Je digérai l’information et me mis à réfléchir. À la différence des enfants chez lesquels la colère est souvent le prélude aux larmes, chez Dédé, elle avait le pouvoir de le réveiller, de le rendre plus vif. Mon hôte quitta la maison quelques minutes plus tard me laissant plongée dans mes réflexions. Je savais enfin comment aider Dédé à chasser sa tristesse. Même si c’était au péril de ma vie, il fallait que je mette mon plan sauvetage en place. D’ailleurs, c’est bien connu, les hommes ont toujours besoin d’une souris pour se sentir mieux. Mon plan était très simple : je devais mettre Dédé en colère pour lui redonner le goût de vivre. J’avais remarqué que ses livres semblaient être son bien le plus précieux. C’était donc là qu’il fallait frapper ! Juchée sur la bibliothèque, je m’interrogeais. Par où commencer ? Un gros livre traitant de l’histoire du Japon s’imposa à moi et je me mis à le déchiqueter avec application. Je dois reconnaître que ce choix était lié à une rancœur personnelle : les Japonais avaient conçu les pièges à souris les plus efficaces et les plus meurtriers. Puis, je m’attaquai à « Bonjour, tristesse » et à « La tristesse du cerf-volant ». J’espérai qu’ainsi il comprendrait que j’avais deviné son chagrin. Je grignotai ensuite « Les amitiés particulières », un ouvrage qui ne pouvait que l’orienter sur un mauvais choix pour lui. Après cela, j’avais les mâchoires en compote et l’estomac barbouillé ; je passais le restant de la journée à me reposer et à profiter de sa bibliothèque pour m’instruire. Lorsqu’il rentra le soir, il remarqua immédiatement le carnage dont j’étais

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responsable. L’effet escompté ne se fit pas attendre. Il se mit à hurler, à courir d’une pièce à l’autre et passa de nombreux coups de téléphone pour raconter mes méfaits. Moi, cachée sous le socle de la bibliothèque, je riais dans mes moustaches pendant qu’il m’injuriait et me promettait une fin rapide et radicale. Pendant les deux jours qui suivirent, cette situation se répéta avec une régularité étonnante. Le jour, je grignotai ses livres en privilégiant la poésie romantique et trop mélancolique à mon goût et, le soir, il hurlait et remuait la maison pour me trouver. Pendant cette chasse à la souris, il entreprit un sacré ménage, retirant tout ce qui traînait sur le sol, passant l’aspirateur dans tous les recoins. Dans la fable du laboureur, les fils retournent la terre pour trouver un trésor. Dédé, lui, espérait me coincer mais ses efforts n’eurent pour seul effet que de rendre sa maison étincelante de propreté. Le troisième jour, je décidai de lui laisser un peu de répit. À son retour, je lus immédiatement la satisfaction sur son visage. Il pensait certainement que les nombreux pièges, dont il avait truffé la pièce, avaient eu raison de moi. Son regard brillait de la fierté du guerrier qui a remporté une victoire. Il passa la soirée à lire des journaux. Je pris la décision de lui accorder une trêve. Le soir suivant, il rapporta de nouveaux journaux. Un bandeau rouge en barrait la première page. Après avoir pris son repas, il se consacra à une lecture très attentive de tous les articles. Il passa ensuite plusieurs coups de téléphone et relata à ses correspondants les sujets qui l’avaient le plus passionné. Dans ses conversations, je remarquai qu’il répétait souvent : « On ne peut pas laisser faire ça ! » Puis, un soir, il rapporta un grand drapeau rouge qu’il accrocha sur le mur, au-dessus de son canapé. Deux heures plus tard, j’entendis sonner à sa porte d’entrée. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes envahit le salon. Je crus qu’il les avait invités à dîner mais, au lieu des assiettes et des couverts, je le vis couvrir la table de la cuisine d’une grande bande de papier. Plusieurs de ses invités se mirent alors à y écrire des mots en grosses lettres rouges. De mon poste d’observation, je pouvais lire : À BAS LE CPE. Les conversations étaient très animées et ils parlaient souvent tous en même temps. Dédé était ravi. Le lendemain matin, il écouta la radio qui diffusait un reportage sur la grève qui allait paralyser le pays. Il partit plus tard que d’habitude, emportant sous le

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bras, le grand rouleau de papier et un paquet assez impressionnant de feuilles sur lesquelles était imprimé le même texte. Dédé était guéri et moi, j’étais heureuse. Ma mission était terminée et je repartis rejoindre ma tribu. En souvenir de ma visite, je laissai, à Dédé, la petite pièce sous le socle de la bibliothèque.

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Enfance,

les enfances



L’enfant Théo

Je l’ai croisé

en passant

un matin je crois

son sourire a volé mon âme et mon âme

il traversait la rue

pas rancunière

il traversait la vie

comme d’un cheval à l’autre s’est fait la malle

Avec ses yeux comme des feux

en passant

et ses cheveux

il a pris ma peau aussi

comme des herbes

il l’a lavée à grand jet de rire et ma peau est partie

deux bras

rejoindre mon âme

deux branches

dans son sac d’écolier

un dos un tronc

je suis resté

couvert de fleurs

bras ballants du moins mes restes

il courait

en solitude

il volait

et vieilles défroques regardant s’éloigner

deux oreilles rouges

l’enfant qui riait...

de trop de vent et un habit couvert de boue

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L’enfance

rime avec confiance J-C BAUDROUX

N

ancy, Cours Léopold, mai 1960. Il doit avoir six ans, ou sept, mais pas plus. – Bon, ben, puisqu’on peut pas faire autrement… Allez, viens !

On le prend par la main, sans inutile douceur, sans inutile rudesse non plus. Reconnaissez que si ça avait une anse, comme un seau, ou un manche, comme une passoire, ce serait quand même plus pratique pour les trimbaler d’un point à un autre, sans blague, non mais des fois, j’ten ficherais, moi. Ou alors un harnais ou une barbichette par où les tenir, enfin quelque chose, j’sais pas, moi ! Fallait bien qu’elle ne puisse pas le garder aujourd’hui qu’il avait décidé d’aller faire un tour à la foire avec le grand Luc, autrement dénommé le gland Ruc, par rude et solide boutade qui vous fait pleurer de rire en vous claquant sur les cuisses. Que d’habitude il a jamais le temps et que là, pour une fois qu’il avait un moment. Fallait bien ! Des fois, il se demande si elle le fait pas un peu exprès, pour gâcher, oui, monsieur, pour bousiller. Il ne demandait pourtant pas grandchose, avoir son après-midi à lui ! L’enfant qu’on tient fermement par la main a bien saisi les tenants et les aboutissants de tout cela, qui est susdit. Il a compris. On peut deviner pourquoi, l’expérience de la vie, avec ses vicissitudes et tutti quanti. Il sait que la pression de ces gros doigts qui enserrent les siens ne traduit rien, ou pas grand-chose, ni affection particulière, ni sentiment qui mériterait d’être exprimé. Cette main enferme la sienne tout simplement pour ne pas le perdre car, voyez-vous, ils vont à la fête foraine et il ne faudrait pas qu’il prenne la tangente, le chérubin. Et allez le retrouver dans cette foule qui se masse autour des manèges pressés. Ce serait ballepeau et sac de clous ! Et puis, perdre un môme à la foire, ça la fout mal, ça vous colle une réputation de branleur de sacoche que c’est franchement malaisé ensuite, de remonter la pente, de redorer son paternel blason, en tout cas plus dur que de remonter ses bretelles. Bref, il le retient, par la menotte,

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façon bracelets de forçats, que faire un pas de travers lui distend les tendons du bras. Aïe ! Autant suivre docilement et ne pas quitter la ligne imposée, même pour jeter un simple coup d’œil au confiseur qui, avec des biceps épais comme des cuisses, allonge et pétrit des serpents extraordinaires aux couleurs irisées qui vont finir en sucre d’orge au bout recourbé comme des cannes destinées à des nains aveugles. Le gosse marche donc, obéissant comme un gosse, avec les yeux à hauteur de gosse, et les résignations qui vont avec, dans l’odeur de la poussière, dans la fraternité des marche-bas, des hauts comme trois pommes, des va comme j’te pousse, avec des regards raisonnablement modestes. Il croise des chiens, qui lèvent sur lui un regard humide, songeant qu’ils lui laisseraient bien un pinçon bleu sur les mollets, ou un coup de bave, slurp, sur la joue. Du coup, le gosse ressent des chatouillements douloureux ou visqueux aux endroits concernés. Un peu plus loin, on lui fait contourner le sillage laissé dans la foule par l’avancée d’un nourrisson en poussette, protégé par un carénage de toile brune, et par la menace tacite de rouler sur les arpions des couillons qui se mettraient en travers. Alors le gosse garde les yeux baissés, vigilant, des fois que…, on n’a que deux pieds, faut les garder. Le spectacle du sol est paisible. On suit du regard, sur les côtés des allées, les grands pans de simili rouge sang qui ornent le bas des stands en masquant les tréteaux. Un peu plus haut, il y a des comptoirs sur lesquels s’alignent des lots mirifiques, mais c’est fortifié comme un château fort. Raison de plus pour baisser les yeux. Sans compter que… Non mais sans blague ! Voilà une belle pièce ! Une pièce de cinq francs. Dans la poussière ! Là, à deux mètres devant ! C’est trop beau ! Pas possible ! Ce ne serait pas, des fois, une pièce en chocolat qui ferait illusion, un mirage en somme ? Non il ne rêve pas le gosse ! Une vraie belle pièce de cinq francs ! Là, juste près de la chaussure brune dont le lacet est défait. En plus, on croit rêver, la trajectoire du paternel est parfaite, pile-poil dans l’axe, comme servie sur un plateau. S’il se débrouille bien, il n’a qu’à se baisser juste au bon moment et, ni vu ni connu j’t’embrouille, il n’aura plus qu’à saisir du bout des doigts cette fortune inespérée. Et c’est ce qu’il fait. Le geste fonctionnel, impeccable, sans trop tirer sur le bras paternel, mine de rien, gisement épuisé, le voilà qui ramasse la pièce et se redresse souplement sans avoir le moins du monde attiré l’attention sur son cas. Un coup d’œil à la dérobée. C’est bien ça ! C’est la pièce de cinq nouveaux

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francs, en argent s’il vous plaît ! Le bonheur ! On ne peut pas raconter ça ! D’autant que lui reviennent en mémoire les pantins de bois qui grimpent le long d’une ficelle. Il les avait chassés de son souvenir pour ne pas être tourmenté par des rêves hors de sa portée. Chacun sa place et les riches seront bien gardés. Mais là, ça reflue ! Il a vu ça tout à l’heure, il n’y a pas plus de dix minutes, lorsque le gland Ruc s’est arrêté devant un stand qui sentait la bibine et les frites. Il y en avait des gros, des petits, des moyens. Avec des prix en conséquence, vous pensez bien ! Mais tenez-vous à la rampe, le premier prix, c’était une pièce de cinq ! Le gosse, même avec un modèle plus étriqué que le moins cher il aurait été béat comme quinze papes en liesse ! Sur l’échelle des satisfactions de la vie du gosse, le petit modèle de pantin, c’était la surabondance, le début de l’excès. Imaginez et partagez sa jubilation : vous tirez la ficelle, un petit coup vers le bas, et hop ! vous voyez le petit bonhomme qui replie les genoux, jusque sous le menton, vous tirez une deuxième fois et hop ! les pieds se bloquent et le corps se dépliant, s’allonge vers le haut. Et de saccade en saccade le bonhomme escalade sa corde jusqu’à votre main gauche qui tient l’anneau tout en haut. Diabolique mécanique qui séduit et éblouit ! ­– P’pa ! Il ne répond pas, le p’pa en question, parce qu’il a engagé avec le gland Ruc, une conversation édifiante sur les vertus comparées des rousses et des brunes, reconnaissant aux unes et aux autres des charmes incontestables mais contradictoires. Je vous passe des détails qui moussent, d’autant que les blondes, allez savoir pourquoi, ne furent pas convoquées ce jour-là. Le gosse a renouvelé prudemment l’appel à son géniteur. Il a guetté les fins de phrases et les pauses respiratoires pour placer son signal, en môme expérimenté qui connaît les dangers qu’il y a à interrompre un adulte échauffé en pleine course, qui risque le claquage de muqueuses, ou pire encore l’oubli de la fin de la sentence coupée en plein envol. On se prend si facilement des beignes à ce petit jeu-là qu’on élabore au fil du temps des élémentaires prudences. – Ben quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ? Bien que le « encore » ne soit en rien justifié, le môme poursuit. – Ben, tu te rappelles pas où ils vendaient les pantins ? – Les pantins ? – Oui, tu sais, les pantins qui grimpent le long d’une ficelle ! Se tournant vers le gland Ruc, le paternel questionne :

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– Tu te souviens d’avoir vu des pantins,

ciel, sur laquelle luit la belle pièce

toi ?

d’argent, bien chaude d’avoir été

– Ben, non ! Pourquoi ? Faudrait que

serrée longtemps comme un trésor.

j’aie vu des pantins ?

– Tahussahou ?

– Non, c’est pas qu’il faudrait, mais le

– Quoi ?

gosse…

– Houquetulahu ?

Et pris d’une inspiration subite :

Fort à propos, le gland Ruc apporte

– Et pourquoi que tu veux aller voir les

son éclairage.

pantins, toi ?

– Comment tu t’es débrouillé pour avoir

Aïe, terrain glissant. Merdalors, le

une pièce de cinq francs ?

gosse sent qu’il vient de commettre

– J’ l’ai trouvée par terre !

une imprudence, mais il ne voit ni où,

D’un preste mouvement, le paternel

ni comment il aurait pu l’éviter. De

s’empare de la fortune du môme.

toute façon, c’est trop tard pour la

– Je te la garde, tu vas la perdre.

rattraper.

Il explique.

Le gland Ruc intervient :

– T’es assez con pour la paumer ! Ou

– Oui, dis-nous voir pourquoi que tu

alors, si ça se trouve, tes poches sont

veux qu’on aille voir les pantins !

trouées. Dans la mienne, ta pièce sera

– C’est ça, dis-y, ordonne le p’pa qui

en sécurité. Et puis, si on repasse

crispe de plus en plus fort ses gros

devant les pantins, je te la rendrai.

doigts sur la menotte du môme.

Le gland Ruc glousse, à cet instant

– Ben…

précis.

– Ben quoi ?

Comment raconter la suite ? Les haltes

C’est La

menaçant,

main

dans

un

c’est

dangereux.

étau,

le

gosse

devant

les

buvettes,

les

rousses,

les brunes, celles qu’ils sifflèrent,

abandonne.

femmes ou bières, et pas tant que ça,

– C’est parce que j’ai une pièce de

d’ailleurs, faudrait pas les prendre

cinq francs, et qu’avec ça, je pouvais

que pour des ivrognes. Il n’y eut pas

m’acheter un pantin…

de blondes, décidément, c’était pas le

– Montre ! Il

pourrait

jour. retarder,

risquer

des

Le gosse a suivi sans rien dire, il a

atermoiements, du genre « montrer

pris son mal en patience devant les

quoi ? » mais un ordre c’est un ordre

buvettes, même pas déçu qu’on ne

et quand on n’a pas pigé ça du premier

lui propose pas une limonade, les

coup, on s’en prend une, alors le gosse

consommations payantes c’est pour

ouvre sa main, paume ouverte vers le

les

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adultes.

Cependant,

de

demis


en barons, ils ont fini par tracer et

gymnastique digitale pour retrouver le

repasser devant les pantins, comme

bon format, le bon diamètre. Le gosse

quoi, il y a une justice apparente en ce

attend et espère.

bas monde. Le cœur du gosse bondit.

– Ah, la voilà !

Tant de patience pouvait trouver sa

Et le paternel dépose une pièce dans

récompense.

le creux de la main du gosse.

– P’pa, p’pa, ma pièce, ma pièce !

– Mais c’est pas ma pièce !

Il ne répond pas, le p’pa en question,

– C’est pas ta pièce ?

parce qu’il a engagé avec le gland

Le gland Ruc, glousse pour la deuxième

Ruc, une conversation édifiante sur le

fois.

nombre de rousses ou de brunes qu’on

– Ben non, ma pièce, c’était une pièce

peut croiser dans une vie de zinc, ou

de cinq francs en argent, celle-ci,

une chienne de vie dans laquelle les

c’est une pièce de dix centimes !

blondes seraient absentes.

– Ah, non ! Tu te trompes, c’est une

Ben

quoi ?

Qu’est-ce

qu’il

y

a

pièce de dix centimes que t’as trouvée,

encore ?

c’est celle-là que tu avais dans la main

Sans prendre garde au fait que le

tout à l’heure !

« encore » est justifié cette fois-ci,

– Tu vas quand même pas traiter ton

le môme insiste.

paternel de menteur ou de voleur ?

– P’pa, p’pa, ma pièce, ma pièce !

intervient le gland Ruc, avec des clins

– Ta pièce ?

d’œil de connivence qui lui ravagent la

– Oui, c’est toi qu’as ma pièce, pour

face.

pas la perdre !

Le paternel pouffe. Le gland Ruc

– Eh ben quoi, ta pièce ?

glousse pour la troisième fois.

– Faut que tu me la rendes, parce que

Le gosse a compris. Il cache son regard,

je vais pouvoir m’acheter mon pantin,

baisse la tête, allez savoir pourquoi,

là !

sans doute pour chercher si des fois,

Il désigne le comptoir, où les petits

il n’y aurait pas une autre pièce qui

bonshommes rouges, des pompiers sans

traîne par terre en attendant d’être

doute, n’en finissent plus d’escalader

échangée contre un pantin. Mais il n’y

leur ficelle.

en a pas.

– Ah, ta pièce !

Le p’pa et le gland Ruc, cette fois-ci,

L’homme sourit finement, l’œil fixé sur

rigolent franchement. Il est con, ce

le gland Ruc, se déhanche pour plonger

gosse !

franchement sa paluche dans sa poche, gigote des doigts là-dedans, toute une

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sont les enfants

?

Claude ANDRÉ, libraire à “l‘Autre-Rive“ à Nancy

O

ù sont les enfants ? Pas forcément dans ma librairie, car, être libraire pour enfants, c’est avant tout conseiller les parents. Ce sont eux, père, mère, grands-parents, oncle, tante, amis, qui sont à la recherche

d’un livre pour un enfant, qu’ils n’amènent pas avec eux et dont ils font le portrait : C’est un petit garçon de trois ans très éveillé C’est une petite fille de deux ans très en avance pour son âge Ils ont beaucoup de livres car leur maman est enseignante C’est un ado de treize ans qui n’aime pas du tout lire C’est une jeune fille de quatorze ans qui n’aime que les histoires de filles… Bref, ces enfants, qui ne sont pas là, sont ou en avance ou en retard. Où sont les enfants qui seraient juste comme il faut ? Quelquefois il y a des enfants à la librairie, souvent même. Ils veulent qu’on leur achète un livre qu’ils ont déjà, ils choisissent le livre le plus ringard ( mais que fait-il dans mon rayon ce livre honteux ?) alors que leurs parents souhaitent les initier à l’art ou à l’opéra, ils veulent une BD alors « qu’il serait temps qu’ils lisent des classiques », ils se régalent en jouant avec les tirettes des livres animés pour tout-petits alors qu’ils savent lire depuis quelques mois et qu’ils pourraient choisir leur premier roman, ils ne veulent que Tom-Tom et Nana et refusent de s’intéresser aux livres que je conseille… cette fois encore ils ne sont pas là où on les attend !

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Quelquefois ils sont bien rigolos ! Comme ce petit garçon qui réclamait à voix haute un livre sur les requins « parce que les requins ils mangent les dauphins et ma sœur elle adore les dauphins », comme cet autre qui cherchait «Ma culotte » d’Alan Mets, ce livre qui le faisait tellement rire, comme ces bébés qui me suivent du regard et m’écoutent avec attention alors que je présente un livre à leurs parents, comme ces tout-petits, venus dès leur prime enfance à la librairie perchés sur le dos de leur papa et qui, à peine posés à l’entrée du magasin parce qu’ils ont 18 mois et qu’ils peuvent marcher, foncent en courant jusqu’à l’estrade où les attendent leurs premiers livres : ils arrivent en courant, sans hésiter, et me font penser au petit varan de Spirou et Fantasio qui s’échappait de son vivarium en criant « en route pour le Nil ! », comme ces bébés qui hurlent de désespoir parce qu’il faut laisser un livre aimé et surtout parce qu’il faut quitter la librairie…

Mais qu’on ne me taxe pas d’angélisme, quelquefois ils m’agacent. Car enfin quand on a lu et relu Julie qui avait une ombre de garçon(1), Clémentine s’en va(2) Rose Bonbonne(3) à ses enfants, il y a vingt-cinq ans, on supporte mal que les petites filles d’aujourd’hui réclament des histoires de princesse avec du rose et des paillettes partout et que les petits garçons ne rêvent que de tyrannosaures carnivores, de dragons redoutables et de chevaliers invincibles. Papa lit et maman coud, c’était la norme dans les livres pour enfants il y a 30 ans. Alors que ces images commencent à être chamboulées et qu’on trouve dans les livres récents des mamans qui emmènent leurs enfants en balade ou des papas qui leur font un gâteau au chocolat, les éditeurs concoctent dans notre dos ces livres à la couverture bleue, pensés pour les garçons et cette redoutable girly littérature pour les filles, et les enfants en redemandent ! Vraiment ils ne sont pas là où on les attend. Mais où sont les enfants ? Les enfants que je conseille sont bien sûr ceux qui sont là, ceux qui bougent tout le temps, qui réclament à hauts cris, qui refusent d’obéir, qui se laissent avoir par le consumérisme galopant, mais plus encore les enfants auxquels je pense, quand je conseille, sont ceux qui ne sont pas là ! Ce sont des enfants de

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rêve : ceux pour qui tout est encore possible, ils sont faits d’enfantin. Comme l’explique Pierre Péju, l’enfantin, ce n’est pas l’infantilisme, c’est ce qui existe dans le secret de chaque enfant, bien enfoui. L’enfantin circule aussi au fil de chefs-d’œuvre qui nous parlent d’enfance, avec gravité et légèreté, dans des albums dont on n’épuise jamais le sens et qui ne cessent de fasciner les enfants, génération après génération… Le Géant de Zéralda(4) ou Les trois brigands(4) dans lesquels Tomi Ungerer met en scène des petites filles si fortes qu’elles réussissent à civiliser l’ogre et les bandits  qui les ont ravies à leur terne quotidien. Tous les albums de Claude Ponti.(4) Max et les maximonstres(4) dont le héros s’aventure si loin, tout au bout de sa colère, L’Anniversaire de Monsieur Guillaume(5) superbe randonnée si évidente, si gaie et si étrange… Ces titres, et bien d’autres encore, rendent perceptibles les secrètes passerelles qui mènent à l’imaginaire. Ils sont à lire et à relire, ces livres nourris d’enfance, car eux nous disent où sont les enfants.

(1) Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon / Christian Bruel, Anne Bozellec, ed. Le sourire qui mord, 1976 (2) Clémentine s’en va /A. Turin / N. Bosnia : ed. des femmes, 1976, réed sous le titre Arthur et Clémentine : ed. Actes Sud junior (3) Rose Bonbonne / A.Turin/ N. Bosnia, :ed des femmes,réed. Sous le titre Rose bonbon ed. Actes Sud Junior 1999 (4) Le géant de Zéralda et Les trois brigands de Tomi Ungerer, Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, L’Anniversaire de Monsieur Guillaume d’Anaïs Vaugelade sont édités par l’Ecole des loisirs. (5) L’album d’Adèle et Adèle s’en mêle de Claude Ponti sont publiés chez Gallimard, tous les autres albums de Claude Ponti sont édités à l’Ecole des loisirs.

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Territoires d’enfance

BOREV

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Collines par milliers dans les labours des mots 96


Comme s’il existait un cercle sans circonfÊrence. 97



La

vie, les enfants, à l’école

Michel POINSIGNON

De 1995 à 1999, Michel Poinsignon, instituteur remplaçant et photographe, a réalisé plusieurs centaines de clichés dans les écoles où il est venu suppléer le maître absent. Prises dans le pays thionvillois, ses photographies ont toutes quelque chose d’universel. Le monde de l’école y est sourires, émotions, poésie, rêveries… (Photos extraites du livre de Michel Poinsignon « MAÎTRE ET PHOTOGRAPHE, LA VIE, LES ENFANTS, À L’ÉCOLE » publié chez SERGE DOMINI EDITEUR : photographies et poèmes d’écoliers)

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Lettre

à un directeur d’école

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Amandine

et

Julien

Geneviève TURLAIS

J

e suis de service sur ce banc, service de surveillance après les devoirs, avant le repas. Petite heure calme, petit espace de liberté. J’aime ce banc, le temps doux après la journée de chaleur, le calme du lieu,

l’odeur des lilas, les commérages des mésanges du quartier, le livre que je lis. La surveillance est l’alibi pour être là, surveillance n’est qu’un mot vide pour l’instant, la surveillance n’est que le service que je rends à l’institution qui m’emploie. On ne surveille pas cette liberté-là, seulement un peu de bienveillance suffit. Amandine arrive la première, elle a tiré ses cheveux en haut de sa tête, les a retenus dans un foulard vert, elle a mis un petit haut rose très décolleté, bordé de dentelles, elle sourit, elle est si jolie comme ça. Julien est un peu à la traîne, toujours son sourire au-dessus d’une chemisette d’un blanc éclatant. - C’est soirée de gala, ce soir ! Vous vous êtes faits tout beaux ! Pas pour moi j’espère ? - Non c’est pour le printemps ! Me répond Amandine. - C’est franchement la classe, ta chemise de philosophe ! - T’as vu, mais les manches courtes c’est pour faire poète, c’est ça le printemps ! Claironne Julien triomphant. Ils continuent, vont se glisser juste à l’abri des regards, derrière le buisson de lilas. Je tourne le banc. Je le mets face à la grande allée, dos au lilas. Derrière le buisson, il y a des chuchotements, des rires, des éclats de voix, des soupirs. Je n’imagine rien, je sais ce qui se passe là-bas. Il y a de la remise en ordre amoureuse. Je lis sans lire, je pense sans penser, je rêve sans rêver, j’écoute sans écouter. Je ne suis rien. Ils sont tout. Ils sont seuls au monde et le monde serait désespérément vide sans eux. La cloche du repas sonne. Ils me rejoignent. Nous descendons ensemble vers le réfectoire.

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- Dites, les jeunes… si votre… ça se concrétisait, vous pourriez me garder un petit fauteuil de la portée… ? Tout en roulant, Amandine réajuste le foulard dans ses cheveux, je guide ses gestes malhabiles. Elle se tourne vers moi en riant, et me dit en chuchotant : - De toute façon, ça serait un qui ressemble au mien, j’ai des pneus neufs, je change toujours de pneus quand je sors avec un garçon… - C’est ça, moi, mon fauteuil il craint le pâté… - Mais non, mais le mien est quand même plus soigné… Mieux entretenu. - Bon, ben ! Vla !… Et tu as toujours des pneus neufs, c’est bizarre ça ? Ils se tournent vers moi, déposent deux grands sourires dans la béance de mon cœur, le remplissant d’une merveilleuse chaleur. Puis, ils enclenchent une vitesse. Les moteurs sifflent doucement. Ils filent devant moi en se chamaillant.

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La

ferme

Villemin ! Christine VILLEMIN

A

lors, voilà, ça va recommencer. Avec le feuilleton sur l’affaire Grégory. Pour ceux qui ont oublié mon VRAI nom, qui m’interpellent avec des sobriquets comme «Kiki », «Ma tite crotte», «Ma bombe sexuelle

débridée»,ou «Tu peux te pousser de d’vant la télé steuplé», mon véritable patronyme est : Christine Villemin. (là, si je disposais d’une police d’écriture intitulée «Enfer et Damnation», avec du sang qui dégouline, je l’aurais utilisée)… Hé oui, je sais. C’est dur. Quand on pense qu’il y a des gens qui se plaignent parce qu’ils se nomment banalement Matt Leboudin, Jean Nécune ou Nadine Eumouque... Alors qu’il y en a qui s’appellent Aldo Fitler, Jacques Laivantre- Heurt ou Annie Ballec-Terre. Ou Christine Villemin. Avec ce feuilleton, tout va recommencer : à nouveau, je serai tricarde dans les banques, fouillée au corps à la douane, je recommencerai à recevoir des cartes de condoléances, des demandes d’interview sur mes conditions d’incarcération et des coups de fil à trois heures du matin ( «J’vais v’nir te noyer, salope !»)... Quant aux blagues super drôles (la recette du cocktail « Petit Grégory »…), je vais pouvoir en publier une anthologie... Mais il n’y a pas eu que du négatif : j’ai rencontré, grâce ou à cause de cette homonymie la journaliste Laurence Lacour, qui a écrit le seul bouquin vraiment sérieux sur cette histoire. Soit dit en passant, c’est une femme lumineuse, qui dégage

une espèce de pureté aussi palpable qu’inexplicable. Ça a été une

très belle rencontre. Avec Laurence Lacour, nous avons été d’emblée proches. Parce qu’elle a morflé énormément, elle avoue que ce drame a marqué la fin de sa vie de journaliste, qu’elle a eu besoin de plus de vérité ensuite. Moi, de voir cette si belle personne, je n’étais pas dans la politesse ou l’anecdotique,

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j’étais aussi dans l’envie d’aller au-delà, dans une sincérité affective… Ça a été probablement la seule fois où je n’ai pas parlé de cette homonymie avec légèreté. J’ai donc logiquement enregistré ces fameux téléfilms, concernée malgré moi, depuis des années... C’est drôle comme les choses infusent, comme on finit par être infiltré par des éléments irrationnels, pour peu qu’ils trouvent un écho, La barrière naturelle que je suis capable habituellement capable d’établir entre ma vie et les faits divers a floutée. Bien sûr, j’ai toujours rationalisé, intellectualisé. N’empêche, cette femme porte mon nom et il lui est arrivé ce que je considère, ainsi que 99% des parents, comme mon pire cauchemar. Et quoi qu’on désire, l’inconscient carbure et je crois avoir rêvé plus souvent qu’à mon tour de trucs affreux qui arrivent à des petits. Alors, du coup, parfois, j’ai eu un peu de mal à tenir les émotions à distance. Quand j’ai eu mon premier fils, à la maternité, je me suis fait ma première montée de « parano’s mother ». Mon petit avait quelques heures. Je suis allée prendre une douche, au fond du couloir, et ça m’est tombé dessus, paf ! Je me suis dit qu’on pouvait me prendre mon bébé. Le truc totalement incontrôlable. Une partie rigole (« Ben voyons ! Y’a un malade qui a décidé d’assassiner TOUS les enfants des filles qui s’appellent Christine Villemin ! Ouiiiiii… C’est celààààà… ») et l’autre dit : « Cours, idiote, on sait jamais ! Si ton enfant meurt parce que tu ne voulais pas passer pour une folle, t’auras vraiment l’air con ! ». Je me souviens m’être forcée à marcher lentement pour rejoindre ma chambre. Où m’attendait une sage-femme qui s’est dépêchée de me traiter d’irresponsable de laisser ainsi un nourrisson sans surveillance. La culpabilité, aussitôt. Comment elle a fait avec ça, l’autre-Christine, la

pas-moi, la si-proche ?

Ensuite, j’ai eu peur. Longtemps. Une peur impossible à calmer. Car figurez-vous, quand on s’appelle Christine Villemin, on ne peut pas dire que se retrouver orpheline de son enfant (vous avez vu, il n’y a pas de mot !), ça ne peut pas arriver. Toujours à faire attention à ne pas scotcher mon petit… Il y a une histoire pour petits que je trouve géniale. Elle s’appelle «Vrrrrr ». C’est une espèce de ressort qui relie la mère à l’enfant. Quand l’enfant stresse, vrrrrr, il appuie sur le truc et sa mère se recolle. Jusqu’au jour où c’est la maman qui appuie. C’est pas impossible que je me sois tapé une tendinite à force de tirer sur ce cordon ombilical invisible... Alors, revoir cette histoire, cette horreur en marche, ça réactive vraiment ma sympathie, mon empathie (mon « identification ?), pour toutes ses victimes.

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Quand j’ai parlé avec Laurence Lacour, je lui ai transmis un message pour Christine Villemin. Un message très sincère. Un petit mot de moi, Christine à Christine. J’espère qu’elle a transmis ce message. En fait, je suis sûre que oui.

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En

partage

Chanson du collectif Lune et Mille Raisons

Comment rendre aux enfants le bonheur qu’ils vous donnent ?

Des grands frères un peu poètes

Peut-être en faisant   des enfants

un peu révolutionnaires

aux madones.

qui chantent Brassens et s’entêtent

Aux vierges et aux putains, pour leur

à ne pas faire la guerre.

faire des copains.

Des pt’ites soeurs au sourire d’ange

Des copains qu’ont des mouchoirs

qui prêtent leurs ailes à l’innocence

pour les larmes et la bière, quand elle

et qui obtiennent en échange

mouille dans les bars le zinc et les

la candeur et l’insouciance.

paupières.

Des pt’ites soeurs et des grands

Des copains aux mains si larges qu’ils

frères

vous les offrent en partage

qu’on vous offre en partage

EN PARTAGE !

EN PARTAGE !

Aux vierges et aux voisines

Comment rendre au bonheur

pour leur faire des copines.

les enfants qu’il vous donne ? Peut-être en faisant honneur

Des copines que l’on embrasse

à dame bonheur en personne.

dans les coins et sur la bouche et qui vous font une place

Car pour faire des pt’ites soeurs,

dans leur coeur et dans leur couche.

des grands frères,

Des copines aux hanches si larges

des copains et des copines,

qu’elles vous les offrent en partage

faut se faire des bonnes soeurs, des grands-mères,

EN PARTAGE !

des putains et des voisines. ...aux grands-mères pour leur faire des grands frères. Et aux bonnes soeurs pour leur faire des pt’ites soeurs.

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La

révolution

Chanson du collectif Lune et Mille Raisons

La révolution c’est pas nous qui la ferons C’est nos mômes qui chasseront les vieux démons Par la douceur, par-dessus le marché Par le troc en jambe, équité t’es qui toi ? Par les capitaux encapitonnés Par les mots à porter de bouche Qui brûlent quand on les couche Dans des pamphlets trop enflés Par les mots de poings bien haut levés Ils écraseront les mégociations Cession levée, politicards du balai ! Par l’éducation internationale Qui laisse aux mômes le droit d’inventer Leur propre code du travail Par les pinceaux et les guitares Par la culture et les arts Par les matières désormais secondaires Par des urnes à la taille de nos idées Y’a tout un pays à dérider

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Le collectif ‘LUNE ET MILLE RAISONS’ a pour objectif de redynamiser l’engagement citoyen par le biais de l’expression artistique. C’est dans le cadre de nos manifestations, appelées ‘TOUT ART FAIRE’, que nous invitons petits et grands à s’exprimer librement par la musique, l’écriture de paroles, la danse, les arts graphiques… Nul besoin de spécialiste ; nous pensons que tout le monde est capable d’user de l’art comme moyen d’expression et souhaitons faire partager cette expérience.

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Les chansons de DESRAISON, fil rouge des TOUT ART FAIRE, donnent aux spec-acteurs la possibilité d’aborder les thèmes du brassage interculturel, de l’éducation, de la prise de parole et d’initiative… Notre collectif, au sein même de son fonctionnement, est un laboratoire de démocratie participative et directe. Nul comité de pilotage, mais une coopération fondée sur les envies et les compétences de chacun au service d’une même idée : Faire vivre l’expression libre, spontanée et citoyenne. Contact : luneetmilleraisons@laposte.net

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Lucas


Fait

divers Olivier THIRION

Q

uand on prend à gauche après le feu rouge, la route descend entre deux rangées de platanes vers la voie ferrée. Elle la franchit par une sorte de tunnel puis longe d’anciens entrepôts abandonnés. Petit à petit, les

bâtiments s’espacent pour disparaître enfin. La route serpente alors au milieu d’un vaste terrain vague avant de traverser d’un seul pont le canal et la rivière. Un peu plus loin, elle reprend son envol au-dessus d’une autoroute cette fois, se rétablit un instant entre deux pylônes électriques, se hisse à nouveau audessus d’un bras mort. Enfin, elle gravit une colline dénudée et s’enfuit de notre vallée. -

Je ne me rappelle plus à quelle heure je me suis levé ce matin-là. Je ne me rappelle plus s’il y avait du soleil ou si la rue était encombrée de brouillard. Je ne me rappelle plus si j’avais bu la veille. Je ne me rappelle plus si j’avais la gueule de bois, si mes draps étaient souillés, saturés de mie de pain. Je ne me rappelle plus de ce jour … Ni des autres.

Jusqu’à cette année, on pouvait voir de temps en temps des caravanes stationner sur le terrain vague. Quelques enfants rieurs et frondeurs venaient alors peupler pour un temps les classes du village avant que le vent ne se lève et que leurs parents ne se décident à reprendre la route. À l’automne, le maire a fait creuser une tranchée tout autour du terrain afin que les caravanes ne puissent plus y pénétrer. -

Albert, c’est comme ça que m’a baptisé la vieille qui, deux fois par semaine, dépose un bol de soupe devant ma porte. Le petit merdeux du dessus préfère m’appeler gueule de rat. Je suis le cauchemar des gosses de la cour. La bande de l’immeuble d’en face, l’équipe de basket de la cité, les singes hurleurs, les foutus gueulards qui, tous les matins, vers huit heures, envoient leur ballon taper contre mes volets.

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Elle habite la dernière maison avant la voie ferrée. C’est une petite maison de deux étages entourée d’un petit jardin. Sa mère y a semé des milliers de plantes de toutes les couleurs et de toutes odeurs. Elle passe le plus clair de son temps libre à planter, biner, tailler, sarcler, cueillir. Elle a été veuve à trente-cinq ans. Elle a élevé seule sa « petite fleur » comme elle dit. Elle travaille à l’épicerie sur la place de l’église. Elle avait un beau sourire, elle l’a perdu à présent. -

Je ne me rappelle de rien je vous dis, j’avais mal à la tête. Il pleuvait, ça c’est sûr, il pleut toujours dans ce pays de merde et j’ai toujours mal à la tête. Je n’ouvre jamais les volets. Les mouches se sont agglutinées sur les fenêtres et font un étrange tapis. Les rideaux sont collants. Je n’ouvre jamais les rideaux. Je vis dans le fauteuil qui fait face à la fenêtre, aux rideaux gluants, aux volets fermés. Tous les matins à huit heures, les gosses balancent leur ballon contre mes volets. J’ai mal à la tête. Ils font ça par méchanceté. Je me souviens juste d’un truc. Ce matin- là, parmi les cris de la horde, il y avait un rire clair. Comme si un oiseau s’était mis à chanter. Je m’en souviens parce que j’aime bien les oiseaux. Des fois, dans la forêt, je m’allonge et je les écoute chanter. J’essaie de comprendre…

Elle aimait être seule. Parcourir les friches à la nuit tombée. Ramasser des fleurs en gros bouquets qu’elle offrait à sa mère. Explorer les kilomètres de voies désaffectées, les hangars aux toitures affaissées. Elle aimait aussi longer le canal, surprendre un canard, guetter les hérons, s’asseoir au pied d’un saule, sentir l’eau rouler sur la pierre et confier au vent des messages informulés. -

Ce rire, il était unique, cristallin. Pour tout dire beau. Il me faisait encore plus mal, un peu comme une vrille. Il était beau et insolent. Oui insolent. Pour la première fois depuis des mois, j’ai tiré les rideaux, ouvert la fenêtre et les volets. Les gosses hurlaient « gueule de rat, gueule de rat ! ». Elle était un peu en retrait, elle riait, ses dents étaient blanches…Elle portait une petite robe à fleurs…Ses cheveux étaient attachés en arrière... je suis descendu, les gosses se sont éparpillés comme une volée de moineaux, elle m’a regardé, elle m’a souri, elle s’est retournée, elle a disparu vers la voie ferrée, je l’ai suivie…

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Elle aimait surtout s’approcher de la vieille maison du gardien de l’écluse, abandonnée elle aussi. Elle en avait fait son royaume imaginaire, son château, le palais de ses rêves… Elle y pénétrait par une fenêtre brisée, elle avait aménagé un coin dans la cuisine, avec des fleurs, une petite nappe à carreaux rouges et blancs, elle aimait y jouer des après-midi entiers avec ses poupées.

-

Après tout est flou, j’avais soif, j’avais chaud, j’avais froid, j’avais toujours aussi mal à la tête. Je l’ai très vite perdue de vue, j’ai trébuché, je suis tombé…je me suis réveillé près du canal. Elle avait disparu.

-

Qu’avez-vous fait ensuite ?

-

J’ai marché, toute la journée, j’ai un peu dormi je crois, et puis je me suis retrouvé devant chez moi, je suis remonté, j’ai fermé les volets, j’ai fermé les fenêtres, j’ai tiré les rideaux. Je me suis assis dans mon fauteuil, j’ai un peu bu. Je me suis endormi, au matin ce ne sont pas les gosses et leur ballon qui m’ont tiré de ma torpeur mais vos hommes en noir qui m’ont amené ici.

-

Vous affirmez donc ne pas l’avoir revue de la journée ?

-

Qui ? La petite ? J’ai vu personne, j’ai marché, je vous dis !

-

Et la poupée dans votre poche ? Et le sang sur vos vêtements ? Et vos empreintes dans la maison de l’écluse ?

-

J’ai marché, je vous dis, j’ai marché, marché, marché… Excusez-moi, vous ne pourriez pas fermer les volets et parler moins fort, moins vite…j’ai tellement mal à la tête…

Après le pont qui franchit le canal, on peut accéder au chemin de halage. Ce chemin mène à une écluse désaffectée. L’ancienne maison du gardien vient d’être rachetée par la municipalité. On a fait murer les fenêtres et apposer un panneau : « Défense d’entrer ! ».

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Photos

de

Roumanie

Dan MALUREANU

Dan Malureanu, 29 ans, est né à Brasov, en Roumanie. Après des études à l’Ecole de Photographie de Cluj, il est devenu photographe professionnel. Il vit toujours en Roumanie bien qu’il travaille actuellement en Floride. En photographiant ces habitants de

Tescani, région très défavorisée de

la Roumanie, il ne veut pas montrer leur pauvreté mais leur simplicité et leur dignité. Depuis des années, cette région accueille des écrivains et des artistes dans un lieu de création devenu mythique : « Les stages de Tescani ».

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Ligne 38 Evelyne KUHN

« Puisque les morts ne peuvent plus se taire, Est-ce aux vivants de garder leur silence ? » Jean TARDIEU

L

e jour tombait quand j’arrivais devant le pavillon que mes parents avaient acheté trente ans auparavant. Je me rappelai la fierté de mon père quand il avait pu enfin acquérir cette petite maison, avec un jardin, à Sucy-

en-Brie, et quitter l’appartement parisien où nous avions grandi, mes frères et moi. Depuis, à chacune de nos visites, nous devions admirer ses dernières transformations. Un homme simple avec des bonheurs simples qui s’était éteint, le mois dernier, pendant son sommeil. Une mort tranquille après une vie tranquille. Je pénétrai dans la maison éclairée et y retrouvai Lionel et Fabien, mes deux frères, attablés dans la cuisine. Je souris en remarquant qu’ils mangeaient leur pizza dans le carton et buvaient leur bière à même la cannette. Ils n’avaient pas osé ouvrir les placards et sortir des assiettes, des verres et des couverts pour leur repas. Intimidés par ce silence qui régnait désormais dans cette maison ? Peur de toucher aux affaires de nos parents défunts ? Et pourtant, nous étions là pour cela. Le mois dernier, après l’enterrement de notre père, nous avions convenu de nous retrouver pour vider la maison de nos parents afin de la mettre en vente. Trois orphelins, réunis autour de la table de la cuisine, regardaient la chaise sur laquelle s’asseyait toujours leur père et celle de leur mère que personne n’avait plus occupée depuis son décès, cinq ans auparavant. Je sentais une boule se former dans ma gorge et je voyais, dans les yeux de mes frères, le reflet de mon propre chagrin. Nous avons alors évoqué nos souvenirs de cette vie familiale qui avait, en partie, fait de nous les adultes que nous étions aujourd’hui. Et tout naturellement, je sortis, du buffet, la boîte métallique, dans laquelle, nos parents gardaient leurs photos.

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Il n’y avait que deux photos de leur enfance, les représentant chacun le jour de leur communion. Puis, mon père, pendant son service militaire, avec ses copains de régiment. Deux photos de mes parents fiancés, pendant la guerre, devant un cinéma. Plusieurs clichés de mon père, près de son bus, dans un dépôt de la STCRP qui deviendra, après-guerre, la RATP. Le jour de leur mariage en 1945. Des photos de mes frères et de moi. Et enfin, des évènements plus récents : vacances familiales, mariages des enfants, petits-enfants… Peu de souvenirs de leurs vies avant notre naissance. Ils étaient d’une génération qui trouvait indécent de se confier à ses enfants. En refermant la boîte, je regrettais de ne pas avoir insisté pour qu’ils me racontent leurs jeunesses, leurs adolescences, leur vie de couple avant de devenir nos parents. Le lendemain matin, nous étions tous trois plus vaillants et, pendant le petitdéjeuner, nous nous répartîmes les tâches. Mes frères démonteraient les meubles. La fille de Fabien, qui venait de louer son premier appartement, en récupèrerait pour le meubler ainsi qu’une partie de la vaisselle. Le reste serait vendu à un brocanteur. Quant à moi, je trierais les affaires de mon père qui se trouvaient dans le garage. C’était là qu’il avait installé un petit atelier et qu’il passait la plupart de son temps. Je décidai de m’en occuper immédiatement. Le garage était d’une propreté impeccable. Les outils étaient bien rangés sur des étagères. Rien ne traînait. Mon père ne supportait pas de jeter quoi que ce soit. Il conservait tout et, à chaque chose, il avait attribué une place définitive. Je me dirigeai vers une armoire. Fermée. Mais la clef se trouvait sur le dessus de l’armoire et je l’ouvris sans aucune difficulté. Une petite valise attira tout de suite mon attention. Fermée à clef également. Je forçai la serrure avec un tournevis trouvé sur l’établi. En l’ouvrant, je vis d’abord ses anciens vêtements de travail, sa casquette de chauffeur. Je les retirai et découvris alors un petit ours en peluche, comme celui que j’avais enfant. Mais celui-ci avait une petite étoile jaune cousue sur la poitrine. Mes mains tremblaient et les battements de mon cœur accélérèrent. Je savais que cet ours était lié à un drame. Cette peluche avait appartenu à un enfant juif pendant l’Occupation mais quel lien, cet enfant, avait-il pu avoir avec mon père ? Au moment où je replaçais la casquette dans la valise, une petite feuille s’en échappa. Je ramassai ce papier jauni. L’encre était délavée mais je parvins à lire : pour ma femme, Ahmed… arrêté. Le nom de famille et l’adresse étaient

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illisibles. Pourquoi mon père détenait-il ce message ? L’avait-on chargé de le transmettre à cette femme ? Mes frères, que j’interrogeai sur mes découvertes, étaient aussi ignorants que moi sur leur signification. Ils n’avaient jamais vu cet ours en peluche, ni ce message et ils me conseillèrent de les jeter. Pour eux, cela ne servait à rien de remuer le passé, notre père n’étant plus là pour nous donner des explications. Mais je n’étais pas d’accord. Ces objets avaient été certainement d’une très grande importance pour notre père, sinon, il ne les aurait pas conservés dans cette valise fermée à clef. J’étais même persuadée qu’il voulait que nous les trouvions et que je devais découvrir ce qu’il n’avait pas osé nous dire de son vivant. Je pris ma voiture et me dirigeai vers un cybercafé qui se trouvait dans le centre ville. Là, je me connectai à Internet et, pendant plus d’une heure, je visitai les sites traitant de l’Occupation, de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne savais pas trop ce que je cherchais mais, en découvrant que les Juifs, raflés sur Paris, avaient été transportés dans des autobus de la STCRP, j’eus le pressentiment d’avoir trouvé une piste. En sortant du café, je me rappelai, qu’à l’enterrement de mon père, j’avais rencontré René, un de ses anciens collègues. Je ne le connaissais pas auparavant mais, étant donné son âge, il avait dû faire sa carrière de chauffeur de bus en même temps que mon père. De retour à la maison, je mis mes frères au courant mais ceux-ci haussèrent les épaules et me dirent, qu’au lieu de perdre mon temps à fouiller le passé, je ferais mieux de les aider à ranger. Je ne leur répondis pas et cherchai, dans le petit agenda posé près du téléphone, les coordonnées de René. Mon père fréquentait peu de gens en dehors de la famille et je trouvai donc facilement le numéro recherché. Je l’appelai et lui expliquai ce que j’avais trouvé dans les affaires de mon père. Après un long moment de silence, il me répondit qu’il ne pouvait pas m’aider et me conseillait, lui aussi, de jeter cet ours en peluche et ce message. Il me raccrocha au nez avant que je puisse renchérir. Cet appel, au lieu de me convaincre de laisser tomber, ne fit que me troubler davantage. J’avais senti, à la voix de René, que celui-ci connaissait l’importance de ces objets pour mon père. Que craignait-il ? Je ne savais pas comment le persuader de me parler.

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Les deux jours qui suivirent, je retournai dans le cybercafé, mais en vain. Les sites de la RATP ne faisaient aucunement référence à la réquisition des autobus parisiens pendant l’Occupation. Par l’intermédiaire de mon beau-père, je contactai des responsables syndicaux de la RATP, mais là également, je ne pus obtenir aucun renseignement. Le troisième jour, j’aidais mes frères à remplir des cartons de linge et de vaisselle, quand le téléphone sonna. C’était René. Il avait réfléchi à notre conversation et sa femme l’avait convaincu qu’il devait me parler. Je réussis, moi, à persuader Lionel et Fabien de m’accompagner, séance tenante, chez René. Arrivés à son domicile, sa femme nous ouvrit la porte et nous accompagna dans le salon où René était prostré dans un fauteuil. Je m’approchai de lui, sortis, de mon sac, l’ours en peluche et le lui tendis. Il ne dit rien mais je vis son visage pâlir. Sa femme l’encouragea : - « Vas-y ! Tu dois leur raconter ! » Il nous regarda alors, chacun notre tour, longuement avant de prendre la parole. - « La première fois que j’ai vu ce petit ours en peluche, c’était le soir du 16 juillet 1942. Après ma journée de boulot, vers 19 heures, je suis allé dans un bistrot, près du dépôt. Là, j’y ai retrouvé Marcel, votre père. Lui, qui ne buvait guère d’habitude, était bien éméché. Lorsqu’il m’a vu, il a sorti cette peluche de sa musette et s’est mis à me raconter. La veille, c’est-à-dire dans la nuit du 15 au 16 juillet 1942, il avait appris qu’il était réquisitionné par la préfecture de police pour le lendemain, à 5 heures du matin. Ils étaient 50 chauffeurs au total à devoir se présenter, avec leurs bus, le 16 juillet 42 à 5 heures, devant les centraux d’arrondissement ou devant la préfecture. Marcel ne savait pas qui il devrait véhiculer ni où. Le matin, comme tous les collègues, il était à son poste. Les policiers français pénétraient dans les logements occupés par des Juifs, les arrêtaient et les forçaient à monter dans les autobus. Votre père assistait à la scène sans rien dire. Cinquante personnes, des hommes, des femmes et des enfants, portant de petites valises, s’installèrent sans parler dans l’autobus. Les visages étaient fermés, des hommes serraient contre eux leur femme, les mères tenaient la main de leurs enfants. Il avait ordre de les conduire au Vélodrome d’Hiver, boulevard de Grenelle. Arrivés à destination, les policiers ont ordonné aux passagers de descendre. Quand l’autobus fut vide, il se retourna et vit, dans l’allée, un ours en peluche. Il le ramassa et s’approcha d’une fenêtre.

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Il vit la file des gens et remarqua un petit garçon qui pleurait et qui tendait la main vers lui. Il comprit que cet enfant avait lâché sa peluche mais Marcel n’a pas osé descendre du bus pour lui donner. Il s’est détourné, a posé l’ours sous son siège et a démarré. Il a refait la navette entre la préfecture et le Vélodrome d’Hiver toute la journée, jusqu’à 18 heures. À la fin, il pleurait. Moi, j’avais fait ma tournée habituelle et je ne savais pas quoi lui dire. Le lendemain, 17 juillet, il était de nouveau réquisitionné. Les 50 chauffeurs étaient de nouveau présents. Aucun n’avait protesté ou ne s’était mis en maladie. Personne ne parla jamais de ces deux journées. Après la guerre, on apprit que nous avions ainsi participé, les 16 et 17 juillet 1942, à la rafle de 13000 Juifs avec la police française. » Lorsque René se tut, je sentais mes jambes flageoler mais il ne fallait surtout pas me laisser envahir par l’émotion. Nous devions connaître la suite et je sortis le message d’Ahmed. René le prit, soupira et nous confia : - « C’était la guerre d’Algérie. Le préfet de police, Maurice Papon, avait instauré le couvre-feu pour tous les ressortissants algériens. Ceux-ci, pour protester, avaient organisé une manifestation dans la capitale, le soir du 17 octobre 1961. Des milliers d’hommes, de femmes, sans armes, ont essayé de rejoindre le centre ville mais le préfet avait déployé ses forces de police dans toutes les artères menant au cœur de Paris. Les manifestants sont tombés dans le piège. Ils ont été matraqués, jetés dans la Seine ou arrêtés et torturés. Ce soir-là, Marcel et moi, nous avons été réquisitionnés pour évacuer les Algériens arrêtés vers le stade de Coubertin. Des collègues, réquisitionnés également, ont fait les trajets vers le Palais des Sports de la Porte de Versailles ou le centre de triage près du bois de Vincennes. Et nous avons refait le trajet toute la nuit. Le lendemain, nous avons passé toute la journée à nettoyer les taches de sang sur les banquettes des bus. Pendant ce nettoyage, Marcel a trouvé ce papier. Cet homme avait voulu prévenir sa femme de son arrestation. Marcel me l’a montré ainsi qu’au chef du dépôt qui lui a ordonné de le jeter et de ne plus en parler à qui que ce soit. Il ne l’a pas détruit mais n’a pas eu le courage de l’envoyer. »

René s’est tu alors et a baissé la tête. Lionel a pris la parole : - « Vous ne pouviez rien faire. Vous n’êtes pas coupables. » Fabien a renchéri :

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- « Pendant la guerre, vous risquiez votre vie si vous aviez désobéi. Et en 61, vous auriez pu perdre votre boulot ! Vous avez pensé à vos familles. » Mais René, lui, ne disait toujours rien. Quant à moi, je ne pouvais rien lui dire pour le réconforter. Ils avaient été lâches et il le savait. Le lendemain matin, je pris le péréphérique et me dirigeai vers le X Vème arrondissement. Grâce à mon plan, je trouvai rapidement le quai de Grenelle. Je savais que le Vélodrome d’Hiver avait été détruit dans les années soixante mais je voulais voir le monument commémoratif de la rafle du Vél d’Hiv. Je garai ma voiture à proximité du square de Grenelle. Le monument était impressionnant et je ne pus retenir mes larmes face à ses 7 personnages de bronze qui symbolisaient le destin tragique des 13000 Juifs que la police française avait livrés aux nazis. Et mon propre père en avait été le complice… Le personnage, au premier plan, représentait une fillette avec sa poupée, à droite, une jeune femme allongée sur sa valise, près d’elle, un couple s’étreignait et sur la gauche, un couple et un jeune enfant dans les bras de la mère. Je repartis en courant vers ma voiture où je trouvai un morceau de fil de fer dans le coffre. Je sortis la peluche de mon sac et retournai au pied du monument. Là, je me hissai sur la plateforme et, à l’aide du fil de fer, je réussis à fixer au bras de l’enfant, plaqué contre la poitrine de sa mère, l’ours en peluche avec sa petite étoile jaune.

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Ce

que l’on pourrait croire Sylvie THOURON

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Le

cadeau Régis BELLOEIL

L

e petit Luc rentrait de l’école au terme d’une journée ensoleillée, alors que de lourds nuages s’amoncelaient sous un ciel menaçant. C’était le jour de son septième anniversaire, sept ans passés avec un père cantonnier dans

la petite commune qui l’avait vu naître. Luc et son père vivaient simplement, voire pauvrement, avec l’humilité et la sagesse de ceux qui n’ont et n’attendent rien. La mère de Luc était morte lors de l’accouchement parce que le médecin avait dû choisir entre leurs deux vies et il avait sauvé l’enfant, au grand désespoir de son père. Ce dernier buvait chaque soir une bouteille de calva parce qu’il estimait qu’il s’agissait du meilleur moyen de faire taire le fantôme de sa femme trop tôt disparue. De nombreux qualificatifs lui venaient à l’esprit lorsqu’il l’évoquait : belle comme le soleil à son zénith, souriante, fragile, une expression d’innocence dans le regard qui la rendait encore plus désirable. Luc ne connaissait de sa mère que les descriptions qu’en faisait son père, tard le soir, alors que la bouteille vide tombait de la table pour se briser sur le sol crasseux. Quand il se recroquevillait sur son siège, l’air plus mort que vivant, il commençait à parler de son bonheur perdu en des termes mélancoliques et douloureux, ce qui n’était jamais le cas dans la journée, à jeun. À la mort de son épouse, il avait brûlé toutes les photos la représentant, de sorte que Luc ignorait tout du visage de sa maman. Les monologues nocturnes de son père l’inquiétaient au point qu’il ne parvenait à trouver le sommeil que très tardivement, après que ses yeux avaient été mouillés de quelques larmes.

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À mesure qu’il s’approchait de sa maison, il avait l’impression qu’elle se détachait dans le lointain, puis grandissait, grandissait… Le chemin de terre reliant l’école à son domicile serpentait au travers de champs déserts où pas un humain ni même un animal n’étaient visibles. Luc appréciait cette solitude. Lorsqu’il ouvrit la porte, son père se tenait debout au fond de la pièce, près de la table où trônait une bouteille déjà entamée. Il regarda son fils d’un air grave et pensif pendant que dans la pièce voisine miaulait le chat. Le père saisit une boîte qui se trouvait sur la table et se dirigea d’un pas mal assuré vers son fils qui restait interdit. Il lui tendit la boîte en grommelant quelques mots que Luc ne comprit pas. Le petit observa le cadeau comme une chose venue d’un autre monde. Il craignait de l’ouvrir. Le père retourna se verser un nouveau verre pendant que son fils se décidait finalement à déchirer le papier-cadeau. À l’intérieur se trouvait un étincelant camion de pompiers, celui-là même que Luc désirait depuis si longtemps et qu’il n’avait jamais osé demander. Ses yeux brillèrent de bonheur un court instant mais, ne sachant comment remercier, il resta muet. C’était son premier cadeau et les mots lui manquaient pour exprimer ce qu’il ressentait. Son père n’attendait d’ailleurs aucune marque de reconnaissance, il pensait déjà à autre chose. À sa femme. Si belle. Disparue. Pourquoi ? Luc faisait rouler son camion sur le sol nu de la pièce en imitant le bruit du vieux Dodge du voisin, dans lequel il s’était une fois assis. Son père prononça alors une phrase dont il ne comprit pas immédiatement le sens. « C’est ton dernier cadeau ». Luc s’interrompit un instant de jouer pour le regarder avec attention mais il ne parvint pas à déceler sur son visage autre chose qu’un profond chagrin. Puis il fit à nouveau le tour de la table avec son camion, silencieusement cette fois-ci. Le père but encore un verre d’un seul trait, mais les brumes de son esprit ne distinguaient déjà plus le rêve de la réalité. Sans doute était-ce préférable… Sa femme se tenait de l’autre côté de la table, immobile et angélique mais morte, irrémédiablement morte. Sans avenir, tout comme lui, semblable à tous ceux de cette terre qui n’attendent plus rien de la vie, plus rien d’autre qu’un jour nouveau, un de plus et encore un autre, jusqu’à ce que toutes les bouteilles soient vides, jusqu’à ce que toutes les âmes se soient noyées dans leur tristesse, jusqu’à ce que les souvenirs soient effacés à tout jamais.

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Quand j’y

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repense Capucine LATRASSE


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Fifille Brindacier

Nina, dédiée à Olivia

Ç

a fait drôle de voir la maîtresse pleurer. Maman, j’ai l’habitude, elle regarde un dessin animé, Bambi, tiens, et puis elle pleure. Avec Alma, on s’amuse avec ça. Quand il y a un passage triste dans un film, on rigole :

«  Ha ! Maman, tu vas pleurer ! Regardez, regardez, ça y est ! Elle pleure ! ». Maman nous traite d’andouilles en parlant exprès plus fort que d’habitude et elle s’essuie les yeux. Mais

aujourd’hui,

elle

pleure

bizarrement,

Maman. Elle pleure avec les yeux ouverts. D’habitude, c’est toujours pile au moment où on ferme les yeux que la larme coule. Mais là, ça ne s’arrête pas, c’est comme quand on a laissé un peu ouvert le tuyau d’arrosage le jour où Alma et moi on a planté nos pois sauteurs. Ils pleurent tous. Ma maîtresse, Papi, Mamie, tonton Paul… Les voisins, les Bouchard qui nous ont si souvent disputées parce qu’on envoyait nos ballons chez eux… C’est vraiment des fauche-thons, eux, je suis sûre qu’ils font semblant…

Monsieur Mazoyer qui m’appelle

toujours Fifille Brindacier. «  Salut, Fifille Brindacier ! Ah ! Vlà fifille brindacier et sa petite Alma ! ». Comme ça à chaque fois. Je lui demanderai un jour qui c’est cette fifille, mais pas aujourd’hui. Papa ne pleure pas. Un papa, ça ne pleure pas de toute façon. N’empêche, je me demande bien ce qu’il faisait, tout à l’heure, quand il avait les mains sur ses cheveux, penché en avant comme s’il cherchait des fourmis sur le sol de l’église. Mais ça m’étonnerait qu’il y ait des fourmis ici parce qu’il n’y a rien à manger, alors elles ne doivent pas être très intéressées. On ferait un Lucas 159


pique-nique, je comprendrais, mais là… Maintenant, il me tient par la main d’un côté et il entoure l’épaule de Maman de l’autre. Le cercueil de ma sœur est tout petit. Elle doit être toute serrée là-dedans, avec les bras tout collés comme quand on a fait la momie à Halloween avec le Sopalin de Maman. On avait bien rigolé, notre maquillage était génial. Alma a sonné chez les Bouchard et elle a crié tout fort : «  Des bonbecs ou on vous casse la tête ! ». Oui, quelle bonne poilade. L’année prochaine, avec qui je vais faire Halloween ? Je ne suis pas sûre qu’elle soit vraiment là-dedans. Si ça se trouve, elle n’était pas vraiment morte, elle est cachée quelque part et puis elle va crier «  Ayééééé ! » pour qu’on vienne la trouver. Si. Je sais bien qu’elle est morte mais c’est comme si c’était pas vraiment vrai. Quand il est rentré de l’hôpital, Papa m’a dit : «  Ma pauvre petite Sophie. Ta petite sœur est morte. Ma pauvre petite fille ». Je n’ai pas compris qui était la pauvre petite fille, si c’était Alma d’être morte, ou moi. Ça doit être elle parce que tout le monde ne parle que d’elle, ces derniers jours ! De toute façon, s’il savait, il ne m’aimerait plus. Plus jamais de la vie. Parce que je suis une méchante fifille. Une fifille Brin d’à chier. Ma sœur, elle était pas toujours ma copine. Une fois, on était sur mon vélo, elle était derrière, sur le porte-bagages et il y avait une côte. Je lui ai crié « Saute ! », mais elle ne voulait pas. J’ai crié « Saute ! Connasse, pétasse, enculasse ! ». Je l’aurais tuée… Une autre fois, je l’ai obligée à se déshabiller toute nue devant David Mercourt. Après, je lui ai fait croire que j’allais tout raconter à l’école et même aux parents. Et aussi, je la force à faire toujours le bébé quand on joue au papa et à la maman. Je lui dis de dormir et de pleurer et c’est tout. Le papa c’est David et moi la maman. Si elle ne veut pas, on lui cause plus. Au camping, je l’ai enfermée dans les douches toute la matinée. Je l’ai enfermée pour rigoler avec le petit verrou de dehors et puis après, je l’ai oubliée, pour de vrai. À midi, Maman a dit «  Mais où est Alma ? ». J’ai dit que je ne savais pas et c’était vrai, j’avais oublié parce que je m’étais fait des copines et qu’on s’amusait bien. C’est quand Maman a apporté la salade de tomates que je me suis rappelée. J’ai couru. Alma était assise dans la douche, les bras autour de ses genoux. Elle aurait pu appeler, quelqu’un lui aurait ouvert. - Pourquoi t’as pas crié ?

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- T’aurais été trop contente ! Elle avait son air de statue. Elle me regarde sans bouger et elle n’a même pas l’air fâchée. J’aurais peut-être dû dire pardon. En plus, elle n’a pas rapporté. L’après-midi, j’ai laissé tomber mes nouvelles copines et on a fait des scoubidous. Elle est très forte pour une petite sœur et elle m’a chanté la chanson qui fait « Scoubidoubidou, j’ai du poil à la banane… ». C’est la dame de la piscine qui l’a trouvée. Au pied du mur. Le docteur a dit qu’elle était morte tout de suite, qu’elle n’avait pas eu mal. Ils l’ont emmenée à l’hôpital mais comme elle était morte, ils n’ont rien fait. Papa est venu me retrouver après, à la maison, je lisais. Depuis, Maman est une folle. C’est les médicalmants. Elle ne me parle pas. Papa dit que ce n’est pas parce qu’elle est en colère après moi. Qu’elle m’aime. Il dit que c’est juste parce qu’elle n’arrive pas à penser. J’ai essayé de le dire. Je l’ai dit à Mamie que je suis une méchante fifille. Mais Mamie m’a serrée fort fort contre ses grosses poitrines et elle a dit : «  Jamais, ma petite, ne pense jamais ça ». Papa n’a pas voulu que je la voie dans son cercueil, pourtant, j’aurais bien voulu, ça m’aurait bien intéressée. Mais Papa a dit qu’il voulait que la dernière image que j’aie de ma sœur soit une jolie image. Une image de vie, qu’il a dit. Moi, la dernière image que j’aurai, c’est quand elle était debout sur le mur. Et que je lui ai dit «  Chiche ! »

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Le

dolmen de

Rochefort

Marie TOLLINI

M

on grand-père parlait peu. Pas du tout à ma grand-mère et jamais tout seul. En revanche, il écoutait beaucoup. La nature, les bois, les champs, les

prés.

Il savait la pluie, le vent, le soleil, le gel, les nuages. Il connaissait le temps de semer, de tailler, de couvrir, de ranger, de récolter. Ma grand-mère parlait peu, elle aussi. Mais souvent seule pourtant, devant ces tissus, qu’elle coupait, pliait, retournait, cousait. C’était toujours comme ça ! Il déposait, chaque matin, sur la table, sa cueillette du jour, sans dire un mot et il repartait. Elle en profitait alors pour râler : il avait encore sali cette table ! C’est vrai qu’il y avait toujours des beaux tissus sur la table de ma grand-mère ! Mais pourtant, tous les jours, à ce moment, elle laissait tomber tissus, dé, épingles pour préparer aussitôt le repas avec les douceurs de la terre de mon grand-père. Et le temps de manger (c’est comme ça qu’on disait) tout le monde se taisait et dégustait. Chacun y avait mis du soin, nous, on devait tout manger. Même les haricots verts à la tomate ! Alors quand mon grand-père disait : «Mettez vos bottes», on était tellement contents qu’il ait un peu écouté son coeur que, même au bout du monde, on l’aurait suivi. D’ailleurs, il nous emmenait « toujours trop loin», ajoutait ma grand-mère, contente de souffler un peu quelques heures ! Un matin, Richard, Sophie et moi, tentions assidûment de faire pousser des marguerites volées dans le talus d’à côté, quand il arriva avec son chapeau. Je crois que nos bottes étaient déjà prêtes à partir ! A notre question, il a répondu «toujours trop loin». Je crois aussi, qu’à cet instant, nous étions complices tous les quatre de ces quelques mots. Puis, avec tout le sérieux dont il était capable, il commença cette histoire :

163


«Un jour, je me suis perdu dans cette forêt, là-bas, j’ai attendu, j’ai écouté, j’ai regardé, j’ai cherché et je me suis assis sur une énorme pierre. Je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, je savais quel chemin je devais prendre pour revenir. Je n’ai rien pensé, je n’ai rien imaginé. Mais tout de même !!! Le lendemain, je suis allé voir le vieux du bout du village, je lui ai seulement raconté que je m’étais endormi sur cette pierre que je ne connaissais pas .J’avais un peu honte de m’être perdu. J’ai attendu qu’il me parle. «C’est le dolmen, le dolmen de Rochefort.» Voilà, maintenant je vous emmène jusqu’à cette pierre.» Nous, on voulait plus y aller, voir cette pierre dans cette forêt. Peut-être qu’il faisait noir, peut-être qu’on allait se perdre, peut-être qu’il allait nous laisser tout seuls. Finalement, ils avaient bien comploté les deux-là. Ils faisaient comme s’ils ne se supportaient plus, mais ils préparaient des drôles de choses quand on dormait, quand on jouait. C’est toujours comme ça, les adultes !!! On voulait plus y aller, on y allait à reculons d’ailleurs. Vous savez comme quand on traîne les bottes, qu’on dit qu’on a soif, qu’on est fatigué, qu’on veut faire pipi, avant de pleurer !!! «Je vous emmène jusqu’au dolmen, et si vous écoutez bien ce que je vous dis (il chuchotait presque) vous trouverez le trésor que personne n’a jamais réussi à sortir de dessous la pierre.» Quoi ? Un trésor ? Sous la pierre ? C’est vrai ? On est tout petits, on a faim, on a soif !!! C’est encore loin ? «Pour avoir ce trésor, il va falloir marcher à reculons»... (Comment il avait deviné qu’on voulait plus y aller ?) «Sans vous retourner une seule fois. Une seule fois et le dolmen ne se soulèvera pas.» A midi, quand on est revenus, on a mangé les carottes et les petits pois du jardin. On a passé l’après-midi à rêver, d’abord au trésor, puis à une stratégie pour le récupérer et enfin à se disputer ! Le lendemain matin, de bonne heure, nous avons essayé, tous trois, de reprendre le chemin, à reculons. Nous n’avons pas été plus loin que le premier champ, après la forêt. Les derniers jours de vacances, nous avons essayé, encore et encore. C’était devenu notre nouveau jeu, notre défi, notre obsession. Nous rêvions ce trésor.

164


Nous y arriverons, nous nous entraînerons, c’est promis, dans nos lieux familiers. Dans notre maison d’abord, dehors, autour de notre HLM. C’est sûr, nous y arriverons. Le temps a passé... Et la vie nous a appris à marcher. Droit... Mais, tout au fond de moi, je sais maintenant que pour conquérir n’importe quel trésor, le chemin est loin d’être droit. Mon grand-père avait raison ; il ne faut pas se retourner une seule fois, il faut avancer, même à reculons ! Ça fait longtemps que je cherche ce trésor. J’ai emprunté des rues, des routes. J’ai tourné, j’ai viré, j’ai trébuché, j’ai perdu le nord. Mais je me suis aussi posée, j’ai regardé, j’ai écouté, j’ai vu... et j’ai toujours repris la route. Quand je reviendrai à Rochefort, je marcherai jusqu’au dolmen. Cette énorme pierre dévoilera ses richesses. Je les prendrai et les emporterai, fièrement, je les partagerai avec mon grand-père, ma grand-mère et ceux qui m’auront accompagnée. Trop loin, jusqu’au bout... même à reculons !

165



Retour

au pays des flaques Victor -Rarés MALUREANU

L

e 10 mai 2003, j’ai relié la Roumanie en partant de France par MulhouseBâle- Munich-Bucarest… Tout ce voyage, je l’ai fait dans le même jour et en moins de quatre

heures. Même si j’étais venu dans le pays pour seulement 2-3 semaines, et trois ans après l’avoir quitté, la rencontre avec le lieu et les gens fut dure. L’exigence était de chaque côté or, instantanément, c’était un retour dans le souvenir sans être pour autant dans le passé. Beaucoup de choses ont changé ou sont en train de se modifier suivant les critères et les exigences du moment. Cependant, tout être qui est déjà parti une fois comprend bien cette étape. Maintenant je suis persuadé qu’il y a des nuances

à ce type d’expérience

rapide, de survol critique dans des lieux si attachants (habituellement), dans lesquels on peut facilement perdre le sens des réalités. Une certaine vigilance s’impose. La vision défait ce que la mémoire prend seconde par seconde. Visiblement on a plus d’images dans nos têtes que l’on imagine ? Les souvenirs nous obligent à prendre en compte tout élément, toute entité. Des intrus qu’on n’avait plus l’occasion de voir. Or, l’habitude est de penser que nos passages dans des lieux ne sont qu’une amnésie et que le présent s’efface petit à petit. Parce que, si on pensait qu’un résidu visuel reste en nous à jamais, on serait très vite pris par une inquiétude proche de celle de l’angoisse d’un espace finissable. D’une sorte d’accumulation, qui déborde. Mais poursuivons parce que ce n’est pas cela le sujet entier, complètement représenté.

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Comme j’étais presque toujours entouré par des amis et par ma famille, je n’ai -sans compter ni réfléchir- presque bougé qu’en taxi. Justement par faute de temps, mais cela me convenait bien. A ce moment, ce n’était pas une question d’argent, ce moyen de transport n’étant pas très cher*. (En plus, ma famille refusait que je paie. Fait qui me plaisait et j’évitais ainsi toute arrogance, de ma part, puisque je faisais attention à cet argent qui ne m’appartenait pas !). J’étais dans l’incapacité de traverser les espaces, de relire les lieux, de voir des choses sans y réfléchir. J’allais comprendre plus tard l’importance visuelle des taches au sol, puis ce qu’elles voulaient dire : suivre et comprendre toutes ces fissures, ces imperfections, défauts de l’asphalte, etc. Un monde entièrement caché se révèle derrière ces signes, chargés d’une superstition contemporaine. Qui nous suit et qu’on suit aussi. Certains, je les avais encore dans ma tête depuis trois ans et même plus. Visualiser leur développement dans le temps était d’identifier une dénivellation, un changement… Cela pouvait paraître absurde, mais elles m’épuisaient vraiment ! Je connais plein de gens qui ne se rendent pas compte de ce fait même s’ils le vivent journellement. Ce sont des détails qu’on perçoit communément et qui finalement font partie de notre imaginaire quotidien. De la même façon qu’on voit des bâtiments, des maisons, des barrières ou des ponts, les couleurs des objets, de la monnaie et des paquets de cigarettes jetés dans la rue, etc. Ceux-ci nous accompagnent en tout pays et ils sollicitent notre attention. Simplement. D’ailleurs le séjour, du 29 décembre 2003 au 17 janvier 2004, sera une rencontre consciente et drôlement assumée. Autour de l’illusoire flaque et de sa grandissante importance, j’ai formé une réflexion qui pense, classe et met en balance les «objets faits» presque en phénomènes. Avec leurs lois. C’est un motif que je n’ai jamais révélé à personne et que chaque personne suffisamment sincère peut rencontrer dans sa vie ; comment une flaque (ou alors une chose ?) me terrorise parfois plus que mes problèmes personnels ou les soucis habituels, que chacun de nous porte en soi, pour lutter avec celle-ci à son gré. Enfin, marcher parmi les flaques d’eau, de la vase, traverser à côté des trottoirs, descendre et monter en contournant les obstacles, en cherchant le meilleur chemin pour éviter de se salir ; voilà une phénoménologie de la pensée, de la mémoire d’un corps et des allers-retours sur ses pas. Il y a peut-être un enjeu

169



psychologique et culturel, artistique ou curatif en tout cela. Peu importe. Une occupation citadine, parce qu’à la campagne son rôle sera libérateur, tout étant neuf et miraculeux ; pour celui qui regarde en traversant et probablement la seule fois. De sa vie. Les choses ont la valeur qu’on leur donne même si elles ne sont pas toujours les partis pris de nos préoccupations. Connaît-on beaucoup de gens qui ne veulent pas être les propriétaires de fissures, de flaques claires - qu’elles soient belles comme des lacs de montagne - ou salissantes ?

171



Octavio, Malikee, Azzouz Arthenice

Octavio

D

ehors, il fait très froid. Un vent glacé s’est levé. Dans la cabane de bois isolée, il fait aussi très froid. La nuit va bientôt tomber. Octavio, petit bonhomme, est assis sur un tabouret. Il ne bouge pas.

Ses yeux sont grands ouverts, immenses ; son regard est là-bas, avant… Hier, ils sont venus chercher le père. Ils l’ont traîné sur le seuil et l’ont tué là avec leurs fusils, puis ils ont emmené son corps dans le camion bâché. Ce matin, ils sont revenus. Octavio ne les a pas vus. Il était dans la forêt pour ramasser un peu de bois. Il a entendu les cris, tous les cris, ceux de sa mère, ceux de ses deux sœurs. Leurs cris, des bruits puis plus rien… Il a lâché ses bouts de bois, il a couru vers la cabane. Plus rien. Des taches de sang sur le seuil, dans la sciure. La porte de la cabane est restée ouverte. Le vent gelé la fait grincer. Il fait nuit, il fait noir. Octavio est assis, il ne bouge pas, ses yeux sont grands ouverts, il ne regarde pas, il ne bouge pas, il attend, il attend…

Malikee

D

ehors, il fait très chaud. Il n’y a pas le moindre souffle, l’air et le ciel sont brûlants. Dans la case de torchis à l’entrée du village, il fait aussi très chaud. Le soleil est très haut. Malikée est assise sur une natte.

Elle ne bouge pas. Ses yeux de petite fille sont grands ouverts, immenses. Son regard est là-bas, avant… Hier, ils sont venus chercher le père. Ils l’ont traîné hors de la case et l’ont tué là avec leurs machettes, puis ils ont emmené son corps derrière les dunes. Ce matin, ils sont revenus. Malikée ne les a pas vus. Elle était loin, au puits pour chercher de l’eau. Elle a entendu les cris, tous les cris, ceux de sa mère, ceux des petits frères. Leurs cris, des bruits puis plus rien…… Elle a lâché l’eau, elle a couru vers le village. Plus rien. Du sang mêlé à la terre, personne. Depuis, Malikée est assise sur la natte, l’air incandescent envahit la case. Malikée est assise, elle ne bouge pas, ses yeux sont grands ouverts, elle ne regarde pas, elle ne bouge pas, elle attend, elle attend………

173


Azzouz

D

ehors, la ville est grise. Les couleurs se fanent. De lourds nuages annoncent la pluie. Dans la petite cuisine du cinquième étage, les murs sont ternes, il n’y a pas de lumière. Azzouz est assis sur une chaise,

ses mains posées devant lui. Il ne bouge pas. Ses yeux sont grands ouverts, immenses. Son regard est là-bas, avant… Hier, ils sont venus chercher le père. Ils l’ont menotté et l’ont emmené dans la camionnette bleue. Ce matin, ils sont revenus. Azzouz ne les a pas vus. Il était à l’école. Le maître parlait de démocraties, de République, de citoyenneté mais aussi de pays où d’autres hommes font arrêter, enlever et tuer des gens, des adultes, des enfants. Azzouz a eu très peur tout à coup. Il s’est enfui pendant la récréation. Au carrefour, il a entendu les sirènes et les cris, tous les cris, ceux de sa mère, les pleurs du bébé. Leurs cris, des bruits puis plus rien… Il a lâché son cartable, il a traversé l’avenue ; il a couru, a grimpé au cinquième étage. Plus rien. Des taches sur le seuil, personne. La porte de l’appartement est restée ouverte. Il fait gris, il pleut. Azzouz est assis, il ne bouge pas, ses yeux sont grands ouverts, il ne regarde pas, il ne bouge pas, il attend, il attend…

174



Lucas


«la

Lucile

petite poupée» de papa Olivier THIRION

L

ucile est une petite fille couverte de poupées. Il y en a partout dans sa chambre, sur son lit, sous son lit, sur des étagères, sur le plancher...

Elle en a toujours une dans les bras, dans son sac... Il y a Ernestine, Julie, Babette, Geneviève, Lili, Lulu, Toutine... Chaque jour, elle choisit une poupée pour l’accompagner à l’école et le soir, elle la pose sur son bureau et lui demande de l’aider à faire ses devoirs. Le mercredi, quand elle revient de la danse, elle passe des heures entières à les déplacer, à les ranger, à les câliner... Le samedi et le dimanche, elle les étale toutes sur le plancher de sa chambre et se tient alors ce que ses parents appellent : « La grande assemblée ». Lucile fait la leçon, raconte des histoires, confie ses peines et ses joies, demande conseil et écoute silencieusement ses amies lui répondre... Chaque soir, quand ses parents la couchent, quand Maman a raconté une histoire et qu’après un dernier bisou, Papa éteint la lumière, Lucile se relève, choisit les poupées les plus méritantes, et les installe, l’une à droite de son oreiller, l’autre à gauche et s’endort... Une chose la tracasse depuis un moment déjà... Pourquoi Papa l’appelle-t-il toujours « ma petite poupée » ?

177


Un soir, au coucher, elle le lui demande :

chose à faire est de trouver un garçon.

• Je vais te dire mon secret, répond

Elle veut le choisir, dès maintenant,

Papa en souriant, à la fin de mon

pour apprendre à le connaître et parce

enfance, j’ai choisi ma poupée préférée

qu’elle sent bien que ces affaires-là

pour en faire ma petite fille.

prennent du temps.

• T'avais des poupées, Papa ? Comme

Les

les filles ?

tellement. Elle n’aime pas leurs jeux,

• Eh bien oui, pourquoi pas ? Les

leurs bagarres. Par contre, elle veut,

garçons aussi aiment faire des grandes

quand elle sera grande, avoir des

assemblées... Et puis, mes parents

enfants, plein si possible... Elle leur

pensaient que rien n’interdisait aux

fera des crêpes, des confitures, et

garçons de jouer à la poupée, comme

puis surtout, elle jouera à la poupée

rien n’interdisait aux filles de jouer

avec eux… Alors, puisqu’il faut un

aux soldats. Alors parfois, à moi, ils

garçon elle va offrir des poupées

offraient une poupée et à ma soeur un

à tous ceux de l’école et celui, qui

tank ou un château fort...

acceptera, sera celui qu’elle choisira.

• Un jour, beaucoup plus tard, j'ai

Finalement, c’est assez simple.

rencontré

ta

maman

et

comme

garçons

ne

l’intéressent

pas

je

Elle met donc, dans un grand sac,

l’aimais énormément, je lui ai offert

toutes ses poupées pour partir à

ma plus belle poupée. Quelques mois

l’école.

plus tard, tu es venue au monde. C’est

Dans la cour, elle se dirige vers le coin

pour ça que je t’appelle « ma petite

des garçons... Certains jouent aux

poupée ».

billes, d’autres aux gendarmes et aux voleurs... Elle prend son courage à

Ce

soir-là,

Lucile

n’arrive

pas

à

deux mains et passe de l’un à l’autre

s’endormir. Elle se demande qui, de

en distribuant ses poupées.

Toutine, de Lulu, de Lili… elle choisira,

• Ben pourquoi tu me donnes une

le moment venu, pour en faire sa fille.

poupée...?

Elle se demande aussi comment on sait

• Waaa la fille, va voir tes copines,

que le moment de choisir est venu...

j'en veux pas de ton truc...

Elle

pourquoi,

• N'importe quoi ... des poupées…

c’est au garçon de choisir. Après tout,

Pourquoi pas une dînette pendant que

pourquoi une fille ne donnerait-elle

tu y es... !

pas une poupée au garçon qu’elle

• T'as pas plutôt des bonbons?

choisirait?

Lucile ne répond rien, elle reprend les

Au matin, elle décide que la première

poupées qu’elle vient de donner et

se

demande

enfin,

178


passe à un autre groupe de garçons.

continuant à pleurer.

• Oh merci Lucile, dit Julien.

Elles sont dans un triste état.

• Et les mecs, y'a Julien qui veut jouer

En classe, la maîtresse fait la morale

à la poupée avec Lucile...

aux garçons, leur explique que ce sont

• Non mais regarde, le Julien ! T’es une

des sots, des ignorants, des brutes...

fille, Julien, t’es une fille…

Certains s’excusent.

Et tous les garçons de reprendre :

Mais Lucile n’a plus confiance ; aucun

« Julien, c’est une fille, Julien c’est

d’eux ne mérite d’être celui à qui elle

une fille... ».

offrira une poupée.

Julien regarde la poupée, puis ses copains.

Quand elle rentre de l’école, sans

• Et alors... si je veux jouer à la poupée,

attendre,

ça veut pas dire que je suis une fille...

chambre et étale ses poupées sur le

Et puis c’est gentil de la part de Lucile

plancher.

de donner ses poupées...

Elle essaie de réparer les dégâts. Elle

Le groupe des garçons est maintenant

sauve ce qui peut l’être. Avec la robe

plus important, il en vient de toute

de Lili, elle rhabille Ernestine, lui met

la cour, attirés par les cris. Julien a

le chapeau de Lili, les chaussures de

peur. Il hésite. Un grand le bouscule,

Lulu... Elle soigne, elle répare avec

lui prend sa poupée, la jette en l’air,

du sparadrap. Elle les lave, elle les

un autre l’attrape et shoote dedans.

cajole, elle les console et leur fait à

Un troisième arrache le sac de Lucile et

toutes un câlin...

elle

s’enferme

dans

sa

se met à courir vers la grille de l’école en jetant les poupées, les unes après

Au moment du repas, elle prend la plus

les autres par-dessus son épaule. Tous

belle et, sans rien dire, la donne à son

le suivent, piétinent les poupées, les

papa.

ramassent, déchirent leurs vêtements.

• Pourquoi me donnes-tu une de tes

Julien hausse les épaules et les suit à

poupées, Lucile ?

son tour...

• Parce que tu m'as dit que tu aimais

Lucile reste toute seule et

se met à

les poupées et que, de tous les garçons

pleurer. Bien vite ses pleurs deviennent

que je connais, tu es le seul qui mérite

des cris... des cris de désespoir.

que je lui en donne une...

La

maîtresse

arrive

et

tente

de

remettre de l’ordre. Les garçons sont

Papa ne dit rien, il prend sa fille sur ses genoux et lui fait un gros bisou...

punis. Les poupées de Lucile parsèment la cour. Elle les ramasse une à une, en

Un peu plus tard, au moment du coucher, il

179


s’attarde un moment dans la chambre de Lucile. • Ma petite poupée, il faut que je te dise quelque chose. Les papas ne peuvent accepter les poupées de leur fille. Alors je te rends ton merveilleux cadeau. Par contre, demain, nous irons en ville avec Maman. Tu sais, cette belle poupée... celle que tu regardes à chaque fois dans le magasin... et bien, même si ce n’est pas encore ton anniversaire, nous l’achèterons. Il faudra que tu la gardes précieusement et que tu ne la donnes qu’à un garçon qui saura le mériter... Puis, il lui fait un gros bisou et la laisse seule. Lucile rêve déjà, à sa nouvelle amie... Demain soir, elle la coiffera, dormira avec elle. Pour l’instant, elle pose sur son oreiller la poupée qu’elle avait donnée à son père et s’endort avec, sur les lèvres, un très beau sourire...

180




Cinéma

et enfance Claude NAUMANN

A Georges Perec, bien sûr et à Jean Louis Schéfer pour avoir évoqué le premier «ces films qui ont regardé notre enfance»

J

e me souviens de l’unique salle d’une petite ville de Moselle des années 70 où j’ai grandi, aux sièges de cuir rouge inconfortables, qui grinçaient à chaque fois qu’on bougeait un peu et qui faisaient râler les adultes

toujours trop sérieux qui voulaient le silence absolu dans la salle.  Je me souviens de ce très gros plan du visage buriné de Charles Bronson dans Il était une fois dans l’Ouest, projeté en cinémascope sur un écran immense, pendant que le son inquiétant de l’harmonica envahissait toute la salle. Je me souviens de ces deux revolvers que ma mère m’avait achetés après le film de Sergio Leone, glissés dans un ceinturon noir clouté grâce auquel je pouvais dégainer le plus vite possible pour impressionner mes copains. Je me souviens de ces vieux esquimaux coulants qu’une ouvreuse nous vendait pour un franc et qu’on était obligé d’avaler si vite qu’on avait mal au ventre une bonne partie de la séance. Je me souviens de cette image du pendu qui revenait inlassablement dans le film, mystérieuse et incompréhensible pour mon jeune cerveau et dont je n’ai compris la signification que bien plus tard, lorsque j’ai redécouvert le film, dans une salle de cinéma, par une de ces après-midi caniculaires de juillet à Nancy.

Je me souviens de ma première émotion érotico-cinématographique quand

Henry Fonda embrasse violemment Claudia Cardinale dans le film, d’autant que je croyais que c’était sa fille. Je me souviens avoir observé, avec une attention maniaque, comment un homme et une femme s’embrassaient dans les films afin de reproduire à peu près les mêmes gestes quand la première fille s’approcherait de moi. Je me souviens m’être demandé comment les gens faisaient avant, quand le cinéma n’existait pas encore, pour savoir comment on s’y prenait avec les filles.

183


Je me souviens d’avoir vu avec mes parents, à peu près au même âge, dans un vieux cinéma breton, pendant les vacances, une reprise d’Autant en emporte le vent et m’être endormi sur les genoux de ma mère pendant une grande partie des quatre heures de la projection. Je me souviens avoir revu le film un soir de nouvel an, près d’Aix en Provence pendant que ma femme, enceinte de notre troisième enfant, s’inquiétait tant de ses maux de ventre. Je me souviens d’avoir vu un peu plus tard, tous les Gabin des années trente au côté de mon père, quand ceux-ci passaient encore à 20h30 sur les chaînes hertziennes, de Quai des Brumes à La Grande Illusion, de Pepe le Moko au Jour se lève. Je me souviens que ma mère disait toujours que Gabin marchait comme son père et qu’elle avait l’impression de le voir sur l’écran quand l’acteur était de dos. Je me souviens que ma grand-mère me racontait qu’elle avait découvert La grande illusion au cinéma de son village un samedi soir, comme tous les films d’avant-guerre. Je me souviens avoir demandé en 2005 à mes étudiants de 1ère année s’ils pouvaient me citer un grand classique du cinéma français des années trente et de leur silence embarrassé. Je me souviens qu’en début d’année, lorsque je leur demandais de citer le dernier grand classique du cinéma qu’ils avaient particulièrement apprécié, l’un d’eux m’avait répondu sans rire : « La soupe aux choux » ! Je me souviens de leur émotion quand la caméra recadre en gros plan le visage de Jean Gabin qui dit à Michèle Morgan « : T’as de beaux yeux, tu sais » et qu’elle lui répond « Embrassez-moi ». Je me souviens leur avoir raconté que le 14 juillet 1982, un dimanche soir, TF1 avait programmé « La Marseillaise » de Jean Renoir et de leur regard incrédule : TF1 qui passe un film de 1937 en noir et blanc un dimanche soir ! Je me souviens du mieux disant culturel proclamé par François Léotard lors de la privatisation de la première chaîne française en 1986.

Je me souviens avoir assisté à mon premier cours de cinéma, dans la salle 153

du premier étage de la faculté de Lettres de Nancy, avec Roger Viry-Babel qui parlait pendant 2 heures sans notes. Je me souviens des vieilles chaises en bois à bascule de cette salle qui nous faisaient mal aux fesses et qui claquaient quand on se levait.

184


Je me souviens qu’à chaque fois qu’il y avait de nouvelles chaises à la fac, on retrouvait les anciennes au Caméo, toujours aussi inconfortables. Je me souviens des cris pendant les séances tardives de The Rocky Horror Picture Show, le samedi soir, quand des spectateurs récitaient par cœur les dialogues du film avant qu’on ne les entende sur l’écran. Je me souviens de ce vieux cinéma derrière le Parc Ste Marie, le Ciné Parc où j’ai découvert les films de Fassbinder. Je me souviens d’y avoir vu le premier Godard de ma vie : « Week-End » et d’être ressorti désolé de n’y avoir rien compris. Je me souviens du cinéma porno du St Sébastien, dans lequel je serais bien allé si l’aspect sordide des spectateurs qui en sortaient ne m’avait pas tant effrayé. Je me souviens de ces dimanches après-midi pluvieux de l’hiver lorrain où j’ai vu tant de films dont je ne me souviens plus. Je me souviens de l’effroi de ma petite fille

assistant pour la première fois

de sa vie à la projection d’un dessin animé sur grand écran, passant toute la séance sur mes genoux, inquiète, en me faisant promettre que plus jamais nous n’irions voir un film sur « la grande télévision » Je me souviens de mon premier DVD et de l’éblouissement ressenti devant une telle qualité d’image chez soi, dans le salon, disponible et visible à tout moment. Je me souviens d’avoir vu tant de fois New York et Los Angeles sur les écrans que je n’ai plus envie d’y aller. Je me souviens avoir préféré si souvent la vie projetée à la vie quotidienne, jusqu’à parfois les confondre. Je me souviens, certains soirs, m’être enfoncé dans un fauteuil de cinéma d’une salle obscure comme on se vautre dans l’alcool pour éviter la lumière du monde Réel. Je me souviens être ressorti de certains films, comblé de sensations délicieuses, comme si j’avais vraiment existé. Je me souviens avoir été lassé du cinéma et de ne plus y être allé pendant quelques semaines. Je me souviens avoir vu un film de Woody Allen en V.O et d’avoir regretté de ne pas le voir en VF tellement j’avais mal aux yeux. Je me souviens du visage émacié de Dutronc dans le Van Gogh de Pialat et m’être dit que seul le cinéma, parfois, peut posséder un tel pouvoir d’incarnation.

185


Je me souviens avoir un peu fantasmé sur Nicole Kidman et Naomi Watts et d’avoir rêvé les voir jouer ensemble dans un film de David Lynch. Je me souviens de tous ces films que je n’ai jamais vus et que je crois connaître parce qu’on m’en a tant parlé. Je me souviens m’être souvent demandé de ce que je ferais de mes journées si le cinéma n’avait pas été inventé, peut-être aurais-je regardé la télé… Je me souviens d’une soirée sans cinéma. Tristesse, lassitude, fatigue… Je me souviens de ce slogan stupide : « quand on aime la vie, on va au cinéma » et avoir pensé exactement l’inverse. Je me souviens avoir visité le Château des Lumière à Lyon et m’être demandé comment un bourgeois si conforme, pétainiste en 1940, avait pu inventer en 1895 un procédé si audacieux appelé : le cinématographe. Je me souviens que le cinéma n’a jamais été un divertissement pour moi, ou alors au sens pascalien du terme et d’y avoir appris davantage sur les hommes que dans n’importe quel livre de philosophie. Je me souviens de tous ces films qui ont regardé mon enfance et qui vont me regarder vieillir.

186




Le

cirque Estelle BEUGIN

Pourquoi les clowns ne portent-ils pas de noms ?   Comme ces comédiens nus portant un masque, l’identité du clown est dans le regard qui émerge entre les trous. Le clown n’a pas de nom. Le clown gesticule et pantomine et regarde. Et son nom est son regard. Théo

L’odeur Du souvenir De l’enfance et des chimères De sciure et de terre Caprice d’une arène, Devenue cercle.

189


Dans les chaises Dans les bancs Et les gradins Siègent Marmots sauvagement inventifs Adultes orphelins de leur enfance Vieux souriant comme des nouveau-nés.

Dans les coulisses La cuisine de l’illusion Impitoyable discipline La clef des songes Bestiaire humain.

190


La piste Acrobates en risque Cruels clowns enfantins Férocité du dressage Lumière féerique, La marchande de sable, Pour petits et grands.

Quand les lumières du cirque s’éteignent Que les enfants ont rempli leurs yeux d’émerveillement, Que les rêveurs ont rêvé Que les sensibles ont pleuré Que les mains ont applaudi

191


Quand les lumières s’éteignent Que les spectateurs s’en retournent Que les rires s’éloignent dans la ville Que les enfants s’endorment dans la vie des nuages Que tout recommencera demain

Quand les lumières s’éteignent Ils rentrent dans leurs caravanes Laissant leurs costumes et leurs sourires aux portemanteaux Retirant leurs maquillages grotesques qui brillaient sous la lumière de la piste Et désormais ne laissant que des traînées de misère sur leurs visages. 192


Ils s’en vont dans leurs caravanes Quand la lumière du cirque s’éteint Avec la solitude acharnée Avec leurs rêves désabusés Loin de leur famille, Si ils en ont une. Loin de leurs amis, Si ils en ont quelques-uns.


Le cirque et son sourire Les rires et son enfance La lumière des rêveries Les farouches fantaisies Puis l’oubli.




Diverses

contributions sur l’enfance

« L’enfance, c’est tant qu’on croit que Demain sera mieux qu’Aujourd’hui.» Claude NAUMANN

C’est extra l’intra où tes rien ! C’est déjà beaucoup ! Car Luther n’était-il point Parrain? Et Calvin ? Quel vin préférait-il ? C’est extra Luther ! Hein ! Ou un, ou deux!  À suivre ! JOE

La vie, c’est comme un livre, Tu ne sais pas où tu vas naître Ni comment tu vas mourir Mais tu ne seras jamais perdu, Car c’est toi le personnage, Pas forcément l’auteur Mais le dessinateur, Alors mets tes couleurs… Lilou, 16 ans

On dit que ce qui accompagne l’homme de la naissance à la mort est son regard qui jamais ne change... Je hais ce regard d’enfant qui me fait trouver le monde beau et la vie éternelle, je hais cette survivance qui sans cesse me fait croire que tout est possible, je hais cet enfant en moi qui me survivra… ! Théo

197


Ne te laisse pas influencer Ne te laisse pas brimer Ne te laisse pas mouler Ne te laisse pas détruire Reste innocent Reste candide Reste dans l’instant Refuse de grandir Reste l’enfant que tu es l’enfant que tu deviendras. XAVIER

198


Les chieurs - Papa ! - Attends, ma poule, je finis ce texte et je m’occupe de toi. « Un texte sur l’enfance, ils sont drôles, les refusés ! Qu’est-ce que j’ai à dire sur les mômes ? Qu’ils sont chiants, que j’en ai marre de les entendre brailler, qu’ils… - Papa ! - Oui, deux secondes, ma chérie, papa a bientôt fini. « …Qu’il faut toujours s’occuper d’eux, peuvent pas s’occuper de leur cul tout seul, toujours à quémander quelque chose, et pourquoi, et comment, et que… - .a.a ! - Deux secondes, je t’ai dit mon amour. - « ….Comment que ça marche, peuvent pas demander ça à leur mère, non ? Pourquoi toujours à moi ? Faut toujours être disponible, 24h/24, être toujours prêt, répondre à toutes leurs questions, leurs besoins existentiels… -  .a.a ! - Qu’est ce qu’y a ? Mais ? Mais ça pue ! Qu’est ce t’as fait ? - Caca ! - Mais bon dieu, tu pouvais pas le dire avant ? Jean-Claude EPIS

199



L’inconnu

du

BLB

(1)

Atelier d’écriture animé par Gérard STREIFF

A

telier d’écriture, mode d’emploi. Janvier – juin 2006. Chaque mercredi après-midi, je prends le chemin de Bois L’abbé, un quartier populaire perché sur les hauteurs de Champigny

(Val de Marne). À une heure à peine de la Nation, avec le RER puis le bus. Autant dire tout près de Paris centre. Tout près et si loin pourtant. Le quartier plutôt excentré, formé de barres, de tours et d’immeubles administratifs est organisé en cercles successifs. Au coeur se trouve une placette parfois battue par les vents avec, d’un côté, le commissariat et de l’autre, le local pour les jeunes, le PRIJ. Là, plusieurs animateurs affables sont les interlocuteurs respectés de volées d’ados rigolards et polis, dont les parents sont venus des quatre coins du monde. Avec l’entremise des éducateurs, une prise de contact avec ces enfants de B.L.B., comme ils dénomment Bois L’abbé, est organisée ; je leur propose d’écrire ensemble une petite histoire sur leur quartier dont ils seraient les acteurs. Sur le mode du roman policier. Pas difficile de trouver avec eux un point de départ pour nos futures aventures : le souvenir des émeutes de novembre 2005 reste vivace. Pas difficile non plus de remarquer que parler, ils savent faire, mais écrire leur semble une entreprise carrément saugrenue. Et pourtant, dès notre seconde rencontre, je constate que nombre de ces jeunes gens écrivent bel et bien, dans une langue à eux, le rap, avec des mots à eux aussi. Je dis mon intérêt pour le genre, des bouts de papiers griffonnés apparaissent alors comme par enchantement. Comme si chacun avait rapé, rapait encore ou allait raper demain. Dès lors, un arrangement est trouvé entre nous : chaque semaine, ils me proposent des anecdotes sur B.L.B. dans le même temps où ils me confient leurs dernières productions rapées, à charge pour moi d’ordonner un peu l’ensemble pour la semaine suivante. Et ainsi, chaque mercredi, ils viennent, par grappes, lire un nouveau chapitre, amender, corriger, protester, s’esclaffer, avancer de nouvelles idées, transmettre de nouvelles chansons. Au fil des semaines, alors qu’une manière de rapports confiants s’établit entre «l’écrivain» et les habitués du PRIJ, l’histoire progresse. Au final, cela donne ce texte. La revue «Les Refusés» a bien voulu le publier. Un grand merci, en mon nom, au nom aussi de la «caillera» de B.L.B. Georges STREIFF

201


L’INCONNU DU B.L.B. Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois L’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff. Janvier-juin 2006. À Zyed et Bouna CHAPITRE 1 « Tout s’achète tout se vend Même les gouvernements Prêts à baisser leur froc Pour une question d’argent » Ibrahim chantait à tue-tête un vieil air de rap. Il se rappelait bien l’air, il n’était plus sûr du titre. C’était peut-être « L’argent pourrit le monde ». Une chanson de qui, déjà ? NTM ? IAM ? L’argent pourrit, c’est vrai. N’empêche, Ibrahim en voudrait bien aussi sa part. Pas une grosse part, il était pas gourmand. Mais un peu quand même. Il filait comme une flèche avenue Boileau. Enfin comme une flèche, façon de parler, disons qu’il allait au maximum de ce que pouvait donner sa mobylette. Il tombait un méchant petit crachin qui venait baver sur la visière en plexiglas de son casque et rendait la chaussée glissante. « Tout s’achète Tout se vend Même les gouvernements ». Ibrahim avait deux amours, enfin un amour, le rap, et un rêve, New York. Il avait une sacrée envie de s’offrir un jour un gros week-end là-bas. Il s’imaginait déjà descendre les avenues de Manhattan, attraper le torticolis rien qu’en cherchant le ciel, au sommet des buildings. Mais le problème pour l’instant, c’était de livrer dare-dare sa pizza, square Carpeaux. Ibrahim, depuis un mois, était livreur. « Tout s’achète Tout se vend Même les gouvernements ».

202


Il prit le virage un peu vite pour s’engager dans la rue Matisse, dérapa sur sa gauche, se récupéra de justesse ; heureusement, il n’y avait personne en face. Et pour cause. La rue semblait coupée. Il vit devant lui comme un soleil devant lequel des gens avaient l’air de danser. La pluie venait juste de s’arrêter mais il distinguait mal. Il freina, finit par s’immobiliser et souleva la visière. Le spectacle était sidérant. Un bus, un de ces très longs bus à soufflet de la ligne 208, était en travers de la chaussée et il brûlait. Le feu ravageait l’engin de bout en bout. Autour il y avait plusieurs cordons ; celui des pompiers qui avaient du mal à étouffer le feu, puis une rangée de CRS avait pris position ; elle semblait elle-même encerclée par des jeunes du quartier. Par moments, un petit groupe de policiers faisait une sortie, cavalait après les manifestants sur les trottoirs, les poursuivait jusqu’aux entrées d’immeubles. Ibrahim, toujours à califourchon sur sa mobylette, restait bras ballants ; il en oubliait sa livraison. C’était la première fois qu’il voyait un tel spectacle. On lui avait dit, qu’il y a quelques années déjà, le Bois l’Abbé s’était embrasé, notamment un fameux 14 juillet, mais il n’habitait pas encore là, ou alors il avait la tête ailleurs, en tout cas, il avait loupé l’événement. Il trouvait ça un peu débile de s’en prendre à un bus ; le quartier, du coup, s’isolait du reste de la ville, s’éloignait encore un peu plus des autres. En même temps, il n’était pas trop étonné par ce qu’il découvrait là. « C’est pas venu tout seul » se dit-il. On sentait en effet la tension monter ces dernières semaines. Les contrôles musclés des policiers se multipliaient ; les échanges de paroles aussi, qui n’étaient pas toujours aimables. Lui même s’était entendu dire des phrases du genre : « T’es pas chez toi » ou encore « Retourne dans ta grotte ». Mais Ibrahim se sentait autant chez lui que l’autre en uniforme. Quant aux grottes, il n’en avait jamais vu. Au bloc Savoie, un contrôle avait mal tourné, un jeune s’était fait amocher à coups de matraque. Bilan ? Six points de suture. Et puis, il y avait eu cette compétition de foot en salle, troublée par l’arrivée de trois cars de CRS ; ce soir-là, les choses avaient failli dégénérer. Alors quand un ministre a prétendu passer les quartiers populaires au Karcher, quand il a traité les jeunes de racaille, forcément des gens ont eu la rage.

203


Toutes ces provocs, petites ou grandes, jour après jour, s’accumulaient. C’était chaud, de plus en plus chaud. Ça commençait même à sentir le roussi. Pas étonnant à présent, finalement, que ça crame, se dit Ibrahim. Il regardait les flammes qui montaient en tourbillonnant, d’abord bleu-jaune puis couleur ocre-orangé pour finir dans une colonne noire. Elles jetaient sur tout le quartier une étrange lueur, chaude et inquiétante à la fois, se reflétant dix, cent, mille fois dans les vitres des blocs. Le feu l’envoûtait mais il n’allait pas y passer la nuit quand même. Il se secoua et entreprit de contourner l’incendie. Curieusement les flics le laissèrent passer. Sur le moment, il ne chercha pas à comprendre ; il se dit un plus tard qu’il portait ce soir-là une veste imperméable bleu ciel, avec deux larges bandes fluo ; de loin, dans la confusion générale, avec son casque, sa mobylette, sa veste, on l’avait peut-être pris pour un flic. C’était un comble mais c’était comme ça ! Il longea prudemment les immeubles en roulant au pas. Au pied d’une barre de quatre étages, il vit des policiers qui, avec de puissantes lampes torches, éclairaient les fenêtres des appartements. Ceux-ci, alors, étaient dans le noir, sans doute que les gens ne voulaient pas se montrer. Ibrahim se dit que cela devait impressionner les habitants, cette violente lumière qui s’invitait tout à coup dans leur chambre ou leur salon ; il ne comprenait pas pourquoi les flics faisaient ça. Il croisa un officier qui disait tout haut : « Il y a des petits rigolos, là-haut, qui veulent jouer avec nous ! ». Puis il entendit les petits bruits étranges d’objets qui s’écrasaient au sol, juste devant lui ; c’était des oeufs que des locataires balançaient des fenêtres sur ceux d’en bas. Ibrahim sourit et s’éclipsa. Soudain, à l’entrée de la rue du Maine, il vit un corps étendu ; c’était un jeune, tête contre le bitume, un petit filet de sang sortant de sa bouche. Il portait un costume de toile beige, des baskets de la même couleur. De part et d’autre du corps, deux policiers discutaient. Ibrahim eut juste le temps d’entendre : « cuit ». Cuit ? « Le type est cuit », disaient les agents. Ibrahim eut l’impression d’avoir déjà vu le visage du gars à terre, mais il était incapable de mettre un nom dessus ; et puis il n’avait pas trop envie de traîner. Il passa très vite devant le trio. Il finit par retrouver sa bande. Les gars se tenaient un peu en retrait sur la

204


pelouse. Il y avait là Bwa, David,

Le livreur ne leur laissa guère le temps

Sidney,

de reprendre souffle.

Ahmet,

Sofiane,

d’autres

encore, enfin le groupe presque au

- Les potes, j’ai vu un macchabée !

complet. Ils semblaient très énervés

- Au cinéma ? dit Ahmet.

et parlaient tous en même temps, sans

Les autres rirent. Ils ne semblaient

s’écouter vraiment.

pas le prendre au sérieux.

Bwa interpella une petite équipe de

- Je vous jure.

journalistes qui passaient par là, un

- Un quoi ? demanda David.

cameraman avec engin à l’épaule et

- Un macchabée !

une jeune femme qui faisait mine de

- C’est quoi ça ?

prendre des notes.

Ibrahim s’impatienta.

« Vous êtes contents, là ?!

- Un macchabée, ma-ccha-bée ! Un

Les gens des médias firent la moue, ne

type raide, refroidi, kapout, mort,

répondirent pas.

un défunt, un décédé, un trépassé,

« Vous pouvez vendre de la peur,

un claqué, un crevé, un cadavre, un

maintenant,

disparu, tu comprends le français ou

vous

aimez

ça,

hein ! insista Bwa.

quoi ?

La fille haussa les épaules et disparut

- Ça va, cool !

avec son co-équipier.

Le livreur expliqua comment il était

Ahmet salua Ibrahim

tombé sur le corps du jeune homme au

- Alors, où t’étais ? t’es jamais là

costume beige. Les autres restaient

quand il se passe de grandes choses,

sceptiques. Il les invita à retourner rue

toi ?

du Maine. Ils n’étaient pas très chauds

- T’as vu un peu, c’est Bagdad, ajouta

mais la curiosité l’emporta. Avec des

David.

ruses de sioux, ils revinrent sur le lieu

Soudain, un groupe de flics les prit

de l’incident que tenait tant à leur

en chasse. Ce fut la débandade, allée

montrer Ibrahim. Mais il n’y avait plus

Carpeaux,

Ibrahim

rien à voir. Plus de corps au sol, plus

décampa le premier sur sa bécane.

de flics non plus. Restait une vague

La

course

place

Boileau.

pas

trace de piétinements sur le gravier

longtemps. Ils finirent par semer leurs

poursuite

ne

dura

et c’était tout. La pluie qui venait de

poursuivants. Mais Bwa boitait, il avait

reprendre avait tout effacé.

perdu une chaussure dans la bataille.

- Alors, il est où ton macchabée ?

- Alors, Bolos’, tu perds ton bien ? lui

- Là, il était là !

dit Sidney.

- T’as pas rêvé, non ?

- Hé, remballe, bougonna l’autre.

- Sur la tête de ma mère.

205


- Ibrahim,

tu

bois

trop,

lança

Sofiane. Mais

le

peut-être trop tôt pour que la presse en parle. Le livreur travailla toute la

groupe

rigoler ;

journée, ne vit aucun de ses amis. Le

le livreur avait l’air si dépité ! Ils

jour suivant, il fut un des premiers

gardèrent

alors

clients du kiosque. Même topo, ou

que leur parvenaient les bruits de

pire : pas le moindre papier sur le

l’incendie, un peu plus loin. Soudain

quartier. Rien, nada, makach.

Ibrahim cria :

Chaque fois qu’il croisait un de ses

« Putain, j’ai oublié la pizza ! »

potes dans la rue, il lui faisait part

tous

évita le

de

silence,

de son souci mais il sentait bien qu’il CHAPITRE 2

lassait. « Vu…, lui répétait-on gentiment,

Le mort au costume beige obsédait

vu1 !

Ibrahim. Il en rêva la nuit, un drôle de

Mais il n’en démordait pas ; il ne

rêve où il n’en finissait pas de tourner

s’expliquait pas cette disparition et

en mobylette autour de sa cité, sur

ce silence ; ça l’énervait grave.

l’avenue

le

Il avait besoin d’en parler. On était

Bois l’Abbé était désert ; pas une âme

mercredi soir, sa bande devait être

qui vive, pas un chat. Simplement, à

au

chaque carrefour, près du gymnase

hebdomadaire

Léo Lagrange, du square Houdon, de

pris l’habitude en effet une fois par

la rue Matisse, de la rue Salomon, le

semaine de se mettre en tas pour

livreur tombait systématiquement sur

parler musique, écouter Mafia black

un homme qui faisait du stop ; c’était

ou

toujours le même homme, celui du

leurs

costume beige, le visage pâle, les yeux

enregistrements.

Boileau.

Apparemment,

PRIJ.

Pour

Syndrôme.

leur

de

rap.

Ou

propres

rendez-vous Ils

encore

textes

avaient

comparer et

leurs

vides. Bonne pioche ! Ils étaient là. Il régnait Au réveil, maussade, Ibrahim passa

dans le local une ambiance de ruche.

par le kiosque à journaux pour acheter

C’est Hamed qui tenait le crachoir et

Le Parisien. Il n’y avait pas grand-

proposait son texte :

chose d’intéressant sur Bois l’Abbé ; on parlait du bus cramé bien sûr mais

« Ouais ces cops

c’était tout. Comme s’il ne s’était rien

toujours op’

passé d’autre. Surtout pas un mot sur

on n’est pas venu

l’homme mort. Il se dit que c’était

pour se la raconter

206


mais pour tout niquer

La

galère,

le

chômage,

c’est

pas

maintenant j’ai les biftons

violent ? Le racisme, c’est pas violent ?

de 5, de 10, de 20 »

Les écoles au rabais et tutti quanti, c’est pas violent ?

Tout en écoutant le rappeur, Ibrahim fit

Et il n’y aurait que le rap qui serait

le tour de la salle, pour saluer les

violent ? Les films amerloks où ils

présents, Sofiane, Moussa 1, Moussa

s’explosent la tête à longueur de

2, Moussa 3, Sékou, Simamadou, Omar,

bobine, c’est pas violent ? Les infos à

Ili, d’autres encore… En fait, tous

la télé, c’est pas violent ?

ou presque avaient un surnom. Hamed

Ibrahim se dit que si le rap était né

par exemple, c’était Cop’s et Cop’s

dans les quartiers chics, il serait sans

continuait :

doute à l’honneur. Mais comme ça se chante dans les cités, alors faudrait

« Sur mes propres textes

le faire taire.

je suis comme un écrivain op’

Cop’s terminait :

et toujours à regarder des films d’horreur

« Ou regarder le palmarès 2005

ou d’enquête sur meurtre

y a rien de nouveau

quelle est la faille

juste des grosses timpes

pour définir cette arme »

c’est toujours la galère 94 mon terre terre »

Peu à peu, le livreur se laissa prendre par

le

rythme mais

pas

au

point

C’était pas mal, vraiment ; il faillit

d’oublier pourquoi il était venu. Il

applaudir.

aimait bien ce genre de musique,

Mais d’autres déjà s’essayaient. Avec

il avait d’ailleurs chez lui une maxi

moins de succès.

collection de rappeurs, NTM, IAM, Rocca, Assassin, KDD, Suprême NTM…

« Bois l’Abbé c’est l’Algérie

Il avait entendu que des députés de

mais c’est aussi le Mali

droite voulaient mettre des rappeurs

le Maroc et puis encore

en tôle. Interdire leur texte, les taxer

quelque chose comm’ les Comores.

de lourdes amendes. Z’étaient, soi-

Bois l’Abbé mec c’est génial

disant, violents. Qu’est-ce que c’était

Même si c’est pas l’Sénégal »

que cette histoire ? C’est le rap qui était violent ou la vie dont parle le rap

À gauche du livreur, Mamadou ne

qui était violente ?

semblait

207

pas

d’accord.

Il

venait


justement de rentrer du Sénégal, il

« Suzy », de la rappeuse Diam’s :

était content et pas content du voyage, c’est-à-dire qu’il était content de la

« C’est moi l’livreur

mer, de la plage, du monde, et pas

De Bois l’Abbé

content parce qu’il faisait chaud,

Je fais mon beur

trop chaud, beaucoup trop chaud et

Dans la cité.

puis…

Je rentre l’autre soir

« Et puis quoi ? »

D’une livraison

Mamadou laissa sa phrase dans le

Oh ! Fallait voir

vide.

L’agitation !

On sentait bien qu’il avait d’autres

J’tomb’ sur un bus

reproches à faire mais il n’avait pas

Qui cramait grave

envie de les faire là, devant tout le

Autour, plein d’gusses

monde.

Les keufs qui bavent, Et les pompiers

Sofiane,

sur

un

coin

de

table,

griffonnait son texte. Ça donnait :

Qu’étaient en transe. Emoustillés Mes potes qui dansent.

« Bois l’Abbé anti indic

C’est là, j’vous l’jure

anti sadique

Que j’vois sur le dos

anti flic

Dans la nature

anti scénique… »

Un type K.O. Mais j’suis bien l’seul

Ça partait bien. Plus loin, il était

À l’avoir vu !

question de commissariat, de gestap’.

Pan sur ma gueule

Chauffé par toute cette électricité

On m’a pas cru !

qu’il y avait dans l’air, Ibrahim se mit

Aux potes j’en parle

à improviser. Le thème ? Toujours le

M’traitent de mytho !

même, son histoire de disparu de l’autre

Rien dans l’journal

soir, mais il se dit que s’il le racontait

Rien aux infos !

en rappant, peut-être que les autres

J’ai pas rêvé

l’écouteraient mieux. Son rêve était de

Il était là

les pousser à mener l’enquête avec lui,

Alors qui c’est,

comme ça il se sentirait moins seul.

Que ce mec-là ? À l’aide ! au secours !

Il se mit à chanter, sur l’air de

208

Qui me dira


de famille. Sofiane reprend alors la Au pied d’la tour

parole, toujours en rappant :

Qui c’était l’gars ? » « Non pas d’accord Ibrahim se taille un petit succès.

Une autre idée :

Sofiane réplique, sur le même ton :

Si’y a pas d’corps Dans la cité,

« Hé ! Tu nous lâches

Si les keufs cachent

Avec c’délire

Son existence

Toi tu rabâches

C’est que cette tache

C’est d’pire en pire »

C’est une balance ! »

L’émulation

poussa

Mamadou

à

intervenir :

À ces mots, l’assistance se tait. Une

balance ?

Autrement

dit :

un

indic ? Un espion ? Un délateur ? Un « Moi j’ai une piste

dénonciateur ? Un informateur ? Un

pour l’macchabée

donneur ? Un mouchard ? Un mouton ?

elle est pas triste

Dans les têtes, les mots se bousculent.

ouais, mon idée »

Chez Ibrahim, ça fait tilt. « Ah mais, en voilà une idée qu’elle est bonne »,

Et il s’arrête ! Frustrés, les autres

se dit-il. Il regarda les autres : à

le poussent à continuer. Il se fait

l’évidence, il n’était pas le seul à le

désirer. Ses voisins s’impatientent :

penser que c’était une bonne idée !

« Ben alors, t’y vas ? ». Mamadou reprend :

À suivre La suite sera publiée dans les prochains

« Le type qu’a fui

numéros de la revue. À partir du numéro

Dans la nature

6 (sortie prévue en mai 2007), le début

À mon avis

du texte sera consultable sur le site

C’est une bavure »

des Refusés.

Une grosse animation règne dans le

1

Laisse tomber !

groupe. Une discussion commence : une bavure ? D’accord. Mais pourquoi personne

ne

vient

revendiquer

le

corps ? Comme si ce type n’avait pas

209



Luisa Marin

(1)

Récit de vie confié à Frédéric BLANC,

Récit adressé à ses petits-enfants et proposé à tous ceux qui voudront le lire

Hoy, es el dia 2 de mayo 1998 Aujourd’hui, nous sommes le 2 mai 1998 et, à vous mes petitsenfants, y voy a empezar a explicarle lo que ha sido me vida ! Je vais commencer à vous expliquer ce qu’a été ma vie. Voilà que je parle en espagnol ! Je vais parler en français ! Je vais vous raconter ce qu’a été ma vie...

1

Première Partie Alla. En España. (Là-bas. En Espagne.) Enfances

J

e m’appelle Luisa. Je suis née à Madrid le 30 août 1917 dans le quartier de Lavapies. Au numéro 1 de la rue Mallorca. Mon père s’appelait Luis et ma mère Luisa. Comme moi. Mon père était républicain. Il était contre le roi

et contre toute forme de dictature. Ce qui fait qu’il a toujours été très puni et qu’on l’a déplacé plusieurs fois pour raisons politiques. Une fois à Séville où est née ma sœur. Et une autre fois à Isla Christina où est morte ma mère. Mon père avait fait beaucoup d’études dans sa jeunesse. Il travaillait à la Poste où il était rentré très jeune et très diplômé. Chez moi à Toulouse, j’ai tous ses diplômes ! Je crois qu’il en avait même un de mathématiques ! Et je sais qu’il avait même été jusqu’à se rendre en Italie pour étudier ! À cette époque le téléphone existait déjà mais on en trouvait encore très peu. On se servait surtout du télégraphe

211


et d’appareils comme le Morse, le Hugues ou le Baudot. Ces appareils, mon père les connaissait tous ! C’était un pionnier des Télécommunications ! Le problème pour mon père c’est qu’on l’empêchait de rentrer à la Cibeles à cause de ses idées républicaines. Au Ministère des Communications. Et qu’on l’empêchait d’avoir le poste qu’il méritait ! Pourtant il n’était pas communiste ni socialiste. Il était simplement républicain. En 1917, je sais que mon père a participé à une grève très importante et que c’est à ce moment-là qu’il s’est fait connaître. J’ai entendu parler de ça mais c’est si vieux que je ne peux pas trop vous en dire. Tout le monde était en grève, lui voulait faire la grève aussi mais des gens sont venus pour essayer de l’obliger à travailler. Il a refusé en inventant n’importe quoi, en disant qu’il ne savait pas se servir des appareils, des Hugues, des Baudot, des Morse… Bref ! Finalement, il a fait grève mais on s’est vite rendu compte qu’il avait menti et qu’il savait très bien comment tout ça marchait. Du coup il a été mis en prison. Après, un peu plus tard, mon père a été déporté de Séville à Isla Christina. À Isla Christina c’est là où ma mère est morte en 1922 en nous laissant quatre frères et sœurs. Quand est arrivée la mort de ma mère, mon frère aîné Ricardo avait 5 ans, moi j’avais 4 ans 1/2, ma soeur Pépita avait 3 ans et mon autre frère Carlos ne marchait encore même pas ! D’après ce que m’a dit mon père, beaucoup de gens sont morts cette année-là d’une épidémie de grippe espagnole qui était très contagieuse. Quand elle l’a attrapée, maman était enceinte de 8 mois. Elle est tombée malade et il paraît que ça a été très triste parce que mon père était obligé de continuer à travailler et que pendant ce temps personne dans le village ne venait voir ma mère. Tout le monde avait peur d’être contaminé. Il y avait tout de même une femme du village qui passait à la maison voir ma mère ! Elle était tellement gentille avec elle ! Elle venait la voir tous les jours ! Elle la soignait et en même temps elle s’occupait aussi de nous ! C’était la seule qui n’avait pas peur ! Elle n’avait pas peur parce qu’elle était amoureuse de mi tio Carlo - mon oncle Carlo - le frère de ma mère. Elle venait voir ma mère mais en même temps elle en profitait pour voir mon oncle. Maman est enterrée là-bas, à Isla Christina, et je sais que quand elle est morte le maire du village a fait don à la famille d’une sépulture à perpétuité. (…)

212


Si je vous raconte tout ça c’est pour vous dire que pour nous tous, au commencement, la vie n’a pas été très très gaie. Ma mère est morte à 31 ans et comme tous les deux avaient le même âge, mon père avait 31 ans lui aussi quand il est devenu veuf. À la mort de ma mère, bien sûr, mon père ne pouvait plus nous garder tous les quatre. Les quatre enfants. Alors il est rentré à Madrid et il a demandé à ma grand-mère de s’occuper de nous. Ma grand-mère avait eu dix enfants dont quatre étaient encore célibataires et elle ne pouvait pas faire autre chose que d’accepter. Son fils se trouvait dans cette situation, elle nous a pris tous les quatre mais ça n’a été facile pour personne ! Rendez-vous compte ! Ses cinq enfants et nous quatre en plus ! En 1922, papa a été nommé chef du bureau de poste d’un petit village de Galice. Là-bas, tout seul pendant quatre ans, je sais qu’il a été très malade et très malheureux. Quand il venait à Madrid pour nous voir, sa mère lui disait toujours : «  Il faut que tu essaies de faire quelque chose ! Tu ne peux pas rester éternellement dans cette situation ! Tu ne peux pas rester avec quatre enfants sans te marier ! » Alors il a cherché… On lui a présenté des femmes et, finalement, au bout de quatre ans, il a rencontré une fille qui s’appelait Margarita et qui allait devenir pour nous « la Tia Margarita » - « la Tante Margarita ». Quand mon père l’a connue, la Tia Margarita était pauvre. Elle travaillait dans un bar avec sa mère. Elle était serveuse. Je l’ai su bien plus tard parce que mon père ne nous l’a jamais dit directement. À cette époque-là, les hommes aimaient les femmes un peu... avec de la poitrine ! Et la Tia Margarita, elle en avait beaucoup de la poitrine ! Mon père en est tombé amoureux. La Tia Margarita savait qu’on était quatre, que ça ne serait pas facile, et elle a quand même accepté cette situation. Et c’est comme ça que cette dame est devenue ma belle-mère et qu’on est tous partis en Galice. Nous les enfants, au début, la Tia Margarita on l’appelait juste « Margarita ». Comme ça. Et quand ma tante, la Tia Concha, est venue nous voir en Galice, elle a trouvé un peu drôle qu’on l’appelle juste « Margarita » sans rien d’autre. Elle nous a dit :

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« Il vaudrait quand même mieux que vous l’appeliez Tia  ». Alors on a écouté ce que nous a dit la Tia Concha. Et à partir de ce moment on a tous appelé Margarita « Tia Margarita ». À cette époque mon père ne pouvait absolument pas rester à Madrid. À ce momentlà il n’y avait pas de travail pour lui dans la capitale. Il y a eu la dictature de Primo de Rivera et tout le temps qu’a duré la dictature il n’était pas admis à la Poste. Il était contre le régime, il l’avait toujours combattu et il était connu de tous comme étant républicain. Mon père m’a raconté une histoire qui s’est passée du temps où il travaillait à la Poste de Madrid. Un jour, Primo de Rivera est venu faire une visite. Il inspectait le personnel dans la cour et une cruche est tombée des étages. Elle venait de la salle où se trouvait mon père. On a voulu savoir qui était le coupable. Personne n’a parlé. Et comme mon père était le responsable du service, c’est lui qui a été puni et sanctionné. (…) Moi je suis née à Madrid mais votre grand-père Antonio, lui, il était originaire d’un petit village d’Andalousie du nom de Carcabuey. Ses parents étaient de làbas, ils avaient toujours vécu là-bas et ses grands-parents aussi. Les parents d’Antonio, Manuel et Amparo, avaient toujours vécu à Carcabuey. C’est là-bas qu’ils s’étaient connus et qu’ils s’étaient mariés. Sa mère avait dix ans de moins que son père, mais elle était très amoureuse de lui. C’étaient tous des gens très pauvres qui travaillaient comme ouvriers dans les champs pour des salaires de misère. Je sais que la mère de votre arrière-grand-père était si pauvre qu’elle avait même été parfois obligée de demander l’aumône ! Quand il était enfant, votre grand-père Antonio était polisson. Pas vraiment méchant, mais polisson ! Il n’avait pas beaucoup à manger, le pauvre ! Parfois il mangeait juste un rollo  - un pain avec un trou au milieu - de l’huile et du sel. Il mangeait ça. C’était très bon mais il n’y avait rien d’autre. Ses parents ont beaucoup souffert de ce qu’il a fait. Un jour, votre grand-père Antonio m’a raconté une histoire qui s’était passée à Carcabuey du temps où ils y vivaient encore. C’était au moment de la Semaine Sainte alors que l’abuela la grand-mère -

venait juste d’accoucher de son quatrième enfant, Pepita.

Comme elle avait beaucoup de lait une « bourgeoise », qui venait elle aussi

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juste d’accoucher mais qui n’avait pas de lait, est passée la voir pour que la grand-mère donne aussi le sein à son bébé à elle. La grand-mère ne mangeait pas beaucoup alors elle a accepté en échange d’un peu de sous. Elle donnait donc la tétée à sa propre fille ainsi qu’à la fille de cette dame. Un autre jour, à Pâques, pour la Semana Santa - la Semaine Sainte -, cette même dame a proposé à votre grand-père Antonio de venir voir la procession de chez elle avec Patro et Amparito. Elle avait un balcon sur la rue et de son balcon c’était très beau. Ils y sont allés. Avant le début du défilé la dame a sorti de son buffet un plat avec des petits gâteaux. Elle en a donné un à chacun et elle les a rangés. Mais votre grand-père, lui, il avait remarqué où les gâteaux étaient ! Pendant que tout le monde était au balcon il est rentré, il a ouvert le buffet et il s’est gavé de gâteaux ! Sur le coup personne ne s’en est rendu compte mais le lendemain cette dame s’en est aperçue et l’a dit à l’abuela. On lui a demandé si c’était lui qui avait fait ça, il a avoué et votre grand-père a reçu une bonne déculottée ! Antonio quand il était petit on ne peut pas dire qu’il était méchant parce que c’était un enfant et qu’un enfant ne peut pas être méchant. Mais il avait besoin de faire des bêtises ! Et à cette époque c’était très mal vu ! Quand ils travaillaient dans les champs, il n’y avait pas de machines comme aujourd’hui. Ils ramassaient les pommes de terre, les olives… Pour les pommes de terres, chacun prenait un rang en enlevant l’herbe à la main. Lui, votre grand-père, il était toujours le dernier. Son père lui en voulait parce que les contremaîtres s’en rendaient compte et lui disaient à lui : « Ton fils ne va pas assez vite ! Il est toujours le dernier ! » Alors le grand-père prenait son fils à part : « Tu es toujours le dernier ! Tu es comme los cojones de los perros ! ! ! – tu es ce qu’on voit tout de suite du chien quand on est dans son dos ! » À l’époque, en Andalousie il y avait des terratenientes - de grands propriétaires terriens - qui habitaient des cortijos - d’immenses fermes - et qui faisaient travailler tous les gens de la région pour trois fois rien. Antonio et l’abuelo m’ont raconté comment ça se passait là-bas. Et quelle était leur vie. Ils étaient vraiment très très pauvres ! Ils se mettaient au service de ces « senoritos » qui les employaient dans leurs fermes ou dans leurs champs et ils travaillaient

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du lever au coucher du soleil pour une peseta par jour. Pas plus. Et encore, ça n’était pas régulier! Ils n’avaient pas de quoi travailler tout le temps ! L’abuelo

- le grand-père - avait eu de la chance. Il avait trouvé une place

dans une propriété dirigée par une femme que tout le monde appelait « La Nina Ramona » - « La Petite Ramona ». Avec ces gens-là, il était très droit ! Très honnête ! Il s’occupait des chevaux, il nettoyait les écuries, mais au moment des récoltes, il faisait comme tous les autres de son village : il se levait à l’aube, il prenait votre grand-père, qui était encore tout jeune, et tous les deux allaient sur la place centrale. Là on les rassemblait, on les mettait en rang et des contremaîtres passaient pour les inspecter les uns après les autres. Pour voir s’ils étaient costauds. Ceux qui étaient chétifs on les renvoyait chez eux et les autres on les prenait et ils partaient travailler ! C’était vraiment la misère ! Quand ils s’arrêtaient au moment de la pause, ils mangeaient juste un bout de pain avec un oignon ou un concombre et rien d’autre ! Tout ça, c’est l’abuelo et votre grand-père qui me l’ont raconté… Vers l’âge de 10 ou 12 ans, votre grandpère Antonio a eu la chance de pouvoir échapper au travail de la terre parce que son père l’a placé chez un cordonnier pour qu’il apprenne un métier. Zapatero – cordonnier - en Espagne c’était la dernière des choses ! Mais l’abuelo se disait que là, au moins, après que son patron lui aurait montré gratuitement comment faire, peut-être que votre grand-père pourrait être embauché pour pouvoir rapporter un peu d’argent à la maison. Antonio a commencé. Il a appris. À cette époque, ils faisaient tout à la main. Au bout d’un moment, comme ils étaient cinq à la maison, son père est allé trouver le patron parce qu’il voulait que son fils travaille pour de bon avec un petit salaire. Mais le cordonnier a refusé. Votre grand-père n’aimait pas ce métier. Ce qu’il faisait il le faisait bien, il était très consciencieux, mais il était beaucoup trop lent : « Ton fils ne va pas assez vite. Il n’a aucun rendement ! » Finalement, l’abuelo a trouvé une place de gardien de prison et Antonio est entré je sais pas comment comme repartidor - comme porteur de télégrammes - au bureau de poste de Lucena de Cordoba, un village proche de Carcabuey. Là, votre grand-père a encore fait parler de lui. Un jour il a pris 25 pesetas dans la caisse et il est parti avec ! C’était à peu près l’équivalent de vingt-cinq jours de salaire ! Quand son père l’a appris, il est devenu fou de colère ! C’est quelque

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chose que même mon père lui a reproché plus tard ! Antonio a eu tellement peur de la correction qui l’attendait qu’il est parti de la maison pour aller à Séville. Il s’était dit : « Je vais aller là-bas et je deviendrai toreador ! » Il est parti. Sa mère ne savait pas où il était. Quelqu’un leur a dit qu’on l’avait vu à Séville, alors elle est allée le trouver et elle l’a ramené à la maison. Tout est rentré dans l’ordre, mais l’abuelo a dû payer les 25 pesetas. À l’époque, c’était une petite somme ! Son père l’a tapé et lui a fait une vie impossible ! Antonio ne lui a jamais pardonné ! Comme il ne pouvait pas continuer à travailler à Lucena de Cordoba, votre grandpère a demandé à être envoyé ailleurs. Il a atterri dans un autre petit village d’Andalousie. Petit à petit, il est arrivé comme repartidor à Madrid. Une fois là-bas, votre grand-père a fait venir ses parents. Il leur a dit qu’il gagnait bien sa vie et ils sont tous montés de Carcabuey en famille. Ils sont venus en croyant ce qu’il leur disait et ils le lui ont beaucoup reproché par la suite. Parce qu’en fait il gagnait une misère ! Mais votre grand-père a eu de l’audace ! Il ne s’est pas laissé abattre en se disant que tout était fini et qu’ils allaient tous mourir ici de pauvreté ! Pas du tout ! Patro et Amparito, ses deux soeurs, elles ont commencé à travailler comme couturières chez un tailleur, ce qui permettait déjà de rapporter un petit quelque chose, et l’abuelo je ne sais pas comment, il est rentré à ce moment-là au Ministère de l’Intérieur comme concierge. À La Puerta del Sol. Là où il y a la grande horloge. Nous de notre côté, de 1926 à 1930, on est resté quatre années dans ce petit village de Galice. Arbo. Là-bas, on a plutôt bien vécu. Mon père avait été envoyé loin de Madrid pour des raisons politiques, mais grâce à son intelligence et à son niveau d’études ça nous suffisait pour avoir quand même une situation confortable. Il était chef du bureau de poste. Par contre, à Madrid, mon père ne pouvait absolument pas y travailler ! Pendant tout le temps de la dictature militaire de Primo de Rivera, c’était impossible ! À l’époque, beaucoup de Gallegos - de Galiciens - allaient gagner leur vie en Amérique Latine. C’était une époque où là-bas on gagnait beaucoup d’or. Ils partaient, ils faisaient fortune et ils revenaient quelques années plus tard

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pour acheter des maisons. Mon père a fondé un journal qui donnait des nouvelles du pays aux Galiciens du Brésil, du Paraguay, de Buenos-Aires, du Chili et d’ailleurs. Il avait des reporters partout. Il envoyait ses journaux en Amérique et les émigrés de là-bas étaient bien contents de savoir ce qui se passait en Espagne. Seulement, comme il avait toujours les mêmes tendances politiques, un jour il a écrit un article très dur contre Primo de Rivera et on l’a arrêté ! On lui a confisqué son journal et on lui a demandé de payer une amende de 10 000 pesetas sous peine d’être emprisonné ! À ce moment-là, il était au bord du suicide. Parce qu’à l’époque, 10 000 pesetas ça représentait une très grosse somme ! Il se trouve que ma grand-mère venait juste de recevoir un héritage par l’intermédiaire de sa soeur ou de je ne sais plus trop qui, mon père est allé la voir à Madrid, il lui a exposé la situation, elle a accepté de lui donner l’argent, mais mon père était ruiné et le journal lui a été confisqué. Primo de Rivera était un général vraiment sanguinaire ! Il y avait la peine de mort, il tuait, c’était vraiment terrible ! En 1930, il a été destitué et un militaire moins terrifiant lui a succédé, le général Berenguer. Mon père a pu enfin rentrer à Madrid et y travailler à nouveau. Un peu plus tard, au mois de février 1931, il y a eu des élections dans tout le pays et ce sont les républicains qui les ont gagnées. Je m’en souviens bien parce qu’à l’époque j’avais 14 ans et que ça a été une joie extraordinaire ! Vraiment extraordinaire ! Imaginez ce que ça pouvait représenter pour mon père qui s’était tant battu pour la République ! Qui avait été si vaillant et si courageux ! Au Palacio de las Comunicationes - au Palais des Communications - c’est lui qui a levé le premier drapeau tricolore qu’on ait vu en Espagne ! Le jour où ça s’est passé, la République n’avait pas été encore proclamée, on savait que le roi allait partir mais qu’il était encore à Madrid, alors avec un groupe de gens comme lui mon père est monté sur le toit et ils ont planté le drapeau tricolore sur le torreon - la grande tour - du Palais des Communications! Le jour de la proclamation de la République, le 14 avril 1931, mon père était fou de joie ! Je m’en rappelle, vous savez ! J’avais 14 ans et je m’en souviens bien. On était resté chez une tante du côté de ma mère tandis que mon père et la Tia Margarita étaient partis faire la bomba - la fête - avec des copains. Cette joie-là, ça a vraiment été quelque chose d’exceptionnel !!!

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La suite sera publiée dans les prochains numéros de la revue. À partir du numéro 6 (sortie prévue en mai 2007), le début du texte sera consultable sur le site des Refusés. (Footnotes) 1

A l’attention du lecteur: Le récit de Luisa Marin tel qu’il est présenté

est la transcription écrite et adaptée d’un récit oral, d’où le sentiment parfois que la narratrice « dit » plus qu’elle n’ « écrit ». Le récit oral d’origine enregistré sur cassettes audio comportait des passages ou des mots prononcés en langue espagnole. Quelques-uns d’entre eux ont été conservés dans la transcription. Lorsque tel est le cas, la traduction en langue française suit immédiatement.

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Monsieur GaĂŠtan Th.A. Yoghill

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Carnet d’Afghanistan « Et

alors

? C’était

comment

Mathieu RUILLET

V

endredi 8 décembre 2006, Marseille Formule honnie, exorde invectivée, en préambule d’une retrouvaille sur deux, après ces deux mois (pour Claire) et six (pour moi) sur place, plus

un mois sur la route du retour. Nous rentrons d’Afghanistan. «C’était comment ?» Pauvre cave. Que veux-tu entendre ? Un creux superlatif avec points d’exclamations : «C’était trop bath !», un discours lénifiant auquel acquiescer, sans entendre, mais d’un air grave et concerné, une boutade bien sentie d’un délicat racisme de second degré : «Jolie la Perse, mais tous ces Arabes... ?» Surtout, comment désamorcer le spectaculaire qui, à peine évoqués ces noms de lieux exotiques, va surgir dans vos têtes, téléphages ou non, et, comme un hummer U.S. sur la piste Kaboul – Kandahar, embrayer et vrombir pour couvrir complètement ce que déjà je peine à mettre en mots ? «Alors c’était comment ?» Je ne sais pas et, de toute façon, ça va vous décevoir. L’Afghanistan, où j’étais et quand j’y étais, ce sont surtout des jours, et leurs lendemains, partagés avec des gens qui tentent de survivre, de panser leurs plaies ouvertes, dans un pays qui ressemble à Vigipirate niveau 5, juste des kalachnikovs en lieu de FAMAS.

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L’Afghanistan que je voudrais vous dire, mais je ne le pourrai pas, car le vôtre est mieux... On s’en rend compte en rentrant ; l’Afghanistan, personne ne connaît mais chacun a le sien, qu’il en ait ou non avalé la poussière. Pour les altertouristes, randonneurs équitables ou spectateurs érudits de connaissance du monde, celui des paysages sauvages, lunaires arides et désertiques, où pourtant vit la moitié des Afghans que j’ai rencontrés. Pour les auditeurs de radio France, celui du pays producteur de 87% de l’opium mondial, à quoi on ajoutera un « mais comment l’éradiquer sans étouffer les petits paysans producteurs ? » du meilleur ton, comme si l’on découvrait que derrière les «problèmes et enjeux» se cachent toujours des personnes. Pour les fumeurs de spliff, celui de l’afghan frais. On m’a même demandé s’il est vrai que le meilleur afghan est afghan. Pour les politologues à la manque, celui de l’échiquier des services secrets mondiaux, un pays entier où l’on ne voit donc que des pièces et pions depuis 30 ans, et tout en damier: noir ou blanc. Pour les vieux hippies, celui des baignades à poil au lac Band-e-Amir, sur la route de Katmandou. Aujourd’hui, s’y baigner en couverture intégrale, tunique et pantalons, vaut à Claire un matage en règle à la jumelle, depuis la rive d’en face. Pour ma mère, celui de Massoud-le-justicier contre le péril rouge, puis la menace terroriste. C’est elle, depuis quelque temps, qui me parle de l’Afghanistan, érudite de tous ces livres, films, et articles mais sans citer ses sources, qu’importe tant qu’on a du pathos et un héros musulman modéré (doit on comprendre aujourd’hui, par l’accolement désormais systématique de cet épithète, que le musulman par défaut ne l’est pas ?) à célébrer, le reste des Afghans redevenant les brutes qui expliquent les maux du pays. Pour d’autres, celui de l’authentique, mythique et préservé. On aura même entendu quelqu’un se déclarer (moi je suis trop) fan de l’Afghanistan (tu vois). Et moi, maintenant que mes vraies émotions s’estompent, je crée le mien, celui du pays dans l’impasse, qui me tire d’inédites larmoyades cependant que, sur place et parmi eux, je n’ai jamais eu coeur à en verser aucune. Alors pour ne pas ajouter à la vacuité générale, enfoncer des portes ouvertes, expliquer des choses que vous sauriez déjà, ou fourvoyer du vécu brut en spectaculaire, je ne livre que ce que j’ai écrit sur place. Antichronologiquement, on remontera les brèves de l’Afghanistan, du retour

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à l’arrivée. La forme traduira l’ambiance des « jeunes expats’ en Afgha’ », le fond, un peu d’Afghanistan quotidien, anecdotique, donc le plus proche d’une réalité. Et voilà «comment c’était»…

Bientôt le départ Mardi 29 août 2006, Kaboul Fini Kaboul et l’Afghanistan, sous dix jours. Jeudi en huit, nous sautons jusqu’à Hérat en avion, et ce sera le seul avion emprunté jusqu’à Nancy, du moins c’est ce que promet le dépliant. Nous serons donc en Iran pour y voir le début de l’intervention états-unienne ( je propose de baptiser l’opération «crushing the assholes», moins poétique que d’habitude mais peut-être plus franc), puis en Turquie, pour le haut de la vague d’attentats. Avec un peu de chance, nous verrons à Sarajevo un retour d’affrontements, puis, à Padoue, le début de la guerre civile déclarée à Prodi par la Ligue du Nord... et enfin Marseille, pour nous faire braquer les sacs à dos. Qui sait ? Et qui s’en préoccupe ? Un nouveau péril Mardi 29 août 2006, Kaboul Eh bien ça y est, ça leur pendait au nez faut dire. Le récemment réinstauré ministère de répression des vis et de promotion de l’amertume déborde déjà de ses prérogatives pour loucher vers le législatif: tac, une ‘tite loi sur l’alcool pour commencer. La tacite tolérance qui permettait aux vils étrangers de s’adonner à leurs loisirs décadents à base d’absorption d’alcool, via supermarchés d’expats, bars d’expats et autres infrastructures formant le ghetto aristocratique du corps ONG et lui permettant de se divertir de ses périlleuses tâches de bureau au péril de son foie, est belle et bien portée au jour et explicitement interdite à compter d’il y a quelques jours. Les dépôts d’alcool sont vides, on croirait une supérette sous les soviets. Dramatiquement rien dans les rayons. Comme ledit dépôt est le goulot amont de toute la filière alcoolique kabouli, celle-ci sera tarie sous quelques semaines.

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Ça débute par les commerçants de quartier, qui par de bienveillants étrangers, se faisaient fournir en bières sous le comptoir. Plus rien dans la rue. On a acquis avant-hier, à prix d’or, les 4 dernières Hein£%en. Plus rien au supermarché. Qu’en est-il des bistroquets ? Suspense, mais en tout cas pas pour longtemps. La communauté expatriée est donc, depuis quelques jours, réellement en péril à Kaboul.

On est deux et en Afghanistan Mardi 18 juillet 2006, Kaboul En vingt-quatre heures, à peine, elle a couvert les milliers de kilomètres qui nous séparaient depuis quatre mois, si aisément que déconcertant. Et voilà une nouvelle touriste, celle-ci de mon coeur, à Kaboul. Touriste: au grand étonnement de nos compatriotes vêtus de kaki, rencontrés lors de la réception ferrero-roche-d’or du quatorze juillet. L’occasion de se confronter à des Français qui ne vivent pas dans le même Afghanistan que nous. -Tiens bonjour, qu’ils nous enchaînent, on s’est toujours demandé ce que pouvaient faire des Français en Afghanistan sans FAMAS. Après leur avoir retourné la question en changeant le «sans» en «avec», on leur répond, dans l’ordre: ONG, ONG, ONG, tourisme. Ça leur en bouche un coin et ils nous honorent d’un «bain en tout cas, félicitations pour votre courage en tout cas». Non mais voyez-vous z’un peu l’tableau ?? Trois gros bidasses (cela dit en toute affection), arme au ceinturon, tenue camouflage, des bras comme j’ai les cuisses, qui félicitent pour leur courage trois petits branleurs (cela dit en toute affection), indices de masse corporelle inférieurs aux seuils autorisés, déjà soûls des bouteilles de champagne subtilisées au représentant officiel de la France en Afghanistan, en route pour se charger les poches de bières gratis pour le pique-nique du lendemain, ce qui leur vaudra, sous peu, réprimande désapprobatrice du galonné en charge de la surveillance des bières («é kon vous r’vouaye plu tici»), travaillant pour une ONG dont les membres sont parvenus l’année précédente à se faire jeter de la même jardin-fête annuelle pour miction sur les géraniums de l’ambassadeur. Non mais quelle poilade ! (Hahahafghanistan)

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Prise de vue contre son gré Samedi 10 juin 2006, Kaboul Lac du Band-e-Amir, la semaine dernière. Avec mes compagnons de route nous petit-déjeunons d’un poisson frit accompagné de jus de foin chaud (ici dénommé «thé vert»). Band-e-Amir est un spot touristique pour les locaux. Alors que juin débute, et, qu’en plein soleil, on pourrait presque croire qu’il fait doux, ici à 2800, les bobos kaboulis débarquent par minibus sur les berges de ces lacs retenus en place, dit-on ici, par la seule force spirituelle outre-tombe de Hazrat-eAli, gendre du prophète. Et s’en vont pour un tour de pédalo ou de vedette en famille. C’est charmant, l’ambiance est estivale, voire pique-niquesque. Soudain Moussah, le chauffeur, se saisit prestement (du moins autant que le lui permettent ses couches thermoresistantes endogènes) de mon appareil photographique et, frénétique, commence à mitrailler, par-dessus mon épaule, quelque chose qui, selon toute apparence, le fascine puissamment. Je lance un mouvement pour me retourner et visualiser l’objet de l’intérêt magnétique maintenant partagé par les trois jeunes gaillards, en voie d’exorbitation oculaire, mais ils m’en empêchent. «Scrédi! Scrédi! Te r’tourn’ pas! (transcrit en français quotidien pour plus de commodité)». Il semble qu’on ne doive pas les voir faire ce qu’ils font et que je ne saisis toujours pas. Confirmation à chaque prise de vue, dont l’accompagnement sonore pourtant sobre («bip») les fait blêmir de se voir trahis par quiconque viendrait à le percevoir. Et pourtant, malgré le danger non identifié, on continue à clicher sur le vif, à l’aveugle. Je commence à comprendre: Le point commun à tous ces clichés imprécis ? La fille au top rayé. J’admets qu’il est du meilleur goût, ce petit top rayé, pour une virée vendredicale au Band-e-Amir, mais de là à s’exciter l’index sur le déclencheur du numérique... À moins d’être dans l’espionnage industriel pour le compte de H&M... Alors qu’ils se montrent satisfaits de leur(s) prise(s) en les visualisant sur le petit écran de l’appareil, l’air autour de nous se trouble de testostérone. Affichant un amusement de façade, mais malgré moi accablé par leur puérilisme, et, croyant le petit jeu terminé, je m’apprête à tourner la page en pressant la touche «poubelle» de la caméra. Oulàh ! Que ne fais-je ! Moussah me retient et désigne la photo qu’il désire voir sans faute imprimée par moi à Kaboul pour lui passer à notre prochaine rencontre. Je reste médusé. La fille, de dos, mesure 3 millimètres sur la photo. «Putain, mais si tu veux du softcore, tu vas sur Internet, ou tu

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t’achètes un poster de Vanessa Demouy, je sais pas, mais là...» Mais ce n’est pas la question pour lui. Il a saisi une fille contre son gré, et souhaite en garder trace. Ses camarades approuvent, émoustillés par la potacherie. S’ils ne sont pas sensés ainsi prendre en vue une femme (le grand continent mystérieux pour eux, l’aventure, du Jules Vernes contemporain), il est également de la responsabilité de celle-ci de ne pas se laisser observer d’une quelconque manière, encore moins photographier. (C’est vrai ! Elle pourrait faire gaffe, à chaque seconde, qu’on ne la photographie pas en douce au zoom numérique à 100m ! C’est quand même pas compliqué, merde !). Ils pourront donc, avec cette photo, rire en souvenir de cette femme impudique. Imaginez, sur une plage azuréenne non naturiste, une femme ayant oublié son string et qui semblerait ne pas s’en être aperçue… Si vous aviez 12 ans et demi, une paire de testicules, deux camarades de même acabit à vos côtés et un appareil numérique, vous photographieriez en douce et en pouffant sous votre acné. Cela me fait cette impression ici, sauf que les pré-ados ont entre 21 et 30 ans, qu’en lieu de fille sans string, il s’agit d’une mère de famille voilée et qu’on ne saurait distinguer de ses compatriotes (à part son super top rayé). Et, encore une fois, j’ai mal pour eux. Comme quand ils se dévissent la nuque, lorsqu’en voiture, on dépasse une piétonne qui se cache le visage. Comme quand ils échangent des propos réprobateurs en en croisant une autre qui se cache moins. Comme quand ils ricanent nerveusement sur le passage d’une expatriée qui, privilège de l’étrangère, peut se contenter de 3 couches vestimentaires sous les 35°C de début juin à Kaboul. Comme quand on rentre de 15 jours de terrain, que le chauffeur m’invite pour un thé chez lui, et ne peut (ni apparemment ne pense à) embrasser sa femme qu’il a laissée sans nouvelles, mais se cantonne pour toute marque d’affection de lui signifier l’urgence de notre soif et qu’elle nous mène, vite fait, un jus de foin chaud. Comme quand, au même endroit, je constate qu’il n’est même pas d’endroit ni de moment où l’Afghan moyen (celui qui n’habite pas un palais d’influence architecturale pakistanaise, qu’il est de bon ton, pour ces incultes d’expats, de résumer sous le qualificatif de kitsch) puisse partager cinq minutes d’intimité avec sa femme. Et je ne pense à rien de pornographique. Simplement se dire bonjour, se donner l’accolade amoureuse. Matériellement, la possibilité, c’est dans la seule et unique pièce de la maison, où toute la famille dort, 1,5m²

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qui restent en angle mort de la fenêtre, et pendant que les enfants sont dehors, avant que le cousin passe en coup de vent pour un p’tit jus de foin chaud, ou que le grand-père fasse la sieste. À part ça, c’est beau de vivre tous sous le même toit et de ne pas parquer les vieux dans d’horribles maisons de retraite, comme dans notre société déshumanisée. De l’internationale perspicacité du gendarme Mercredi 3 mai 2006, Kaboul Behsud, Hazarajat, semaine dernière. Métro : c’est 3h de piste pour rejoindre un cul de vallée. Boulot : ce sont des rencontres à vocation analytique avec les paysans de ce cul de vallée, Dodo : c’est dans la salle commune de l’une des bases qui nous accueille, avec tous mes camarades (mâles) afghans. Donc, métro boulot dodo, en Hazarajat. Après nos 3h syndicales de piste, ce village semble parfait pour une ou deux interviews. En outre, la neige empêche de pénétrer plus avant dans le cul de vallée. Nous aurons donc à nous en contenter. Hop ! Au boulot ! Sautons de l’auto et au contact autochtone ! Comme dans chaque village du district que nous parcourons, à peine l’auto stoppée, un villageois, surgi de nulle part, s’approche du chauffeur pour une vibrante accolade. (L’accolade homosexuelle, seule dose de contact humain socialement présentable en public. Les embrassades mixtes, figurées dans les vidéoclips télévisés, sont élégamment censurées par un brouillage façon verre dépoli, et je parle bien d’embrassades non de baisers !!). D’un bout à l’autre du district, dont il est originaire, c’est-à-dire trois jours de route pour joindre un extrême à l’autre, des dizaines de sous vallées tangentes, dans quelque village que nous débarquions, le chauffeur a un pote. Impressionnant. Le pote du jour, tout sourire dans ses tatanes et le sac à patate qui nous sert à tous de futal, nous mène donc jusqu’à son village, puis jusqu’à sa maison, jusqu’à sa pièce, jusqu’à ses coussins, par contre c’est le thé qui vient à nous, jusqu’ ici la routine est parfaite. Déjà préalablement présents dans la pièce commune, deux gaillards : un barbu dont les deux incisives supérieures semblent avoir récemment quitté leur écrin gingival, son oeil droit scie du bois tandis que

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le gauche l’empile et un moustachu propret, rasé de frais, portant veston d’un bleu internationalement identifiable, certains traits que l’on croirait culturels sont des absolus : le profond bleu gendarme. La présence d’une jolie kalash de campagne assoupie sur le bord de la fenêtre, à 5m de son tuteur et à 1,5 de moi, ainsi que du pantalon assorti à la veste sur le même bord de la même fenêtre, confirme mes hypothèses quant au métier du bonhomme. Précisons que si le pantalon du gendarme n’est pas sur le gendarme, le gendarme n’en est pas pour autant en slibard : l’uniforme se porte ici par-dessus le vêtement civil. Peut-être pour symboliser que, sous la fonction, il reste citoyen ? Rêvons-y. Nous nous saluons, comme le veut l’usage. Dialogué et traduit littéralement, ça donne : [Arrivant, à la cantonade] - Salut, ça va ? Comment ça va ? La santé ça va ? Ça va bien ? Salut. [Présents, en canon] - Salut, comment ça va ? [Arrivant s’assoit, puis à Présent n°.1] - Salut, tu vas bien ? Ça va ? Tranquille ? La santé ça roule ? [Présent n°.1 à Arrivant] - Salut. Comment tu vas ? Tu vas bien ou quoi ? Ça biche ? [Arrivant à Présent 1] - Je vais bien, merci. Et toi, tu vas bien ? La santé, ça va ? Comment ça va ? [Présent 1 à Arrivant] - Je vais bien, merci. [Arrivant à Présent 2] - Et toi, comment tu vas ? Bien ? La santé ? Etc. Sympa, parfois un peu long quand il y a 4 arrivants et 5 présents. Tout ce petit monde se met à discuter, je prends l’air absorbé et hurle avec les loups quand cela me semble nécessaire, bien que je ne comprenne pas grand-chose du sujet débattu (sûrement une histoire de quelqu’un dont ils se demandent comment il va). Les deux précédemment présents ne semblent pas plus camarades que ça, âges différents, peu de paroles directes, simplement, ils partagent un thé au même endroit sans que je sache vraiment ni ce qu’ils foutent là, ni ce qu’ils attendent. Mais apparemment, ils attendent la même chose. Ou s’attendent-ils l’un l’autre ? Soudain, le gendarme, qui conserve l’expression grave de rigueur pour sa

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fonction, s’adresse à moi d’un air inspecteur à l’infaillible flair, genre je devine tout, rien qu’en voyant les visages : «Et toi, t’es d’où ? De Bamyan non ?» C’est la première fois qu’on me la sort celle-là ! Quelques-uns m’ont déjà flatté d’un «Tu as presque l’air afghan», mais personne ne s’y était encore trompé. Et c’est un gendarme qui inaugure. D’autres villageois débarquent, on discute, re-tournée de thés, puis, les plus respectables de l’assemblée nous invitent à déjeuner. En tant qu’européen indécemment riche, se faire payer à bouffer par un paysan afghan en loques est toujours plaisant. Nous acceptons donc, et les gendarmes (il y avait en fait 2 kalashs, le flegmatique pote du chauffeur est également homme d’armes) profitent du voyage pour bouffer également à l’oeil, ainsi que l’homme sans incisives supérieures. Nous déjeunons donc tous ensemble, d’un bouillon de potau-feu (avec les doigts, les Afghans y déploient des trésors d’ingéniosité). J’ai droit à une assiette individuelle, les autres mangent au plat. Tous partagent donc la nourriture tandis que la discussion se poursuit à bâtons rompus, maintenant que nous sommes tous des amis. Puis, vient l’heure du départ. Nous regagnons l’auto. Les flics demandent s’ils peuvent profiter du trajet. On me consulte formellement sur cette question, puis en route mauvaise troupe. L’homme sans incisives est également du voyage. Ils nous quittent le bazar atteint, 4h plus bas. Entre temps, nous avions d’autres zones à visiter professionnellement, tous se montrèrent patients à chaque halte forcée. Et tous trois descendent à l’hôtel, car nous n’allons pas plus loin, et qu’il est déjà 17h. Impossible de trouver un moyen de continuer leur route vers leur destination mystérieuse. Je demande alors à Reza, mon camarade interprète, qui était cet intriguant homme sans incisives. Il m’explique qu’il les a perdues la veille, lors d’une mauvaise rixe avec ses frères et ses cousins, qui sont tous maintenant à l’hôpital. «Les policiers l’ont donc attrapé et le mènent aux autorités judiciaires». Excellent. J’ai donc assisté à un théâtral coup de filet. Factuellement, l’appréhension du suspect : le policier va à pied dans le village du contrevenant, boire un thé. Il demande à un minot d’aller quérir le fauteur de troubles. Pendant ce temps, il dépose son encombrante kalash hors de sa propre portée, et quitte son sur-pantalon bleu. Il boit un autre thé. Le suspect arrive. Ils boivent un thé. Nous les rejoignons à ce moment et, ensemble, buvons un thé. Puis tous, nous déjeunons ensemble, flic et suspect dans la même assiette,

231


partageant pain et serviette. Puis nous partons, tous ensemble, en auto. (Qu’auraient-ils fait sans notre passage ? Rentrer à pied en 5 jours, main dans la main ?). Nous flânons méchamment en route. Lors de chaque pause, chacun vaque à droite à gauche, sans surveillance aucune, puis enfin, nous arrivons à leur destination. Ils descendent tous à l’hôtel du bazar pour finir la route demain. Si ce n’est pas de la cordialité policière.

Discrète présence américaine Samedi 22 avril 2006, Kaboul Flash-back de 15 jours : route aller vers Behsud. Ça bouchonne dur à la sortie de Kaboul, sur le périph si vous voulez. C’est habituel. Les Afghans sont capables de créer un bouchon de 500m avec trois voitures. Il suffit qu’elles se bloquent l’une l’autre et la troisième au milieu d’un carrefour. Puis il s’agit, au lieu de reculer et de se désengager du maelström de métal tant qu’il en est temps, de s’apostropher le temps que d’autres autos se positionnent judicieusement pour empêcher que quiconque ne se dégage. Bref. Pourtant aujourd’hui c’est autre chose. Nous sommes sur le carrefour, dégagé, et néanmoins notre avancement est empêché. Soudain en trombe: un semi blindé d’une jolie couleur «desert storm». Suivi de près par une Jeep, surmontée d’une mitrailleuse genre grosse, d’une jolie couleur «restore hope». Puis un autre semi mystérieux, puis une jeep jumelle de la précédente... Répétez la séquence 12 fois : convoi américain. C’est pourquoi la vile circulation locale, dense en ce matin de marché, est priée de laisser circuler. Une fois le convoi passé, le chauffeur leur emboîte le pas en trombe. C’est aussi notre route (la route de Kandahar, pour ceux qui s’intéressent à la géo-politique religieuse). Et celle de plein d’Afghans aussi, qui talonnent comme nous la Jeep blindée de queue. Le bidasse, juché dessus, nous surveille paternellement, et quand un coquin s’approche à moins de 15 mètres de son auto ( je pense qu’il avait des petits pointillés sur les lunettes pour déterminer avec précision le dépassement de ce seuil), il braque sa grosse mitrailleuse sur l’un des pneus avant. Son visage à demi masqué par son casque et ses grosses lunettes superclasses, impossible de savoir s’il déconne ou pas. Quand c’est notre tour de jouer à «attention je te braque», le chauffeur mettant un coup

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sur le champignon pour prendre la tangente vers une station-pétrole, il me semble néanmoins déceler qu’il prend à coeur de bien faire son travail, ce qui m’effraie quelque peu. Nous sommes tous des imposteurs, celui qui ne le sait pas ou croit le contraire, me parait toujours dangereux. Après la pause essence, on se retrouve rapidement à nouveau au cul de la jeep, avec toute la circulation afghane du jour, bloquée par l’allure tranquille du convoi US qui finalement fait une petite halte. Au milieu de la route. Avec toujours les Afghans qui s’acharnent à accumuler leurs autos dans la file d’attente, vu qu’ils vont travailler, ou au marché, des trucs comme ça qui servent à rien par rapport à l’armée. Donc, on attend que les Forces de Paix veuillent débloquer la route. Après 15 minutes, on se doute que ce n’est pas un arrêt pipi. Un civil sort d’une jeep bloquée elle aussi, s’approche du premier bidasse venu, et parlemente (les Afghans ne s’y aventurent pas : le bidasse a la braquette facile). À en juger par la façon dont il porte la chemise rentrée dans le pantalon, il est compatriote des Américains. Il obtient donc laissez-passer et double, tranquillement, tout le convoi. Nous attendrons encore 30 minutes, pour finalement se voir proposer, du bout de la mitraillette, de descendre dans le fossé, et de contourner le convoi à une distance de sécurité (pour nous) de 30 mètres. Heureusement que notre minibus est 4x4. Ceux qui ne le sont pas s’embourbent et autres ennuis. Et heureusement qu’ils sont là les militaires. Sans eux, à ne côtoyer que des Afghans au quotidien, on en oublierait que c’est dangereux quand même ce pays.

L’appel du large... temps de lever les voiles Jeudi 20 avril 2006, Kaboul Et voilà... Enfin, samedi, je repars à l’aventure. Kaboul c’est bien sympa mais bonjour l’encroûte, et les grands baroudeurs, comme moi, on n’en est pas capables, tu vois. On ne choisit pas son totem, et moi j’y peux rien si je suis un gaipart, un laïonne, un terrible félin sans attaches matérielles qui parcoure la terre sans répit, tu vois. Eh ouais. À la limite, je t’envie, toi qui as su choisir une vie simple, à l’abri de l’aventure, des rencontres vraiment très intéressantes, des paysages vraiment très grandioses pour le bonheur des yeux, tu vois. Et du

233


coeur aussi, mec. Donc moi même, le voyageur sans répit, le taïgueure, je pars samedi à 4h30 de là, pour une semaine d’aventure solitaire avec mon traducteur et mon chauffeur, payés par la boîte. Je vais vivre parmi les gens, humblement, comme eux, pour faire des vraies rencontres avec l’âme, donc je serai hébergé par une autre boîte, pour vivre l’aventure sans limites dans une guest house avec garde, cuisinier et technicien de surface. C’est ça d’être un expat dans un pays de malade, tu vois. La vraie life, man. Mais rassure-toi, je continuerai à égayer ta vie avec mes super mails d’aventure de malade, car je pars à l’aventure sans attaches matérielles avec mon ordinateur portable. J’espère qu’y auront Internet ces bouseux sinon je rentre vite fait à Kaboul faut pas se foutre de la gueule du laïonne. PS. Si tu me crois pas que je suis un aventurier admirable, regarde la télé, et crois-la sur ce qu’elle montre de l’Afghanistan. Après tu sauras la vérité de la télé. Déjà que l’Afghanistan, c’est vachement loin, que les gens y sont pas pareils que nous, que y sont vachement dangereux, rapport aux mollahs tout ça, et que les roquettes pleuvent. Comme dans les livres Samedi 1er avril 2006, Kaboul Sur la route Kaboul - Bamyan, au milieu des dix heures de cahots, entre deux nids de poule d’un diamètre de deux mètres, un attroupement de badauds exceptionnellement dense. On s’y fraye voie à coups de klaxons, sans décélérer, comme d’habitude à la dégonfle (en général, entre piétons+mulets et notre van4x4, on l’emporte haut la main), pour apercevoir furtivement l’attraction qui aimante cette mini foule : deux blancs montés sur bicyclettes. Avec sacoches, chapeaux et blousons Quechua, l’hallu pour l’Afghan provincial moyen. Puis pause déjeuner. Cependant, les cyclistes nous repassent devant puisque, après 10 minutes, les revoilà devant nous, cette fois en plein effort et il en faut, pour rallier Kaboul à Bamyan à la force du mollet, remarquons-nous dans le confort de notre van avec chauffeur. Même un grain de folie inconsciente, plus des tripes et l’esprit aventureux. Mais n’est-ce pas la parfaite définition de l’excellence française ? Pour nous en assurer, je tente, une fois parvenus à leur niveau, une subtile référence culturelle : « Allez Richard Virenque ! ». Nos deux moulineurs se retournent, et, entre deux souffles courts, brille, dans leurs yeux fiers et humbles, une lueur compatriote. Comme nous l’avions parié à

234


nos Afghans, ces deux cinglés ne pouvaient être que français. Après nous être enquis de leur santé mentale, et de leur destination et de leur bon approvisionnement en clopes (générosité facile : le paquet de tiges est à 20 centimes), nous les laissons dans le nuage de poussière de notre automobile. 8 jours plus tard, 6 heures d’auto et un total de 3000m de dénivelé plus loin, je parcours Yakawlang de long en large pour sauver le monde, quand au loin qu’aperçois-je ? Notre couple à 2 roues chacun, sensés avoir à Bamyan atteint leur honorable objectif. Salutations, reconnaissance, quelques éclats de voix, grossièretés bien senties et jurons subtils, nos salamaleks à nous, puis ils avouent peiner. Ont passé deux nuits au col du Shibartu (« chie partout », excellent moyen mnémotechnique), 3300m, neige, bloqués car lui malade et tous deux un poil à bout. Quand elle confie, dans un souffle, que cette p*tain de route, c’est quand même la plus dure qu’on aie faite depuis Nantes, je marque un temps d’arrêt. N’avaient-ils pas dit, lors de notre première rencontre, arriver de Kaboul et viser Bamyan ? Si, bien sûr, c’était alors l’étape en cours, quelque part entre leur kilomètre 16000 et 17000. Encore plus français que nous ne l’avions cru. Ils ont enfourché bécane en mars de 2005, région nantaise, direction vaguement l’Inde, sous les quolibets des locaux imbibés du meilleur gros plant car ils ne s’étaient jusqu’alors que peu aventurés hors de Vendée et n’avaient jamais pédalé plus que ma grand-mère. Réalisant leur degré de folie, je les prends immédiatement dans une sympathie 100 bornes (huhu) et les invite pour une nuitée tout confort à Yakawlang, à la guest house de l’ONG où je suis moi-même descendu. Et voilà, Lily et Seb ont partagé quelques jours de leur périple avec nous, pour une fois immobiles. Puis ils ont repris leur route en espérant en avoir encore pour 18 mois minimum à tirer avec leur cagnotte. Tout ça sans être (au départ) ni sportifs, ni voyageurs, ni sponsorisés, ni érudits de culture centrasiatique, ni polyglottes, ni pétés de thunes, juste un couple normal. Elle, à chaque fois, qu’il sort fumer une clope : « Dis donc, tu vas encore fumer toi ? Rrahlala mais c’est pas vrai ça », lui après chaque repas : « Bon, bain t’as pu qu’à faire la vaisselle, HAHAHA ! », et à s’engueuler gentiment, et à râler devant le prochain col à 3500 « pff… encore un col » comme des gosses devant une plâtrée d’épinards. Les vrais, les purs, LES voyageurs. Un coucou, Sébastien, Aurélie, si vous lisez ces lignes, et, sans prétention, toute mon admiration. Continuez à fumer. De tout cœur, je vous souhaite que la route soit encore longue et difficile.

235



Carnet

de campagne

4

du soldat Anicet Canus au 150 R.I.

D

ébut décembre, avant-dernière partie des carnets de campagne… J’aurais voulu pouvoir offrir à mon père ce travail que mon fils et moi avions commencé avec lui. Mais maintenant qu’il n’est plus, nous nous

resserrons autour de la retranscription, tous les quatre, maman qui choisit les documents pour l’illustrer, mon fils qui les photographie, Hervé mon frère qui, discrètement mais sûrement, me soutient. Je voudrais remercier Pierre qui, aussi amicalement que «paternellement», m’aide dans le déchiffrage parfois difficile des carnets vieillis. Il m’a conduite bien au-delà de ce que j’avais entrepris dans mes recherches. Son père était né la même année que mon grand-père et, en consultant tous nos documents respectifs, Pierre a découvert qu’ils s’étaient trouvés très près l’un de l’autre lors des combats, à certaines périodes. Arrivée presqu’au terme de la lecture de ces carnets dans lesquels l’horreur de la guerre est plus suggérée que décrite, je me dis que tous ces textes ne sont malheureusement que des témoignages terrifiants, car jamais ils ne réussiront à changer la nature des hommes. Christine Bonamour

237


Dimanche

10

février

18-

P.C.

vers forêt de Facq le 2 mars soir.

Schwaeble. Le temps se maintient beau depuis une huitaine. Et toujours rien

6 mars 18- De retour camp de Schwaeble

de nouveau sur le front. On s’observe.

depuis le 3 à une heure de l’après-

Lequel commencera. On a l’impression

midi.

que l’assaillant sera le dindon et

Impressions

qu’il

l’artillerie s’amuse plus dans le secteur

est

préférable

d’attendre

au

retour.

D’abord

l’adversaire : on s’attend. Ce matin

qu’avant mon départ.

deux déserteurs dans notre secteur,

Hier même nous avons eu plus de 100

soi-disant polonais.

obus

J’ai presque honte de noter en souvenir

d’une prochaine offensive boche ou

l’incident au cours de leur réception

de l’énervement de la part de ces

par le Lieutenant T. -La guerre fait

messieurs?

commettre de bien tristes choses-

Ensuite, malgré toute ma résignation,

On commence à parler de descendre

je me serais bien passé de revenir au

en repos dans une quinzaine environ,

150. La vie civile me plairait beaucoup

sans doute à Bois l’Evêque. Aurai-

mieux.

toxiques

!

Est-ce

en

raison

je le temps d’aller en perm avant la Jeudi 14 mars 1918- Toujours Forêt

fermeture des portes? A

l’intérieur

en

ce

moment

grand

de

Facq.

L’offensive

boche

tant

tintamarre autour du procès Bolo. Ce

attendue ne se manifeste pas encore.

serait un modeste poilu. On l’aurait

En attendant leurs avions attaquent

fusillé trois fois pour une. Et pourquoi

sérieusement Paris : Gustave Hervé de

cette différence?

«La Victoire» trouve que maintenant Paris ne doit plus être jaloux de

Le 16-2-18- Hier bombardement aérien

Londres.

de Dieulouard. Biron est sérieusement

Hutin de «L’écho de Paris» prête à

blessé. Ce soir recommencement de

M. Clemenceau l’intention de citer à

cette comédie.

l’armée le régiment des pompiers de

D’un

autre

côté

Marcel

Paris ! Je plains ces pauvres Parisiens 18

février

18-

Embarquement

Départ à

en

perm.

surtout que j’y ai des attaches,-mais

Belleville.

diable qu’on ne nous en fasse pas

Débarquement à Void. Départ pour

un tel plat, on meurt tous les jours

Paris le 22 soir. Arrivée à Paris le 23

sur le front- bien plus simplement-

matin et retour pour Void le 27 matin.

et on plaint à peine les veuves et les

Arrivée dans la nuit suivante. Retour

orphelins.

238


Dimanche 17 mars 18- On parle de

Paris avec une pièce à longue portée

relève, on irait au repos vers Meaux

tirant donc à

(tuyaux !).

réellement prodigieux. Chez

Vendredi

22

mars

18-

Pas

de

confirmation. Les

boches

nous,

plus de 120 km. C’est hier

bombardement

à

gaz qui amoche l’Etat Major du 2ème bataillon.

ont

commencé

hier

la

danse sur 80 km du front anglais. Leur

Mardi 26 mars 18- Les boches ont

communiqué n’a pas l’air enthousiaste

réellement crevé le front anglais et

du tout. Chez nous, depuis cette

avancé d’au moins 30 km. Les Anglais

après-midi réduction du taux des perm

se replient sur les positions de 1916.

qui passe de 13 à 5% !

Nous tenons maintenant aussi une

C’est le commencement. Les boches

partie de ce front vers Noyon. Notre

attaqueront probablement sous peu

commandement voit la situation sous

en

un beau jour (et pourtant).

Champagne.

Ce

sera

dommage

de quitter notre forêt de Facq. Les

En

feuilles commencent à pousser.

sommes toujours dans la Forêt de Facq.

attendant,

nous

autres,

nous

A quand notre tour ? Samedi

23

mars-

Rien

de

neuf.

L’offensive boche sur les Anglais a

Vendredi 29 mars 1918- Les boches ont

l’air d’être un four malgré les 16 000

avancé d’environ 60 km sur le nord.

prisonniers et les 200 canons qu’ils

Aujourd’hui ils récapitulent 70 000

annoncent.

prisonniers et 1 100 canons. C’est une

Ici coup de main dans la soirée par

affaire pour eux. Mais ce n’est pas

nos voisins de Nomeny. Cela a quelque

encore la fin pour cela.

peu agité le secteur. J’aurais préféré que cela se passe la nuit puisque je

Samedi

30

mars-

n’entends jamais rien quand je dors.

changement dans la situation. Mais

Pas

trop

de

notre dernier communiqué annonce Dimanche 24 mars 1918- Les boches

une attaque boche en cours sur 40 km,

annoncent 25 000 prisonniers anglais.

de Nareuil à Lassigny. Les boches ce

Leur avance paraît sérieuse allant bien

soir annoncent une petite progression

jusqu’à 20 km ! Ce serait donc vraiment

de nuit. Attendons demain. Auront-ils

le grand coup qu’ils tentent… Je doute

Amiens ?

qu’ils réussissent.

de

Une nouveauté. Hier ils ont bombardé

régiment, son cours dissout.

239

triste

Grande nouvelle : Schmitt, mémoire,

reviendrait

au


Bombardement de Paris à longue portée

constate l’abandon du pays par les

continue, un obus crève une église,

boches. Elle

fait 90 blessés et 75 tués !

le pays. C’est du reste la même chose

n’en trouve que 2 dans

qu’en face de nous. Pâques 31 mars 1918- L’avance boche semble arrêtée.

Lundi 20 mai 1918- La nuit dernière,

Aujourd’hui soir, bombardement de

départ du 2ème bataillon du secteur

notre P.C. Deux rafales à ½ heure

vers le repos. Le 3ème suit cette nuit

d’intervalle vers les 5h du soir. Assez

et le 1er la nuit de mardi à mercredi

près de notre baraque qui a quelques

avec le commandant R., y compris Bibi :

vitres

adieu Forêt de Facq. On va à Blénod-

traversées

ainsi

que

ses

planches et ma chaise. Nous délogeons

lès-Toul.

et installons notre P.C. en sape. Lundi 27 mai 1918- Je suis allé passer Mardi 9 avril 1918- Nous voici en sape

la journée d’hier à Void. Voyage à

depuis Pâques. Notre camp est arrosé

bicyclette. Cela remet un peu de bonne

de temps en temps. Ce n’est plus le

volonté dans le cœur. Mais bon Dieu

coin tranquille des temps derniers. Il y

qu’il ferait donc bon vivre chez soi !

a des tués, des blessés. Mieux vaut se

Lettre de grand-mère au sujet maladie

garer. Malheureusement, notre gourbi

de Georges. Encore bien de la tristesse

est si bien construit que les poutres

en perspective.

fléchissent

et craquent ! Il paraît

Communiqué du soir. L’offensive boche

qu’on s’y attendait ! Nous aurions été

est déclenchée entre Reims et forêt de

écrabouillés que les autorités n’en

Pinon. Nous partons demain.

auraient pas été très étonnées ! 30 Vendredi 19 avril 1918- R.A.S. A part

mai

1918-

Champlat.

Situation

quelque peu ténébreuse.

voir la brume à 1 mètre. Lundi 3 juin 1918- Forêt Boursault. Samedi 11 mai 1918- (Camp Schwaeble).

Le 30 mai au soir descendu au C.C. à

On parle de relève pour la semaine

Belval. Passé nuit à Belval.

prochaine. C’est moche. Cependant

Le 31 mai matin parti camper près de

depuis 6 semaines que nous sommes

Grand Pré.

enterrés, c’est malsain.

Le 31 soir quitté le bivouac de Grand

Un B.R. de l’armée signale qu’une

Pré pour passer la Marne. Cantonné à

reconnaissance

Moussy. Bombardement par avions en

dans

Apremont

240


passant à Epernay. Passé la nuit du

parle de relève pour le 25 ou 26 (!)

1

Notre patelin n’est pas trop mauvais

er

juin au 2 à Moussy. Le 2 juin matin

on vient bivouaquer dans la forêt de

seulement quelques petits obus.

Boursault. Lundi 1er juillet 1918- Le 29 à 11 h du Mardi 4 juin 1918- Voyage de la forêt

soir alerte pour tout le monde. Ordre

de

de nous porter avec notre voiture au

Boursault

seulement

avec

pour

notre

venir

fourgon

cantonner

à

delà de la Marne. Marche fatigante

Belval!! En résumé nous sommes partis

de 0h50 à 6h30 jusqu’au TR.

forêt

de Belval le 31 mai pour y revenir le 4

d’Epernay.

juin afin d’avoir l’agrément de faire

A midi le 30 ordre de revenir au point

une quarantaine de kilomètres!

de départ. Et voilà l’excercice d’alerte terminé! Beautés du métier.

Lundi

10 juin

1918-

Belval.

12

juillet

Le communiqué

1918-

P.C.

ce matin nous

retiré

dans

apprend

forêt

Hte

les ont

que boches

Charmoise

attaqué

depuis

3

entre Noyon et

jours. A noter

Montdidier

en

les 2 nuits des

direction

de

8 et 9 passées

Paris. Leur attaque a l’air de n’avoir pas

au P.C. avec notre fourgon à bras!! On

réussi. Un peu d’avance et beaucoup

verra tout à la guerre.

de résistance de notre part. Ce sont des Français qui étaient là. Ça se voit.

17-7-18- Forêt d’Epernay.

En attendant nous sommes encore en

14 juillet assez bien fêté. Le soir à minuit

secteur ce qui nous dispense d’aller

déclenchement de la «valse du feu»

vers le nouveau front d’attaque.

des boches! Tableau. Heureusement qu’on s’y attendait un peu . Mais bon

Mardi 18 juin 1918- Nuit du 17 au 18

Dieu quel chahut… Pour en être sorti

à 1h et demie départ pour le nouveau

il faut réellement être né veinard. Le

P.C. à Orcourt.

15 à 9h j’ai quitté le secteur avec mon outil sauvé je ne sais comment.

Dimanche 23 juin 1918- Orcourt. On

241


2

Dommartemont le mercredi 21 août

CI pour Villers-au-bois en attendant

1918 nous quittons ce gentil pays pour

le retour du régiment. L’offensive

monter en secteur. P.C. à Champenoux.

boche sur notre coin est arrêtée et il

Secteur tranquille. Ici c’était chic.

paraît que de l’autre côté de la pointe

Beau temps. Nancy à nos pieds. Que

entre Soissons et Château-Thierry les

nous avons vu bombarder par avions

Franco-Américains ont déclenché une

qui y allument des incendies.

18 juillet 18- Quitté le bivouac du

belle attaque avec succès. 23 août 1918- Champenoux. Secteur Dimanche 4 août 1918- Vincey (Vosges).

calme. Installation convenable.

J’ai la veine ici de me trouver avec mon

Souhaitons y rester longtemps. Hier le

frangin. Un morceau de la famille!

1er bataillon nous quitte.

Petit pays pas mal, mais il y a mieux Champenoux 27 août 18- Champenoux

c’est plus cher sans doute…

devait être avant la guerre un joli Mardi 15 août 18- Vincey. Nous quittons

village. Il n’en reste que des tas de

le pays le 17 paraît-il pour un secteur

ruines:

du côté de Mesnil.

encore mais si peu. Des pans de murs,

quelques

maisons

tiennent

beaucoup. L’église est terriblement

242


mutilée et ne se distingue que par la

Lundi

hauteur de son squelette…Il a dû

Secteur toujours calme. Depuis une

faire bon vivre ici. Joli village sur la

huitaine j’ai appris la préparation

grande route de Nancy. Prairies et bois

d’une attaque américaine sur le front

si près, des vergers! Et maintenant

lorrain. Vont-ils délivrer mes ruines? Je

c’est bien triste. Cela me fait voir en

comptais.

songe mon joyeux Apremont. 29 août 18- Hier deux civiles sont venues visiter leurs maisons. L’une a bu un litre avec les poilus et fumé avec eux. Je ne veux pas croire que cela soit un vestige d’avant-guerre. Le pays est trop gentil pour avoir appartenu à de ces gens. Il faut dire que les civils sont partis d’ici il y a seulement 6 mois. C’est triste chose que la guerre!

243

9

7bre

1918-

Champenoux.



Chronique

du temps des murs

5

Alger Teheran kaboul ... Le maître des gosses Olivier THIRION

J

’ai fait un cauchemar cette nuit. Mes cheveux étaient blancs comme un champ de neige. Ma peau comme un parchemin. Mes doigts recourbés parcourus d’irrépressibles tremblements.

Depuis ce matin je ne suis pas sorti, mal à la tête, honte d’être vivant? Face au miroir, mes yeux, entourés de mille rides, occultés par un voile visqueux reflètent la peur et l’incompréhension. Une seule nuit ou une seule vie pour parvenir à ça ? Tout a commencé tout à l’heure. Tout a commencé hier. Tout a commencé il y a des années ? Quand je suis arrivé dans cette ville. Je suis le seul blanc du quartier. J’enseigne à des tas de petits de toutes les autres couleurs. Je combats les idées de mort, je milite pour le droit à la couleur, ou à l’absence de couleur. Personne ne me prend au sérieux, je le vois bien. Les parents me tolèrent dans le cadre de l’école. Je n’ai pas d’ami ici. Personne ne me parle mais personne ne m’agresse. On me traite comme un gamin, un invité à qui on passe des choses parce qu’il est étranger. Aujourd’hui il y a la guerre. Personne ne le dit. Personne ne la nomme ainsi. On parle d’incident. On dit que ça va s’arranger. Je sais bien que non. Hier matin, alors que j’allais quitter mon petit appartement pour me rendre à l’école, trois mères, trois formes noires, se sont présentées à l’entrée. Elles habitent le même immeuble que moi. La lumière vacillait au matin. L’orage s’apprêtait à frapper aux fenêtres. Elles sont entrées, « Juste pour un moment, c’est important », elles m’ont suivi, elles m’ont demandé du café. Elles parlaient toutes à la fois, je ne comprenais pas, leur attitude était différente des autres jours. A l’extérieur j’ai entendu des déflagrations. La plus vieille a dit : « C’est l’orage ». Elles riaient et, l’instant d’après, je lisais sur le visage de la plus jeune, la terreur. Je ne savais que penser. Et puis trois femmes avec un homme…

245


J’ai

dit :

« Faut

que

j’y

aille

à

guettait quelque chose ou quelqu’un.

présent…».

Dans mon impasse, il y a du jasmin. Le

Elles ont dit : « Non, à quoi ça sert de

soir, j’ouvre les fenêtres pour voler un

se précipiter, l’école où tu enseignes

peu de fraîcheur à la ville et l’odeur du

est fermée depuis hier, les rues ne

jasmin m’assaille.

sont pas tranquilles ».

Les

J’ai dit : « Mais les enfants ? »

maisons sont ouvertes, tout le monde

« Ils ne viendront pas à l’école »,

entre et sort.

qu’elles ont dit.

Dans les cours recluses, les enfants

Je

connaissais

leurs

noms :

Nada,

aux

jardins

yeux

sont

baissés

des

jungles,

deviennent

les

des

Sama, Samira.

jeunes filles ou des hommes. Victime

« T’as toujours été gentil avec les

ou oppresseur.

enfants, c’est pas comme les autres

L’atmosphère était bizarre.

maîtres, ceux qu’étaient là avant,

Les

tu leur dis qu’il faut s’aider les uns

explosions. Je savais depuis le début

les autres, qu’il faut accepter les

que l’orage n’y était pour rien.

différences… Ici la rue elle est comme

Comme, une fois de plus, je me levais

elle est. Nous, on sort rarement de la

pour partir :

maison. Les hommes gardent un œil sur

« On a un secret à te dire. »

les femmes. »

Elles étaient passées au tutoiement.

« Ils n’aimeraient peut-être pas que

Elles se sont consultées du regard. Je

vous soyez chez moi alors. »

ne comprenais pas. Elles ont ouvert

« Ils sont partis, ils ne sont plus

leur voile… détaché leurs cheveux…

là, la ville est peuplée de femmes et

ma confusion était telle que j’ai éclaté

d’enfants

trois

de rire. Elles m’ont dit : « Nous avons

tournaient sur elles-mêmes. Comme

toutes choisi un amour. C’est le secret

des toupies nerveuses et impatientes.

des femmes. »

Nada avait les lèvres qui tremblaient.

Dehors,

La voix de Samira était tendue.

Elles m’ont raconté leur vie de femme,

« Tu ne connais pas bien nos coutumes.

leur vie d’amante. Je ne pensais plus à

Il y a une loi non écrite ici, ce qui se

partir. Pourquoi dire ça à un homme ? Un

fait et ne se dit pas, on est libre, plus

blanc, un chrétien ? Elles racontaient

libre que les femmes blanches, mais ça

l’amour défendu, elles racontaient la

se voit pas… »

conspiration des femmes, l’intensité

Sama était à la fenêtre, elle regardait

du goût du danger. Le désir.

l’impasse devant chez moi comme si elle

Je me suis débattu, j’étais un étranger,

maintenant. »

Les

246

déflagrations

le

répondaient

tonnerre

a

aux

explosé.


leur attitude était à l’opposé de tout

entendu un coup de feu. On a pensé :

le conditionnement lié à leur culture.

« Le maître des gosses » Tu allais

A l’opposé de toute mon expérience de

sortir et passer par là, tu passes tous

ce pays. A l’opposé de ce que je croyais

les jours. On a pas réfléchi, on a couru,

savoir.

on est monté. Que te dire ? Et puis t’es

J’ai eu soudain envie de casser cette

un homme, on a trouvé le seul moyen de

complicité

étais-

te faire tenir en place, sans t’affoler,

je pour entendre et partager leurs

sans rien te dire. Il fallait te garder

secrets ?

ici, te protéger, te retenir le temps

Je me suis levé, j’ai pris mon blouson.

que le barrage disparaisse…»

Il fallait que je parte, je devais

Voilà les cheveux blancs, c’est sûrement

partir, c’était vital, avant de sombrer.

la peur, ou bien alors la honte, ou bien

Elles n’avaient plus de recours.

encore le deuil… Le deuil… mais de

Elles m’ont demandé une minute, juste

quoi ?

une minute…

Je me regarde, je ne suis plus le même.

Nada a noué un foulard autour de ses

Trop fort, trop vite… La force de ces

cheveux et elle est sortie.

femmes.

« Il faut attendre qu’elle revienne,

Elles m’ont fait sentir combien je

a murmuré Samira, il faut absolument

n’étais qu’un homme et, en même

attendre qu’elle revienne.»

temps, elles m’ont ouvert la porte de

Elle est reparue au bout d’un moment,

leur secret. J’ai vu que je n’étais pas

essoufflée… elle a crié :

d’ici, elles m’ont sauvé la vie. Elles ont

« Ça y est, ils sont partis. »

ouvert une faille en moi.

Sana s’est sentie mal, vite elles ont

Elles

remis leur stricte tenue, elles m’ont

damné…

pris les mains, chacune leur tour, riant

« Comme

et pleurant à la fois…

trouvé le seul moyen de te faire tenir

Sama a raconté d’une voix blanche :

tranquille… ! »

« Ce matin, il y avait un barrage

Si la guerre continue, je partirai.

de miliciens dans la rue au bout de

Un homme…vivant.

l’impasse.

Ce soir, en écrivant ces lignes… j’ai

en

hors

Une

cagoule…

nature.

dizaine Ils

Qui

d’hommes

arrêtaient

les

m’ont

mille ans !

chrétiens, ils les cherchaient partout. « Morts aux croisés », qu’ils disaient. Ils en ont pris un, ils l’ont entraîné derrière le mur du cimetière, on a

247

tu

sauvé es

un

et

elles

homme,

m’ont on

a



Les Refusés

se présentent

...

JEAN-CLAUDE BAUDROUX J’écris parce que c’est comme ça, depuis que je suis tout petit, des histoires qui viennent, des phrases qui commencent et que je ne peux pas abandonner, toutes seules, au milieu du gué, alors je les termine, je les recommence, j’essaie de les plier à mes envies, à mes caprices, j’essaie d’en faire des moments, des ambiances, j’essaie de les faire ressembler à la vérité que les gens disent ou que les gens vivent, et ça fait au bout du compte, une quarantaine de livres publiés, une quarantaine d’histoires dépliées que je ne connaissais même pas avant que les premières phrases commencent à se dérouler.

RÉGIS BELLOEIL 32 ans, est influencé par des écrivains décédés tels que Dostoïevsky, Hamsun, Céline, Bukowski et Selby. Il pense que la littérature elle-même est morte. Il est malgré tout l’auteur d’un roman (Trop loin, trop tard), d’un recueil de nouvelles (Simple comme l’enfer) et d’un recueil de poèmes (Le long rêve du mort), disponibles sur http://www.manuscrit.com. Il collabore régulièrement au poézine Traction-Brabant de son ami Patrice Maltaverne pour tenter de ressusciter le cadavre (http://traction-brabant.blogspot.com).

ESTELLE BEUGIN née en 1973. Artisante de scène. Comédienne. Clown de théâtre et de cirque. En voyage entre planche, écriture, photographie et dessin.

249


FRÉDÉRIC BLANC J’ai 38 ans. Célibataire et sans enfant, je travaille actuellement comme secrétaire administratif. Cependant, je suis ethnologue, diplômé de l’Université Lyon II. J’ai réalisé plusieurs études sur des migrants de la région lyonnaise, leurs parcours, à partir notamment d’entretiens, de récits de vie ou de mini récits de vie. Issu d’un milieu enseignant (ma mère était institutrice puis professeur d’école, mon père instituteur et secrétaire de mairie puis professeur agrégé d’histoire), j’ai passé une grande partie de mon enfance dans un village des Monts du Lyonnais, au coeur d’une région surnommée «la Vendée lyonnaise», village dans lequel mes parents étaient les deux enseignants de l’école communale. Plus tard, j’ai vécu à Vénissieux (banlieue de Lyon) puis à Lyon même. J’ai également moi-même enseigné l’histoire par le passé. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire d’un ami enseignant d’histoire que j’ai obtenu les coordonnées de la revue «Les Refusés».

VERO BLANCHOT C’est une sourileuse Une marieuse de techniques Cultivant la surprise Là, sur la photo Elle pose avec son fils Ces élèves sont en vacances Elle, a gardé sa blouse On y devine Des traces de pinceau Des histoires palimpsestes Des impressions d’ailleurs...

Isabelle Millerand

250


PATRICK BOURGEOIS Les écrits actuels. 13 Romans à suite avec un même personnage (Polar fantastique) 1 Roman 1 Recueil de 20 nouvelles et scénarios de courts métrages (Fantastique) Un

feuilleton

radiophonique

de

150

épisodes

(pour

l’instant)

Calembourgeois » (Humoristique) 1 Recueil de nouvelles longues fantastiques et horrifiques. Plusieurs textes de chansons. La mise en scénario d’une dizaine de nouvelles. Actifs. Metteur en scène théâtre et spectacle musical Réalisateur de plusieurs courts métrages Réalisateur d’un moyen métrage Réalisateur de plusieurs rallyes automobiles Réalisateur de spectacles musicaux, pièces de théâtres, et clips Monteur d’une centaine de magazines et documentaires Infographie Compositeur de plusieurs dizaines de courts et documentaires. Cadreur de plusieurs dizaines de courts et documentaires.

251

« Le


“Y a pas de soucis patronne !” JULIEN CLAUDE Si je vous dis ... Qu’il ne faut pas d’espace après une ouverture de guillemet et pas d’espace avant la fermeture ... Que ce n’est pas parce que la touche “espace” est plus grosse que les autres qu’il faut s’en donner à coeur joie dessus ... Que ce n’est pas la taille qui compte : essayez d’appuyer sur “Enter”... Que pour faire un retrait, une simple ET UNIQUE pression sur la touche “Tabulation” suffit plutôt que de copiner frénétiquement de nouveau avec “Espace”... Que le

rouge et le bleu ne font pas partie de la

gamme chromatique en impression noir et blanc. Que rajouter 10 lignes vierges avant ou après un texte ça ne sert à rien mis à part montrer que oui votre clavier a bien une touche “Enter” lui aussi ... Que, NON ! la Comic Sans MS ce n’est pas joli ! Enfin pour finir, quand on dit date butoir le 15 ça veut pas dire le 16 ... Vous voyez qui je suis ? Non ? mais faites-en bon usage. www.claudeine.com

PHILIPPE FLESCH Premières années toutes entières passées dans le seul et unique espoir de devenir thuriféraire, espoir déçu qui le détourna définitivement de la chose religieuse. S’inventa alors une mystique personnelle dont aujourd’hui encore il abuse comme d’un vin délicieux. Rencontres au fil des pages avec des poètes magnifiques dont les silences l’obsèdent. La musique guide sa main qui trace, des images en naissent qu’il abandonne.

252


“Le Bourgogne, ça aide…” EVELYNE KUHN Un dimanche après-midi d’avril 2005, Olivier et moi, nous déambulons dans les rues de Dijon pour éliminer les effets de trop de Bourgogne ingurgité chez des amis communs. La conversation dérive spontanément vers notre goût commun pour l’écriture. Je lui propose un projet que j’ai en tête depuis longtemps : la création d’une coopérative d’auteurs autoédités. Lui me rétorque : «Et si nous faisions une revue ?». Après m’être assurée qu’il n’envisage pas de concurrencer le Crazy Horse, j’adhère avec enthousiasme à sa proposition. «Les Refusés» ? C’est Olivier qui en a l’idée ; un clin d’œil au Salon des Refusés qui cadre bien avec notre projet. «Refuser» : ce verbe, que l’on peut conjuguer avec les deux auxiliaires, nous convient parfaitement. Donner la parole aux refusés de l’édition, aux refusés de la vie et aux refusants. Les débuts sont laborieux. Et puis viennent les rencontres, parfois fortuites, avec des auteurs, des dessinateurs, des peintres. La plupart compte désormais parmi nos amis. La rencontre avec Julien est déterminante ; sans ses compétences professionnelles en infographie et son dévouement, la maquette de la revue serait très certainement restée dans un tiroir. Je ne peux conclure sans remercier tous les «refusés» et «refusants» qui se sont joints à nous dans cette aventure : ceux qui nous confient leurs écrits, leur parole, leurs dessins, leurs peintures, leurs photos, ceux qui nous soutiennent en vendant la revue et notre ami Alain qui partage avec nous les tâches du comité de lecture.

CLAUDE NAUMANN..  ...s’évertue à réfléchir depuis plusieurs années à des films qui n’intéressent personne, persuadé que l’analyse de film est aussi un acte créatif. Amateur de musique mélanésienne et de soupe aux orties, il tente également plusieurs heures par semaine d’enseigner la littérature et le savoir-vivre  à des élèves qui lui demandent régulièrement pourquoi il est si peu absent. Adore plonger dans la piscine mais préfère le vin rouge à l’eau chlorée. Père de trois enfants bruyants, il est devenu un adepte du walk man pour écouter la radio tranquillement.

253


JACQUES NICOLLE... ...naquit très jeune à Xertigny (88). Avant même de fréquenter la petite école qui devrait prochainement porter son nom, il se signala par de nombreux poèmes, odes, virelais et acrostiches tracés d’une main malhabile quoique prometteuse à même la pauvre tapisserie du séjour familial. La main injustement sévère de ses géniteurs ne put briser dans l’oeuf ces premiers élans, et ce fut alors etc, etc, etc... Plus sèchement : J.N. écrit pour son plaisir et celui de ses rares - mais très choisis- lecteurs. Nouvelles écrites de 1992 à ce jour (pour combien de temps encore ?), dont «le croissant» primé en 1995 par le Prix spécial de la Ville de St Dié au concours de la Nouvelle Littéraire Henri Thomas. Deux d’entre elles («Le croissant» et «La marelle» ont servi de base à des scénarii de courts métrages réalisés par les étudiants en BTS du Lycée de l’Image et du Son (LISA) d’ANGOULÊME. Un roman en cours... Riche de nombreux refus d’éditeurs ...

DYLAN PELOT Ancien membre des «fils de crao», auteur (victor qui pète, édition paquet), illustrateur (Vincent, le chien terriblement jaune, éditions pocket jeunesse) pour la jeunesse, réalisateur de «la nuit de l’invasion des nains de jardins venus de l’espace» (avec Daniel Prévost) peint aussi des femmes lapins, sculpte des lapins zombie ou encore donne des cours comme professeur de monstres à la mjc Bazin. Le dessin «Eddy, Teddy» fait partie d’un projet B.D (les supers kids) imaginé en repensant à une enfance bercée par les Marvels et les histoires de super-héros.

MICHEL POINSIGNON... ... est meilleur auteur-photographe au concours National Photo 1996 et 1998, lauréat de la Coupe de France Diapos en 1999, toutes disciplines confondues, « Coup de cœur » du Jury et Prix du Public de l’Edition 96 du Prix Charlemagne pour un ensemble de 10 photographies publiées dans le livre « Photographies et poèmes d’écoliers ».

254


BÉATRICE PRINCELLE Née le 8 mars 1961 à Maubeuge. Depuis 2000, travaille dans le secrétariat à Limoges. Publications — Plumes fatales, nouvelle in revue culturelle «Escales» n°2, Alger (Algérie), 1998. — A la recherche des étoiles filantes, recueil de poèmes, préface de Koulsy Lamko, éditions Le Figuier, Bamako (Mali), 1999. — Sans les mains, nouvelle in revue «Les Refusés», n°5, Nancy (France), janvier 2007. Inédits Contes et nouvelles. Autres activités Animation d’un atelier d’écriture à Bamako en novembre 2006 organisé par l’association Acte 7 – Festival du théâtre des réalités, Mali.

SONIA RISTIC Auteur, metteur en scène, comédienne Membre de la SACD Née en 1972 à Belgrade, de père Serbe et de mère Croate, a grandi entre l’exYougoslavie et l’Afrique (Congo, Guinée). Vit à Paris depuis quinze ans. Après des études de Lettres et de Théâtre, a travaillé comme comédienne, intervenante en ateliers de théâtre en ZEP, mais aussi au sein de plusieurs ONG. Depuis quelques années, se consacre surtout à l’écriture et à la mise en scène. Crée la compagnie Seulement pour les fous en 2004, monte ses pièces et des créations collectives. Publie des nouvelles dans des revues. Ses textes de théâtre Le temps qu’il fera demain, Quatorze minutes de danse et Sniper avenue vont paraître prochainement aux Editions L’espace d’un instant – Maison d’Europe et d’Orient, et ont bénéficié du soutien du Centre National du Livre et de la DMDTS (Ministère de la Culture).

255


MATHIEU RUILLET 25 ans. Nancéien d’origine (annonce cela plus volontiers que la vérité : pavillonnaire Seichanais). Vit à Marseille, cache son accent. C.V. incohérent: biologiste, manager de l’environnement, sociologue. Tente actuellement de le fourguer à quiconque (sauf la banque) s’y laissera conter. Musicien expérimental (qui fait du bruit de manière décomplexée). Intermittent d’ONG depuis 2 ans, passe la saison printemps-été 2006 en Afghanistan : Kaboul, et l’Hazarajat. Sa mère y survit. Sa fiancée l’y rejoint pour les deux mois ultimes, puis ils font ensemble le retour par la route (Iran – Turquie – Balkans). La demoiselle triche et prend seule un raccourci aérien Istanbul–Paris pour d’obscures raisons de troubles gastriques : il s’agissait tout bêtement d’un début de grossesse. Vivent à Marseille, attendent ravis un bébé made in Kabul.

SYLVIE THOURON Née en 1959, Sylvie THOURON abandonne son métier d’enseignante dans le primaire pour se consacrer à la peinture qu’elle pratique dans son atelier à Laneuveville et à la gravure réalisée au sein d’un atelier collectif. Par ailleurs, elle dispense des cours de dessin et peinture dans différentes associations, l’ADEA, entre autres, partenaire de l’Ecole des Beaux-Arts de Nancy où elle avait auparavant elle-même reçu une formation de quelques années.

CHRISTINE NAUMANN-VILLEMIN Après avoir été James Bond girl, inventeuse de l’ouvre -Vache-qui-rit, découvreuse du vaccin contre la sinusite de l’auriculaire, journaliste en Corée du nord, et maîtresse d’Edouard Balladur (oulala, Edouaaaard !), Christine Naumann-Villemin a décidé d’avoir enfin une vie intéressante. Elle occupe donc désormais ses journées à dire «non» aux collégiens qui veulent absolument se connecter à « j’aidesboutons etalors.fr ?» ou à «coudebouler comme Zinedine.com» et à écrire des livres pour enfants.

256


Elle est nancéenne de résidence mais andalouse de caractère ce qui fait d’elle une femme peu fréquentable. Elle a trois enfants, un chat, deux poissons rouges et un chéri. C’est donc une féministe farouche et une fille épuisée... Elle écrit dans «les refusés» pour se punir de laver systématiquement la laine à 90 degrés...

YOGHILL Pour se présenter, le dessinateur de la BD «Monsieur Gaétan», vous propose de le retrouver sur son blog ou sur son site : http://yoghill.canalblog.com et http://perso.orange.fr/yoghill/ dont voici la phrase d’accueil : «bd, zik, figz, aquaz & crobz» (autrement dit: bande dessinée, musique, modelage, aquarelle et dessin).

257


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