9 minute read

Repenser l’habitat, maintenant

REPENSER L’HABITAT

Immeuble Soubeyran: La coopérative d’habitation de la rue Soubeyran à Genève favorise les relations entre les habitants en insérant des zones d’échanges et de rencontres. Cela se matérialise notamment par des espaces de circulation verticaux et horizontaux et une composition de façade qui génère des liaisons physiques et visuelles entre les appartements. / Architecte: atba architecture + énergie

Advertisement

L’habitat reflète notre mode de vie mais aussi notre relation aux autres, à la ville et à la nature. Face à l’évolution de nos manières d’habiter d’une part et à une approche normative toujours plus grande des modes de conception et de construction d’autre part, il est nécessaire de repenser notre habitat contemporain afin de répondre à cette question fondamentale: comment habiter?

Salomé Houllier Binder

Quatre pièces, une huitantaine de m2, une cuisine ouverte sur le séjour, un espace extérieur et une grande salle de bain avec colonne de lavage, voici le logement familial type tel qu’il existe un peu partout en Suisse romande. Un habitat soi-disant optimal qui se retrouve majoritairement au sein des logements collectifs. Ces derniers se propagent progressivement sur le territoire suisse, dans les grandes villes comme dans les petites communes, même si la villa individuelle reste encore le modèle dominant; sur les 1,7 million de bâtiments d’habitation, 1 million sont des villas individuelles1 .

La Loi sur l’aménagement du territoire entrée en vigueur en 2014, la raréfaction du sol et le coût élevé des terrains à bâtir contribuent à la propagation d’un bâti de plus en plus dense et compact. Ainsi, l’enjeu de l’habitat se situe bien dans le logement collectif, celui qui doit avoir la capacité de répondre au plus grand nombre. L’augmentation de la durée de vie, l’évolution de la structure des ménages (familles monoparentales, couples sans enfants, personnes vivant seules, etc.), l’avènement du télétravail, les nouveaux modes de consommation (participatifs, collaboratifs, connectés, durables), sont autant de changements sociétaux à prendre en compte.

Mais l’habitat est aujourd’hui soumis à un nouveau champ de tensions. En effet, la volonté générale d’augmentation de la surface du logement apparaît contradictoire avec la nécessité de préserver le territoire et de réduire l’empreinte écologique de la construction. Cette antinomie est révélatrice d’une certaine manière de concevoir l’espace : la surcharge normative de l’architecture contribue à déconnecter l’individu de son habitat, alors même que c’est spécifiquement dans cet espace qu’il devrait être capable de se reconnecter et de prendre conscience de son empreinte sur le territoire. Face à la difficulté à prendre en compte des formes de vie plurielles et complexes, il est nécessaire de déconstruire l’habitat pour mieux habiter, pour mieux inventer.

HABITER, AUX SOURCES DE L’ARCHITECTURE

Au-delà du besoin fondamental qu’il représente, le logement a aussi une raison presque philosophique. En théorie de l’architecture, l’abri constitue la toute première forme bâtie. Dans son essai intitulé «Bâtir Habiter Penser» 2 aujourd’hui considéré comme texte fondateur du questionnement en architecture, le philosophe allemand Martin Heidegger fut le premier penseur à proclamer que la signification architecturale ne réside pas dans l’acte de bâtir mais dans l’acte d’habiter. Historiquement, l’acte d’habiter précède en effet tout projet architectural. Il est donc primordial de replacer l’habiter, et l’habitat, au centre du discours architectural et de repenser ses fondements, ses formes, ses typologies. Car il s’agit bien de traiter des réalités et spatialités induites par une philosophie spécifique de l’habiter. Ce questionnement se place en prolongement des bouleversements économiques, sociaux et écologiques connus ces dernières décennies: quel mode de vie adopter? Comment avoir accès à un logement digne? Comment vivre ensemble?

L’HABITAT VERSATILE

L’homme a toujours eu besoin de se protéger, de s’abriter et de s’approprier des espaces. De la cabane primitive de Vitruve à aujourd’hui, nous partageons tous le besoin de façonner notre habitat en harmonie avec l’espace qui nous entoure. Mais nous n’y parvenons pas tous avec le même succès. Tandis que certains font de leur lieu de vie le réceptacle de leurs rêves, de leurs valeurs, d’autres habitent leur espace de manière passive, d’autres encore le subissent. En effet, à l’heure de la standardisation des modes de vie et de la construction, l’habitat comme utopie est souvent oublié au profit d’une architecture dirigiste, normée, anonyme. Les logements se cloisonnent, au sens propre comme au sens figuré, les plans se paralysent, puisqu’il est parfois même interdit de planter un clou dans le mur afin de personnaliser son espace, de le faire sien.

1 Officfédéral de la statistique, «Bâtiments selon la catégorie de bâtiment, les cantons et l’époque de construction» (bfs.admin.ch/bfs/fr/home/actualites/quoi-de-neuf.assetdetail.14407204.html) 2 Heidegger Martin [1951]. «Bâtir habiter penser», Essais et conférences. Paris: Gallimard.

Eik Frenzel ©

UNE NOUVELLE TYPOLOGIE DE LOGEMENT

Face à la demande de typologies de logements plus ouvertes à la vie en communauté, l’écoquartier Jonction, à Genève, propose une typologie entre espaces communs et unités privatives. Intitulée «Social Loft», elle consiste en un grand appartement communautaire comprenant des unités privatives réduites (contenant chambre, salle de bain, cuisine et parfois un petit salon) agrégées au sein d’un vaste espace de vie collectif. Ouverte sur l’extérieur, cette grande pièce contient à la fois un salon, une salle à manger, une cuisine, des espaces de travail et des circulations, autant de fonctions collectives calibrées au regard du nombre de «colocataires». Par ses dimensions qui lui confèrent un statut semi-public, elle joue un rôle déterminant dans la transition entre l’espace collectif et l’unité de logement. De 8 à 28 pièces, cette typologie a l’avantage de pouvoir accueillir des communautés aux configurationsdiverses. Elle répond à la fois aux besoins conventionnels de privacité et aux différentes formes de vivre ensemble, encore peu habituelles dans la production courante du logement. Architecte: Dreier Frenzel Architecture + Communication

Tonatiuh Ambrosetti ©

IMMEUBLE RISOUX

La transformation et l’extension interstitielle de deux immeubles d’habitation à Lausanne a donné naissance à un ensemble qui propose des typologies uniques. Afi de s’adapter aux besoins d’une famille dont les parents sont séparés, les chambres des enfants sont autonomes et flexibles:par un jeu de portes, elles peuvent être reliées spatialement à un appartement ou à un autre. Architecte: Biolley Pollini Architectes et M–AP Architectes

Ceux à qui l’habitat est destiné sont exclus du processus qui le génère. Face à cette déshumanisation destructive du logement, une mise à l’épreuve de la norme est nécessaire. Un travail typologique doit être fait afin de pouvoir répondre aux différents scénarios d’habiter. Un appartement communautaire, des chambres partagées, une cuisine commune sont autant d’éléments qui répondent à la diversité des besoins d’aujourd’hui.

La versatilité qui marque la vie actuelle se traduit dans le logement par un besoin accru de flexibilité. Que ce soit à travers l’évolution de la famille ou l’inclusion de la sphère du travail dans celle du logement, l’habitat doit miser sur la réversibilité de ses espaces afin d’intégrer les divers chemins d’un individu. La réintroduction de l’idée conceptuelle du plan libre dans les habitats permet de proposer des logements plus adaptables, capables d’accueillir diverses fonctions au fil du temps. Cela peut se faire par une conception qui réfléchit à la possibilité de rajouter ou d’enlever facilement des parois, ou encore à l’équivalence des pièces permettant un aménagement plus libre (cf. article «D’une pièce à l’autre» p.84). Dès lors, l’habitat proposé se présente comme «non fini», laissant aux habitants la responsabilité de la touche finale. Pour l’architecte français Patrick Bouchain, partisan d’une intégration plus active de l’humain dans l’habiter, ce «non fini» permet de réintroduire de la vie dans le logement et, par là-même, de la liberté dans l’habiter.

AU-DELÀ DU LOGEMENT

Si l’habitat est le lieu de l’intimité, il ne doit toutefois pas être celui du repli extrême, lié à un appauvrissement social et spatial. Penser l’habitat ne se limite donc pas à s’interroger sur la façon dont on occupe l’espace, mais aussi dont on le partage. Cela mène à une question fondamentale, qui s’étend à l’échelle de la ville: comment réaliser une cohabitation à la fois créatrice de lien social et préservatrice d’intimité? Le «vivre ensemble»? C’est là tout le défi. Dans ce cadre, les espaces partagés demandent une attention renouvelée afin de définir de nouvelles porosités entre la cellule de l’habitat et le monde extérieur. Ces espaces «entre-deux» offrent des territoires divers, modulables et appropriables par tout un chacun et contribuent ainsi à concevoir l’habiter comme une activité à la fois individuelle mais aussi collective.

P onnie Images ©

FAVORISER LA MIXITÉ SOCIALE

La coopérative Gemeinnützige Wohngenossenschaft Langnau développe une nouvelle forme d’habitat. Envisagé comme une maison intergénérationnelle, le bâtiment de trois étages repense la mixité sociale. Vingt logements –de 1,5 à 4,5 pièces– comprennent des appartements familiaux, des appartements groupés, un cluster, des chambres d’amis louables selon les besoins. Ils sont groupés autour d’un vaste atrium éclairé zénithalement qui peut être utilisé comme salon commun, zone de rencontre et lieu d’activités collectives. Combiné à une salle polyvalente, à une laverie et une cuisine communes, l’ensemble propose une offre d’espaces collectifs variés. La diversité des typologies ainsi que la possibilité de leur reconfigurationselon l’évolution des besoins d’une famille ou d’un groupe d’individus permet de penser la maison comme un habitat intergénérationnel. Les personnes âgées et les familles vivent sous le même toit et se soutiennent mutuellement selon leurs possibilités. Architecte: werk.ARCHITEKTEN CASA CCFF

Située à proximité de la gare de Lancy, la maison est réalisée sur pilotis dans une construction légère en bois, offrant ainsi une alternative à l’archétype suisse des maisons en béton. Sa faible empreinte sur le sol est accentuée par un rez entièrement vitré. Son plan organisé en grille permet de disposer les espaces librement. Certains modules sont fermés, comme la salle de bain ou des jardins intérieurs. Le reste est laissé libre. Architecte: Leopold Banchini Architects

Bien qu’encore trop peu reconnus dans les règlementations de par leur ambiguïté volontaire de statut et d’usage, ces espaces se développent progressivement au sein d’une certaine pratique architecturale, dans les coopératives d’habitations notamment où ils peuvent prendre la forme de terrains mutualisés, de potagers communs ou encore de locaux de loisirs partagés. Les coopératives constituent en effet à ce jour le principal moyen de repenser les manières d’habiter à travers une pensée collective de l’habitat. Maison intergénérationnelle, appartements loués une semaine sur deux… il faut multiplier ces nouvelles propositions déterminantes afin de favoriser l’émergence de nouveaux modèles. Un autre type d’habiter c’est aussi une autre pensée possible, un autre monde possible.

UN HABITANT ENGAGÉ

Ainsi, l’architecture doit suivre l’évolution des besoins dans les manières d’habiter. D’autant plus qu’avec la crise écologique et sociale, il y a urgence à changer notre rapport au territoire dans lequel nous vivons. En renouant avec les cycles de la terre, l’habitant pourrait tisser de nouveaux liens avec l’environnement. Certains projets s’orientent de plus en plus dans cette direction (cf. article «Construire autrement, ensemble» p.80) et montrent qu’habiter c’est toujours cohabiter, avec les autres mais aussi avec la terre.

La pensée sur l’habiter appelle à une architecture de la modestie et de la responsabilité de la part des architectes et constructeurs, mais aussi de la part des habitants. Car en effet, habiter c’est certes exister mais c’est aussi s’engager. Le logement «clés en main» doit laisser place à un habitat qui permet l’investissement de celui qui l’occupe. Que ce soit dans sa conception, sa construction, mais aussi et surtout dans son exploitation quotidienne, l’habitat doit permettre à l’individu de déployer son existence, non pas dans l’idée d’un confort efficace mais d’une manière existentielle.